Le projet révolutionnaire de l'Encyclopédie

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331 CHAPITRE 17 LE PROJET RÉVOLUTIONNAIRE DE L’ENCYCLOPÉDIE L’ENCYCLOPÉDIE, EMBLÈME DES LUMIÈRES L es trente-cinq volumes qui composent l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, tel est son nom complet, paraissent en l’espace de trente ans, entre 1750 et 1780.

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CHAPITRE 17

LE PROJET RÉVOLUTIONNAIRE DEL’ENCYCLOPÉDIE

L’ENCYCLOPÉDIE, EMBLÈME DES LUMIÈRES

L es trente-cinq volumes qui composent l’Encyclopédie ouDictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers,tel est son nom complet, paraissent en l’espace de trenteans, entre 1750 et 1780.

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Aux yeux des contemporains, et des nôtres, ce qui frappe d’abord c’estcet extraordinaire effort de collaboration entre écrivains et savants dudix-huitième siècle, qu’ils soient philosophes, économistes, théoriciens,mathématiciens, physiciens, naturalistes.

Au total, cent trente personnes ont écrit des articles dansl’Encyclopédie.

Denis Diderot, le maître d ’œuvre de l’Encyclopédie

Diderot (1713-1784) a été le maîtred ’œuvre, le capitaine de l’aventurede l ’Encyclopédie. Soncollaborateur principal est lemathématicien d ’Alembert (1717-1783), mais qui se décourage asseztôt et abandonne, en cours de route.Diderot, de 1746 à 1749, avecl’aide de d ’Alembert, plus connuque lui, à ce moment, et mieuxintroduit, va recruter des col-laborateurs, se procurer des appuisimportants, tels ceux de Voltaire,de Montesquieu, c’est-à-dire lesgrands intellectuels de l’époque,intéresser activement à l ’entrepriseles salons qui dirigent l ’Opinion,par exemple ceux de MadameGeoffrin, de Madame du Deffand.

L’équipe encyclopédique, elle, est très nombreuse, très diverseaussi.

Citons parmi les noms de première grandeur chez les quelque 130collaborateurs : le matérialiste d’Holbach (1723-1789) dont le salon étaitle quartier général des Philosophes (articles en chimie, minéralogie,politique, notamment l’article « représentants »), l’auteur du Systèmede la Nature, du Système Social, ces catéchismes systématiques del’esprit philosophique. Condillac (1714-1780), sensualiste, qui adaptede façon originale et radicalise l’empirisme de Locke en critiquantl’innéisme des facultés que Locke laissait intact. C’est l’auteur del’article « système », mais aussi de l’Essai sur l’origine des connaissanceshumaines et du Traité des sensations.

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Daubenton (1716-1800), col-laborateur de Buffon, auteur denombreux articles d’histoire na-turelle. Quesnay (1694-1774), chefde l’école des physiocrates selonlaquelle le sol seul est créateur desrichesses. C’est l’auteur de l’article« fermiers » et de l’article « grains »,un des plus influents de l’époque,où il discute de la théorie des « bonsprix ». Turgot (1727-1781), futurgrand ministre libéral de LouisXVI, appelé par le souverain pour« épurer les finances ».

C’est l’auteur du second ar-ticle (le premier est de Rousseau)« économie politique » qui popu-larise le fameux « Laissez faire,laissez passer » de Gournay.

Anne Robert Jacques Turgot, baron de l’Eaune

Dumarsais (1676 -1756),grammairien célèbre et athéeradical, auteur du militant article« philosophe ».

Il faut compter aussi ClaudeAdrien Helvétius (1715-1771), undes représentants les plus au-thentiques de l’esprit ency-clopédiste.

Fermier général, maître or-dinaire de la Reine, Seigneur deVoré, il est surtout l’auteur del’Esprit qui fit scandale en 1758 aupoint d’être officiellement brûlésur le grand escalier du Parle-ment et de précipiter la con-damnation de l’Encyclopédieen 1759.Buste de Helvétius d ’après Caffieri

Athée comme d’Holbach, sa morale matérialiste est fondée surl’intérêt.

« Madame Helvétius », sa femme, appartenait à une famille nobleapparentée à celle de la reine Marie-Antoinette. Vive, gaie, spirituelle

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Pierre Jean Georges Cabanis, 1757-1808

Anne-Catherine de Ligneville Helvétius,dite « Minette » (1720-1800)

Après la mort d’Helvétius(1771), l’on retrouvera « Minette »au 59, rue d’Auteuil, à Paris, oùelle continuera à recevoir jusqu’àun âge avancé les esprits forts dutemps, soit Condillac, ChrétienGuillaume de Lamoignon deMalesherbes, le censeur éclairé,Volney, Garat, Idéologues, lemédecin Cabanis, Idéologue luiaussi et qui deviendra sonprotégé, le sculpteur Houdon,Panckouke, l’éditeur du « Mer-cure de France » et de l’Ency-clopédie ; l’imprimeur et libraireDidot et jusqu’à Franklin qui

et d’une grande beauté, elleépousa Claude Adrien Hel-vétius, et forma avec lui leménage le plus uni de sonsiècle.

Rue Sainte-Anne, à Paris,les Helvétius recevaient Di-derot, Jean le Rond d’Alem-bert, le baron d’Holbach, lemarquis de Condorcet, Turgot,Galiani, Beccaria, Marmontel,Morellet, Duclos, Jean-Fran-çois de Saint-Lambert, Buffonet Fontenelle... bref tous lesesprits brillants du siècle, libre-penseurs pour la plupart.

baptisera sa belle hôtesse du sobriquet de « Notre-Dame d’Auteuil ».Son salon, déjà l’un des lieux de rendez-vous les plus importants

des Philosophes, fera le lien post-révolution avec la nouvelle générationdes Idéologues, ceux qu’on appellera L’Encyclopédie vivante, et quireprendront le flambeau des Lumières, après la Révolution.

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Matériellement l’Encyclopédie se présente sous la forme d’épaisvolumes in-folio, d’un nombre de pages variables (le 1er tome compte914 pages d’articles). Le texte est imprimé sur 2 colonnes. La plupartdes articles sont suivis d’une lettre qui permet d’identifier leur auteur.Par exemple, O désigne d’Alembert, S, J.-J. Rousseau, D, Jaucourt, leplus gros travailleur de l’Encyclopédie, le bras droit de Diderot.

Quant aux planches auxquelles Diderot a travaillé avec passion,elles sont groupées par science ou par métier.

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Leur importance est considérable. Par exemple 83 planches dontbeaucoup sont constituées par plusieurs dessins pour l’agriculture etl’économie rustique. Chaque partie est précédée d’une explicationdétaillée de toutes les figures qui y sont contenues, figures reproduisantelle-mêmes les plus minutieux détails d’un métier, des instruments etdes outils.

Recueil de Planches sur les Sciences, les Arts libéraux, et les arts méchaniques avec leur explication.253 planches, huitième Livraison BnF ou Neuvième volume, Paris, 1771,

Briasson, David, le Breton, Durand. Paris, BnF.

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Une des plus grandes originalités de l’Encyclopédie résideprécisément dans la place assignée aux arts mécaniques et laréhabilitation de cet aspect essentiel de l’activité humaine. LeConservatoire des Arts et Métiers est issu directement de l’En-cyclopédie, à l’origine ainsi de l’enseignement technique moderne.

LES PLANCHES DE L’ENCYCLOPÉDIEToutes les planches sont de même présentation :• en haut à droite, le numéro de la planche,• en bas au milieu le titre de la planche,• à gauche le nom du dessinateur,• à droite celui du graveur.

Ces planches peuvent être simples, doubles, triples ; une seule estquadruple.

Au départ l’Encyclopédie est une entreprise de librairie. Pour lelibraire Le Breton, il s’agissait d’éditer une sorte de dictionnaireuniversel mais mis au courant des dernières découvertes scientifiques,et destiné à présenter au grand public un panorama des connaissanceshumaines en ce siècle avide de nouveauté.

Cependant, Diderot, chargé en 1746 de la direction de l’entreprise,et son collaborateur, le mathématicien d’Alembert, conçoivent très vite,aidés de toute une équipe, un dessein plus vaste et plus original. Noncontents d’y dresser un répertoire des connaissances humaines,d’ailleurs organisé davantage comme un inventaire critique, ils veulentfaire de l’ouvrage une arme de la lutte philosophique.

Dès la rédaction du Prospectus (1750), en choisissant de présenter ladivision des sciences suivant l’arbre, ou « système figuré desconnaissances humaines », inspiré de Bacon, et commenté par lui(Observations sur la division des sciences du chancelier Bacon),Diderot se démarque de ses prédécesseurs dans la façon d’aborder laconnaissance et fait de l’Encyclopédie, un véritable manifestephilosophique.

Ce système dessine les relations de dépendance et de voisinage entreles savoirs, qui, selon d’Alembert, « peuvent se réduire à trois espèces :l’histoire, les arts tant libéraux que mécaniques et les sciences,proprement dites, qui ont pour objet les matières de purraisonnement ».

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La philosophie constitue le tronc de l’arbre, et la théologie n’en estplus qu’une branche éloignée. Le Discours préliminaire spécifie que laconnaissance vient des sens, et non de Rome ou de la Bible ; l’hommeest placé au centre de l’univers.

Le tableau des connaissances laisse entrevoir au lecteur les différentesopérations de jonction, de déplacement, de hiérarchisation, quiconstituent, d’après d’Alembert, la supériorité du dictionnaireencyclopédique : « Montrer la liaison scientifique de l’article qu’on litavec d’autres articles qu’on est le maître, si l’on veut, d’aller chercher ».

Systême figuré des Connoissances humaines, d’après Bacon,publié dans l’Encyclopédie, 1758. Paris, BnF. Détail.

Voici comment Diderot définit le double but de l’Encyclopédieet précise, à l’article « encyclopédie », l’esprit audacieux dans lequel doitêtre menée l’entreprise :

Encyclopédie, ce mot signifie enchaînement de connaissances [...]. Eneffet le but d’une Encyclopédie est de rassembler les connaissanceséparses sur la surface de la terre ; d’en exposer le système général aux

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hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes quiviendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n’aientpas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont ; que nosneveux, devenus plus instruits, deviennent en même temps plusvertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bienmérité du genre humain [...].

J’ai dit qu’il n’appartenait qu’à un siècle philosophe de tenter uneEncyclopédie ; et je l’ai dit parce que cet ouvrage demande partout plusde hardiesse dans l’esprit qu’on n’en a communément dans les sièclespusillanimes du goût. Il faut tout examiner, tout remuer sans exceptionet sans ménagement [...]. Il faut fouler aux pieds toutes ces vieillespuérilités ; renverser les barrières que la raison n’aura point posées ;rendre aux sciences et aux arts une liberté qui leur est si précieuse [...].Il fallait un siècle raisonneur, où l’on ne cherchât plus les règles dansles auteurs, mais dans la nature [...].

C’est précisément cette double fonction, épistémique etséditieuse, qui fera de l’entreprise, le symbole général des Lumières.

En même temps que l’Encyclopédie fait la somme des connais-sances de l’époque, elle orchestre l’état d’esprit nouveau et s’efforce decapturer l’Opinion.

Une réunion des Encyclopédistes : parmi eux on reconnaîtra Voltaire, le bras levé,d ’Alembert et Condorcet qui lui font face, Diderot, à côté de Voltaire

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Un esprit commun anime toute l’œuvre : on a pu parler à cet égard,du « parti encyclopédiste ». Outre des définitions vraiment centralesdu philosophe et de l’esprit philosophique, les rédacteurs profitent denombreux articles en apparence inoffensifs pour rappeler insi-dieusement les méthodes et les thèmes de l’esprit nouveau : critiquedu témoignage, refus de l’absolutisme politique, pacifisme, apologiede la tolérance, du bonheur comme but de la société, de la raison, brefde toutes ces idées, de toutes ces valeurs qui mettent l’humanité sur lavoie du progrès et qui finiront par triompher de l’obscurantisme. Lesattaques qu’ils portent aux institutions, à l’Église, ne sont pas directes,mais voilées par l’ironie, la naïveté, les fausses louanges, et surtout unsystème astucieux de renvois.

LE SYSTÈME DE RENVOIS

Un système de renvois très élaboré permet de créer des connexionsentre les sciences et de restituer l’enchaînement des connaissances,servant ainsi l’objectif de faire de l’Encyclopédie un Dictionnaireraisonné.

Un double dessein préside à l’organisation des renvois : remédier àl’ordre alphabétique qui empêche de traiter d’une science dans sonintégralité, mais aussi, plus sournoisement, déjouer la censure et donnerlibre cours à l’expression de l’esprit philosophique.

Quelques exemples :

• L’article « Cordeliers » au contenu de prime abord inoffensif renvoieà l’article « Capuchon » où les religieux sont ridiculisés.

• La bulle Unigenitus qui est évoquée dans l’article « ConstitutionUnigenitus » est critiquée à l’article « Controverse » et à l’article« Convulsionnaire », ce dernier texte faisant référence aux « con-vulsionnaires » en transes sur la tombe du diacre Pâris, au faubourgSaint-Marcel.

• Les attaques les plus virulentes contre l’absolutisme politique oule dogmatisme religieux sont contenues dans des textes aux titres lesplus anodins, tel l’article « Genève » dans lequel d’Alembert dénoncele parti dévôt français et les prêtres genevois, ou encore les plussaugrenus. Ainsi l’article « Agnus Scyticus » (une espèce de racine) oùDiderot, l’auteur de l’article, ironise d’abord contre les prodiges et lesmiracles prétendus pour finir par administrer une leçon de critiquehistorique des textes sacrés. L’article renvoie à son tour à deux autresarticles corrosifs dont celui intitulé « Critique dans les sciences ».

Dans le domaine politique et économique, l’Encyclopédie estcependant plus réformiste que révolutionnaire et s’aligne sur les idéesde Montesquieu : une monarchie tempérée (article « représentants »

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de d’Holbach), une liberté politique, l’égalité devant la loi de tous ; ellecritique les abus en matière d’impôts, elle se prononce pour la librecirculation des produits et contre les réglementations tyranniques,entraves au travail. Mais en matière d’éducation, elle critique vivement(article « collège » de d’Alembert) les méthodes d’éducation en usage àl’époque et l’enseignement des Jésuites. Elle suggère des réformeshardies dans les programmes.

L’Encyclopédie mène une lutte beaucoup plus catégorique dans ledomaine social, contre toutes les formes d’intolérance et de fanatisme,contre tout ce qui est contraire aux droits de l’individu et à la dignitéhumaine. Elle condamne l’esclavage, la traite des noirs, la torture, lacruauté de la guerre. Elle est tout imprégnée de ces notions debienfaisance, de philanthropie et d’humanité qui furent si vivaces àpartir de 1750.

Les Encyclopédistes prennent aussi fort au sérieux la tâche devulgarisation des connaissances qui leur était demandée ; ils lerappellent comme un de leurs principes directeurs sous la plume ded’Alembert, dans le Discours préliminaire en tête du Tome I (1751).

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Là encore ils la tournent à la gloire des progrès de l’esprit humainqui se fait principalement par l’essor scientifique. Par exemple, ilssaisissent l’occasion, en présentant telle découverte médicale, demontrer comment il faut se libérer des préjugés et s’empressent desouligner que la science aide l’homme à dompter la nature.

L’innoculation, tableau de Louis-Léopold Boilly

La petite vérole était alors redoutée comme un terrible fléaunaturel auquel certains pensaient qu’il suffisait de se résigner comme àun châtiment céleste. Aussi la vaccination, dont la forme primitive étaitl’inoculation (Jenner), et qui suscite un intérêt passionné dans l’opinion,chez les savants soucieux de nouveauté comme dans les famillesinquiètes de leur santé, se trouve expliquée et prônée ardemment dansl’Encyclopédie.

L’Encyclopédie constitue également une excellente mise au pointdes connaissances scientifiques de l’époque. En astronomie, enphysique, en chimie, dans les sciences naturelles, elle vulgarise lesdécouvertes récentes. Ainsi elle expose longuement le systèmenewtonien de la gravitation universelle, elle renseigne le lecteur sur les

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phénomènes d’aimantation et d’électricité connus à l’époque. Enmédecine elle montre le rôle primordial de l’observation et del’expérience.

Ce n’est pas tout. Les Encyclopédistes s’occupent de réhabiliterles « arts mécaniques », c’est-à-dire les techniques, en insistantparticulièrement sur la documentation technique relative aux diversmétiers, en illustrant les articles correspondants de planches établiesavec la plus grande précision. Ils mettent ainsi en évidence l’emprisecroissante de l’homme sur la nature et l’utilité des sciences.

En ouvrant leurs articles aux sciences humaines en pleineémergence, notamment aux sciences économiques, les Encyclopédistesconsacrent l’avènement de nouvelles méthodes de recherche pendantque, sur le plan artistique, toutes les formes de civilisation sontcélébrées. En face de l’esthétique classique du goût du siècle précédent,Diderot, notamment, met de l’avant l’esthétique nouvelle du sublimeet du génie.

LE RETENTISSEMENT DE L’ENCYCLOPÉDIE

L es réactions ne se font pas attendre. Les deux premiersvolumes paraissent en 1751, annoncés par un Prospectus deDiderot en 1750. Le public lui fait un accueil enthousiaste.

Les souscriptions affluent. Mais la Sorbonne veille. Jansénistes etJésuites s’accordent pour attaquer les écrivains. Ce qu’on appelleusuellement le Journal de Trévoux, l’organe des Jésuites, dirigé par leP. Berthier, se signale par de vives attaques contre une entreprise quileur paraît dirigée contre l’Église et la morale chrétienne.

Une livraison datée de 1751, l’année même qu’est lancé le premiertome de l’Encyclopédie, se déchaîne, en particulier, contre l’article« autorité naturelle » de Diderot. Avec l’affaire de la thèse de l’abbé dePrades commencent les tempêtes. Le 7 février 1752, un arrêt du Conseild’État supprime les deux premiers tomes.

L’abbé Jean Martin de Prades (1720-1782) était un collaborateur del’Encyclopédie. En 1752, il soutient sa thèse en Sorbonne où ilquestionne la personne divine de Jésus-Christ. Tout se passe d’abordsans encombres. Mais les autorités ecclésiastiques se ravisant, car ils yvoient matière à encourager le matérialisme athée, font éclater lescandale et portent plainte. Le Parlement oblige l’abbé de Prades àl’exil, son Apologie prononcée par Diderot ayant échoué à calmer lesesprits.

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Grâce à de hautes protections, notamment l’appui de Madame dePompadour et de Monsieur de Malesherbes, chargé de la direction dela Librairie, c’est-à-dire de l’administration qui devait surveiller lapublication des livres, cinq volumes peuvent encore paraître entre 1753et 1757.

Chrétien-Guillaume (1721-1794) fut ce« Monsieur de Malesherbes » qui incarna aux yeuxde ses contemporains le type du parfait philosophe-honnête homme. En 1750, il succéda à la charge deson père comme premier président de la Cour desAides. La même année, il fut nommé directeur dela Librairie. En fait, Malesherbes favorisadavantage qu’il n’empêcha la diffusion des idéesnouvelles, et c’est notamment lui qui permitl’achèvement de l’Encyclopédie.Homme aux idées progressistes, Malesherbes se trouva àl’origine des « remontrances » de la Cour des Aides, quifurent élevées en 1771 contre les nouveaux impôts, contrela réforme Maupeou et contre tous les abus du pouvoirroyal. Louis XVI, dès son avènement, en 1775, le nommeministre et secrétaire de la Maison du roi. Mais, un anplus tard, il démissionne à la suite du départ de Turgot etne reviendra au pouvoir qu’en 1786 comme ministred’État. Démissionnant de nouveau par désaccord sur ladate de convocation des États généraux, il n’émigre paslors de la Révolution et se retire à Malesherbes, sur sesterres.En 1792, il demandera à défendre le roi qui devait êtrejugé devant la Convention. Pour ce geste de fidélité, etmalgré son attitude de réformateur sous l’Ancien Régime,il fut arrêté en décembre 1793 et guillotiné avec toute safamille.

Après l’attentat de Damiens contre Louis XV, un nouvel arrêt du Conseild’État révoque le privilège des éditeurs en 1759. Le pape Clément VII con-damne également l’entreprise. Du côté du public, certains articles soulèventdes polémiques retentissantes, notamment entre Rousseau et d’Alembert àpropos de l’article « Genève » et des spectacles.

Deux pièces importantes doivent être versées au dossier.La première est faite de quelques extraits de l’article « autorité politique »

où Diderot oppose un net refus à l’absolutisme. Il soutient que l’autorité vientnaturellement du peuple qui la délègue par contrat au prince.

La hardiesse de la thèse et surtout des conséquences qui en découlent,le devoir d’obéissance cesse à l’égard du souverain qui manque au contrat, fitconsidérer cet article par les adversaires des Philosophes comme l’un des plus

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subversifs du premier tome de l’Encyclopédie. Ils éprouvèrent le besoinde le réfuter sérieusement, et le Journal de Trévoux, notamment, enreproduisit de larges extraits en les accompagnant à mesure decommentaires critiques.

Le Journal de Trévoux dirigé par le P. Berthier

Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres.La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espècea le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Si la nature a établiquelque autorité, c’est la puissance paternelle ; mais la puissancepaternelle a ses bornes ; et dans l’état de nature elle finirait aussitôtque les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autoritévient d’une autre origine que la nature.

Qu’on examine bien, et on la fera toujours remonter à l’une de ces deuxsources : ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé ; ou leconsentement de ceux qui s’y sont soumis [...].

La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation etne dure qu’autant que la force de celui qui commande l’emporte sur

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celle de ceux qui obéissent ; en sorte que, si ces derniers deviennent àleur tour les plus forts, et qu’ils secouent le joug ils le font avec autantde droit et de justice que l’autre qui le leur avait imposé. La même loiqui a fait l’autorité la défait alors : c’est la loi du plus fort.

La puissance, qui vient du consentement des peuples, supposenécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime, utile àla société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignententre des limites [...].

Le prince tient de ses sujets mêmes l’autorité qu’il a sur eux, et cetteautorité est bornée par les lois de la nature et de l’État (Diderot, article« autorité politique », Encyclopédie, 1751).

La seconde pièce est un extrait du discours du procureur royalOmer Joly de Fleury qui prend la parole le 23 janvier 1759, pourdemander la condamnation de l’Encyclopédie.

On y voit, bien mis en évidence, les dangers que le Trône et l’Autelensemble ligués redoutaient, à juste titre d’ailleurs, de la part de lanouvelle philosophie, de même que la nature des griefs à son égard :

Messieurs

La Société, l’État et la Religion se présentent aujourd’hui au Tribunalde la Justice pour lui porter leurs plaintes. Leurs droits sont violés ;leurs lois sont méconnues, l’impiété qui marche le front levé, parait enles offensant promettre l’impunité à la licence qui s’accrédite de jouren jour. L’humanité frémit, le Citoyen est alarmé ; on entend de touscôtés les Ministres de l’église gémir à la vue de tant d’ouvrages que l’onne peut affecter de répandre et de multiplier que pour ébranler, s’il étaitpossible, les fondements de notre Religion.

À l’ombre d’un Dictionnaire qui rassemble une infinité de notions utileset curieuses sur les Arts et sur les Sciences, on y fait entrer unecompilation alphabétique de toutes les absurdités, de toutes lesimpiétés répandues dans tous les Auteurs ; on les a embellies,augmentées, mises dans un jour plus frappant.

Sur tout ce qui concerne la Religion, on ne rougit pas de demander lapermission et cependant de se permettre d’écrire contre elle. La foi estinutile, l’existence de Dieu douteuse, la création du Monde malprouvée ; l’Univers s’est formé de lui-même : le Messie n’a été qu’unsimple Législateur ; les progrès de la Religion sont purement naturels ;les écritures sont traitées de fiction ; les Dogmes tournés en ridicule,Religion et Fanatisme sont des termes synonymes, et le Christianismen’inspire qu’une fureur insensée qui travaille à détruire les fondementsde la Société. 

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Heureusement pour les Encyclopédistes et, pour nous, les Jésuitesse font expulser de France, en 1764, et, malgré des difficultés de toutessortes, voire les défaillances passagères de Diderot, le reste des volumescontinue à paraître. Mais il y a encore de nombreuses escarmouches.

En 1770, par exemple, l’avocat général Séguier dénonce derechefau Parlement de Paris l’entreprise des Encyclopédistes. L’attaque se faità la fois encore plus violente et plus précise, mais révèle du même coupque les cibles ont bel et bien été atteintes et que la partie a été gagnée,du côté des Philosophes.

Voici un extrait du discours de Séguier :Les Philosophes se sont élevés en précepteurs du genre humain. Libertéde penser, voilà leur cri, et ce cri s’est fait entendre d’une extrêmité dumonde à l’autre. D’une main, ils ont tenté d’ébranler le Trône ; de l’autre,ils ont voulu renverser les Autels. Leur objet était de faire prendre unautre cours aux esprits sur les institutions civiles et religieuses, et larévolution s’est pour ainsi dire opérée [...]. Éloquence, poésie, histoire,romans, jusqu’aux dictionnaires, tout a été infecté.

Enfin, le dernier tome paraît en 1765, les dernières planches en1772. L’œuvre compte alors vingt-huit volumes. Quelques années plustard s’ajouteront cinq volumes de « suppléments » et deux volumes de« tables ». Le dernier article du dernier tome (1765) est sur la ville deZzuéné ou Zzeuéné.

L’honneur de clore l’Encyclopédie revient au chevalier de Jaucourt,le collaborateur infatigable de Diderot. Il s’achève sur un acte de foidans l’avenir de ce genre d’entreprises collectives et du triomphe desPhilosophes contre les adversaires des Lumières.

Citons Jaucourt :Zzuéné (Géog. anc.) Ville située sur la rive orientale du Nil dans la hauteÉgypte, au voisinage de l’Éthiopie.

C’est ici le dernier mot géographique de cet ouvrage, et en même tempssans doute celui qui sera la clôture de l’Encyclopédie.

Pour étendre l’empire des Sciences et des Arts, dit Bacon, il serait àsouhaiter qu’il y eut une correspondance entre d’habiles gens de chaqueclasse ; et leur assemblage jetterait un jour lumineux sur le globe desSciences et des Arts. Ô l’admirable conspiration ! Un temps viendraque des philosophes animés d’un si beau projet oseront prendre cetessor ! Alors il s’élèvera de la basse région des sophistes et des jaloux unessaim nébuleux qui, voyant ces aigles planer dans les airs, et ne pouvantni suivre ni arrêter leur vol rapide, s’efforcera, par de vains croassements,de décrier leur entreprise et leur triomphe.

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L’Encyclopédie a eu un retentissement si considérable qu’on la retrouvealors dans toutes les bibliothèques de l’Europe.

Un historien de mes amis, spécialiste de l’histoire du Canada etcollectionneur des ouvrages matérialistes du XVIIIe siècle, m’a racontéque jusque sur le champ de bataille de la plaine d’Abraham, l’état-majorde chaque armée s’arrachait le dernier volume qui venait de paraître, àl’époque.

Par-delà l’anecdote, on peut saluer dans l’Encyclopédie ce double aspectremarquable qui lui donne sa portée universelle : elle reste à la fois unmonument de science dans ce siècle qui s’ouvre au progrès scientifique,et une formidable machine de guerre idéologique contre le dogmatismeet l’autorité.

Son impact vient de ce qu’elle donne aux bourgeois et aux aristocratescomplices, amis du progrès et des lumières, le ton juste sur tout. Saphilosophie est une philosophie de la raison. Au nom de la raison, ellebat en brèche non seulement les superstitions mais encore les croyancesreligieuses quelles qu’elles soient.

L’esprit général de l’Encyclopédie est, précisément, un esprit laïc,hostile au christianisme, et plus particulièrement au catholicisme. Pourdiscréditer les croyances religieuses, on use de toutes sortes de ruses etd’artifices destinés à dépister la surveillance des censeurs. Tout est debonne guerre : sous-entendus perfides, fausses louanges, ironie, renvoisd’un article à plusieurs autres, développement d’apparence parfai-tement conformiste dans les articles destinés à frapper l’attention alorsque tout l’arsenal des arguments critiques et démolisseurs se trouvedissimulé dans des articles qui ne laissent rien suspecter de prime abord.

Méthode savante dont Diderot a l’audace de livrer le secret àl’article « encyclopédie », et qui fait de ce grand dictionnaire unadversaire déclaré des religions révélées et de tout ce qui ne répondpas aux exigences de la raison et de l’esprit critique. Robespierreappellera les Encyclopédistes, que pourtant il n’aimait guère pour leurmatérialisme, les préfaciers symboliques de la Révolution, leur rendantainsi l’hommage justifié d’être avec Rousseau et Voltaire aux sourcesintellectuelles de la Révolution.

En même temps qu’elle forme l’esprit critique, l’œuvre développele goût de la recherche scientifique, fait le bilan des dernièresdécouvertes et en montre, par ses planches, les applications techniquescomme les appareils de laboratoire impliqués dans les expériences et

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les recherches. Multipliant les illustrations, le savoir est mis à la portéede tous. Ainsi que le faisait remarquer Diderot dans le Prospectus :« Un coup d’œil sur l’objet ou sur sa représentation en dit plus longqu’une page de discours ».

Elle atteint ainsi le double but qu’elle s’était proposée. Travaillantconsciemment à changer les façons communes de penser, comme leproclame Diderot, précisément dans l’article « encyclopédie »,l’Encyclopédie a contribué avec puissance à l’ébranlement de l’AncienRégime pour l’avènement de ce monde nouveau, le nôtre, la démocratiede la liberté et de l’égalité dont Goethe saluait la naissance au soir de labataille victorieuse de Valmy.

On sait qu’après le retrait du privilège royal, chacun des volumesde l’Encyclopédie, imprimés clandestinement, portera en frontispice,une gravure de Cochin fils représentant, sous un temple ionique, laVérité rayonnante d’une lumière qui écarte et disperse les nuages maisenveloppée d’un voile que la Raison et la Philosophie, à ses côtés,s’apprêtent à arracher. À gauche de la Vérité, voici l’Imagination sedisposant à l’embellir et à la couronner. À ses pieds, l’instruction avecles principaux métiers ainsi que les techniques qui s’y rattachent.

Telle une aérienne passerelle, cette composition allégorique nouspermet d’apercevoir les deux aspects du domaine qu’elle relie à traversle temps. Résumant de manière frappante le chemin que la Révolutiondes pensées et des actions a parcouru jusque-là, elle signale aussi biencelui où désormais elle va s’engager, de manière irrésistible. Dideroten est le premier conscient qui écrit à son amie Sophie Volland, le 26septembre 1762 :

Ce qui caractérise le philosophe et le distingue du vulgaire, c’est qu’iln’admet rien sans preuve, qu’il n’acquiesce point à des notionstrompeuses et qu’il pose exatement les limites du certain, du probableet du douteux. Cet ouvrage produira sûrement avec le temps unerévolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs,les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servil’humanité.

Porte-couleurs parlant d’une entreprise qui reste le symbolegénéral des Lumières, cette gravure célèbre l’ouverture de notre histoiremoderne. Le passage à l’esprit critique, à l’esprit de liberté, quis’accomplit alors par la conjugaison du rationalisme et de l’espritphilosophique, ne pouvait sans doute se faire sans le travail de sape etde construction, à la fois, du redoutable Dictionnaire raisonné desSciences, des Arts et des Métiers.

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Frontispice de l’Encyclopédie, dessiné par Charles-Nicolas Cochin II (1715-1790),gravé par Bonaventure-Louis Prévost, à l’eau-forte et au burin, 1772, Paris, coll. part.

Le dessin original de Cochin a été exposé au Salon de 1765 et commenté par Diderot lui-même.

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Machine formidable dressée contre la réalité du passé, sescroyances et ses institutions, l’Encyclopédie a permis aux contem-porains d’espérer l’avènement d’un monde nouveau, parce qu’ilscroyaient tout comme les Philosophes au poids propre de la Raisoncritique ; et que selon la raison, l’homme est destiné à être émancipépar la raison.

NOUS SOMMES HOMMESAVANT D’ÊTRE CHRÉTIENS

T rois articles importants donnent l’esprit de l’Encyclopédieet peuvent nous faire saisir, de l’intérieur, pourainsi dire, le travail qu’elle accomplit « pour changer les

façons de penser ».Il s’agit de l’article « Esprit critique » puisque le siècle des Lumières

s’est surnommé lui-même aussi le siècle de la critique, et quel’Encyclopédie se voue à développer cet esprit critique ; l’article« raison » auquel j’associe bien entendu l’homme de la raison nouvelle,le « philosophe », cet article de Dumarsais que nous avons déjà évoqué.Faute d’espace, je passerai brièvement sur le philosophe et l’espritcritique et j’insisterai un peu plus sur l’article raison, par lequel, à toutseigneur, tout honneur, je commence.

Le mot de raison subit au cours de l’histoire des Lumières deschangements si importants qu’ils marqueront de leur sceau le discourscommun du XVIIIe siècle dans son insistance à pousser jusqu’au boutde ses conséquences le « doute méthodique » de Descartes, et à rendreson entière autonomie à l’homme en lui permettant de se libérer vis-à-vis de tout ce qui ne relève pas des critères propres à la raison ; de là letriple caractère que revêt la raison, tel que les Philosophes la mettra àl’œuvre dans leurs écrits : la raison est active, elle est conquérante, elleest créatrice.

Idée-force du XVIIIe siècle, la plus puissante peut-être, la raisonagit, par ses « lumières », son pouvoir de lier et de délier, comme « unguide » universel et « comme un ferment ».

L’article « raison » que signe Jaucourt (tome XIII, 1765) a soin despécifier polémiquement que par raison, on entendra : « l’enchaînementdes vérités auxquelles l’esprit humain peut atteindre naturellement, sansêtre aidé des lumières de la foi [...]. La raison de cela, c’est que noussommes hommes avant d’être chrétiens ».

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Nous y voilà ! Le mot d’ordre qui traverse l’entreprise del’Encyclopédie et, avec elle, la pensée du XVIIIe siècle, est lâché : « noussommes hommes avant d’être chrétiens ».

L’exaltation de la raison, le développement du goût pour larecherche scientifique, le double but que s’est proposé l’Encyclopédieen vue de former l’esprit critique, est sous-tendu idéologiquement parun programme révolutionnaire, laïque et humaniste.

De plus, classant les objets auxquels peut prétendre s’appliquer laraison, Jaucourt délimite le domaine qui lui est réservé et distingue, enmême temps, les méthodes selon lesquelles on pourra atteindre les« vérités de la raison ». Celles-ci sont de deux sortes, mais qu’elles soientdes « vérités éternelles » ou des « vérités positives », elles demeurentsous la juridiction autonome du jugement humain et se passent de laRévélation.

La nécessité des premières est d’ordre logique et leur connaissancedépend des lois du raisonnement, la nécessité des secondes est d’ordrephysique, car elles dépendent de la nature. Comme le souligne Jaucourt :« nous les apprenons ou par l’expérience, c’est-à-dire a posteriori, oupar la raison, et a priori, c’est-à-dire par des considérations tirées de laconvenance, qui les ont fait choisir ».

Si la critique, et le tour d’esprit qu’elle développe, sont lesinstruments émancipateurs de la raison conçue comme guide, c’estl’action des Philosophes qui précipite sa capacité présumée (de ferment)de changer le monde et la vie par le bouillonnement des idées et desdécouvertes.

La fonction critique de la raison se révèle indissolublement liée àsa fonction innovatrice dont les achèvements sont susceptibles deprovoquer, ainsi que le constate avec jubilation d’Alembert, ce« changement bien remarquable dans nos idées » comme dans « l’étatactuel de nos connaissances », changement précurseur d’une immense« révolution ».

Les progrès de la raison, les nouvelles lumières qu’elle jette sur lesobjets dont elle discute ou qu’elle analyse, apparaissent se confondreavec ceux mêmes de la philosophie. Les effets sociaux, intellectuels etpolitiques, produits par l’activité critique solidaire de l’activitéphilosophique dans les tâches qu’elles se sont elles-mêmes assignées,peuvent dès lors être présentés comme l’envers et l’endroit de la mêmeactivité transformatrice, celle d’une raison libératrice et militante, etse réclamer de ses progrès.

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« L’effervescence générale des esprits », comme le formuled’Alembert, cette effervescence qui soulève de part en part le siècledes Lumières, la fermentation sociale causée par cette idée de libertéqui infuse désormais tous les discours, économiques, moraux,politiques, esthétiques, apparaissent comme les fruits sains d’un seularbre, la raison dont les deux branches principales se nomment espritcritique et esprit philosophique.

« Un coup d ’œil sur l ’objet ou sur sa représentation en dit plus long qu’une page de discours »Diderot dans le Prospectus annonce la volonté de multiplier l ’iconographie au service du texte

pour mettre ainsi le savoir à la portée de tous.

Et les Amis de la Raison et de la Liberté, toute l’avant-gardeéclairée, de justifier le nom qu’ils se donnent au bénéfice de la postérité,en qualifiant indifféremment le siècle duquel ils sont partie prenante,de « siècle de la raison » ou de « siècle de la Philosophie ».

C’est maintenant au tour de la philosophie d’être examinée, ouplutôt du « philosophe », car Dumarsais, l’auteur de l’article, souscouvert de définir une notion, le philosophe, et les objets de son activité,débordant du cadre de son propos, élargit sa description à la mesure del’idéal-type que le « parti des philosophes » entend représenter demanière éminente, celui du nouveau champion de la raison et ensemble

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de l’humanité ; un champion qui intervient concrètement à l’intérieurde la société.

Dumarsais fixe à grands traits les droits, les devoirs, les qualitésd’un homme précis : l’homme des « lumières » de la raison dont il faitl’apologie en l’opposant aux anciennes figures du dévot ou duphilosophe spéculatif enfermé dans sa tour d’ivoire.

Le nouveau sage sera cet homme d’action et de progrès qui sauralutter avec compétence et efficacité pour la cause qu’il défend, la causede la raison, la cause du développement autonome des sciences et dutriomphe de la justice contre toutes les formes de l’obscurantisme.Terminant l’article, il recommande : « Entez un souverain sur unphilosophe d’une telle trempe, et vous aurez un parfait souverain ».

Comment le critique, allié au philosophe, pourra-t-il contribuerau triomphe de la raison et aider à la propagation de la philosophie desLumières ?

Jean-François Marmontel

Le très long article« critique » que le romancier àthèses, Jean-François Mar-montel (1723-1799), consacre àcette question, occupe septpages dans le quatrième tome(1751) de l’Encyclopédie.

C’est déjà un indice ma-tériel de l’importance des en-jeux « critiques » du terme lui-même, pour les Encyclopé-distes. Ce que doit faire lecritique est en somme d’œu-vrer à la laïcisation de la raisonet à la conception d’un nou-veau type d’existence sociale.

Marmontel compare la tâche du critique à celui d’un guide quiaccompagne le voyageur au pays de la vérité :

C’est au critique en guide sage d’obliger le voyageur (de la vérité) às’arrêter où finit le jour [les connaissances] de peur qu’il ne s’égare dansles ténèbres.

Et ce guide préconise :Observer les faits connus ; en déterminer s’il le peut, les rapports et lesdistances ; rectifier les faux calculs et les observations défectueuses ;

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en un mot convaincre l’esprit humain de sa faiblesse, pour lui faireemployer utilement le peu de force qu’il épuise en vain ; et oser dire àcelui qui veut plier l’expérience à ses idées : Ton métier est d’interrogerla nature, non de la faire parler.

Le critique est donc le guide de l’humanité (et non son précepteur,comme l’en accusait Séguier) ; son utilité principale est d’indiquer dequelle manière, sous l’égide de la raison, il s’agit, fonction négative, debattre en brèche les vieilles notions ou les vieilles méthodes pourpermettre, fonction positive, de « ramener les idées aux choses » dansl’exercice des activités les plus propres à faire progresser lesconnaissances ou à changer les rapports sociaux, et par suite, àémanciper les hommes et à transformer les représentations du monde.

Tout un chacun cependant a le devoir d’être critique. L’article seclôt sur cet élargissement avec un appel au public qualifié de méga-critique, si l’on peut dire, de « critique universellement supérieur »,parmi les autres sortes de critiques qu’a distingués l’article.

Les lourds in-folio de l’Encyclopédie

Une sorte d’internationale des esprits est ainsi convoquée qui devras’efforcer d’appliquer les principes indiqués et de rejoindre les rangsdes Philosophes.

Non seulement tout le monde sera critique, tout le monde seraphilosophe : ils auront « pour eux la vérité, la justice, la raison, et ce quiest plus fort encore, l’intérêt de l’humanité dont ils défendent la cause ».

Josiane Boulad-Ayoub

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Le prototype d’une version hypertextuel du pre-mier volume de l’Encyclopédie : http://tuna.uchicago.edu/forms_unrest/ENC.query.html

Quelques extraits d’articles de l’Encyclopédie http://www.bnf.fr/web-bnf/pedagos/dossitsm/

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