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Les conférences Massey

Ce livre a d’abord été publié en anglais au Canada dans le cadre du programme des conférences Massey, coparrainées par la radio de la Canadian Broadcasting Corporation, le collège Massey de l’Uni­versité de Toronto et la House of Anansi Press. Créé en l’honneur du très honorable Vincent Massey, ancien gouverneur général du Canada, ce programme a été inauguré en 1961 afin de fournir une tribune radiophonique où des penseurs contemporains renommés peuvent exposer leurs idées sur d’importants sujets d’actualité.

Le sang, essence de la vie est la traduction de la série de confé­rences Massey diffusée en novembre 2013 sous le titre Blood: The stuff of life à l’émission Ideas de la radio de la Canadian Broadcasting Corporation. Philip Coulter était le réalisateur de la série et Bernie Lucht, le chef de production.

Lawrence Hill

Le sang, essence de la vie est le neuvième livre de Lawrence Hill. Parmi les ouvrages qu’il a publiés antérieurement, mentionnons Un grand destin, Any known blood et le récit Black berry, sweet juice: On being black and white in Canada. Son roman The Book of Negroes (publié en français sous le titre Aminata) a remporté de nombreuses récompenses, notamment le Commonwealth Writers’ Prize ; il s’est vendu dans le monde entier et est devenu un succès de librairie à l’échelle nationale. Ancien journaliste à la Winnipeg Free Press et au Globe and Mail, Hill a beaucoup voyagé au Canada, aux États­Unis, en France et en Espagne, et travaillé comme bénévole de Carrefour international au Niger, au Cameroun et au Mali. Pour encourager le développement économique et social des jeunes filles et des femmes en Afrique, il apporte son soutien à Carrefour interna­tional, actuellement à titre de président d’honneur, depuis plus de 30 ans. Il consacre également du temps bénévolement auprès des Book Clubs for Inmates et de la Black Loyalist Heritage Society of Nova Scotia. Lawrence Hill vit avec sa femme, l’écrivaine Miranda Hill, et leurs cinq enfants, partageant son temps entre Hamilton, en Ontario, et Woody Point, à Terre­Neuve. Il a collaboré à l’adap­tation de son roman The Book of Negroes pour une minisérie télévisée en six épisodes et termine actuellement un nouveau roman. On peut trouver plus d’information sur Lawrence Hill en consultant le site www.lawrencehill.com.

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AUTRES TITRES DU MÊME AUTEUR PARUS À LA PLEINE LUNE

AMINATA, roman, 2011; [format poche], 2014.(traduction de The Book of Negroes)

Rogers Writers’ Trust Fiction Prize Commonwealth Writers’ Prize Canada Reads de la CBC 2009

Combat des livres de Radio­Canada 2013 Finaliste au Giller Prize 2008

Prix littéraire Fetkann 2013 (Mémoire de l’humanité)

UN GRAND DESTIN, roman, 2012.(traduction de Some Great Thing)

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Éditions de la Pleine Lune223, 34e AvenueLachine (Québec)H8T 1Z4

www.pleinelune.qc.ca

TraductionCarole Noël

Mise en pagesAndré Leclerc

Maquette de la couvertureJulie Larocque

Diffusion pour le Québec et le Canada

Diffusion Dimedia539, boulevard LebeauMontréal H4N 1S2

Téléphone : 514­336­3941Courriel : [email protected]

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Lawrence Hill

LE SANG, essence de la vie

essai

traduit de l’anglais par Carole Noël

Pleine lune

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La Pleine Lune remercie le Conseil des Arts du Canada de l’aide finan­cière accordée à son programme de publication et pour sa contribution à la traduction de cet ouvrage ; la maison remercie également la Société de développement des entreprises culturelles (Sodec) pour son soutien financier. Nous remercions aussi le gouvernement du Canada de son soutien financier pour nos activités de traduction dans le cadre du Programme national de traduction pour l’édition du livre.

Titre original : Blood: The stuff of life© 2013 Lawrence Hill et Canadian Broadcasting Corporation Publié par House of Anansi Press Inc., Toronto, Canada www.houseofanansi.com

ISBN PAPIER 978­2­89024­423­8ISBN PDF 978­2­89024­424­5ISBN ePUB 978­2­89024­425­2

© Les Éditions de la Pleine Lune 2014, pour la traduction française Dépôt légal : Troisième trimestre 2014 Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives Canada

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À mon fils, Andrew Raymond Savoie Hill, qui s’engage entièrement dans son travail,

voyage avec enthousiasme et compose des cartes de fête des Pères

réfléchies et pleines d’amour

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Parfois, en regardant les gens, je me demande s’ils ont des liens de parenté avec moi. Cette réflexion se produit dans les endroits publics et les espaces privés... Je me suis complu dans ce curieux passe-temps à partir de 8 ans, quand j’ai compris pour la première fois que tous les membres de la famille de ma mère sauf un étaient devenus blancs.

Shirlee Taylor Haizlip, The sweeter the juice

Il n’y a pas d’expiation sans effusion de sang.

Sifra, commentaire du Lévitique dans la tradition judaïque

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Chapitre premier

Fais attention à mon sang : il est précieux

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Par un beau matin d’été, je jouais à cache­cache, avançant à quatre pattes dans une cour d’école de Toronto, quand je sentis des picotements au poignet gauche. Je baissai les yeux et aperçus une bouteille de bière cassée. En relevant la main, je vis une quantité de sang qui me parut inquiétante. Un flot de sang jaillissait de mon bras. Je me relevai, poussai un cri, traversai la rue et me mis à courir. Nous habitions à dix maisons de là, soit à moins de 200 mètres. Je me préparai à appeler ma mère dès que je serais à portée de voix. Devrais­je aller à l’hôpital ? Combien de points de suture faudrait­il pour émouvoir mes amis ? La blessure était profonde. Des coulées de sang. Peut­être aurais­je besoin de 20 points de suture. Peut­être même 30. Avec trois ou quatre, je ne méri­terais pas de fanfaronner. Au pas de course, je tendais le bras gauche pour asperger de sang toutes les dalles du trottoir, chacune mesurant un peu plus d’un mètre de longueur. Je ralentissais, au besoin, pour m’assurer que la piste rouge vif reste ininterrompue. Je voulais plus tard me promener dans cette rue avec mes amis en disant : « Regardez ! C’est mon sang ! » Quand j’atteignis notre maison, au 20, Beveridge Drive, j’entrai dans l’allée et, oubliant le sillage de sang, commençai à crier. Je me trouvais alors en hyperventilation. Ma mère fut effrayée de me voir entrer en trombe, le bras ensanglanté. Elle me conduisit à l’hôpital.

Quelques heures plus tard, j’étais de retour à la maison, arborant trois ou quatre misérables points de suture au

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poignet. L’inspection du trottoir m’apporta quelque décep­tion. La spectaculaire trace rouge avait déjà viré au brun rouille. Personne n’y aurait vu du sang, à moins que je ne la pointe du doigt en insistant. Je racontai l’histoire à quelques amis, mais ils ne furent guère impressionnés, à un point tel que je cessai d’en parler. Je scrutais toutefois les marques jour après jour quand je circulais dans la rue. Mon sang resta imprimé sur le trottoir pendant une période respectable, une bonne semaine ou deux, jusqu’à ce que la pluie le fasse disparaître.

En repensant à cet épisode, je m’étonne de cette folle impulsion qui me fit tenir le bras de manière à arroser chaque plaque du trottoir. Encore enfant, je voulais marquer le sol de mon propre fluide sacré. Hé ! Regardez ! C’est moi ! Cette longue ligne d’éclaboussures de sang sur le trottoir, c’est la preuve de ma vie. En giclant de mon bras, le sang m’était apparu si chaud, si frais, si porteur de sens. Or, quelques heures plus tard, quand ce sang fut réduit à une traînée couleur de boue, mon accident ne pouvait plus être glorifié comme étant spécial ou sacré, car les vestiges ne ressemblaient plus à du sang.

Je devais avoir environ 8 ans quand il m’arriva un autre incident : je percutai, bras devant, la porte vitrée d’un chalet situé au sud de l’Ontario. J’en garde comme preuve des cica­trices au poignet droit et au biceps gauche.

J’ai grandi à Toronto, et on peut présumer à bon droit que je connaissais peu les chalets et leurs doubles portes. Notre famille ne fréquentait pas les chalets. Nous n’en avions pas, nous allions rarement en visite chez des gens qui en possédaient un et, en fait, je ne me rappelle pas que mes parents nous eussent amenés auparavant dans un chalet, mon frère, ma sœur et moi. Je suis presque certain qu’ils ne l’ont pas fait non plus par la suite. Puis­je dire, avec ironie, que nous n’avions pas la vie de chalet dans le sang ? Mes parents avaient immigré des États­Unis. C’est donc eux

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qu’il faudrait blâmer, eux qui ne possédaient pas la fibre canadienne. Une mère blanche, de Chicago. Un père noir, vivant depuis peu à Washington, D.C. Le lendemain de leur mariage, ils dirent adieu aux États­Unis et s’installèrent au Canada où, leur semblait­il, la vie serait plus facile pour eux et leurs enfants. Je suppose qu’ils n’avaient pas prévu l’élé­ment « portes vitrées de chalet » dans l’équation. Pourquoi l’auraient­ils fait ? Mon père était un citadin instruit, issu de la petite bourgeoisie ; la vie de chalet était sans nul doute la dernière chose qui l’aurait fait vibrer. Pourquoi troquer une résidence de banlieue tout à fait fonctionnelle à Toronto contre une maison plus petite, moins propre, munie d’une minuscule salle de bains, de parquets en linoléum et de mous­tiquaires brisées qui laissent entrer toutes sortes de bestioles ? Et, par­dessus le marché, pourquoi débourser de l’argent pour ce prétendu objet de luxe ?

Nous ne mettions donc jamais les pieds dans des chalets. À l’exception de cette fois­là, quand nous nous rendîmes au bord d’un lac, en compagnie d’une autre famille de Toronto, noire elle aussi, dont les parents avaient également quitté les États­Unis pour vivre et élever leurs enfants au Canada.

Peu après notre arrivée, les deux couples de parents partirent faire une promenade dans les bois, qui parut plus tard interminable. Mon frère aîné et Alan, un garçon de l’autre famille, eurent tôt fait d’embarquer dans une chaloupe et de ramer jusqu’au milieu du lac. Bon. L’activité ne présen­tait que des risques modérés, si on la compare à ce qui m’ar­riva. Il restait donc trois enfants de moins de 10 ans dans le chalet : ma sœur Karen, notre amie Sharon et moi. Il ne s’écoula que très peu de temps avant que Karen et Sharon ne me prennent en grippe. Les garçons sont doués dans l’art de se faire détester par les filles. Je ne me souviens pas de ce que je fis pour être excommunié, mais je me retrouvai rapi­dement à l’extérieur d’une porte vitrée, désireux de revenir à l’intérieur. Où je pourrais irriter ma sœur davantage. Où

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les moustiques seraient moins nombreux. Ceux­ci m’atta­quaient, vrombissant comme un chœur d’ennemis, comme s’ils disaient « Nous allons sucer ton sang et nous sommes si nombreux que tu ne peux rien contre nous. » Rester à l’ex­térieur signifiait assurément laisser une certaine quantité de sang aux moustiques. Mais j’en aurais beaucoup moins perdu si je n’avais pas essayé de rectifier la situation. Je secouai le châssis de la porte, mais le verrou tint bon. Pendant que Karen et Sharon se gaussaient de ma fâcheuse posture, je levai les mains et les bras et frappai contre la porte. Peine perdue. Je donnai de grands coups une seconde fois et fracassai la vitre.

Passer au travers d’une vitre n’est pas recommandé comme moyen de faire valoir son point de vue, d’avoir raison de sa sœur ou d’entrer dans un chalet. Je ne me souviens pas d’avoir ressenti de la douleur, mais plutôt de la panique. La peur me pétrifiait, car en examinant mon poignet droit et mon biceps gauche – les deux parties de mon corps qui avaient été estropiées –, je voyais des blessures profondes. Je discer­nais du blanc au fond de ces coupures. C’était peut­être un ligament ? Je ne savais vraiment pas quel tissu corporel j’avais devant les yeux, mais quand le sang se mit à ruisseler, je ne voulais absolument plus regarder les plaies béantes. À l’école, j’avais appris que j’avais des os, des ligaments, des muscles et du sang, mais les apercevoir tous me terrifia. Norma lement, ils étaient invisibles, bien cachés sous ma peau. Je repliai brusquement le poignet droit et le biceps gauche contre la poitrine pour les bloquer, redoutant le moment où quelqu’un pourrait essayer de les décoller. La frayeur qui me fit serrer les bras si fermement contre mon corps exerça sans doute un effet bénéfique, car elle m’obligea à élever les bras et à appliquer une pression qui réduisit le saignement le temps que mes parents reviennent de leur balade en forêt, soit environ une heure.

J’avais les bras toujours bien serrés contre la poitrine quand mon père m’aida à monter à l’arrière de la Coccinelle

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Volkswagen. Je crois qu’il s’assit avec moi pendant que son ami prenait le volant pour nous conduire à la clinique. Je ne me rappelle pas non plus avoir eu mal dans le cabinet du médecin, même quand celui­ci me demanda doucement de libérer ma poitrine et d’ouvrir les bras. Il m’injecta proba­blement un anesthésiant local avant de recoudre les lésions. Ce n’est qu’une fois le travail terminé que je fus disposé à regarder les blessures à nouveau. Je me souviens des 24 points de suture sur le poignet et des 17 autres sur le biceps. Il n’y avait plus de sang. Je pouvais regarder mon corps en toute sécurité. Bientôt, je pourrais rentrer à la maison et me pavaner devant mes amis en montrant mes déchirures et points de suture. Mais je n’oublierais jamais le spectacle de mes tissus corporels et les gros bouillons de mon sang qui, pour moi, représentaient des symboles de ma nature mortelle, des symboles que je n’étais pas prêt à affronter.

J’ai raconté deux épisodes de ma vie intime pour mettre en relief mes points de vue sur le sang. Peut­être est­ce ainsi que tout le monde le conçoit. Dans le premier cas, j’y perçus un signe d’immortalité. Le sang giclant sur le trot­toir était la preuve de mon existence. J’étais une personne à part entière. En laissant échapper le sang de mon corps, j’imaginais marquer le trottoir d’une empreinte éternelle. J’avais vu des enfants graver leurs initiales dans du béton frais, mais ma méthode était bien plus saisissante. Dans le second incident, traverser un panneau de verre m’offrit littéralement une fenêtre sur quelque chose que je n’aurais pas dû voir : mon propre sang, mes organes, et donc ma condition de mortel. Examiner les profondeurs de mon corps me fit penser que je risquais de perdre tout ce qui était censé rester scellé, bien à l’abri à l’intérieur de moi. Ainsi, dès le jeune âge, j’en étais venu à comprendre le sang sous deux angles : soit comme une preuve du caractère transitoire de mon être, soit comme une preuve d’immor­talité. Au fil des ans, j’ai appris qu’entre ces deux extrêmes,

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il existe mille façons d’imaginer la signification du sang, le nôtre et celui des autres.

Près d’un demi­siècle après m’être heurté à la porte d’un chalet, je me suis rendu dans un laboratoire médical pour effectuer un prélèvement sanguin. Un simple test de routine. Une piqûre au creux du bras. Non, je n’ai pas regardé. Sur la demande d’analyse de laboratoire, des cases corres­pondaient à une cinquantaine de tests possibles. Fonction hépatique. Fonction rénale. Taux de cholestérol. Potassium. Glucose sanguin. Glucose sanguin moyen au cours des trois derniers mois. Si toutes les cases étaient cochées et les résul­tats obtenus, certaines de mes particularités les plus intimes seraient connues. L’infirmière travaillait en silence. Chaque fois qu’elle changeait de tube, j’entendais un léger pan ! Je les ai comptés. Un. Deux. Trois. Trois seulement ce jour­là. Le supplice n’a pas été trop long. En une minute, elle avait extrait le sang et collé des étiquettes sur les tubes. Si quelqu’un avait mêlé les étiquettes, j’aurais donné mon sang en pure perte. On m’aurait piqué le bras et tiré du sang pour rien. Le sang est précieux. Pour l’infirmière ou le technicien de laboratoire, c’est une substance dangereuse. Mais pour nous, les propriétaires légitimes, il reflète notre vie intime. Toi, le technicien de laboratoire, fais attention à mon sang. Traite­le comme il faut. Et une fois que tu auras envoyé les résultats des tests, déchiquette les documents avant de les jeter.

Toute ma vie, l’idée du sang m’a hanté, et je ne suis pas le seul dans ce cas. À la fois substance et symbole, le sang nous révèle, nous divise et nous unit. Il nous préoccupe, car il circule au sens propre et au sens figuré dans tous les domaines marquants de nos vies.

Il est difficile d’imaginer une personne dans une école, un restaurant, un cinéma, un centre sportif, une chambre d’hôpital ou une librairie qui n’aurait pas à raconter une série d’anecdotes personnelles liées au sang. Il peut s’agir

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TABLE DES MATIÈRES

Chapitre premierFais attention à mon sang : il est précieux ......................................... 13

Chapitre 2Nous le voulons sain et nous le voulons propre : le sang, la vérité et l’honneur .................................................................. 73

Chapitre 3« Tu as ça dans le sang » ........................................................................... 135

Chapitre 4De l’être humain au cafard : le sang dans les veines du pouvoir et du spectacle ...................... 207

Chapitre 5Maîtresses présidentielles, survivants de l’Holocauste et ancêtres oubliés depuis longtemps : les secrets du sang ...... 259

Bibliographie annotée ............................................................................. 295

Remerciements ............................................................................................ 325

Index ................................................................................................................ 331

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