Le Tri Des Papiers, Le Tri Des Arguments

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LE TRI DES PAPIERS, LE TRI DES ARGUMENTS Michel Le Guern Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de l'étranger » 2002/1 Tome 127 | pages 41 à 54 ISSN 0035-3833 ISBN 9782130526650 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-philosophique-2002-1-page-41.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Michel Le Guern, « Le tri des papiers, le tri des arguments », Revue philosophique de la France et de l'étranger 2002/1 (Tome 127), p. 41-54. DOI 10.3917/rphi.021.0041 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.137.20.137 - 17/11/2015 22h44. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 92.137.20.137 - 17/11/2015 22h44. © Presses Universitaires de France

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LE TRI DES PAPIERS, LE TRI DES ARGUMENTSMichel Le Guern

Presses Universitaires de France | « Revue philosophique de la France et de l'étranger »

2002/1 Tome 127 | pages 41 à 54 ISSN 0035-3833ISBN 9782130526650

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-philosophique-2002-1-page-41.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Michel Le Guern, « Le tri des papiers, le tri des arguments », Revue philosophique de la Franceet de l'étranger 2002/1 (Tome 127), p. 41-54.DOI 10.3917/rphi.021.0041--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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LE TRI DES PAPIERS,LE TRI DES ARGUMENTS

La plupart des éditeurs des Pensées, depuis l’édition de Port-Royal jusqu’à celles de Léon Brunschvicg, de Jacques Chevalier etde Francis Kaplan, semblent avoir eu comme préoccupation princi-pale de trier les fragments, de les répartir en ensembles qui consti-tueraient un ordre. Pascal, lui aussi, triait ses papiers, et avec euxles arguments qu’il entendait mettre en œuvre dans son Apologie.Sans doute son tri n’est-il pas achevé, mais cela ne dispense pas derechercher à travers le tri interrompu les traces de ses intentions.

Depuis que Zacharie Tourneur a attiré l’attention sur les liassesclassées des Pensées, on sait que le tri des papiers tient une placenon négligeable dans l’activité de Pascal. En effet, on peut décrirecomme une opération de tri le découpage des papiers et la constitu-tion des liasses.

Rien ne s’oppose à l’hypothèse que Pascal aurait entrepris laconstitution des liasses classées dans la perspective de la conférence àPort-Royal. En revanche, on peut penser que le travail de classementcontinue après la conférence. Le fragment 1851 fait écho à des textesde Gassendi qui sont publiés pour la première fois dans les Operaomnia en 1658 : il n’a pu être rédigé avant la seconde moitié de 1658.La constitution des liasses se serait donc prolongée jusqu’à la finde 1658 ou au début de 1659, et n’aurait été interrompue que par lamaladie, fin février 1659, au moment où se termine l’impression desLettres de A. Dettonville2.

Revue philosophique, no 1/2002, p. 41 à p. 54

1. La numérotation des fragments des Pensées renvoie à l’édition desŒuvres complètes de Pascal, Bibliothèque de la Pléiade, 1998-2000.

2. Sur cette maladie de Pascal, le témoignage le plus précis est la lettre deCarcavy à Huygens, datée du 14 août 1659 : « [...] sa maladie, qui consistedans une espèce d’anéantissement et d’abattement général de toutes ses forces,et qui lui continue depuis le temps que son livre a été imprimé, ne m’a pas per-mis de vous donner cette satisfaction, car il ne saurait s’appliquer à quoi que cesoit qui demande tant soit peu d’attention qu’il n’en sente une incommoditéconsidérable. »

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Quelques-uns des feuillets reconstitués par Pol Ernst regroupentdes fragments appartenant aux liasses classées et d’autres qui sontrestés à l’extérieur de ce classement. On aurait pu s’attendre à ceque les fragments écartés lors de la confection des liasses fussentregroupés dans les Copies. La plupart d’entre eux (482, 485, 486,488, 502, 505, 506, 507, 520, 526, 530, 539, 542, 543, 544 et 694, 695,708, 709) font partie de deux ensembles, les séries de mélanges et lesséries sur les miracles, que Philippe Sellier regroupe dans « les dos-siers mis à part en juin 1658 ». Il reste quelques exceptions, peunombreuses, mais suffisantes pour tout embrouiller : le frag-ment 434, qui avant le découpage suivait immédiatement le frag-ment 350 de la liasse « Morale chrétienne », se retrouve dans lasérie XI, c’est-à-dire parmi les textes que Philippe Sellier appelle« les développements de 1658-1662 ». Quant aux fragments 672et 674, ils font partie de l’ensemble que Philippe Sellier intitule « lesderniers dossiers de “Pensées mêlées” (juillet 1658 - juillet 1662) ».

Ces bizarreries de classement conduisent à formuler une hypo-thèse : Pascal aurait opéré le tri de ses papiers en deux étapes :d’abord, la constitution des liasses ; ensuite, la récupération de frag-ments écartés lors du premier tri, mais néanmoins susceptibles defournir des matériaux pour l’apologie. La datation juillet 1658 -juillet 1662 correspondrait alors au classement des séries, non à larédaction des textes qu’elles contiennent, certains d’entre euxayant été écrits bien avant juillet 1658.

Ainsi, le fragment « Infini rien » (397), qu’on désigne habituelle-ment par son thème central, le pari, fait partie des séries constituéesdans cette période juillet 1658 - juillet 1662, mais cela n’empêche pasde maintenir pour sa rédaction la date de 1655. Cette esquisse d’unepremière apologie destinée à un public précis, l’entourage du duc deRoannez, précède de plus d’un an le projet de la grande Apologie.Lors de la constitution des liasses, en 1658, Pascal n’y intègre pas cetexte. Parmi les motifs possibles, celui de la longueur du développe-ment ne peut pas être retenu : le fragment 185 est plus long. On pen-serait plutôt à la technicité de l’argument central, ou à une incerti-tude sur la place que ce texte pouvait se voir assigner dans laconstruction d’ensemble. C’est seulement après la constitution desliasses que Pascal décidera de le faire entrer dans la grande Apologie.

Parmi les notes préparatoires aux Réflexions d’un docteur de Sor-bonne que les Pensées ont conservées, plusieurs ont trouvé placedans la liasse « Soumission et usage de la raison » : ce sont les frag-ments 163, 165, 166, 171, 173 et 174, qui portent sur les relationsentre la raison et l’autorité, et fournissent ainsi des arguments utili-Revue philosophique, no 1/2002, p. 41 à p. 54

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sables dans l’apologie. D’autres sont restées à l’extérieur des liassesclassées : les fragments 510 et 747, dont le contenu est nettementpolémique.

Sur le tri des papiers par Pascal, les données ne manquent pas,mais il n’est pas toujours facile de les interpréter. Le fait que telfragment soit situé à l’extérieur des liasses classées peut s’expliquersoit par une date de composition postérieure à la date de la consti-tution des liasses, soit par l’intention de ne pas l’utiliser dansl’apologie, soit par une hésitation sur la place que cet élément pour-rait y prendre.

Le tri des papiers par Pascal est la partie visible d’une activitéplus importante, celle du tri des arguments. Les matériaux que Pas-cal a amassés sur ses papiers, ce sont des arguments. Sur ce point, ilconvient de rappeler les déclarations que Pascal a faites au curé deSaint-Étienne-du-Mont, le P. Beurrier, dans les dernières semainesde sa vie. Le témoignage de Beurrier a souvent été négligé, parcequ’il fournissait des informations que la famille et Port-Royal trou-vaient gênantes. Ce que l’on sait des qualités morales et intellectuel-les du P. Beurrier, outre le fait qu’on ne trouve aucun motif qu’ilaurait eu de déformer la vérité, oblige à prendre en compte cetémoignage, et particulièrement ce qui y est dit à propos du projetd’apologie :

Il me repartit à cela qu’il y avait deux ans qu’il avait fait une retraitespirituelle, et une confession générale fort exacte, en suite de laquelle ilavait entièrement changé de vie, et pris résolution de fuir toutes les compa-gnies, pour ne plus songer qu’à son salut, et à combattre fortement lesimpies et les athées, qui étaient en grand nombre dans Paris, comme pareil-lement les véritables hérétiques ; qu’il avait déjà ramassé des matériaux etdes armes très puissantes pour les convaincre de la vérité de la religioncatholique ; qu’il savait par expérience, ayant conversé et conféré autrefoisavec les plus opiniâtres, leur fort et leur faible ; qu’ils avaient croyance enlui, et qu’il savait comme il fallait les prendre et les convaincre ; que cesmatériaux étaient diverses pensées, arguments et raisons qu’il avait cou-chés par écrit en peu de mots en divers temps et sans ordre, mais selon qu’illes avait formés en son esprit, dans le dessein qu’il avait d’en faire un livreentier en les exposant par ordre, et les expliquant fort clairement, et leurdonnant toute la force qu’il pourrait, espérant que ce livre serait très utile,et que Dieu y donnerait sa bénédiction, vu la pureté de ses intentions, quin’étaient autres que de ramener au bercail de l’Église tant de brebis éga-rées, et ainsi étendre le royaume de Jésus-Christ, et de procurer la gloire deDieu et le salut des âmes (Œ.C., t. I, p. 56-57).

Le degré d’avancement du projet est clairement précisé. Ce quiest déjà acquis, c’est ce qui relève de l’invention ( « ces matériauxétaient diverses pensées, arguments et raisons qu’il avait couchéspar écrit en peu de mots en divers temps et sans ordre » ). Il resteRevue philosophique, no 1/2002, p. 41 à p. 54

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encore à réaliser la disposition ( « en les exposant par ordre » ) etl’élocution ( « les expliquant fort clairement, et leur donnant toutela force qu’il pourrait » ).

Le ramassage des matériaux implique déjà un tri : c’est dès lechoix des arguments qu’il faut tenir compte de l’image que le dis-cours devra donner de son auteur pour être efficace. Pascal dit desimpies et des athées auxquels il veut s’adresser « qu’ils avaientconfiance en lui » ; il faut conserver cette confiance, en appliquantles consignes qu’Aristote donne au début du deuxième livre de laRhétorique. L’argument qui n’est pas persuasif agit contre la per-suasion, parce qu’il disqualifie peu ou prou celui qui l’émet, en ren-dant ses propos ridicules. Pascal juge nécessaire de fonder le choixdes arguments sur une bonne connaissance de la psychologie collec-tive du groupe visé ( « il savait par expérience, ayant conversé etconféré autrefois avec les plus opiniâtres, leur fort et leur faible » ),et en cela il se conforme à ce qu’enseigne encore Aristote (Rhéto-rique, liv. II, chap. XII à XVII). La prise en compte du destinataire,dès le choix des arguments, implique une évaluation de ce qui est oun’est pas persuasif pour lui.

Un argument n’est pas persuasif en soi, il l’est par rapport audestinataire. Le fragment 2 des Pensées donne un exemple d’argu-ment valable pour quelques-uns, mais non pas pour le lecteur visépar l’Apologie :

Et quoi ? Ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux prou-vent Dieu ? Non. Et votre religion ne le dit-elle pas ? Non. Car encore quecela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière,néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart.

L’argument, c’est ce que Pascal appelle « preuve ». On dénombredans les Pensées 68 occurrences du mot preuve, dont 33 dans les lias-ses classées. La preuve, dans la langue du XVIIe siècle, est un « moyendont on se sert pour persuader » (Furetière). Ce n’est pas cequ’Aristote nomme tekmérion, mais ce que dans sa Rhétorique ilappelle pistis, qu’on traduirait aujourd’hui par « moyen de persua-sion » ou « argument »1. Les arguments de la théologie naturelle nesont pas efficaces pour le public auquel s’adresse Pascal. C’est ce qu’ilexplique dans le fragment 653 ( « Préface de la seconde partie » ) :

J’admire avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parlerde Dieu.

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1. Dans les écrits de Pascal qui portent sur la physique, le mot « preuve »prend constamment le sens de tekmérion. C’est parce qu’il y faut convaincre, etnon persuader.

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En adressant leurs discours aux impies, leur premier chapitre est deprouver la divinité par les ouvrages de la nature. Je ne m’étonnerais pas deleur entreprise s’ils adressaient leurs discours aux fidèles, car il est certainsqui ont la foi vive <et dont> le cœur <voit> incontinent que tout ce quiest n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent, mais pour ceuxen qui cette lumière est éteinte et dans lesquels on a dessein de la fairerevivre, ces personnes destituées de foi et de grâce qui, recherchant detoute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener àcette connaissance, ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, dire à ceux-làqu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils yverront Dieu à découvert, et leur donner pour toute preuve de ce grand etimportant sujet le cours de la lune et des planètes et prétendre avoir achevésa preuve avec un tel discours, c’est leur donner sujet de croire que lespreuves de notre Religion sont bien faibles, et je vois par raison et parexpérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris.

Les arguments rhétoriques (les pisteis d’Aristote) ne sont effica-ces que s’ils ne sont pas de nature à provoquer l’objection qu’ils neconstituent pas des preuves logiques (des tekméria). Il faut donc évi-ter les arguments qui paraissent trop inadéquats à la conclusionqu’il s’agit de faire admettre. C’est le reproche que l’on peut faire àla tentative de prouver Dieu par les ouvrages de la nature :

C’est une chose admirable que jamais auteur canonique ne s’est servide la nature pour prouver Dieu. Tous tendent à le faire croire. David, Salo-mon, etc., jamais n’ont dit : « Il n’y a point de vide, donc il y a un Dieu. »Il fallait qu’ils fussent plus habiles que les plus habiles gens qui sont venusdepuis, qui s’en sont tous servis.

Cela est très considérable (fr. 431).

Pascal a rencontré l’argument qu’ « il n’y a point de vide » chezGrotius, et peut-être aussi dans la Théologie naturelle du P. Yves deParis, où il est très amplement développé. Dans le chapitre XVIIIde la première partie ( « De la violence que toutes choses souffrenten leurs inclinations particulières pour le bien général du monde » ),Yves de Paris introduit ainsi le thème du vide (p. 258 de la 2e édi-tion, 1635) :

Que si le vide menace le monde, encore que la plaie qu’il fait à sa conti-nuité ne soit que pour un instant, et qu’il n’y demeure point de cicatrice,comment la Nature donne-t-elle l’alarme à tous ses cantons ? De quellefureur s’arment les éléments, quand ils s’exposent à la perte de leurs pro-pres qualités pour parer ce coup, dont le dommage est public ?

Il explique longuement par l’horreur du vide le fonctionnementdes canons, qu’il rapproche de l’invention des fontaines. Et, aprèsde longues considérations, il conclut (p. 271-272) :

Il faut remarquer que les choses naturelles étant commandées de quit-ter leurs propres inclinations, l’eau de monter, le feu de descendre, la terrede se mouvoir ; elles s’y portent avec une promptitude qui passe de beau-coup celle de leur disposition ordinaire ; pour nous apprendre la gaieté avec

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laquelle ces actions d’accommodement doivent être assaisonnées ; et pournous montrer par leur diligence que le commandement qui les oblige à cesdevoirs inaccoutumés est raisonnable, que la main qui les gouverne esttoute-puissante, que la Nature est conduite par une bonté qui dispose toutpour notre bien, et par une sagesse qui doit être la règle de la nôtre.

Une telle argumentation est non seulement inutile et inefficace ;elle est même dangereuse, dans la mesure où elle peut êtreretournée. Elle lie en quelque sorte l’existence de Dieu à l’impossi-bilité du vide dans la nature. Par ses Expériences nouvelles, Pascal adémontré que le vide est possible et même réalisé effectivement.Selon toute vraisemblance, il en a même persuadé certains de sesamis libertins. Lier l’existence de Dieu à l’impossibilité du vide,c’est, à partir du moment où cette impossibilité est réfutée,renforcer l’incroyance du libertin. En faisant appel à un tel argu-ment, un apologiste agit dans un sens diamétralement opposé à sesintentions.

Pascal constate aussi l’inefficacité des preuves de Dieu méta-physiques, dont on pourrait dire pourtant que ce sont des tekméria.Il leur manque d’être en même temps des pisteis, d’être persua-sives ; il ne suffit pas de convaincre, il faut encore persuader :

Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnementdes hommes et si impliquées, qu’elles frappent peu ; et quand cela serviraità quelques-uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cettedémonstration, mais une heure après ils craignent de s’être trompés(fr. 179).

Au contraire, pour l’argument du pari (fr. 397), Pascal indique :« Cela est démonstratif. » Les arguments démonstratifs sont ceuxqui feront sortir le lecteur du doute, sans faire appel à l’argumentd’autorité. Ou, plus exactement, ceux qui le feront passer du douteà la soumission, soumission à l’argument d’autorité qui sera dès lorsfondée en raison :

Soumission.Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il

faut. Qui ne fait ainsi n’entend pas la force de la raison. Il y en a quifaillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstra-tif, manquent de se connaître en démonstration, ou en doutant de tout,manquent de savoir où il faut se soumettre, ou en se soumettant entout, manquent de savoir où il faut juger (159).

Les arguments démonstratifs sont ceux qui n’ont pas besoin,pour être recevables, que le destinataire soit persuadé d’avancede ce qu’ils cherchent à prouver. C’est d’après ce critère que lesarguments tirés des figures, c’est-à-dire des correspondances entrel’Ancien et le Nouveau Testament, seront l’objet d’un tri :Revue philosophique, no 1/2002, p. 41 à p. 54

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Il y a des figures claires et démonstratives, mais il y en a d’autres quisemblent un peu tirées par les cheveux, et qui ne prouvent qu’à ceux quisont persuadés d’ailleurs (203).

La suite du fragment montre pourquoi le tri des argumentsest nécessaire. Les figures « tirées par les cheveux » « sont sembla-bles aux apocalyptiques » et fournissent malencontreusement uneexcuse aux interprétations les plus aventureuses de l’Écriture. Pas-cal proteste contre les prétentions des Apocalyptiques : « [...] il n’ya rien de si injuste que quand ils montrent que les leurs sont aussibien fondées que quelques-unes des nôtres. Car ils n’en ont pas dedémonstratives comme quelques-unes des nôtres. » Bien que lesarguments peu convaincants tirés des figures puissent passer pourjustifiés par ceux qui sont démonstratifs, il vaut mieux s’en passer :« Parler contre les trop grands figuratifs (238). » D’une certainemanière, les preuves de la vérité qui ne sont pas démonstrativesnuisent à la vérité, dans la mesure où elles semblent autoriser lesarguments aussi peu démonstratifs des tenants de l’erreur. Ce sontles clartés qui sont persuasives, non les obscurités, qu’il ne s’agitpourtant pas de nier. Et le rôle de l’apologiste est de montrer lesclartés.

On pourrait être tenté de retrouver dans les « figures claires etdémonstratives » un écho lointain aux « idées claires et distinctes »de Descartes. Mais il s’agit de tout autre chose. Les « idées claires etdistinctes » de Descartes sont celles qui sont claires et distinctespour Descartes lui-même, alors que les « figures claires et démons-tratives » de Pascal sont celles qui sont claires et démonstrativespour le destinataire de l’apologie, pour le lecteur que l’argumen-tation vise à persuader.

Dans sa recherche des matériaux pour l’apologie, Pascal fait unemoisson plus ample dans Montaigne que dans Descartes. Malgré sesdéfauts, Montaigne fournit des arguments persuasifs, alors que Des-cartes est « inutile et incertain ». Il a bien observé la naturehumaine, et les remarques qu’il formule sont exactes, même si lebilan qu’il établit reste incomplet. Le lecteur peut retrouver dans sapropre expérience la vérité de ce que dit Montaigne, et il ne peutrecevoir que favorablement une argumentation établie sur de telsfondements.

Au moment où Pascal entreprend de construire son apologie, iln’a pas vraiment à inventer de nouveaux arguments. La traditionde l’apologétique en est si amplement fournie qu’on n’a quel’embarras du choix. Pascal peut trouver dans les écrits des généra-tions qui l’ont immédiatement précédé une abondance de maté-Revue philosophique, no 1/2002, p. 41 à p. 54

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riaux dont le livre du P. Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses pré-curseurs, parvient à peine à donner une idée. Mais l’ample floraisondes apologies n’a pas ralenti les progrès de l’athéisme et du liberti-nage. Le premier travail consiste à faire le tri, et à repérer danscette masse quels sont les arguments efficaces. Comme on l’a vu,l’argument inefficace est non seulement inutile, il est nuisible, car ilnuit à l’entreprise de persuasion.

Ainsi, Pascal écarte l’argument du consentement universel, quel’apologétique traditionnelle, celle des catholiques comme celle desprotestants, emploie comme preuve de l’existence de Dieu. PourPierre Charron (Les Trois Vérités, I, VII, p. 29 de l’édition de 1635),« Le général, universel et unanime consentement de toutes nationset de tous hommes est très grand et très puissant argument. » C’estpar cet argument que Philippe Du Plessis-Mornay commence sonlivre De la vérité de la religion chrétienne : « Chapitre I. Qu’il y a unseul Dieu, et que chacun consent en une Divinité. » Pascal réfute lapertinence de cet argument du consentement universel dans le frag-ment 166 :

Contradiction est une mauvaise marque de vérité.Plusieurs choses certaines sont contredites.Plusieurs fausses passent sans contradiction.Ni la contradiction n’est marque de fausseté ni l’incontradiction n’est

marque de vérité.

L’argument du consentement universel présente le doubleinconvénient de conduire au déisme plutôt qu’au christianisme, etde n’avoir aucune validité logique. Pascal se souvient sans douted’avoir bataillé contre les idées communément reçues sur l’horreurdu vide.

Dans le fragment 419, Pascal décrit sa démarche apologétique.Il explicite les principes qui le conduisent dans le choix des argu-ments et justifie le tri qu’il opère parmi les matériaux qu’il trouvaitchez ses prédécesseurs :

[...] je n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, oul’existence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni aucune deschoses de cette nature ; non seulement parce que je ne me sentirais pasassez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endur-cis, mais encore parce que cette connaissance sans Jésus-Christ est inutileet stérile. Quand un homme serait persuadé que les proportions des nom-bres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d’une pre-mière vérité en qui elles subsistent et qu’on appelle Dieu, je ne le trouveraispas beaucoup avancé pour son salut.

Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteurdes vérités géométriques et de l’ordre des éléments ; c’est la part des païenset des épicuriens. Il ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa pro-

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vidence sur la vie et sur les biens des hommes pour donner une heureusesuite d’années à ceux qui l’adorent ; c’est la portion des Juifs. Mais le Dieud’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est unDieu d’amour et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœurde ceux qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leurmisère et sa miséricorde infinie ; qui s’unit au fond de leur âme ; qui la rem-plit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapablesd’autre fin que de lui-même.

Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et qui s’arrêtentdans la nature, ou ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ilsarrivent à se former un moyen de connaître Dieu, et de le servir sansmédiateur, et par là ils tombent ou dans l’athéisme ou dans le déisme, quisont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également.

Pascal retient essentiellement deux arguments : celui du péchéoriginel et celui des prophéties, qui prennent tous deux appui surdes faits constatables.

Le péché originel peut être envisagé de deux manières. C’est undogme de la religion chrétienne, que le chrétien accepte en se sou-mettant à l’argument d’autorité ; mais cet argument d’autorité estinopérant pour le lecteur visé par l’apologie. Ce qui est un dogmepour le chrétien est proposé au lecteur comme l’hypothèse la plussatisfaisante pour rendre compte des contradictions de la conditionhumaine. L’argumentation s’appuie sur des faits dont le lecteur nepeut pas nier l’évidence. Le libertin est invité à considérer ce qu’ilconnaît par son expérience personnelle : le paradoxe de la conditionde l’homme, en qui coexistent grandeur et misère, le divertissement,les divergences des philosophes, le désir du souverain bien. La liasse« Raison des effets » propose une méthode générale pour la résolu-tion des paradoxes liés à l’activité humaine. Mais la seule explica-tion acceptable des contradictions de la nature humaine est cellequi est fournie par le péché originel, qui devient ainsi le point dejonction entre la démonstration rationnelle et la soumission àl’autorité. L’acceptation du caractère rationnellement démonstratifde cette explication prépare le lecteur à admettre l’autorité de laRévélation.

L’argument le plus déterminant est celui des prophéties, parcequ’il fournit la preuve de la divinité de Jésus-Christ. Dansl’accumulation de preuves que le fragment 257 énumère, la plusimportante, celle qui contient toutes les autres, est ainsi résumée :

Preuve des deux Testaments à la fois.Pour prouver d’un coup tous les deux, il ne faut que voir si les prophé-

ties de l’un sont accomplies en l’autre.

C’est encore ici une démarche rationnelle, appuyée sur des réali-tés qui tombent sous le contrôle des sens et de la raison, et que leRevue philosophique, no 1/2002, p. 41 à p. 54

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libertin ne peut donc pas mettre en doute. La démonstrations’appuie sur la matérialité des textes, qu’il convient d’examinerscientifiquement, à l’aide des techniques de la logique et de la philo-logie. L’argument n’est pas neuf, puisqu’on le trouve chez les apolo-gistes des générations précédentes, Du Plessis-Mornay, Charron,Jean Boucher, Grotius entre autres. Mais il prend chez Pascal uncaractère technique qui amplifie sa force persuasive. Les libertinspourraient avoir tendance à refuser toute autorité à l’Écriture, enraison des contradictions qu’on peut y rencontrer. Pascal ne nie pasles contradictions, il les utilise. En effet, la recherche systématiquedes contradictions du sens littéral permet d’orienter l’interprétationdes textes bibliques vers une explication où toutes ces contradic-tions sont résolues.

C’est dans la liasse « Excellence de cette manière de prouverDieu » que Pascal donne les résultats de l’opération du tri des argu-ments. Dans le fragment 179, il explique pourquoi il écarte les preu-ves de Dieu métaphysiques et, dans le fragment 178, il indique lespreuves qu’il retient :

Tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans Jésus-Christ n’avaient que des preuves impuissantes. Mais pour prouver Jésus-Christ nous avons les prophéties qui sont des preuves solides et palpables.Et ces prophéties étant accomplies et prouvées véritables par l’événementmarquent la certitude de ces vérités et partant la preuve de la divinité deJésus-Christ. En lui et par lui nous connaissons donc Dieu. Hors de là etsans l’Écriture, sans le péché originel, sans médiateur nécessaire, promis etarrivé, on ne peut prouver absolument Dieu ni enseigner ni bonne doctrine,ni bonne morale.

C’est en Jésus-Christ que s’articulent les preuves par les prophé-ties et par le péché originel. Il accomplit les prophéties par sonIncarnation et par la Rédemption. Et la Rédemption présuppose lepéché originel.

La mise en relation du tri des papiers et du tri des argumentsapporte une solution évidente à la question longtemps discutée dela place qu’aurait tenue l’argument des miracles dans l’apologie.Avant qu’on prenne en compte l’ordre dans lequel Pascal avaitlaissé ses papiers, les éditeurs et les commentateurs avaient ten-dance à mettre les miracles au nombre des preuves de la religionchrétienne que Pascal voulait proposer aux libertins, suivant unetradition bien établie dans la littérature apologétique. Depuis lestravaux de Zacharie Tourneur et Louis Lafuma, on sait commentPascal avait trié ses papiers, et on ne range plus les notes sur lesmiracles dans le projet d’apologie. Ainsi, Tetsuya Shiokawa, dans ledernier chapitre de son livre Pascal et les miracles, s’appuie sur leRevue philosophique, no 1/2002, p. 41 à p. 54

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classement des papiers pour réfuter le témoignage erroné de Gil-berte Périer.

Pascal, triant ses papiers en vue de l’apologie, laisse de côté lesséries sur les miracles. Il considère donc que la question des miraclesn’est pas pertinente dans une démarche apologétique. Ce n’est pasen leur parlant des miracles qu’on peut amener les libertins àprendre au sérieux la religion chrétienne. Toute tentative pour insé-rer l’argument des miracles dans le projet d’apologie fausse la pers-pective de Pascal1. Dans la présentation de la Section XIII de sonédition des Pensées, Léon Brunschvicg écrivait : « [...] l’interpré-tation des miracles [...] devait être, dans l’Apologie de Pascal, lecentre auquel tout se rapporterait. » Comment expliquer alorsqu’aucune des liasses classées ne porte sur les miracles ? Quelqueslignes plus loin, Brunschvicg fait une observation très juste sur lerôle des miracles pour ceux qui ont déjà la foi : « Par les miraclesDieu rassure ses élus, calme pour un instant ce tremblement perpé-tuel qui est l’état du vrai chrétien. » Mais il s’écarte du point de vuede Pascal apologiste quand il continue : « En même temps ils’impose par le prestige de la force matérielle à ceux qui n’ont pas lafoi, il leur donne un avertissement solennel qui leur présage leurcondamnation définitive ou qui prépare leur conversion. » Leslibertins auxquels s’adresse Pascal savent qu’il y a des faux mira-cles ; ils ne savent peut-être pas qu’il y en a de vrais, puisqu’ « ilfaut juger des miracles par la doctrine » (fr. 684) qu’ils n’ont pasencore reçue. Comme ils ne disposent pas du critère qui permet dedistinguer les vrais miracles des faux miracles, le miracle n’a pas devaleur persuasive pour eux.

Sur l’efficacité persuasive de l’argument des miracles, Pascal etArnauld sont en désaccord. Pascal écrivait dans les Réflexions d’undocteur de Sorbonne, IV (Œ.C., I, p. 956) :

D’où il paraît qu’encore que nous soyons obligés de captiver notreentendement pour obéir à Jésus-Christ, comme dit saint Paul, captivantesintellectum in obsequium Christi, nous ne le faisons pas néanmoins aveuglé-ment et déraisonnablement, ce qui est l’origine de toutes les fausses reli-gions, mais avec connaissance de cause, et parce que c’est une action rai-sonnable et digne d’un homme sage de se captiver de cette sorte sousl’autorité de Dieu parlant par son Fils.

Arnauld, reprenant ce texte pour l’insérer dans la quatrièmepartie de La Logique de Port-Royal – dès la première version

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1. C’est ce que font Léon Brunschvicg et Jacques Chevalier. En sens con-traire, Francis Kaplan (Cerf, 1982) a raison de ranger les fragments sur lesmiracles dans les notes préparatoires à des écrits polémiques.

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conservée par le manuscrit Vallant –, en modifie la fin. Il remplacel’argument d’autorité, qui n’a pas besoin de preuves, par l’argu-ment des miracles, qu’il considère comme « des preuves suffi-santes », contrairement à Pascal :

[...] c’est une action raisonnable que de se captiver de la sorte sousl’autorité de Dieu, lorsqu’il nous a donné des preuves suffisantes, commesont les miracles et autres événements prodigieux, qui nous obligent decroire que c’est lui-même qui a découvert aux hommes les vérités que nousdevons croire (La Logique ou l’art de penser, IV, XII).

Il n’est pas impossible que la remarque qui termine le frag-ment 670 des Pensées soit une réaction de Pascal à la correctionqu’Arnauld a apportée à son texte :

Il y a deux manières de persuader les vérités de notre religion, l’une parla force de la raison, l’autre par l’autorité de celui qui parle. On ne se sertpoint de la dernière mais de la première. On ne dit point : « Il faut croirecela car l’Écriture qui le dit est divine », mais on dit qu’il le faut croire partelle et telle raison, qui sont de faibles arguments, la raison étant flexible àtout.

Pascal, qui puise plusieurs arguments dans le gros livre du cor-delier Jean Boucher, Les Triomphes de la religion chrétienne, pouvaity trouver de longs développements sur les miracles en réponse auxobjections des libertins. Le libertin imaginaire Typhon a beaurépondre (p. 46) : « Je suis satisfait et content de vos réponses sur lamatière des miracles », il y a fort à parier qu’un libertin réel seraitmoins convaincu. Les démonstrations du cordelier en faveur desmiracles présupposent la foi. Établir qu’il n’est pas contraire à laraison, pour un chrétien, de croire aux miracles n’implique pas quele libertin doive croire aux miracles et, en conséquence, à la religionchrétienne. Pascal écarte l’argument inutile. Et il s’en explique :« Les miracles ne servent pas à convertir, mais à condamner »(fr. 359).

Les miracles n’ont de force persuasive que pour les témoinsdirects et pour les bénéficiaires. La guérison miraculeuse de Mar-guerite Périer est signifiante pour la famille et pour Port-Royal. Leslibertins amis de Pascal ont pu se réjouir de la guérison, mais rien neles obligeait à y voir un miracle. L’argument des miracles n’a deplace dans une perspective apologétique que dans la mesure où onles considère comme l’accomplissement de prophéties. C’est la pro-phétie qui constitue l’essentiel de l’argument, non le miracle. Ouplutôt, comme l’écrit Pascal, « les prophéties accomplies sont unmiracle subsistant » (fr. 169). Le texte des prophéties est toujourslà, présent, et tout lecteur devient témoin direct de ce miracle, leseul pertinent dans la démarche apologétique.Revue philosophique, no 1/2002, p. 41 à p. 54

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En donnant des fragments sur les miracles une présentation quiles situe nettement dans la polémique, Charles-Joachim Colbert1

en propose une interprétation qui semble correspondre très exacte-ment avec la visée de Pascal. Il a connu Marguerite Périer, et c’estd’elle sans doute qu’il tient son information. Pascal se sert desmiracles pour défendre Port-Royal contre les jésuites. L’argumentdes miracles est pertinent dans la controverse et la polémique,dans la mesure où il peut être interprété comme un signe. Il pré-suppose la possibilité du miracle, c’est-à-dire d’une interventiondivine qui s’écarterait des lois de la nature. Qu’un miracle soitpossible, c’est un point que les jésuites ne mettent pas en ques-tion. Pour l’incroyant au contraire, c’est la possibilité même dumiracle qui fait problème : il ne peut donc pas recevoir l’argumenttiré des miracles, qui risquerait de disqualifier la démarcheapologétique.

Le miracle est de l’ordre du particulier. Les arguments del’apologie doivent être de l’ordre du général. La guérison miracu-leuse de Marguerite Périer est certainement à l’origine du projetd’apologie : c’est l’événement qui a fait signe à Pascal, qui adéclenché la décision individuelle d’écrire à l’intention des liber-tins. Le miracle a un sens pour Pascal, il n’en a pas pour le liber-tin. Et c’est peut-être parce que le miracle est inopérant quel’apologie est nécessaire. On se trouve devant un paradoxe : alorsque le miracle est à l’origine de l’apologie – dont les fragmentsconstituent une sorte d’ex-voto –, il est exclu de l’argumentation.Le miracle fait le lien entre l’ordre des corps et l’ordre de la cha-rité, mais il reste étranger à l’ordre des esprits. Le rôle del’apologie est de jeter un pont entre l’ordre des esprits et l’ordre dela charité. Et l’efficacité de la construction impose que soient écar-tés les matériaux inutiles.

Le tri des papiers et le tri des arguments manifestent chez Pas-cal une attention constamment centrée sur le destinataire. Ce quil’intéresse, ce n’est pas la virtuosité de la démonstration ou le plaisird’avoir raison dans le débat. Parmi les arguments de l’apologétiquetraditionnelle, les uns sont propres à éclairer, les autres à aveugler.Les arguments qui ont en eux-mêmes une valeur probante, mais quine sont pas adaptés à la psychologie du destinataire, ne servent pasà le conduire vers la vérité, mais à le condamner. Ils ne serviraientqu’à endurcir l’incroyance de libertin. La charité impose qu’on les

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1. Pensées de M. Pascal sur les miracles, dans Œ.C., t. II, p. 1047-1051.

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écarte. L’efficacité de la démarche apologétique impose une cer-taine collaboration du lecteur dans la recherche de la vérité. C’estcette perspective qui doit guider le tri des arguments, ainsi que lamise en place du destinataire dans la construction de l’énonciation1.

Michel LE GUERN.

1. Sur cette question de la place du destinataire dans l’énonciation, voir laseconde partie de la thèse de Gilles Magniont, Le Discours pascalien dans les« Pensées » : traces et stratégies énonciatives, Bordeaux III, 1998 ; la publicationde cette thèse est prévue par les Presses universitaires de Lyon pour 2002, sousle titre Traces de la voix pascalienne.

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