La tapisserie de la création. Etude sur la signification d...

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La tapisserie de la création. Ëtude sur la signification d'une oeuvre d'art Le IllUS(>C diocésain de Gérone cOlnple parmi d'autres trésors une pièce unique : la tapisserie de la création, broderie réalisée :i. la fin du XI " siècle ou plus vraisemblablement au début du XIIe siècle, pour servir de baldaquin à l'autel de la Sainte-Croix, érigé dans la chapelle du Saint- Sépulcre. construite sur le parvis de la cathédrale. Dans ltat actuel, c'cst une pièce tle 3,65 Il1 SUl' 4,70 Il1. Il esL évident qu'elle a subi d'importantes mutilations. Elle a été brodée au point de chainette avec des laines de couleurs différentes sur un tissu grossier. Cette lapisserie a fait l'objet d'études déLaillées eL savantes 'lui ont traité essentiellement des aspects iconographiques, selon les méthodes de comparaison et d'explication propres à J'histoire de l'arl. NOliS n'ent endons pas traiter à nouveau tle cet a spect du problème 'lui n 'est pas de notre {:onlpétence et no us ne voulons pas redire ce qui a été si magistralement délnontré. Nous considérons les résultats de ces analyses COlume acquis et nous y renvoyons en toule sinlplicité le lecteur 1. Il es t bien évident que pour notre part nOliS avons fait notre profit ùe ces minutieuses études. Noire propos es t tout différent. D'abord nOliS nous attacherons seule- ment à la figura Lion de la création, c'es t-à-dire à ln scène centrale ùe la composition, celle qui cst délimitée par les ùeux cercles concentriques, à l'exclusion du calendrier cl d es autres médaillons ùu pourtour. Nous devons considérer qu'une représe nt a tion es t d'une certaine manière lIll discours. c'est-à-dire une interprétation ùu dogme chrétien sur la création du monde 1. P. DE PALOL, Vile broderie catalane d'époque la Genèse de Gérone, dans Cahiers archéologiques, t. VIII, 1956, p. 175·214, p. 219·251.

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La tapisserie de la création. Ëtude sur la signification d'une œuvre d'art

Le IllUS(>C diocésain de Gérone cOlnple parmi d'autres trésors une pièce unique : la tapisserie de la création, broderie réalisée :i. la fin du XI " siècle ou plus vraisemblablement au début du XIIe siècle, pour servir de baldaquin à l'autel de la Sainte-Croix, érigé dans la chapelle du Saint­Sépulcre. construite sur le parvis de la cathédrale. Dans l'ét a t actuel, c'cst une pièce tle 3,65 Il1 SUl' 4,70 Il1. Il esL évident qu'elle a subi d'importantes mutilations. Elle a été brodée au point de chainette avec des laines de couleurs différentes sur un tissu grossier.

Cette lapisserie a fait l'objet d'études déLaillées eL savantes 'lui ont traité essentiellement des aspects iconographiques, selon les méthodes de comparaison et d 'explication propres à J'histoire de l'arl. NOliS n'entendons pas traiter à nouveau tle cet a spect du problème 'lui n 'est pas de notre {:onlpétence e t nous ne voulons pas redire ce qui a été s i magistralement délnontré. Nous considérons les résultats de ces analyses COlume acquis et nous y renvoyons en toule sinlplicité le lecteur 1. Il es t bien évident que pour notre part nOliS avons fait notre profit ùe ces minutieuses études.

Noire propos es t tout différent. D'abord nOliS nous attacherons seule­ment à la figura Lion de la création, c'est-à-dire à ln scène centrale ù e la composition, celle qui cst délimitée par les ùeux cercles concentriques, à l'exclusion du calendrier cl d es autres médaillons ùu pourtour. Nous devons considérer qu'une représenta tion est d'une certaine manière lIll discours. c'est-à-dire une interprétation ùu dogme chrétien sur la création du monde

1. P. DE PALOL, Vile broderie catalane d'époque roma~le, la Genèse de Gérone, dans Cahiers archéologiques, t. VIII, 1956, p . 175·214, p. 219·251.

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IACQI IES PAUl

pal' Dieu. Une œlHTt' (l'arl ne va pas sans UIl(' composition ou ulle IIIise

l'Il page du slIjet qui es l lin fait inlell ecl uel e l qui es l une cerlaine manii're de comprendre un aspect de la foi chrétienn e. Aussi , la lapisserit' du 1ll1lSt'C d e (l(~rone n'est-elle pas à analyser du point de Ylie des inrhH'IH'('S

slylisli(l'les mais à rapprocher d'œu''res littt!raires e t lht'ologÎ<l ues qui donn enl, selon leurs techniques propres, une interprétation d e la créai ion. Nous imaginons que la tapisserie pourrait èt re lin ècho, lointain peul-être

et par des int ermédiaires, de commentaires S UI' le li vre de la Genèse Ol!

encore èlre issu e de courants de pensées dont on peut avoir connaissancc pal' des livres. Bref, nOliS nOliS engageons par celte confrontation ayee des œllvn~s d'une nature tOlite différente à étudier la signification spirituelle

de la tapisseri e. NOliS co nsidérons que la représentation yisuelle e t l'œu\Tc fl'arl ne peuvent pas être séparées des autres rormes Je la pensée sur le Inèlllt~ sujet.

DESCItIPTION

Au ('t~nlr(' (le la composition, dans la case n" 1 du schéma, lIn Christ

imbe rbe, pOl'lant Ull nimbe cruciforme. Il Cl la main droite leyée dans Ull

geste de hrn(~d iction ou plutôt de création. Dans la main gauche, il tient lin liyre uUH'rt, le liyI'c ùe vie, où l'on peut lire Sanctus Dells. SUI' Il' fond esl t'cri 1 Rex fortis , roi fort , cc qui est lin nom ùu Chrisl 2 . Autour du Christ, dans le bandea u, est brodé un yerset de la Genèse Di:t"il

lflloqlle Dells : fiat lux et facta esl lllx : « Dieu dit : que la 11Imièrt' soit t·t la lumière fut» (Genèse, I, 3). Une croix marque le d ébut de l'inscription , cHe est, à main droite du Christ, à hallteur d'une ligne qui es t pour nOlis

horizonta le. Celte croix donne une indication SUl' l'orùre de lecture des scènes (figuré dans le schéma pal' des numéros ) cl la suite de l'analyse le confirmera dans la mesure où l'on yeul suÎyre dans la tapisserie l'ordre du récit ùe la Genèse.

2. La formule Rex lortis n'est pas une citation déformée d'Isaïe IX, 5 "Deus, Fortis". à cause de la virgule . On rencontre la formule "I5eus fo r t is" dans Il Reg. XXII, 3. Ex. XX, 5. Ps. XLI , 3, mais pas Rex fortis. Ce n 'es t pas une formule biblique

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TAPISSERIE oe LA CRÉATION 391

Au-ùessus (dans la ('use n U 2 ), un e colombe qui représente l'esprit de Di eu. On lit au-dessus : Spiritus Dei ferebatur super aqllas : « L'esprit ùe Di eu étaÎl porté sur les caux» (Genèse, l , 2). Les eaux sont figurées pal' des lignes onùulées. Le nimbe qui entoure la tête d e la colombe fait comprendre qu ' " s'agit, selon une inte rprétation et un e représentation traditionn elle, du Saint-~spril.

A gauche (dans la case n " il ) , on lit T enebl'ae erant super fadelll abissi : « Les ténèbres couvraient la face de l'abîme (Genèse, l , 2). Les ténèbres sont figurées par un ange portant une torch e. Cette identification ne peut faire doule ne serail-ce tlue par comparaison avec le personnagt' symétrique. C'est donc "ange des ténèbres et peut-être mêm e, à cause de la torche, Lucifer.

A droiLc (dans la case Il Q 4) , un lit lux, « lumière », mot isolé, tiré du verset 3 de ce chapitre 1 de la Genèse. On y voit également tin ange : l'ange d e hllnièr e.

A gauche (dans la case n " 5), on aperçoil un cercle entouré d e lignes ondulées que nOLIS avons déjà identifiées comme les eaux. Au milieu du cCI"cle une inscription : Fecit Deus firmamentllm in m ediu aqllarum « Di eu fil lin firmament au milieu des eaux » . C'est encol'e ull e citation d e la Genèse mais qui prend quelqu es libertés par rapport au t exte ùe la Vulgate. En fait lous les mots d e la formul e de la tapisserie se trouvent ùans les versets 6 el 7, mais leur disposition a subi un arrangement minime 3. Le cercle représente donc le firmament.

A droit e (ùans la case n " 6), nOlis retrouvons le même cercl e qui eomporte deux médaillons circulaires. A gauche, un personnage m:.lselllin dont la tè te es t entourée de flammes: le soleil, qu'un mot, sol, permettrait

3 .. Nous d<:mnons le texte des se:pt premiers yer:sets de la Genèse se lon la Vulgatt" En italIque les Citations de la tapissene : "1. [11 pnnclpio creavit Deus caelum et terram. 2. Tcrram aulem e rat inanis et vacua e t tenebrae eranl super faciem abyssi e t SpirilllS Dei ferebatur super aquas. 3. Dix;tque Deus: fiat lux et facta est lux. 4. Et vidit Deus luce m quod esset bona et dividit lucem a tenebris. S. Appellavit lucem diem, et tenebras noctem : factumque e3t vespere et mane, dies unus. 6. Dixit quoque Deus : fiat firma· menrum in media aquarwn et dividat aquas ab aquis. 7. Et fecil Deus firmamenlum, divisitque aquas quae e rant sub firmamento ab his quae eran t super firmamentum Et factum est ita"

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392 JACQUES l'AllI.

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rAPISSERJE DE LA CRÉATION 393

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394 JACQUES PAU L

fi. lui ~e lll d ' id entifie r. A côt('. nne tèrf fc'mÎnin (' slirm onl ée d'lin cro issant

H\'ce l' inscripti on (llna. Les étoil es ne font pas défaut et le 1II0 t ahn'Al' firm ( aJJlI'1111l 11t ) les dés igne s uffi samment. Hejl't écs slIr les h ul'lls dt,

la eO llll'0sition, les lignes ond ul('es qui représe nt ent les eaux. Entl't' ('lIrs IIIH' in scription Chi dinidal [)ellS aqllQs ab aquis « Lorsqll e D ieu

divi sa les ea ux d'avec les caux. ~ . Là encor e ln lêlpisse rie ne SIIl! pas

exactemen t le texte de la Vulgate, " ersel 6, pUlsqu'e lle ajoute lIhi . Celle mod ifi ca tion est précieuse, cal' lIbi se l'cnconll' l' dans les textes ('Il II sng('

en Espagne 4, Ce serail donc la marqu e d' une influence proprement hi spa~

Ili <{lw d Hns la tapisseri e. L'ensemble de la scèn e combine la di"i s ion (les

e<l UX en ea u x supérieures e t inférieures du yersel 6 ct la ('l'(~alion d('s IlIlI1ill ~lÏl'es dcs ,'crsels 14--17,

Au-d essous du Chris t (dans la case n " 7) , IlOliS assis tons à la ('rén tioll dcs oisea ux. ùn cicl et des poi ssons. La liberté im aginative de la r eprt!sen­

lalion cs t corrigée p ur deux courles inscripli o ns volalilia coeli <'l cele arandia, les grands monstres marin s. " olatilia coeCi n 'cst pa s. contra ire ment à ce le grnndia, un e citation (Gen èse, l , 21) mai s une adaptation de mots 'lui se trouyen t dans le texte de la "nlga te .

.-\ d roit C' (dan s la case n ft 8 ) , Adam d onn e I(' ur nom aux animaux

dall s 1111 d écor paradisiaque symboli sé par un tapi s de fleufs. La légende Adam nOI1 itllJeniebalur similem sibi 5 « Adam nc renconLrait personne

,le sembl able à Ini », est un e légère adaptation de Genèse, Il , 20. A gau che (da ns la case n n !l), Eve naît du cô té d'Ad a m dan s le m êm e j ard in du

paradis éYO<tlll~ par un a rbre désigné comme lign unl pomiferum , On lit

s lIr le fond l'in scription lmmisil DominLls soporem in Adam el Illlii unaln dr cos lis (' jus (, : « Di eu fit tomber uo profond so mmeil s lir Adam cL prit 1111(' dl' ses côtes » , cc <IIIÎ es t ulle ('on traclion du l{'x t{' d(' la Genl's(' ( II, 21 ) . La crra tion cie l'homm e cl de la femme occupe les deu x derniers ((lI artiers du c.ercJe ce qni correspond pa rfa it ement a\·ec le r rci t des six

;: ~~. t~~t~E d~Al~L'V~I~at~t~st : Adae vero 1I0 ~ 1 inveniebatur adjutor similis e;us. 6. La Vulgate est légè~ement p~us développée: l.'l1mfsit ergo Domùws Deus soporem

in Adam; cWlIquc obdorllllSSCI , Itllu Imam de casUs C]Wi

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'l'AP)SSERlE DE LA CR~AT10N 395

jours, l'homme éta nt la de rni èr e ŒUyre de Oicu , avan t le repos du septi ème j ou r. Pourta nt les légendes d e ces d ernières scènes n e renvoient plus a u premier récit de la Gen èse ma is au second, celui qui commence au verset 4 du chapitre II. L' adoption d e ce d e uxiè me récit, plus imagé, n e modifie pas l'architecture de l'ensemble de la composition qui r este issue du premier. Il n e fa ut y , 'oir qu'un d ésir p lus grand d 'illustration anecdotique.

L'ensemble d e la représent a ti on de lu création cs t entouré d'ulle inscription circulaire où l'on peut lire ln principio crcauit Deus celum et terram mare et omnia qllae in eis sunt et VI'dit Deus cuncla que {eeerai ri l'rani ualde bona . « Au commen cem en t Dieu c réa le cie l el la te rre, la mer el lo us ce ux qu i les h a bitent, et Di eu vil tout ce qu 'il avait fail e t c'était très hon ». On iden tifi e sans peine le premier verset d e la Genèse (hm s les premiers mots d e celte légende, On recon naît a uss i le verset 31, « et Die u vit... », qui est la con c lusion ù e l'œuvre du sixième jour e t donc de ce r écit d e la création prop re men t dit. Mare et omnia qllae in eis slInl est un ajout qui s'int ègre san s pein e dans le contex te et qui est un e formul e biblique qn e l'on reneontre da ns le Psa ume XCVI (H5),

11 Oll dans les Acles des ApôLres (IV, 24 eL XIV, 15), Un e croix, S lIr la mê me li gn e horizontale, à droite du Chri s t, Juarque le début du tex te. Ce tte longue in scription qui enveloppe toute la r epr ésenta tion de la eréalion en résume tout le sens puisqu'elle combine le premier vel'sel et la conclu­s ion après l'œuvre du s ixiè m e jour. E ll e signifi e bien qu e tout (O C qui es t fi gu ré ù l'intéri eu r du cercle es t justem ent ce qui s'accomplit du (:om mcn­ce ment jusqu 'à l' in s ta nL fin a l qui précède le repos de Di eu. F a itt' d e citations combin ées, fruit d 'un efforl de réfl exion , ('cUe légcnd e globale nOli s assu rerait à elle seule que l'intention est bien tout e ori entée yers l ' illu stration du premi er r écit de la création.

La disposition des scènes fail apparaître un souci de symétrie par rapport à un axe qui pour nous est verlical. C'est ain si que les cases 3 et 4, ;) et. 6, 8 ct 9, se répondent. Cette composition es t cohérente et cen trée s ur cll e-mêm e. Si on compare la Genèse de Géron e a vec une œ uvre qui a l{uelque pa r en té, la mosaïque de la créa tion ùa ns le n a rthex de la basilique Saint-Marc, à Veni se, il a pparaît clairem ent qu ' il y a dan s la tapisserie Hne yu e instantanée de la créa tion, ta ndi s qu'à Venise, la composition qui

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396 JACQUES PA UL

H la forme d'un colimaçon ou d'un jeu de l'oie donne le .sentiment d'lin

déroulement el d'une progression. La disposition dans un ccrele cie l'illus­(ration de l'œuYre ùes six JOUl'S et dans 1I11 ordre synLhéU(lliC cl non successif, nu point qu'il faut établir un sens de lecture pour S Ui\' fC le tex te hib li que. é limine le sens du temps. Celle interpl'élaticn est \';sihlcHlenl spaLiah~ el presque intemporelle. Faut-il é\'oquel' à ce propos la créa Lion

(' Il un instant? C'est nne doctrine bien connue qui a pO'.cr origine un n~rsel du IhTC de l' Ecclésiastique «Celu i qui dt éternellement a ('réé

lout ensemble »7 (XVIII, 1). Les pères et doct ellrs, commentateurs dll

IhTC de 1<1 Genèse rencontrent ce problème et !eUl"S exp lications sont sO ll\'cnl

elllh.uT:lSsées, lb hi'sHent assez sou\'cnl entre la création en Uil inshll:t et ('l'Ile en six jours, Grégoire dc Nysse adopte la première solution 8. Dan s l't~glise lai il1(" on adopte souyenl des thèses plus ('ompicxes. La l'I'l'ation a él{~ faite en lin instant, mais s'organise en six JOUl'S sym boli(llll's. Bède ÎIlI<lgilh' ull e première étape où est créée une matière élémentaire dont tout le res te dérÎ\'e 9. Au début du XII~ siècle, la doctrine dr la cr(>:tt1on ('Il 1111 dill d 'œ il es t assez commune pour figure r dans l'I-:/ll cidarium

(l 'Nol/orills A lIglislodlln ensis 10. On ne peut IH'O UYCl' qu e la tapisserie de (il'I'tlne ail entend u illu strer cette doctrine, mais il es t par contn' (~videnl

'Ill e dl~ Ioules les l'epr('sentations de la cI'('uLion c'esl celle qui r épondrait le mieux à celle \'lIe Ih<:oriquc des choses. Or, celle forme cin'ulaire de ln repn~scntation es t inusitée dans les manuscrits byzantins qui comportent d es miniatures de la c l'éation. Si l'on compare cc fail à l'abondan<'t' des emprunts iconographiques l'elcyés, on comprendra qu'il y a lit un parl'i­(Iris de composition <[lli pose une question. Le choix d'une disposition

original e pOlir la broderie d e Gérone C'omporte-t-il une référence à une docirinc?

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TAPISSERTE fW LA CRC\TTON 397

LE HÉCIT BIBUQl'E ET LA 'l'APISSEHIE

Le réci t biblique, cellli du chapitre premier de la Genese se développe scion un plan éviùent. L'œU\Te d e Dieu s'accomplit en un e semaine, le ùernier jour étant celui du repos d e Dieu. La création es t accomplie en six jour;:; el cette diYision en six es t bien connue depuis l'Antiquilé chrétienne comme le prouyen t les ll'aités In Hexameron. Cette disposition du récit es t à comparer à celle de la broderie.

pr jour : Création du c iel et de la terre, l'Esprit d e Dieu plane sur les ea ux, création de la l.umière el

séparat ion d'm'cc les ténèbres ' cases 2, 3 et 4

2' jour : Création d'un firmam ent au milieu des eaux et séparation des eaux

:3" jour : Apparition dc la te rre el d c la Iner f't yenlissc­ment de la terre.

cases 5 ct 6

4· jour : Création d es luminaires, ùu soieit et de la lun e case 6

5" jour : Pullulement des poissons e t d es oiseaux ,.. case 7

W jour : Création de l'homme et de la fe mllle . cases 8 d H

L'importance donnée à l'œU\TC ù e tel ou tel jour est très vuriahle tians la tapisseri e. Le fait le plus l'emarqu a hle es L l'absence total e dt· rœuyre du trois ième JOUI". L'élimination du verùissement de la terr e a WHlr cOnSé(I!lcnce d e m e Ure à la su ite l' un e dc l'autre: la création du fi l'Ill a­ment au miJbu des eaux, la sépa ration des eaux et la création au mili eu du firmamen t ù es deux luminaires. Dans la case n ° 6 se mêlent des élémen ts qui provien nent du deuxième et du quatrième JOLlI'. Celle scène marqu e bien la continuité de ces phénomènes célestes en dépit du récit hiblitlu e. On ne peut s'empêcher d e troLlver fort raisonnable celte <1is{>o­sition d e la tapisserie PllistJu'elle traite en mêm e Lemps des phénomcllcs de m ê me nature, A titre de comparaiso n, le \'erdisse m ent ùe la terre, le

troisième jour, appor te in d iscu lahlemcnt un él('men t d e n lpl ure dans la

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398 JACQUES PA UL

fi gurati on de la mosaïquc de Saint-Marc, à Venise. Au mili eu d t' sCt>IlCS

olt dominent le bl eu el le l'ou ge parce qu 'il s'agit des astl'('s, , ' jt' nl se pi:H'el' une représentation olt le brun et le vert l'emportent.

Celle exclusion dll troisième jour est lin choi x «ui répond au pa l'ti­pris qui a présidé à la composition. Il n 'cst pas difficile de le me Ure en évidence. Toutes les scènes de la partie supérieure ou cercle sont Cl~lestcs .

tOliles cell es de lu partie inférieure sont terrestres. La li gne horizontal e, Otl s' inscrivent les croix qui marquent le début des légendes circulaires, divise la représentation en deux. La répartition en six (lu Lex te biblique n'cs t pas respectée. elle est remplacée pa r L1ne division en d eu x. Le sens ne fait guère de doute. Il s'agit ici de marquer la di s tinction entre le ciel et la terre, entre le m onde supérieur et le monde inférie ur. Celt e dualit é donne la clé de la composition de la broderi e ùe Gérone.

Ce choix représentatif es t à l'évid ence pensé, ca .. la lransfornwlioll ('st trop profonde et trop logique pour qu'il en soit autrement. Celte YliC

de la création sous ce double aspect peut trouver sa raison dans le lex ie biblique lili-même. Le premier verset de la Genèse a ffirm e : « Au COlnmcn­

cement Die u créa Je ciel et la terre. » La dualité de la tapisseri e es t donc déjà présente. Cet aspec.t es t rarement développé par les Pères et docleurs dans les Commentaires sur la Genèse. Cette division les retient pe ll. lsidol'e de Séville écrit sur ce premier ver set: « Dans le Christ, qui est principe. Die1l fil le ciel, c'est-à-dire les êtres spiritucls qui méditent les réa lit és cé lestes eL les eherchenl, il fit aussi, da ns le même principe, les ê tres charnels, qui n 'ava ient pas encore e ngendré l'homm e terrestre ". » Il y a bi en <lna tilé, mais elle porte surt out su r l'ange ct s ur l' homme, <'c qui n'es L pas exactcment le pl'Opos. Il y a la même aLtituùe ch ez Alcuin. <\: Combien ùe créaLures rationnelles Di en a-t-il l'ail '! - Deux, les anges ct lcs houllnes, le. ciel ('s t la ùemeure d t's anges cL la lene cpllp dèS

li. 111 lIoe igilUI" prÎlzcipÎo fecit Dells coelum, id est spirUl/ales, q~1i coelestia rneditantur et querunt , in ipso fecit ~t camales, qui necdum terrent/HI hot1ul1em de po· Sltertmt. ISl00RE DE SÉVILLE, III Genes/m., P. L. , t. 83. c. 209.

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TAPISSERIE OF. LA CRRATION 399

hOlllmes 12. :t> La glose ordinaire qui es l un témoin préc ieux de la tradition ignore ceLte doctrine, sauf dans le cas d'Alcuin . Elle r ésume et tl'anSfOrnlc les opinions de ce dernier. « Le ciel, c'est la créature spirituelle, parfaite ct bi enheureuse dès l'origine, la terre, la matière corporelJe toujours impar­faile D. » Ce dernier texte est celui qui se rapproche le plus de notre repré­sentalion, sans convenir tout à fait, car il ne s'agit pas à proprenlent parler de l'opposilion de la lerre el de tous ses habitants avec le monde céleste. La dualité ciel-terre de la tapisserie de Gérone conserve donc quelque chose d'original et de particulier. Le firmament avec le soleil et la lune n'es t pas uniquement celui des anges COlllme dans les comnlentaires bibliques.

L'ANGE DE LUMIÈRE ET L ' ANGE DES TÉNÈBRES

La description a mis cn évidence, dans les cases n '" 3 et 4, ùeux figures d'anges dont l'un r eprésente la lumière et l'autre les ténèbres qui couvrent la face de l'abimc. La tradition nous explique rapidement le sens de ces scènes. Il s'agit de la création des a nges, que l'on ne peut d éco uvrir à la lettre dans le r écit de la Genèse, mais qu' un e interprétation allégorique trouve facil em ent pour satisfaire ses convictions. C'était déjà le sens de la création du ciel dans les textes d'Isidore de Séville et d'Alcuin cités précédemment. C'est aussi l"opinion de Bède le Vénérable qui. commentant ce premier verset de la Genèse sur la création du ciel, le voit « rempli d ' une armée d'anges bienheureux qui ont été créés, au commencement, avec le ciel et la terre » 14. La glose ordinaire reprend ces dernières affi r­lnations et a joute que « le eiel n'cs t pas le firmament yisibl e mais

12. Quot creaturas rationa/es condidit Deus ? - Duas : angelos el homines et c:oelum angelis ef lerram 110minihlls habitationem : ALCUTN, lllterrogationes ef responsiutles 111 Genesim, P.L., t. 100, c. 517.

~3. Coelum, creatura spiritualis, ab exordio perfecta el beala. Terra corporalü~ rnatenes adhuc imperfecta. W. STRABON, P.L., 1". 113, c. 69.

14. Hoc est beatissimis angelorum agminibus impletum est quos in principio cum coelo et terra conditos esse ... BÈDE, Hexaemerol1, P.L., t. 91, c. 13.

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400 JACQlIES fAUt

J'empyrél" c' es t-à-d ire un ciel de feu ou lin cicl inLelled llel, nOll \);.I S à ca use de sa chaleur mai s de sa sp lendeul' parce qu ' il fui Hussil ,,1 1'<.' 1I1pli d 'angps » 15 .

Il Y a pourtant un e a utre trad ition sur la créa tion d e!oi a nges, t't' Ile q ll i 1('$ l'ail na itre au moment Ol! Di eu dit Fiaf lux. Il s so nt la lumit' I'c

hienh clIl'cuse c t inaccessible. mais pas le ciel. Cette int erpréta tion cs l ('(' lI e

de sa inl Augustin. « Quant à cette parole q ue Y011S ayez prol1onet'l' a u (h~hlll (Il' la cn"ation : que la lumière soit, e t la lumiè re fut, j e l'applique nOI1 sa ns Yl'aisemblance à la créat ure angélique, qui éta il cl èj à \' ic cn quelqu e ma ni ère pui sq u'elle l'cccyail ,"olre lumière 16. » Le De G(~nesi ad

liltrralJl expose la même doctrine «Que la 11Imii~re soH, c'est-à-d ire la suhst a nce :lI1gd i(lu e cl celes te, qu 'ell e exis te en ell e-mèmc temporctlc­Illent , (,OIHHll' e ll e existaiL éternell emen t dan s la sages~; c. cn son ÎllIllll!l H­

hililt' 17. » Celle doctrine se répand rapidement. On la r encontre (lans la (;I os(' ordinaire aycc ull e référence à sa int Augus tin. Elle es t retenu e l'ga lc nwili l'al' Honorius Al1gustodll n en sis dans ccl oU\'I'age d e compilatioll dl'. doel r in es é tabli es qu'est l'Rlllcidarium 18. E lle est a u début du XII'- s iè(' ll'

touL à fait com mune. Cett e de uxième opinion repose sur la conYÎctÎon que scull' la parol e de Die u créée e t, dans le récit de la Genèse, la première expression de la yolonté ùe Dieu est justement « qu e la lumière soi t ». Cl' troisième \'erset porte lin oJ'dre, la ndis que le premier sur le ciel t.'I la terre faisait simplement lin récit.

C'est incontestablem ent à l' int erprétation augus tinienn e qu e la tapis­serie tIe Gérone emprun te ses carac téristiques. La légende lux qui ca rac­térise l'ange de lumière suffirait à ell e se ul e il trancher le tll'h:1t , (':JI' le

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TAPlssERlr or LA (,RI~ .HION 401

Fiat IlU: est ici réalisé SO l1S la figure d ' un ange. Rien ne peul être plus clair. Cette même traùilion nOli s exp liqu e pourquoi on peut lire dans l'anneau qui entoure le Christ créateur di:rit quoque DellS fiat Lu.t: d {acla est luxo Ce troisième verset du récit de la Genèse est la première parole cn~atrice de Di eu si l'on S'Cil ti en t il l'int erprétation augustinienne. Il est au cœur de la représentation parcoc qu'il marque le début eHectif dc la création. Il est bien évident éga lement (Itl(~ cette parole fonde les hiérarchies angéliques brièvement l'eprésentées ùe part et d'autre de l'Esprit-Sainl.

L'ange qui cOllvre la face de l'abîme, celui d es ténèhres, est lui évoqué non dans le Fiai lux mais dans le récit du verset 2 : « or hl tClTe était vague e t vide, les ténèbres couvraient l'abîme cl l'Esprit de Dieu planait sur les eaux . » La tapisserie inverse dans sa représentation l'Esprit et les ténèbres. Elle place, pOUT des raisons de convenance év id en te, "Espril de Dieu dans le lic u le plus fligne el dans une case qui ne peut recevoir aucune figuration symét riqu e. Les ténèbres, représen lées par cette figure d'ange, font le pendant de l'ange de lumière, Il esl donc impossible d'y yoir autre chose qu'tm ange, celui fi es ténèbres, c'est-à-dire celui du mal, ou pins exactement les anges déchus et probablement Lu cifer lui-même. Dans ce contexte la représenta tion signifie que Dieu a créé les mauvais anges el, si l'on prend garde à l'ordre du récit d e la Genèse, ('omme à celui de la l'eprésentation, il les a fait avant les bons anges ou l'ange de lumière. Les Pèrcs de l'Eglise ne sonL pas très éloquents sur ce lh ème. Grégoire le Grand est probahlemen t le plll s explicit e lorsqu'il ('cri! : « La première et la plus noble créature fut l'ange qui est tombé 19. »

Les commentaires SUI' le livre de la Genèse font par cont re apparaître L1n e nette réticence à inlerpré l('" ains i les ténèbres qui COIl\Tcnt la face de "abîme. La glose ordinaire qui repl'end presque exactement un texte de Bède écrit : « Il ne faul pas écouler cellx qui , critiquant Dieu, disent qu'il a créé les ténèhres ayant la lumière 20 0 »

19. Prima et nobilior creatllra fIât ange/lis qui cecidit : Moralia ilI Jub, XXXII, ch. XXIII, v. 14.

20. Non St/nt alldiel1di qui reprehendendo dicllnt Deum prius creasse tenebras quam tucern W. STRABON, P.L., 1. 113, c. 69.

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402 JACQUES PAliL

La glose, cit ant exactement Rède, ajoute « Dieu n'a pas créé les ténèhres, ni dans J'cau ni dans l'air, mais selon l'ordre de sa providence. il a créé d'abord les eaux avec le ciel ct la terre, puis il a voulu les (>mlwllir pal' la grâce de la lumière 21. »

L'opinion de Bède est parf~,ilcmenl cohérente. Pour lui , la crration des anges a cu li eu lorsque Dieu fil le ciel, aussi, le Fiaf lux ne dOl1ne-l-il naissance qu'à la lumière proprement dite, dont il souligne le caractère matériel 22, Il ne la compare aux ténèbres qu'au sens littéral ùu terme. C'cst à hon droit qu'il a l'cfusé d'y voir autre chose qu'ulle ombre ou qu ' une pri,-a tion parce que justement la lumière n'était pas créée. L'allusion à ecux qui critiquent Dieu sur ce point laisse penser qu'il existait des ('xp lications moins lénifiantes. En effet, ceux qui, COlllllle saint Augustin. ont VlI dans le Fiai Illx l'installation des hiérarchies angéliques n'ont que de très faibles raisons pour soutenir flu e les ténèbres ne sont qu'un défaut de lumière. L'interprétation symbolique d e la création de l' unt> semble entrainer celle des autres . li faut alors comprendre que Dieu a cl'éé le mal ou les mauvais anges et avant les bons. Il y a a lors matière à critiquer Dieu!

La lecture des commentaires des Pères SUI' la Genèse révèle qu'ils s'efforcent toujours d'entendre les ténèbres au sens matériel, même s'ils ont adopté une interprétation symbolique de la création de la lumière. Ce rcfus qui comporte lui quelque incohérence se trouve chez sainl Augustin Cl chez tous ceux qui suivent son interprétation 23 . On peut estimer qu'il s font un grand effort p our écarter les conclusions, logiques pourtant, de Icurs opinions. La tapisserie de Gérone fait preuvc de moins d'inconsé­quence puisqu'elle représente l'ange des ténèbres, Lucifer, cl à sa place, a\'unt l'ange de lumière .

21. NuIlas in aquQ vei aere !ecÎt teuebras .. sed distincto ol'diJ/e providenriae prill5 aqlfas cwn caelo cY(~avjt, et terra, et has cum valu il lucis gratia vel111Slavil. W. STRABON, P.L., t. 113. c. 69. Le texte de Bède est in P.L. , t. 91, c. 14. Raban Maur recopie lui aussi le texte de Bède, P.L., t. 107, c. 445.

22 Primam materialis gralÎam lucis dOltavil : Bt OE, Hexaemero/l, P.L., 1. 91, c. 16. 23. AllGUSTlN , COIlfessio/ls, XIII. III, 3.

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TAPISSERIE I)E LA CRI~ATION 403

La portée de ces refus est clairement exposée dans un passage de l'In hexaemeron de sainl Ambroise. On sait qu'il s'agit de sermons réelle­ment prononcés, ce qui expliq ue le caracLère quelque peu diffus du texte qui comporte des digressions et des redites. Saint Ambroise d'autre part s'en tient à une explication aussi littérale que possible et on ne rencontre dans le commentaire sur les premiers versets de la Genèse aucune allusion à la création des anges. De ce point de vue son œuvre est assez différente de toutes celles que nous avons utilisées jusqu'ici. Saint Ambroise commente le verset 2 du premier chapitre de la Genèse et assure que le défaut de lumière explique la présence des hi-nèbres. Il écdt a lors : « il ne faut pas les prendre, à mon avis, pOlir les puissances du mal, sous prétexte que Dieu aurait eréé leur capacité au mal 24. » Un argumen t philosophique appuie son opinion : le mal n'est pas une substance. Ambroise reyient à 1I 0tre problème après LIn long paragraphe consacré à l'Esprit de Dieu. Il l'ail étal alors de la création des éléments et ajoute « Oll donc les lénèbres des esprits du mal pourraient trouver place puisque le monde a revêtu la beauté de ces éléments? Est-ce que Dieu a créé le mal en Juème temps? »25. Il répond à ces ql1eslions. « Il est né de nous, dit-il, et n'a aucun fondement en Dieu créateu r, il vient de la légèreté de nos mœurs el il n 'a aucune des prérogatives des créatures ni l'autorit é d'une substance naturelle 26. » Ambroise se refuse à inscrire a u COlnptc de Dieu la création des puissances du mal. La conclusion de cc paragraphe est pour nous révélatrice. « Celte opinion bestiale est celle de CCliX qui ont I:;ntendu perturber l'Eglise. Les Marcionites, les Valentiniens et ces pesti­férés de Manichéens on l tenté d'introduire cette funeste épidémie dans l'esprit des saints 27. Le discours se poursuit encore lon guement SUl"

24. Non enim malas intelligendum arbi/ror potestates, quod Dominus earum malitiam creaverit : AMBROISE, Hexaemeron, I, -VIII. P.L., t. 14, c. J49.

25. Ubi igilur tenebrae nequitiarum spiritualium locum habere potuerunt cum augustae hujus decorem figurae mundus indueret ? Numquid simul malitiam Deus creavit ? : Ibid., c. ISO.

26. Sed ea ex nobis orla. 'lOn a crea/ore Deo condi/a, morum levitate generawr, non ullam crea/urae habens praerogalivam, nec auuoriratem substantiae naturalis ... AMBROISE, ibid., c. 150.

27. Sed haec opinio /erialis eorum qui perturbandam Ecclesiam ptllaverunt Hinc Marciones, hinc Valentini, hinc pestes illae Manicheaeorum funesta sanctorum mentibus tentaverullf in/erre conlagia ; AMBROISE, ibid., c. 151.

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404 JACQUES PA UL

le fond pour pro uver que Dieu, bon , ne l'cul ètl't' l'a ut.eur du [liaI. Saint Ambroise conclut enfin que les ténèbres et l'abime sont à entendre simple­

Illent et matériellem ent.

Cc sermon es t pour notre propos riche d'enseignement. Lorsqlle les Pi'l'(,s r(.~ fll scnl d'entendre les ténèbres autrement qu e m a té riellem ent , r'es l qu ' il s

Ile ve ul enL pas attribuer à Dieu la cr éation du mal on des esprits mauvais. Leur unanimité caehe une opinion contraire qui est héréLiquc el qu'A mbroise attribue aux gnostiques d'une part, et anx m ani chéens de l'aulre. La

tapisserie de Gérone comporte donc une figuration qui, prise pour cc <{lI'clle es t, se réfère à une doctrine hétérodoxe. Il se trouve qu e to ut le dé,"eloppemenl de saint Ambroise analysé ci-dessus es t un emprunt direcl d évident à la deuxi èm e homéli e de saint Basile sur I ·Hexaemt~ron. Le Père grec attribue ces mêmes opinions a ux Marcioniles. aux Valenliniens

cl a ux Manichéens dans un mouvem ent de phrase qui es t t rès comparable à celui d'Ambroise. Il discute égalem ent le fond et n'admet pas 'lue le mal a it son origine en Dieu parce que rien de contraire ne vient de son contraire. Le mal n'est pas une nature, ni un être, il vient ùe nOlis. Bref, touL ce 'lue saint Ambroise développe est déj à pour le fond et pour des aspec ts caractéristiques de la forme dans les homé lies de saint Basile 28.

L '('"èlple de Milan a souvent fait des emprunt s e t le fait n 'a dont', riNl de surprenant.

Ri en ne nous prouve que le développement d'Ambroise nit é lt:" parfai­tem en t adapté à la situa lion d e l'Eglise latine. Ces doctrines qui \'Îcnnent (I cs Gnostiques p araissent assez fondamentalement grecqu es. L 'écho des propos d 'Ambroise chez les di"ers a ute urs ecclésiastiques est assourdi eomme si l'identité ùes hétérodoxes était sans importann'. Les thèmes clix -nH~mes subsistent ma is leur portée n'<,st pas toujours parfait ement saisi e. Les spéculations s:'lr la c réa tion des a nges el le Piui Ill :r montrent

28. BASILE DE CÉSARÉE, Homélies sur l'Hexaemenm, éd S. Giet. Pa ris. Sources chrét ie nnes n° 26, 1950. p. 155 et s.

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TAP[SSERlE DE LA CRÉATION 405

que l'on ne voit pas les dangers d' une te lle doctrine, ni J'incoh érence de l'interprétation ma térielle des ténèbres . La tapisse rie de Géron e paraît. elle, plus raisonn ée et mieux pensée que t01lS ces commentaires.

LA SIGNIFICATION DE LA TAPISSERIE DE GÉRONE

Les analyses conduites jusqu'ici permettent de mettre en lumière trois thèmes particulièrement importants dan s cette représentation et qui ont tous une signification intellectuelle

La creation en un instant et hors du temps.

La séparation ùu m onde terrestre et du nlonde céleste.

La création par Dieu des mauvais anges et avant les bons.

Les deux premières propositions n 'ont ricn de particulièrcment inquié­tant, ou plus exactement elles peuvent recevoir un scns très acceptable. La troisiènlc est indi sc utablement h é térodoxe. La vraie question est main­tenant de sa\'oi1' si ces troi s propositions ne peuvent faire qu'une seule e t même doctrine. Dans l'affirmative la cohérence de l'œuvre d'art serait encore plus forte et sa signification plus nett e.

11 semble effectivem ent qu'elles aient un lien entre elles dans la mesure où elles soulignent le caractère céleste et spirituel de la partie supérieure de la création. Ces propositions sont pourtant trop générales pour qu'on puisse y \'oir un e doctrine spéci fiqu e. D'ailleurs Basile, comme Ambroise, attribuent ces affirmations aux Marcionistes, aux Va lenlinien s el même aux Manichéens. C'esl dire qu'il ne faut pas esp('l'c r Ics identifi e}' micux et qu 'il y a là simplement des opinions couranles qui ne relèvent d'aucune école particulière. Saint Basil e ne parait pas spécialement bien informé. L'attribution aux Manicheens également de cetle doctrine de la création des forces ùu mal confirme cc qu e l'on sait SUl' les emprunts faits à Marcion par Mani 29 . Les spéculations sur les Ténèbres paraissent un

29. S, RUNc nIA N, Lemallicluiis/ncmedieval,trad. française , Paris, 1949,ch . II passim.

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406 JACQUES PAUL

des points importants de ces doctrines. On remarqu era touterois qu r les propositions retenues n'onl ni la verve, ni la pui ssance, ni l'extravagance dos doctrin es gnostiques. S'il y a dans la tapisseri e, et c'est l'évidenc.e, un écho des idées dualistes et gnostiques, il est assagi et christianisé.

Nous savons que les modèles iconographiques de la tapi sserie sont grecs. Les textes qui servent de légende sont empruntés à une version hi spanique de la Vulgate et pOUl' ceUe raison il est très vraisemblable 'lue la broderie ait été exécutée en Espagne. Il parait peu probable, par con tre,

II1IC les spéculations gnostiques plus encore que manichéennes qui Irouvent une représentation dans la tapisserie aient été pensées communes et ("ouranlcs en Espagne à la fin d u XI ~ siècle ou a il début du XII" s iè("l c. Si l'on ('n jugeait a utrement il fa uùrait prOllYCr par des fails histOI'1cIU CS 011 des l'cxt(~S • <fli C dc telles doclrines é taient réellemen t professées. Il faut done supposer que le modèle grec qui a servi à la composition de la tapisserie étai t cohérent et qu'il était très proche de )'ŒUVl'e qu e nous co nnaissons aujourd'hui. Dans cette hypothèse. la broderie de Gérone inclut Înnocelll­Il1 l' lll dans sa fi glll'ation quelqu es filets de rruyances hétl'rodoxl's.

J acques PAUL.