Le Sanglot de l’homme blanc

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LE SANGLOT DE L’HOMME BLANC Pascal Bruckner est né en 1948 à Paris. Il a publié des romans et des essais parmi lesquels Le Sanglot de l’homme blanc, Parias, La Mélancolie démocratique, La Tentation de l’innocence (prix Médicis de l’essai 1995), Voleurs de beauté (prix Renaudot 1997), L’Euphorie perpétuelle et Misère de la prospérité.

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L E S A N G L O TD E L ’ H O M M E B L A N C

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Pascal Bruckner est né en 1948 à Paris. Il a publié des romans et des essais parmi lesquels Le Sanglot de l’homme blanc, Parias, La Mélancolie démocratique, La Tentation de l’innocence(prix Médicis de l’essai 1995), Voleurs de beauté (prix Renaudot 1997), L’Euphorie perpétuelle et Misère de la prospérité.

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P a s c a l B r u c k n e r

L E S A N G L O TD E L ’ H O M M E

B L A N CTier s -Monde, cu lpabi l i t é ,

haine de so i

Éditions du Seuil

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T E X T E I N T É G R A L

ISBN 978-2-02-122990-5(ISBN 2-02-006491-X, 1reþédition

ISBN 2-02-009139-9, 1reþpublication poche)

© Éditions du Seuil, mai 1983et mars 2002 pour la préface

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«þOù et quand ai-je été innocentþ?þ»

Saint Augustin.

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À mes parents.

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PRÉFACE

Vingt ans me séparent de ce livre écrit dans la fièvreet la jubilationþ: ses thèmes ne m’ont jamais quitté, ilscontinuent à travailler en moi comme une interrogationjamais close. Au plaisir de démolir une mythologierégnante s’est ajouté celui d’explorer des univers illi-mités. Né d’une intuition ressentie en Inde alors queje découvrais le sous-continent et opposais la réalitéentrevue là-bas avec les rhétoriques tenues chez nous,Le Sanglot de l’homme blanc – je dois ce titre à monami François Samuelson – a connu une genèse diffi-cileþ: tous ceux à qui je soumettais le projet en 1981 medissuadèrent de l’entreprendre. Tel grand intellectuelparisien, craignant à tort d’être épinglé pour ses enga-gements politiques, m’adjurait de ne pas sombrerdans une culture de la dénonciation, tel éditeur derenom, redoutant un texte qui pourrait faire desvagues et le brouiller avec les puissants du jour, mepressait de renoncer et invoquait les mannes de Lévi-Strauss, Sartre pour me décourager. Il a fallu toutel’énergie et le courage de Jean-Claude Guillebaud,bientôt suivi par Denis Roche et Jean-Marc Roberts,pour que l’ouvrage soit accepté au Seuil. Qu’ils ensoient remerciés une fois encore. Un jeune auteurn’oublie pas ceux qui lui ont tendu la main dans les

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situations difficiles, surtout quand il s’est heurté aumur des bien-pensants.

La réception de l’essai fut mouvementéeþ: enthou-siasme des uns, fureur des autres, salles hostiles, hur-lantes, silence gêné des organes de la gauche officielle,revues, magazines ou quotidiens qui allaient pourtant,un peu plus tard, adopter mon point de vue sans jamaisl’admettre. Je dus pendant quelque temps endosser l’habitdu félon, accusé d’avoir trahi son camp en piétinant unde ses plus chers tabous, celui du bon sauvage révolu-tionnaire, nouveau sujet de l’histoire après le prolétaire,la femme et l’enfant.

Tout cela paraît désuet aujourd’hui quand mes piresdétracteurs sont devenus ensuite des anti-tiers-mondistesfarouches, voire outranciers, confondant une idéologieparticulière avec le repli sur les forteresses de la vieilleEurope. Les polémiques se sont déplacées et appar-tiennent au passé. Ce livre souffre bien sûr de certainesnaïvetés de jeunesseþ: outre l’évaporation du conflitEst-Ouest, qui a changé la donne, j’avais sous-estiméle caractère foncièrement tragique de l’engagementpolitique, lequel, même juste, entraîne toujours un lotde souffrances et d’abominations difficilement suppor-tables. Enfin, j’ai trop gommé la nécessité de la révoltepour certains peuples ou minorités opprimées, et ce tra-vail est plein de la grande désillusion qui a suivi les indé-pendances après les débâcles de la Chine, du Vietnam,du Cambodge, de l’Éthiopie, de l’Angola, de l’Iran.

À la questionþ: qui est coupableþ?, au sens métaphy-sique du terme, le tiers-mondiste répondra sponta-némentþ: l’Occident, et surtout l’Amérique. Ne plusraisonner ainsi, c’est reconnaître que tous les pays par-tagent la même responsabilité et ne peuvent se défaus-ser de leurs erreurs sur un bouc émissaire, fût-il aussipratique et plastique que les États-Unis. À chacun de

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faire son autocritique, quitte à pointer aussi les inéga-lités et injustices réelles du système international. Letiers-mondisme comme structure mentale, c’est-à-direla raison donnée à son ennemi dans le jugement quel’on porte sur soi, n’a évidemment pas disparu puisqu’ilest constitutif de l’esprit européen depuis la Renais-sanceþ; du moins est-il présent désormais sous formeplus académique que politique. On en trouve les tracesdans le multiculturalisme nord-américain avec sa hainede l’«þhomme blanc mâle européen mortþ» et certainsexcès de l’afro-centrisme qui se contente de décalquerfidèlement l’euro-centrisme de naguère en l’inversant.En France, dans la révérence portée aux «þjeunes debanlieueþ», exonérés de toute dette morale parce quefigures victimaires par excellence, deux fois damnés dela terre car descendants des colonisés et maintenusdans une situation d’exclusion.

L’idée-force selon laquelle nous appartenons à unecivilisation maudite, promise à la disparition, à la foisinfirme et infâme, demeure l’axe central de nombreusesréflexions et irrigue encore toutes sortes de disciplines,telles la sociologie et l’ethnologie. On voit ainsi d’hono-rables retraités de l’Éducation nationale, dûment pen-sionnés et jouissant de toutes les garanties de l’État dedroit, célébrer à grand fracas, depuis leur confort, lafigure du terroriste et se prévaloir d’une posture radi-cale. Que dire également de la vague de repentancesqui gagne comme une épidémie nos climats, sinon qu’elleest la meilleure des choses à condition d’admettre laréciproque et de s’étendre à la totalité de l’espècehumaineþ? Le jour où tous les États, religions, culturesreconnaîtront leurs forfaits sans que cela ne diminue enrien les horreurs spécifiques de l’Europe et de l’Amériquedu Nord sera un jour de progrès pour l’humanité entière.La contrition ne saurait être réservée à quelques-uns

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et l’innocence accordée aux autres. Que certains se fla-gellent quand beaucoup continuent à se présenter sousles traits candides du persécuté, cela fut particulièrementvisible lors de la conférence de Durban contre leracisme en Afrique du Sud à l’automne 2001 qui se ter-mina aux cris de «þMort aux Juifsþ!þ» et par l’occulta-tion totale de la responsabilité arabe dans la traite desNoirs. L’entrée dans l’Histoire salit nécessairement,Israël en est la preuve. Il n’y a pas de peuples innocentsou élus, il n’y a que des régimes plus ou moins démo-cratiques capables de corriger leurs fautes et d’assumerles égarements passés. Reste à penser ce que j’ai appeléen 1995 dans un autre essai la concurrence victimaire,c’est-à-dire la course à la reconnaissance engagée depuisun demi-siècle par les parias de la planète, brandissantleurs malheurs pour se voir attribuer la clause du peuplele plus défavorisé.

Au moment où ce qu’on appelait hier le Sud émergecomme un acteur majeur, je voudrais enfin retenir dece livre une double ligneþ: celle de la discorde et del’éblouissement. Les différentes humanités qui coexistentsur ce globe s’attirent autant qu’elles se repoussent etcommunient sous les deux espèces de l’allergie et de lafascination. Quiconque oublie l’un des termes pèchepar angélisme ou méprisþ: violence des États ou desnations toujours tentées de s’imposer les unes aux autrespar la force, attraction pour des mœurs, des langues,des croyances différentes dans un monde qui ne cessede se rassembler et de se diversifier. La rencontre avecl’autre se fait toujours dans un contexte de réticence etd’émerveillement. Le pire, c’est de rater la merveillepar peur ou paresse et de rester claquemuré en soi, dansle provincialisme de son identité.

Pascal Bruckner

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INTRODUCTION

Les mains d’Orlac

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Stephen Orlac est un pianiste célèbre. Sa virtuositéimpressionne les mélomanes, on lui promet la renom-mée la plus vaste. Hélas, un accident de train entreMontgeron et Paris interrompt à l’âge de trente ans cettecarrière brillante, et le musicien, gravement blessé, doitse faire greffer de nouvelles mains par le chirurgienCerral. Dès ce moment, tout changeþ: l’ancien soliste quia renoncé au piano adopte une attitude inquiétante, com-met malgré lui une série de crimes et va jusqu’à menacersa propre femme, la ravissante Hélène dont chacun saitde quelle passion dévorante il la couvait jusque-là. Unelongue et douloureuse enquête, entreprise durant sesrares instants de lucidité, lui apprend que Cerral lui agreffé les mains d’un assassin, guillotiné depuis peu, etque les extrémités, obéissant encore à leur ancien pro-priétaire, l’obligent, contre sa volonté, à accomplir ceshorribles forfaits. Les mains sanglantes sont désenvoû-tées, et Stephen Orlac, rendu à son art, est innocentéin extremis.

La candeur trahie par la science, le bon génie trompépar la méchanceté, tous les thèmes de ce feuilletondu début de siècle 1, ce mélange de mélodrame et de

1. Les Mains d’Orlac, par Maurice Renard (1910).

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fantastique social, c’est curieusement dans le domainepolitique et non romanesque qu’il triomphe aujourd’hui,et plus précisément dans les rapports Nord-Sud. C’estlà, et dans un langage presque identique, qu’on nousdécrit l’ingénu Tiers-Monde arraché à sa bonne naturepar un Occident démoniaque et corrupteur.

A priori, en effet, pèse sur tout Occidental une pré-somption de crime. Nous autres, Européens, avons étéélevés dans la haine de nous-mêmes, dans la certitudequ’il y avait au sein de notre monde un mal essentielqui exigeait vengeance sans espoir de rémission. Cemal tient en deux motsþ: le colonialisme et l’impéria-lisme, et en quelques chiffresþ: les dizaines de millionsd’Indiens éliminés par les conquistadores, les 200þmil-lions d’Africains déportés ou disparus dans le trafic desesclaves, enfin les millions d’Asiatiques, d’Arabes,d’Africains tués durant les guerres coloniales puis lesguerres de libération.

Écrasés sous le poids de ces souvenirs infamants,nous avons été amenés à regarder notre civilisationcomme la pire après que nos pères se sont crus lesmeilleurs. Naître après la Seconde Guerre mondiale,c’était acquérir l’assurance d’appartenir à la lie del’humanité, à un milieu exécrable qui, depuis des siècles,au nom d’une prétendue aventure spirituelle, étouffe laquasi-totalité du globe. Un continent qui n’en finissaitpas de parler de l’homme tout en le massacrant auxquatre coins de la planète, un continent basé sur lepillage et la négation de la vie, ne méritait que d’êtrepiétiné à son tour.

Le monde entier accuse l’Occident, et beaucoupd’Occidentaux participent à cette campagneþ: notre res-ponsabilité est affirmée avec indignation, mépris. Aucundiscours sur le Tiers-Monde ne peut se terminer ou com-mencer sans que retentisse ce leitmotivþ: l’homme blanc

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INTRODUCTION

est méchant. Que nous reste-t-il, à nous les fils et petits-fils de ces barbares qui ont écumé terre et merþ? À fairetoujours et partout notre acte de contrition. «þChacun denous est coupable devant tous, pour tout et partout, etmoi plus que les autresþ» (Dostoïevski), telle est notrecroyance la plus intime. Le sang versé rejaillit sur nouset rien, semble-t-il, ne peut racheter l’abjection com-mise, aucune compensation rétablir l’équilibre rompupar l’offense coloniale. Tous les titres de notre gloire, dessiècles d’efforts, de calculs, de raffinements, d’exploits,d’héroïsme qui avaient intronisé une certaine forme desagesse humaine, ont été balayés, réduits à néantþ: desavoir cette floraison artistique ou technicienne liée àune dose égale d’ignominie nous a découragés del’accepter ou de la reprendre.

C’est ainsi que la dépréciation du message européenest devenue un code commun à toute l’intelligentsia degauche depuis la guerre, exactement comme la hainedu bourgeois a été en Europe depuis 1917 un véritablepasseport intellectuel, aucun article ne pouvant se jus-tifier sans une invocation rituelle au prolétariat messia-nique et un dégoût affiché pour les possédants. L’indé-pendance des anciennes colonies nous laisse cependantune possibilité de rachatþ: nous engager aux côtés despeuples en lutte, aider toujours et partout le Sud à ter-rasser le veau d’or occidental. Ainsi la naissance duTiers-Monde comme force politique a-t-elle engendrécette nouvelle catégorieþ: le militantisme expiatoire.

Comment la haine de soi est devenue le dogme cen-tral de notre culture, c’est là une énigme dont l’his-toire de l’Europe est féconde. Il est étrange en effetqu’au siècle de l’athéisme militant, des penseursagnostiques qui ont aiguisé leur intelligence à luttercontre les Églises et leurs doctrines nous aient réconci-liés par ailleurs avec la notion qui est au fondement

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même du christianismeþ: la faute originelle. Alorsqu’avait lieu dans les mœurs et la pensée un formidablechambardement des valeurs – le refus des figures d’auto-rité, le déboulonnement des idoles et des tabous –, lamort de Dieu et du Père se conjuguait – Sartre en estl’exemple magistral – avec un renforcement de la mau-vaise conscience, comme si une société qui a éliminéjusqu’à l’idée de péché préparait la voie royale au sen-timent d’une culpabilité générale. Lequel constitue leprix à payer pour appartenir à l’Europe gagnante qui atriomphé un instant du reste du monde. Car la politiquemoderne a cessé sans doute de s’inspirer du christia-nisme, mais ses passions sont celles du christianisme.Nous vivons dans un univers politique imprégné de reli-giosité, grisé de martyrologie, fasciné par la souffrance,et les discours les plus laïcs ne sont le plus souvent quela reprise ou le bégaiement en mode mineur des homé-lies ecclésiales. Qu’un tel appétit de dolorisme, qu’untel goût pour la figure de l’opprimé en général puissentcoexister avec un anticléricalisme encore virulent n’estalors qu’un paradoxe secondaire. La mauvaise cons-cience ne sévit jamais autant que lorsqu’elle ne s’avouepas – car elle est loin d’être explicitement revendiquéepar tousþ: les marxistes, par exemple, en leurs diversessectes, la récusent comme un résidu de piété malliquidé. Ce sentiment se reconnaît pourtant à certainesformules incantatoires qui accompagnent et sous-tendentdes analyses ou des statistiques âprement objectives.L’a priori de culpabilité, c’est la béquille qui vientsuppléer aux raisonnements défaillants, le petit coupde pouce qui assoit une démonstration incertaine. Ellepermet d’approuver d’emblée toute proposition dont lateneur nous échappe pourvu qu’elle commence et seconclue sur une invective sous-jacente. Tel un surplusde signification qui n’a pas besoin d’être proféré pour

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INTRODUCTION

faire sens, c’est une valeur qui imprègne le discours àl’insu de ceux qui le reçoivent et fait entendre autrechose que ce qui est simplement énoncé.

Y a-t-il un flottement dans la formulation, un raison-nement un peu boiteuxþ? Immédiatement, l’argumentd’autorité est invoqué, qui permet de vaincre les réti-cences et d’emporter l’adhésionþ: de toute façon,l’Occident est coupable. On l’a comprisþ: la culpabilitéest d’abord une figure rhétorique, l’amorce d’une languede boisþ; qui l’utilise est assuré d’avoir le dernier motet de garder barre éternellement sur ses contradicteurs.La culpabilité, c’est ce qui reste quand on a tout épuisé.

Nous nous proposons donc d’étudier ici, sous l’anglede la conscience malheureuse, l’histoire de l’idée deTiers-Monde en Europe et en Amérique depuis ledébut des années 60 (date qui coïncide globalementavec la conférence de Bandung – 1955 – et la fin de laguerre d’Algérie – 1962). Vingt années, c’est le tempspour que s’estompe dans la mémoire un grand trauma-tisme ou une grande douleurþ; et parce que chacun doit,à un certain moment, s’adonner à une relecture de latradition qui l’a précédée, nous pensons que l’instantest venu d’établir un bilan de ce qu’on a nommé enFrance le tiers-mondisme. Or, très curieusement, lavolonté de repentir manifestée par la minorité d’intel-lectuels, de militants et d’enseignants qui composent cecourant cohabite avec l’indifférence sereine, voire hos-tile, de la majorité de la population vis-à-vis des paysdits sous-développés. Nous essayerons de montrer quece paradoxe n’en est pas un et qu’ici l’envers de lamédaille vaut l’endroit.

Dépister dans les vertus affichées des tiers-mondistesles machinations d’une mauvaise foi, les sophismes del’amour-propre, les alibis de l’égoïsme, les ruses de latartufferie, tel est notre projet. Il appelle cependant une

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précisionþ: nous ne nous livrons pas ici au énième tra-vail de dénonciationþ; nous ne montrons pas du doigt,du haut du privilège rétrospectif que nous confère lajeunesse, les errements et les erreurs commises parnos aînés… Nous ne venons pas régler nos comptes– comme cela s’est fait ailleurs – avec les générationsantérieures qui n’auraient comme seul tort que de nousavoir précédésþ: nourris des enseignements autant quedes faux pas de cette génération, c’est encore chez elleque nous puisons des arguments pour la réfuter. Sedéprendre d’une vision du monde qui a pu être fécondemais se révèle inopérante ne doit pas conduire auto-matiquement à ériger des tribunaux, à prononcer dessentences, à se livrer à des empiétements insultants.Toutes les citations ou textes reproduits ici sont datésþ:c’est dire qu’ils n’engagent leurs auteurs qu’à la dateoù ils les ont émis. Aucun d’eux, enfin, n’est réductibleau thème que nous envisageons ici. Beaucoup ont évo-lué depuisþ: il serait malhonnête de ne pas le préciser.D’autant que si l’on étudie les perversions d’une culpa-bilité devenue folle et se retournant contre ses postu-lats, c’est qu’on l’a soi-même partagée jusque dans sesoutrances. Cette critique est d’abord une autocritique.

L’intéressant, c’est de savoir en effet comment le jar-gon ou le délire d’un petit groupe ont pu devenir lavérité d’une multitude. C’est la réception et le succèsde l’énoncé tiers-mondiste qui sont révélateurs. Quandtoute une époque partage à ce point les mêmes illu-sions, on ne peut plus parler seulement d’aveuglementou de trouble, il s’agit d’un fait culturel. Naturelle-ment, nous avons dû trier dans la masse des textesécrits durant les vingt dernières années sur ce sujetþ:nous en avons omis beaucoup qui auraient mérité,autant que d’autres, un éclairage particulier. Mais leTiers-Monde a donné lieu à une littérature dont il n’est

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pas excessif de dire qu’elle est du genre fluvialþ; heu-reusement, ces ouvrages inspirés par une même acri-monie envers l’Europe ont entre eux un air de famillequi les rend semblables. Il était donc fatal qu’ils serecoupent et se répètent. Sans doute les uns instillent-ils la honte sur des pas de menuet, les autres en dansantune robuste bourrée sur nos crânes et en frappant des-sus de leurs gros sabots cloutés pour que le message entrebien. Mais, délicats ou brutaux, obscurs ou célèbres, lesmembres de cette phalange charrient les mêmes cli-chés, se rassemblent autour d’un seul credo comme lespachydermes le soir se regroupent autour d’un pointd’eau. Dans cette nébuleuse attrape-tout, ce sont lesmêmes idées qui ressortent, si bien que qui en lit une,les a toutes lues.

Le regard que les Occidentaux portent sur le Sud,nous l’avons divisé en trois rubriquesþ: la solidarité,modalité de l’être-ensembleþ; la compassion, modalitéde l’être-à-la-place-deþ; et le mimétisme, catégorie del’être-comme. Il nous a paru que ce triptyque, mieuxqu’un autre, pouvait coiffer également les attitudes aty-piques ou aberrantes sans nous cacher, bien sûr, lesrisques d’arbitraire que comporte un tel classement.Enfin, entre l’apathie des majorités et le masochismedes tiers-mondistes, nous avons tenté de tracer uneautre voie, dont nous précisons le développement enconclusion de ce livreþ: la voie de l’élection qui porteles Européens vers le dehors sans qu’ils renient pourautant leur héritage. On a tenté d’aborder l’homme duTiers-Monde comme l’Étranger qui est notre Prochain.Semblable tentative, qui tend en dernière analyse às’éclairer soi-même sur sa propre conduite, relève bienentendu d’un pari. D’entrée de jeu, nous assumons lafragilité d’une telle entreprise.

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Le Palais des claquesroman

Seuil, « Point-Virgule », n° 43

Qui de nous deux inventa l’autre ?roman

Gallimard, 1988

La Mélancolie démocratiqueessai

Seuil, « L’Histoire immédiate », 1990et « Points Actuels », n° A122

Le Vertige de BabelCosmopolisme ou mondialisme

essaiArléa, 1994

et « Arléa-Poche », 2000

La Tentation de l’innocenceprix Médicis essai 1995

essaiGrasset, 1995

et « Le Livre de poche », n° 13927

Voleurs de beautéprix Renaudot 1997

romanGrasset, 1997

et « Le Livre de poche », n° 14626

Les Ogres anonymesroman

Grasset, 1998et « Le Livre de poche », n° 15094

L’Euphorie perpétuelleEssai sur le devoir de bonheur

Grasset, 2000et « Le Livre de poche », n° 15230

Les Valeurs de l’homme contemporainessai

(en collaboration avec Alain Finkielkraut et Jean-Claude Michéa)Tricorne, 2001

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La Plus Belle Histoire de l’amour(en collaboration avec Dominique Simonnet, Jean Courtin,

Paul Veyne, Jacques Le Goff, Jacques Solé, Mona Ozouf, Alain Corbin,Anne-Marie Sohn, Pascal Bruckner, Alice Ferney)

Seuil, 2003et « Points », n° P1790

Misère de la prospéritéLa religion marchande et ses ennemis

essaiGrasset, 2002

et « Le Livre de poche », n° 30025

Au secours, le Père Noël revientSeuil Jeunesse, 2003

L’Amour du prochainroman

Grasset, 2005

La Tyrannie de la pénitenceEssai sur le masochisme occidental

essaiGrasset, 2006

et « Le Livre de poche », n° 31162

Mon petit mariroman

Grasset, 2007et « Le Livre de poche », n° 31317

Le Paradoxe amoureuxessai

Grasset, 2009et « Le Livre de poche », n° 32065

Le mariage d’amour a-t-il échoué ?essai

Grasset, 2011