Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques,...

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Le vide et ses combles Louise Aleksiejew

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Le vid

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Structuresp.8

Fer forgép.23

Greffe

p.33

De la figuration à la configuration

p.8

Entre-deuxp.14La terre ferm

ep.15

Des im

agesp.33

Rencontresp.38

Dans l’im

age dans l’image dans...

p.35

A → B

p.24

La graphiep.25

Bâtirp.27

Som

ma

irep.3

p.18

p.30

p.40

Bibliographiep.43

Crédits photographiquesp.44

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idée. Le journal que je tiens déjà et qu’on pourrait qualifier d’« intime » ne sert qu’à lister m

es lectures, l’avancée de m

es travaux et mes projets : c’est une écriture diff

érente. J’y réfléchis peu. Aujourd’hui, après trois ans sans regarder de film

s, je décide de renouer avec le cinéma. J’ai vu G

odard et Truffaut

dans les rayons. Je ne les ai pas pris : j’ai ce rapport à la collection qui fait que j’aimerais tous les voir

à la

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Derrière la jaquette en carton du dvd, on lit en blanc sur noir : « Je suis le ciné-œ

il. Je suis l’œil

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on

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les virtuoses du montage de la vie…

»1

Le film est un classique, il fait partie des prem

iers titres référencés par les filmographies

traditionnelles. Il paraît logique de passer par là. L’évocation de l’œil et du m

ontage confirme m

on choix. C’est une sorte d’addition, une form

ule mathém

atique : nos sens et ce que nous en faisons. L’o

util d

e p

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la matière à percevoir. Le dernier chapitre du dvd s’appelle « A la conquête du tem

ps et de l’espace », cela m

e plaît aussi. C’est une bonne définition du cinéma. Le kínêm

a, le

mouvem

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ten

ce.

1Dziga Vertov, M

anifeste« Kinoks-Revolution »,Revue LEF

, n°3

, 19

23

.

Le ton est donné dès l’apparition de la caméra, de l’écran film

é, de l’im

age au mur m

ontrée en plan fixe. La frontière avec la photographie est fine m

ais les choses prennent vie sitôt la caméra installée. L’histoire

de

l’h

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plus fort. Les artifices du cinéma sont dévoilés sans lyrism

e, dans leur sens vertueux, dans un rapport d’ordre pratique et de création. L’artifice c’est le m

étier, et le métier, c’est l’œ

il. L’œil qui construit.

La composition se fait eff

ectivement dans le tem

ps (les plans) et l’espace (l’image). Le cinéaste est

ermite, voyageur, voleur. Il n’a pas de point d’attache. Il m

arche dans le décor qu’il filme, il devient

double en filmant sa cam

éra et triple lorsqu’il enregistre la salle qui regarde son travail. La caméra

prend vie dans un élan de science-fiction qui pousse à croire qu’il n’y a jamais eu de cinéaste. Peut-

être

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it-il lui-m

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nir

d’enregistrer, prendrait des images à n’en plus finir, en boucle sur la m

ême bande…

Les images que

nous voyons sont coupées, assemblées, m

ontées sous nos yeux. Ceux-là enregistrent à leur tour. La cam

éra cligne de l’œil. Je n’ai jam

ais vécu une expérience aussi complète de ciném

a. La promesse de

ne faire ni dans la littérature ni dans le théâtre est respectée, mais surtout poussée à son paroxysm

e. L

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am

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Du côté de chez Sw

ann, a

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en

time

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e

complétude et de rondeur. Le rom

an du roman se trouve chez Proust, le film

du film chez D

ziga Vertov. J’apprécie cette sincérité. Il n’est pas question d’autoréférence ni de réflexion sur soi-m

ême, de vivre

simultaném

ent l’illusion et le secret du magicien, m

ais plutôt d’une forme d’honnêteté m

atérielle et pédagogique : une existence sans m

ystification. Je ne parle pas non plus d’un rapport moderne où

les média sont poussés à leur paroxysm

e, où la peinture doit être le plus « peinture » possible. Au contraire, il s’agit de prendre en considération les caractéristiques spécifiques des m

édia dans leur histoire, leur existence tangible jusqu’au m

oment contem

porain où nous nous apprêtons à les utiliser, sans les y réduire ; créer en regard de ces spécificités, que l’on se positionne en porte-à-faux ou dans la lignée directe de leurs préoccupations. G

illes Deleuze évoque à ce sujet dans sa conférence « Q

u’est-ce que l’acte de création ? »

2 le fait que les idées soient intrinsèquement vouées à quelque chose, c’est-

à-dire qu’elles soient des « potentiels engagés dans des modes d’expression»

3, et in

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cinéma ; c’est ce que j’entends ici par le term

e de « spécificité » ou de « caractéristique » d’un médium

.

Il m’e

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séquentialité. Revenant aux origines de mon renouem

ent avec le cinéma, je m

e pose la question suivante : que signifie d’arrêter de regarder des film

s ? Je ne m’intéresse pas ici aux conséquences

de cette interruption mais aux raisons – ni exhaustives, ni incontestables – possibles. Ainsi, je ne

pe

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un

de

s

deux médium

s ne vole le temps consacré à l’autre, il n’y a pas de rapport de causalité à cet endroit.

Pour autant, la question du temps est un point de distinction im

portant entre ces deux manières

2Gilles D

eleuze, « Qu’est-ce que

l’acte de

création ? », confé

-

ren

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on

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la

mis

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ns

le c

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« Mardis de la Fondation »

le 1

7 m

ars

19

87

.

3Ibid

.

d’utiliser la séquentialité : le temps de parcours de l’œ

uvre et la relation-m

ême du lecteur à ce tem

ps est abordé différem

ment.

Pour résumer rapidem

ent mon idée, le tem

ps du cinéma serait un

tem

ps

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ent plus ou moins long de sa journée pour visionner un film

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ettrait au lecteur de choisir son rythme, prenant

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9, p

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hiérarchie, puisqu’il s’agit de deux expériences intrinsèquement diff

érentes possédant par conséquent des possibilités d’action elles-aussi diff

érentes – les spécificités liées au médium

év

oq

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. Un

e

bande dessinée contient une infinité de temps de lecture possibles, ceux-ci dépendant de l’attention

et du rythme du lecteur, m

ais également de son appréhension du m

édium et donc de ses choix

personnels : il est possible de ne pas lire les phylactères, de lire une case sur deux, de revenir en arrière, de lire cinq fois la m

ême page, de parcourir le récit à rebrousse-chem

in… Ce rythm

e choisi est rendu possible par le fait que la bande dessinée ne soit pas un objet tem

porel, c’est-à-dire un objet c

ara

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res

de regarder la vidéo, comm

e les possibilités de contrôle du temps sur un écran d’ordinateur où le

sp

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.

En dehors de cette question de l’appréhension temporelle de l’œ

uvre, le cinéma et la bande dessinée

res

ten

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truc

ture

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ple

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lus

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tte p

rox

imité

se

trouve dans l’utilisation du story-board, véritable outil de construction et de montage réunissant les

deux média avant leur séparation dans des directions diff

érentes : « l’espace est à la bande dessinée ce que le tem

ps est au cinéma »

4. Bie

n q

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cet e

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rcice

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pa

rato

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n

Gustave Verbeek

« The thrilling adventure of the dragon »,The upside-dow

ns of Little Lady Lovekins and Old M

an Muff

aroo,1

90

3-1

90

5

des deux médium

s, il demeure m

ajoritairement em

ployé et essentiel pour penser dans sa globalité le rapport de m

ontage d’une œuvre, en opposition avec une création spontanée, « sans filet » et donc

elle-mêm

e temporelle, bien qu’elle n’exclue pas la possibilité de revenir sur ce qui a été fait plus tôt. La

bande dessinée pourrait être une sorte de cinéma m

is à plat ; pour autant, sa caractéristique spatiale im

pliq

ue

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u c

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tion

de

la n

arra

tion

– e

t

donc dans le cas de la bande dessinée figurative, l’implication du hors cham

p et de l’ellipse. Tout n’est eff

ectivement pas donné à voir : la gouttière, espace de l’entre-deux cases, am

ène le lecteur à com

pléter ses vides et à créer naturellement ses propres transitions. En cela, elle lui confère un statut

actif et non passif.

Ces « entre les images », qu’il s’agisse de gouttières, de traits de séparation ou de blanc tournant,

découpent le récit et lui servent de charpente, comm

e des poutres faisant tenir les choses entre elles. L’utilisation de la grille ne concerne pas la totalité de la bande dessinée m

ais reste une spécificité du m

édium utilisable à la fois en tant qu’outil et objet de réflexion. En 1903, G

ustave Verbeek comm

ence u

ne

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:

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lée

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pside-downs

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ca

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so

nt

ainsi à la fois des outils de construction et de réflexion sur le médium

lui-mêm

e. Nous pouvons évoquer

au sujet du questionnement des caractéristiques propres de la bande dessinée l’O

uBaPo6, co

mité

d’auteurs créant sous l’imposition de contraintes volontaires ; néanm

oins, toutes les productions de ce

gro

up

e n

e p

arv

ien

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ub

lian

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souvent d’appliquer ces nouvelles formes à des œ

uvres plus intéressantes et complètes que de

4Sco

tt Mc

Clo

ud

,

L’art invisible, V

ertig

e

gra

ph

ic, 1

99

9,

21

5 p

., p.7

Première édition aux

Eta

ts-U

nis

en

19

93

.

5Gustave Verbeek,

The Upside-D

owns of Little

Lady Lovekins and Old M

an M

uffaroo

, strip

s p

ub

liés

de

façon hebdomadaire dans le

jou

rna

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éric

ain

The New

York H

erald d

u 1

1 o

cto

bre

19

03

au

15

jan

vie

r 19

05

.

6« Ouvroir de Bande dessinée

Potentielle » créé en 1992 au s

ein

de

la m

ais

on

d’é

ditio

n d

e

bande dessinée L’Association, en référence à l’« O

uvroir de Littérature Potentielle » (O

uLiPo) créé par Raym

ond Q

ueneau dans le champ

littéra

ire e

n 1

96

0.

simples exercices. La cohérence des résultats ne suffi

t pas à définir leur qualité, des planches incohérentes étant d’ailleurs parfois plus intéressantes que d’autres plus com

préhensibles ; u

ne

pis

te d

e ce

com

ité p

ou

rrait ê

tre ce

da

ns

qu

’elle

pro

du

it en

terme de perform

ance, notamm

ent lors d’exercices en comm

un de type cadavre exquis. Q

uoi qu’il en soit, l’auteur – et à son é

ch

elle

, à p

artir d

e la

ma

tière

qu

i lui e

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rop

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ée

, le le

cte

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de

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iné

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et

po

urra

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tre

sa

s

eco

nd

e

ca

rac

téris

tiqu

e,

ap

rès

son rapport à la séquentialité : qu’elle soit abstraite, figurative ou hybride, la bande dessinée est un langage à part entière, et fonctionne grâce à l’élém

ent du signe. J’ai évoqué plus haut le fait q

ue

le s

on

éta

it un

e c

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cté

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ible

du

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ém

a, m

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il

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de

de

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iné

e : l’o

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top

ée

et l’e

ma

na

ta7

en sont les vecteurs, formes interm

édiaires de la typographie e

t du

de

ss

in. J’in

ve

stis

da

ns

mo

n tra

va

il les

on

om

ato

es

sa

ns

prétendre à l’imitation de la nature : les français retranscrivent

5

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le chant

du coq

en « cocorico »

et les

anglophones en

« cock-a-doodle-doo », chaque langue étant un filtre diff

érent à la

p

erce

ptio

n

et

à

la

com

pré

he

ns

ion

d

u

monde qui nous entoure. Par ailleurs, une

typographie est

parfois plus

expressive et plus effi

cace que l’imitation d’un son

tel q

u’o

n l’e

nte

nd

. Elle

pe

ut a

lors

de

ve

nir

forme,

se détachant

du reste

du texte

pour fondre dans l’image. En opposition

– relative

– au

traditionnel «

boum !

» o

ccid

en

tal

en

le

ttres

é

pa

iss

es

ro

ug

es

,

qu

i p

artic

ipe

à

l’e

xp

res

siv

ité

d’u

ne

c

as

e

mais reste néanm

oins identifiable en tant qu’élém

ent de

texte, Yûichi

Yokoyama

utilis

e

l’on

om

ato

e

da

ns

s

es

liv

res

de

te

lle

ma

niè

re

qu

’elle

a

pp

artie

nt

à

l’image,

comm

e si

d’imm

enses form

es g

éo

triqu

es

s

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ma

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uto

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de

s

pe

rso

nn

ag

es

e

t d

éco

rs

ab

su

rde

s,

eux aussi

fortement

incarnés par

une sur-m

atérialité. Yokoyama, qui s’identifie

plutôt au

terme

de « neo-m

anga » qu’il

Yûichi Yokoyama

Ex

trait d

e Baby boom

, « Pliages », p. 144E

ditio

ns

Ma

tière

, 20

13

a

inv

en

po

ur

sig

ne

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ma

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em

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t, e

xp

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u

n

en

tretie

n

po

ur

la

rev

ue

Collection8

qu

e

la

trad

ition

d

e

l’on

om

ato

e

au

Ja

po

n

es

t s

i

implantée chez les auteurs qu’il n’y réfléchit plus lui-m

ême, et

trace

se

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ran

de

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s à

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gle

de

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ière

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ce

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in.

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na

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iné

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ccen

tua

nt e

nco

re l’a

sp

ec

t de

de

ss

in d

e ce

s

transcriptions sonores. Par ailleurs, les traductions françaises re

mp

lace

nt s

ou

ve

nt le

s im

itatio

ns

so

no

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pa

r de

s v

erb

es

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cou

rtes

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riptio

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’il s’a

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on

da

nce

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tre le

s o

no

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top

ée

s ja

po

na

ise

s

et françaises ou d’une traduction littérale respectant les mots

de

l’au

teu

r. Un

rob

ine

t qu

i cou

le s

era

ain

si p

lus

so

uv

en

t ex

prim

é

par le sous-titre « eau qui goutte » ou « goutte » que par les traditionnels « plic plic » francophones. La transm

ission du son est alors diff

érente et passe par l’intermédiaire d’un m

essage,

René Magritte

Ex

trait d

e Les m

ots et les images

Ed

ition

s L

ab

or, co

ll. Es

pa

ce N

ord

, Be

lgiq

ue

, 19

94

Première publication dans Le M

onde

7« Emanata » : néologism

e d

e l’a

ute

ur d

e b

an

de

de

ss

iné

américain M

ort Walker

désignant les dessins flot-ta

nt d

an

s le

s c

as

es

telle

s q

ue

les

lign

es

so

ulig

na

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s

mo

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em

en

ts o

u le

s é

toile

s

rep

rés

en

tan

t les

ch

oc

s.

Le terme de « krolles » est

aussi employé dans la

tradition franco-belge.

8« Yuichi Yokoyama »,

en

tretie

n a

ve

c L

au

ren

t Bru

el,

Vanessa Dziuba et Sam

my

Ste

in, Collection

, n°2

, 20

11

,

p.4

1 à

p.5

7.

9Da

sh

Sh

aw

,

Bottomless Belly Button

(nombril sans fond),

Çà

et là

, 20

08

, 72

0 p

.

Première édition aux

Eta

ts-U

nis

en

20

08

.

d’une information déclenchant chez le lecteur une évocation plutôt que par une contrefaçon du bruit

tel q

u’o

n p

eu

t l’en

ten

dre

en

réa

lité. C

e ra

pp

ort a

u la

ng

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lui im

po

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r un

e u

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so

n. D

as

h S

ha

w

emploie en partie ce fonctionnem

ent dans Bottomless Belly Button

9, a

jou

tan

t é

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lem

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es

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riptiv

es

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no

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on

ore

s lié

s à

l’am

bia

nce

, tels

qu

e le

mot « buée » apparaissant dans les nuages de vapeur d’une scène de salle de bain. Il est égalem

ent p

os

sib

le d

e c

iter à

ce s

uje

t le Yellow

Kid de Richard Felton O

utcault, l’un des premiers personnages

de

la b

an

de

de

ss

iné

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rica

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gu

es

so

nt d

irec

tem

en

t éc

rits s

ur s

a ro

be

jau

ne

.

Ces partis pris ont eu une influence sur ma m

anière de considérer le rapport entre le langage et la bande dessinée, et ont accentué l’im

portance de l’information descriptive au sein de m

on travail, que le rapport entre le texte et l’im

age soit tautologique (« Ciel bleu » écrit sur l’image d’un ciel bleu) ou

non, ouvrant alors une dimension supplém

entaire contenue dans l’écart entre l’information visuelle

6

Page 7: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

10Vie ? ou Théâtre ? e

st u

ne

œuvre de Charlotte Salom

on ré

alis

ée

de

19

40

en

19

42

.

Ce

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gra

ph

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le double drame de sa fam

ille m

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sémite de l’Allem

agne nazie prend la form

e d’une suite de g

ou

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ais

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cinéma, de la pièce de théâtre

et d

u Singspiel, o

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arlé

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ch

an

11L

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ren

ce S

tern

e,

Vie et opinions de Tristram

Shandy, gentilhomm

e, p

ub

lié

en neuf volumes en Angleterre

de

17

59

à 1

76

7. L

e ro

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nt é

ga

lem

en

t pré

se

nte

s

da

ns

l’ou

vra

ge

.

et l’information textuelle. La typographie entre égalem

ent en ligne de compte, perm

ettant d’ajouter un côté visuel et expressif à l’inform

ation d’une porte qui claque rendue par le verbe conjugué « claque » et non un « clac » ou « vlam

» sonore. On entre alors dans un rapport d’évocation et non plus

de simulation, et la lecture devient un phénom

ène actif. Cette veine du langage m’am

ène à approfondir le rapport entre l’im

age et le texte, et de compléter parfois le dessin avec du concept, de l’inform

ation : u

ne

ca

se

con

ten

an

t un

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ng

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ctu

rne

en

ca

dré

e d

es

cim

es

des arbres et éclairé d’une lune blanche peut ainsi porter la mention « nuit étoilée » au m

ilieu du ciel, portant l’accent sur une am

biance à la fois connue de tous et liée à des images individuelles fixées dans

les

so

uv

en

irs d

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toire

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se

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qu

’il

se déroule sur terre, si je choisis plutôt de l’accompagner de la qualification « lune blanche » ou « lune

ronde ». Les indications de couleur interviennent dans le cas du noir et blanc, pour renseigner, autant q

ue

da

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tion

physique et perception mentale. Ces ajouts installent un rapport de com

munication entre l’auteur et

le le

cte

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e p

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xis

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po

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pa

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ratu

re

ou la question du sous-titre et de la voix-off au ciném

a.

Ainsi, l’investissement des spécificités des m

édia n’amène non pas à un cloisonnem

ent des disciplines, m

ais au contraire à des choix et des questionnements pouvant ensuite déborder et faire

sa

ute

r, da

ns

la m

es

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ss

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ine

s c

até

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ries

. C’e

st

dans cet esprit que peuvent naitre des œuvres telles que celle de

Ch

arlo

tte S

alo

mo

n1

0, où l’image et le texte font corps pour form

er u

n

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ratu

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ren

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ple

d

e

Tristram Shandy

11, ro

ma

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tern

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cre

n

oire

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pré

se

nte

la

m

ort

d’un personnage. Pour en revenir à la bande dessinée, son lien m

aje

ur à

la q

ue

stio

n d

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rep

rod

uc

tion

et d

e l’é

ditio

n in

terro

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directement la notion d’original et d’exposition, d’où sa diffi

culté à être exposé d’une façon qui respecte ses caractéristiques et n

e p

aro

die

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rs. N

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dir l’é

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po

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pla

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s u

n co

nte

xte

qu

i n’e

st p

as

le s

ien

?

Ces ouvertures, ces tentatives d’élucidation sont possibles grâce à la connaissance où l’intérêt porté aux spécificités des m

édia. Je v

ois

ch

ez

Ve

rtov

un

e s

orte

de

ta-c

iné

ma

qu

i n’e

st p

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ue

pour la référence ou la satisfaction que l’on a pour les choses q

ui

ren

vo

ien

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e

lles

-mê

me

s,

ma

is

po

ur

ou

vrir

de

n

ou

ve

lles

réflexions, de nouveaux champs de recherche. Le film

réfléchit a

ve

c n

ou

s, la

ca

ra p

ren

d v

ie d

e m

an

ière

littéra

le. O

n d

éb

ute

sur une salle de cinéma vide ; le film

comm

ence quand le film

com

me

nce

.

7

Page 8: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Structures

Je marche la bouche ouverte.

Ou plutôt : durant la m

arche, je respire la bouche ouverte. L’air pénètre le corps par le plus bref chem

in, il s’avale. Il glisse. S’il faut courir, je compte dans m

a tête des mesures de quatre secondes

d’inspiration , puis quatre secondes d’expiration. C’est une question d’endurance, ce cycle m

e permet de ne pas perdre m

on souffle. J’aim

e penser ce phénomène com

me un m

oment où

le temps fait m

atière : le corps s’emplit d’une quantité d’air définie par le rythm

e mis en place et cet air

permet de le propulser, le prolonge dans son existence de corps vivant.

On apprend en cours de science qu’il existe un organe du nom

de diaphragme. Cet organe est un

muscle com

parable à une peau souple tapissant l’extrémité de la cavité thoracique, collée aux côtes

comm

e une pellicule de caoutchouc. Sur les vues schématiques de l’appareil respiratoire, c’est un trait

qui se déforme. Tendu, il déploie la poitrine et perm

et à l’air de pénétrer dans les poumons ; gonflé, il

expulse le gaz carbonique et réduit l’espace du corps dont le ventre se creuse. A l’intérieur, les organes se déplacent. Sous la poussée, ils se réorganisent. Il est peut-être question, dans le dessin, de quelque chose de cet ordre-là.

De la figuration à la configuration

« ETUD

E n.f. (du la

t. studium

, zèle

). […]

4. BX-ARTS. D

essin, p

einture

ou m

od

ela

ge

, exé

cuté

s d’a

prè

s nature

, souve

nt e

n vue d

e ré

alise

r une œ

uvre p

lus éla

bo

rée

. »1

Dans l’utilisation qu’en font les éditeurs de m

onographies, ces dessins sont souvent ceux qui cohabitent avec le texte introductif. D

es reproductions de petite taille qui s’insèrent entre deux paragraphes ou dans la m

arge, accompagnées de légendes au corps plus petit

que celui du texte principal : comm

e un murm

ure dans le propos, une parenthèse qu’il serait possible de sauter.

Sur la page du dictionnaire, sous la définition, figure une reproduction d’un portrait de G

iulia Bellelli réalisé par Edgar Degas en 1860. La fillette, assise les m

ains à la taille, a le regard tourné à sa gauche. Son visage au m

odelé travaillé avec précision est rattaché à un corps ébauché en quelques traits, m

ais sa posture n’en est pas moins solide. Le dessin

fixe une première vision de l’enfant sur le papier.

1 Etude. In : Le petit Larousse illustré 2012. Italie : Larousse, 2011, p. 429

8

Page 9: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Si je ne pratique pas le dessin d’étude, il s’agit néanmoins d’une chose à laquelle je

suis attentive. Je rencontre généralement ces dessins au sein de livres m

onographiques, d’expositions de peinture ou de cabinets qui leur sont consacrés au sein des m

usées. Je les regarde avec plus ou m

oins d’application selon la manière dont ils m

e sont montrés, c’est-

à-dire selon le statut qui leur est implicitem

ent accordé.

Pourtant, le statut de ces images est souvent argum

entaire : le dessin fait office de tém

oignage visuel appuyant le propos de l’auteur, il possède donc un caractère comm

unicatif au m

ême ordre qu’un m

ot ou une phrase.

Si la taille réduite de ces dessins a pour objectif de faciliter leur intégration à la lecture, évitant au lecteur de sortir du texte, elle nous em

pêche paradoxalement de

regarder attentivement la reproduction et rend difficile la lecture du dessin lui-m

ême.

Or, le dessin d’étude provient d’un prem

ier rapport de l’œil à la m

ain, il convient donc de pouvoir le regarder attentivem

ent. Il dévoile le regard de l’artiste sur ce qu’il observe à un m

oment donné, quel que soit son niveau de représentation. Plutôt que d’une capture,

telle que l’incarne dans certains cas la photographie, il s’agit d’une représentation, de l’acte de présenter à nouveau.

« Reg

ard

er c

e q

ui se p

asse

, c’e

st dé

jà se

rac

onte

r de

s histoire

s, et ra

co

nter

de

s histoire

s, c’e

st reg

ard

er c

e q

ui se p

asse

ave

c un œ

il qui tie

nt les c

hose

s e

ntre e

lles. »

2

Le réel est filtré par l’œil, l’esprit et la m

ain. Digéré et rendu. Le dessin d’étude

est à la fois le résultat et la trace de ce phénomène. Il est lieu d’ém

ergence ; il appartient à l’œ

uvre de l’artiste tout en participant à sa construction. De ce fait, il perm

et aussi d’en retirer une certaine com

préhension qui, sans s’imposer com

me une vérité absolue, donne

la possibilité au spectateur de se positionner vis-à-vis de ce qu’il voit. Dans une approche

historique de l’art ou de l’œuvre d’un artiste, l’esquisse peut s’intercaler entre les pièces

les plus connues et construire une ligne temporelle perm

ettant d’étudier l’évolution d’une form

e, d’un style, d’une intention. Pour l’artiste lui-mêm

e, il est parfois une étape prépara-toire à un second m

oment de création : de cette m

anière, il porte aussi en lui la question du tem

ps et la promesse possible d’une œ

uvre pour le mom

ent inexistante, intangible.

2 « Le bon vouloir du dessinateur ». Entrevue avec Matthieu Cossé. Propos recueillis par Louise G

rislain. Roven (France), 2011, n°4, p.91.

Edgar Degas

Portrait de Giulia Belleli, 1860

Huile sur toile

Dum

barton Oaks Research Library and Collection,

Washington D

C, Etats-Unis

9

Page 10: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Au sein de mon travail, ce rapport d’« avant l’im

age » s’applique ailleurs que dans le des-sin d’étude : le dessin n’est pas le résultat d’un tem

ps d’observation, mais il m

’est essentiel de placer les choses d’une m

anière plus ou moins précise avant de passer au m

oment de

la réalisation. C’est un temps de recherche, non pas d’une com

position parfaite mais d’un

équilibre raisonnable, d’une solution possible à un problème consistant à devoir organiser

un certain nombre d’élém

ents entre eux. Ce temps est plus ou m

oins exigeant selon la na-ture du dessin : dans le cas de la bande dessinée, il m

’est nécessaire de produire la totalité du story-board avant de com

mencer à travailler les planches originales, tandis que pour

d’autres projets, une esquisse gribouillée suffit à construire l’espace du dessin à venir.

Et si le dessin est un espace de construction, il porte également en lui la construction

d’un espace : la question de la répartition desvides

etdes

pleins

de l’un et de l’autre côté dela ligne, lorsque il y en a une.

Il est en cela question de découpage et d’agencement, de proposition. M

atisse n’a jamais

cessé de dessiner, mêm

e lorsque la paire de ciseaux est venue remplacer la pointe du

crayon. L’outil a changé, mais pas la m

anière de penser la forme.

Au lycée, je répétais à l’infini des lignes au caractère presque typographique dans les m

arges de mes cahiers, des lignes qui provenaient de silhouettes de corps et qui étaient

devenues des lettres, des signes, de la matière à rem

plir le blanc.

Le protocole était inconscient mais bien existant, il ne fallait pas qu’elles soient trop

proches, pas non plus qu’elles forment un m

otif régulier ni qu’elles n’empiètent sur la

ligne rouge bordant les grands carreaux de la page. Ainsi naît le temps du dessin : un

premier élém

ent définit l’emplacem

ent d’un autre, qui lui-mêm

e va induire la composition

de l’espace restant. On com

pte un, puis deux, puis trois, on retrace mentalem

ent ce qui a été tracé sur le papier. Léonard de Vinci dessine l’hom

me barbu, puis la fem

me au chignon

tressé, celle qui se retourne, et enfin les deux études d’yeux. Le rapport de lecture existe déjà à l’intérieur du dessin et lui donne un prem

ier sens qui est celui du geste de l’artiste inscrit dans le tem

ps et l’espace.

Dans ce rapport de dessin posé sur un espace blanc, qu’on considère par défaut com

me

un espace vide à remplir, les objets représentés sem

blent parfois flotter dans le vide. Ni

rattachés par un réseau de traits ni retenus par la gravité induite par une ligne d’horizon,

Henri M

atisseN

u bleu II, 1952Papier gouaché, découpé et collé

sur papier marouflé sur toile, 116.2 x 88.9 cmCentre Pom

pidou, Paris, France

Matthieu Cossé

Extrait de carnet, 2015

Léonard de VinciFeuille d’étude recto, ca. 1470-80Crayon, encre brune et craie noire sur papier couché, 16.4 x 14 cmN

ational Gallery of Art, W

ashington DC, Etats-U

nis

10

Page 11: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

entourés de rien, ils ne tiennent pas. Ils s’affirment dans leur planéité. Ce sont des pièces

de puzzle figées au milieu de pièces blanches, incapables de se déplacer. En plissant les

yeux ou en bougeant la tête comm

e pour apercevoir la seconde image d’un hologram

me,

on réalise qu’on s’est trompé et que ces dessins ponctuels sont au contraire am

ovibles com

me des billes roulant sur une surface plane, déplaçables à l’infini. N

e suffirait-il pas de rajouter une feuille plus grande sous celle qui les supporte ? Q

uelques fois, des ombres

propres les décollent de l’arrière-plan, ou des ombres portées font de cet arrière-plan

un sol, un espace virtuel où déposer toutes sortes de choses ; le fond d’un aquarium où

laisser couler des formes pour qu’elles se fixent dans le sable. Le dessin devient un espace

particulier où toutes les perspectives sont possibles, où leur absence l’est tout autant, un nouveau réel qui est celui de la représentation.

Cette construction de l’espace révèle l’importance du vide qui soutient, entoure, contourne

le dessin. Je me dem

ande souvent quelle est la juste quantité de blanc à conserver dans m

es dessins. Cette interrogation est d’autant plus présente au mom

ent de l’encrage d’une bande dessinée, car la com

position concerne la totalité d’un gaufrier et donc à la fois la case seule, les cases dans tous leurs sens de lecture possibles et l’ensem

ble de la planche en tant que m

asse générale. Si le story-board, qui correspond à une mise en im

age du scénario dans un rapport très ciném

atographique de plans et de séquences, est l’étape la plus fluide à m

es yeux, l’encrage correspond à un mom

ent de tâtonnements et de traits

sans cesse corrigés pour arriver à quelque chose de cohérent raccordant plus ou moins

mon im

age mentale à son résultat physique.

Le vide, qu’on oublie, qu’on ne voit ni ne regarde pas, est en réalité une matière qui tient

les pleins entre eux, une gouttière qui dirige l’œil dans son parcours du dessin. Il m

e semble

que les livres aux marges trop fines procurent généralem

ent des expériences de lecture désagréables : le souffle sem

ble sans cesse manquer, les doigts ne savent pas où se placer

pour tenir l’ouvrage et les mots tom

bent vers l’intérieur de la reliure. En comparaison,

des marges larges laissent respirer le texte et le lecteur, créant une bordure qui sépare le

monde réel de l’espace de la lecture, devenu alors un refuge possible. L’espace du blanc est

l’espace de l’esprit, de la divagation : il permet au lecteur de prendre une pause entre deux

paragraphes, de parapher le texte de ses réflexions, de mieux se concentrer sur le noir des

caractères d’imprim

erie. Ce rôle existe aussi dans le domaine du dessin.

Herm

enegildo BustosN

ature morte aux fruits (avec scorpion et grenouille), 1874

Huile sur toile, 43.3 x 35.3 cm

Museo N

acional de Arte, Mexico City, M

exique

Fabio ViscogliosiU

ntitled, 2015Encre sur papier

Maren K

arlsonRhianne’s m

agic touch, 2015Crayon de couleur sur papier

11

Page 12: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Cette répartition ou définition de l’espace par le dessin n’existe pas uniquement en sur-

face, mais aussi en profondeur par la distinction des plans.

Ma pratique du dessin a tendance à rester plane, en surface. Lorsqu’il y a une profondeur,

celle-ci est généralement décom

posable en deux couches : un fond en arrière-plan et un m

otif en premier plan.

Le motif dont il est question est généralem

ent figuratif et à l’origine mêm

e du dessin : il peut s’agir d’un objet, d’un personnage, d’un sym

bole… Il va alors être question de

l’accorder avec un fond qui lui convient, une forme de réponse ou de contenant qui lui

permettra de rester l’élém

ent central du dessin tout en étant associé à un contexte défini. Le contexte en question peut tenir à un sim

ple fond coloré, l’important étant de faire en

sorte que la paire soit complète. L’objet apparait alors sur cet arrière-plan com

me s’il

s’agissait d’un collage ou d’une sérigraphie.

Lors d’un travail avec Antoine Medes où nous avions constitué un carnet iconographique

à partir d’images de sources diverses im

primées et découpées, nous nous som

mes retrouvés

face à une table couverte d’images éparpillées se couvrant les unes les autres ; pour les

coller dans l’ordre souhaité dans le carnet, nous avons entamé une recherche passant par

la désignation orale des images telles que nous les connaissions, sous des titres génériques

qui évoquaient imm

édiatement à l’autre de quoi il s’agissait. « Les eaux rouges », « Les

pics », « le dentier », « le dédoublement »…

Aucun de nous deux n’a pioché la m

auvaise image. Les titres que nous leur attribuons arbitrairem

ent faisaient sens, parce que nous travaillions avec ces im

ages depuis quelques temps, parce

que nous avons des préoccupations iconographiques comm

unes. Ce rapport de désignation existe de la m

ême m

anière dans mes dessins. Le titre, souvent

métonym

ique, définit le dessin à partir du motif du prem

ier plan en le rendant à la fois im

age et mot, un objet de langage, un signe.

Le dessin consiste également en cette désignation des choses ; non pas uniquem

ent en regard de son étym

ologie de designo mais dans le sens où il définit un espace, où il

structure les choses. Au mom

ent d’un croquis dans un carnet, le premier geste est celui de

dessiner un rectangle figurant l’espace de la feuille. Seulement après vient l’esquisse du

dessin à l’intérieur de l’espace choisi. Le premier geste est donc un geste de sélection ; le

second, un geste de construction.

Donald Baechler

The Smile and the Falling, 2013

Gesso et collage sur papier, 132.1 x 101.6 cm

Courtesy Donald Baechler et Cheim

and Read Gallery

Gordon M

atta-ClarkEtude pour O

ffice Baroque, 1999 (détail)Feutre noir et crayon blanc sur planche contactphotographique, 30.2 x 23.8 cmG

uggenheim M

useum, N

ew York, Etats-U

nis

Double page suivante :

Maurits Cornelis Escher

Concave et convexe, 1955Lithographie sur papier japon vergé, 28 x 33.5 cmM

usée des Beaux-Arts du Canada, Ottaw

a, Canada

12

Page 13: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read
Page 14: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Entre-deux

Dans ces espaces fictifs où tout peut exister se trouvent des endroits de trouble per-

ceptif, des zones qui vont capter le regard, comm

e les portails d’une nouvelle dimension

possible. L’œil et l’esprit font face au doute. L’œ

uvre graphique de M. C. Escher repose

en grande partie sur cette remise en question de la logique ou plutôt, sur cette nouvelle

forme de logique détournant les m

odèles de systèmes de perception et de représentation

occidentaux que nous avons assimilés au cours de l’histoire et, à l’échelle individuelle, au

cours de notre éducation. Enfant, les rêves qui me contrariaient le plus étaient ceux qui

portaient atteinte à la logique fondamentale des choses. Je posais un peigne sur m

on bu-reau à l’étage ; descendue au rez-de-chaussée pour m

anger avec ma fam

ille, je retrouvais le peigne placé à l’identique à côté de m

a serviette de table, comm

e s’il s’était téléporté. Lorsque je rem

ontais les marches à la volée pour retourner à m

a chambre, m

on bureau était effectivem

ent vide. Si les dessins d’Escher sont aussi troublants, c’est parce qu’ils reposent sur des principes géom

étriques et mathém

atiques vraisemblables auxquels nous

faisons confiance, jusqu’à ce que nous rencontrions le point où cette confiance se brise ; par exem

ple la rencontre, impossible dans la réalité à cause de leur em

placement physique, de

deux poutres dans la structure d’une construction. C’est le mom

ent du choc et de l’incom-

préhension, celui qui déclenche aussi la nécessité d’un mom

ent de recul, de repli sur un soi dont les fondations viennent d’être rem

ises en question. L’œuf, ou la poule ?

« Il me

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3

3 Maurits Cornelis Escher, L’œ

uvre graphique, Taschen, 1993, 77 p., p. 5.

Sylvie Joerger, une camarade, parle lors d’un exposé en classe d’une quatrièm

e dim

ension : l’espace du corps dépasserait sa barrière physique. Elle trace un schéma sur

le tableau. Il y aurait cet endroit qui serait à la fois du corps, et autre chose que du corps. Ces zones de l’entre-deux – entre le réel et l’im

aginaire, entre un plan et un autre – sont com

me des failles où pénétrer le dessin, des ouvertures obligeant l’œ

il à refaire son accom

modation et l’esprit à se réajuster de m

ême. D

ans le travail d’Escher, elles sont assez littérales puisque les espaces représentés sont vraisem

blables : elles interrogent donc directem

ent la notion de perception du spectateur, ce sont des trompe-l’œ

il dans lequel se projettent à la fois le corps et l’esprit. M

ais elles existent aussi dans des œuvres

non imm

ersives, et c’est peut-être à cet endroit que se situe un lien important entre le

dessin et la peinture : une traversée des surfaces.

Steve Gianakos

Untitled, 2002

Techniques mixtes sur papier, 176 x 148 cm

Galerie Sém

iose, Paris, France

Joseph YoakumThe D

olomites in N

orth Italy, n.d.Crayon de couleur, graphite et encre sur papier, 30.5 x 48.3 cmCavin M

orris Gallery, N

ew York, Etats-U

nis

14

Page 15: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Dans le dessin, ces interpénétrations sont rendues possibles par le m

élange des média,

des échelles ou encore des systèmes perspectifs. Le trouble qui se crée fait

de l’espace de la page un vortex, le spectateur perd ses repères et se retrouve à errer dans le dessin. L’œ

il ne trouve pas où se fixer ou rencontre des endroits énigmatiques qui

introduisent une nécessité de se frotter au mystère, qu’on désire le résoudre ou non. D

ans m

es Dessins blancs, le dessin à l’encre précède le rem

plissage au gesso ; de cette manière,

le blanc déposé avec un pinceau trop large se superpose toujours légèrement au noir et

redéfinit les lignes en les faisant trembler. Ce serait com

me verser du plâtre entre des

baguettes métalliques pour les faire tenir entre elles. A certains endroits, de la peinture

en spray blanche ou noire vient entourer le trait, si bien que l’ordre des couches devient m

oins clair à la lecture ; le trouble qui m’intéresse peut se situer à cet endroit-là, à l’endroit

de la rencontre entre plusieurs superpositions des différents média, à l’endroit où l’on

comm

ence à se poser la question de la frontière des choses. J’ai pu voir les dessins de Steve G

ianakos4 à deux reprises en 2015, et je ne parviens toujours pas à com

prendre la façon dont ils ont été construits. M

es hypothèses tournent autour du dessin et de la photocopie à son tour photocopiée, m

ais le mystère reste plein. Bien entendu, celui-ci ne donne pas

son intérêt à la pièce : il s’agit plutôt d’un point d’accroche physique, comm

e une maille

de pull sortie de son rang, un trou noir où l’on aime se perdre. C’est se dem

ander où va le papier coupé par la paire de ciseaux : où disparaît ce que tranchent les lam

es, comm

ent, à un niveau m

oléculaire, est-il possible que la rupture des éléments entre eux se fasse sans

perte ? Les territoires se frôlent, se rencontrent et se mélangent.

Ces préoccupations sont directement liées à des questions d’assem

blage et de juxtaposition. Au sein d’un dessin, les choses cohabitent bord à bord et induisent un rapport de lecture de l’im

age, un parcours du regard qui passe d’élément en élém

ent. Lorsque plusieurs im

ages cohabitent les unes à côté ou autour des autres, ce mêm

e rapport de lecture intervient chez le spectateur. Il s’agit de faire les liens entre les différents espaces, de com

prendre si ils sont concernés par une forme de narration, si ils se répondent, se

suivent, s’ignorent ou se contrastent. C’est ce qui fait de l’atelier un lieu de stimuli, un lieu

où le travail provoque le travail.

Ce phénomène de résonnance et de répercussion, je le connais d’abord en bande dessinée,

où je n’emploie pas de gouttière. Les cases sont collées les unes aux autres et form

ent une m

asse unique,

les seules marges existantes étant celles qui entourent la planche.

4 Exposition Steve Gianakos du 14/03/2015 au 11/04/2015 à la G

alerie Sémiose (Paris) et sur le stand de cette m

ême galerie au

salon du dessin contemporain D

rawing N

ow 9èm

e édition du 25/03/2015 au 29/03/2015 au Carreau du Temple (Paris).

L’espace devient alors une multiplication d’unités, un cube qui se serait déplacé en

basculant de face en face et qui aurait laissé son empreinte chaque fois, s’appropriant la

place physique du réel pour le remplir, le couvrir, l’investir. Il y a contam

ination. Les cases ouvertes sont des trous ou des m

iroirs : elles absorbent et rejettent, se souviennent et répètent. L’endroit où le spectateur devrait pouvoir errer, cette m

arge-couloir, n’existe pas ; c’est une distance qui interrom

prait l’échange quasi cellulaire des images, qui couperait

le flux. J’investis ce seul trait séparant deux cases juxtaposées, cette couture, comm

e un nouveau lieu d’intervention, un m

oyen de créer du lien entre les différents espaces. Les élém

ents que j’y fais apparaitre sont des signes graphiques sur lesquels peuvent glisser les yeux, induisant des sens de lecture différents du gauche-droite occidental habituel. Ce prem

ier plan graphique se mêle parfois au contenu des cases. Il disparaît sous certains

traits du gaufrier, et sème le doute entre ce qui fait fond et ce qui fait form

e, entre les élém

ents qui meuvent le récit et les outils de m

onstration qui interviennent désormais

sous l’identité de nouveaux personnages abstraits.

La terre ferme

Le dessin a donc pour caractéristique d’être à la fois un outil de composition et de

construction spatiale. Par l’ajout, le retrait, la rectification de traits, nous définissons un espace dans sa surface et sa profondeur. M

ais au-delà de cette intervention de désignation, cet espace, nous nous l’approprions. N

ous nous l’attribuons. Il ne s’agit pas simplem

ent de planter son drapeau sur un territoire m

ais de le faire sien en le recouvrant, en en traçant les frontières, en le possédant de fait par nos gestes physiques. Cette m

anœuvre

n’empêche pas qu’il soit visité ou m

ême partagé avec d’autres, car la véritable prise de

territoire ne s’effectue pas à l’endroit physique de son appartenance au monde m

ais en nous. Plutôt que de retirer quelque chose du réel pour le posséder, nous m

ettons en place un lien, à la fois physique et m

ental, entre le monde et nous. Le dessin, ou en réalité

n’importe quelle pièce que nous réalisons, est nôtre m

ais aussi tout à fait étrangère : c’est à la fois une m

atière empruntée et une m

atière produite, c’est un endroit de connexion et de pouvoir sur la réalité. C’est une place prise et une place donnée. C’est une inscription, et là se trouve peut-être la véritable em

preinte, qui ne concerne pas en premier lieu une

mém

oire humaine m

ais plutôt

d’une part la trace physique laissée dans tout ce qui n’est pas nous

d’autre part notre mém

oire individuelle en ce qu’elle est active, c’est-à-dire non pas à l’endroit du souvenir ni de l’anticipation m

ais à l’endroit de l’action.

15

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Nous ne som

mes pas dans une gravure de D

ürer : la réponse à la mélancolie rom

antique se situe dans la création, dans la prise en m

ain littérale et conceptuelle du monde qui

nous entoure, dans le faire. Le dessin dans l’espace pourrait être une traduction de cette volonté, une m

anière de se rendre maître des choses, de soum

ettre le monde à ses propres

règles : lorsque Richard Long emploie la m

arche pour tracer une ligne dans le sol, il ne se contente pas de sortir le dessin de son habituel form

at aux limites établies par les bords

de la feuille de papier. Son corps s’implique de m

anière explicite dans la trace qu’il laisse, trace qui n’est pas une couche d’encre ajoutée à la m

atière du monde m

ais un labour, et donc égalem

ent un labeur. La terre est littéralement gravée par les pieds de Long, m

ais surtout, déplacée. L’acte de création passe par un acte de m

odification qui devient à la fois une expérience pour l’artiste et le m

onde. La terre pourrait être retournée, la marque

effacée, toutes les images de la perform

ance détruites ; il en resterait que cet endroit ne serait jam

ais, en termes avant tout physiques m

ais aussi conceptuels, le mêm

e qu’avant la m

arche de Long. Une poussière se serait envolée, un brin d’herbe ne serait pas à la

mêm

e place qu’avant. L’importance du geste ne réside pas dans la m

émoire que nous en

avons – sans quoi il me serait inutile, pour prendre m

on exemple, de faire quoi que ce soit

au vu de ma capacité très réduite à retenir les choses – m

ais dans le fait de son existence, et en ce sens dans l’action qui l’a rendue possible.

Les dessins muraux de Sol LeW

itt exposés au Centre Pompidou de M

etz en 20135 qui

sont aussi, d’une toute autre manière, un exem

ple de dessin spatialisé, ont été détruits com

me l’exigent les consignes de l’artiste après le tem

ps de l’exposition. Bien que selon les idées de LeW

itt, le concept doive primer sur son résultat m

atériel, ces œuvres contiennent

la temporalité de l’action de Long : par leur m

onstration, les dessins sont rendus visibles au public et leur existence m

atérielle crée un impact irrém

édiable sur les étudiants, artistes et assistants qui les ont réalisés, les spectateurs qui sont venu s’y confronter, les passants qui ont aperçu l’affiche de l’exposition... Il peut bien entendu s’agir de m

icro-changements,

de détails anodins qui n’auront pas une grande influence sur tout le monde, m

ais aussi infim

es soient-ils, ces changement rendent différent le cours des choses. Ce sont des inter-

ventions qui séparent toutes les réalités alternatives possibles, et leur importance tient au

fait qu’il s’agisse d’actions choisies, d’influences volontairement appliquées sur le m

onde. Ici se tient une form

e de contrôle et d’expression capitale, une solution ou en tous cas une réponse au fatalism

e.

Sol LeWitt

Vue de l’exposition « Sol LeWitt. D

essins muraux de 1968 à 2007 »

Centre George Pom

pidou, Metz, France

Hippolyte H

entgen et John JohnClassons les peignes par le nom

bre de leurs dents, 2015Perform

ance, 15’, texte « Combien » de M

adeleine AktypiFestival H

ors Pistes du 23/01/15 au 15/02/15,Centre G

eorges Pompidou, Paris, France

Richard LongA line m

ade by walking, 1967

Photographie et graphite sur panneau, 37.5 x 32.4 cmTate M

odern, Londres, Angleterre

Main négative, entre 39000 et 28000 ans avant le présent

Grotte Chauvet, France

16

Page 17: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Chaque pièce devient alors un moyen d’appréhender le m

onde, de sonder la réalité et de la m

odifier par son action. L’empirism

e est important dans ce processus : de la m

ême m

anière que pour la com

position d’un dessin, il s’agit d’une construction de soi au travers des choix que l’on fait, des expériences que l’on m

et en place, quels que soient leur résultat. L’art devient alors un m

oyen de connaissance de soi et du monde, une approche constam

ment

portée par la pédagogie et la nécessité de percevoir, sinon de comprendre, le parcours que

l’on est en train de tracer tout en participant au cycle d’existence de toute chose.

« La ré

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tions figées, toutes faites, que livra

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qu’il crée qui peuvent apporter des significations au m

onde. »

6

6 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau rom

an, Les éditions de Minuit, Collection « Critique », 2010, p.120.

17

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ie contre une flaque d’eau. Attirée par les

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à qui j’accorde l’existence d’un univers alternatif inversé de l’autre côté de la surface de l’eau ; ce n’est que seulem

ent bien après que j’ai réalisé m’être trom

pée de mythe. Les deux légendent réunissent

néanmoins toutes les deux le vrai et l’illusion, ce rapport de surfaces sim

ultanément écrans et portails,

comm

e des vitres sans tain qu’il serait question de franchir. Dans La m

ythologie d’E

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Ha

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qu’Orphée « osa ce qu’aucun hom

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ais, n’avait osé pour son amour »

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des réalités. Leur richesse tient au fait qu’elles ne soient pas isolées dans leur alternativité, étanches, m

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La mythologie

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Université, 1978, p.121. Prem

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19

42

.

13Antonin Artaud,

Le Théâtre et son Double, G

alli-m

ard, 1937, Coll. Idées-Gallim

ard, 1

97

6, p

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in Je

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u, La bande

dessinée et son double, L’Associa-

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1.

14Je

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u, La bande

dessinée et son double, L’Associa-

tion

, 20

11

, 54

0 p

., p.4

1.

qui en font une construction de perpendiculaires imbriquées

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une forme proche à celle développée par Antonin Artaud dans

Le Théâtre et son Double

13 : un m

oyen d’accéder à la substance d

es

ch

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ête

,

particulièrement adaptée pour les deux film

s en question, de « l’envers du m

iroir »1

4. L’idée de « substance » des choses ne convient pas tout à fait à m

a pensée en ce qu’elle implique une

rité u

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, ou

da

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s le

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de

la

vérité. Je revisiterai donc cette définition du double de la manière

suivante : un moyen de développer les diff

érentes substances des choses

, en

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s

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, qu’elles soient d’ordre conceptuel ou technique.

18

Page 19: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

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de

s doubles possibles du ciném

a. Le film déploie un éventail

d’effets spéciaux et de m

ises en scènes qui trompent l’œ

il, employant le faux du m

onde du p

late

au

de

tou

rna

ge

po

ur c

rée

r du

vra

i da

ns

le ré

cit, p

ar e

xe

mp

le e

n in

ve

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rou

lem

en

t du

tem

ps

de

certa

ine

s s

ne

s. C

es

ca

nis

me

s s

erv

en

t de

deus ex machina à la fois scénaristiques

et cinématographiques. Le ciném

a n’a pas honte de ses artifices, et selon le précepte évoqué par H

eurtebise lors de la découverte de l’Autre Monde par O

rphée, il suffit d’y croire

. Le

s m

éc

an

ism

es

du cinéma utilisés dans le film

font que l’histoire se tient : le fond et la forme sont intrinsèques et

fonctionnent comm

e deux voix sans lequel le dialogue ne serait pas possible. Ces trucages sont d

es

ma

rqu

eu

rs d

u d

es

tin tra

giq

ue

et in

élu

cta

ble

d’O

rph

ée

. Le

so

rt d’O

rph

ée

ne

pe

nd

pa

s d

es

dieux, mais du film

. Le cinéma est l’un des protagonistes à part entière de son histoire d’am

our à rebondissem

ents, et contraint ses mouvem

ents de la mêm

e manière que la M

ort qui le kidnappe ou l’assaille de reproches infantilisants.

Il est proposé au spectateur de suivre le mêm

e parcours et de traverser ainsi portes, fenêtres, m

iroirs

et tra

pp

es

. Le

tun

ne

l ne

ces

se

jam

ais

. He

urte

bis

e s

e m

oq

ue

d’O

rph

ée

lors

qu

’il s’e

ng

ag

e à

aller chercher Eurydice aux Enfers : peut-être y est-il depuis le début. La Mort tient entre ses m

ains

15Jo

se

ph

Ca

mp

be

ll,

Le héros aux mille et un visages

, J’ai

lu, Coll. « Bien-être », 2013, 633 p., p.16. Prem

ière édition auxE

tats

-Un

is e

n 1

94

9.

16« Il s’agit des m

éthodes, concepts, conventions et m

oyens que les é

criv

ain

s, ré

alis

ate

urs

, cré

ate

urs

de

jeu

x v

idé

o e

t tou

s ce

ux

qu

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raco

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es

his

toire

s e

mp

loie

nt.

Le

s tro

pe

s p

eu

ve

nt ê

tre ré

cen

ts e

t

malgré tout paraître banals et rabâ

-

chés ; être vieux de 1000 ans – ou plus – et sem

bler totalement neufs.

Ils n

e s

on

t intrin

qu

em

en

t ni m

au

-

va

is, n

i bo

ns

. Ce

ne

so

nt q

ue

de

s

ou

tils u

tilisé

s p

ar le

s c

réa

teu

rs p

ou

r

exprimer leurs idées au public. »

Trope, [en ligne]. http://tvtropes.org/pm

wiki/pm

wiki.php/M

ain/Trope (Page consultée le 21 janvier 2016). Traduction personnelle. Le s

ite w

eb

tvtro

pe

s.o

rg s

e p

rés

en

te

comm

e un catalogue des ficelles de la fiction et réunit plus de 26000 tro

pe

s.

17Vladim

ir Propp,M

orphologie du conte, S

eu

il, Co

ll.

« Points essais », 254 p.Prem

ière édition en Union

So

vié

tiqu

e e

n 1

92

8.

gantées les ficelles de la vie d’Orphée : elle enclenche la

machine (infernale) et annule tout ce qu’elle a provoqué ;

c’e

st e

lle q

ui é

crit le

livre

vid

e, n

u, q

u’O

rph

ée

cou

vre

à

la terrasse du Café des Poètes, ou peut-être, qui l’efface.

L’his

toire

pe

ut a

vo

ir eu

lieu

av

an

t, dé

jà. N

ou

s p

ou

rrion

s a

vo

ir

à faire à une boucle. Cocteau annonce cette éventualité dès le début du film

: « C’est le privilège des légendes d’être sans âge. » Cet aspect de l’adaptation de la m

ythologie n’est pas sans im

portance à mes yeux. Il instaure un rapport tem

porel hum

ain à la mythologie et au récit en général qui dépasse

le te

mp

s m

êm

e d

e s

a n

arra

tion

. Ce

la n

’es

t pa

s s

an

s lie

n

avec l’histoire de la transmission des m

ythes, à l’origine com

muniqués à l’oral par des figures de narrateurs tels que

les aèdes ou les bardes. Cette tradition a défini le mythe

comm

e un objet de partage (et donc de comm

unication et de langage), de connaissance (en tant que sujet et acteur du m

onde) et de mém

oire (dans l’héritage et l’inscription historique).

Jos

ep

h C

am

pb

ell s

’éto

nn

e d

an

s Le héros aux m

ille et un visages, paru en 1949, « que le m

oindre conte de nourrice soit d

ou

é d

e ce

po

uv

oir c

ara

cté

ristiq

ue

de

tou

ch

er e

t d’in

sp

irer

les centres créateurs profonds »1

5, et propose l’hypothèse de l’existence d’une unique structure m

ythologique sur laquelle seraient construites toutes les histoires. Le m

ythe serait un ré

cit u

niq

ue

– u

n m

onomythe

– d

éc

liné

en

d’in

no

mb

rab

les

variantes, composé d’un schém

a narratif en trois étapes

Annonce parue dans les comics d’Arleigh Publication

Co

rpo

ratio

n, m

ais

on

d’é

ditio

n s

cia

lisé

e d

an

s le

s b

an

de

s

de

ss

iné

es

rom

an

tiqu

es

, an

es

19

60

symboliques qui sont égalem

ent la

stru

ctu

re d

u ritu

el –

pa

ratio

n,

initia

tion

, reto

ur à

la s

oc

iété

– e

t qu

i

pe

rme

ttraie

nt à

l’ho

mm

e d

’alle

r de

l’avant et d’être en mesure de faire

face à ses fantasmes. Cam

pbell d

istin

gu

e

un

ce

rtain

n

om

bre

d

e

ca

rac

téris

tiqu

es

in

trins

èq

ue

s

au mythe et analyse les rôles et

les interventions

de diff

érentes typologies

de personnages

et d

e

con

cep

ts.

Si

je

con

sid

ère

so

n

es

sa

i tro

p

pe

nd

an

t d

e

la

psychanalyse, en

particulier des

théories freudiennes,

elle n’en

res

te

pa

s

mo

ins

trè

s

rév

éla

trice

su

r le

ra

pp

ort

de

m

ém

oire

e

t

de transm

ission du

mythe,

et intéressante dans l’hypothèse, qui m

e p

ara

ît jus

te, d

’un

corp

s co

mm

un

de la mythologie à partir duquel

se construisent

les m

ythes du

monde entier. L’histoire des form

es n

e

con

cern

e

pa

s

un

iqu

em

en

t le

s

formes

physiques m

ais aussi

le

do

ma

ine

d

e

la

na

rratio

n :

la

po

ss

ibilité

d

’inv

en

taire

d

es

« tropes »1

6 e

n

tém

oig

ne

, m

êm

e

s’ils

co

nce

rne

nt

le

réc

it à

u

ne

échelle différente.

Par ailleurs,

Vladimir

Propp é

vo

qu

e

de

s

inte

rrog

atio

ns

se

mb

lab

les

à ce

lles

de

Ca

mp

be

ll en

19

28

da

ns

Morphologie du conte m

erveilleux1

7 : désirant faire de l’étude des contes une science rigoureuse et constatant l’échec des tentatives de classification des contes par thém

atique, Propp propose une étude structurale des contes merveilleux russes. Cette

analyse, moins portée sur le rapport psychologique de l’hom

me avec les histoires qu’il crée que celle

de Campbell, établit la liste de trente-et-unes fonctions se succédant toujours dans le m

ême ordre

au sein d’une histoire, certaines pouvant être supprimées et m

odifiées selon les variations. L’essai de Propp m

e parait également plus proche de m

a manière d’envisager le récit dans le sens où la m

ajorité des contes que j’ai lus et appréciés enfant sont des contes russes, qui sont aujourd’hui à l’origine de certaines visions archétypales que je peux avoir du récit, telle que la figure de l’héroïne quittant le

19

Page 20: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

domicile fam

ilial pour mener son aventure. Le conte russe est donc à m

es yeux une sorte de premier

apprentissage des codes du conte et par extension, du récit : le nom d’Ivan Tsarévitch, principal héros

masculin de ces histoires, signifie littéralem

ent « Jean le Prince », le définissant comm

e un héros au p

rem

ier d

eg

ré, s

i bie

n q

u’il e

st le

pe

rso

nn

ag

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rinc

ipa

l de

plu

sie

urs

con

tes

sa

ns

lien

les

un

s a

ve

c le

s

autres. D’autres personnages reprennent aussi ce schém

a d’unité archétypale en intervenant dans plusieurs contes à la fois com

me la sorcière Baba Yaga, tantôt antagoniste, tantôt protagoniste.

Ces archétypes de personnages, de concepts ou encore de structures narratives sont importants

car ils composent les fondations de la narration et se m

êlent en une mém

oire comm

une fournie des ré

cits

en

ten

du

s e

t cré

és

pa

r ch

ac

un

. L’inté

rêt d

e ce

s co

de

s p

lus

ou

mo

ins

inv

en

torié

s, co

ns

cie

mm

en

t

ou non, n’est pas à mes yeux d’être piochés et assem

blés de manière à construire une histoire à

pa

rtir de

ce q

ui e

xis

te d

éjà

, com

me

on

su

ivra

it un

e re

cette

: il es

t au

con

traire

plu

s ric

he

d’in

ve

nte

r

autour de ces références (en pratiquant le collage, l’hybridation, le déplacement) et de com

prendre le fonctionnem

ent de ces systèmes pour être en m

esure de les contourner, les détourner ou se les approprier. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que cet ensem

ble de possibles du récit ne sont pas u

niq

ue

me

nt d

es

élé

me

nts

iso

lés

, au

ton

om

es

, ma

is q

u’ils

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pa

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et

so

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on

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uta

ires

d’u

n co

nte

xte

plu

s v

as

te q

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celu

i de

la s

eu

le s

ph

ère

du

réc

it. Le

ur n

atu

re e

st

donc définie par des caractéristiques telles que la géographie, la politique, le patrimoine, la culture…

Et c’est en vue de la totalité de ces caractéristiques que le récit prend sens à m

es yeux : d’une part en ta

nt q

u’u

nité

au

ton

om

e, d

’au

tre p

art e

n ta

nt q

ue

pro

du

ctio

n d

’un

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ultu

re.

L

a

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e

de

ss

iné

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t u

n

diu

m

utile

p

ou

r d

éco

ns

truire

e

t re

con

stru

ire

la

stru

ctu

re

narrative, de par son caractère séquentiel invitant à décomposer les choses sous form

e d’unités et à tra

va

iller le

ur m

on

tag

e d

’un

e m

an

ière

vis

ue

lle, co

mm

e u

n co

llag

e. U

ne

pa

rtie d

e m

on

trav

ail co

ns

iste

à interroger les différents m

oyens de créer de la narration et de considérer à la fois la surface et le tem

ps nécessaires pour produire du sens. Les notions de début et de fin se retrouvent alors brouillées ; Le D

éluge, un fanzine que j’ai réalisé en 2014 et composé de dix-huit livrets de huit pages, relate

ainsi une catastrophe (sur)naturelle imaginaire de telle m

anière qu’il est possible de comm

encer la lecture de l’histoire à partir de n’im

porte quel livret, la boucle narrative se refermant toujours sur

elle

-mê

me

. Ce

tte id

ée

de

bo

uc

le e

st é

ga

lem

en

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se

nte

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un

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ss

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e s

ix p

ag

es

su

r la

ren

con

tre e

ntre

Va

ss

iliss

a e

t Ba

ba

Ya

ga

intitu

lée

La très belle, l’héroïne russe finissant par remplacer

sa

ge

ôliè

re d

an

s s

on

rôle

de

so

rciè

re, ju

sq

u’à

ce q

u’u

ne

no

uv

elle

Va

ss

iliss

a s

’élo

ign

e d

u d

om

icile

familial pour venir se perdre dans ses bois. Paradoxalem

ent, Le désert, qu

i es

t un

e b

an

de

de

ss

iné

e

d’u

ne

cin

qu

an

tain

e d

e p

ag

es

, rela

te u

n é

ne

me

nt b

ien

plu

s co

urt e

t an

ecd

otiq

ue

: le re

tou

r d’u

ne

18Je

an

-Ch

risto

ph

e M

en

u,

La bande dessinée et son double, L’Association, 2011, 5

40

p., p

.28

9.

19Frank Santoro, né en 1972

à Pittsburgh et auteur des b

an

de

s d

es

sin

ée

s Storeyville

(édition française par Çà et Là, 2009) et Pom

péi (édition

femm

e accompagnée par le violeur qu’elle a capturé vers son

villa

ge

. L’ima

ge

de

vie

nt a

lors

plu

s s

ilen

cie

us

e, le

tem

ps

s’é

tire

su

r de

s s

ne

s d

e m

arc

he

et d

es

cie

ls q

ui c

ha

ng

en

t de

cou

leu

r

av

ec

le m

ou

ve

me

nt d

u s

ole

il, l’urg

en

ce d

e ra

con

ter le

s c

ho

se

s

a disparu. Ce travail plus récent s’éloigne des archétypes qui sont parfois dangereux lorsqu’on les considère suffi

sants à faire tenir un récit, qui prend ici place dans un « M

onde Clos ». Jean-Christophe M

enu définit le « Monde Clos » com

me « la recherche

personnelle d’un auteur pour élaborer la fiction qui lui ressemble

Jochen Gerner

Ex

trait d

e Contre la bande dessinée

, Ch

ap

itre 1

0 : E

xe

rcice

s

L’Association, Collection Eprouvette, 2008

20

Page 21: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Louise AleksiejewD

essins blancs, 2

01

5

Gesso, encre de Chine et aérosol sur papier de récupération, 37.5 x 50 cm

et 100 x 75 cm

Maurice

, 20

15

Gesso, encre de Chine, scotch et aérosol sur papier de récupération, 200 x 300 cm

le plus, sans souci de fournir au lecteur des repères rassurants et identifiables »1

8 ; cette idée s’exprime

pa

rticu

lière

me

nt d

an

s le

s b

an

de

s d

es

sin

ée

s d

e s

eiz

e p

ag

es

réa

lisé

es

da

ns

le c

ad

re d

es

con

cou

rs d

e

Frank Santoro1

9, où l’histoire prend généralement place dans des décors de cet ordre, à savoir des

forêts, des déserts ou encore l’espace. Ces endroits sans frontières sont des champs ouverts pour

l’ac

tion

pu

re d

es

pe

rso

nn

ag

es

qu

i se

retro

uv

en

t livré

s à

eu

x-m

êm

es

, et co

nce

ntre

nt d

on

c la

na

rratio

n

sur leurs actions, aussi insignifiantes soient-elles. Dans un rapport de tem

ps et de surface encore diff

érent, ma série de D

essins blancs emploie des form

es narratives de manière plus ponctuelle,

comm

e les indices d’un récit hors-champ m

ultiforme : un profil gréco-rom

ain renvoie à l’histoire et à la perception qu’en fait l’histoire de l’art, une rose illum

inée rappelle plutôt l’icône magique d’une carte

de tarot et un serpent étouffe ce qui pourrait être un chignon sans tête ou une balle élastique. Toutes

les histoires, de l’anecdote au fantasme, en passant par l’archive offi

cielle, sont alors convoquées, filtrées, et produisent l’im

age : ce qui est lu, entendu, vécu se transforme et s’extrait pour rejoindre

d’autres signes, d’autres fragments, com

posant un nouveau répertoire pictural, un nouveau corps narratif.

Avec Orphée

, Co

cte

au

me

t en

pla

ce u

ne

stru

ctu

re b

ina

ire : u

n p

rem

ier te

mp

s p

erm

et d

e m

ettre

les

choses en place et un second temps, en m

iroir, à les défaire comm

e on détricoterait un pull en tirant sur le fil. L’entrée d’O

rphée dans l’Autre Monde est la séquence la plus représentative de l’effi

cacité de Cocteau dans l’appropriation ciném

atographique, dans le sens fort du médium

, d’une mythologie.

He

urte

bis

e s

e tie

nt im

mo

bile

da

ns

le v

en

t, de

va

nt u

n O

rph

ée

cou

vra

nt u

ne

no

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elle

dim

en

sio

n,

les

bra

s te

nd

us

de

va

nt lu

i com

me

po

ur m

ieu

x a

pp

réh

en

de

r les

ch

os

es

, ten

ter d

e to

uc

he

r cette

au

tre

réa

lité, p

rév

en

ir le c

ho

c d

’un

ob

sta

cle

qu

’il n’a

ura

it pa

s v

u v

en

ir ma

inte

na

nt q

u’il p

ren

d co

ns

cie

nce

des limites des seuls sens physiques. « O

n dirait que vous marchez im

mobile », rem

arque Orphée

en dévoilant sans pudeur tout l’artifice de la situation, créée par des jeux de transparence entre les

française par Çà et Là, 2013), s

’inté

res

se

pa

rticu

lière

me

nt à

la q

ue

stio

n d

e la

com

po

sitio

n

de

la p

lan

ch

e e

t org

an

ise

de

pu

is 2

01

3 u

ne

com

tition

de

com

po

sitio

n p

ou

r laq

ue

lle

les

pa

rticip

an

ts d

oiv

en

t

pro

du

ire u

ne

ba

nd

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es

sin

ée

« signature » complète de

se

ize

pa

ge

s s

ou

s la

con

train

te

d’un gaufrier de casesp

réd

éte

rmin

é.

20Portrait 9 Claude Ridder

par John John et Hippolyte

Hentgen, perform

ance dans le

ca

dre

de

l’ex

po

sitio

n

« Classons les peignes par le nom

bre de leurs dents », Festival H

ors Pistes, Forum

-1 du Centre Pompidou, du

23 janvier 2015 au 15 février 2

01

5.

ima

ge

s. U

n v

itrier, in

dice

su

pp

lém

en

taire

de

la tric

he

rie, p

as

se

en

p

rem

ier

pla

n

et

con

tinu

e

sa

ro

ute

e

n

arriè

re-p

lan

. O

rph

ée

avance au moyen de grands pas qui ne le m

ènent nulle part, p

en

da

nt

qu

’He

urte

bis

e

no

nce

l’in

certitu

de

co

ns

tan

te

cu

e

par les habitants de l’Autre Monde. U

ne poignée de main réunit

finalement les deux hom

mes dans la m

ême dim

ension physique e

t me

nta

le.

Je

pe

ns

e

à Portrait 9 Claude Ridder, perform

ance de John John sur un décor d’H

ippolyte Hentgen

20 : Perle Palom

be, filmée

par Emilie Rousset, rejoue en playback des scènes de Je t’aim

e je t’aim

e d’Alain Resnais, tandis que son image est projetée en

direct sur le mur d’à côté. Les réalités se frôlent et se rencontrent,

évoquent la fiction et la multiplicité des réalités. Chez Cocteau,

c’est la fiction qui propose des entrées possibles sur le cinéma en

tant que médium

. Avec en tant qu’idée retenue, peut-être, la mise

en garde de la Mort quant à la puissance du regard : « N

e regardez pas en arrière, à ce petit jeu il y en a qui se changent en statues de sel. » En tém

oignent les innombrables statues qui peuplent les

décors du monde « réel », ou plus précisém

ent de ce monde lui-

21

Page 22: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

mêm

e très incertain dont Orphée est issu. L’adaptation est assum

ée et appropriée. Le film se retourne

comm

e un gant. « C’est le rêve qui continue », se plaint Orphée, la réalité n’est jam

ais qu’une vague supposition qu’il est im

possible de vérifier. J’ai l’impression de voir un film

qui applique les règles, ou p

lutô

t le m

anifeste m

is e

n p

lace

pa

r Ve

rtov. C

e ra

pp

roc

he

me

nt e

st re

nd

u p

os

sib

le p

ar l’o

rdre

da

ns

lequel je regarde les films : m

on intérêt pour cette démarche d’écriture du retour au ciném

a se trouve à cet endroit, dans cette rencontre des œ

uvres, à l’endroit de l’espace intermédiaire de la gouttière.

Mo

n e

xp

érie

nce

cin

ém

ato

gra

ph

iqu

e, m

êm

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d’appréhension et de compréhension qui im

pacteront chaque fois le visionnage suivant mais aussi

ma

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cte

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trav

ers

de

la m

atiè

re

créée par des cinéastes, dans l’investissement de l’infram

ince. Après deux films, je m

’interroge sur la continuité de ce travail. Restera-t-il du texte, ou uniquem

ent une collection de photogramm

es ? Je ne fais pas de la critique ciném

atographique, ni mêm

e de l’analyse, ce n’est pas mon objectif m

ême

si ces étapes interviennent parfois naturellement dans la construction de m

a pensée. Ce n’est pas un e

xe

rcice

d’é

critu

re, m

ais

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tôt : u

n e

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rcice

de

vis

ion

– e

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vis

ion

na

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. Il ne

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git p

as

sim

ple

me

nt

de se réhabituer à regarder des films, je pourrais faire cela sans écrire. L’expérience m

e paraît plus la

rge

qu

e ce

la.

22

Hippolyte H

entgen et John JohnPortrait 9 Claude Ridder, 2

01

5

Festival Hors Pistes, Centre G

eorges Pompidou, 50’

D’après le film

Je t’aime Je t’aim

e d’Alain Resnais

Page 23: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

En français dans le texte : échappé quatrième devant, échappé seconde, échappé quatrièm

e derrière, échappé seconde, échappé seconde, brisé, brisé, entrechats quatre, entrechats quatre, entrechats quatre, entrechats quatre.

Sur des mesures de huit tem

ps, les chevilles se frôlent et les pieds échangent leur place. Il faut rebondir et m

onter plus haut encore si l’on espère avoir le temps de réaliser le m

ouvement dans son

entièreté : plier pour l’impulsion , sauter le dos droit , la jam

be de derrière passe devant la jam

be de terre puis reprend sa place , on retombe déjà , plier pour l’am

orti . Si j’avais des pelotes de laine reliées aux orteils je tisserais peut-être une étoffe dans l’espace d’un saut, d’une fraction de seconde – m

ais il faut repartir déjà.

Après les sauts de batterie, qu’on appelle aussi les petits sauts, viennent les grands. On a presque plus

de souffle, m

ais on soufflera plus tard. Il y a un petit saut pour se lancer qui porte le nom

de tombé,

c’est un pas de liaison, c’est comm

e la majuscule qui déclare l’ouverture de la phrase. Alors le corps

prend de l’ampleur et la raideur des m

embres devient invisible, il faut tracer des gestes souples et ne pas

interrompre sa diagonale. « Parcourez », j’entends au m

oment de la glissade. Et je glisse plus loin : je fais

de mon corps l’outil qui parcourt. Les jam

bes s’ouvrent à la plus large envergure au mom

ent du saut. Les extrém

ités du corps tracent des courbes parfaites.

Fer forgé

23

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A → B

Une cage d’escalier Art N

ouveau rapportée par une photographie en noir et blanc ; les boucles de la signature de la Reine Elizabeth I ; des garde-corps de fenêtre en fer forgé

feuilles d’acanthe d’une colonne de type corinthien, les chapiteaux des colonnes ioniques ; les traits d’exclam

ation d’un personnage de bande dessinée surpris ; les fioritures d’un bouton de rose étudié au dessin et l’enroulem

ent de sa tige verte, épaisse et ponctuée d’épines ; les costum

es bariolés des soldats répertoriés dans un jeu de cinquante-quatre cartes ; des cheveux de fem

mes sculptés en paquets ondulés com

me des nouilles chinoises.

poli aux arêtes ; des marqueteries de m

inéraux colorés et de bois exotiques ; des typographies gothiques ; les perruques tressées d’une œ

uvre de Laura Porter ; des papiers peints floraux ; des toiles d’araignée ; des enlum

inures et leurs dorures ; les

« Qua

nd il p

ense

à un ro

ma

n futur, c’e

st toujo

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Et, une fo

is l’œuvre

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onstitue

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mo

nde

pa

rticulie

r de

l’é

criva

in. »7

Je désigne une famille d’im

ages, des images que je collectionne, que je regarde et qui

m’interpellent chaque fois. J’énum

ère un « style ». Un « style » de lignes et un répertoire

de couleurs, un « style » de gestes et de choix. J’essaie de définir les choses : les lignes sont courbes, traversent l’espace ou du m

oins le composent, le ponctuent. Elles sont des

signes, des points d’accroche pour l’œil, des trajets possibles vers le fond de la page. Elles

permettent de rebondir. Elles ont dans leurs rondeurs des aspérités inattendues m

ais précises, des trem

plins vers la suite de l’image. Elles ont des angles cassants com

me si

elles avaient fait une pointe de vitesse. Elles sectionnent et sélectionnent des parties, ouvrent des fenêtres, font le tour du dom

aine. Elles indiquent, assemblent et dém

antèlent.

Elles inscrivent précisément les choses dans le dom

aine du dessin. Une m

arque est laissée. J’aim

erais parler de trait, car c’est la forme que celle-ci prend généralem

ent au sein de m

a pratique, mais cette définition exclue bien trop de gestes dépendant directem

ent des enjeux du dessin. U

n poignet tourne… puis un coude…

puis un bras… et le corps lui-

mêm

e peut être une torsion à l’origine de dessin.

7 Alain Robbe-Grillet, « Sur quelques notions périm

ées », Pour un nouveau roman, Les éditions de M

inuit, Collection « Critique », 2010, p.41.

« JE MA

RQU

E / JE TRAC

E / JE FAIS LE C

ON

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R OU

JE DEC

RIS / J’IND

IQU

E OU

JE D

ESIGN

E / JE RESERVE O

U JE C

HO

ISIS / JE NO

MM

E OU

J’ELIS / J’ORD

ON

NE

OU

JE PREVO

IS »8

8 Adaptation libre de la définition du verbe italien designo sur le site web w

iktionary.org : « 1. I mark / 2. I trace out / 3. I outline

or describe / 4. I indicate or denote / 5. I earmark or choose / 6. I appoint or elect / 7. I order or plan ». CO

LLECTIF. Designo. [en

ligne.] https://en.wiktionary.org/w

iki/designo [page consultée le 25/12/2015.]

Le contrôle mêm

e du geste et l’implication physique de l’artiste sont variables et nuancés

par les choix du dessinateur, les circonstances de création, les contraintes physiques. Le crayon est m

aintenu fermem

ent au creux des doigts, est-ce que la main trem

ble ? Le fusain est suspendu au bout d’une ficelle qui traîne derrière soi. L’aérographe diffuse sa peinture de travers, la craie s’effrite à cause d’une trop grande pression contre le papier. D

’ailleurs ce n’est plus du papier, c’est une planche, et la trace laissée est celle d’un pyrograveur qui brûle la surface de bois. C’est un journal plié et frotté contre un sol irrégulier. C’est un souffle contre une bulle d’encre. Jean M

essagier laisse le gel faire son affaire avec les pigm

ents, Jean Tinguely conçoit les Méta M

atics qui dessinent à sa place, Jean-Michel

Basquiat graffe les murs de M

anhattan de messages en lettres capitales.

Une préoccupation récurrente dans les livres que j’ai pu lire sur le dessin concerne sa

définition, et celle-ci existe souvent dans une mise en contraste avec la peinture ; l’un

serait l’art du noir et blanc, l’autre de la couleur ; le support privilégié de l’un serait le papier, celui de l’autre la toile ; on dessinerait au crayon et on peindrait au pinceau. M

ais chaque fois ces approxim

ations de définition sont abrogées par ceux qui les ont évoquées, citant autant d’exceptions que d’exem

ples suivant la règle. Ma réponse ne peut exister

qu’en regard de ma pratique, et donc du fait que je peins très peu ou pas ; elle est vrai dans

mon rapport au dessin et à la peinture, et ne s’appliquera probablem

ent à aucun de mes

collègues d’atelier, qu’ils soient peintres et/ou dessinateurs. Pour mettre un point d’arrêt

provisoire à la question de ce qui entre, ou non, dans cet ensemble que j’intitule « dessin »,

aux parois par ailleurs perméables et en constante évolution, je fixe une condition qui est

applicable dans la totalité, il me sem

ble, des objets que je souhaite désigner : plutôt que d’une ligne ou d’un trait, il s’agit d’un point avec une orientation.

D’une poussée.

L’empreinte d’une fum

ée orientée est un dessin ; celle d’une fumée ém

anant d’un point fixe dans une direction fixe est probablem

ent également un dessin, m

ais elle m’intéresse

moins en ce qu’elle entretient plus avec le support un rapport parallèle de surface ,

qu’un rapport perpendiculaire . On parle d’un trait d’arbalète, et c’est cette im

age que j’ai en tête lorsque j’em

ploie le mot dessin en tant que m

édium. En peinture, on ne trace

pas de la mêm

e manière : on a plus tendance à recouvrir les choses. Lorsque je dessine,

j’ai plutôt l’impression de construire une tram

e ou une grille, un jeu de mikado où chaque

ligne en soutient une autre : deux lignes qui se croisent forment un nœ

ud, une soudure, et renforcent la structure entière du bâtim

ent.

24

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25

Ces questions de définition ne sont par ailleurs pas si capitales que cela, elles me

permettent seulem

ent de mieux cerner un cham

p d’intérêt et d’insister sur sa capacité de m

étamorphose : l’objet ou le résultat « dessin » n’est en réalité pas plus im

portant que le geste de dessiner, qui touche d’autres m

édia que le graphite ou le fusain, si l’on veut caricaturer la vision traditionnelle du dessin. Et cela est vrai égalem

ent d’œuvres qui

semblent totalem

ent s’éloigner des enjeux du dessin : les colonnes de Marion Verboom

exposées au M

usée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables d’Olonne

9 me renvoient, m

algré leur forte inscription dans le volum

e (plus dans leur conception, leur rapport à l’atelier et à la m

atière que dans leur présence imposante), dans des gestes qui sont ceux du dessin,

et notamm

ent du dessin d’architecte, qui est finalement un dépôt classique de graphite

sur du papier. Je n’ai pas ce sentiment face aux autres pièces de l’artiste, m

ais dans le cas de ces fragm

ents de colonnes, le rapport des vides et des pleins me renvoient directem

ent au geste de dessin décrit plus haut, en particulier pour les tronçons aux allures de bustes où sont gravés des sem

blants de systèmes digestifs. Il s’agit peut-être de m

oulages mais

ils m’évoquent le geste d’une gouge ou d’un burin retirant la m

atière sous l’effet du choc d’un m

aillet, et donc une fois de plus cette question du trait orienté.

9 Lectio difficilior potior de Marion Verboom

, installation exposée au Musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables d’O

lonne du 04/07/2015 à février 2016.

La graphie

Lors d’un repas de famille, j’entends m

a mère dire devant les dessins de m

on filleul de quatre ans que les enfants sont passionnés de dessin jusqu’à ce qu’ils apprennent à écrire. Pour m

a part, le dessin et l’écriture ont toujours été des activités parallèles, mais

je me souviens effectivem

ent m’être dem

andé à l’école primaire quelle était la raison pour

laquelle tout le monde ne dessinait pas, alors que le m

oment de l’illustration du cahier de

chants était le meilleur pour m

oi. En réalité, tout le monde ne dessinait plus. L’écriture

devient, pour certains, un moyen d’expression et/ou de com

munication plus évident, plus

pratique, plus adapté que le dessin. Et bien que l’écriture et le dessin diffèrent dans leur rapport au signe, ils sont très liés dans leur relation à l’espace : ce sont des traces laissées, des traits orientés, on en rem

plit le vide qui nous entoure ou qu’on crée artificiellement

avec des pages de cahier.

Cette proximité entre l’écriture et le dessin n’est pas forcém

ent évidente, car leur utilisation n’a généralem

ent pas le mêm

e objectif : l’écriture de tous les jours nécessite généralem

ent de prendre peu de place, d’être lisible et efficace afin de transmettre son

message, tandis que le dessin existe principalem

ent dans ses caractéristiques expressives et techniques. Pour sim

plifier, l’emploi quotidien que nous faisons de l’écriture serait

purement usuel et dans le but de com

muniquer du sens, tandis que le dessin est plus

souvent considéré sous l’angle de l’art ou de la fantaisie où cohabitent fond et forme. M

ais

Illustration du livre de Charlotte Oelschlager H

ippodrome

skating book : practical, illustrated lessons in the art of figure skating, édité en 1916 par The H

ippodrome Skating

Club, New

York, p.58

Jasper Johns0 through 9, 1960Lithographie, 76.2 x 56.7 cmM

useum of M

odern Art, New

York, Etats-Unis

Tézzo SuzukiAm

e nochi Hallelujah, 2015

Issu de son site web http://tezzosuzuki.com

/

Statue de la Princesse et Prêtresse Takushit (détail)Trouvée à Bubastis, Egypte, 730-656 avant Jésus ChristBronze avec incrustation d’argent et d’or, hauteur 69 cmN

ational Archaeological Museum

, Athènes, Grèce

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26

le dessin existe aussi sous sa forme purem

ent usuelle, par exemple dans le cas de schém

as explicatifs pour le m

ontage d’un meuble. Q

uant à l’écriture, manuelle ou num

érique, elle peut aussi investir le cham

p formel, si l’on prend les exem

ples les plus évidents des onom

atopées de bande dessinée, des calligramm

es ou encore des hiéroglyphes de l’Egypte Antique. D

ans le mouvem

ent lettriste fondé par Isidore Isou, l’écriture devient mêm

e insignifiante, une m

atière de lettres « devenues simplem

ent elles-mêm

es » 10.

10 Isidore Isou, Bilan lettriste, 1947.11 Tania K

ovats, « Trace of thought and intimacy », The draw

ing book, a survey of drawing : the prim

ary means of expression,

Black Dog Publishing, 2005, p.8.

« La re

latio

n entre

l’éc

riture e

t le d

essin e

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n. Le m

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Graphe

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ngeant l’ord

re des phrases, d

es marges rem

plies de réflexions

supp

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tions p

our p

lus tard

. Ma

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fusion d

e no

tes

pour cette introduction m

e fixe du regard

, et je peux la regard

er comm

e je re

ga

rde

rais l’un d

e m

es d

essins. »

11

La question de la relation entre le texte et l’image m

’intéresse non seulement dans leur

juxtaposition mais aussi dans l’échange de leurs statuts, c’est-à-dire à partir du m

oment

où le texte fait image de la m

ême m

anière qu’une image peut devenir aussi bavarde qu’un

texte. C’est mêm

e ici le point d’origine d’un dessin à la pierre noire intitulé I’m : l’envie de

dessiner est née du mom

ent où le changement d’échelle d’une typographie aux arabesques

multiples la faisait basculer dans une zone d’indécision, entre l’écriture et le dessin. Le

texte n’a alors plus aucune importance et ne fait plus sens que dans sa form

e, dans la m

anière dont il occupe l’espace. La typographie ne disparait pas pour autant, mais elle

possède un objectif nouveau. Elle n’est plus uniquement signe m

ais aussi image, ligne et

surface, et c’est lorsqu’elle adopte ces fonctions multiples qu’elle devient à m

es yeux la plus intéressante.

La lettrine et l’enluminure sont en ce sens des com

positions de l’entre-deux qui re-groupent ces différentes fonctions. Le dessin et la typographie cohabitent directem

ent au sein d’un m

ême espace, dans un objectif décoratif ou illustratif. Les échelles de

échelles de taille s’échangent : le dessin se réduit pour s’intercaler entre les boucles d’une lettre m

ajuscule, tandis que l’écriture gagne en am

pleur, devenant contenant, fond ou support. Dans les m

anus-crits occidentaux du M

oyen-Âge, la composition des pages tient de

l’esprit de construction par propagation du dessin et de la bande des-sinée. Les dessins se lisent au m

ême rythm

e que le texte puisqu’ils n’en sont jam

ais isolés, et tout fait corps. L’écriture gothique fait à la fois ornem

entation et comm

unication. La composition est structu-

rée par des lignes, des cases et des marges parfois laissées vierges ;

la page apparaît sous la forme d’une grille de vides et de pleins. Le

vide disparait au profit de motifs floraux rem

plissant les marges à

l’image des lierres qu’ils représentent, et ce sont ces entrelacem

ents flottants conçus uniquem

ent dans le but de remplir l’espace qui m

’intéressent. J’imagine

William

BlakeIllustration pour les Poèm

es de Thomas G

ray, Design 23,

« A long Story », 1797-98 (détail)Yale Center for British Art, N

ew H

aven, Etats-Unis

Page d’ouverture avec marge décorée,

XVème siècle, France

New

York Public Library, New

York, Etats-Unis

Joris Hoefnagel et G

eorg BocksayO

range amère, m

ollusque terrestre et consolida,1561-1562 (texte) et 1591-1596 (enlum

inure)Aquarelle, peinture dorée et argentée et encre sur parchem

in, 16.6 x 12.4 cmG

etty Museum

, Los Angeles, Etats-Unis

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27

Bâtir

« Dans le langage m

usical, l’ornementation est une m

odification d

e la p

artitio

n visant à

la re

ndre

plus p

laisa

nte, d

’auc

uns diro

nt plus p

ime

ntée

. »12

les moines au travail et l’attitude à avoir au m

oment de com

pléter les marges à l’aide

de ces motifs répétitifs. Je ne sais pas s’il y avait dans leur posture quelque chose de

fondamentalem

ent religieux, un rapport à la méditation ou à la prière, m

ais je ne peux m

’empêcher de relier cette pratique à m

es propres dessins dans les marges de m

es cours, ce m

oment paradoxal où le besoin de rem

plir le vide est trop fort pour y résister mais aussi

où le geste se fait de manière anodine, sans investissem

ent particulier. L’autre hypothèse voudrait qu’au contraire, il s’agisse du seul espace de liberté dans la copie des écritures saintes, à la m

anière des marbres colorés des m

arches de l’estrade du Couronnement de la

Vierge de Fra Angelico.

Ces ornements végétaux n’ont pas disparu avec l’apparition de l’im

primerie : en 1501

paraît en Italie le Martial d’Alde M

anuce, premier ouvrage im

primé en italique, typogra-

phie

des scènes de vie ou des bosquets entiers d’arbres et de plantes, la végétation devenant alors clairem

ent image et non plus sim

ple motif. Ce prolongem

ent du texte, puisque les vignettes perm

ettent bien de changer le rythme de lecture de l’œ

uvre, me renvoie directem

ent à la question de l’ornem

entation telle qu’elle existe au sein des livres mais aussi dans son

intervention dans le monde physique chaque fois qu’il est question d’organiser l’espace,

c’est à dire principalement au centre des barrières, des portes ou des grilles.

inspirée de l’écriture manuscrite. M

ais l’endroit où est réellement

représenté cet entre-deux de l’écriture et du dessin est l’espace de la vignette, qui prend lors de son apparition dans les m

arges au début du XVIèm

e siècle la forme de petites feuilles de vignes enroulées sur

elles-mêm

es. Entre la lettre, le signe de ponctuation et le dessin, la vignette s’est ensuite développée de m

anière à pouvoir former des

frises voire des pages entières de motifs directem

ent inspirées du travail des m

iniaturistes. Le système des vignettes se situe entre

la banque d’images et l’alphabet : les plom

bs étaient répertoriés par fam

ille et vendus aux imprim

eurs à l’unité, il s’agit donc de dessins réutilisables. Avec le tem

ps sont mêm

e venus des plombs plus im

po-sants représentant de petites illustrations telles que des anim

aux,

12 Jérôme Peignot, Petit traité de la vignette, Actes Sud, 2000, p.20.

Présente dans l’ensemble des sociétés hum

aines depuis le début de leur existence, l’ornem

entation serait le plaisir du détail, du mom

ent spécial. On pourrait com

parer cela à ce que l’on définit com

me le m

eilleur mom

ent d’une chanson, celui qu’on préfère et que l’on attend à cause de sa légère variation de m

élodie qui nous avait surpris à la prem

ière écoute et qu’on essaye de retrouver les fois d’après, trop attentif cependant pour que la ruse ne fonctionne. L’ornem

entation existerait alors en comparaison au reste

du monde : il s’agirait d’un m

orceau infime, ponctuel, un espace particulier qui aurait

bénéficié d’une plus grande attention à la réalisation de ses formes. Il y aurait un critère

de rareté ; mais à l’heure actuelle, ainsi que le craignait W

illiam M

orris dans L’Art et l’Artisanat, l’ornem

entation a quitté les ateliers des artisans pour entrer dans l’industrie de consom

mation et devenir une form

e par défaut, cataloguée à côté d’autres styles, qu’on ne rem

arque plus ni dans les portails en fer forgé, ni dans les arabesques des clés des vieilles arm

oires. Il est impossible de négliger cet aspect : l’ornem

ent n’était, avant le développem

ent de l’industrie de masse, accessible qu’aux classes dom

inantes. Les critères du beau tel qu’il a été loué en O

ccident depuis le début de l’artisanat concernent des signes de richesse et donc de pouvoir, ou plutôt, ces critères du beau ont été eux-m

êmes définis

dans le but d’exprimer la richesse et le pouvoir. L’ornem

ent appartient à ce beau-là, celui qui perm

et d’affirmer et de justifier son rang social, cela peut donc expliquer sa popularité

à présent qu’il a été rendu abordable, sous des formes appauvries, pour tous.

Malgré ces aspects économ

iques, culturels et sociaux plus complexes que la m

anière dont je les ai énoncés, m

on interrogation concernant spécifiquement les ornem

ents semblables

aux frondaisons des marges des m

anuscrits du Moyen-Âge reste d’actualité : pourquoi

ce besoin d’investir l’espace de ces fausses végétations entremêlées ? Les définitions

proposées par le dictionnaire renvoient les uns aux autres sans plus d’explication :

orner c’est embellir

décorer c’est ornerem

bellir c’est décorer

Aucune explication concernant cette beauté vers laquelle on voudrait tendre ; les fleurs sont, visiblem

ent, une valeur sûre. Simule-t-on une paralysie des objets, pris dans les

lierres d’une vision mythologique, ou s’agit-il au contraire d’un m

oyen de signifier leur actualité, im

itant la vivacité des plantes dans leur milieu naturel ? D

ans tous les cas, la nature représentée est une nature fantaisiste et fantasm

ée, équilibrée dans ses formes et

sa répartition dans l’espace. Par ailleurs, l’homm

e est passionné par l’aspect miraculeux

de ce qu’il définit comm

e des « merveilles de la nature », c’est-à-dire des élém

ents naturels

Fra AngelicoLe couronnem

ent de la Vierge, ca. 1430 (détail)Tem

pera sur bois, 209 x 206 cmM

usée du Louvre, Paris, France

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28

agencés d’une façon qui rappelle la raison humaine : les visages perçus com

me les plus

attirants sont ceux qui sont symétriques, et l’on estim

e miraculeux tout ce qui nous

rappelle que « la nature est bien faite » : toiles d’araignées, nervures des feuilles, com

plexité du corps humain…

Dans ce sens, le plaisir esthétique viendrait de la satisfaction des choses ordonnées,

propres et lisibles. Il ne passerait pas uniquement par les yeux m

ais également par le

contentement de la raison hum

aine. L’art du jardin, tel qu’il est pratiqué dans la tradition française, possède la m

ême artificialité et un désir sim

ilaire d’organiser le chaos, de se rendre m

aître de la nature en reproduisant à échelle réduite un monde dont on est

le créateur. Alain Robbe-Grillet dénonce ce m

ême phénom

ène dans le domaine de la

littérature13 : les paysages sont décrits au m

oyen d’un vocabulaire anthropomorphique,

le monde est soum

is à l’homm

e jusque dans sa représentation, affublé de sentiments,

témoin d’une com

munion artificielle avec la nature. Cette m

anipulation est plus explicite encore dans le jardin rom

antique, spectacle visuel ponctué de ruines artificielles créées spécialem

ent pour l’ornement de l’extérieur.

« Ca

r le c

lasse

me

nt, mê

me

hété

roc

lite e

t arb

itraire

, sauve

ga

rde

la ric

hesse

e

t la d

iversité

de

l’inventa

ire ; e

n dé

cid

ant q

u’il faut te

nir co

mp

te d

e to

ut, il fa

cilite

la c

onstitutio

n d’une

"mé

mo

ire". »

14

Ce monde devient alors à la portée de nos m

ains et de notre compréhension : en le

soumettant à notre propre logique de répertoire, car l’organisation spatiale est bien un

système perm

ettant de présenter, de classer et de hiérarchiser les éléments de la réalité

en fonction de nos valeurs culturelles, nous prenons le contrôle dessus et accédons à un sentim

ent de paix.

Plus jeune, j’empruntais sans cesse à la bibliothèque de m

on village des livres de bricolage pour enfant dans l’optique de créer des objets, m

ais je ne parvenais jamais à vaincre le

sentiment de frustration qu’ils provoquaient en m

oi. Alors que je voulais façonner des m

eubles ou tisser des tapisseries, ils ne me proposaient que des instructions pour construire

des abris à oiseaux à partir de briques de jus de fruit, et cela ne me suffisait pas. Je m

’étais longuem

ent intéressée à la confection de maisons de poupées, qui m

e paraissait être un bon com

promis entre le fantasm

e de faire apparaître de véritables objets et la réalité de m

es moyens et de m

es capacités en tant qu’enfant de dix ans. L’importance portée à l’idée

de bâtir les choses est encore présente dans ma pensée et m

a pratique aujourd’hui en ce qu’elle est une form

e de responsabilité individuelle et de pouvoir d’action mais aussi

une expérience continue de l’existence, dans le sens où chaque production amène à une

nouvelle étape de la création. Il n’est pas question d’un progrès mais d’une évolution

constante, d’un mouvem

ent de vie. Mes m

oyens sont à présent différents, élargis par l’apprentissage de techniques artisanales ou par l’auto-pédagogie de l’em

pirisme, m

ais ces connaissances développées ne retirent pas le fantasm

e de la création, les nuits passées

13 Alain Robbe-Grillet, « N

ature, humanism

e, tragédie », Pour un nouveau roman, Les éditions de M

inuit, Collection« Critique », 2010.14 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Pocket, 2014, p.29.

Hans Vredem

an de Vries Extrait de Perspectiva, 1604

Page 29: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

« Il faut p

our ré

ussir da

ns les tra

its avo

ir de

l’inventio

n, du g

oût, d

e l’o

rdre

e

t de

l’ad

resse

. De

l’inventio

n po

ur varie

r et ne

pa

s faire

de

rép

étitio

ns, du

go

ût po

ur disc

erne

r ce

qui p

eut ê

tre c

onve

nab

le ; d

e l’o

rdre

po

ur évite

r la

confusion ; de l’ad

resse, enfin, pour placer toutes choses da

ns le tour le plus ré

gulie

r et le

plus a

gré

ab

le. En te

rmina

nt, je d

irai q

ue, d

ans l’e

xéc

ution d

es

traits, il e

st imp

orta

nt, po

ur que

l’œil ne

soit p

oint o

ffusqué

, de

savo

ir que

d

eux p

leins a

insi que

de

ux dé

liés ne

se c

oup

ent ja

ma

is et q

ue l’o

n do

it évite

r le plus qu’on le peut le m

esquin et le colifichet. »15

Mais cette volonté de construction des choses ne signifie pas obligatoirem

ent se soumettre

à la rigidité que l’on imagine lorsque l’on parle de la tradition française des jardins ou

de la nécessité de répertorier le monde pour parvenir à l’appréhender. Il est possible de

se constituer ses propres outils, son propre mètre étalon pour aborder la réalité. Il est

possible, et nécessaire, de répéter les choses, de se montrer irrégulier, de produire des

pièces désagréables : d’offusquer l’œil.

Dans sa définition, le dessin est égalem

ent « dessein », c’est-à-dire projet ou intention précédant la réalisation de la form

e ; cette étymologie du term

e est souvent présentée com

me la plus im

portante, néanmoins, je ne la conçois pas com

me prim

ordiale, elle n’est en tous cas pas à m

es yeux intrinsèque au dessin mêm

e. Certaines formes peuvent

n’apparaître que par hasard, au gré des circonstances ou par envie, et cet aspect me

semble im

portant, relevant réellement de la liberté propre au dessin en m

esure de facilité de production : ce n’est bien entendu pas le cas de tous, m

ais un dessin peut exister dans une certaine économ

ie de moyens et d’efforts, être transportable dans une poche ou sur

la peau, au coin d’une feuille, déchiré, effacé et oublié, recomm

encé. Il n’implique pas

obligatoirement de dépense ou de décision irrém

édiable. Il en est de mêm

e pour le sujet d’un dessin, ou l’im

pulsion à l’origine de sa création. Il peut aussi bien être le lieu du com

ique et du burlesque que de sujets plus sérieux, critiques ou politiques ; les deux se réunissent m

ême parfois sur la m

ême feuille, com

me au sein du travail d’H

onoré Daum

ier. Il peut, pour ainsi dire, être une com

position abstraite, une empreinte de chaussure, un

papier gratté sur le sol. Un dessin peut être « pas grand-chose », et il est im

portant de ne pas lui négliger cet aspect, de ne pas lui im

poser une rigueur absolue qui ne convient probablem

ent pas à tous.

« No

us co

nsidé

rons to

utes le

s de

ux le d

essin c

om

me

une a

ctivité

pa

r dé

faut,

un lieu d

e lib

erté

ab

solue

, où le

s enje

ux ne so

nt pa

s aussi lo

urds q

ue d

ans une

insta

llatio

n ou une

anim

atio

n. L’esp

ac

e d

e la

feuille

est to

tale

me

nt dra

ma

tisé,

tous le

s sentim

ents p

euve

nt y être

mis e

n scè

ne e

xag

éré

me

nt. Ma

is c’e

st a

ussi un lieu déd

rama

tisé où les figures jouent sans complexe, ni retenue. D

e fa

it, il s’ag

it vraim

ent d

’une so

rte d

e thé

âtre

am

bula

nt ou d

’ate

lier p

orta

tif. »16

15 Citation de Charles Paillasson, maître écrivain désirant renouveler le prestige de la calligraphie en France, dans

L’Encyclopédie de Diderot et d’Alem

bert, in Jérôme Peignot, Petit traité de la vignette, Im

primerie nationale éditions, 2000, p.126.

16 Les mim

es se désarticulent là où les clowns s’engluent…

Entretien avec Hippolyte H

entgen. Propos recueillis par Catherine M

acchi de Vilhena. Roven, 2009-2010, n°2, p.91.

29

à rallumer la lum

ière pour noter des schémas incom

préhensibles d’œuvres délirantes ni

l’excitation première de savoir qu’on a le pouvoir de faire apparaître les choses.

Hippolyte H

entgenM

adame la cocotte, 2009

Acrylique sur papier Arches

Page 30: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

J’ai ré

cem

me

nt lu

Sur l’image qui m

anque à nos jours2

1, édition imprim

ée d’une conférence de Pascal Q

uignard autour du manque intrinsèque à l’im

age, en particulier dans le cas des fresques a

ntiq

ue

s. Je

ne

pe

ns

ais

pa

s tro

uv

er d

e s

imilitu

de

s e

ntre

la co

nce

ptio

n a

ntiq

ue

de

la p

ein

ture

et m

on

entreprise de ce mém

oire. Quignard parle en introduction d’un « apprendre qui ne rencontre jam

ais le connaître – et qui est infini »

22, e

t c’e

st b

ien

cette

ap

pro

ch

e q

ui m

’inté

res

se

da

ns

mo

n re

tou

r au

cin

ém

a

et e

n p

artic

ulie

r da

ns

le ré

cit d

e ce

reto

ur. Il e

st q

ue

stio

n d

’un

bo

urg

eo

nn

em

en

t, d’u

n avant l’action o

u

avant la solution, qui elle-mêm

e importe guère et peut ne pas avoir lieu. U

n mom

ent de tension où se construit la pensée, où s’élaborent les choses et qui est déplaçable aussi au contexte du travail dans l’a

telie

r : l’ac

te d

e c

réa

tion

n’e

st p

as

con

ten

u d

an

s le

se

ul ré

su

ltat p

las

tiqu

e m

ais

da

ns

la d

iale

ctiq

ue

des idées, des pièces et d’un environnement, dans une m

ise en relation de différents élém

ents entre e

ux

, un

rés

ea

u e

n co

ns

tan

te h

ibe

rna

tion

. Il es

t bie

n q

ue

stio

n d

’ex

rien

ce, e

t la m

éta

ph

ore

d’u

n

marathon en train de se faire et qu’em

ploie Quignard m

e paraît très appropriée pour parler de cet état de construction et d’indécision, dans son existence tem

porelle. Les choses ne sont pas faites : elles se font, et ce flux ne possède pas de réelle fin. C’est la construction d’une m

émoire et d’un regard. Le

len

de

ma

in d

e ce

tte le

ctu

re, je

trou

ve

sa

ns

le c

he

rch

er L’im

age manquante de R

ithy Panh.

Le ton est donné dès les premières secondes du film

avec ces bobines stockées dans une pièce, b

rûlé

es

, les

ima

ge

s co

llée

s le

s u

ne

s co

ntre

les

au

tres

, les

bo

îtes

rou

illée

s e

t ca

bo

ss

ée

s. Il e

st q

ue

stio

n

21Pascal Q

uignard,Sur l’Im

age quim

anque à nos jours,

Arléa, Coll. « Arléa-Poche », 2

01

4, 8

0 p

.

22Ib

id., p

.7.

d’enregistrement et de conservation. Il faut parler de m

émoire.

L’angle d’approche de Panh est annoncé dès le début : « Mon

enfance je la cherche comm

e une image perdue, ou plutôt, c’est

elle qui me réclam

e. »

Dans la déportation, la possession d’eff

ets personnels est in

terd

ite. L

a p

os

se

ss

ion

de

mo

ire e

st in

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ite. L

es

so

uv

en

irs

so

nt d

étru

its, e

t em

ne

nt a

ve

c e

ux

l’ind

ivid

ua

lité, l’e

xis

ten

ce

30

Page 31: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Je c

ho

isis

de

reg

ard

er La jetée de Chris M

arker à cause de L’image m

anquante. Je trouve le film sans

difficulté sur internet, en stream

ing. Cela fait longtemps que je le garde dans m

es favoris, et je sais q

ue

c’e

st à

pré

se

nt le

bo

n m

om

en

t po

ur le

vis

ion

ne

r. J’ai b

ea

uco

up

d’im

ag

es

da

ns

la tê

te, a

va

nt m

êm

e

de comm

encer. C’est un film dont j’ai entendu parler à plusieurs reprises. Je vois une jetée de bord de

me

r, su

r pilo

tis, d

an

s u

ne

am

bia

nce

as

se

z s

om

bre

, ou

plu

tôt m

au

ss

ad

e. L

e c

iel e

st g

ris e

t an

no

nce

un

e tem

pête. Les plans sont assez longs, chacun est composé d’une im

age fixe. Le comm

entaire raconte l’histoire. N

ous avons à faire à quelque chose de particulièrement descriptif. Je veux regarder La jetée

à cause des dioramas film

és de Rithy Panh, c’est ce qui m

’en donne l’idée. Nous som

mes plus proches

de

L’image m

anquante que ce que j’aurais pu imaginer : « Ceci est l’histoire d’un hom

me m

arqué par une im

age d’enfance. »

Le mystère est donné dès les prem

ières secondes, la tension s’organise ensuite autour de

celu

i-ci, p

uis

on

l’ou

blie

, pu

is il n

ou

s ra

ttrap

e. L

a je

tée

es

t un

e je

tée

d’a

éro

po

rt : ce n

’es

t pa

s u

n lie

u

d’embuscade m

ais un lieu de passage. C’est une histoire de fantôme, une histoire de science-fiction.

C’e

st u

n p

ho

to-ro

ma

n. L

e ré

cita

nt ra

con

te l’h

isto

ire, e

t on

se

nt à

so

n to

n q

u’il e

n co

nn

ait d

éjà

la

fatalité : lui aussi doit venir du futur. Un hom

me, m

arqué par une image d’enfance, est choisi lors de la

troisième guerre m

ondiale pour devenir le cobaye d’une expérience visant à l’envoyer dans le temps

chercher de l’aide et donc sauver l’humanité. Cette im

age d’enfance, c’est le meurtre d’un hom

me, sur

la jetée de l’aéroport d’Orly, sous les yeux d’une fem

me. Voyageant, adulte, dans le passé, il retrouve

la femm

e dont il a retenu le visage et entame une liaison avec elle, pour finalem

ent la rejoindre sur la jetée d’aéroport de son souvenir et s’y faire assassiner : l’hom

me de l’im

age d’enfance n’était autre q

ue

lui-m

êm

e.

Mon prem

ier sentiment est celui de la proxim

ité. Je retrouve la narration sous forme de boucle

avec laquelle je suis familière et que j’évoquais plus haut. Et ce que j’étais venue chercher à l’origine :

humaine. Physiquem

ent, mentalem

ent, il faut résister : faire son choix. Le père de Panh choisit de refuser. Panh est un enfant, il se soum

et au nouveau monde qui lui enlève sa fam

ille, sa mém

oire, son bonheur, il reste en vie. Il m

’est difficile de ne pas passer par ce genre de description après une heure

et demie de ce ton grave et docum

entaire. Quelle voix pour ce genre de m

émoire ? Q

uel registre ? Il faut dire quand on ne peut plus rien dire, m

ontrer ce qu’on ne peut pas montrer – Panh prend cette

res

po

ns

ab

ilité, ce

de

vo

ir po

litiqu

e, to

ut e

n p

ou

rsu

iva

nt s

a q

te p

ers

on

ne

lle d

e l’im

ag

e m

an

qu

an

te.

Pourtant, cette image n’est pas la m

ienne : je ne la recherche pas. Je n’essaye pas non plus d’en faire le deuil. Je ne peux m

ême pas im

aginer, spéculer. Au contraire, je suis étouffée par l’abondance

d’im

ag

es

. Il no

us

en

es

t mo

ntré

es

de

tou

tes

so

rtes

: con

qu

ête

sp

atia

le a

rica

ine

à la

télé

vis

ion

,

images d’archive, film

s de propagandes, scènes contemporaines, dioram

as filmés…

C’est dans cette profusion que trouve le sens du titre de ce film

, c’est à cet endroit que j’ai l’impression d’approcher

ou plutôt de voir, car nous ne pouvons que voir, le vide que Panh cherche à combler. D

ans le décalage e

ntre

les

reg

istre

s d

’ima

ge

, en

tre la

vie

pa

ss

ée

da

ns

un

e s

oc

iété

ca

pita

liste

, les

vis

ag

es

so

uria

nt d

es

rizières telles qu’elles sont montrées par Pol Pot et la réalité crue des corps détruits par une idéologie

aveugle. Entre les tentatives de reconstitution au moyen de m

aquettes et de figurines en liège et le s

ou

ve

nir te

l qu

’il ex

iste

rée

llem

en

t po

ur le

réa

lisa

teu

r et le

s re

sc

ap

és

de

cette

dic

tatu

re : là

, l’ima

ge

est manquante. Là, il n’y a pas de réponse.

Et s’il fallait trouver une réponse, essayer de s’approcher d’une vérité concernant cette disparition, la solution inachevée de Panh resterait celle qui m

e paraîtrait la plus appropriées : prendre ses mains,

mo

de

leu

se

s e

t cré

atrice

s, e

t les

plo

ng

er d

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s la

ma

tière

. Ch

ez

lui, il s

’ag

it de

taille

r ces

pe

tites

figurines, qui sont pour moi plus capitales encore que la m

anière dont est tourné le film, une prem

ière tra

ns

crip

tion

de

l’his

toire

da

ns

la ré

alité

, l’éta

pe

qu

i pe

rme

t le p

arta

ge

. J’ai p

en

ajo

ute

r ici u

ne

ca

ptu

re d

’éc

ran

du

mo

me

nt d

e la

gra

vu

re, m

ais

c’e

st b

ien

le m

om

en

t qu

i es

t imp

orta

nt, le

rap

po

rt

tem

po

rel q

ue

se

ul le

cin

ém

a p

eu

t rée

llem

en

t retra

ns

crire

. L’ab

on

da

nce

de

ces

sta

tue

ttes

, qu

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nt

pro

ba

ble

me

nt p

lus

ieu

rs ce

nta

ine

s, to

ute

s ré

alis

ée

s à

la m

ain

, ne

me

nt p

as

su

r leu

r imp

orta

nce

:

c’est dans leur existence que s’expriment le vide, l’absence, le m

anque et la difficulté du deuil, ou

plutôt dans l’acte qui permet de les faire exister. N

ous sortons du cinéma vendeur et m

ensonger de la propagande, de l’absurdité inhum

aine des images d’archive : la véritable fabrication de l’im

age se trouve à cet endroit, et si elle ne com

ble pas le manque de Panh, elle y répond. En cela, Panh fait acte

de

rés

ista

nce

.

23Léo Q

uiévreux,Le Program

me Im

mersion

, Ed

i-

tion

s M

atiè

re, 2

01

5, 1

60

p.

l’image fixe. Le film

m’évoque Le program

me im

mersion

23

de

Léo Quiévreux, une bande dessinée de science-fiction où des

ag

en

ts s

cia

ux

tren

t da

ns

les

es

pa

ces

me

nta

ux

de

s a

utre

s

po

ur te

nte

r de

retro

uv

er d

an

s le

so

mm

eil d

e ce

ux

-ci d

es

ind

ices

31

Page 32: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

32

Léo Quiévreux

Ex

trait d

e Le program

me im

mersion

Ed

ition

s M

atiè

re, 2

01

5, p

.30

permettant de m

ettre la main sur le prototype volé de la m

achine qui leur permet cette projection

astrale. En dehors des proximités scénaristiques, le lien que je tisse entre ces deux œ

uvres concerne surtout leur form

e : les planches du Programm

e imm

ersion sont contemplatives, utilisent parfois le

point de vue subjectif et sont surtout généralement très grandes, certaines planches n’étant séparées

qu

’en

un

e o

u d

eu

x c

as

es

, ce q

ui in

du

it un

rap

po

rt se

mb

lab

le d

an

s le

mo

uv

em

en

t du

reg

ard

et in

sta

lle

une temporalité diff

érente dans la lecture, l’amenant un peu plus près de l’expérience du ciném

a. N

éa

nm

oin

s, l’im

ag

e d

e L

a je

tée

trem

ble

un

pe

u e

t je m

e d

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de

si le

s p

ho

tog

rap

hie

s o

nt é

té e

lles

-

mêm

es filmées. Je rate les battem

ents de cils de la femm

e retrouvée. Il y a plus de ralenti que ce à quoi je m

’attendais, moins de story-board. Il ne s’agit pas d’une structure de film

dénudée, mais

d’un décalage du mode visuel de la narration, il m

e faut plusieurs minutes pour m

’y habituer. J’ai p

eu

r de

rate

r de

s c

ho

se

s, ce

qu

i es

t étra

ng

e q

ua

nd

on

pe

ns

e q

ue

l’arrê

t su

r ima

ge

de

vra

it plu

tôt m

e

lais

se

r le te

mp

s d

e v

oir c

ha

qu

e d

éta

il. Ma

is le

s im

ag

es

so

nt ra

res

, et d

on

c p

réc

ieu

se

s. L

a tra

ns

ition

entre celles-ci s’observe attentivement. Elles deviennent un m

oyen de transport pour voyager dans le tem

ps, littéralement, com

me on l’a souvent soupçonné, com

me l’histoire de l’art peut m

ême nous le

lais

se

r pe

ns

er. U

n m

iroir, u

n é

cra

n co

mm

e p

orta

il : ne

se

rion

s-n

ou

s p

as

no

us

-mê

me

da

ns

l’ex

rien

ce

? Pourquoi n’y a-t-il pas de mouvem

ent ? Notre place est indéterm

inée.

La jetée n’est pas un diaporama. C’est un film

très chargé de cinéma, peut-être plus encore de vidéo :

l’association du temps et de l’im

age, ou plutôt la permission du tem

ps par l’image, est finalem

ent la condition prem

ière de la vidéo. Je réalise que les quatre films que j’ai visionnés em

ploient tous des spécificités visuelles pour raconter leur histoire, investissant avec attention leur form

e pour servir leur propos et nourrissant par leur form

e, un propos sur leur médium

. En dehors du rapport au trucage, je pense qu’il s’agit de solutions alternatives pour em

ployer au maxim

um l’organe visuel dans sa liaison

dire

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Page 33: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Des im

ages

L’image : des trous, des écrans, des passoires, des m

iroirs, des failles, des rectangles, des volum

es, des photographies, des fragments, des surfaces glissantes, des hologram

mes, des

trompe-l’œ

il, cinq images à l’intérieur d’un cube (l’espace-im

age).

Il est impossible de penser sans im

ages. Elles prennent la place mêm

e des pensées. Elles sont des im

ages intérieures. Elles apparaissent ; elles ont toujours été là ; elles se m

étamorphosent. Elles sont éduquées par les lectures, les visionnages, la confrontation

au dehors. Par les images extérieures. A l’ère de leur reproduction technique, elles sont

plus que jamais plurielles, et cela a une lourde influence sur notre m

anière de penser l’unicité de l’im

age. L’image n’est jam

ais seule : elle est accompagnée d’une seconde im

age, qui peut elle-m

ême prendre la form

e d’une légende, d’un élément paratexte de n’im

porte quel genre. Elle possède des sources que l’on précise, un auteur, un éditeur, un im

primeur,

tous les maillons qui lui perm

ettent de voir le jour et d’apparaître au public. Privée de ces racines elle est facilem

ent flottante, libre de circuler – par le fait et non par le droit. Elle est alors tantôt appropriée (aussi bien dans le sens de sa dépossession que dans celui de sa justesse), tantôt dangereuse. D

ans tous les cas, elle n’existe pas seule : elle se multiplie

sans cesse grâce à la reproduction technique, qu’il soit question d’une presse d’imprim

erie ou d’une propagation num

érique.

Je ne vois pas l’image seule. Je n’ai pas été élevée à l’im

age seule. Celles que j’ai vues ont rapidem

ent été mises en regard avec de nouvelles im

ages, ont participé à la création d’ensem

bles supplémentaires. D

epuis le début, il est question de narration et de séquentialité : je vis et je grandis avec un m

onde d’histoires, de dessins animés, de

livres, de bandes dessinées, de films, de séries, de collections de cartes. Il faut rem

plir des objectifs et cocher ce que l’on a. D

ans l’idée d’une image qui n’est jam

ais seule, il y a surtout celle qu’elle appartient à une série, une fam

ille, et à moi en ce qu’elle se collectionne. Elle

Greffe

33

Page 34: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

appartient à un plus grand tableau : la double page de l’album panini, des silhouettes

pour figurer déjà la présence des images m

anquantes, « à venir ».

C’est à la fois la constitution d’une iconographie et d’une mém

oire. Cette mém

oire n’est pas à proprem

ent parler visuelle, puisque la vue n’est que la première étape de sa création :

elle déborde ensuite par sa signification, ses formes, ce qu’elle évoque ou invoque, et se

mêle au reste des expériences vues et vécues.

Lorsque l’image est seule, ou plutôt isolée (et là encore, elle appartient souvent à une

série implicite, m

ême si je suis la seule à l’avoir constituée : im

ages trouvées sur internet, triées, choisies, déplacées), je dessine dessus ou à partir d’elle, et elle ne l’est plus. La superposition du dessin lui confère une double identité, une nouvelle profondeur. Les m

écanismes d’éloquence de l’im

age seule me sem

blent lointains, moins saisissables.

Je comprends et conçois naturellem

ent le sens à partir de deux images. « U

n puis deux », jam

ais « un et deux ». C’est l’introduction du concept de lecture, dont la chimie fonctionne

à partir de deux. Le parcours des yeux n’est pas le mêm

e : je ne regarde pas en cercle, à l’intérieur d’un espace

mais en allers-retours linéaires, en passant par l’espace de rupture entre les

différentes images.

Le sens qui m’intéresse généralem

ent provient du dialogue né de la collision des images.

L’espace entre les deux images, m

ême s’il n’est pas représenté physiquem

ent, nous fait devenir la troisièm

e image. Le rapport n’est plus frontal m

ais imm

ersif. Il est brusquement

possible de participer, de devenir personnage. L’effort est différent de celui de l’image

unique. Une faille existe, qui attend que l’on s’y faufile. Bien entendu, cette lecture existe

aussi au sein de l’image unique, entre les élém

ents qui la composent, quel que soit son

degré de complexité ; j’y suis juste m

oins familière.

Guillaum

e PinardD

étail d’une vue de l’exposition Service public, 2011Centre d’Art Le Parvis, Pau, France

Giuseppe Penone

Retourner ses propres yeux, 1970Photographie noir et blanc issue d’une série de 16, 20 x 27 cm

34

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35

Dans le cas de l’im

age multiple/m

ultipliée, de la seule idée de lecture, la notion de tem

poralité me pousse à un m

ode de réflexion particulier. Le caractère multiple des

images n’induit pas obligatoirem

ent de temporalité si l’on prend l’exem

ple des cartes à collectionner, des cartes de tarot ou dans certains cas, des séries de dessins abordées sous l’angle de la déclinaison, m

ais il existe malgré tout dans un sens différent. Sans parler

d’un « récit » concernant les actions de personnages, dans le sens littéraire du terme, la

temporalité concerne plutôt un dynam

isme, un m

ouvement lui-m

ême lié à la lecture et

au mouvem

ent des yeux. Sauter d’une image à l’autre, d’un élém

ent à l’autre, en soi, apporte quelque chose de différent. Il ne s’agit pas forcém

ent de la temporalité de l’histoire

racontée, car dans certains cas il n’y en a pas, mais de la tem

poralité du lecteur. Compter

est l’un des premiers langages, com

pter les cases, un premier récit.

Dans le cas de l’im

age seule, la temporalité induite au lecteur est différente : il peut

cesser de regarder quand il le désire, il n’a pas de parcours imposé. Avec l’im

age multiple,

je suis obligée de regarder la première et la seconde pour finir m

a lecture. Cela ne veut pas dire que je dois tout regarder en détail, m

ais il y a toujours un début et une fin, un processus d’aventure dans les im

ages. Quand bien m

ême je les survolerai pour aller

plus vite, ma lecture aurait toujours des points de début et de fin précis, et cela m

ême

si les images n’étaient pas juxtaposées de m

anière linéaire. Néanm

oins, mêm

e si j’y suis peut-être m

oins sensible, ce processus existe aussi dans ce que j’ai appelé plus haut « l’im

age seule » : la peinture de la Renaissance pourrait en être un exemple explicite, ou

plutôt un point de rencontre entre l’image seule et l’im

age multiple : une im

age isolée (car appartenant toujours à des ensem

bles tels que l’œuvre com

plète de l’artiste ou la représentation biblique) dans laquelle s’agencent en réalité plusieurs im

ages, plusieurs scènes ou encore plusieurs m

oments. M

ême lorsque le personnage n’est pas dédoublé pour

signifier clairement les différentes étapes de son parcours au sein de l’espace représenté,

le rapport de lecture peut exister dans la composition m

ême du tableau ou de l’im

age, incarnée par les lignes de forces, les vides et les pleins, les rapports form

els : l’expérience de lecture relie alors le tem

ps de la construction de l’œuvre à celui du spectateur.

« Il n’y a p

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s. »17

17 Jean-Luc Godard, Jean-Luc G

odard par Jean-Luc Godard, Tom

e 2, Éditions les Cahiers du cinéma, 1998, p. 430.

Dans l’im

age dans l’image dans...

Je recule d’un pas, un large pas, et je regarde de nouveau ces images que je connais :

celles que je suppose, que je vois, que j’observe, que je collectionne, celles que je produis. Elles appartiennent à m

a mém

oire et sont le matériau qui participent à sa constitution,

mais elles interviennent aussi dans la com

position d’une mém

oire humaine à travers le

temps. L’im

age pourrait être une trace de réel ; nous avons conscience qu’il ne s’agit que d’apparences, m

ais nous l’employons en tant que tém

oin de faits, d’actes ou d’idées. Elle

peut servir à justifier un témoignage, qu’elle soit vraie ou factice, et en cela être une trace

de type argumentaire, une preuve, m

ais son rôle ne se résume pas à cela. Ce serait la

réduire à un statut de comm

unication auquel elle ne se limite pas, et négliger l’im

age non figurative. Sa sim

ple existence fait d’elle une trace du réel, dans le sens où elle implique

qu’elle a été créée par l’homm

e. Qu’elle ait été pensée ou spontanée, intentionnelle ou

accidentelle, la création de l’image im

plique un rapport humain. M

ême dans le cas où

celle-ci aurait été créée par la nature, qu’il s’agisse d’une empreinte ou d’une m

arque, de l’em

preinte d’une forme suite à la décoloration provoquée par la lum

ière du soleil, le concept d’im

age est humain. C’est un recadrage, à la fois conceptuel et physique : il s’agit

d’une action humaine. U

ne extraction qui devient un objet sur lequel poser le regard. L’im

age est une découpe.

Et la mém

oire se construit d’une manière sim

ilaire, à l’aide de fragments, l’im

age servant de support visuel où fixer les choses lorsqu’elle n’est pas directem

ent elle-mêm

e le souvenir. L’histoire pourrait alors être un collage de strates d’im

ages avec des jeux d’ajourages, des superpositions, des répétitions possibles, des m

orceaux séchés par le vernis, pris dans la résine, et d’autres rendus transparents com

me du papier passé à

l’huile de lin. Chaque image créée ou définie par l’hom

me participerait à cette m

atière ; les im

ages plus personnelles, comm

e les photos de famille, seraient à la fois invisibles

sous leur quantité, cachées comm

e au milieu d’une botte de foin, et visibles à tous en

tant qu’images génériques, une photo de fam

ille valant pour toutes les photos de famille

dans son idée, si bien qu’il est possible de se l’imaginer, c’est-à-dire de s’en fabriquer une

représentation mentale, une im

age interne.

Les différentes images peuvent donc s’im

briquer les unes dans les autres à des niveaux de représentation différents, au sein de la m

émoire m

entale comm

e au sein de celle à laquelle on donne form

e en faisant nous-mêm

e apparaître de nouvelles images. Les

artistes eux-mêm

es reviennent sur les images qui interpellent leur regard, qu’ils les

reprennent en tant qu’objets de natures mortes ou avec une optique de réinterprétation,

de réappropriation. L’art se montre lui-m

ême, non pas dans l’intention d’exprim

er sa richesse et son pouvoir com

me ce peut être le cas dans la com

mande de portraits, m

ais dans le sens où l’im

age appelle et répond à l’image, constituant une longue chaine de

regards des uns sur le travail des autres.

« Elle e

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Amy Cam

pbellPaperscape III, 2015

Acrylique sur papier, 120 x 120 cmIssu de son blog http://am

ycampbellart.tum

blr.com/

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36

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plus. »

18

18 Marcel Proust, D

u côté de chez Swann, G

allimard, coll. « Folio classique », 2013, p.95

Il est donc important de garder à l’esprit l’idée que notre vision de l’histoire hum

aine est le résultat d’un passage par plusieurs filtres de perception, qu’il s’agisse aussi bien des nôtres que ceux des autres. J’em

ploie le terme « histoire » sans dire, « l’H

istoire avec un grand H

». La majuscule est inutile et m

e paraît être un symptôm

e du rapport que nous entretenons avec notre histoire, c’est-à-dire la distinction entre une H

istoire qui serait celle d’un être hum

ain alpha traversant le temps com

me s’il m

archait directement

sur une frise chronologique – une Histoire à lire, regarder et apprendre – et les histoires

individuelles des homm

es qui sont celles que nous vivons. Nous étudions uniquem

ent les hom

mes du passé à travers le spectre de la représentation qui a en a été faite, ce qui

est normal, m

ais surtout en tant que représentation, comm

e des contemporains en costum

e d’époque dans des décors de théâtre. Il y aurait un arc m

ythique (celui des légendes), un arc passé (celui qu’on apprend) et un arc présent (celui qu’on vit ou dans lequel s’inscrit notre fam

ille telle que nous la connaissons).

Il me sem

ble étrange de considérer que les ruines de Pompéi ont été découvertes au

XVIIème siècle, ou encore que l’histoire de l’Egypte Antique s’étend sur plus de trois m

ille ans, c’est-à-dire une période plus longue que les deux m

ille et quelques années que nous étudions à l’école, articulées par des dates d’inventions et de conquêtes m

ilitaires. Or,

cette distinction entre ce que l’on définit comm

e notre temps et le tem

ps passé n’a pas lieu d’être. Les guerres les plus anciennes que nous étudions com

me des anecdotes ou un

enchaînement de faits logiques sont de réels m

assacres, les décisions et actions d’homm

es qui appartiennent à la m

ême réalité que nous. N

ous oublions facilement qu’il s’agit d’une

histoire de pouvoir, de tyrans et de violeurs. Nous ne som

mes pas exclusivem

ent le résultat d’une histoire, m

ais nous l’habitons et nous y participons.

Le filtre à travers lequel est écrite et officialisée l’« Histoire » reste un filtre hum

ain m

algré le fait qu’il s’agisse d’une discipline académique – ce qui finalem

ent, ne fait que rajouter un filtre de perception supplém

entaire, provoquant de nouvelles déformations

vis-à-vis de la réalité des choses. En tant que science humaine, il s’agit réellem

ent d’une construction artificielle. Je ne prétends pas exiger une exactitude, une vérité de fait contre ces vérités subjectives car ce sont bel et bien elles qui form

ent la mém

oire humaine, et

il serait vain de prétendre pouvoir accéder de quelque façon que ce soit à une objectivité absolue sur les effets de causes, de conséquences et de hasards qui font du m

onde celui qu’il est aujourd’hui. M

ais il est nécessaire d’avoir conscience des distorsions de notre perception de l’histoire pour ne pas subir, ou subir au m

inimum

les visions ne nous appartenant pas, tout en restant en capacité de les prendre en com

pte si nous les jugeons dignes d’intérêt ou légitim

es. Si l’image est une découpe, elle est aussi un cadrage et donc

un point de vue spécifique, que son choix soit orienté ou non. L’histoire de la perspective en est un bon exem

ple : la systématisation de la perspective artificielle au XVèm

e siècle par

Alberti correspond au basculement de la société de la croyance à la raison. Ce systèm

e est généralem

ent reconnu comm

e objectif et naturel, mais il reste une création hum

aine et non une vérité absolue – pour peu qu’il y en ait une. A d’autres époques, à d’autres endroits, des systèm

es différents de représentation spatiale ont existé durant des centaines d’années et paraissaient tout aussi légitim

es aux homm

es qui leur étaient contemporains.

Il faut donc avoir conscience de ce rapport rétroactif à l’histoire au mom

ent de regarder une im

age pour pouvoir cerner son contexte, ou en tous cas pouvoir ouvrir le champ de

réflexion possible et d’éviter la mystification de l’histoire, de la création et des rapports

humains. D

ans une conférence pour l’émission Treize m

inutes, Audrey Rieber interroge la notion de progrès dans l’art, distinguant plusieurs types de progrès possibles pour finalem

ent convenir à des interprétations multiples, et donc au statut fictif de la notion

mêm

e de progrès dans l’art. Le privilège que nous accordons à certaines conceptions de l’art serait d’ordre idéologique ; une solution pour concevoir l’art autrem

ent que chronologiquem

ent et donc d’échapper à ce rapport de force lié à la domination de l’hom

me

capitaliste serait de considérer l’art comm

e une interruption du flot historique.

« Si l’art p

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19

De cette m

anière, il est possible d’approcher l’art d’une façon différente de celle qui consiste à lui écrire une histoire sous la form

e de mouvem

ents succédant les uns aux autres. D

e renverser une boîte d’images découpées sur une table plutôt que de chercher

à les rétablir sur une frise dans leur ordre chronologique, et donc de contredire le sens unique de l’histoire. C’est ce qui perm

et d’affranchir certaines barrières hiérarchiques, d’établir des rapports de « bon voisinage », selon les term

es d’Aby Warburg, entre des

images de natures, d’origines et d’époques différentes et de faire naître du sens grâce

à une vision transversale et non plus linéaire de l’histoire de l’art, révélant alors des tensions intéressantes. Il est norm

al que la perception d’œuvres de cultures et d’époques

différentes ne soit pas la mêm

e que dans l’intention originelle de l’artiste, mais il est

enrichissant de pouvoir les considérer comm

e des réponses aux questions de la création m

algré les changements connus par le dom

aine de l’art depuis leur production, et savoir les recontextualiser ou en tous cas avoir conscience de l’orientation de notre connaissance de ces pièces est nécessaire pour pouvoir les aborder avec un œ

il nouveau. Comprendre

les origines d’un masque Pueblos, l’enjeu de ses significations culturelles et religieuses

mais aussi les conditions historiques et sociales qui l’ont am

ené hors de ses terres dans les m

usées et les collections colonialistes, et pouvoir tout à la fois le considérer en tant que création hum

aine, dans ses formes et ses intentions et donc en regard avec notre

propre rapport à la création, qu’il s’agisse de notre propre production ou des enjeux qui constituent nos centres d’intérêt et notre engagem

ent.

19 Audrey Rieber, « Y a-t-il un progrès dans l’art ? », conférence donnée en février 2013 à l’Université Paris D

iderot, émission

Treize minutes.

Double page suivante :

Ad ReinhardtA page of jokes by Ad Reinhardt, 1946

Publié en 1952 dans Belfry, Brooklyn College

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Rencontres

D’ici découlent donc la possibilité et le besoin de réunir des choses lointaines, loin de

l’illusion que tout ait été fait ou que ce critère puisse seulement entrer en ligne de com

pte dans le processus de création. D

e la rencontre d’un élément 1 et d’un élém

ent 2 nait un élém

ent 3, qu’il s’agisse d’une production matérielle ou intellectuelle. Le M

usée de la Chasse et de la N

ature de Paris est un témoin de ce genre de dém

arche : il regroupe à la fois l’architecture et la décoration intérieure d’un hôtel particulier parisien et une vaste collection d’objets de chasse – arm

es, insignes, peintures, trophées – parmi lesquels

sont exposés des œuvres contem

poraines, à la fois dissimulés dans les étagères en tant

qu’objets montrés et dans la m

uséographie en tant que mobilier. La perception

du spectateur est alors différente : le rapport qui s’installe n’est pas celui d’un jeu où il faudrait trouver les œ

uvres cachées dans le décor mais plutôt une création de liens

possibles entre les objets qui sortent du registre du répertoire ou de l’accumulation pour

se comm

enter mutuellem

ent. Ces relations deviennent alors aussi importantes que leurs

vecteurs, faisant apparaitre des propositions de lecture au niveau des objets – de quelle m

anière tel objet spécifique entre en résonnance avec telle pièce contemporaine – m

ais aussi au niveau de l’histoire de la création hum

aine et de la manière de la présenter

et donc de la conceptualiser. Le musée non pas com

me un lieu de connaissance finie et

maitrisée, une encyclopédie à consulter, m

ais comm

e un outil de construction de la pensée.

« L’art s’insère à

mi-chem

in entre la connaissance scientifique et la pensée m

ythique

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20

20 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Pocket, Saint-Amand-M

ontrond, 2014, p.37.21 L’atelier A. : Bernhard Rüdiger, 23 septem

bre 2015, Arte.

En combinant ces deux figures, l’artiste est à la fois celui qui se nourrit d’un ensem

ble d’élém

ents qui le précède, un univers clôt auquel il va donner une nouvelle forme, et celui

qui ouvre cet univers en y intégrant sa propre création qui à son tour, peut devenir le nouvel ingrédient d’une production, en tant qu’objet com

plet ou par l’une de ses caractéris-tiques. L’histoire de la création telle que nous la regardons et y participons pourrait être

ses propres points de broderie à partir de ceux qu’on a vus, qu’on a appris, pour finalement

tresser le fil directement avec les doigts parce que l’on préfère procéder ainsi, parce que

l’on n’y arrive pas autrement, parce que l’on se retrouve m

ieux dans ce geste. La liberté de la création s’accom

pagne d’un bagage d’images et d’histoires qui est différent pour chaque

individu mais qui existe et qu’on utilise, consciem

ment ou non. D

ans un entretien pour l’Atelier A. 21, Bernhard Rüdiger em

ploie le terme de « dette des form

es ». Il ne s’agit pas d’un boulet à traîner derrière nous m

ais d’une forme d’honnêteté et de conscience vis-à-

décrite comm

e un inventaire infini. Un alphabet technique, concep-

tuel et formel auquel s’ajouteraient sans cesse de nouvelles lettres,

et parmi ces lettres des im

ages ou des objets à la nature indéfinis-sable rem

ettant encore en question la prononciation, le sens et les intentions du langage ainsi créé. Il est question de rejouer des choses passées en les inscrivant dans une approche personnelle. Inventer

Camille H

enrotG

rosse fatigue, 2013Vidéo, 13’

Nathalie du Pasquier

Grey M

atter, 2013M

otif de tissu pour la collection de design Wrong for H

ay

Carquois à lancesExcavations de K

hashaba, Asyut, Egypte,ca. 1981-1802 avant J.C.Bois, stuc, peinture, 41.6 x 7.8 cmM

etropolitan Museum

of Art, New

York City, Etats-Unis

Hippolyte H

entgenLes Vallauris, 2014-2015Techniques m

ixtes

38

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39

vis de notre rapport à l’histoire et à la création : les formes que nous em

ployons ne sont pas autonom

es, elles sont toutes héritées de quelqu’un et il est nécessaire d’assumer ces

origines, sans obligatoirement devoir en faire des citations, puisque ce sont d’elles que

proviennent des tensions intéressantes. Cela m’am

ène également à m

e placer à l’encontre d’une position trop entendue du « tout a déjà été fait », qui installerait un systèm

e hiérarchique où un art neuf, inédit, serait considéré com

me supérieur. L’idée d’un art

entièrement neuf est illusoire dans le sens où il est absolum

ent impossible de produire

un art sans attaches à moins de n’avoir aucun contact avec l’im

age et la représentation. Paradoxalem

ent, chaque création est absolument neuve, m

ême dans le cas d’une peinture

copiée à l’identique, par le simple passage du tem

ps : le Don Q

uichotte écrit par Cervantes et recopié à l’identique par l’auteur fictif Pierre M

énard22 im

pliquent des contextes et des intentions différentes. Par ailleurs, cette illusion réduit l’art à un effet de surprise, un trucage, quand le plus im

portant me paraît justem

ent être ce lien qui existe avec l’histoire de la création et des hom

mes, parce qu’un regard est posé sur cette histoire alors

mêm

e que nous y participons. La réelle nouveauté existe dans le fait qu’il est possible de donner naissance à des choses qui n’existeraient pas sans nos actions, de rendre réels les différents possibles, de participer à la m

atérialité (mêm

e conceptuelle) des infinis de « et si ».Piocher des papiers m

élangés dans deux chapeaux retournés et les associer par paire en les tirant au sort. D

’une certaine manière il s’agit d’une action contre le cours naturel

des choses ou plutôt, de choisir soi-mêm

e ce que sera ce cours, non pas dans le sens invraisem

blable d’un contrôle absolu mais dans l’optique de considérer qu’il est possible

d’orienter et de rendre différentes les choses.

De les rendre possibles et existantes, aussi bien avec un aspect absurde que dans la

spéculation, le « et si » qui pourrait être vrai.

22 Jorge Luis Borges raconte dans « Pierre Ménard, auteur du "Q

uichotte" », nouvelle parue dans le recueil Fictions en 1944, le projet de l’écrivain im

aginaire Pierre Ménard de réécrire à l’identique le D

on Quichotte de M

iguel de Cervantes sans réduire ce travail à une sim

ple copie, mais en lui attribuant des qualités et une valeur supérieures à l’original de par le contexte de sa

démarche.

23 Emily D

ickinson, extrait de « I dwell in Possibility », The Poem

s of Emily D

ickinson, Harvard U

niversity Press, 1999.

« I dw

ell in Po

ssibility –

A fa

irer H

ouse

than Pro

se –

Mo

re num

ero

us of W

indo

ws –

Supe

rior – fo

r Do

ors – »

23

Page 40: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Il de

vie

nt im

po

ss

ible

de

ne

pa

s v

isio

nn

er Je t’aim

e je t’aime de Resnais. Trop de signes m

’y incitent, m

ême si les signes seuls ne suffi

sent pas toujours à désigner le prochain film à regarder. Il s’avère que

Claude Ridder est un personnage passif ; l’action a déjà eu lieu. D

ésormais, il n’est plus que spectateur.

Il rev(o)it.

Tout est fragm

enté et répété, et répété encore, coupé et tranché, scié et assemblé. D

es im

ages hachées et Claude Ridder pris dans le flux, porté par une m

arée qui le noie et le fait revivre chaque instant de sa vie, de son « avant » la passivité, du tem

ps où il était acteur. Il palpe l’eau comm

e O

rphée cherche à rencontrer l’Autre Monde de la paum

e de ses mains, avec des gestes de m

odeleur, d

es

do

igts

cre

us

és

en

cou

pe

. L’ea

u e

st u

n p

orta

il, un

pa

ss

ag

e, u

ne

po

rte o

uv

erte

su

r les

limb

es

. Un

état intermédiaire. Spectacteur de sa vie, Claude R

idder est soumis à des courants tem

porels qui lu

i éc

ha

pp

en

t. Il es

t le p

oin

t d’a

ccro

ch

e, le

no

ch

er q

ui tra

ve

rse

d’u

ne

rive

à l’a

utre

, celu

i do

nt o

n

attrape la main pour passer de l’autre côté : en m

arge de la farce science-fictionnelle et des décors p

réte

xte

s à

l’ex

rien

ce, c

’es

t lui, le

cin

ém

a. E

nco

re u

n je

u d

e v

isio

n, e

t je m

e d

is q

ue

l’org

an

e v

isu

el

dont je parlais précédemm

ent n’était peut-être pas que le mien, peut-être pas que l’œ

il. Il y a une q

ue

stio

n d

e m

éd

ium

, da

ns

le s

en

s d

e ce qui est porteur. J’ai dans la tête la phrase « Claude R

idder est un m

édium », com

me peut l’être la cam

éra vivante de Vertov. Il y a un objet supplémentaire – par

rapport au dessin, par rapport à l’existence-mêm

e. Est-ce un autre œil ? Est-ce le ciném

a, lui-mêm

e, d

an

s s

a co

mp

létio

n ?

L’étra

ng

er q

ui a

rrive

au

villa

ge

et d

év

oile

se

s a

ttribu

ts d

e trickster

24, n

on

sa

ns

avoir joué de ses illusions sur les habitants auparavant ? Nous nous y soum

ettons bien volontiers,

24Le trickster est un trope sans

réelle traduction française ; les term

es de « farceur » ou d’« em

brouilleur » pourraient se rapprocher de la défini-tion de cette typologie de p

ers

on

na

ge

qu

i jou

e d

es

tou

rs

au

x a

utre

s p

rota

go

nis

tes

sa

ns

autre objectif que de s’amuser,

pa

r pu

r pla

isir p

ou

r le c

ha

os

.

il n’y a pas eu de tromperie. N

ous réclamons la supercherie. U

n schém

a de perception s’affiche dans m

a tête, avec des cônes pour représenter la vision et l’eff

et d’entonnoir que je perçois à l’endroit d

es

re

ch

erc

he

s

qu

e

pro

vo

qu

e

cette

e

xp

érie

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cin

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a. E

nco

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, un

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rsé

e : e

xté

rieu

r 1 →

go

ulo

t

→ e

xté

rieu

r 2. L’e

xis

ten

ce o

blig

ato

ire d

e d

eu

x m

on

de

s l’u

n co

ntre

l’autre. Vide de profondeur temporelle, la photographie échoue

à

res

titue

r le

s

ch

os

es

d

e

cette

m

an

ière

, e

t ce

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’es

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pro

ba

ble

me

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as

so

n rô

le. L

e c

iné

ma

com

me

un

tun

ne

l.

40

Page 41: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

Ce

lui d

e Je t’aim

e je t’aime est vertical : c’est un rapport de surfaces. N

ous somm

es dessous ou dessus. Claude R

idder essaye de reprendre son souffle entre deux allers-retours. Il ne parvient à se fixer

dans aucun temps : « je suis hors-jeu, hors tem

ps, il est trois heures à tout jamais ». Il n’appartient nulle

pa

rt. On

ne

le v

oit m

êm

e p

lus

dis

pa

raître

, il es

t imm

ob

ilisé

. C’e

st ce

qu

’ex

ige

l’ex

rien

ce. S

eu

le, re

ste

finalement la m

émoire. La m

émoire com

me dernière capacité cérébrale. Si au début de l’expérience,

son corps disparaît par intermittence afin de signifier au spectateur l’instabilité du processus, Claude

Ridder ne se déplace pas en tant qu’individu physique, sinon actif, dans le tem

ps. Il n’existe pour lui plus aucun m

oyen d’intervention, aucune lutte contre la montre, il sem

ble lui-mêm

e n’avoir aucune préscience de ce qui est sur le point de lui arriver ; peut-être était-ce le prix à payer afin d’accéder à ce passé clôt, un droit de passage, une pièce dans la bouche ? Abandonner son pouvoir pour retrouver la

vu

e, a

ve

c le

s ris

qu

es

qu

e ce

lle-c

i com

pre

nd

. Il po

urra

it év

iter ce

la s

’il éta

it con

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is il n

’es

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, de

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tem

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n’e

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rés

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ide

a ré

us

si ?

Ce

la n

e c

ha

ng

era

it pa

s g

ran

d-c

ho

se

au

réc

it.

En 1999, Reiko Shimizu dessine dans Top Secret

25 un univers où la technologie est suffi

samm

ent d

év

elo

pp

ée

po

ur p

erm

ettre

au

x e

nq

teu

rs d

’un

e u

nité

sp

éc

iale

de

rés

ou

dre

de

s m

eu

rtres

à p

artir

des images enregistrées par le cerveau des victim

es avant leur assassinat. Claude Ridder pourrait

être

l’un

de

s c

ad

av

res

étu

dié

s. Il e

st im

po

rtan

t en

tan

t qu

’acc

um

ula

teu

r, com

me

un

e b

atte

rie c

ha

rgé

e

d’images. Claude R

idder est l’acteur, la caméra, le support d’enregistrem

ent et le spectateur, chaque fois dans des tem

ps différents. Il est lui-m

ême une expérience ciném

atographique plutôt qu’une

25Reiko Shim

izu, Top Secret, Tonkam

, 2008-2015, 12 tomes.

Première édition au Japon en 2001.

26O

samu Tezuka,

La grande pagaille du Diletta

,

Ed

ition

s F

lblb

, 20

13

, 39

4 p

.

Première édition au Japon en 1968.

Gilles Barbier

Faire quelque chose avec n’importe quoi, 2

00

1

Ep

reu

ve

ch

rom

og

èn

e s

ou

s d

ias

ec

, 12

0 x

12

0 c

m

expérience scientifique, c’est un outil de fabrication et de visionnage d’im

ages. A travers ces deux derniers films et

les

ba

nd

es

de

ss

iné

es

qu

’ils m

’év

oq

ue

nt a

pp

ara

it un

inté

rêt

pour une relation de l’image à la science-fiction : une im

age m

ag

iqu

e, a

lch

imiq

ue

, un

e im

ag

e é

cra

n. U

ne

ima

ge

po

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au

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ou

un

e im

ag

e co

mm

e té

mo

in e

t ob

jet d

e ce

tte tra

ns

ition

dimensionnelle. Cette ouverture concerne à la fois l’espace et

27G

eorge Didi-H

uberman,

Devant le tem

ps – Histoire de l’art

et anachronisme des im

ages, E

di-

tion

s d

e M

inu

it, 20

00

, pp

. 72

-74

.

28O

sc

ar W

ilde

,

Le Portrait de Dorian G

ray, 1

89

0 e

t

Nicolas G

ogol, Le portrait, 18

35

.

le temps, com

me un ciném

a à vivre soi-mêm

e et non plus uniquement à regarder, des situations où

les

pe

rso

nn

ag

es

pe

uv

en

t sim

ulta

me

nt ê

tre s

pe

cta

teu

rs, a

cte

urs

, pro

jec

tion

nis

tes

. Da

ns

La grande pagaille du D

iletta2

6, Osam

u Tezuka imagine un nouveau m

édium de transm

ission de l’image : en se

connectant à l’esprit d’un mangaka soum

is à des ondes sonores, il est possible d’atteindre le monde

fantasmagorique de ses visions. L’expérience, portée par un réalisateur sans scrupule, com

mence à

déraper lorsqu’il l’adapte sous forme de m

édia de masse, les spectateurs subissant alors les hum

eurs du m

angaka dépressif sous la forme d’un cauchem

ar dont ils ne parviennent pas à s’échapper. La conclusion dystopique de cette histoire tém

oigne d’un lien certain entre l’existence de cette science-fiction et la société de consom

mation de m

asse dont Tezuka imagine avec intuition les issues en

19

68

. Né

an

mo

ins

, s’il e

st n

éce

ss

aire

de

ratta

ch

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stio

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em

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de

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ss

imila

tion

de

s e

sp

ace

s v

irtue

ls te

ls q

u’in

tern

et, il m

e p

ara

ît

aussi important d’insister sur le rapport de l’im

age à la mém

oire : ce fantasme science-fictionnel est

tou

jou

rs lié

à la

trad

ition

de

l’ima

ge

en

tan

t qu

’ob

jet m

ag

iqu

e e

t plu

s g

én

éra

lem

en

t, à la

qu

es

tion

de l’enregistrement du m

onde. L’histoire du cinéma est liée à celle du fantôm

e, de l’enregistrement

com

me

ce q

ui s

urv

it et s

urto

ut d

ép

as

se

, da

ns

le te

mp

s, la

mo

rt. La

no

tion

d’im

ag

o d

an

s l’a

rt, en

tan

t

que « rite de la ressemblance »

27, et liée entre autres à l’histoire des m

asques et modelages funéraires,

rejo

int ce

tte id

ée

. Le

s im

ag

es

po

rtaie

nt d

éjà

, av

an

t leu

r mis

e e

n m

ou

ve

me

nt p

ar le

cin

ém

a, u

n

important potentiel à faire surgir le surnaturel – nous pouvons citer le pouvoir attribué au portrait

de Dorian G

ray ou celui de la nouvelle de Nicolas G

ogol2

8 ma

is il e

xis

te d

e n

om

bre

ux

au

tres

ex

em

ple

s

de cette capacité de l’image à faire surgir le fantastique, en particulier dans l’idée de franchir les

dimensions

. Je v

ois

do

nc

da

ns

ces

réc

its u

n v

érita

ble

qu

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tion

ne

me

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e, s

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du

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ps

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he

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sp

atio

-tem

po

relle

s d

u m

on

de

qu

e n

ou

s e

xp

érim

en

ton

s.

Je parle de l’entreprise de ce mém

oire avec Alice Laguarda lors d’un entretien et elle me renvoie

vers des questions auxquelles je n’avais pas pensées : mon retour au ciném

a me fait en réalité renouer

avec le film, m

ais pas avec le cinéma en tant qu’espace et expérience. Je visionne généralem

ent les film

s sur mon ordinateur, c’est-à-dire sur un écran de quinze pouces posé sur m

es genoux. Le film :

ce q

ue

l’on

m’a

raco

nté

, ce q

ue

j’ai lu

, ce q

ue

j’ai im

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iné

, la p

oc

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tte d

’un

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d, d

es

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s tro

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ée

s

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r inte

rne

t, l’intu

ition

do

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ée

pa

r le titre

, ce q

ue

je v

ois

, ce q

ue

je co

mp

ren

ds

, ce q

ue

j’éla

bo

re p

ar

la suite… Le film

correspond à un objet visuel et sa périphérie, aussi bien médiatique que narrative.

Je n’ai jamais pris en com

pte l’expérience du déplacement au ciném

a ; je l’ai peu fréquenté enfant et je n’ai pas le sentim

ent d’avoir été élevée dans un univers où le cinéma ait été autre chose qu’un

divertissement auquel je n’attachais pas une im

portance particulière. Je choisis jusque-là les films

que je regarde, c’est mêm

e un aspect important de m

a démarche : observer où se porte m

on intérêt, le

s c

ho

ix q

u’il p

rov

oq

ue

et d

éc

len

ch

e, la

su

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i cré

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et s

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da

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. No

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pro

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ire u

ne

ch

ron

olo

gie

po

ur le

s ra

pp

orts

év

ide

nts

en

tre le

s

différents film

s, mais se servir de l’expérience de chacun pour

ap

pro

ch

er ce

ux

qu

i su

ive

nt. C

on

stitu

er m

es

pro

pre

s c

he

min

s

de

trav

ers

e.

41

Page 42: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

42

Dans une conférence donnée à l’U

niversité Paris Diderot, le docteur en sciences de l’éducation et

en philosophie Richard-Em

manuel Eastes définit le processus de l’apprentissage com

me le passage

d’u

ne

ba

rrière

d’a

ctiv

atio

n p

erm

etta

nt d

e ro

mp

re le

s s

truc

ture

s d

e p

en

e e

xis

tan

tes

po

ur le

s re

m-

pla

cer p

ar d

e n

ou

ve

lles

, plu

s s

tab

les

28. N

os erreurs seraient dues à des biais cognitifs, c’est-à-dire des raccourcis pris vers des conceptions plus faciles d’accès que les véritables réponses : il pose par exem

ple à son public la question de l’origine de l’apparition de la Lune sous forme de croissant. Le

biais cognitif est ici de répondre « l’ombre de la Terre », alors qu’il s’agit de l’om

bre propre du satel-lite éclairé de façon latérale. Le biais cognitif est lié à un contexte : l’exigence d’une réponse rapide e

t l’ima

ge

de

cro

iss

an

t de

Lu

ne

qu

’il ch

ois

it de

mo

ntre

r et q

ui p

eu

t év

oq

ue

r un

e é

clip

se

, con

cep

tion

scientifiquement juste m

ais inappropriée à cet instant. L’apprentissage passerait donc aussi par l’inhi-b

ition

de

con

cep

tion

s in

ap

pro

prié

es

, et d

on

c p

ar u

n p

no

ne

de

so

us

trac

tion

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on

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iqu

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d’a

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ition

de

con

na

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ce. L

a d

ista

nce

qu

e je

pre

nd

s a

ve

c ce

tte in

terp

réta

tion

de

l’ap

pre

ntis

sa

ge

se

situe dans la notion de vérité : si l’apprentissage peut être un moyen d’accéder à une connaissance

plus vraie ou plus appropriée des choses, je préfère le considérer comm

e un fil continu d’appréhen-

sio

n e

t de

com

pré

he

ns

ion

du

mo

nd

e e

n e

xc

lua

nt la

dim

en

sio

n a

uto

ritaire

de

la v

érité

. Le

s n

ou

ve

lles

stru

ctu

res

de

pe

ns

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s p

eu

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nt a

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i ne

pa

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lus

sta

ble

s, p

lus

pro

ch

es

de

la v

érité

qu

e le

s p

récé

-

de

nte

s, m

ais

être

rich

es

da

ns

leu

rs re

nco

ntre

s o

u d

an

s le

s p

iste

s d

e re

ch

erc

he

qu

’elle

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év

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pp

en

t.

Mo

n e

xp

érie

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de

reto

ur a

u c

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ma

et l’é

critu

re d

e p

roce

ss

us

s’in

sc

rive

nt d

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s ce

tte p

en

e d

e l’a

p-

pre

ntis

sa

ge

.

Les captures d’écran que j’extrais sont des moyens m

némotechniques, des im

ages que je choisis de m

anière à pouvoir retrouver en les voyant une sensation qui me rappellerait l’expérience du film

, une synthèse provoquant un stim

ulus sous l’apparence d’un photogramm

e. L’origine de la forme de ce

mém

oire, ou plutôt de l’expérience qu’il relate, provient de ma pratique de fiches m

némotechniques :

au fil de mes lectures, j’entretiens des notes afin de synthétiser les inform

ations les plus utiles à mes

yeux. Ces notes ne sont pas rédigées et sont essentiellement com

posées de citations. Il s’agit d’un m

oyen de conserver une trace de mes lectures tout en les gardant à portée de m

ain afin de faire en sorte de pouvoir retrouver les inform

ations oubliées de la manière la plus pratique possible. En cela

ex

iste

un

rap

po

rt au

brico

lag

e, à

la m

ise

en

pla

ce d

e s

es

pro

pre

s o

utils

de

trav

ail, à

l’acc

um

ula

tion

et

au recyclage du vécu et du retenu. Il y a dans mon rapport à l’art et au m

onde un besoin de connais-

sance. L’art me paraît être un endroit d’apprentissage : le rapport m

anuel y est primaire. L’expérience

réside dans la main et les yeux, des organes à la fois outils et perceptifs.

me

s’il n

e s

’ag

it pa

s à

pro

pre

me

nt p

arle

r d’u

n jo

urn

al, ce

tte e

xp

érie

nce

du

mo

ire s

e p

lace

formellem

ent entre mes fiches de notes et la rédaction d’un journal. Benjam

in Hochart évoque le

terme d’un « m

émoire de la m

émoire ». L’écriture n’est pas quotidienne, m

ais évolue au fil de mes

visionnages et me perm

et d’entretenir un espace de réflexion sur l’expérience racontée au mom

ent de la vivre, un recul qui m

e renvoie finalement à m

a propre pratique plastique : l’art comm

e moyen de

28R

ichard-Emm

anuel Eastes, « Pourquoi on se trom

pe, com-

ment on apprend », conférence

do

nn

ée

en

no

ve

mb

re 2

01

2 à

l’Université Paris D

iderot, é

mis

sio

n Treize m

inutes.

connaissance et la connaissance comm

e moyen artistique.

Page 43: Le vide - esam-c2.fr · Le petit Larousse illustré 2012. Italie 1, p. 429 8. je monographiques, les c’est- ... 2013, 132.1 x 101.6 cm Courtesy Donald Baechler et Cheim and Read

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La jetée1962

Rithy Panh,L’im

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L’homm

e à la caméra

1929

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e je t’aime

1968

43

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Louise Aleksiejew, Maurice, 2015, gesso, encre de Chine, scotch et aérosol sur papier de

récupération, 200 x 300 cm

P.22H

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illes Barbier, un abézédaire dans le désordre, Regard, 2008, 279 p.

45

Remerciem

ents

Louise Aleksiejew - M

émoire D

NSEP 2016

Ecole supérieure des arts et médias de Caen/Cherbourg

Je remercie particulièrem

ent Benjamin H

ochart pour son regard attentif, sa pédagogie précieuse et son soutien.

Merci à Antoine M

edes, Agnès Moncorgé, Clém

ent Rodzielski, Sarah Fouquet, M

axime Thieffine, Pierre

Tatu, Thierry

Topic, Eric

Paquotte, Chantal

Marie,

Catherine Blanchemain, Pierre Aubert ; m

erci à mes

camarades d’atelier, à tous les techniciens, professeurs et

acteurs de l’ésam qui rendent possible l’existence de cette

école ; merci à m

a famille pour son soutien.