LE RÔLE DU MOUVEMENT RÉFORMISTE DANS LE DÉVELOPPEMENT DU SÉNÉGAL AU XXemeSIÈCLE

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LE RÔLE DU MOUVEMENT RÉFORMISTE DANS LE DÉVELOPPEMENT DU SÉNÉGAL AU XX eme SIÈCLE Author(s): Khadim Mbacké Source: Africa: Rivista trimestrale di studi e documentazione dell’Istituto italiano per l’Africa e l’Oriente, Anno 57, No. 1 (Marzo 2002), pp. 87-101 Published by: Istituto Italiano per l'Africa e l'Oriente (IsIAO) Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40761603 . Accessed: 17/06/2014 22:27 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Istituto Italiano per l'Africa e l'Oriente (IsIAO) is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Africa: Rivista trimestrale di studi e documentazione dell’Istituto italiano per l’Africa e l’Oriente. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.198 on Tue, 17 Jun 2014 22:27:42 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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LE RÔLE DU MOUVEMENT RÉFORMISTE DANS LE DÉVELOPPEMENT DU SÉNÉGAL AU XX emeSIÈCLEAuthor(s): Khadim MbackéSource: Africa: Rivista trimestrale di studi e documentazione dell’Istituto italiano per l’Africae l’Oriente, Anno 57, No. 1 (Marzo 2002), pp. 87-101Published by: Istituto Italiano per l'Africa e l'Oriente (IsIAO)Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40761603 .

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Africa, LVII, 1, 2002, pp. 87-101

Note e testimonianze

LE RÔLE DU MOUVEMENT RÉFORMISTE DANS LE DÉVELOPPEMENT DU SÉNÉGAL AU XXeme SIÈCLE

Introduction

L'évolution de l'Islam est marquée par des hauts et des bas. Les trois derniers siècles ont enregistré à la fois la chute de pouvoirs musulmans en Afrique de l'Ouest (Sokoto, Macina, Fouta Toro, etc.) et une large propagation de l'Islam.

A la suite de la révolution industrielle du 18ème siècle, les nations occidentales ont envahi les territoires musulmans à la recherche de matières premières et de la main d'œuvre. La colonisation de Dar al-lslam qui s'en est suivi a provoqué une prise de conscience chez les musulmans. En effet, ceux-ci ont réalisé leur grand retard matériel par rapport à l'Occident et le déclin de leur pouvoir face à l'essor de celui des forces occidentales déterminées à achever l'homme malade et à se partager sa succession (*).

En effet, les colonisateurs, bien que laïcs, étaient de culture judéo- chrétienne et se comportaient souvent dans leurs rapports avec les musulmans comme de véritables néo-croisés. Dans leurs rapports administratifs, ils n'ont jamais caché leur volonté d'éradiquer la civilisation musulmane et de lui substituer la leur. Dans cette perspective, ils n'ont épargné aucun effort pour mettre fin à l'enseignement de l'Islam considéré comme le moyen essentiel d'assurer la continuité de la présence de cette religion, notamment en terre africaine.

Devant cette situation, des voix se sont élevées dans différentes parties du monde musulman pour prôner un retour aux sources de l'Islam pour y puiser l'énergie morale et spirituelle nécessaire à la Umma pour rattraper son retard et assurer son développement et sauvegarder son identité propre.

Beaucoup d'idées exprimées dans les textes sacrés de l'Islam montrent que, même si l'Islam traduit la vision divine de la destinée humaine, sa concrétisation sur terre dépend de l'homme. D'où essor et déclin suivant l'attitude de la Communauté musulmane. C'est ce que le Coran dit quand il

(1) C'est l'empire ottoman qui représentait le pouvoir de l'Islam que les puissances européennes qualifiaient d'homme malade.

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fait dépendre le changement des conditions de vie du peuple de la reconversion des mentalités. «En vérité, Allah ne modifie point l'état d'un peuple, tant que les (individus qui le composent) ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes.» (Coran, 13:11) C'est également ce qu'un hadith d'Abou Hourayra dit quand il affirme qu'au début de chaque centenaire Allah envoie à la Umma quelqu'un pour lui réformer sa religion (2).

Les idées réformistes se sont vite propagées grâce au pèlerinage à La Mecque, à la presse, au commerce et à la circulation des livres, etc. (3). En effet, les réformistes de tous les pays musulmans profitaient du pèlerinage à La Mecque pour sensibiliser et mobiliser leurs coreligionnaires, afin de les amener à résister à la guerre civilisationnelle qu'impliquait la colonisation. Les salafites (4) d'Asie, du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord s'alliaient à leurs confrères des Lieux saints pour convaincre les pèlerins (5). Les militants membres du mouvement des Frères Musulmans (6), semblent avoir été plus efficaces pour trois raisons. D'abord, ils maîtrisaient mieux les réalités politiques de l'époque, ensuite, ils jouissaient d'une large culture moderne et enfin ils connaissaient mieux la mentalité de leurs interlocuteurs.

Nous allons articuler notre réflexion sur les axes suivants: - le contenu du discours réformiste; - les représentants du mouvement réformiste et leurs réalisations

socio-culturelles; - leurs relations avec les confréries musulmanes; - leurs relations avec l'Etat; - difficultés et perspectives d'avenir; - conclusion.

(2) Voir les Sunan d'Abou Dawoud, hadith n° 3740. (3) A propos du pèlerinage, voir notre thèse de doctorat d'Etat intitulée: Le pèlerinage

à La Mecque- le cas du Sénégal 1886-1986. (4) Les salafites sont des musulmans qui se réclament de la plus stricte orthodoxie. Le

mouvement salafite le plus connu à nos jours fut initié au XVIIIemc siècle par Cheikh Muhammad ibn Abd al-Wahhab (1703-1792).

(5) Au cours des années cinquante, les rapports de mission du commissaire du Gouvernement au pèlerinage reflétaient parfaitement cette situation. i

(6) Créé en 1928 par Hassan al-Banna (1906-1949), le mouvement repose sur les principes que voici:

- s'occuper d'abord de sa propre éducation physique, morale, intellectuelle et spirituelle; - imprégner sa famille des valeurs islamiques; - lutter contre les fléaux sociaux et promouvoir les vertus islamiques de la société: - faire en sorte que le Gouvernement soit inspiré par l'Islam; - restituer l'entité politique internationale de la Umma. (Voir al-Mawsou'a

al-Mouyassara, tome I p. 206. La référence la plus importante de la pensée des Frères est sans nul doute le volumineux ouvrage d'exégèse du Coran écrit par Sayyid Qutb (exécuté par Nasser en 1966) intitulé A l'Ombre du Coran. L'idée fondamentale défendue et développée dans cet ouvrage est que seul Dieu a le droit de définir comment les hommes doivent être gouvernés et le gouvernement des hommes doit refléter Sa volonté pour être acceptable. Aussi tous les gouvernements dans lesquels Dieu ne se reconnaît pas sont à rejeter.

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Fondement doctrinal

Avant d'aller plus loin, il faut définir ce que l'on entend par réformisme. Le terme réforme correspond au vocable arabe islah utilisé dans le Coran (7). D s'agit d'utiliser les voies et moyens aptes à conformer le vécu des musulmans aux enseignements du Coran et de la Sunna. Autrement dit, faire en sorte que les prescriptions divines et prophétiques ne fassent pas seulement l'objet d'une simple adhésion théorique et sentimentale, mais soient vécues quotidiennement dans tous les secteurs de la vie publique et privée.

Les réformistes pensent que l'Islam est religion et qu'il ne se limite pas à l'organisation des relations entre l'homme et Dieu, mais il s'occupe également de la gestion de la cité. Il est vrai que l'homme est dépositaire d'un mandat divin pour administrer la terre. Mais ce faisant, il doit se borner à traduire la volonté de Dieu. Ce qui veut dire qu'il n'a pas la liberté de substituer des lois et règlements par lui conçus en fonction de ses intérêts changeants à ceux immuables établis par Dieu.

Pour les réformistes Dieu, étant omniscient et omnipotent, est le seul capable de produire une législation valable pour tous les peuples et à travers toutes les phases de l'histoire. Ceci découle nécessairement de leur conception de la divinité, qui résulte de leur lecture du Coran. Si Dieu connaît tous les besoins de ses serviteurs pendant tout le déroulement de leur existence, et s'il est capable de les satisfaire, les lois qu'il met à leur disposition doivent traduire Sa science et Sa capacité, attributs sans lesquels Son essence serait inconcevable pour le musulman.

Les réformistes pensent que l'Islam est un dogme et une loi et que ces deux composantes constituent un tout indivisible et que renier aux musulmans le droit de se faire appliquer les lois de leur religion est comme leur renier le droit d'adhérer à son dogme en ceci que les deux constituent une violation de la liberté de conscience qui représente pourtant un droit fondamental de l'homme.

Cette vision implique logiquement, selon les réformistes, le rejet de la laïcité importée de l'Occident et adoptée sans consultation populaire par la plupart des Etats issus de la colonisation. Si des pays musulmans ont par réalisme adopté une laïcité souple et tolérante qui ne les a pas empêchés de faire de la Châtia une des sources de leur législation, d'autres se sont avérés plus royalistes que le roi et ont cherché à emprisonner l'Islam dans la mosquée.

Certains codes de la famille restent entièrement fidèles à la Charta, d'autres s'écartent de l'Islam dans bon nombre de chapitres. Au Sénégal, le code de la famille reconnaît à l'Islam une place limitée, ses auteurs ne considérant pas l'Islam comme une source de référence indispensable, mais une simple réalité

(7) Voir le Coran, 11:88.

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à tolérer. C'est pourquoi, ils ont cherché dans certaines questions, telles que la polygamie et la succession de l'enfant naturel, à lui forcer la main et Tont totalement ignoré dans le domaine des prohibitions matrimoniales.

Les chefs des confréries musulmanes, consultés après l'élaboration du code, l'ont rejeté. Ce qui n'a pas empêché l'assemblée nationale de l'adopter en 1972. Les réformistes n'ont cessé depuis de le dénoncer et de demander sa révision, malgré le silence des chefs religieux. A leur grande surprise et indignation, les quelques révisions opérées jusqu'ici ont été plutôt érosives pour les chapitres empruntés à la loi musulmane.

Dans le domaine de l'éducation, les réformistes pensent que l'introduction de l'éducation religieuse à l'école publique est une exigence nationale et que, dans un pays où 95% des contribuables se réclament de l'Islam, la dimension islamique de l'éducation ne pourrait être occultée. D'autant plus que, selon eux, la substitution de l'éducation laïque à l'éducation religieuse s'inscrit dans la continuité du projet colonial visant à substituer la civilisation occidentale à celle de l'Islam et aboutir à long terme à l'émergence de générations non seulement étrangères à l'Islam, mais qui regarderaient leurs compatriotes musulmans comme des indigènes!

En matière sociale, les réformistes pensent que la famille reste la cellule de base de la société et que la femme doit y jouer un rôle de premier plan, mais doit être dirigée par l'homme. Ils ne soutiennent pas tous que la femme doit être traitée comme une éternelle mineure. Mieux ils pensent que sa responsabilité dans la famille et la société n'est pas moins importante que celle de l'homme. Ils s'appuient à cet égard sur les propos coraniques: «aux hommes la part qu'ils ont acquise, et aux femmes la part qu'elles ont acquise» (Coran, 4:32).

Pour eux, la promotion de la femme musulmane passe par l'éducation. Ils estiment qu'elle doit bénéficier aussi bien de la part de la famille que de la part de la société de conditions favorisant sa réussite sociale et qu'aucun domaine ne doit lui être inaccessible et que les femmes musulmanes doivent s'évertuer à exceller dans les disciplines scientifiques pour s'imposer à la société.

Cependant, ils rejettent le libertinage et la fausse liberté qui résultent d'une occidentalisation superficielle parce que limitée aux apparences. Ils pensent que la famille nucléaire n'est pas conforme aux traditions islamiques et n'est pas une nécessité de développement, et ils s'opposent farouchement à la limitation des naissances prônée par l'Etat et les Ong financées par des pays occidentaux. Ils soutiennent que la force des musulmans résident dans leur nombre et que ceux qui leur conseillent en matière démographique sont loin d'être mus par des considérations humanitaires et que l'effacement des dettes, le transfert des technologies et la coopération dans la valorisation des ressources naturelles et le développement agricole devraient être prioritaires. Leur attitude dans la question démographique est largement justifiée par ces propos de Huntington:

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«population growth in Muslim countries and particularly the expansion of the fifteen-to twenty four year old age cohort provides recruits for fundamentalism, terrorism, insurgency and migration» (8).

Dans le domaine de l'information, les réformistes sont particulièrement critiques à l'égard des médias en général et la Radiodiffusion et la Télévision Nationales en particulier. Ils leur reprochent entre autres:

- leur relative négligence des langues nationales par rapport au français, malgré le fait que la majorité écrasante des auditeurs ne parlent pas cette langue;

- leur marginalisation de l'Islam dans leurs programmes; - la priorité donnée au discours religieux populaire et obscurantiste par

rapport au discours islamique rationnel; - la répercussion de la campagne occidentale hostile à l'Islam avec un

acharnement chauvin; - le caractère extraverti des émissions de la T.V. où les spectateurs sont

arrosés de films occidentaux au contenu culturel aliénant; - leur manque d'ouverture à l'égard de certaines couches de la société; - l'influence exagérée qu'ils subissent de la part de certaines forces

occultes connues pour leur hostilité à l'égard de l'Islam en particulier. Selon eux, cette hostilité se traduit par:

- le refus de certains médias de s'ouvrir aux éléments religieux sains; - l'encouragement de la débauche en assurant une large diffusion aux

manifestations artistiques dégradantes; - des attaques répétées contre les structures d'enseignement islamique; - l'amplification des problèmes qui éclatent au sein des familles

religieuses et dans la gestion des lieux de culte, - la diffusion de rumeurs malveillantes contre des personnalités

musulmanes; - l'imputation de certaines tares sociales à l'Islam à travers le théâtre: la

violence conjugale, la fréquence du divorce, l'excision, la polygamie injuste, les enfants de la rue, le fatalisme, le charlatanisme, etc.

Acteurs et action (9)

Une dizaine d'associations se réclament du réformisme (10). Les plus connues d'entre elles sont: la Jamaatou Ibadou Rahmane, le Mouvement al-Falah pour la Culture Islamique, l'Association des Etudiants Musulmans de

(8) The Clash of civilization, d. 103. (9) Voir les détails dans notre article publié dans «Revue d'Histoire Maghrébine». 1998. (10) Certains étudiants du département d'arabe de l'Université de Dakar ont consacré

leurs mémoires de maîtrise à l'étude des associations islamiques et le Mouvement réformiste, tel est le cas de Muhammad H. Diouf et M.L. Loum.

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l'Université de Dakar (Aemud), l'Union Culturelle Musulmane (Ucm) etc. Notons que les fondateurs de ces associations ont ceci en commun qu'ils sont tous issus de milieux maraboutiques et qu'ils sont pour la plupart des enseignants arabisants.

La plus ancienne des associations est sans doute l'Ucm. Créée au début des années cinquante par des activistes arabisants dont certains avaient pu effectuer un séjour en Afrique du Nord pour y faire des études, l'Ucm, s'est battue pendant longtemps pour soutenir l'enseignement de l'Islam et de la langue arabe, et a mené un effort louable dans le sens de la conscientisation des masses par des conférences et d'autres manifestations culturelles, et s'est distinguée dans sa résistance culturelle à la colonisation. Plus tard, elle a réussi à organiser des semaines culturelles internationales sur la vie et l'œuvre des grandes figures de l'Islam au Sénégal.

L'intérêt de ces manifestations est qu'elles ont permis aux Sénégalais de mieux connaître la dimension islamique de leur histoire et leur participation à la diffusion de la civilisation de l'Islam dans la sous-région. Elles ont également permis aux étrangers de découvrir des aspects de la culture islamique longtemps ignorés. Elles ont enfin permis de produire des communications dont certaines constituent une source sûre pour la connaissance de l'Islam et des facteurs et conditions de son développement en Afrique.

Certains des fondateurs ou membres des principales associations réformistes sont d'anciens membres de l'Ucm, soit leurs parents. C'est le cas notamment de la Jir. Créée en 1978 et reconnue officiellement en 1979, elle se propose comme objectifs de:

- propager les enseignements du Coran et de la Sunna pour une pratique correcte de la religion et pour l'instauration d'une société véritablement islamique;

- renouveler la confiance des hommes en Islam, seul moyen de salut; - renforcer la fraternité et privilégier la concertation. La Jir se caractérise par sa bonne structuration, sa bonne organisation et

son recrutement très sélectif. Dirigée par un Emir, l'association dispose de deux types d'instances, les instances nationales et les instances locales. Les premières sont: le congrès qui se réunit une fois tous les trois ans, le Madjlis as-shoura qui se réunit une fois tous les 6 mois, le Comité directeur qui se réunit une fois tous les deux mois et enfin Ximarat qui se réunit tous les 15 jours. Les instances locales comportent les coordinations régionales, les sections et les sous-sections.

En plus, il existe au sein de la Jir un mouvement des femmes ayant pour objectif spécifique de permettre aux femmes d'assumer pleinement leur rôle dans l'action islamique en général et dans leurs missions spécifiques en particulier. Ce mouvement dispose de structures propres et mène ses activités sous la supervision du Comité Directeur de la Jir.

La Jir est particulièrement bien implantée en milieu scolaire et estudiantin.

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En plus, elle possède un réseau d'écoles primaires, moyennes et secondaires qui enseignent en arabe et en français (n). Les plus connus de ces établissements se situent à Thiès, à Sébikotane et à Dakar.

Le mouvement se distingue par sa rigueur dans le recrutement de ses membres et la bonne qualité de l'éducation qu'elle leur procure et sa capacité à envahir toutes les couches de la société et tous les milieux. Ce qui lui a permis d'obtenir le ralliement de cadres francisants de haut niveau.

Il faut signaler que les écoles de la Jir allient l'enseignement religieux et l'enseignement profane de sorte que l'élève puisse passer de leur système à l'école publique sans difficulté. Leurs résultats à l'entrée en 6eme sont salués par les responsables de l'Education Nationale et leurs élèves qui rejoignent l'école publique demeurent parmi les meilleurs.

En plus, la Jir organise des colonies de vacance pour assurer une éducation islamique aux élèves et étudiants. Elle organise des conférences publiques sur des thèmes d'actualité et participe à tous les grands débats nationaux en essayant de développer une vision islamique.

L'autre grande association est le Mouvement al-Falah. Créé en 1956, il se caractérise par l'accent particulier qu'elle met sur le dogme. Elle se soucie principalement de la formation d'une génération de musulmans nourris de la même conception de l'Islam que le Prophète et ses Compagnons, une conception pure et simple excluant tout intermédiaire entre Dieu et l'homme donc le soufisme et les regroupements confrériques. Le mouvement concentre ses efforts sur l'éducation et la formation grâce à un réseau d'écoles implantées dans les régions de Dakar, de Kaolack et de Tamba (12). Ses membres, issus de toutes les couches de la société et de toutes les ethnies du pays se distinguent par leur rigueur dans la pratique religieuse et la conformité de leur conduite aux traditions attribuées au Prophète. Ils pensent que, grâce à l'éducation, il est possible de créer une société islamique qui secrétariait un pouvoir politique à son image et qui gouvernerait les hommes selon les enseignements de la religion de Muhammad.

L'Association des Etudiants Musulmans de l'Université de Dakar (Aemud) regroupe les étudiants militants de l'Islam et essaie de les encadrer pour consolider leur formation islamique par des cours sur les différentes disciplines telles que la foi, la loi, le hadith, la biographie du Prophète dispensées par des volontaires eux-mêmes membres d'associations sœurs. Des tables rondes et des conférences sont organisées occasionnellement et leurs contenus sont publiés dans la revue l'Etudiant Musulman.

L'Association des Elèves et Etudiants Musulmans du Sénégal essaie de

(11) La Jir possède, selon des informations recueillies auprès d'elle en 1998, 8 jardins d'enfants, 8 écoles primaires et 3 lycées qui totalisent 3342 élèves.

(12) Le mouvement possède un jardin d'enfants, 35 écoles primaires et 1 lycée qui totalisent 17000 élèves.

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rassembler élèves et étudiants pour coordonner leurs activités et les aider à approfondir leur culture islamique afin qu'ils soient mieux imprégnés des valeurs de l'Islam.

En somme, la contribution de ces associations au développement se résume en ceci:

- alphabétisation des populations; - promotion d'une éducation religieuse moderne ignorée par le système

scolaire officiel; - diffusion de l'enseignement de l'arabe; - amélioration de la conscience religieuse des populations; - réhabilitation sociale à travers une action dans les établissements

pénitentiaires aboutissant à la reconversion des prisonniers; - lutte contre la délinquance juvénile, la violence, la débauche, la drogue

et la prostitution; etc. - atténuation de la misère par la prise en charge d'orphelins et la

fourniture d'assistance aux nécessiteux; - eradication de l'obscurantisme et l'exploitation religieuse des

musulmans; - défendre l'Islam contre des accusations véhiculées par la presse; - informer le public de l'actualité du monde musulman occulté par les

médias laïcs.

Relations avec les confréries

Les réformistes doivent beaucoup aux confréries musulmanes dans la mesure où c'est en leur sein qu'ils sont nés, ont grandi, ont appris le Coran et ont été initiés aux connaissances islamiques primordiales.

Toujours est-il qu'après avoir poursuivi leurs études à l'extérieur et avoir été en contact avec des réalités très différentes de celles de leur milieu d'origine, et, après avoir vécu des expériences islamiques très motivantes, leur attitude à l'égard de l'Islam confrérique a remarquablement changé. On distingue chez eux deux positions face aux tenants des confréries.

La première est caractérisée par la modération et la conciliation. Elle consiste à reconnaître le rôle culturel et spirituel joué par les confréries dans le passé et essayer de collaborer avec leurs dirigeants, soit pour les neutraliser, soit pour les convaincre de lutter ensemble contre la dégradation des mœurs et pour la résolution des problèmes culturels, sociaux et économiques auxquels les musulmans sont confrontés. C'est ainsi qu'on assiste aux différentes cérémonies confrériques {magai, gamou, etc.), apporte une contribution matérielle et essaie d'obtenir le soutien des marabouts dans des questions comme l'introduction de l'enseignement religieux à l'école publique, la réforme du Code de la Famille.

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La deuxième position est plutôt radicalejelle consiste à rompre avec les forces religieuses confrériques jugées déviationnistes, obscurantistes et incapables de défendre les intérêts de l'Islam. Les tenants de cette position reprochent aux confréries:

- un sectarisme qui fait que chacune d'elle se présente comme une religion à part dont les adeptes ne s'intéressent à aucune question religieuse posée en dehors du cadre confrérique;

- l'héritage du pouvoir spirituel qui ne tient pas compte des qualités morales et intellectuelles des chefs et peut entraîner l'avènement d'ignares à la tête de ces communautés;

- leurs interventions maladroites dans les affaires politiques qui se traduisent par un soutien bruant à des politiciens indifférents aux préoccupations religieuses des musulmans;

- leur incapacité de s'unir et de créer des structures communes pour mieux jouer leur rôle normal dans le développement culturel, économique et social du pays.

Quant aux chefs de confréries, ils ne semblent pas tenir compte de la différence entre ces deux positions. Ils traitent leurs tenants comme des rebelles voulant renverser leur pouvoir pour y substituer le désordre.

Toujours est-il que la coopération entre les deux groupes n'est guère facile à cause de l'existence d'une opposition diamétrale entre certains de leurs objectifs. Les confréries s'évertuent à maintenir le status quo et se contentent parfaitement d'une adhésion populaire qui leur permet de gérer les populations en fonction de leurs intérêts mondains, sans une contrepartie religieuse claire.

Les réformistes s'efforcent de libérer les musulmans de l'emprise des confréries afin qu'ils puissent s'organiser sur la base de leur appartenance commune à l'Islam et trouver les moyens de faire entendre les revendications légitimes de la Communauté.

En somme, les uns semblent se contenter d'un Islam passif et personnel dans lequel l'individu s'occupe surtout de ses rapports avec Dieu et ne cherche pas à influencer la marche de la société, en suivant en cela une interprétation superficielle du verset: «ô les croyants! Vous êtes responsables de vous-mêmes! Celui qui s'égare ne vous nuira point si vous vous avez pris la bonne voie». (Coran, 5:105); les autres, fidèles à leur conception totalitaire de l'Islam, veulent que celui-ci ait son mot à dire dans toutes les affaires de la Cité. Ce qui semble les gêner le plus dans leurs relations avec les confréries, c'est l'inertie de ces dernières qui malgré leur immense popularité, ne revendiquent rien pour la communauté musulmane dans son ensemble et semblent même œuvrer parfois de connivence avec le pouvoir politique pour approfondir les clivages qui empêchent l'unité des musulmans du Sénégal.

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Relations avec l'État

Avant d'accorder aux colonies africaines leur indépendance, les puissances coloniales avaient formé une élite nourrie de laïcité et a priori hostile à l'Islam. Ce qui, dès le départ, excluait celui-ci de la politique des dirigeants, comme le souligne très bien Christian Coulon:

«II (l'Islam) ne constitue pas une source d'inspiration pour les nouvelles générations africaines qui, après la Deuxième Guerre mondiale s'attelèrent à mettre en place des projets libérateurs. Le réveil national africain ne faisait nulle place à l'Islam (...). Le développement économique ainsi que la construction d'un État-nation impliquait donc qu'on limitât son impact social et politique et qu'on le ramenât au rang d'une pratique privée. L'Islam fut donc marginalisé. Là où les musulmans cohabitaient avec les chrétiens, ce furent surtout ces derniers qui, parce qu'ils avaient été les premiers à recevoir une éducation «moderne», prirent les postes de responsabilité (Tchad, Haute Volta, par exemple) Mais même dans les pays où la majorité de la population était islamisée, les nouveaux leaders ne se réclamaient guère d'un Islam militant; ils optèrent pour un État laïc. La Guinée de Sékou Touré partit en guerre contre les notables musulmans et dénonça le fanatisme islamique. Le Mali de Modibo Keita, sans aller aussi loin, voulait en finir avec les anciennes hégémonies sociales que soutenait l'Islam» (13).

Quarante ans après l'indépendance, le Sénégal, en ce qui le concerne, semble avoir opté pour une politique fondée sur la sagesse, et une relative tolérance.

Les associations réformistes sont officiellement reconnues et leurs animateurs agissent en toute liberté. Ce qui leur permet d'une part, d'oeuvrer en faveur de la promotion de l'enseignement de l'Arabe et d'autre part de critiquer la politique de l'Etat en matière d'éducation, d'information et de justice. Le succès obtenu dans le domaine de l'enseignement de l'Arabe qui se traduit par la présence de cette langue dans tous les cycles de l'enseignement et la création à cet effet d'une commission nationale chargée d'étudier les voies et moyens aptes à améliorer les acquis, n'empêche pas les associations indépendantes de continuer à dénoncer le refus de l'Etat d'introduire l'enseignement religieux à l'école, l'adoption d'un code de la famille contraire à la Charia et la diffusion par la télévision nationale d'éléments culturels peu respectueux de la morale islamique.

Mais ces critiques n'ont jamais dépassé les limites du tolerable et leur tolérance est un moyen d'éviter le recours à d'autres formes d'expression violentes. Le bannissement de la violence physique est peut-être le prix payé par le Mouvement pour sa cohabitation pacifique avec le pouvoir politique. Celui-ci a jusqu'ici cherché à circonscrire le péril réformiste en jouant les marabouts contre les réformistes, en surveillant étroitement le Mouvement et en y semant la division au besoin.

(13) Les musulmans et le pouvoir en Afrique Noire, p. 45-46.

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NOTE E TESTIMONIANZE 97

Le pouvoir politique a toujours cherché à convaincre les marabouts que la réussite du réformisme signifie la fin de leur prestige et partant leur rôle d'intermédiaires entre l'Etat et les populations, et qu'ils ont tout intérêt à s'allier avec le pouvoir politique pour lutter contre les réformistes. Des agents étaient chargés de suivre les contacts entre les deux groupes, d'infiltrer le mouvement réformiste et de rapporter aux marabouts les critiques qui leur sont adressées par les tenants dudit mouvement. C'est ainsi qu'on a réussi à ternir l'image des réformistes auprès des chefs religieux populaires au point qu'une véritable entente entre les deux parties est devenue assez difficile. De la même manière, on est parvenu à semer la mésentente entre structures confrériques et associations réformistes de sorte que les premières profitent souvent de leurs manifestations culturelles pour s'attaquer aux secondes (14). En outre, le pouvoir politique a maintes fois réussi à déstabiliser sérieusement les organisations réformistes les plus crédibles. Pendant les très graves crises qui ont ébranlé ces dernières et qui ont été provoquées par des éléments travaillant pour l'Etat, celui-ci n'a pas hésité à manifester son soutien aux éléments jugés fautifs par le groupe et à faire comprendre que si ses alliés étaient exclus, la structure serait dissoute. Aussi, la peur de tout perdre a -t- elle inspiré aux dirigeants réformistes de s'accommoder de la présence de membres peu sûrs.

Au demeurant, on évite de part et d'autre tout ce qui peut entraîner l'irréparable. Le réformisme concentre ses efforts sur l'éducation, la conscientisation et l'action sociale pour se créer une base populaire, et exclut le recours à la violence. L'Etat de son côté surveille étroitement le Mouvement et continue à le tolérer tout en le marginalisant et en demeurant indifférent à ses revendications parce qu'il sait qu'elles ne sont pas assez comprises par les populations ni soutenues par les leaders des confréries.

Par ailleurs, l'Etat semble considérer que la moindre concession au profit de ces revendications susciterait un double mécontentement interne et externe. Les forces religieuses traditionnelles y verraient le signe d'un accroissement de l'audience de leurs rivaux, et les bailleurs de fonds le jugeraient comme une marque de laxisme dans le traitement des résistances socioculturelles au développement et pourraient revoir le financement des politiques décriées, à moins que des mesures radicales soient prises contre ceux, qui sur le plan local, incarnent ce que Pipe appelle des «conflicts between Islam and the modernity in economic matters such as interest, fasting, inheritance laws and female participation in the work force» (15).

(14) Au cours d'un incident opposant des soi-disant Ibadou et des Baye Fall (sous-groupe mouride) dans un quartier populaire de Dakar en 1999, des éléments très suspects, notamment des jeunes filles indécemment habillées, sont entrés dans la danse pour prêter main forte à la partie confrériste!

(15) The Clash of Civilizations, p. 78 citant Pipe dans Path of God, pp. 107-191.

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98 NOTE E TESTIMONIANZE

Difficultés et perspective d'avenir

Le mouvement réformiste sénégalais se heurte à des difficultés majeures: le manque de coordination, la présence d'éléments extrémistes et la dépendance financière de l'extérieur.

Les différentes associations qui constituent le Mouvement n'arrivent pas encore à coordonner leurs actions. Il est même quasiment impossible de réunir leurs responsables pour qu'ils puissent réfléchir et dégager une stratégie commune. Chaque structure a ses propres projets et croit pouvoir les réaliser toute seule. On assiste même parfois à une rivalité peu compatible avec les valeurs sensées dominer dans ces milieux. Cette situation semble due à une personnalisation des rapports. En effet, bon nombre de fondateurs d'association appartiennent à des familles qui ont joué un rôle eminent dans la diffusion de la culture islamique dans le pays et, de ce fait, ils se croient les plus aptes à diriger le Mouvement. Ce que les autres ne leur reconnaissent pas le mérite étant individuel en Islam selon le verset 13 de la sourate 49.

En outre, on note la présence au sein du Mouvement d'éléments extrémistes qui, malgré une compréhension superficielle de l'Islam, cherchent à en faire le moyen d'expression d'un mécontentement qui a ses origines ailleurs. Que l'on échoue dans ses études, ou perde son emploi, ou n'arrive pas à en trouver en dépit d'une longue recherche, ou subisse une frustration politique, on adhère au Mouvement et le pousse vers la radicalisation. D'autres sont des fidèles sincères dépités par une politique qui ne tient compte nulle part de la dimension islamique de notre culture. D'autres enfin doutent de la loyauté de toute personne préférant adopter une démarche rationnelle et progressive. Les uns et les autres ont ceci en commun qu'ils veulent tout et tout de suite.

La dépendance du financement extérieur résulte de la faiblesse des ressources locales que le Mouvement est susceptible de mobiliser. Il est vrai que les musulmans dépensent des centaines de millions au nom de la religion (16). Mais cette dépense profite exclusivement aux confréries, ce qui ne laisse à la disposition des réformistes que les contributions pécuniaires de leurs sympathisants étrangers. Mais ces contributions se heurtent à trois obstacles. D'abord, l'importance sans cesse croissante du nombre de ceux qui les sollicitent, car tous les musulmans ayant des projets religieux se tournent spontanément vers les pays du Golfe, notamment l'Arabie Saoudite. Ensuite, des difficultés économiques nées de la guerre du Golfe ont sensiblement réduit la capacité de leurs habitants de faire des contributions substantielles, même quand ils en ont la volonté. A cela s'ajoute un fait auquel peu de gens font attention. Il s'agit de la tendance des membres de la bourgeoisie locale à envoyer

(16) II y a une dizaine d'années, un proche d'un calife général, a révélé que ce dernier, recevait à titre d'offrandes trois millions de francs cfa par jour au minimum.

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NOTE E TESTIMONIANZE 99

leurs enfants en Occident pour leurs études supérieures. Certains en rentrent occidentalisés et quand ils se retrouvent à la tête des affaires de leurs parents, ils diminuent, voire arrêtent les dépenses facultatives à caractère religieux, à cause probablement de la tiédeur de leur foi. Enfin, les Etats accusés de soutenir financièrement le fondamentalisme musulman sont obligés d'agir en deux sens, tous défavorables aux réformistes, d'une part, ils préfèrent ne recevoir que les demandes recommandées officiellement, ce qui exclut celles émanant des réformistes, d'autre part, ils exercent un contrôle étroit sur les bienfaiteurs privés fournisseurs de l'essentiel de l'aide financière à destination des mouvements islamiques (17).

Compte tenu de ces facteurs, il semble que l'avenir du mouvement réformiste dépend d'une part de sa capacité de renforcer sa cohésion interne, de dégager des ressources propres et d'entretenir avec l'Etat des relations équilibrées fondées sur la sagesse et le réalisme, et d'autre part, de la conséquence de l'Etat qui doit aller jusqu'au bout de son option démocratique. La démocratie implique la liberté de pensée et d'expression, et une politique fondée sur les principes démocratiques ne saurait ni marginaliser l'Islam dans un pays où 95% des électeurs s'en réclament, ni imposer un système politique incompatible avec les valeurs et idéaux de la majorité de la population.

Par ailleurs, il semble que rien dans l'Islam ne s'oppose à la modernisation, et même les sociétés musulmanes les plus conservatrices se modernisent très rapidement dans le sens de l'acquisition des sciences et techniques et de leur application au développement. Mais elles n'en sont pas moins déterminées à préserver leur identité culturelle et à rejeter l'occidentalisation, car elles savent que le musulman ne peut pas s'occidentaliser tout en restant musulman, l'Islam et l'Occident représentant deux civilisations qui ne peuvent se confondre l'une dans l'autre. Cette réalité semble avoir bien été perçue par Samuel Huntington qui déclare sans ambages:

So long as Islam remains Islam (which it will) and the West remains the West (which is more dubious) this fundamental conflict between two great civilizations in ways of life will continue to define their relations in the future even as it has defined them for the past fourteen centuries (18).

En somme, un Etat réellement démocratique et menant une politique parfaitement adaptée aux aspirations de son peuple, peut cohabiter heureusement avec un mouvement islamique assagi, rationnel, pragmatique et tolérant.

KL/) JJans ine ^lasn oj Civilizations, ¿amuei nunungton, tout en reconnaissant que dans les conflits opposant des pays appartenant à des civilisations différentes - comme c'a été le cas en Bosnie, au Kosovo et en Tchétchénie-chaque puissance apporte son soutien à la partie qui lui est la plus proche civilisationnellement ils qualifient les États musulmans qui se sont distingués par la générosité de leur aide au profit de la partie musulmane de fondamentalistes et met sur sa liste l'Arabie Saoudite, l'Iran, le Pakistan et la Libye, (référence)

(18) The Clash of civilizations, p. 212.

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1 00 NOTE E TESTIMONIANZE

Conclusion

Le déclin de l'Islam, la colonisation des pays qui s'y réclament et la chute du califat ont suscité un mouvement de retour aux sources, un effort de réforme pour remobiliser la Umma afin de lui permettre de réaliser sa mission historique définie par le verset 110 de la sourate 3.

Le mouvement de réforme, apparu au Moyen-Orient depuis le 18e siècle, s'est propagé à travers le monde musulman grâce au pèlerinage à La Mecque principalement. Il se développa en Afrique au 19e siècle au sein d'intellectuels égyptiens dont les idées se répandirent progressivement à travers le continent.

Au Sénégal, les réformistes furent actifs à partir des années cinquante et tentèrent de toucher les masses à travers l'éducation, l'information et la conscientisation. Ils se heurtèrent d'une part aux forces religieuses tradi- tionnelles qu'incarnent les chefs confrériques, et d'autres part au pouvoir laïc imposé par le colonisateur pour servir ses intérêts.

Leurs relations avec les chefs religieux sont marquées par un manque de confiance que les réformistes, sachant qu'il leur est difficile de réussir sans l'appui desdits chefs, tentent de dissiper.

Leurs relations avec l'Etat ont évolué de l'hostilité à la méfiance et la surveillance et la tolérance. La conception radicale de la laïcité adoptée par l'Etat lui interdit en principe toute référence à l'Islam. Ce que les réformistes trouvent d'autant plus absurde qu'aucun référendum n'a été organisé à propos de l'option laïque et que les leaders politiques les plus ardents défenseurs de la laïcité n'hésitent pas à déclarer leur attachement à l'Islam, quand ils briguent les suffrages des populations.

Toujours est-il que la sagesse guide encore les relations entre les deux parties et seul un extrémisme de part et d'autre est susceptible de changer cette situation.

Si le mouvement réformiste échappe au contrôle de ses éléments extrémistes, il pourra réussir à élargir sa base populaire et continuer sa mission pour créer une société véritablement islamique. Si l'État reste fidèle à son option démocratique, il évitera de s'opposer à la liberté de conscience qu'exprime le mouvement réformiste. Mieux, il pourra même l'aider compte tenu de son rôle dans le développement culturel et social de la nation.

Khadim Mbacké

Bibliographie

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K. Mbacké, Soufisme et Confréries religieuses au Sénégal, Dakar, 1995. K. Mbacké, Daaras et Droits de l'Enfant, Dakar, 1994.

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NOTE E TESTIMONIANZE 101

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S.P. HUNTINGTON, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, Touchstone, Rockefeller Center, 1230 Avenue of the Americas, New York, NY 10020, 1996.

C. COULON, Les musulmans et le pouvoir en Afrique Noire, Paris, 1984. Al-Mawdoudi, al-islam fi mouwadjahat at-tahaddiyat al-mouasira (l'Islam face aux défis

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Fondation al-Mouslim al-Mou'assir, Beyrouth, Liban, voir n° 14, 16, 29, 35, 36, 42 et 45.

«L'Etudiant Musulman» magazine oublié oar l'Ameud, Dakar. «Le Musulman» maeazine oublié Dar la Tir «Touba», revue culturelle et d'information mouride «Le Mouride» magazine culturel mouride.

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