Le stéréotype du méridional vu par les Français du Nord de...

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Le stéréotype du Méridional vu par les Français du Nord de 1815 à 1914 Le 24 août 1914, dans un article du journal Le ltfatin, inspiré par le ministère de la Guerre et le ha ut élal-Iuajor, le sénateur de la Seine Auguste Gervais, acc usa le XV" Corps d'Armée, celui de Marseille, d'a voir "lâché pied devant J'ennemi ", à la bataille de Morhange, le premier épisode sanglant de la " bataill e des front re s", quatre jours auparavant. Il attri- buait ainsi à "J'impa rdonnable faibl esse" d es " troupes de l'aimable Pro- vence", l'entière responsabilité de l'échec par lequel venait de se solder, après moins de huit jours de campagne, la grande offensive lancée par J offre en Lorraine annexée. Ce t article, publi é e n un nloment les Français pensaient revivre le désas tre de 1870, frappa très vivement l'opinion et porta la premi ère atteinte à "l' Union Sacr ée" , Il va lut aux combatta nts méridionaux, pendant loute ]a durée de la guerre, un discrédit marqué qui prit souvent la fornle d' injures ou de même à l'éga rd de bl essés da ns les hôpitaux, A lilre d'exempl e, voici les " bruits .. recueillis dans )a r égion de Vézelise. un peu au sud de Na ncy, le 3 octobre 1914, pat' un Pa risien, le lieutenant Henri Désagneaux, et cons ignés dans son journal , publié, sans aucune note explicative, pat' son fils, en t 972 : "Les lroupes du Midi sont passées dans la l' égion el1es ont laissé un trisl e souvenir (.,,) . Lors qu' on a parlé à ces troupes d'aUet' au feu, elles ont ,j eleurs armes el leurs munitions ( ... ). Elles ont monlré qu e le Midi est côté de la France". Ils étaient, disaient-ils, bien tranqui ll es ch ez eux, ils ne voulaient pas se battre. "Qllé, qué nous venons faire ici ? Nous avons une frontièr e, gardez les

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Le stéréotype du Méridional vu par les Français du Nord de 1815 à 1914

Le 24 août 1914, dans un article d u journal Le ltfatin, inspiré par le ministère de la Guerre e t le h a ut élal-Iuajor, le sénateur d e la Seine Auguste Gervais, accusa le XV" Corps d'Armée, celui de Marseill e, d'avoir "lâché pied devant J'ennemi" , à la bataille de Morhange, le premier épisode sanglant de la " bataille des frontières", quatre jours auparavant. Il attri­buait ainsi à "J'impa rdonnable faibl esse" d es " troupes de l'aimable Pro­vence", l'entière responsabilité de l'échec par lequel venait de se solder, après moins de huit jours de campagne, la grande offensive lancée par J offre en Lorraine annexée.

Ce t article, publié e n un nloment où les Fra nçais pensaient r evivre le désastre de 1870, frappa très vivement l'opinion et porta la première atteinte à " l'Union Sacrée" , Il valut aux combattants méridionaux, p endant loute ]a durée de la guerre, un discrédit marqué qui prit souvent la fornle d 'injures ou d e bt'imad~s , m êm e à l'égard de blessés dans les hôpitaux, A lilre d'exemple, voici les " bruits .. recueillis dans )a région de Vézelise. un peu au sud de Na ncy, le 3 octobre 1914, pat' un P a risien, le lieutenant Henri Désagneaux, et consignés dans son journal , publié, sans aucune note explicative, pat' son fils, en t 972 : " Les lroupes du Midi sont passées dans la l'égion où el1es ont laissé un trisle souvenir (.,,) . Lorsqu'on a parlé à ces troupes d'aUet' au feu, elles ont ,j eté leurs armes el leurs munitions ( ... ). Ell es ont monlré qu e le Midi est "à côté de la France" . Ils étaient, d isaient-ils, bien tranqui lles ch ez eux, ils ne voulaient pas se battre. "Qllé, qué nous venons faire ici ? Nous avons une frontière, gardez les

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\'ùll'i.'s .. Si les Lorra in s ont cl1\'ie de se battre, (fu 'ils partent. NOliS, nOlis

l'oulons relltrer chez nOlis" ... C'est le XV, Corps qui, à Sarrebollrg, li fui d, yanl l'ennemi" 1.

Or les accusations contenues dans l'article signé par Je sénall'ur (Jc!,yais relevaient de la pure et simple calomnie, comme permettent ùe /'" Iab/ir indéniablement les archives officielles de la guerre 1914-Hli8, et de multiples autres sources. Pourquoi donc avoir alors officieusement choisi les Provençaux cOl11me boucs émissaires? Autrement dit, leur avoir Cait supporler, en présentant leur origine régionale comme le principal facleur «'explica tion de l'échec subi, les conséquences lnorales d e cc qui n\slIllait en fait des erreurs de l'état-major ? C'est <tu'iI existait au XIX~ siècle ct dans les premières années du XXe, un grave conflit de mentalit é - H UX origines très anciennes que chacun imagine facilement 2

-- entre le "Nord" ct le "Midi" de la France. La mise au pilori des hommes du Sud-Est en août lUl4 en fuI à la fois IIn e conséquence direcle c t la Illanifcs lation la plus caractéristique.

Tout conflit de mentalité entre deux groupes humains résulLe d'une illeompréhension reciproque. Cependant, dans le cas présent, si les Meri­dionaux se plaignaient parfois de la "~roideur" de Jeurs com)lHtriot cs Ù

"J'acecnt pointu ", ct si quelques-uns faisai ent appel au souvenir <111 hûcher de Montségur pour alimenter leurs ressentiments - - même d'ordre économi­quc, comme celui des viticulteurs languedociens en 1907 - contre les "Francio(s" ou "Francimans", cela n'était rien en comparaison des critiques, si souvent "il'ulentes, adressées traditionnell ement par les França is du "l'\ol'd" à CCliX du "Midi" 3.

1. Nous nous contenterons ici de relever une simple erreur matérielle : le 20 août 1914, la I[e Armée, dont faisait partie Je xv" Corps, a combattu dans le secteur de Morhange-Dieuze. C'est la lu Armée qui , un peu plus à J'est, dut reculer devant Sarrebourg. . . , . .

2. Dès le XI~ s., le chorniqueur Raoul GLASER ne rend.alt-II pas les Meridionaux, « ces hommes vains et légers C .. ) pleins de perversité et d'mfamie », responsables du déchaînement de toutes les calamités de l'an Mil.

3. « Franciot, Franciman : dénomination provençale du Français du Nord. Alph. DA UDET, ŒZlvres complètes illustrées, Paris, 1929·1931, t. XVII, p. 3.

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NOlis nous contenterons ùonc ici d'évoquer ces dernières qui, a u cours de la période séculaire s'é tend ant sensiblem ent de 1815 à 1914, donnèrent na issance à un et même plusi eurs s téréo types successifs du " Méridional" . Mai s avant d 'examiner le contenu de ces stéréotypes. une importanle observation s'impose : il est très difficile, sinon impossible, dan s un doma ine aussi subjectif que celui de la psychologie collective, de fix er une limite géograpbique précise entre la France du "Nord" et celle du "Midi" . Selou {es sour ces, le "Midi" commence à la Loire, à la la litude du seuil du PoiLou, à celle de Lyon, a u 45e parallè le ou encore plus au sud, el ceci en fonction ùe considéra tions va riées portant sur les facteurs linguistique, climatique, économique, ou même du ù upl e fait de préjugés difficilement justifiables. Aussi, chaque foi s que l'on fa it é ta t d ' une opinion émi se ou d'un jugement porté sur le "Midi" de la France, faut-il toujours prendre soin de préci ser l'extension géographique que l'auteur a ltribue à ce concept. D'autre part, le terme de "Méridional", entendu comme définissant un h oullne qui possède un comportement part iculi er, un ensenlble de caractéristiques psychologi~

<lues qui lui sont propres, évoq ue, pour certains, a ussi bien l'AquHa in el mêm e le La ndai s que le La nguedocien et le Provença l. Mais, pour d'autres, la réalité m éridion ale, aujourd'hui encore, s' id entifi e presque exclu sivem ent avec la P rovence, ou m êm e plus étroit em ent avec Marseille, c 'est-à-dire, dans la plupart des cas, une Marseil1 e en grande parlie conventionnelle.

C'est au début du XIXc siècle seulement que coml11ença cette id entifi­cation fréquente du "Midi" avec la seule Provence, et du "Méridional" avec le Provençal. Jusqu'a lors, ce dernier n 'ét a it pas un "type" littéraire ni l'obj et d'une "image affective" très marquée dan s l'opinion du " Nord" de la France 4. Au XVIIe sièc le et même plus ta rd, pour des raison s qu'il serait trop long d'analyser ici, le "Méridional" par exce1len ce c'éta it le " Gascon", t el Mat31110re da ns l'Illusion comiqll e.

4. « L'image affective d'une province » est une heureuse expression de Robert MINDER dans A11emagnes et Allemands, t . l , Paris , 1948, p. 13

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Au XVJIIe, cn relation scmble-t-i1 avec le déclin progressif, aux points dc vlI e politiclllc el économiqu e, des pays la tiils du sud de l'Europe ct, pm'

contre, la montée de J'Angleterre puis, plus tard, J'intérêt porté à l'Alle­magne, s'imposa progressivement l'idée d'une infériorité fondamentale dc "l 'homme du Midi" par rapport à celui du "Nord", autrement dit de J'ltalien, de l'Espagnol ou du Provença l, face à l'Anglais, à l'Allemand ou au Fran­çais du nord de la Loire. "Vous trouverez dans les climats du Nord, IiI-on dans l'Esprit des Lois, des peuples qui ont peu de vices, assez de vertu,

beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du Midi, vous

croirez \'ous éloigner de la morale même; des passions plus vives muIti plie­ront les crimes", A en croire Montesquieu, c'cs t à Ions points ùe vuc, nota mment dan s le domaine militaire, qu e les Méridiona u x se montrent inférieurs a ux Septentrionaux, ct ceci s'observe, prend-il soin d 'aj outer, " l1on seulement de na tion à n a tion , mais encore dan s le m êm e pays d ' ull e par ti e à ulle a utre" 5. De sembl a bles id ées, reprises no tammen t pa l' M~damc d e Staël ùans De la Liltérature, reçul'ent L1ne form ul a tion sys t t~ma liqu e

dans J'étu de de l' ull de ses amis, l'écrivain s ui sse Charles d e llol1sl.clIl'Il, intitulée {-'homme du 111idi et l'homme du Nord 011 l'influence du climat, parue Cil 1824, mais écrite dès la fi n du XVIIIe siècle. C'cst un véritable rec ueil de ce qui a lla it apparaltl'e UI1 peu plus lard comme des li eu x COIllil1UIlS SUl' le suj et. Tout au lon g du livre, pOU l' pa rler des "h0111IlH'S

dll Nord", Charles de Bonstetten enlploie les termes de pensée, rai son, rén exion, r ecueillement, rêverie, ordre, bonnes mœurs, prévoyance, t'con o­mie. Pour ceux du Midi, par contre, il utilise un tout antl'e registre : sens, sensation, sentiment , passion, imagination, émotion , enthousiasme, incons­ta nce, insouciance, imprévoyan ce, j oui ssan ce pel'pélue1Je. D'nutre pa rt , tout comme Montesq uieu, il oppose " les peuples héroïques du Nord pr('s(lu c touj o urs \'ainquelll's" à cellx " to uj ours conq uis du Midi".

L'œuvre de Charles de Bonstetten n'est qu e le l'efle t, la systématisation d'un élat d 'esprit fréq uen t à J'époque, et ce sont des notions <l e ce genre qui domin ent la vision qu e les Français du "Nord" el1renl d e }('urs

5. L'Esprit des Lois, li v. XIV, ch . 2, et liv. XVII, ch 2 (MONTESQUiEU, Œt/vres complètes, Bibl. de la Pléiade, t. II , p. 477 et 523).

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compatriotes du "Midi", dans la . .r.remièrc moitié du XIX' siècle. Mais c.elte vision résulta surtout des dlfférences profondes qui subsistaient, presque en tous domaines, entre les deux parties du pays, et de quelques douloureux souvenirs historiques de la période 1789-1815.

La population méridionale daus sa grande majorité utilisait encore sa langue maternelle, le parler d'Oc. Pour un Français du "Nord", celui du "Midi" demeurait donc presque un étranger. Débarquant à Avignon eu 1835, Prosper Mérimée se crut "au milieu d'une ville espagnole" : "langage, costumes, aspects du pays, tout paraît étrange à qui vient du centre de la France" 6.

D'autre part, dès le début du XIX' siècle, l'opinion se montra sensible au déséquilibre entre la partie nord du pays, en cours d'industrialisation, et le sud encore exclusivement agricole. A ce propos, en 1827, Charles Dupin dans sa grande étude sur les Forces productives et commerciales de la France déclare qu'il faut "réhabiliter les habitants du Midi dans la bienveillance des amis de la civilisation" 7. Celte simple phrase en dit long SUI' les préjugés qui régnaient alors à l'égard des Méridionaux. Enfin. le Midi passait généralement - et d'ailleurs en grande partie à tort - pour la région de France où l'instruction était la moins développée. L'on y voyait, selon une expression du géographe Malte-Brun, la "France obscure" opposée à la "France éclairée" du Nord 8.

Plus encore que ces facteurs linguistique, économique et culturel, ce fut le souvenir tenace de quelques événements marquants de la période révolutionnaire et impériale. et du début de la Restauration en Provence, qui contribua à l'élaboration d'un premier stéréotype du "Provençal" que nous appellerons celui du "Provençal farouche". Ces événements histol"j ~

ques sont les suivants :

6. Pro M~Rn.ŒE, Notes d'un voyage dans le Midi de la France, Paris, 1835, p. 131.

~: ~~. J~~~~r::l oLs C;:éb~i/IilPjuftr~t 1823. A ce sujet, voir F.A. ISAMBERT. Nord et Midi chez les statisticiens de la première moitié du XIXe siècle, dans Annales de ['Institut d'Etudes occitanes, Toulouse, 4e série, n° l ~ automne 1965, p. 27·33.

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- Les massacres ùe la tour de la Glacière à Avignon, en oclobrc 1791. - L'inlen-e nlion décisive du "Bataillon du IO-Aoûl" dans la chule de

la royaulé_

- L' insurrection fédéraliste de l'été 1793, si violenle à Marseill(' el Touloll _

_ .. - Les mcnaces de marI proférées con Ire Napoléon dans les Bouches­du-I\hône (à Avignon et surtout Orgon), lors de son départ pour l'lie d'Elbe ('n an-il 1814_

- L'accueil enthousiaste que Marseille, si durement alleiute par le hlocus continenlal, réserva aux Anglais en juin 1815_

- Les \'iolences de la Terreur Blanche, surtout l'assass inaL du marl'­ehal Brune à Avi gnon le 2 aoflt suivan t.

- Le triomphe des UlLras dans le Midi aux élections à la "Chamhre intl'ouvable", puis à cell es d'octobre 181G, qui s'accompagn a des démonstra­tions du catholicisme le plus réactionnaire ou considéré comme lei : la grande "Mission" de Marseill e en 1820, par exemple. ou la réapparition des confréries dc .pénit cn ts 9.

La conjonction des différents élément s qu e nOlis venons d'indiqu er donna naissance à l'im age d'un e populati on proven~~a l e violente el facile­IlH,mt sa nguinaire. ignorante, s uperstitieuse el c léricale, réacti onnaire et dc.'IlU c.'c de loul yéritable sentiment patriotique (ce dernier point annonce ""jà les accllsations portées conlre elle en 1870 pllis en 1914) _ Une tell e illwgc sc relrOll\'e - avec évid emment des nuances difTél'enlcs - aussi hien chez les hOlllm es dc gauche, les "libéraux", les anciens grognards, Il's "demi-sold c" , qu e chez les conservateurs effrayés par les excès révolu­tionnaircs donl, à les en croire, les Méridionaux auraient eu le s inislrc monopol e. Un Marseillais, né cn 181 3, François Mazuy, défen seu r pass ionn é dc sa yille, lui a consacré un o uvrage en 183it Après un rappel dc lout es ecs exagérations qui ont pu être dites SUl" les violences commises pal' les M.u'sei llais pendant la névolulion et lors de la Terre ut' hlanche, il conclut :

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"Comment ne vcut-on pas, après de pareil s récits , que notre n01n ait été si longlemps exéc ré duns la France A entendre Lous les historiens, excepl'é M, Thiers qui connaît son pays, les Marseillais ont commis tous les crimes de l'époqu e", Il dénonce "celte accusation de versatilité j etée si souvent, S01lS la Restaura tion, pal' les vieux sold ats na pol éoniens à Marseille, (. .. ) ces ridicules accusations ù'anglomanie, ùe pacte Hvec l'étranger dont on a s i souvent gratifié celte ville",

Celte image si som bre du Provençal s'accompagne généralement de descriptions Lont aussi brutal es d e la nature provençale (paysages et climat), jugée sauvage et Lotal ement inhospitalière: un pays où le l11istl'al souffle presqu e e.xclusivement sur ùe la roca ille dénudée.

POUl' nOlis en tenir ici au seu l domaine littéraire - à la fois reflet" et guide de l'opinion commune - cette sombre vision ùe la Provence et de ses habita nts se l'encontre notamment chez Alexandre Dumas (q ui était, il es t \Tai, le filleul du maréchal Brune), ch ez Vic 101' Hugo, Balzac, Désiré Nisard, Michelet et Taine. Ainsi, Hugo note. au cours d'ull rapide voyage dans le Midi en 1839 : "Qu'on ne s'y méprenne pas. il n'y a dans les villes comme Nîmes el Avignon ni jacobins. ni royalistes, ni catholiques, ni huguenots ; il Y a des massaCl'es périodiques, comme il y a des fièvres. A Paris on querelle, à Avignon on extel'mine.(".) Quand le soleil du Midi frappe s ur un e idée violente contenue dans des têtes faibles, il en fait ~ortil' des crimes" 10,

Même idée chez Michelet, pourtant chantre du peuple et de la Révolu­Uon, à propos tles massacres d'Avignon ou de la conlposition du "Bataillon du lO-Aoùt" : "Quel que fût le parti qui l'emportait, d es amis de la liberté ou de la Contre-H.évolution, on pouvait s'attendre à d'aITreux forfaits. Les lins el les autres avaient un terrible instrument lout p1'êt dans la populace, mobil e e l barbare, une l'ace métisse et trouble, celto-grecque-arabe, avec un mélange italien. Nulle n'est plus inquiète, plus bruyante. plus turbu-

10. V. HuGO, En voyage .' Alpes et Pyrénées, édition dite de l'Impr. nat" Paris, 1910, p. 221-225.

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lent e" Il. Ccs mèmes événem en ts insp irèrent à Tai ne un portrait du

Pro\'ençal LouL aussi violent, sinon plus : ùans les Bouches-du-Rhône se l'encontre, à l'en croire, une "race sensuell e, colérique et rud e, sans lest intell ectuel ni moral, en qui le mélange du Gaulois et du Latin a détmit l'humani té facile du Celle et le sérieux profond du Romain" 12.

Chez Balzac, les Méridionaux sont toujours des êtres doués d'une farouche énergie, sans scrupules, prêts à conquérir par tous les moyens

la richesse ou les honneurs. Le type le plus caractéri stique, le père Canquoëlle, de Splendeur el misère des courtisanes, le trisLe mouchard de ln po li ce, est un homm e "po ll ssé par les v ices d' lin tempérament fougueux. par la bruta le envie de parveni r qui a tti re tant de Méridionaux dans la capit ale" .

Dans la seconde moiti é du X]X~ siècle, on assiste à une mutation totale cIe l'image stéréo typée du Provençal qu i apparut progressive ment comIll e un être "lége r" el volontiers égoïs t.e , fanta squ e. dénu é de séri eux et d'ardeul' au trava il , et dont le souci primordial était de se laisse l' vivre au bon so leil. La représentation des paysages et du cl im at de Provence subit une évolution parall èle. L'on se mit à célébrer leur "douce ur" ct leur séd uction, to ut comm e aupa ravan t l'on sc plaignait de la v io lence ùu mistral ct de l'àprc désotation de la région. Voil à l' image nouvelle du pays e t tIe ses habiLants qu e résu mera, dans l'ar ticle infa mant du 24 août IH14, l'expression, s i lourde de dédain, "d'aimable Provence".

Cette tra nsformation du stéréotype s'exp lique aisément par de Illulli­pIcs raison s . Avec le recul du temps et la succession des généra ti ons, les tragillues événements de la Révolution et de 1814-1815 tomhèrent petit à petit dans l'oubli. Les posit ions politiques et religieuses prédomin antes

11. J. MICHELET, Histoire de la Révolu.tion française, t I II, Paris, 1848, p. 284·285. 12. TAINE, Les Origines de la France contemporaine : la Révolution, t. Il, La

conquête jacobine, Paris, 1881, p. 1.50.

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dans le Mi di se m odifi èrent radica lem ent, passant p eu à peu de l' ultraroya­li sm e et du catholicisme le plus traditionnalis te, a ux idées r épublicaines les plus avancées el à un anticléricalisme r ésolu . L'essor décisif des chemins de fer sous le second Empire accru t les éch anges de tout genre entre la Provence et Je reste du pays, et la rapprocha considérablement de l a capitale. Mar seille vit se déve lopper da ns des proportion s très importantes sa fon c tion por tuaire et son trafic avec l'Afrique et l'Asie: le brassage de sa pop ul ation eL le pittoresqlle urbain - seul aspect ùu "Midi" que crurent déco uvrir bea ucoup de voyageurs pressés - augmentèren t d'autant. De nouyell cs cultures commercialcs se développèrent dans le ComLat et SUI' la Cùte d 'Azur ; leur a rrivée sur les lnal'chés de Paris con tribua à modifi er l'idée que J'on se fa isait de la nat ure en Provence.

Ma lgré les elTorts du F élibri ge, la langue provençale connut un recul accéléré d evant le français, d u llloins dans les vill es. Ainsi di sparaissaill'une ùes p rin cipa les s in gu larilés de la r égion, aux yeux des F r ançais du "Nord" : au lieu d'éprouver , com me Méri mée, une forle impression de dépaysement à l'arrivée d a ns le Midi, ils n e s'an1l1 sèrenl plus d ésormais que de " l'accent", dernièr e s urvivance du parler d'Oc.

L'appa riLioIl et les rapides progrès du to urisme sur la Côte d'Azur favorisèrent éga lem ent ceUe évolution des idées reçues sur l'holllllle du Sud-Est. Bon n ombre de P a ri siens, qui venaienl r égu lièrenlent en vill égia­lure s ur celle luince bande littora le préservée du mistral ct à la végétation lu xuriante, ilnaginèrenl qu e tonte la P rovence lui ressenlblait, et ils difIusèrent cell e id ée sous de mu ltiples formes 'lue la propagande touris­tiqu e exploita à son tour. Ces privilégiés qui goûta ient s ur la Côte un r epos doré, attribuèrent, par un phénomèn e d'assimila tion bien naturel, un s ty le de yie assez a n a logue au leur, à " l' indi gèn e", au P roven çal.

Parmi les responsabl es directs de cette réputa tion d'insouciance ct de légèreté, il fau t enfin comp Ler quelqu es écrivains d 'origine rnér idionale 4.\li , " mon lés" à Paris, s'y assurèr ent un certa in succès en décrivant leurs com patriotes du Midi d'une plUll1C amusée et souvent mênle sous des traits fran ch em ent ridicut es. Le p lus notoire d'entre eux, véritable précurseur d 'Alphonse Da ude t, est le poète marseillais J oseph Méry (1797-1865),

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(,l' l'alcul' du lh l' Ill e dl' " la Cancb:ère". Dans .1!arseille el /(,s .lJ"rs{ illais, WII\'I'l' br('Y(' p l:hli t"c l'Il IH(W. c L qui n e lllaIHf:!C pas d 'ai ll ct! l's c1'lIll l'(' rlain

('!la r mc litl t·l'a ~ n'. il call1pe p01l1' la pre miè re Llis, I t~ type du 1\lal's('ill:lÎs

habll'H I' ct SLlIH.' l'lïc:c l , pass ionn é de chasse bien qu ' il Il e réuss isse jamais Ù III CI' auclln oiseau.

Dans Il' po r tra :1 d e .Ja cqu es Arnou x d c l' /~dl;cafioll sen/illien/a!l'. Oll

n trou\" (' l' ~,rdclllcni les tl'a iLs du Mal'scill a :s d e convcn tion qui se <l t.'o \'t·lop­pail a !ors : à la l'o;s n!lga' r c, d én ué (le sc rupul es cn a lla ires, sa ns gè ne.

(l'ull e franch ;s(' dl;hrai l!éc <p:i rri se le cyni s m e. ml'pri sant les fl' IllI1H.'S, mai s

(·; tpah!e il l 'o~"l' a sio!1 d 'l1!l(' sCl'\':abilit é Iou le d e s lIrface.

Si , à litre de contrc-éprc u\·c. l'on recherche dans la Iiltl'ratlln' du XIX" s ii.'c. le d es manifcstati ons de sympathie à l'éga rd des Ml-I'idiollallx, lill drol'l pOlir les cOlllpre ndre, l'on obtient UIl C hi l'n IlH'(lio(' rt' r {'l'olll',

Au gus tin Th ie rry. lEi-même or igi nail'e de Blo is, d épl or e l' l'('ri.lst.' Il H'n1 du

:\ lidi pal' Il' Xo rd (l e la France au Moyen Age, ct loin d ' ironise r fa (' ilt' IIH'nl,

(,Olllllll' tant d'autres, su r , 'accent méridional, il fa it remarqu c r dans s('s I.l'l lrt's sur l'histoire dl' FJ'an ce "ce tte inaptitude à prendre rm'ct' Ilt rl'all~'a i s, si opini:iL re c h t..'z nos compa tri otes du l'vlidi , ne pOli l'rai I-t' Il t.' pas sl..'!"\'ir tt ma rqu er la Iim He com m une de ùeux raccs d'holllllll'S lIn('Ïl'nllC­

IlH'nl di s tin r t('s '!" .

Sklldhal dans les notes posthulll es rCllni es sous le titn' " oyog(' dans

Il' .1/idi, cl dans les Memoires d ' lin louris/ e., s'enth ousiasme pour Bordeaux

t' I l\1:lrSl'illl', t.'\ pour lell l' s h a hit a nt s, m a is sa sy mpathi e pOll l' ces popllla­t ions d t'Ill l'li n' :'lSSCZ s uper fi c iell c e t s'cxpli qu e ('11 maj eurc )Hlrti(' paJTl' qll ' il

pense ,"o ir dans Il' Midi de la France la prl'facc de sa chère Ilali l'. " y a Iii COIll IlH.' une sorte de préjugéo. in\"crsc d e cel ui qu e l'on n .' neontr(' si ('Oll l':'UH lllelit :'t so n ('pOCJlI t',

I.e pl:lid oye l" le plus chal e urcu x cn fa\"clll' d e Marseil le ('s t \' ΠU\' re

d'II Il L01'rain , Edmond Ahoul. Dans le premier chap itre de Hom e contem­

porain(', t."I I~d (' sur les Et.lls dll papl..', parue en 1861 , il déf('nd "h'(,lIlent

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STÉRÉOTYPE DU i\IIÉRlDJO NA L 423

Marseille (qu'il a traye l'sée pour sc rendre en Itali e) contre l'image qui en é ta it donnée alors " Tout es t r isibl e dans la Marseill e d e convenlion qu e les plaisa nts nous ont faite. ( ... ) Le Marseilla is pour rire est une sorte de macaqu e bourru qui mange de l'al!, épure des hlliles, vend des nègres et tutoie lout le monde. Pourquoi ce ridicule es t-il échu HU peupl e le plus ac tif et le plus intéressant qui soit en Fra nce '! Pour<Juoi les oescendants les plus directs de l'anc ienne Grèce servent-ils de pl as tron a ux Ath éniens de Pa ri s 1". About se montre enchanté pal' le spectacle de l'ac tivité l'cono mi<Jue d ébordante de !v[al'seill e (c'es t alors, à l'apogée du Second Empire. le pl ein esso r du port- so us l'impulsion du banquier Mirès), el pa r l'esprit d 'égalité e t la "cordialit é charmante" de ses h a bitants.

La guerre de 1 H70 va lut au x MéridiOIuHlX, et tout spécialement aux

l'vfa l"seillais, d es acc usa tions sembl a bl es à ce ll es la ncées en 1815 : on leur reprocha à nouvea u avec ael' imon ie d 'avoi r fait preuve d'un manqu e total d e pa ll'loLÎsm e. C'est dan s les disco urs prononcés à Marseille le 26 mars 18H4 pour l'inau guration du "Monulllen t des Enfanls ùes Bouch es-du-HhôneH

,

appelé couramment " Monum ent aux Mobiles" que se trouve l'ex pl'ession la plus direct e et la plus douloureuse d e l'humi!ia ti on subie, en 1870, par lES Marseillais et les Pro\'ençaux : " NOliS avons poursuivi notre œuvre, d éclara le président dt! com ité d'érection, animés du désir d e venger notl'e patri otique population m éridion a le du sa nglant outrage qll'on lui a fait en l'acc usa nt d'être res tée in sensible aux malheurs d e la France, de n'avoir rien tenté pour la d éfendre" .

Or, une é tud e comparée de l'effort d e guerre réalisé par les Bouches­du-Rhône et les a utres déparlem en ls non envahis du Nord, de l'Ouest ou du Sud-Ouest, montl'e que le " mora l" fut partout idenlîque. II y eut, il est vrai, de très graves mutineries chez les "mobilisés" d es Bouches-du-Hhône au d ébut de fév ri er 1871 , qu elques jours après la signature de l'armistice, mai s les mê mes scènes se produisirent au même moment, et parfois plus tôt, dans le reste du pays. A liIre d 'exempl e, à la [in de janvier 1871,

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424 GEORGES LIENS

sllr les 32.000 "mobilisés" du départ ement <lu Nonl, 6.000 avaient déserté B.

Et cependant cc fut principalement aux Méridionaux que les Parisiens

imputèrent d'avoir gravement failli aux impéra tifs de la "Défense natio­nale".

L'écho le plus caractéristique et te plus odieux d'un tet i· tat d'esprit sc trollve dans le de Profllndis de Dél'oulède, l'une des 21 pi èces formant

les Challis du Soldai. Un jeune Marseillais qui a, bien entendu, r('ussi à éch~pper il la mobilisation, s'y exprime ainsi :

'" "De plus ou de moins Qu'es t-cc qu ' un soldat dans l'année immense, Dans tous Jes duel s il fallt des témoins, NOliS serons témoins des França is de Fra nce.

Maintenant s'ils n'ont ni force ni chance, Si ces gens du Nord se font ballre exprès : Eh bi en ! mais alors l'este la Provence! Q1I'on y vienne un peu , nous serons tout prêts !"

On imagine facil emen t l'influence crun pareil morcea u , compte ( e l1l1 de l'audience 'lue connurent l,cs Chanis dll Soldai jusqu'en In14 !

A peine moins déplorabl e fllt ceHe exercée par l'un des Contes dll Lundi, la Défense de Tarascon , où Daude t Lourn e déliht'rèm ent cn ridît'ule l'allitude de la popula tion méridionale penda nt la guerre. Sous un air enjoué, il s'y monlre féroce : "Pendant que Paris s'étranglait avec son pain d'avoine, ces messieurs vous avalaient de succulentes bartavelles arrosées de bon vin des papes, et luisants, bien repus, de fa sauce jusqu'aux o .. eiltcs, ils criaient comme des sourds en tapant sllr fa table : "Mais faites-la donc, votre t .. ouée ......

13. El/quête parlementaire sur les actes du gouvernement de la Défense nationale. Dépêc1les et télégrammes officiels, t. 1, Versailles. 1875, p. 505.

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STÉRÉOTYPE DU MÉRIDIONAL 425

A l'exception peut-être de quelques pages des Letlres de mon Moulin, l'ensemble de l'œuvre méridionale de Daudet, le " compatriote infidèle", constitue d 'ailleurs une lourde charge des Provençaux 14. N'est-il pas significatif qu e le nom même de Tartarin, personnage devenu si rapidement le "lype" lilléraire du Provençal, ait été si souvent adressé comme une injure aux combattants du Midi pendant la guerre de 1914-1918 ? Et le portrait de Numa Roumestan apparaît bien plus outré encore, du fait même qu'il ne prétend pas à la caricature. Ainsi, chez ce politicien vulgaire et arrivisle du Midi, le sentiment dominant envers sa femme à la "nalure si intime et sérieuse", fille d'un magistrat originaire de Valenciennes, es. "la h aine de r ace, l'antipathie contre la femme du Nord, l'étrangère et la cuisine au beurre" 15. Un tel roman est aujourd'hui tombé dans un oubli presque total et parfa itement justifié au point de vue littéraire, mais il connut un grand succès lors de sa parution, et Daudet en tira une pièce vivement applaudie par le public parisien .

... Après 1870, outre les accusations lancées à la faveur de la guerre

franco-prussi enne (y compris celle de séparatisme, adressée à la fameuse " Li gue du Midi"), et la fâcheuse influence de Daudet, de nouveaux facteurs vinrent r enforcer la défi ance envers les Méridionaux surtout dans les

milieux de droite du resle du pays : _ Le rôle prépondérant, ou prétendu tel, des hommes politiques de

gauche originaires du Midi - surtout du Sud-Ouest - tels Gambetta, Combes ou J aurès (même si ce dernier n'a jamais été ministre).

_ Le renforcement des conflits économiques enlre Nord et Midi, t.el le rud e affrontement entre les betteraviers picards farou chement pro­tectionni stes et les sucriers marseillais libre-échangistes, au début des

années 90.

14. L'expression « compatriote infidèle » est rapportée, malheureusement sans qu'il en indique l'auteur, par Jules Belleudy dans un article intitulé Galéjaïres anciens et modernes, paru dans la revue Sud du Jer mars 1933 (p. 8)

15. Alph. DAUDET, Œuvres complètes illustrées, t. IX, p. 4 et 189.

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426 GEORGES LIENS

- Le tri omphe des iùécs racis tes dans la pens('c franç.a isc ('( plus f(é néralcment européenne à celte époque.

Si donc. à titre indi\'idu el. le Méridional continua. commc so us le Second Empire. à faire figure d'homme superficiel et insoueiant. do",> peut-êlrc de ([uelques "aimables" qualités. mais auquel on ne pouvait accorder une entière confiance. la population du Midi. prise dans son

ensembl e. fut tenue pour inférienre. par ses origines. aux autres Français .. .•

bien l'lu s. jug(>e moralement corrom pue par les idées anticléri ca les. H11ti­mililarislcs cl socialisantes des partis de gauche. Et ell e sc yil rep rocher de me ttre la ma in , par le biais ou pouvoir politique et du sys tè me de la "clien tè le" élcclora le, s ur les bénéfi ces économitfu es réalisés par le tra\'ail du Nord du Pays.

Dès les un nées 70, a lors qu e dan s le res te du pays tri omph a i! " "ordre moral ", d e nombre uses municipa lit és de Pl'o\'cncc a rfi chèren t lIl1 radie}l­li slllc farouche. Leur moyen le plus voyant d e lull e anticl(' rica l(' fut "interdic tioll des processions rcli gie uses, ce qui ne manqua pas d\'n(rai n er des incid ents, pa rfois très violent s, d ans les grandes villes. En 1877, le radica lism e ma r seillais pa rut si dangereux à J'opini on conscl'\'a t l'i('(' qu e le "Ca bin e t du 10 ma i" pron onça la di ssoluti on du Conseil muni cipa l et 1l01ll llHl un c commission docile pour ad mini s trer la "i l/ c. SUI' le plan social l'gal ement , le Sud-Est adopta des positions !l\'ancées. Pal' m éfiance pOlll'

l\Iarscill c cl son import ante population oll \Tiè re, l'état de s iège, dt.'c hl<' lors de la répression de la Commune par le gé néra l Espivcnt, n'y fllt 1 (': \ ' l'

qu 'en lR7tl. C'es t :'t Marsei ll e, en octobre t87H, qu e se tint le grand co ngrès socia li s te cOll s titutif du "Par Li o l1\Tiel' fran çais", " l' immortel congrès", se lon l'cxprt.'ssiun de .Jules Gu csù es . Marseille entrel enait a in si la solid e réputa­ti on cIe "vi lle l'ouge" qu 'ell e s'éta it acqu ise en 1870-1871. Dans les années s lli nllltes, les llou ches-du -H hônc firent entre r à la Chambre les pl'cmi cl's dépult.;s socia li s tes, dont Clovis Hu gues el Antid c Boyc r. Dès l XH2- 1 8H:~,

des Illuni c ipa lit és socia li stes s'i nstall èren t à Marseille, T ou lon, la Ciot a t, t.'l

dan s d'autres \'ill es de Pro\'cnce. En 1914, l'écrasante majoril l' des dl'pulés des qu atre (I éparlcmenls pro\'ença ux appartenaienl à la gauchc l'adicn le Oll sociali ste. Lc Langucdoc voisi n, où régna it la Dépêch e d es t'l'ères

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STÉRÉOTY PE DU MÉRIDIONAL 427

Sarra ult , le si puissant j ourn a l radica l ollvert égalem en t a ux Jeaùer s sociaHstcs, ass ura lu i a ussi, après 1870, le triomphe des forces d e ga uch e les plus résolues, inca rn ées par Emile Combes et J ean J a urès, tous de ux or iginaires du T a rn.

Tout cela entretenait chez Ics conserva teurs du Nord ou de l'Est d e la Fi'ance, tln e suspicion envcrs les " Meridionaux", qui présente des nuan­ces va ri ées, a llant d e la simple m éfi a nce à l'hostiHté résolue. Ma urice Barrès, pal' exemple, se montre à la fois séduit pa r la Proven ce, surtout ce ll e du F é libri ge, et très m éfi a nt à l'égard des Méridiona ux, o u du 1110in s des politici ens du Mid i. Mais la nu a nce est, ch ez lui, souven t difficile à éta blir entre les deux . Da ns un e séric d 'articles pLlbliés de 1892 à 1904, il dépl o re vive ment que depu is la perte de l'Alsace-Lorra in e, )'équilibre fra nça is soit da n gc ureusemcnt rompu au profit du Midi : "Ces frivol es Méridionaux sont ravis que l'Al sace di sparaisse du groupement qui fait la n a tionalité fra nçaise : privés de contrepoids, ils sont devenu s les m a Ures. ( ... ) L'Aquitaine el la Narbonnaise, les pays au sud de la Loi re m è nen l n otre Répub li q ue. A quoi la mènent-ils? Au démembrem en t". Aussi est-il "déplor abl e 'lue l'ùme de la République soit une â m e m éridion a le" 16. Et ceci fournil mêm e à Barrès LIn a r gulllcn t s uppl émentaire p Oll l' demander le l'a tt achement à la Fra nce de la rive gauche du Rhin !

".J e crains que les gens du Midi n'a ient pas des inlér êts ext éri eurs d e la France le mêm e so uci que ce ux du Nord, observe un autre Lorrain, Je m a lhématicien Henri Poincaré. Quell e différence entre ceu x qui pensent au péril allemand un e fois pal' an a u milieu d ' ull di scours, et ceux dont la \'igilance ne peut s'endormir pa rce qu ' une sentine lle doit toujours r ester éveill ée 17. "

16. La Patrie, 10 octobre 1902 et Les Lézardes sur la maison, P~ri.s, 1904, p . 28 et 53 Maurras répondit à Barrès que cc n'était pas les vrais MéndlOnaux qui étaient

responsables de cet é tat de chose ... ~ais seulement le ... mauvais Midi » issu de la Révolution frança ise, celui des poli tiCiens. qui r~groupalt selon lui les protestants, les juifs , les f~ancs-maçons e t les « métèques,. établis dans le sud de la France, autrement dit, ce qu'llo appelle les « quatre-Etats ».

17. L'Opinion, 25 mars 1911.

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428 GEORGES LIENS

En 1 (/O\!, un ancien officier, le baron Guy de Contenson, <lans un Oll\Tage consacré a ux dangers qui menaçaient le patriotisme, s'appliqua à dénoncer statistiquement l'accaparement du pouvoir par les homnlcs politi­'luCS nés au sud <lu 46" parallèle, surtout depuis le succès du "Bloc <les Gauehcs" en juin 189\1 et le triompbe du programme radical". Ce thème fut repris à J'envi par la presse de droite dans les années suivantes : "A u Nord, le travail intensif, la production des richesses et l'impôt, s'indigne en UIII un journaliste lillois; au Midi, la direction des affaires publiques, les honneurs et les subventions" 19.

L'importance de l'élément méridional parmi le personnel de J'Et at apparaissait éga lemen l à certains comme une très grave menace pour la de nationale. Cette crainte est bien i llustrée par une étude sur l'économie du Sud de la France, parue en 1913 : "Le Méridional, pal' son atavisme lalin, est naturellement porté vers celle conception de l'Elat tout-puissant, el la majorité des fonctionnaires et des politiciens de carrière étant du Midi, c'est parmi eux que le socialisme d'Etat recrute ses plus nOlnbrelix partisans: forces perdues pOLIf la proè.!.lction nationale, intelligences farcies d'aspirations funestes au pays" 20.

La mention de '' l'atavisme latin", c'est l'expression - assez modérée dans ce cas - d ' un vérilable "racisme in térieur" envers les Méridionaux, selon l'heureuse formule de Robert Lafon[21. Nous avons déjà rencontré le terme même de "race" chez Michelet, Taine et Daudet. Dès 1855, Gobineau avait affirmé que toutes les populations françaises établies au sud <le la Seine (et non pas seulement de la Loire) se trouvaient déjà en pleine décadence. Chez les Provençaux notamment, il n'y avait plus, selon IlIi , qu'une "quantité dissolvante" de "détritus germaniques" 22 !

18. Dans ce livre, L'Avenir du patriotisme, c'est par le nombre des « journées de pouvoir » que Guy de Con tenson prétend apprécier « la prépondérance politique » du Midi. Par « journées de pouvoir », il entend celles où les représentants des différents départements ont exercé les pouvoirs exécutifs et législ~tifs, comme présidents de la République, minislres, présidents de la Chambre ou du Sénat.

19. L'Opinion, 1er avril 1911. 20. V. CAMBON, ingénieur des Arts et Manufactures (né à Lyon), La France au

travail: Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Marseille, Nice, Paris, 1913, p. 254. 21. R. LAFONT, La Révolution régionaliste, Paris, 1%7, p. 207. 22. GOBINEAU, Essai sur l'inégalité des races humaines, livre sixième, ch. VI, t. II,

Paris, 1884 (deuxième édition), p. 490.

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STÉRÉOTYPE DU MÉRIDIONAL 429

En 1872, cherchant à analyser les causes de la défaite, le germanophile impélinenl qu'élait Henan, mailre à penser d'une grande partie de l'intelligentsia française d'alors, n'hésite pas à écrire dans la R éform e Înt ellecl /l elle et lnorale : "II y a un e vu e d'ethnographie historique qui s'impose de plus en plus à mon esprit. (. .. ) Notre étourderie vient du Midi, ct, s i la France n'avait pas entraîné le Languedoc et la Provence dans so n cercle d'ac tiviLé, nOLIs serions sérieux, ae lifs, protestants, parlenlcn­

Laires" 23, Huysmans d éveloppera dans Là-bas une opinion semblable.

Vingl a ns après Henan, un disciple d'Edouard Drumont, Gaston Méry, écrira 1111 roman à thèse, Jean R évolte - dont l'épigraphe vise clairenlcnt Gambetta " Le Méridional, voilà l'enllcnri." - , pour délllontrer qu e Provcnçall~J Languedociens et Aquitains sont aussi dangereux pour le pays que les Juifs. Ces Mériùionaux ne sont-il pas, en effet , les "causes vivantes de la déchéance d e l'art, de l'aveu li ssement des consciences, de l'abaisse­m en t moral et politi que de la Fra nce" ? Sembl able au criquet en Algérie, "le Méridional se faufil e partont où il y a une parcelle de pouvoir à saisir. Le pouvoir, c'es t ce qui l'hypnotise, comm e l'o r hypnotise le Sémite" 24.

Un a utre roman oil les prévenlions cont re les hommes du Midi s 'a ffirm ent avec la même violence, eut certainement une influence plus considérable car il connut nn grand succès auprès de la jeunesse, du 11Ioin s dans les milieux conservateurs : Robinsons sous-marins (I909) du capitaine Da nl'it, c'est-à-dire le futur colonel Dria nt. L 'au teur. s'y aban­donnant a u maniché isme le plus simpliste, oppose tout au long du récit la conduit e de d eux m~telot s, J'un brclon, to ta lem ent dévoué à ses supé­ri eurs, el l'autre provençal, d épeint, jusqu e dans la mort, sous les traits les plus rép ugnan ts, da n gere u x "internationaliste" n e r espirant que h a ine et ré"olLe "C'éta it un Méridional, conrt, râbl é, aux cheveux noirs et lui san ts, H U teint d 'ocre et à la peau huile use; ses petits yeux en vl'ilJe ne se fix a ient null e pa rt, mais il suffisait d e les avoir rencontrés un e fois

23. E. ReNAN, La Réforme intellectuelle et morale, Paris, 1872, p. 26-27. 24. G. MtRY, Jean Révolte, Paris, 1892, p. 23·24 ct 154.

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430 GEORGES LIE NS

p O LlI" y di scerne r la lu cur ma uyuisc, refl e t ùe h a ine e t de n'vo lt e. «lit' proj ett e a ut our de lui l'enseignem ent révolutionna ire. Que ll e difll" r c llCc :l\ c,!(', cc t Y\'onn ec",

Orianl ne faisait d'aille urs qu e refl éter un e opinion fort l'l' l'andu c dans Ics mili e ux militaires, surt out depui s la mutinerie du 17" dc li gne à Bt'z:cl's en ln07 , comme le mon trent tou s les ra pports officiels qui fure nt alors adressés a u ministre d e la Gu elTe: " Le soldat du Midi a sa personni­

fie"lion la pills complèle dans le so ld a i d e Bézi ers. ( ... ) Le Bile .... "is csl int elligent . paresse u x, jouisse ur, ex trêm ement va niteux, so upl e ct fa u x. Fa r Illllul'c, il fail de la politique, il lit les journa u x el aime à pl' I'ore l' SIII'

le forum. L .) Ali point de ni e moral , le Mid i es t totalem ent pern·rti. ( ... ) l)a ns ct' pays, le rcspect de l'autorité est a bo li , le mépris d e toute hié ra r(' hi c cs t é ri gé en principc" 25 . Tcll es sont les con clu s ions d ' un ch ef dc bataill on an:c qui Ic généra l Bailloud, un To ura ngea u, comnUHl ùa nt la X VI" Hégio n milit ai re, sc déclare parfait ement d 'accord. Et d a ns la presse de m a i-ju in nHl7, s i les pri ses d e position des différents j ournau x de Paris et <lu nord d u pays sont essenti ell ement di ctées par leur alti tudc politiqu e, on y trou\'c au ssi des a rti cles où se manifestent d e J'a nimosit é ou tout a u moin s de

sôri c uscs résen 'cs à l'égard d es Méridiona ux, Ain s i, se lon le Journal des débats du :lI juin, "('affaiblissem ent du scnlim enl nation a l, l'all1oindri sse­IIl ent de la di scipline dans l'armée, C. .. l la mi se à l'encan d es inl1u cnccs

;I(lminislrati\'cs, tout cela va ense mbl e ct tout cela n 'est null e parl a ussi scand a leux qu e dans la région du Mid i qui fa il ta nt parler d'c ll e aujour­

d ' hui " .

Ccs mèm es l'éseryes, on les ret ro uve ù a ns les articles con sHcrès a u x gra nd es IlUtll Œu\'res trad itionn ell es d 'a utomnc qui, en 1902 el en I ntJ, cur<:nl li eu dHns le Sud-Ouest. Si l'on y rend a it hommage aux qualit és lIIililail'es montrées a lors par les solda ts m éridiona u x, ce n 'é ta it pas sa ns ti n ce rt ain étonn ement. A titre d 'excmple, le généra l Pa lat, dans un article de la n i'VU e des Dell:( Mondes, en octobre I HI 3, écrinlit à propos fie s

25. Ce rappor t est reproduit dans Maurice Le Blond, La crise du Midi, Paris, 1907, p. 418.

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STÉRÉOTYPE DU MÉRlDIONAL 431

XVII" et XVIII" Corps (Toulou se et Bordeaux) : "Les manœuvres d 'Armée qui viennent de se tenuinel' a ux environs de Toulou se mérilent d'atlirer l'allention pour divers motifs. Elles ont mi s en présence quatre corps d'armée (. .. ), Une partie de ces troupes comptaient parmi celles de Fra nce qui , à tort 0 11 à ra ison, passent pOlir êtr e les moins imprégnées de l'esprit milita ire. On conna ît les incidents tragiqu es survenus lors des troubles dll

Midi en 1907 ( ... ). Il était permi s de se demander comment se comporteraient aux manœuvres ces élém ent s contaminés par le milieu, a ffa iblis par cet'tai­nes traditions d 'indiscipline pour les uns, de faibl esse pour les autres" ,

Ainsi, bi en que Joll're, Fo~h, Castelnau e t Galliéni aient été originaires du Midi, les combattants méridionaux - en l'occurence provençaux pOUl' des raisons contingentes ~ étaient-il s tout désignés, dès la prenüèl'e défaite de 1914, et après avoir la issé sur le terrain des milliers de morts et de bl essés, pour supporter le poids des e J'l'eut's du hau t commandement.

Après la guerre, l'hostilité, la Inéfi ance ou le simple dédain à l'égard du :Midi pa rurent s'a tténuer peu à peu. Et pourtant, en 1935 encore, Alexis Care l n'hésitait pas à écrire, da ns l'Homm e cet inconnu : "En France, les populations du Nord sonl bien supérieures à celles des bords de la Méd iterranée. Les races inféri eures habitent généra lement les régions où la lumière est violente et la ten1pérature moyenne élevée" 26, Aujourd'hui mème, pareil é ta t d'esprit, bi en qu'en forte r égr ession du fait surtout de la m obilité croissante de la population, est encore loin d'avoir totalement disparu, comme le prouvent, enLl'e a utres, les polémiques nées, il y a 1110il1s de di x a ns, à l'occasion de l'a fTa ire du Crédit agricole d'Arles Z7 •

Georges LIENS.

26. Al. CARREL, op. cit., Paris, 1935, p. 256. 27. Voir notamment le Mo nde des 23 et 26-27 février 1967, et le Méridional du

24 février 1967.