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Lycée Monge, Chambéry [73] Epreuve Anticipée de Français Session 2019 DESCRIPTIF DES LECTURES ET ACTIVITÉS CLASSE : 1ère STMG2 NOM, Prénom de l’élève :………………………………………………………………………………………… Pas de manuel utilisé Pour chaque séquence, l’élève a la possibilité (mais non l’obligation) d’ajouter des activités personnelles.

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Lycée Monge, Chambéry [73] Epreuve Anticipée de Français Session 2019

DESCRIPTIF DES LECTURES ET ACTIVITÉSCLASSE : 1ère STMG2NOM, Prénom de l’élève :………………………………………………………………………………………… Pas de manuel utilisé

Pour chaque séquence, l’élève a la possibilité (mais non l’obligation) d’ajouter des activités personnelles.

S é q u e n c e 1 S u p p o r t s d e s l e c t u r e s a n a l y ti q u e s S u p p o r t s d e s l e c t u r e s c u r s i v e s A u t r e s a c ti v i t é s e t l e c t u r e s

ET LE ROMANCIER CREA LA FEMME

Groupement de textes

Problématique : comment le personnage féminin se fait porteur d’une vision du monde?(Réflexion sur la construction/déconstruction du personnage romanesque et ses implications idéologiques)

Objet d’étude : « Le personnage de roman, du XVIIème à nos jours »

1. Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.Extrait

2. Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1834.Extrait

3. Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, 1957.Extrait

Textes complémentaires : - Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau

roman, 1963.- Chrétien de Troyes, Erec et Enéide, vers

1170.- Flaubert, L’Education sentimentale, 1869.- Marguerite Duras, L’Amant, 1984.

Etude de l’image fixe : Corpus de représentations de la femme en art à travers le temps :

Gravure du Moyen-Age, Léonard de Vinci, La Joconde, 1503-1519 Johannes Vermeer, Jeune fille à la perle,

vers 1665 Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, 1777 Gustave Courbet, La Voyante, 1865 Pablo Picasso, Femme assise robe bleue,

1939 Nikki de Saint Phalle, Nana danseuse noire,

1968

Lecture cursive d’une œuvre intégrale Les élèves auront lu, au choix :

- La Princesse de Clèves, - Le Père Goriot,- La Jalousie.

Activités personnelles :Visionnage de trois vidéos du site France TVéducation : - Le personnage de roman aux XVIIème et

XVIIIème siècles- Le personnage de roman au XIXème

siècle- Le personnage de roman au XXème

siècle ……………………………………….……………………………………….……………………………………….

Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse : - Comprendre comment se construit le

personnage de roman ;- Comprendre que le personnage de

roman est porteur d’une vision du monde, donc d’un projet.

- Mesurer l’évolution des personnages, du personnage classique au personnage du XXème siècle, et comprendre que la littérature est en lien avec le monde ;

- Les fonctions du personnage : fonction argumentative, fonction personne et fonction personnel.

S é q u e n c e 2 S u p p o r t s d e s l e c t u r e s a n a l y ti q u e s S u p p o r t s d e s l e c t u r e s c u r s i v e s A u t r e s a c ti v i t é s e t l e c t u r e s

« JE CONNAIS LOL V. STEIN DE LA SEULE FACON QUE JE PUISSE, D’AMOUR »

Etude du Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras (1964).

Problématique : le roman durassien = moins dire pour mieux dire ?

(Réflexion sur la modernité d’une écriture qui refuse le pathos, l’analyse psychologique et les techniques traditionnelles de la narration au profit d’une écriture qui s’adresse à l’intelligence du lecteur)

Objet d’étude : « Le personnage de roman, du XVIIème siècle à nos jours »

1. Incipit du roman.De « Lol V. Stein est née ici » à « c’était cette région du sentiment qui, chez Lol, n’était pas pareille » (p. 11-13)

2. La scène du balDe « Elle dansa encore une fois » à « Anne-Marie Stretter et Michael Richardson ne s’étaient plus quittés » (p. 18-19)

3. Explicit du romanDe « Elle me parle de Michael Richardson » à « fatiguée par le voyage » (p. 190-191)

Textes complémentaires :

- Alain Robbe-Grillet, Les Gommes (extrait), 1953

- Michel Butor, La Modification (extrait), 1957

- Nathalie Sarraute, Le Planétarium (extrait), 1959

- Claude Simon, La Route des Flandres (extrait), 1960

Etude de l’image mobile :

Interview de Marguerite Duras par Pierre Dumayet à propos du Ravissement de Lol V. Stein, 1964 (disponible sur le site de l’INA).

Activités personnelles :

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Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse : - Question du renouvellement des

codes du roman chez Duras,- Approche rapide du Nouveau

Roman et des raisons pour lesquelles Duras est fréquemment associée à ce mouvement,

- Les liens de l’écriture de Duras à l’art cinématographique,

- La notion d’enfermement dans Le Ravissement de Lol V. Stein,

- Le brouillage du temps et des lieux et ses fonctions narratives et esthétiques,

- Réflexion sur la construction incertaine du personnage.

S é q u e n c e 3 S u p p o r t s d e s l e c t u r e s a n a l y ti q u e s S u p p o r t s d e s l e c t u r e s c u r s i v e s A u t r e s a c ti v i t é s e t l e c t u r e s

« REGARDE LES LUMIERES MON AMOUR »

Etude du Regarde les lumières mon amour d’Annie Ernaux (2014).

Problématique   : Regarde les lumières mon amour, un journal « extime » ?

(Réflexion sur une œuvre argumentative qui tire sa force de son emprunt au journal intime)

Objet d’étude : « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation »

1. La description de l’hypermarché

De « Le centre commercial » à « aux classes moyennes et populaires » (p. 30-31)

2. L’approche de NoëlDe « Grande affluence dans les allées du centre » à « J’en serai » (p. 34-35)

3. ExplicitDe « J’ai arrêté mon journal » à « avec un broc en métal » (p. 94-95)

Textes complémentaires :

- Zola, Au Bonheur des dames, 1883- Houellebecq, Extension du domaine de la

lutte, 1994- Julien et Mathieu Atika, Les Tribulations

d’une caissière, 2008

Etude de l’image fixe :

- Andy Warhol, Green Coca-Cola bottles, 1962

- Duane Hanson, Supermarket Lady, 1969- Manit Sriwanichpoom, L’Icône du

consumérisme, 2004

Etude de l’image mobile :

Logorama, François Alaux, Hervé de Crécy et Ludovic Houplain, 2009 (disponible sur le site Lareclame.fr).

Activités personnelles :

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Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse :

- Réflexion sur le genre d’une œuvre entre journal intime, essai et journal « extime »,

- Distinction argumentation directe et argumentation indirecte,

- La critique de la société de consommation dans l’art,

- Introduction de la notion de sociologie et questionnement de la démarche d’Annie Ernaux en regard de cette science,

- Force argumentative de l’écriture blanche et de la posture de « témoin »,

- Première approche de la façon dont l’écriture peut trouver le Beau dans le quotidien.

S é q u e n c e 4 S u p p o r t s d e s l e c t u r e s a n a l y ti q u e s S u p p o r t s d e s l e c t u r e s c u r s i v e s A u t r e s a c ti v i t é s e t l e c t u r e s

LA COMEDIE RENOUVELEE

Œuvre intégrale : Le Mariage de Figaro de Beaumarchais

Problématique : Le Mariage de Figaro, une pièce révolutionnaire ?(Réflexion sur le caractère révolutionnaire de l’œuvre, tant aux niveaux social et politique qu’aux niveaux théâtral et philosophique)

Objet d’étude : « Le texte théâtral et sa représentation du XVIème siècle à nos jours »

1. Exposition.I, 1 (jusqu’à « la moelle épinière à quelqu’un »)

2. Chérubin chante sa romanceII, 3 et 4 (jusqu’à « Sa lettre sans la mienne / Le Roi vint à passer »)

3. Monologue de FigaroV, 3 (jusqu’à « Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant »)

Textes et documents complémentaires : - Marivaux, L’Ile des esclaves, scène 6

(extrait), 1725. - Alfred de Musset, Fantasio, II -4 (extrait),

1834.- Clémence Camon, article « Biographie de

Beaumarchais » extrait du site Alalettre.com.

Etude de l’image fixe : - Extrait filmé de la scène 1 de l’Acte I du

Mariage de Figaro mis en scène par Jacques Rosner, 1977,

- Extrait filmé de la scène 1 de l’Acte I du Mariage de Figaro mis en scène par Colette Roumanoff, 2000,

- Extrait filmé de la scène 1 de l’Acte I du Mariage de Figaro mis en scène par Christophe Rauck, 2007.

Lecture cursive d’une œuvre intégrale : La Mère coupable, Beaumarchais.

Activités personnelles :- Edouard Molinaro,

Beaumarchais l’insolent, 1996.

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Etudes d’ensemble ou éléments de synthèse : - Dimension sociale du théâtre de

Beaumarchais et de l’affrontement maître-valet dans le Mariage de Figaro,

- Porosité générique de la pièce,- Renouvellement imposé par

Beaumarchais au genre de la comédie (et l’héritage de la comédie classique),

- Question de la morale-amorale de la pièce,

- Figaro : entre le valet de comédie, le héros picaresque et l’avatar autobiographique,

- Réflexion sur la relation du texte au spectacle.

SEQUENCE 1 – Et le romancier créa la femme

Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame1 de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l’avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l’éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie2 devant les jeunes personnes pour les en éloigner : Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable, pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité ; les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance ; mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée.

Cette héritière était alors un des grands partis qu’il y eût en France ; et quoiqu’elle fût dans une extrême jeunesse, l’on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille. La voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu’elle arriva, le vidame alla au-devant d’elle ; il fut surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison : la blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.

Le lendemain qu’elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries3 chez un italien qui en trafiquait par tout le monde. Cet homme était venu de Florence avec la reine, et s’était tellement enrichi dans son trafic, que sa maison paraissait plutôt celle d’un grand seigneur que d’un marchand. Comme elle y était, le prince de Clèves y arriva : il fut tellement surpris de sa beauté, qu’il ne put cacher sa surprise ; et mademoiselle de Chartres ne put s’empêcher de rougir en voyant l’étonnement qu’elle lui avait donné ; elle se remit néanmoins, sans témoigner d’autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité4 lui devait donner pour un homme tel qu’il paraissait. M. de Clèves la regardait avec admiration, et il ne pouvait comprendre qui était cette belle personne qu’il ne connaissait point. Il voyait bien, par son air et par tout ce qui était à sa suite, qu’elle devait être d’une grande qualité. Sa jeunesse lui faisait croire que c’était une fille5 ; mais, ne lui voyant point de mère, et l’italien, qui ne la connaissait point, l’appelant madame, il ne savait que penser, et il la regardait toujours avec étonnement. Il s’aperçut que ses regards l’embarrassaient, contre l’ordinaire des jeunes personnes, qui voient toujours avec plaisir l’effet de leur beauté ; il lui parut même qu’il était cause qu’elle avait de l’impatience de s’en aller, et en effet elle sortit assez promptement.

Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678.

1 Titre de noblesse2 Commerce amoureux3 Pierres précieuses ou semi-précieuses4 Ensemble des comportements liés à la politesse5 Jeune fille non mariée

SEQUENCE 1 – Et le romancier créa la femme

Au début du roman, le narrateur décrit longuement l’intérieur et l’extérieur de la pension Vauquer, dans laquelle va se dérouler l’intrigue. Il se livre ensuite à un portrait de la tenancière.

Cette pièce est dans tout son lustre6 au moment où, vers sept heures du matin, le chat de madame Vauquer précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes d’assiettes, et fait entendre son ronron matinal. Bientôt la veuve se montre, attifée7 de son bonnet de tulle8 sous lequel pend un tour de faux cheveux9 mal mis ; elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées10. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet ; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat d’église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s’est blottie la spéculation11, et dont madame Vauquer respire l’air chaudement fétide12, sans en être écœurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d’automne, ses yeux ridés, dont l’expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l’amer renfrognement de l’escompteur13, enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique la personne. Le bagne ne va pas sans l’argousin14, vous n’imagineriez pas l’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus15 est la conséquence des exhalaisons16 d’un hôpital. Son jupon de laine tricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet. Âgée d’environ cinquante ans, madame Vauquer ressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs. Elle a l’œil vitreux, l’air innocent d’une entremetteuse17 qui va se gendarmer pour se faire payer plus cher, mais d’ailleurs prête à tout pour adoucir son sort, à livrer Georges ou Pichegru18, si Georges ou Pichegru étaient encore à livrer. Néanmoins, elle est bonne femme au fond disent les pensionnaires, qui la croient sans fortune en l’entendant geindre et tousser comme eux. Qu’avait été M. Vauquer? Elle ne s’expliquait jamais sur le défunt. Comment avait-il perdu sa fortune? « Dans les malheurs, » répondait-elle. Il s’était mal conduit envers elle, ne lui avait laissé que les yeux pour pleurer, cette maison pour vivre, et le droit de ne compatir à aucune infortune, parce que, disait-elle, elle avait souffert tout ce qu’il est possible de souffrir. En entendant trottiner sa maîtresse, la grosse Sylvie, la cuisinière, s’empressait de servir le déjeuner des pensionnaires internes.

Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1834..

6 Eclat7 Habillée de façon ridicule8 Tissu léger9 Bande de faux cheveux qui entoure la tête10 Usées (dont les plis forment des grimaces)11 Goût du profit12 Qui sent mauvais13 calculateur14 Gardien des forçats15 Maladie contagieuse16 Gaz ou odeur se dégageant d’un lieu17 Qui sert d’intermédiaire dans des affaires galantes18 Deux conspirateurs contre Bonaparte qui furent arrêtés et exécutés après dénonciation

SEQUENCE 1 – Et le romancier créa la femme

Le roman met en scène trois personnages : une femme, appelée A..., un ami, nommé Franck, et un troisième personnage dont on devine la présence et qui semble être le narrateur. Les mêmes scènes, les mêmes descriptions sont répétées de nombreuses fois, avec de subtiles variations. Les descriptions de A..., en particulier.

A... est assise à table, la petite table à écrire qui se trouve contre la cloison de droite,

celle du couloir. Elle se penche en avant sur quelque travail minutieux et long : remaillage

d'un bas très fin, polissage des ongles, dessin au crayon d'une taille réduite. Mais A... ne

dessine jamais ; pour reprendre une maille filée, elle se serait placée au plus près du jour ;

si elle avait eu besoin d'une table pour se faire les ongles, elle n'aurait pas choisi cette

table-là.

Malgré l'apparente immobilité de la tête et des épaules, des vibrations saccadés

agitent la masse noire de ses cheveux. De temps en temps elle redresse le buste et semble

prendre du recul pour mieux juger de son ouvrage. D'un geste lent, elle rejette en arrière

une mèche, plus courte, qui s'est détachée de cette coiffure trop mouvante, et la gêne. La

main s'attarde à remettre en ordre les ondulations, où les doigts effilés se plient et se

déplient, l'un après l'autre, avec rapidité quoique sans brusquerie, le mouvement se

communiquant de l'un à l'autre d'une manière continue, comme s'ils étaient entraînés par le

même mécanisme.

Penchée de nouveau, elle a maintenant repris sa tâche interrompue. La chevelure

lustrée luit de reflets roux, dans le creux des boucles. De légers tremblements, vite amortis,

la parcourent d'une épaule vers l'autre, sans qu'il soit possible de voir remuer, de la

moindre pulsation, le reste du corps.

Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, 1957.

 

SEQUENCE 1 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (1/5)

La mort du personnage

Dans Pour un nouveau roman (ensemble d'études écrites entre 1956 et 1963), Robbe-Grillet dénonce les notions, qu'il juge "périmées", de personnage, d'histoire ou d'engagement. Reconnaissant sa dette à l'égard de Sartre ou de Camus, il définit néanmoins le nouveau roman comme une recherche qui ne propose pas de signification toute faite et ne reconnaît pour l'écrivain qu'un engagement : la littérature.

Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté quoique postiche au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »...

Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé Le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.

Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.

Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l'une de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voie : c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.

Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur.

On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.

Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.

Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963

SEQUENCE 1 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (2/5)

La dame s'en est fors issue,Et sa fille qui fu vestueD'une chemise par panz lee,Delïee, blanche et ridee.Un blanc chainse ot vestu desus,N'avoit robe ne moins ne plus,Mais tant estoit li chainses viezQue as coutes estoit perciez.Povre estoit la robe defors,Mais desoz estoit beax li cors.     Mout estoit la pucele gente,Que tote i avoit mis s'ententeNature qui faite l'avoit.Ele meïsmes s'en estoitPlus de .vC. fois mervoillie  Coment une soule feïeTant bele chose faire sot ;Ne puis tant pener ne se potQu'ele peüst son examplaireEn nule guise contrefaire.     De ceste tesmoingne NatureC'onques si bele creatureNe fu veüe en tot le monde.Por voir vos di qu'Iseuz la blondeN'ot tant les crins sors et luisanz    Que a cesti ne fust neanz.Plus ot que n'est la flor de lis,Cler et blanc le front et le vis.Sor la blanchor, par grant merveille,D'une color fresche et vermeille,  Que Nature li ot donee,Estoit sa face enluminee.Li huil si grant clarté rendoientQue deus estoiles resembloient.Onques Dex ne sot faire miauz    Le nes, la boche, ne les iauz.Que diroie de sa beauté ?Ce fu cele por veritéQui fu faite por esgarder,Qu'en li se peüst on mirer   Ausi con en un mireour.Issue estoit de l'ovreour. 

Chrétien de Troyes, Erec et Enide, vers 1170.

Traduction

La dame en est sortie, ainsi que sa fille qui portait une chemise à larges pans, fine, blanche et plissée. Elle avait revêtue par-dessus une tunique blanche qui, en tout et pour tout, lui tenait lieu de robe, mais cette tunique était si vieille qu'elle était percée aux coudes. Si cette robe était pauvre à l'extérieur, qu'à l'intérieur le corps était beau ! La jeune fille avait beaucoup de grâce, car Nature y avait mis tous ses soins en la créant. Elle s'était elle-même émerveillée plus de mille fois d'avoir su créer si belle chose ne serait-ce qu'une fois seulement ; par la suite, malgré tous ses efforts, elle fut incapable de reproduire en quelque façon un second exemplaire de ce modèle. De celle-ci, Nature porte témoignage :  jamais plus belle créature n'a été vue de par le monde. Je vous assure que les cheveux d'Iseut la Blonde, aussi dorés et brillants fussent-ils, n'étaient rien auprès d'elle. Plus lumineux et plus blancs que la fleur de lis étaient son front et son visage. Son teint de lis était merveilleusement rehaussé d'une fraîche couleur vermeille qui était un don de la Nature pour relever l'éclat de son visage. Ses yeux rayonnaient d'une si vive clarté qu'ils semblaient être deux étoiles. Jamais Dieu n'avait si bien réussi le nez, la bouche et les yeux. Que dirais-je de sa beauté ? Elle était faite assurément pour être regardée, de sorte qu'on aurait pu se mirer en elle comme dans un miroir.  

SEQUENCE 1 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (3/5)

Ce fut comme une apparition.

Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua

personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait,

elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et quand il se fut mis plus loin, du

même côté, il la regarda. Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses, qui

palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands

sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure.

Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait en plis nombreux. Elle

était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se

découpaient sur le fond de l’air bleu. Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs

tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manoeuvre ; puis il se planta tout près de

son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d’observer une chaloupe sur la rivière.

Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette

finesse des doigts que la lumière traversait... Il considérait son panier à ouvrage avec

ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie,

son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait

portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même

disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas

de limites.

Flaubert, L’Education sentimentale, 1869

SEQUENCE 1 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (4/5)

Un jour, j'étais âgée déjà, dans le hall d'un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s'est fait connaître et il m'a dit: «Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j'aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. » Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir et dont je n'ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C'est entre toutes celle qui me plaît de moi- même, celle où je me reconnais, où je m'enchante.

Très vite dans ma vie il a été trop tard. Entre dix- huit ans et vingt- cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. À dix- huit ans, j'ai vieilli. Je ne sais pas si c'est tout le monde, je n'ai jamais demandé. Il me semble qu'on m'a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu'on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieillissement a été brutal. je l'ai vu gagner mes traits un à un, changer le rapport qu'il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d'en être effrayée, j'ai vu s'opérer ce vieillissement de mon visage avec l'intérêt que j'aurais pris par exemple au déroulement d'une lecture. je savais aussi que je ne me trompais pas, qu'un jour il se ralentirait et qu'il prendrait son cours normal. Les gens qui m'avaient connue à dix- sept ans lors de mon voyage en France ont été impressionnés quand ils m'ont revue, deux ans après, à dix- neuf ans. Ce visage- là, nouveau, je l'ai gardé. Il a été mon visage. Il a vieilli encore bien sûr, mais relativement moins qu'il aurait dû. J'ai un visage lacéré de rides, à la peau cassée. Il ne s'est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J'ai un visage détruit.

Que je vous dise encore, j'ai quinze ans et demi.C'est le passage d'un bac sur le Mékong.L'image dure pendant toute la traversée du fleuve.J'ai quinze ans et demi, il n'y a pas de saisons dans ce pays - là, nous sommes dans

une saison unique, chaude, monotone, nous sommes dans la longue zone chaude de la terre, pas de printemps, pas de renouveau.

Marguerite Duras, L’Amant, 1984.

SEQUENCE 1 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (5/5)

Représentations de la femme en peinture à travers le temps

Gravure du Moyen-AgeLeonard de Vinci, La Joconde, 1503-1519.

Johannes Vermeer, Jeune fille à la perle, vers 1665.

Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, 1777.

Séquence 2 – « Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d’amour »

Incipit

Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. Son père était professeur à l’Université. Elle a un frère plus âgé qu’elle de neuf ans — je ne l’ai jamais vu — on dit qu’il vit à Paris. Ses parents sont morts.

Je n’ai rien entendu dire sur l’enfance de Lol V. Stein qui m’ait frappé, même par Tatiana Karl, sa meilleure amie durant leurs années de collège.

Elles dansaient toutes les deux, le jeudi, dans le préau vide. Elles ne voulaient pas sortir en rangs avec les autres, elles préféraient rester au collège. Elles, on les laissait faire, dit Tatiana, elles étaient charmantes, elles savaient mieux que les autres demander cette faveur, on la leur accordait. On danse, Tatiana? Une radio dans un immeuble voisin jouait des danses démodées — une émission-souvenir — dont elles se contentaient. Les surveillantes envolées, seules dans le grand préau où ce jour-là, entre les danses, on entendait le bruit des rues, allez Tatiana, allez viens, on danse Tatiana, viens. C’est ce que je sais.

Cela aussi : Lol a rencontré Michael Richardson à dix-neuf ans pendant des vacances scolaires, un matin, au tennis. Il avait vingt-cinq ans. Il était le fils unique de grands propriétaires terriens des environs de T. Beach. Il ne faisait rien. Les parents consentirent au mariage. Lol devait être fiancée depuis six mois, le mariage devait avoir lieu à l’automne, Lol venait de quitter définitivement le collège, elle était en vacances à T. Beach lorsque le grand bal de la saison eut lieu au Casino municipal.

Tatiana ne croit pas au rôle prépondérant de ce fameux bal de T. Beach dans la maladie de Lol V. Stein.

Tatiana Karl, elle, fait remonter plus avant, plus avant même que leur amitié, les origines de cette maladie. Elles étaient là, en Lol V. Stein, couvées, mais retenues d’éclore par la grande affection qui l’avait toujours entourée dans sa famille et puis au collège ensuite. Au collège, dit-elle, et elle n’était pas la seule à le penser, il manquait déjà quelque chose à Lol pour être — elle dit: là. Elle donnait l’impression d’endurer dans un ennui tranquille une personne qu’elle se devait de paraître mais dont elle perdait la mémoire à la moindre occasion. Gloire de douceur mais aussi d’indifférence, découvrait-on très vite, jamais elle n’avait paru souffrir ou être peinée, jamais on ne lui avait vu une larme de jeune fille. Tatiana dit encore que Lol V. Stein était jolie, qu’au collège on se la disputait bien qu’elle vous fuît dans les mains comme l’eau parce que le peu que vous reteniez d’elle valait la peine de l’effort. Lol était drôle, moqueuse impénitente et très fine bien qu’une part d’elle-même eût été toujours en allée loin de vous et de l’instant. Où? Dans le rêve adolescent? Non, répond Tatiana, non, on aurait dit dans rien encore, justement, rien. Était-ce le cœur qui n’était pas là? Tatiana aurait tendance à croire que c’était peut-être en effet le cœur de Lol V. Stein qui n’était pas — elle dit: là — il allait venir sans doute, mais elle, elle ne l’avait pas connu. Oui, il semblait que c’était cette région du sentiment qui, chez Lol, n’était pas pareille.

Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964.

Séquence 2 – « Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d’amour »

Scène du bal

Elle dansa encore une fois avec Michael Richardson. Ce fut la dernière fois.La femme était seule, un peu à l'écart du buffet, sa fille avait rejoint un groupe de

connaissances vers la porte du bal. Michael Richardson se dirigea vers elle dans une émotion si intense qu'on prenait peur à l'idée qu'il aurait pu être éconduit. Lol, suspendue, attendit, elle aussi. La femme ne refusa pas. Ils étaient partis sur la piste de danse. Lol les avait regardés, une femme dont le cœur est libre de tout engagement, très âgée, regarde ainsi ses enfants s'éloigner, elle parut les aimer.

- Il faut que j'invite cette femme à danser.Tatiana l'avait bien vu agir avec sa nouvelle façon, avancer, comme au supplice,

s'incliner, attendre. Elle, avait eu un léger froncement de sourcils. L'avait-elle reconnu elle aussi pour l'avoir vu ce matin sur la plage et seulement pour cela ?

Tatiana était restée auprès de Lol.Lol avait instinctivement fait quelques pas en direction d'Anne-Marie Stretter en

même temps que Michael Richardson. Tatiana l'avait suivie. Alors elles virent : la femme entrouvrit les lèvres pour ne rien prononcer, dans la surprise émerveillée de voir le nouveau visage de cet homme aperçu le matin. Dès qu'elle fut dans ses bras, à sa gaucherie soudaine, à son expression abêtie, figée par la rapidité du coup, Tatiana avait compris que le désarroi qui l'avait envahi, lui, venait à son tour de la gagner.

Lol était retournée derrière le bar et les plantes vertes, Tatiana, avec elle.Ils avaient dansé. Dansé encore. Lui, les yeux baissés sur l'endroit nu de son épaule.

Elle, plus petite, ne regardait que le lointain du bal. Ils ne s'étaient pas parlé.La première danse terminée, Michael Richardson s'était rapproché de Lol comme il

avait toujours fait jusque-là. Il y eut dans ses yeux l'imploration d'une aide, d'un acquiescement. Lol lui avait souri.

Puis, à la fin de la danse qui avait suivi, il n'était pas allé retrouver Lol. Anne-Marie Stretter et Michael Richardson ne s'étaient plus quittés.

Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964.

Séquence 2 – « Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d’amour »

Explicit

Elle me parle de Michael Richardson sur ma demande. Elle dit combien il aimait le tennis, qu’il écrivait des poèmes qu’elle trouvait beaux. J’insiste pour qu’elle parle. Peut-elle me dire plus encore ? Elle peut. Je souffre de toutes parts. Elle parle. J’insiste encore. Elle me prodigue de la douleur avec générosité. Elle récite des nuits sur la plage. Je veux savoir plus encore. Elle me dit plus encore. Nous sourions. Elle a parlé comme la première fois, chez Tatiana Karl.

La douleur disparaît. Je le lui dis. Elle se tait.C’est fini, vraiment. Elle peut tout me dire sur Michael Richardson, sur tout ce

qu’elle veut.Je lui demande si elle croit Tatiana capable de prévenir Jean Bedford qu’il se passe

quelque chose entre nous. Elle ne comprend pas la question. Mais elle sourit au nom de Tatiana, au souvenir de cette petite tête noire si loin de se douter du sort qui lui est fait.

Elle ne parle pas de Tatiana Karl.Nous avons attendu que les derniers voyageurs sortent du train pour sortir à notre

tour. J’ai quand même ressenti l’éloignement de Lol comme une grande difficulté. Mais

quoi ? une seconde. Je lui ai demandé de ne pas rentrer tout de suite, qu’il était tôt, que Tatiana pouvait attendre. Envisagea-t-elle la chose ? je ne le crois pas. Elle a dit :

- Pourquoi ce soir ?

Le soir tombait lorsque je suis arrivé à l’Hôtel des Bois. Lol nous avait précédés. Elle dormait dans le champ de seigle, fatiguée par notre

voyage.

Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964.

Séquence 2 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (1/4)

Wallas fait le tour des appareils. Chacun d’eux renferme – placés sur une série de plateaux de verre, équidistants1 et superposés – une série d’assiettes en faïence où se reproduit exactement, à une feuille près, la même préparation culinaire. Quand une colonne se dégarnit, des mains sans visage complètent les vides, par derrière.

Arrivé devant le dernier distributeur, Wallas ne s’est pas encore décidé. Son choix est d’ailleurs de faible importance, car les divers mets proposés ne diffèrent que par l’arrangement des articles sur l’assiette ; l’élément de base est le hareng mariné.

Dans la vitre de celui-ci Wallas aperçoit, l’un au-dessus de l’autre, six exemplaires de la composition suivante : sur un lit de pain de mie, beurré de margarine, s’étale un large filet de hareng à la peau bleu argenté ; à droite cinq quartiers de tomate, à gauche trois rondelles d’œuf dur ; posées par-dessus, en des points calculés, trois olives noires. Chaque plateau supporte en outre une fourchette et un couteau. Les disques de pain sont certainement fabriqués sur mesure.

Wallas introduit son jeton dans la fente et appuie sur un bouton. Avec un ronronnement agréable de moteur électrique, toute la colonne d’assiettes se met à descendre ; dans la case vide située à la partie inférieure apparaît, puis s’immobilise, celle dont il s’est rendu acquéreur. Il la saisit, ainsi que le couvert qui l’accompagne, et pose le tout sur une table libre. Après avoir opéré de la même façon pour une tranche du même pain, garni cette fois de fromage, et enfin pour un verre de bière, il commence à couper son repas en petits cubes.

Un quartier de tomate en vérité sans défaut, découpé à la machine dans un fruit d’une symétrie parfaite.

La chair périphérique, compacte et homogène, d’un beau rouge de chimie, est régulièrement épaisse entre une bande de peau luisante et la loge où sont rangés les pépins, jaunes, bien calibrés, maintenus en place par une mince couche de gelée verdâtre le long d’un renflement du cœur. Celui-ci, d’un rose atténué légèrement granuleux, débute, du côté de la dépression inférieure, par un faisceau de veines blanches, dont l’un se prolonge jusque vers les pépins – d’une façon peut-être un peu incertaine.

Tout en haut, un accident à peine visible s’est produit : un coin de pelure, décollé de la chair sur un millimètre ou deux, se soulève imperceptiblement.

Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, 1953.

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1. A égale distance.

Séquence 2 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (2/4)

Le personnage débute un voyage en train.

Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant.

Vous vous introduisez par l’étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d’épaisse bouteille, votre valise assez petite d’homme habitué aux longs voyages, vous l’arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle soit, de l’avoir portée jusqu’ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu’aux reins.

Non, ce n’est pas seulement l’heure, à peine matinale, qui est responsable de cette faiblesse inhabituelle, c’est déjà l’âge qui cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps, et pourtant, vous venez seulement d’atteindre les quarante-cinq ans.

Vos yeux sont mal ouverts, comme voilés de fumée légère, vos paupières sensibles et mal lubrifiées, vos tempes crispées, à la peau tendue et comme raidie en plis minces, vos cheveux, qui se clairsement et grisonnent, insensiblement pour autrui mais non pour vous, pour Henriette et pour Cécile1, ni même pour les enfants désormais, sont un peu hérissés et tout votre corps à l’intérieur de vos habits qui le gênent, le serrent et lui pèsent, est comme baigné, dans son réveil imparfait, d’une eau agitée et gazeuse pleine d’animalcules2 en suspension.

Si vous êtes entré dans ce compartiment, c’est que le coin couloir face à la marche à votre gauche est libre, cette place même que vous auriez fait demander par Marnal comme à l’habitude s’il avait été encore temps de retenir, mais non, que vous auriez demandé vous-même par téléphone, car il ne fallait pas que quelqu’un sût chez Scabelli3 que c’était vers Rome que vous vous échappiez pour ces quelques jours.

Michel Butor, La Modification, 1957.

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1. Les deux femmes entre lesquelles le personnage principal se partage ;2. Animaux visibles seulement au microscope ;3. Entreprise où travaille le personnage principal.

Séquence 2 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (3/4)

Mon gendre aime les carottes râpées.

Mon gendre aime les carottes râpées. Monsieur Alain adore ça. Surtout n’oubliez pas de faire des carottes râpées pour Monsieur Alain. Bien tendres… des carottes nouvelles… Les carottes sont-elles assez tendres pour Monsieur Alain ? Il est si gâté, vous savez, il est si délicat. Finement hachées… le plus finement possible… avec le nouveau petit instrument… Tiens… c’est tentant… Voyez, Mesdames, vous obtenez avec cela les plus exquises carottes râpées… Il faut l’acheter. Alain sera content, il adore ça. Bien assaisonnées… de l’huile d’olive… « la Niçoise » pour lui, il n’aime que celle-là, je ne prends que ça… Les justes proportions, ah, pour ça il s’y connaît… un peu d’oignon, un peu d’ail, et persillées, salées, poivrées… les plus délicieuses carottes râpées… Elle tend le ravier… « Oh, Alain, on les a faites exprès pour vous, vous m’aviez dit que vous adoriez ça… »

Un jour il a eu le malheur, dans un moment de laisser-aller, un moment où il se tenait détendu, content, de lui lancer cela négligemment, cette confidence, cette révélation, et telle une graine tombée sur une terre fertile cela a germé et cela pousse maintenant : quelque chose d’énorme, une énorme plante grasse au feuillage luisant : Vous aimez les carottes râpées, Alain.

Alain m’a dit qu’il aimait les carottes râpées. Elle est à l’affût. Toujours prête à bondir. Elle a sauté là-dessus, elle tient cela entre ses dents serrées. Elle l’a accroché. Elle le tire… Le ravier en main, elle le fixe d’un œil luisant. Mais d’un geste il s’est dégagé — un bref geste souple de sa main levée, un mouvement de la tête… « Non, merci… » Il est parti, il n’y a plus personne, c’est une enveloppe vide, le vieux vêtement qu’il a abandonné dont elle serre un morceau entre ses dents.

Mais il ne fera pas cela, il ne comprend pas ce qu’il fait… Tout occupé à parler, il n’a pas compris ce qui s’est passé, il a de ces moments, quand il parle, quand il est préoccupé, où il ne remarque rien. Il jette sur son assiette un regard distrait, il trace dans l’air avec sa main un geste désinvolte, insouciant : « Non, merci… » Elle a envie de le rappeler à l’ordre, de le supplier, comment a-t-il osé… « Oh, écoute, Alain… » Il a bafoué sa mère, il l’a humiliée, cela lui fait honte à elle, cela lui fait mal de voir ce petit sourire préfabriqué que sa mère — comme elle sait se dominer — pose sur son visage et retire aussitôt, tandis que marquant que le désastre est consommé, qu’il faut savoir courber la tête devant son destin, elle remet à sa place le ravier.

« Mais qu’est-ce qui te prend, Alain, voyons… tu adores ça… Maman les a fait faire exprès pour toi… Tiens… » Elle est prête à tout braver pour voler au secours de sa mère, tous les interdits. Il a horreur de cela, mais tant pis : « Tiens, Alain, je te sers… » Voilà. Ce n’était qu’un caprice.

Nathalie Sarraute, Le Planétarium, 1959.

Séquence 2 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (4/4)

… à un moment j’eus faim et je me rappelai ce bout de saucisson que je trimballais dans la poche de mon manteau je le mangeai sans cesser de marcher je mangeai la peau aussi jusqu’au moignon noué par la ficelle que je jetai puis la forêt cessa buta pour ainsi dire sur le vide du ciel s’ouvrit sur un étang et quand je m’allongeai pour boire les petites grenouilles plongèrent cela ne faisait pas plus de bruit que de grosses gouttes de pluie : près du bord à l’endroit où elles avaient sauté il restait dans l’eau un petit nuage de poussière de vase soulevée grise qui se dissolvait entre les joncs elles étaient vertes et guère plus grosses que le petit doigt la surface de l’eau était toute couverte de petites feuilles rondes et vert pâle de la dimension d’un confetti c’est pourquoi je ne m’aperçus qu’au bout d’un moment qu’elles reparaissaient j’en vis une puis deux puis tgrois crevant les confettis vert clair laissant juste dépasser le bout de leur tête avec leurs petits yeux gros comme des têtes d’épingle qui me regardaient il y avait un léger courant et j’en vis une dériver lentement se laissant entraîner entre les archipels de confettis agglutinés de la même qu’elles on aurait dit un noyé écartelé la tête à demi hors de l’eau ses délicates petites pattes palmées ouvertes…

Claude Simon, La Route des Flandres, 1960.

Séquence 3 – « Regarde les lumières mon amour »

La description de l’hypermarché

Le centre commercial occupe la plus grande surface de cette zone. Il faut se représenter une énorme forteresse rectangulaire en briques rouge-brun, dont la grande façade, celle tournée vers l’autoroute, est en vitres-miroirs reflétant les nuages. La façade opposée, qui donne sur des immeubles et une tour d’habitation, est uniformément en briques, comme une ancienne usine du Nord. Depuis sa création en 1972, une aile perpendiculaire a été ajoutée à l’une des extrémités, où s’est installée, notamment, la Fnac. D’immenses parkings, pour moitié couverts et superposés sur plusieurs niveaux, l’entourent sur trois côtés. On accède à l’intérieur par dix portiques dont quelques-uns, monumentaux, évoquent l’entrée d’un temple mi-grec mi-asiatique, avec leurs quatre colonnes surmontées de deux toits distants, en forme d’arc, le plus haut en verre et métal, débordant avec grâce.

Le centre des Trois-Fontaines constitue un centre-ville d’un nouveau genre : propriété d’un groupe privé, il est entièrement fermé, surveillé, et nul ne peut y pénétrer en dehors d’horaires déterminés. Tard le soir, quand on sort du RER, sa masse silencieuse est plus désolante à longer qu’un cimetière.

Ici sont rassemblés sur trois niveaux tous les commerces et tous les services payants susceptibles de couvrir la totalité des besoins d’une population – hypermarché, boutiques de mode, coiffeurs, centre médical et pharmacies, crèche, restauration rapide, tabac-presse-journaux, etc. Il y a des toilettes gratuites et un prêt de fauteuils roulants. Mais le seul café, Le Troquet, le cinéma Les Tritons et la librairie Le Temps de vivre ont disparu. On n’y trouve que peu d’enseignes haut de gamme. La clientèle appartient majoritairement aux classes moyennes et populaires.

Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, 2014.

Séquence 3 – « Regarde les lumières mon amour »

L’approche de Noël

Grande affluence dans les allées du centre – ce sont encore les vacances de la Toussaint -, plus discrète à l’intérieur d’Auchan. Halloween étant passée, tout est en place pour Noël. A l’entrée, un énorme échafaudage de bouteilles décorées : DU CHAMPAGNE A 6,31 EUROS LA BOUEILLE AVEC LA CARTE AUCHAN – 20% - dont la marque n’est pas affichée. Boîtes de chocolats. Déco pour la table, le sapin. A perte de vue des panneaux de couleur jaune avec PROMO en énormes lettres noires. Mais très peu de monde à ce niveau, comme si les gens résistaient au temps commercial, attendaient leur heure ou, plus probable, leur salaire à la fin du mois.

Les jouets occupent plusieurs rangées de rayons rigoureusement séparés en « Garçons », « Filles ». Aux uns, l’exploit – Spiderman-, l’espace, le bruit et la fureur – voitures, avions, chars, robots, punching-ball -, le tout décliné dans des rouges, verts, jaunes violents. Aux autres, l’intérieur, le ménage, la séduction, le pouponnage. « Ma petite supérette », « Mes accessoires de ménage », « Ma mini-Tefal », « Mon fer à repasser », « Ma baby-nurse ». Un « Sac aliments » transparent est rempli hideusement entre étron et vomi, de croissants et autres nourritures en plastique. Entrevoir une trousse de docteur au milieu de cet arsenal ménager me soulage presque. La reproduction du rôle ne s’embarrasse pas de subtilités ni d’imagination : tout pareil que maman en mini. En face, les teintes sucrées des trousses de maquillage, des coiffeuses avec une glace et un siège pour se faire une beauté, des costumes de Blanche-Neige et de princesses. Plus loin, des poupées de haut en bas d’un rayon de dix mètres. Publicité pour une Barbie au volant d’une Volkswagen, 29,90 euros. Je suis agitée de colère et d’impuissance. Je pense aux Femen, c’est ici qu’il vous faut venir, à la source du façonnement de nos inconscients, faire un beau saccage de tous ces objets de transmission. J’en serai.

Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, 2014.

Séquence 3 – « Regarde les lumières mon amour »

Explicit

Mardi 22 octobre

J’ai arrêté mon journal.Comme chaque fois que je cesse de consigner le présent, j’ai l’impression de me

retirer du mouvement du monde, de renoncer non seulement à dire mon époque mais à la voir. Parce que voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d’existence.

Au fil des mois, j’ai mesuré de plus en plus la force du contrôle que la grande distribution exerce dans ces espaces de façon réelle et imaginaire – en suscitant les désirs au moments qu’elle détermine -, sa violence, recelée aussi bien dans la profusion colorée des yaourts que dans les rayons gris du super discount. Son rôle dans l’accommodation des individus à la faiblesse des revenus, dans le maintien de la résignation sociale. Qu’ils soient déposés en petit tas ou en montagne chancelante sur le tapis de caisse, les produits achetés sont presque toujours parmi les moins chers. Souvent, j’ai été accablée par un sentiment d’impuissance et d’injustice en sortant de l’hypermarché. Pour autant, je n’ai cessé de ressentir l’attractivité de ce lieu et de la vie collective, subtile, spécifique, qui s’y déroule. Il se peut que cette vie disparaisse bientôt avec la prolifération des systèmes commerciaux individualistes, tels que la commande sur Internet et le « drive » qui, paraît-il, gagne de jour en jour du terrain dans les classes moyennes et supérieures. Alors les enfants d’aujourd’hui devenus adultes se souviendront peut-être avec mélancolie des courses du samedi à l’Hyper U, comme les plus de cinquante ans gardent en mémoire les épiceries odorantes d’hier où ils allaient « au lait » avec un broc en métal.

Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, 2014.

Séquence 3 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (1/6)

À l’intérieur, sous le flamboiement des becs de gaz, qui, brûlant dans le crépuscule, avaient éclairé les secousses suprêmes de la vente, c’était comme un champ de bataille encore chaud du massacre des tissus. Les vendeurs, harassés de fatigue, campaient parmi la débâcle de leurs casiers et de leurs comptoirs, que paraissait avoir saccagés le souffle furieux d’un ouragan. On longeait avec peine les galeries du rez-de-chaussée, obstruées par la débandade des chaises ; il fallait enjamber, à la ganterie, une barricade de cartons, entassés autour de Mignot ; aux lainages, on ne passait plus du tout, Liénard sommeillait au-dessus d’une mer de pièces, où des piles restées debout, à moitié détruites, semblaient des maisons dont un fleuve débordé charrie les ruines ; et, plus loin, le blanc avait neigé à terre, on butait contre des banquises de serviettes, on marchait sur les flocons légers des mouchoirs. Mêmes ravages en haut, dans les rayons de l’entresol : les fourrures jonchaient les parquets, les confections s’amoncelaient comme des capotes de soldats mis hors de combat, les dentelles et la lingerie, dépliées, froissées, jetées au hasard, faisaient songer à un peuple de femmes qui se serait déshabillé là, dans le désordre d’un coup de désir ; tandis que, en bas, au fond de la maison, le service du départ, en pleine activité, dégorgeait toujours les paquets dont il éclatait et qu’emportaient les voitures, dernier branle de la machine surchauffée. Mais, à la soie surtout, les clientes s’étaient ruées en masse ; là, elles avaient fait place nette ; on y passait librement, le hall restait nu, tout le colossal approvisionnement du Paris-Bonheur venait d’être déchiqueté, balayé, comme sous un vol de sauterelles dévorantes. Et, au milieu de ce vide, Hutin et Favier feuilletaient leurs cahiers de débit, calculaient leur tant pour cent, essoufflés de la lutte. Favier s’était fait quinze francs, Hutin n’avait pu arriver qu’à treize, battu ce jour-là, enragé de sa mauvaise chance. Leurs yeux s’allumaient de la passion du gain, tout le magasin autour d’eux alignait également des chiffres et flambait d’une même fièvre, dans la gaieté brutale des soirs de carnage.

Emile Zola, Au Bonheur des dames, 1883

Séquence 3 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (2/6)

Je m'installe sur une des dalles de béton, bien décidé à tirer les choses au clair. Il apparait sans doute possible que cette place est le cœur, le noyau central de la ville. Quel jeu se joue ici exactement ?

J'observe d'abord que les gens se déplacent généralement par bande, ou par petits groupes de deux à six individus. Pas un groupe ne m'apparait exactement semblable à l'autre. Evidemment ils se ressemblent, ils se ressemblent énormément, mais cette ressemblance ne saurait s'appeler identité. Comme s'ils avaient choisi de concrétiser l'antagonisme qui accompagne nécessairement toute espèce d'individualisation en adoptant des tenues, des modes de déplacement, des formules de regroupement légèrement différentes.

J'observe ensuite que tous ces gens semblent satisfaits d'eux-mêmes et de l'univers ; c'est étonnant, voire un peu effrayant. Ils déambulent sobrement, arborant qui un sourire narquois, qui un air abruti. Certains parmi les plus jeunes sont vêtus de blousons aux motifs empruntés au hard rock le plus sauvage ; on peut y lire des phrases telles que : « Kill them all ! », ou « Fuck and destroy ! » ; mais tous communient dans la certitude de passer un agréable après-midi, essentiellement dévolu à la consommation, et par là-même de contribuer au raffermissement de leur être.

J'observe enfin que je me sens différent d'eux, sans pour autant pouvoir préciser la nature de cette différence.

Je finis par me lasser de cette observation sans issue, et je me réfugie dans un café. Nouvelle erreur. Entre les tables circule un dogue allemand énorme, encore plus monstrueux que la plupart de ceux de sa race. Devant chaque client, il s'arrête, comme pour se demander s'il peut ou non se permettre de le mordre.

Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, 1994.

Séquence 3 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (3/6)

Séquence 3 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (4/6)

Andy Warhol, Green Coca-Cola bottles, 1962.

Séquence 3 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (5/6)

Duane Hanson, Supermarket Lady, 1969.

Séquence 3 - DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES (6/6)

Manit Sriwanichpoom, L’Icône du consumérisme, 2004.

Séquence 4 – Le Mariage de Figaro, la comédie renouvelée

ACTE I, Scène 1FIGARO, SUZANNE.

FIGARO.Dix-neuf pieds sur vingt-six.

SUZANNE.Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?

FIGARO lui prend les mains.Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d’une

belle fille, est doux, le matin des noces, à l’œil amoureux d’un époux !…

SUZANNE se retire.Que mesures-tu donc là, mon fils ?

FIGARO.Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que monseigneur nous donne aura bonne grâce

ici.

SUZANNE.Dans cette chambre ?

FIGARO.Il nous la cède.

SUZANNE.Et moi je n’en veux point.

FIGARO.Pourquoi ?

SUZANNE.Je n’en veux point.

FIGARO.Mais encore ?

SUZANNE.Elle me déplaît.

FIGARO.On dit une raison.

SUZANNE.Si je n’en veux pas dire ?

FIGARO.Oh ! quand elles sont sûres de nous !

SUZANNE.Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non ?

FIGARO.Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu

des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté : zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose ? il n’a qu’à tinter du sien : crac, en trois sauts me voilà rendu.

SUZANNE.Fort bien ! Mais quand il aura tinté, le matin, pour te donner quelque bonne et longue

commission : zeste, en deux pas il est à ma porte, et crac, en trois sauts…

FIGARO.Qu’entendez-vous par ces paroles ?

SUZANNE.Il faudrait m’écouter tranquillement.

FIGARO.Eh ! qu’est-ce qu’il y a, bon Dieu ?

SUZANNE.Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva

veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme : c’est sur la tienne, entends-tu ? qu’il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c’est ce que le loyal Basile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon.

FIGARO.Basile ! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment

redressé la moelle épinière à quelqu’un…

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte I, scène 1, 1781.

Séquence 4 – Le Mariage de Figaro, la comédie renouvelée

Scène 3SUZANNE ; LA COMTESSE, assise.

LA COMTESSE, tenant sa boîte à mouches.Mon Dieu, Suzon, comme je suis faite !… ce jeune homme qui va venir !…

SUZANNE.Madame ne veut donc pas qu’il en réchappe ?

LA COMTESSE rêve devant sa petite glace.Moi ?… tu verras comme je vais le gronder.

SUZANNE.Faisons-lui chanter sa romance.(Elle la met sur la Comtesse.)

LA COMTESSE.Mais c’est qu’en vérité mes cheveux sont dans un désordre…

SUZANNE, riant.Je n’ai qu’à reprendre ces deux boucles, madame le grondera bien mieux.

LA COMTESSE, revenant à elle.Qu’est-ce que vous dites donc, mademoiselle ?

Scène 4CHÉRUBIN, l’air honteux ; SUZANNE, LA COMTESSE, assise.

SUZANNE.Entrez, monsieur l’officier ; on est visible.

CHÉRUBIN avance en tremblant.Ah ! que ce nom m’afflige, madame ! il m’apprend qu’il faut quitter des lieux… une marraine

si… bonne !…

SUZANNE.Et si belle !

CHÉRUBIN, avec un soupir.Ah ! oui.

SUZANNE le contrefait.

Ah ! oui. Le bon jeune homme ! avec ses longues paupières hypocrites ! Allons, bel oiseau bleu, chantez la romance à madame.

LA COMTESSE, la déplie.De qui… dit-on qu’elle est ?

SUZANNE.Voyez la rougeur du coupable : en a-t-il un pied sur les joues !

CHÉRUBIN.Est-ce qu’il est défendu… de chérir…

SUZANNE lui met le poing sous le nez.Je dirai tout, vaurien !

LA COMTESSE.Là… chante-t-il ?

CHÉRUBIN.Oh ! madame, je suis si tremblant !…

SUZANNE, en riant.Et gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian ; dès que madame le veut, modeste auteur !

Je vais l’accompagner.

LA COMTESSE.Prends ma guitare.(La Comtesse, assise, tient le papier pour suivre. Suzanne est derrière son fauteuil, et prélude

en regardant la musique par-dessus sa maîtresse. Le petit page est devant elle, les yeux baissés. Ce tableau est juste la belle estampe d’après Vanloo, appelée LA CONVERSATION ESPAGNOLE.)

ROMANCEAIR : Marlbroug s’en va-t-en guerre.

Premier couplet.

Mon coursier hors d’haleine,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)J’errais de plaine en plaine,Au gré du destrier.

Deuxième couplet.

Au gré du destrier,Sans varlet, n’écuyer ;Là près d’une fontaine,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !)

Songeant à ma marraine,Sentais mes pleurs couler.

Troisième couplet.

Sentais mes pleurs couler,Prêt à me désoler :Je gravais sur un frêne,(Que mon cœur, mon cœur a de peine !Sa lettre sans la mienne.Le roi vint à passer.

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte III, scènes 3 et 4, 1781.

Séquence 4 – Le Mariage de Figaro, la comédie renouvelée

ACTE V, scène 3FIGARO, seul, se promenant dans l’obscurité, dit du ton le plus sombre.

Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ?… Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole ; au milieu même de la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt… Non, monsieur le comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !… noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter !… On vient… c’est elle… ce n’est personne. — La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu’à moitié ! (Il s’assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ! Fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits ; élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie ; et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! — Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail : auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc ; et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : Chiens de chrétiens ! — Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant.

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte V, scène 3, 1781.

SEQUENCE 4 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (1/4)

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, & votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage !

Supposons, j’y consens, que vous mettiez autant d’adresse à nous vaincre que nous à nous défendre ou à céder, vous conviendrez au moins qu’elle vous devient inutile après le succès. Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réserve : ce n’est pas à vous que sa durée importe.

En effet, ces liens réciproquement donnés & reçus, pour parler le jargon de l’amour, vous seul pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre : heureuses encore, si dans votre légèreté, préférant le mystère à l’éclat, vous vous contentez d’un abandon humiliant, & ne faites pas de l’idole de la veille la victime du lendemain !

Mais qu’une femme infortunée sente la première le poids de sa chaîne, quels risques n’a-t-elle pas à courir, si elle tente de s’y soustraire, si elle ose seulement la soulever ? Ce n’est qu’en tremblant qu’elle essaie d’éloigner d’elle l’homme que son cœur repousse avec effort. S’obstine-t-il à rester, ce qu’elle accordait à l’amour, il faut le livrer à la crainte : Ses bras s’ouvrent encor quand son cœur est fermé. Sa prudence doit dénouer avec adresse, ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s’il est sans générosité ; & comment en espérer de lui, lorsque, si quelquefois on le loue d’en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d’en manquer ?

Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (Lettre 81), 1782

SEQUENCE 4 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (2/4)

Le fat et ridicule Prince de Mantoue doit épouser la princesse Elsbeth. Se rendant à la cour de Bavière pour la rencontrer, celui-ci décide d’échanger ses vêtements avec son aide de camps pour pouvoir mieux observer sa jeune promise. Dans la scène précédente, le roi de Bavière l’a traité d’impertinent parce qu’il avait souhaité baiser la main de sa fille ainsi déguisé.

Une allée du jardinLE PRINCE. Tu n'es qu'un sot, colonel.MARINONI. Vote Altesse se trompe sur mon compte de la manière la plus pénible.LE PRINCE. Tu n'es qu'un maître butor. Ne pouvais-tu pas empêcher cela ? Je te confie le plus grand projet qui se soit enfanté depuis une suite d'années incalculable, et toi, mon meilleur ami, mon plus fidèle serviteur, tu entasses bêtises sur bêtises. Non, non, tu as beau dire ; cela n'est point pardonnable.MARINONI. Comment pouvais-je empêcher Votre Altesse de s'attirer les désagréments qui sont la suite nécessaire du rôle supposé qu'elle joue ? Vous m'ordonnez de prendre votre nom et de me comporter en véritable prince de Mantoue. Puis-je empêcher le roi de Bavière de faire un affront à mon aide de camp ? Vous aviez tort de vous mêlet de nos affaires.LE PRINCE. Je voudrais bien qu'un maraud comme toi se mêlât de me donner des ordres.MARINONI. Considérez, Altesse, qu'il faut cependant que je sois le prince ou que je sois l'aide de camp. C'est par votre ordre que j'agis.LE PRINCE. Me dire que je suis un impertinent en présence de toute la cour, parce que j'ai voulu baiser la main de la princesse ! Je suis prêt à lui déclarer la guerre, et à retourner dans mes Etats pour me mettre à la tête de mes armées.MARINONI. Songez donc, Altesse, que ce mauvais compliment s'adressait à l'aide de camp et non au prince. Prétendez-vous qu'on vous respecte sous ce déguisement ?LE PRINCE. Il suffit. Rends-moi mon habit.MARINONI., ôtant son habit. Si mon souverain l'exige, je suis prêt à mourir pour lui.LE PRINCE. En vérité, je ne sais que résoudre. D'un côté, je suis furieux de ce qui m'arrive ; et d'un autre, je suis désolé de renoncer à mon projet. La princesse ne paraît pas répondre indifféremment aux mots à double entente dont je ne cesse de la poursuivre. Déjà je suis parvenu deux ou trois fois à lui dire à l'oreille des choses incroyables. Viens, réfléchissons à tout cela.MARINONI, tenant l'habit. Que ferai-je, Altesse ?LE PRINCE. Remets-le, remets-le, et rentrons au palais. Ils sortent.

Alfred de Musset, Fantasio, 1834

SEQUENCE 4 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (3/4)

Cléanthis, la servante, et Arlequin, le valet, ont échoué avec leurs maîtres respectifs sur L’île des esclaves, une république fondée par d’anciens esclaves dans laquelle les rôles sociaux sont inversés. Ils sont donc invités à se comporter en maîtres, ce qu’ils font.

ARLEQUIN, la regardant. −  […] Mais parlons d'autres choses, ma belle demoiselle; qu'est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards ?CLEANTHIS. −  Eh ! mais la belle conversation.ARLEQUIN. −  Je crains que cela ne nous fasse bâiller, j'en bâille déjà. Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage.CLEANTHIS. −  Eh bien, faites. Soupirez pour moi; poursuivez mon cœur, prenez-le si vous le pouvez, je ne vous en empêche pas; c'est à vous de faire vos diligences; me voilà, je vous attends; mais traitons l'amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maîtres; allons-y poliment, et comme le grand monde.ARLEQUIN. −  Oui-da; nous n'en irons que meilleur train.CLEANTHIS. −  Je suis d'avis d'une chose, que nous disions qu'on nous apporte des sièges pour prendre l'air assis, et pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir; il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir.ARLEQUIN. −  Votre volonté vaut une ordonnance. (A Iphicrate.) Arlequin, vite des sièges pour moi, et des fauteuils pour Madame.IPHICRATE. −  Peux-tu m'employer à cela ?ARLEQUIN. −  La république le veut.CLEANTHIS. −  Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnêtes gens à cette heure, il faut songer à cela; il n'est plus question de familiarité domestique. Allons, procédons noblement, n'épargnez ni compliment ni révérences.ARLEQUIN. −  Et vous, n'épargnez point les mines. Courage; quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens ?CLEANTHIS. −  Sans difficulté; pouvons-nous être sans eux ? c'est notre suite; qu'ils s'éloignent seulement.ARLEQUIN, à Iphicrate. −  Qu'on se retire à dix pas.Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.ARLEQUIN, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis. −  Remarquez-vous, Madame, la clarté du jour ?CLEANTHIS. −  Il fait le plus beau temps du monde; on appelle cela un jour tendre.ARLEQUIN. −  Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour, Madame.CLEANTHIS. −  Comment ! Vous lui ressemblez ?ARLEQUIN. −  Eh palsambleu ! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve en tête à tête avec vos grâces ? (A ce mot, il saute de joie.) Oh ! oh ! oh! oh !CLEANTHIS. −  Qu'avez-vous donc ? Vous défigurez notre conversation.ARLEQUIN. −  Oh ! ce n'est rien : c'est que je m'applaudis.CLEANTHIS. −  Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici, Monsieur, vous êtes galant; vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments.ARLEQUIN. −  Et moi je vous remercie de vos dispenses.CLEANTHIS. −  Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien; dites, Monsieur, dites; heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.ARLEQUIN, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux. −  Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux ?CLEANTHIS. −  Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaires; levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-il vous dire qu'on vous aime ? Ne peut-on en être quitte à moins ? Cela est étrange.ARLEQUIN, riant à genoux. −  Ah! ah ! ah ! que cela va bien ! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages

Marivaux, L’île des esclaves, 1725

SEQUENCE 4 – DOCUMENT COMPLEMENTAIRE (4/4)

Biographie de Beaumarchais

« Avec de la gaieté et même de la bonhomie, j’ai eu des ennemis sans nombre et n’ai pourtant jamais croisé, jamais couru la route de personne. À force de m’arraisonner j’y ai trouvé la cause de tant d’inimitiés. En effet, cela devait être. Dès ma folle jeunesse, j’ai joué de tous les instruments. Mais je n’appartenais à aucun corps de musiciens. Les gens de l’art me détestaientJ’ai inventé quelques bonnes machines ; je n’étais pas des corps mécaniciens. L’on y disait du mal de moi. Je faisais des vers, des chansons. Mais qui m’eût reconnu poète ? J’étais le fils d’un horloger. N’aimant pas le jeu du loto, j’ai fait des pièces de théâtre. Mais on disait : de quoi se mêle-t-il ? Pardieu ! ce n’est pas un auteur ; car il fait d’immenses affaires et des entreprises sans nombre.Faute de rencontrer qui voulût me défendre, j’ai imprimé de grands mémoires pour gagner des procès qu’on m’avait intentés et que l’on peut nommer atroces. Mais on disait : vous voyez bien que ce ne sont point des factums comme les font nos avocats. Inde irae. Il n’est pas ennuyeux à périr ! Souffrira-t-on qu’un pareil homme prouve sans nous qu’il a raison ?J’ai traité avec les ministres de grands points de réformation dont nos finances avaient besoin ; mais on disait : de quoi se mêle-t-il ? Cet homme n’est point financier !Luttant contre tous les pouvoirs du clergé et des magistrats, j’ai relevé l’art de l’imprimerie française par les superbes éditions de Voltaire, entreprise regardée comme au-dessus des forces d’un particulier. Mais je n’étais point imprimeur. On a dit le diable de moi. […]J’ai fait le haut commerce dans les quatre parties du monde. Mais je n’étais point armateur. On m’a dénigré dans nos ports. […]J’ai traité des affaires de la plus haute politique. Et je n’étais point classé parmi les négociateurs. De tous les Français quels qu’ils soient, je suis celui qui a fait le plus pour la liberté du continent de l’Amérique, génératrice de la nôtre, dont seul j’osai former le plan et commencer l’exécution malgré l’Angleterre, l’Espagne, malgré la France même. Mais j’étais étranger à tous les bureaux des ministres. […]Qu’étais-je donc ? Je n’étais rien, que moi, et moi tel que je suis resté, paresseux comme un âne et travaillant toujours, en butte à mille calomnies, mais heureux dans mon intérieur. Libre au milieu des fers, serein dans les plus grands dangers, n’ayant jamais été d’aucune coterie ni littéraire, ni politique, ni mystique, faisant tête à tous les orages, un front d’airain à la tempête, les affaires d’une main et la guerre de l’autre. N’ayant fait de cour à personne, et partant, repoussé de tous. N’étant membre d’aucun parti et surtout ne voulant rien être, par qui pourrais-je être porté ? Je ne veux l’être par personne. »C’est en ces termes que se dépeint Beaumarchais vers la fin de sa vie. L’autoportrait est juste, et rappelle, est-ce vraiment étonnant, celui de Figaro dans Le Barbier de Séville, " garçon apothicaire […] dans les haras d’Andalousie " mais aussi poète, renvoyé par le Ministre " sous prétexte que l’amour des Lettres est incompatible avec l’esprit des affaires ".

Beaumarchais l’explique clairement, il a eu le tort de ne jamais choisir, de ne jamais se fixer dans une charge, un état, un personnage, comme le prouve cette courte biographie : Né à Paris le 24 janvier 1732, fils d’horloger devenu horloger lui-même après des études dont on sait peu de choses, inventeur d’un ingénieux mécanisme rendant les montres plus fiables (1753), harpiste et maître de harpe des filles de Louis XV (1759), ami d’un richissime financier, Pâris-Duverney, qui l’associe à ses affaires (à partir de 1760), et lui permet de bâtir sa fortune, Secrétaire du roi (1761), puis Lieutenant général des chasses (1763), organisateur de l’exploitation de la forêt de Chinon (1766), avocat plaidant sa cause, plaignant déchu de ses droits civiques (1773-1774), espion ayant maille à partir avec le mystérieux chevalier d’Éon pour le compte de Louis XV, sous le nom de chevalier de Ronac (anagramme de Caron) (1775), fondateur de la Société des auteurs dramatiques (1777), qui protège les droits des auteurs contre les troupes d’acteurs indélicates, soutien de la cause indépendantiste de la jeune Amérique (1775), imprimeur en Allemagne des œuvres complètes de Voltaire (1784-1789), investisseur dans la Compagnie des Eaux de Paris (1781), et à cette occasion, ennemi déclaré de Mirabeau, que pourtant il respecte (1785), propriétaire jalousé d’une somptueuse demeure édifiée près de la Bastille (1787), député à la Commune de Paris en 1789, marchand de fusils pour l’armée française révolutionnaire (1792), mais suspect inscrit sur la liste des émigrés et comme tel, indésirable en France (1793), affairiste ruiné dans la tourmente révolutionnaire, " le citoyen Caron Beaumarchais, homme de lettres ", s’éteint le 17 mai 1799, trois ans après son retour à Paris.

Et les lettres, dans tout cela ? Beaumarchais a encore trouvé du temps pour écrire, non seulement la célèbre trilogie de Figaro, mais aussi un certain nombre de mémoires [Mémoires contre Goëzman (1773-1774), Mémoires contre Kornman (1787-1789), Les Six Époques (sur l’affaire des fusils de Hollande, 1793),] dans lesquels il plaidait sa cause et attaquait fermement ses adversaires tout en se conciliant les faveurs de l’opinion publique. Il a également composé, au début de sa carrière, dans les années 1760, quelques pièces de théâtre au comique assez trivial, destinées à être jouées dans des cercles privés, puis deux drames, Eugénie (1767) et Les Deux Amis ou le Négociant de Lyon (1770), et un opéra " oriental " en cinq actes, Tarare (1787), dont Salieri compose la musique, mais aussi un texte théorique, Essai sur le genre dramatique sérieux (1767). Enfin, il a laissé une très abondante correspondance, ce qui n’est guère étonnant de la part d’un homme qui aimait à mener tant de projets de front, ayant le goût de l’intrigue plus que l’ambition de la réussite, et selon ses propres mots, " paresseux comme un âne et travaillant toujours, en butte à mille calomnies, mais heureux dans [s]on intérieur. Libre au milieu des fers, serein dans les plus grands dangers, n’ayant jamais été d’aucune coterie ni littéraire, ni politique, ni mystique, faisant tête à tous les orages, un front d’airain à la tempête, les affaires d’une main et la guerre de l’autre. "

Clémence Camon, article extrait du site «alalettre.com ».