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LE PROGRÈS À LINFINI DES PERFECTIONS CRÉÉES SELON GODEFROID DE FONTAINES ET JACQUES DE VITERBE par Antoine Côté L’auteur de la célèbre « table des divergences et innovations doctrinales de Godefroid de Fontaines », compte-rendu détaillé des Quodlibet V à XII du Docteur liégeois réalisé par un sien disciple du XIII e siècle, signale l’existence d’un désaccord, au Quodlibet VII, q. 12 (1290) et au Quodlibet X, q. 2 (1293), entre Godefroid et Thomas d’Aquin ainsi qu’entre Godefroid et Gilles de Rome sur la question de l’augmentation à l’infini des perfections chez la créature, et en particulier sur la question de l’augmentation de la charité 1 . De fait, le docteur liégeois défend dans ces deux textes des positions opposées à celles de ses deux devanciers. Or, Godefroid s’était penché une première fois sur la question de l’infini, bien avant les Quodlibets VII et XII, en 1287, dans le Quodlibet IV, q. 3 (Utrum in perfectionibus essentialibus rerum sive ordinem essentialem habentibus sit processus in infinitum), où il développait la thèse qu’une progression à l’infini dans la série des espèces composant un système ordonné comme l’univers était impossible, thèse générale à partir de laquelle il conclura, au Quodlibet VII, q. 12, à l’impossibilité d’une augmentation à l’infini dans le cas spécifique de la charité. S’il avait parlé du Quodlibet IV, peut-être notre auteur anonyme aurait-il signalé l’existence d’une autre divergence, beaucoup plus explicite celle-là, portant sur la même question de l’infini, opposant Godefroid à l’Ermite de Saint-Augustin Jacques de Viterbe. En effet, quelques années après le Quodlibet IV, sans doute en 1293, Jacques de Viterbe consacrait toute une question de son premier Quodlibet à une réflexion générale sur la capacité de Dieu à produire un infini, dont la première et la plus longue partie présentait une réfutation point par point des arguments avancés par Godefroid en son Quodlibet IV, q. 3 2 . Ce sont les termes et le sens de cette divergence ainsi que les options philosophiques concurrentes dont elle est l’expression dans le contexte doctrinal dans lequel elle s’inscrit que nous aimerions examiner dans le présent travail. La position de Godefroid est en effet assez singulière dans la mesure où, en refusant la possibilité d’un progrès à l’infini dans la série ordonnée des perfections, elle paraissait déboucher sur une 1 Jean Hoffmans, « La Table des divergences et innovations doctrinales de Godefroid de Fontaines », Revue néoscolastique de philosophie 36 (1934) : « Item, quaestione duodecima, contra Thomam et Aegidium de augmento caritatis in infinitum. Et cum Aegidio. Et ibi contra perfectionem creaturarum in infinitum. Et de hoc multum decimo quodlibet, quaestione secunda » (p. 429); « Decimo quodlibet, quaestione secunda, contra Thomam, de perfectionibus creaturarum in infinitum, et de infinito multa. Et ista alia significantur supra, quodlibet septimo, quaestione duodecima » (p. 433). Notons que lorsque l’anonyme écrit contra Aegidium ou contra Iacobum, il n’entend pas signifier par là que Godefroid prenait consciemment position contre ces auteurs. S’agissant des divergences relevées par l’Anonyme entre Godefroid et Jacques de Viterbe, J. F. Wippel a montré que, dans la majorité des cas, les résumés des doctrines critiquées par Godefroid dans les questions où il passe pour vouloir réfuter le Viterbien étaient trop vagues pour permettre de les attribuer avec certitude à ce dernier. Le fait demeure que les solutions avancées par Godefroid sont, dans leur teneur doctrinale, opposées à celles de Jacques – que ce dernier soit ou non consciemment pris pour cible. Voir J. F. Wippel, « The Dating of James of Viterbo’s Quodlibet I and Godfrey of Fontaines’ Quodlibet VIII », Augustiniana, 24 (1974), p. 348-386. 2 Voir les remarques de E. Ypma, l’éditeur des questions quodlibétiques de Jacques de Viterbe, dans Jacobi de Viterbio O.E.S.A. Disputatio prima de quolibet, éd. E. Ypma, Würzburg, Augustinus Verlag, 1968 (Cassiciacum, Supplementband 1), p. VI. - 1 -

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LE PROGRÈS À L’INFINI DES PERFECTIONS CRÉÉES SELON GODEFROID DE FONTAINES ET JACQUES DE VITERBE

par Antoine Côté

L’auteur de la célèbre « table des divergences et innovations doctrinales de

Godefroid de Fontaines », compte-rendu détaillé des Quodlibet V à XII du Docteur liégeois réalisé par un sien disciple du XIIIe siècle, signale l’existence d’un désaccord, au Quodlibet VII, q. 12 (1290) et au Quodlibet X, q. 2 (1293), entre Godefroid et Thomas d’Aquin ainsi qu’entre Godefroid et Gilles de Rome sur la question de l’augmentation à l’infini des perfections chez la créature, et en particulier sur la question de l’augmentation de la charité1. De fait, le docteur liégeois défend dans ces deux textes des positions opposées à celles de ses deux devanciers. Or, Godefroid s’était penché une première fois sur la question de l’infini, bien avant les Quodlibets VII et XII, en 1287, dans le Quodlibet IV, q. 3 (Utrum in perfectionibus essentialibus rerum sive ordinem essentialem habentibus sit processus in infinitum), où il développait la thèse qu’une progression à l’infini dans la série des espèces composant un système ordonné comme l’univers était impossible, thèse générale à partir de laquelle il conclura, au Quodlibet VII, q. 12, à l’impossibilité d’une augmentation à l’infini dans le cas spécifique de la charité.

S’il avait parlé du Quodlibet IV, peut-être notre auteur anonyme aurait-il signalé l’existence d’une autre divergence, beaucoup plus explicite celle-là, portant sur la même question de l’infini, opposant Godefroid à l’Ermite de Saint-Augustin Jacques de Viterbe. En effet, quelques années après le Quodlibet IV, sans doute en 1293, Jacques de Viterbe consacrait toute une question de son premier Quodlibet à une réflexion générale sur la capacité de Dieu à produire un infini, dont la première et la plus longue partie présentait une réfutation point par point des arguments avancés par Godefroid en son Quodlibet IV, q. 32. Ce sont les termes et le sens de cette divergence ainsi que les options philosophiques concurrentes dont elle est l’expression dans le contexte doctrinal dans lequel elle s’inscrit que nous aimerions examiner dans le présent travail. La position de Godefroid est en effet assez singulière dans la mesure où, en refusant la possibilité d’un progrès à l’infini dans la série ordonnée des perfections, elle paraissait déboucher sur une

1 Jean Hoffmans, « La Table des divergences et innovations doctrinales de Godefroid de Fontaines », Revue néoscolastique de philosophie 36 (1934) : « Item, quaestione duodecima, contra Thomam et Aegidium de augmento caritatis in infinitum. Et cum Aegidio. Et ibi contra perfectionem creaturarum in infinitum. Et de hoc multum decimo quodlibet, quaestione secunda » (p. 429); « Decimo quodlibet, quaestione secunda, contra Thomam, de perfectionibus creaturarum in infinitum, et de infinito multa. Et ista alia significantur supra, quodlibet septimo, quaestione duodecima » (p. 433). Notons que lorsque l’anonyme écrit contra Aegidium ou contra Iacobum, il n’entend pas signifier par là que Godefroid prenait consciemment position contre ces auteurs. S’agissant des divergences relevées par l’Anonyme entre Godefroid et Jacques de Viterbe, J. F. Wippel a montré que, dans la majorité des cas, les résumés des doctrines critiquées par Godefroid dans les questions où il passe pour vouloir réfuter le Viterbien étaient trop vagues pour permettre de les attribuer avec certitude à ce dernier. Le fait demeure que les solutions avancées par Godefroid sont, dans leur teneur doctrinale, opposées à celles de Jacques – que ce dernier soit ou non consciemment pris pour cible. Voir J. F. Wippel, « The Dating of James of Viterbo’s Quodlibet I and Godfrey of Fontaines’ Quodlibet VIII », Augustiniana, 24 (1974), p. 348-386. 2 Voir les remarques de E. Ypma, l’éditeur des questions quodlibétiques de Jacques de Viterbe, dans Jacobi de Viterbio O.E.S.A. Disputatio prima de quolibet, éd. E. Ypma, Würzburg, Augustinus Verlag, 1968 (Cassiciacum, Supplementband 1), p. VI.

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limitation de la toute-puissance divine. Dans sa réponse, le Viterbien cherchera à renouer avec une position proche de celle de Thomas et de Gilles, dans la mesure en tout cas où il réaffirme la capacité de Dieu à produire des perfections ordonnées en nombre infini, mais il emploie pour ce faire des arguments nouveaux, et donne à sa réflexion un tour plus systématique que ne l’avaient fait ses devanciers. Je vais commencer par un rappel des positions de Thomas d’Aquin et de Gilles de Rome, deux auteurs qu’on peut considérer comme incarnant la solution « classique » sur la question de la capacité de Dieu à produire des infinis – bien que les deux auteurs, on le verra, soient loin d’être d’accord sur tout –, solution avec laquelle Godefroid cherche à rompre, avant d’évoquer la position élaborée par Henri de Gand dans ses questions quodlibétiques, source de la doctrine de Godefroid. Je consacrerai la dernière partie du travail à présenter et à discuter tour à tour les questions de Godefroid et de Jacques de Viterbe. 1. DIEU PEUT-IL CRÉER DES ESPÈCES INFINIS ? LA RÉPONSE DE THOMAS D’AQUIN ET DE GILLES DE ROME a) Thomas d’Aquin Thomas d’Aquin s’est penché sur la question de la possibilité d’une progression à l’infini dans un système ordonné une première fois à l’occasion de son commentaire du chapitre 1 de la distinction 44 des Sentences de Pierre Lombard : « Dieu aurait-il pu faire un univers meilleur (que celui qu’il a fait) »? Comme l’univers est un système ordonné, c’est-à-dire un système dont les éléments entretiennent des rapports déterminés les uns aux autres, on peut reformuler la question ainsi : Dieu aurait-il pu créer un système ordonné meilleur que celui qu’il a créé ? Thomas commence d’abord par distinguer deux ordres : l’ordre des parties de l’univers dans leurs relations réciproques, et l’ordre constitué par le rapport de l’univers (dans son ensemble) à sa fin, i.e. Dieu. Chacun de ces ordres est un bien qui peut lui-même être envisagé de deux manières. Nous ne parlerons ici que du premier qui intéresse directement notre propos : le bien de l’ordre des parties dans leurs relations réciproques. Celui-ci peut être envisagé, soit du point de vue des parties elles-mêmes, soit du point de vue de l’ordre qu’elles composent ensemble. Si le bien qui caractérise l’ordre des parties est envisagé de la première façon, c’est-à-dire sous l’angle des parties qui le composent, abstraction faite de la relation d’ordre qui les unit, l’univers est susceptible, explique Thomas, d’être « amélioré » de deux façons : 1) par addition de parties et 2) par intensification de la bonté des formes. Voyons ces deux points.

1) Par addition de parties. Dieu aurait pu et peut encore créer un univers meilleur dans la mesure où il peut ajouter de nouvelles espèces à celles qui existent déjà. Il le peut, parce que la distance qui sépare Dieu de la créature la plus élevée dans l’ordre de la perfection est une distance infinie. Il existe donc une infinité de « degrés de bonté » entre Dieu et la créature dont certains pourraient être « comblés » par la création d’autres espèces3.

3 « Si quantum ad partes ipsas, tunc potest intelligi universum fieri melius, vel per additionem plurium partium, ut scilicet crearentur multae aliae species, et implerentur multi gradus bonitatis qui possunt esse, cum etiam inter summam creaturam et Deum infinita distantia sit; et sic Deus melius universum facere

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2) Par intensification de la bonté des formes. Deux cas sont possibles : Dieu peut intensifier les perfections des bontés accidentelles en dotant toutes les espèces existantes de perfections accidentelles meilleures; ou bien il peut intensifier les bontés essentielles en créant de nouvelles espèces, éventuellement à l’infini4, c’est-à-dire en remplaçant toutes les anciennes espèces par des nouvelles. L’intensification des bontés essentielles entraîne la création d’espèces nouvelles, car même Dieu ne saurait intensifier l’essence d’un être sans la modifier, c’est-à-dire sans faire de cet être un être différent. De même, l’intensification, dans les deux cas, doit porter sur toutes les espèces : si elle ne portait que sur une partie d’entre elles, l’harmonie caractérisant l’ensemble serait rompue. De façon analogue, si toutes les cordes d’une cithare étaient « améliorées » – en les accordant une octave plus haut par exemple – il en résulterait une « harmonie plus douce », alors que si l’amélioration n’affectait que certaines cordes, la cithare produirait un son discordant.5

Si maintenant on envisage le bien propre à l’ordre des parties, non plus du point de vue de ces parties elles-mêmes, mais du point de vue de l’ordre qui résulte de leurs relations réciproques, Thomas juge que, là encore, Dieu peut aussi rendre l’univers meilleur. Cela n’est pas possible extensivement, mais Dieu pourrait rendre l’univers meilleur en augmentant intensivement la perfection accidentelle des parties qui le composent6. Toutefois, comme dans le premier cas, c’est-à-dire le cas où les parties sont envisagées en tant que parties, Dieu ne pourrait intensifier la bonté essentielle des espèces de notre univers sans créer des espèces différentes et donc un nouvel univers. Outre la capacité de créer de nouvelles espèces à l’infini, et celle d’intensifier leurs perfections accidentelles à l’infini, Dieu se voit reconnaître par Thomas la capacité de créer une infinité d’individus à l’intérieur de chaque espèce. C’est ce qu’il explique en cherchant à réfuter l’idée que parce que la science de vision du Christ peut être infinie, celle-ci pourrait égaler celle de Dieu. Si le Christ connaissait par sa science de vision tout ce que Dieu connaît par la sienne, il connaîtrait une infinité de choses, et pourtant il ne saurait pas tout ce que Dieu peut faire, et donc, en ce sens, il ne connaîtrait pas tout ce que Dieu sait. Or, Dieu peut faire une infinité d’espèces autres que celles qui existent, et il peut faire une infinité d’individus dans chaque espèce. Il y aurait donc une différence

potuisset et posset » Thomas d’Aquin, Super I Sent., d. 44, q. 1, a. 2, solutio, éd. P. Mandonnet, Paris, Lethielleux, 1929, p. 1019. On trouvera la traduction française de cette question, réalisée par Cyrille Michon, dans La puissance et son ombre. De Pierre Lombard à Luther, O. Boulnois (éd.), Paris, Aubier, 1994 (Bibliothèque philosophique), p. 241-244. 4 « [E]t sic etiam esset Deo possibilis, qui infinitas alias species condere potest » Thomas d’Aquin, Super Sent. 1, d. 44, q. 1, a. 2, solutio, éd. Mandonnet, p. 1019. 5 « Vel potest intelligi fieri melius quasi intensive, quasi (éd. : et hoc) mutatis omnibus partibus ejus in melius, quia si aliquae partes meliorarentur aliis non melioratis, non esset tanta bonitas ordinis; sicut patet in cithara, cujus si omnes chordae meliorantur, fit dulcior harmonia, sed quibusdam tantum melioratis, fit dissonantia » Thomas d’Aquin, Super Sent., 1, d. 44, q. 1, a. 2, solutio, éd. Mandonnet, p. 1019. Pour une étude générale sur le sens de cette analogie musicale – dont nous verrons plus loin l’importance chez Gilles de Rome – dans la philosophie médiévale tardive, voir L. Bianchi et E. Randi, Vérités dissonantes. Aristote à la fin du Moyen Âge, Fribourg, Éditions Universitaires de Fribourg, 1993 (Vestigia, 11), chapitre VI (Harmonie, musique et théodicée entre le xiiie et le xive siècle), p. 195-235. 6 « … sed intensive posset esse melior manentibus eisdem partibus quantum ad ordinem qui sequitur bonitatem accidentalem : quanto enim aliquid in majus bonum redundat, tanto ordo melior est » Super Sent. 1, d. 44, q. 1, a. 2, solutio, éd. Mandonnet, p. 1019-1020.

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de degré entre l’infini connu par le Christ et celui connu par Dieu7, différence que Thomas illustre au moyen d’un exemple numérique. Comparant des rapports numériques à des espèces et les valeurs numériques ayant ce rapport à des individus, Thomas explique qu’on peut, à partir d’une « espèce » particulière, i.e. un rapport particulier, disons 2 : 1, engendrer une infinité « d’individus », c’est-à-dire une série infinie de nombres instantiant ce rapport : 4 : 2, 6 : 3, 8 : 4 etc. Mais à cet infini pourraient s’ajouter les infinités de toutes les autres espèces, i.e. tous les autres rapports possibles, 3 : 1, 4 : 1 etc., dont chacune est elle-même susceptible de donner lieu à une série infinie. La connaissance de Dieu par rapport à celle du Christ s’apparente au cas de quelqu’un dont la science embrasserait les infinis de plusieurs espèces par rapport à quelqu’un dont la connaissance n’engloberait que l’infinité d’une seule espèce. Dieu sait tout ce qu’il peut faire et comme il peut créer de nouvelles espèces, il connaîtra « plus » d’infini que le Christ. La distinction entre « ordres » d’infinité croissante permet à Thomas de répondre à l’objection selon laquelle la réalisation d’un infini en acte dans la nature pourrait compromettre la transcendance de Dieu. La thèse de Thomas est que, indépendamment, d’une part, de la question de savoir si un infini en acte dans la nature est possible – et on sait que Thomas hésitera sur ce point –; compte tenu, d’autre part que, comme le veut l’adage, « infinitum enim infinito maius non est », l’infinité divine l’emporterait de toutes façons sur une infinité créée, puisqu’elle serait infinie de « plus de manières » que ne le pourrait être une créature. Ainsi un corps de longueur et de largeur infinies est-il « plus infini » qu’un corps de longueur infinie et de largeur finie, mais non plus infini sous le rapport de la longueur, en vertu de l’adage susnommé8. En définitive, si Thomas paraît favorable à la thèse que Dieu puisse créer des espèces à l’infini dans la création en créant de nouvelles espèces ou en créant un nombre infini d’individus relevant de la même espèce, on peut supposer que c’est parce qu’il estimait qu’une telle éventualité ne mettait jeu, en Dieu, que la capacité à créer un infini en puissance : ajouter de nouvelles espèces, a fortiori à l’infini reste la prérogative de Dieu, mais ne constitue pas une impossibilité. Et s’il est vrai que dans certains textes Thomas n’exclut pas que Dieu puisse faire un infini en acte, l’infini qu’il semble avoir en vue est celui de choses non ordonnées9. D’autre part, la distinction entre divers degrés

7 « Unde si anima Christi sciret omnia quae Deus scit scientia visionis, sequeretur quod sciret infinita quamvis non cognosceret omnia quae Deus facere potest : specierum finitarum potest facere infinitas alias species, et in singulis speciebus infinita individua, sicut patet praecipue in proportionibus numerorum » De veritate, q. 20, a. 4, ad 1, dans Opera Omnia Iussu Leonis XIII P. M. Edita (= éd. Léonine), t. XXII, cura et studio Fratrum Praedicatorum, Rome, Sainte Sabine, 1972, p. 582b, 258-266. 8 Cf. Thomas d’Aquin, Quodlibet IX, q. 1, a. 1, éd. Léonine, t. XXV, 1, p. 88a, 50-62. 9 Que Thomas ait en vue l’infini de choses non ordonnées lorsqu’il envisage des infinis en acte, c’est ce qui ressort bien d’un passage du De unitate intellectus (éd. Léonine, t. XLIII, p. 313, 311-333) où, cherchant à réfuter la thèse des Averroïstes qui soutiennent qu’une infinité d’âmes impliquerait un infini en acte, Thomas leur oppose la thèse d’Algazel – qu’il approuve – selon laquelle une quantité ou une pluralité peut être infinie à condition de ne pas être ordonnée. Cf. Algazel’s Metaphysics, éd. J. T. Muckle, Toronto, St. Michael’s College, 1933, p. 40, 6 – 41, 12. Sur la thèse « qu’il n’est pas prouvé que Dieu ne puisse faire des infinis en acte », voir De aeternitate mundi, éd. Léonine, t. XLIII, p. 89b, 306-308 et Quodlibet XII, q. 2, a. 2, responsio, éd. Léonine, t. XXV, 2, p. 400b, 17-19, ainsi que J. F. Wippel, The Metaphysical Thought of Godfrey of Fontaines, Washington, The Catholic University of America Press, 1981, p. 166, n. 186 et surtout L. Bianchi, L’errore di Aristotele, La Nuova Italia, Firenze, 1984 (Pubblicazioni del Dipartimento di Filosofia dell’Università di Milano, 2), p. 154.

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d’infinis permettait à Thomas de faire droit à la possibilité d’une science créée infinie sans compromettre la transcendance divine. b) Gilles de Rome Gilles de Rome accepte le cadre général et les principales conclusions de la doctrine thomiste relative à la possibilité de créer de nouvelles espèces – tout en marquant son désaccord avec lui sur certains points précis –, mais il pousse plus loin que Thomas l’analyse des rapports entre l’ordre de l’univers et la capacité créatrice de Dieu, ce qui le conduit à des aperçus originaux sur la question de la créabilité d’infinis en acte10.

Dans son commentaire aux Sentences, la réflexion de Gilles s’appuie sur la même distinction entre deux ordres que nous venons de voir chez Thomas : les différentes parties de l’univers qui composent le système ordonné, et l’ordre qui résulte de leurs relations réciproques. La question de l’amélioration de l’univers peut s’entendre de ces deux façons. S’agissant de l’amélioration des parties, Gilles estime, à l’instar de Thomas, que Dieu pourrait améliorer les parties extensivement, puisqu’il y a de nombreux genres de créatures que Dieu pourrait faire qu’il n’a pas faits. Il considère également que Dieu pourrait améliorer l’univers, soit en intensifiant les accidents des espèces existantes, soit en intensifiant les substances, ce qui impliquerait toutefois de créer pour chaque espèce existante une espèce différente, substantiellement plus parfaite. S’agissant de l’univers envisagé du point de vue de l’ordre manifesté par ses parties, Gilles, d’accord encore une fois avec Thomas, affirme que l’amélioration n’est pas possible extensivement, mais il s’oppose à Thomas sur la possibilité d’une amélioration intensive. L’Aquinate, en effet, avait soutenu que l’intensification de la bonté des accidents entraînait une amélioration de l’ordre. Gilles lui répond que ce n’est pas parce que chaque partie est intensifiée que l’ordre de l’ensemble s’en trouvera amélioré; il convient plutôt de dire que l’univers selon l’ordre en soi est très bon (valde bonum)11. Comme Thomas, Gilles admet donc que Dieu peut créer de nouvelles espèces. A la question 3 de la distinction 44, il explique que tous les étants sont compris entre deux bornes : une borne inférieure, qui est la matière première, puissance pure, et une borne supérieure, Dieu, qui est acte pur12. Tous les étants situés entre ces deux extrêmes sont

10 Sur l’attitude indépendante et souvent critique de Gilles à l’égard de Thomas, voir les remarques de Concetta Luna dans Aegidii Romani Opera omnia, III. 2 : Reportatio Lecturae super libros I-IV Sententiarum. Reportatio Monacensis. Excerpta Godefridi de Fontibus, C. Luna (éd.), Florence, SISMEL, Edizioni del Galluzzo, 2003 (Unione Accademica Nazionale, Corpus Philosophorum Medii Aevi, Testi e Studi, 17), p. 50-75. 11 « Sed utrum intensive secundum talem ordinem meliorari possit concedunt aliqui simpliciter quod sic. Dicunt enim quod si quaelibet pars universi meliorata esset, ordo intensive in universo simpliciter esset melior. Sed non est bene dictum, quia sic considerare ordinem magis est considerare ipsum quantum ad partes ordinatas ad quas se extendit quam in se. Oportet autem nos dicere quod secundum ordinem in se aliquo modo universum sit valde bonum. Sic enim cuncta quae fecit Deus sunt valde bona propter bonum ordinis » Gilles de Rome, In I Sent., dist. 44, p. 1, q. 2, Venise, 1521; réimp. Francfort, Minerva, 1968 226vK. Ici comme ailleurs, nous reponctuons et uniformisons l’orthographe des citations issues d’éditions renaissantes. 12 « Respondeo dicendum quod omnia entia quodammodo clauduntur inter duos terminos quorum unus est supremus ultra quem non licet ascendere; alius est infimus infra quem non potest esse progressus » ibid.,

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des mixtes d’acte et de puissance. La matière première est un terme ultime où s’arrête la série descendante des perfections; elle est, selon le mot d’Augustin, « prope nihil », « contigu du néant »; à ce titre, elle représente le plus petit degré possible de participation à l’étant, ce à quoi rien ne saurait être inférieur. A l’opposé, dans l’ordre ascendant, il n’y pas de terme dernier, pas de créature suprême telle qu’une plus parfaite ne soit pas possible13. La série des perfections dans la création est donc bornée par en bas, mais non par en haut. Cette structure permet à Gilles de circonscrire le domaine où serait susceptible de s’exercer la capacité divine à produire des infinis : celle-ci ne saurait s’exercer entre la matière première et le néant. En revanche, rien n’interdit à Dieu d’agir à l’autre « extrémité » : si parfaite que soit une créature, Dieu peut toujours en créer une plus parfaite14. Des précisions importantes sur la conception égidienne de l’ordre et sur ce qui est possible ex parte naturae interviennent au Quodlibet III, question 5 (1286-1291), où Gilles demande s’il est possible d’intercaler une espèce entre deux espèces qui se suivent immédiatement dans l’échelle des perfections. Cette possibilité, explique-t-il, présuppose qu’il y ait une distance entre les deux extrémités, non une distance « ponctuelle » – comme celle qui existe entre deux nombres naturels –, mais une distance de « latitude ». Pour montrer que dans ce dernier cas une troisième espèce peut être intercalée entre les deux autres, Gilles va examiner à nouveaux frais la notion d’ordre dans l’univers en se fondant sur l’analogie entre l’ordre de l’univers et l’harmonie musicale15. À ce propos, il établit deux points importants : D’abord, il n’est pas nécessaire pour qu’une séquence musicale soit mélodieuse que chaque note soit adjacente (punctualis excessus) à celle qui la précède et à celle qui la suit – au sens où sont adjacents deux demi-tons qui se suivent dans la gamme chromatique. Ainsi, il peut y avoir entre deux notes successives d’une mélodie donnée un intervalle d’un ou de plusieurs tons entre lesquels il serait possible d’intercaler d’autres notes. Même la distance d’un ton qui peut séparer deux notes n’est pas une distance « ponctuelle », puisque le ton se divise lui-même en deux semi-tons (semitonia)16. Ensuite, il n’est pas nécessaire que l’intervalle entre toutes les paires de notes qui se suivent soit le même. La qualité musicale d’une mélodie requiert une variété d’intervalles : même s’il était possible de composer une ligne mélodique dont toutes les notes seraient contiguës de leur voisines, le mérite musical en serait, écrit notre auteur, « modique ou nul »17. Gilles transpose alors ces deux caractéristiques « à l’harmonie du

227rA. Cf. aussi Gilles de Rome, Super librum de causis, Venise, 1550 ; réimp. Francfort, Minerva, 1968, f. 32rCD. 13 « Simpliciter ergo loquendo, solus Deus est ita bonus quo melius excogitari non potest; omnis autem creatura ut creatura est simpliciter loquendo ab omnimoda perfectione deficit, et ea aliquid esse melius potest » Gilles de Rome, In I Sent., dist. 44, p. 1, q. 3, éd. Venise, 227rB. 14 « … nunquam enim Deus posset facere aliquam creaturam ita excellentem, ut non posset facere excellentiorem » Gilles de Rome, Quodlibet III, q. 5, Louvain 1646; réimp. Francfort, Minerva, 1966, p. 139a. 15 « Sciendum quod ordinem universi debemus imaginari ad modum cuiusdam harmoniae vel melodiae » Gilles de Rome, Quodlibet III, q. 5, éd. Louvain, p. 139a. 16 Les semi-tons ne doivent pas être confondus avec les demi-tons de la gamme tempérée moderne. Voir J. Chailley, Éléments de philologie musicale, Paris, Alphonse Leduc, 1985, p. 116. 17 « Bene dictum est quod voces in melodia non semper se excedant punctualiter nec aequaliter : imo dato quod in sonis esset possibilis punctualis excessus et semper fieret excessus punctualis, ita quod nulla

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monde » : si Dieu a fait plusieurs espèces de plantes selon un ordre croissant de perfection, l’intervalle entre deux espèces successives n’est pas tel qu’une espèce tierce ne puisse s’y intercaler. Ensuite, si l’on peut à la rigueur admettre que l’intervalle entre tout couple d’espèces de plantes qui se suivent immédiatement dans l’échelle des perfections soit le même, le passage du monde végétal au monde animal implique manifestement un « saut », un intervalle plus grand que celui qui sépare les diverses espèces de plantes les unes des autres18.

D’autres propriétés de l’harmonie cosmique peuvent être déduites des propriétés des nombres, car Gilles, comme tous les scolastiques, accepte la thèse d’Aristote selon laquelle « les espèces sont comme les nombres »19, tout en donnant à cette similitude une portée qu’elle n’avait pas chez le Stagirite. Gilles énumère cinq points de ressemblance entre les nombres et les espèces, dont un surtout nous intéresse ici20 : de même qu’il est impossible que deux nombres distincts soient séparés de l’unité par la même distance, de même, une distance identique ne saurait séparer deux espèces distinctes de Dieu; toutes, au contraire, se rapportent à Dieu comme les nombres à l’égard de l’unité. Gilles ajoute, à ce propos, que si la question de savoir si Dieu pourrait faire deux espèces équidistantes de lui relève d’une autre enquête, les sens attestent que dans le monde actuel cela n’est pas21.

De ces différents développements consacrés à la possibilité d’ajouter de nouvelles espèces dans la création chez Gilles de Rome, on peut donc dégager les points suivants : 1) Dieu peut créer de nouvelles espèces à l’infini entre l’espèce qui occupe la place la plus élevée dans la création et lui-même, puisque la distance entre une créature quelconque et Dieu est infinie; 2) Dieu ne peut pas créer deux espèces de même niveau, c’est-à-dire séparées de Dieu par la même distance; 3) Dieu ne peut pas créer d’espèces nouvelles entre la matière et le néant, puisque il n’y a pas à proprement parler de distance entre les deux; enfin, 4) il ressort de la discussion engagée par Gilles au Quodlibet III, q. 5 que Dieu peut créer d’autres espèces entre deux espèces données.

Si Gilles est d’accord avec Thomas pour reconnaître à Dieu la capacité de créer un nombre infini d’effets dans certains cas bien précis, il est un point sur lequel il manifeste un franc désaccord avec l’Aquinate, c’est la question de la croissance à l’infini relinqueretur nota in medio et non fieret ibi saltus secundum notas, modica vel nulla esset talis melodia » Gilles de Rome, Quodlibet III, q. 5, éd. Louvain, p. 140b. 18 « Hujusmodi excessus non solum non oportet quod non sit punctualis, sed etiam non oportet quod sit aequalis, ut si plantae se excedant aequaliter, licet hoc non oporteat, tamen, cum de plantis transitur ad animalia, fit quidam magnus saltus, et si prius erat excessus per tonum, ut liceat loqui secundum similitudinem transeundo ad animalia, ibitur forte in dyapason, id est in consonantiam nobiliorem » Gilles de Rome, Quodlibet III, q. 5, éd. Louvain, p. 140b. 19 Aristote, Métaphysique, H, 3 1044 b 33. 20 Les quatre autres points de ressemblance sont les suivants : 1) de même que l’espèce d’un nombre change selon qu’on lui ajoute ou qu’on lui retranche une unité, de même on modifie l’espèce on lui ajoutant ou en lui retranchant une différence; 2) de même que deux nombres ne sauraient avoir le même nombre d’unités, de même deux formes ne sauraient avoir les mêmes perfections; 3) de même que dans les espèces des êtres l’espèce inférieure est contenue dans l’espèce supérieure (le végétatif dans le sensitif par exemple), de même un nombre inférieur est contenu dans le supérieur (le 3 dans le 4); enfin, à l’instar des nombres, une espèce est contenue virtuellement – et non formellement – dans une autre. 21 « Utrum autem Deus posset facere duas species diversas aequaliter a se distantes, non est praesentis speculationis; sed secundum ordinem istum, quem videmus quantum ex sensibus possumus percipere, dicimus non esse duas species aequaliter distantes a Deo » Gilles de Rome, Quodlibet, III, q. 5, éd. Louvain, p. 141a.

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de la charité. Il est important d’en dire quelques mots, car son examen de la question fournit à Gilles l’occasion de faire une distinction entre deux sortes de croissance à l’infini dont on trouvera un écho chez Jacques de Viterbe. Thomas ne voit aucun inconvénient philosophique ou théologique à admettre l’hypothèse d’un accroissement à l’infini de la charité du viateur, quitte à montrer qu’elle ne compromet pas la supériorité de la charité du bienheureux. Trois facteurs sont susceptibles de limiter la capacité d’accroissement d’une forme, explique Thomas :1) cette forme elle-même, 2) la capacité du sujet dans lequel elle inhère, et 3) l’agent qui agit sur elle. Or, la charité n’est déterminée à un degré spécifique de perfection par aucun de ces trois facteurs : ni par la forme – dans la mesure où celle-ci est une participation de la charité infinie de l’esprit saint –, ni par le sujet, dont la capacité croît en proportion de la charité, ni, enfin, par Dieu, dont la puissance est infinie. Et pourtant, cette capacité de croissance infinie n’implique pas que la charité de l’homme viateur puisse croître jusqu’à égaler, voire dépasser, celle de la patrie. Il en est de la charité terrestre par rapport à la charité céleste comme de la dimension – la « notion » de quantité, dit Thomas – d’une ligne par rapport à celle de la surface : une ligne peut croître indéfiniment sans jamais atteindre à la dimension de la surface; de même, la notion de quantité propre à la charité de la connaissance de foi est d’un autre ordre que celle qui accompagne la vision de gloire; une croissance à l’infini à l’intérieur de cet ordre ne compromet donc pas la transcendance de la vision bienheureuse par rapport à la vision de foi.

Gilles récuse l’idée d’une absence de limite ou de détermination de la charité selon deux des trois modes distingués par Thomas et n’admet le principe d’une augmentation à l’infini dans le cas du troisième que dans un sens relatif. Il rejette l’absence de limite selon la cause, parce que Dieu, de toute éternité, a assigné à chaque homme un terme déterminé de charité; il s’y oppose encore du point de vue de la capacité réceptive de l’homme, car cette capacité étant par hypothèse finie, elle est nécessairement susceptible d’être comblée par la réception de la grâce. Quant à l’augmentation selon la forme, Gilles ne l’admet qu’en un sens limité (secundum quid), non au sens absolu (simpliciter) 22. Il y a augmentation à l’infini au sens absolu ou au sens propre lorsque toute limite donnée peut être dépassée; il y a augmentation à l’infini au sens limité lorsque un terme donné (terminum praefixum) n’est jamais atteint si loin que se poursuive l’augmentation23. Le premier type d’augmentation correspond à celle des séries numériques; le deuxième est l’opération inverse de la division à l’infini du continu. Gilles illustre ce second mode d’augmentation au moyen de l’exemple géométrique de l’angle de contingence qui connaîtra une fortune considérable au Moyen Age24. L’exemple étudie la différence entre deux angles, celui formé par le diamètre d’un cercle et la

22 Cf. l’étude de C. Trifogli, « Egidio Romano e la dottrina aristotelica dell’infinito », dans Documenti e Studi sulla Tradizione filosofica medievale, II, 1 (1991), p. 217-238; p. 229-230 pour la distinction entre l’accroissement simpliciter et praefixo aliquo termino. 23 « … notandum quod augmentari aliquid in infinitum potest esse dupliciter. Primo, ut omnis terminus positus excedatur, et sic sumitur proprie augmentari in infinitum, quia infinitum est, cuius partem accipientibus, semper est aliquid extra sumere, et sic charitas non potest augeri in infinitum in aliquo, quia posset ita capacitas alicuius repleri, ut non posset ulterius in charitate crescere. Secundo, aliquid potest augeri in infinitum, non simpliciter, sed quia terminum sibi praefixum nunquam attingit, dato etiam quod semper augmentetur … » Gilles de Rome, In III Sent., dist. XIII, p. 2, q. 1, a. 1, éd. Venise, p. 492ab. 24 On trouvera des indications bibliographiques dans l’article de C. Trifogli, « Egidio Romano e la dottrina aristotelica dell’infinito » p. 230, n. 37.

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tangente en un point M de ce cercle, et l’angle formé par le diamètre et l’arc de cercle en ce même point M, lorsqu’on accroît progressivement le diamètre du cercle. Ce deuxième angle augmente à mesure qu’augmente le rayon, sans jamais atteindre l’angle droit. Ainsi en est-il de la croissance de la charité ici-bas : celle-ci peut se poursuivre à l’infini sans jamais atteindre le niveau de la charité de la patrie25. 2. HENRI DE GAND

La position développée par Henri de Gand dans ses questions quodlibétiques, en

particulier aux Quodlibet V, q. 3 et VIII, q. 8, est aux antipodes de celles que venons d’examiner. S’il est vrai qu’il semble également admettre dans un texte plus tardif – le Quodlibet XI, q. 1126 – la possibilité d’un accroissement à l’infini des perfections, c’est la thèse contraire – à savoir, qu’il y a une limite indépassable dans l’ordre ascendant des perfections créées – qui semble avoir sa préférence; c’est celle, en tout cas, en faveur de laquelle il argumente le plus longuement, en se gardant toutefois de la prendre franchement à son compte27. Il est important d’en faire état, car de nombreux éléments de sa réflexion se retrouveront chez Godefroid, et ce sont ces mêmes éléments qui susciteront la critique de Jacques de Viterbe. Un exposé utile de la position du Docteur gantois est offert par le Quodlibet VIII, q. 8, où il fonde sa position sur un examen de la notion d’ordre.28 Selon Henri, les

25 Gilles de Rome, In III Sent., dist. XIII, p. 2, q. 1, a. 1, éd. Venise, p. 492b. Cf. aussi Quodlibet, VI, q. 16, éd. Louvain, p. 412b. 26 Henri y mentionne un énigmatique « article condamné à Paris », que les historiens ne sont pas parvenus à identifier – et qui ne correspond en tout état de cause, ni de près ni de loin, à aucun des articles de la condamnation de 1277 –, selon lequel il n’y aurait pas d’arrêt (status) dans l’ordre ascendant des perfections créées, mais seulement dans l’ordre descendant. Henri s’estime contraint de faire une place à cette position dans l’énoncé de sa solution, non sans cacher qu’elle ne comporte, à son estime, aucun avantage par rapport à la sienne. Sur ce passage du Quodlibet XI et son rapport avec les Quodlibets V, q. 3 et VIII, q. 8, voir l’excellent article de P. Porro, « Ponere statum. Idee divine, perfezioni creaturali e ordine del mondo in Enrico di Gand », dans Mediaevalia, 3 (1993), p. 109-159, spécialement, les p. 154-159. Cf., du même auteur, « Henry of Ghent » dans la Stanford Encyclopedia of Philosophy, plato.stanford.edu/entries/henry-ghent, section 7. Pour une étude détaillée du Quodlibet XI, q. 11 dans son ensemble, voir, de P. Porro toujours, « Enrico di Gand e il problema dell’unicità dell’aevum », Medioevo, 13 (1987), p. 123-193. Le premier des articles mentionnés examine également en détail les rapports de dépendance entre le Quodlibet IV, q. 3 de Godefroid et les trois Quodlibet susnommés d’Henri. Nous nous bornerons ici à relever les traits de la doctrine henricienne qui se retrouvent chez Godefroid et qui sont susceptibles d’éclairer la critique que fera Jacques de Viterbe de la doctrine du docteur liégeois. 27 Henri de Gand, Quodlibet VIII, q. 8, Paris, 1518; réimp. Louvain, Bibliothèque S. J., 1961, f. 313vH : « Quod autem assumitur quod secundum praedicta ideae in deo essent finitae, non video quod sit aliquod incoueniens; potius autem aestimo me videre quod inconueniens est infinitas esse in ipso. De hoc tamen, nihil determino, nec ea quae hucusque proposui circa hanc quaestionem intendo proposuisse determinando, sed solummodo investigando et proponendo lectori quod mihi videtur magis applicabile animo, nihil tamen super hoc iudicando. » Cf. Quodlibet XI, q. 11, éd. Louvain, f. 467rV: « Quod dico sed non asserendo : si enim esset aliqua substantia separata quae esset mensura aliorum, in ipsa esset status. » 28 Pour une analyse détaillée de cette question, voir P. Porro, « Enrico di Gand e il problema dell’unicità dell’aevum », p. 170-176. Pour un exposé général de la question de la hiérarchie et de l’ordre chez Henri, Godefroid et Jacques qui n’examine toutefois pas les rapports de dépendance réciproque entre les trois auteurs, voir E. P. Mahoney, « Duns Scotus and Medieval Discussions of Metaphysical Hierarchy: The Background of Scotus’s “Essential Order” in Henry of Ghent, Godfrey of Fontaines and James of

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créatures soutiennent avec Dieu un ordre essentiel qui exclut une progression à l’infini dans les perfections. Les créatures, en effet, se rapportent de deux manières à Dieu : selon leur essence, en tant qu’exemplata; et selon leur existence, en tant qu’operanda. Envisagées de cette dernière façon, les créatures ne font pas partie d’un ordre essentiel que Dieu serait contraint de respecter pour produire les créatures : Dieu peut créer n’importe quelle créature individuelle sans en produire aucune autre. C’est le contraire qui est vrai dans le cas du rapport selon l’essence. Ici, il est nécessaire que toutes les créatures soutiennent une relation d’ordre avec les autres créatures et avec Dieu, ce qui rend impossible une progression à l’infini. C’est ce qu’Henri explique en envisageant l’ordre de production des êtres. Il y a un être, unique, second dans l’ordre de la perfection, qui est produit par Dieu et n’est produit que par lui; le troisième être produit est produit par Dieu et par le second; le quatrième résulte de l’activité de la cause première et de toutes les causes supérieures autres que Dieu, dans la série ordonnée. Quel que soit le niveau où on se trouve dans l’échelle des perfections, une certaine espèce d’être est issue de la production de Dieu et de toutes les causes supérieures. Le mot « tout » est important : parce que chaque degré dans la série soutient une relation d’ordre (immédiate) avec Dieu ainsi qu’une relation avec chacune des causes supérieures produites par Dieu, il s’ensuit que la série des intermédiaires – situés entre l’étant envisagé et Dieu – ne saurait être infinie, car elle serait alors non totalisable, et par conséquent, non ordonnée29. On peut en tirer une conséquence importante : la série des termes ordonnés est orientée « de haut en bas », du plus simple et plus parfait au progressivement plus complexe et moins parfait : elle commence par l’être le plus simple, auquel fait suite un être qui s’éloigne de l’un en vertu d’une certaine composition qui est cependant le plus petit degré de composition chez les créatures. La situation est comparable aux nombres : le nombre 1 est le plus simple; il est suivi du nombre 2, qui manifeste une certaine composition qui est toutefois la plus petite parmi les nombres. L’erreur, pour qui s’interroge sur la possibilité d’un nombre infini d’espèces, serait d’inverser l’ordre de la numérotation, de commencer par la matière première – la creatura infima – et de conclure, de ce que la série croissante des nombres n’a aucun terme, que la série croissante des perfections essentielles possibles, à laquelle correspond la première série, n’en a pas non plus. Un tel ordre, fait valoir Henri de Gand, serait « contraire à celui de la nature; ce serait un ordre que la nature n’amorcerait jamais car elle serait incapable de le mener à bien »30.

Henri était déjà parvenu à la même conclusion au Quodlibet V, q. 3, à partir d’une discussion des idées divines, mais en s’appuyant plus nettement sur les analyses d’Aristote en Physique III et sur son commentaire averroïste. La question demande s’il y a lieu de poser en Dieu une infinité d’idées ou de « connus » (cognita). Rappelons que ce dernier terme renvoie chez Henri aux attributs de Dieu, alors que le terme « idée »

Viterbo », Via Scoti. Methodologica ad mentem Joannis Duns Scoti. Atti del Congresso Scotistico Internazionale Roma 9-11 marzo 1993, L. Sileo (éd.), Rome, PAA – Edizioni Antonianum, vol. 1, p. 359-374. 29 « …quocunque posteriorum dato in tali ordine, impossibile est ponere infinita media inter illud et primum. Hoc enim esset ordinem essentialem omnino interimere » Henri de Gand, Quodlibet VIII, q. 8, éd. Louvain, f. CCCXIIvE. 30 « Istud enim contrarium est ordini naturae, quem natura nunquam inchoaret cum eum perficere non posset » Quodlibet VIII, q. 8, éd. Louvain, f. CCCXIIvE.

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renvoie à « une nature ou essence spécifique ayant un être quidditatif »31; c’est à l’hypothèse d’une infinité d’idées divines qu’est consacrée la question. Une réponse affirmative à la question se heurte à deux difficultés majeures, dont une est énoncée en contra et l’autre explicitée dans la solution. Évoquons rapidement la première : supposons qu’il y ait une infinité d’idées en Dieu. À chacune de ces idées correspondrait un degré déterminé de perfection dans la création, mais ces perfections, prises dans leur totalité, « entraîneraient, ensemble, une certaine infinité de perfection » qui serait égale à celle de Dieu, puisque selon le De caelo d’Aristote, un infini ne peut en dépasser un autre32.

Ce sont encore les « lemmes » d’Aristote qui sont à l’origine de la deuxième difficulté. Supposons qu’il y ait en Dieu une série infinie d’idées, ordonnée selon le degré croissant de leurs perfections. Comme, selon Aristote en Physique, « dans les choses éternelles il n’y a pas de différence entre être et pouvoir » (Physique, III, 4, 203b30), les essences des choses constitueraient une totalité infinie, et Dieu aurait la connaissance d’un nombre infini d’idées. Or cette dernière thèse paraît incompatible aux yeux d’Henri avec l’enseignement d’Aristote et d’Averroès. Ainsi, un progrès dans l’ordre des perfections se fait « per additionem ad formam » puisque – allusion à Averroès – « toute perfection est du côté de la forme »33. À l’inverse, la diminution dans l’ordre du continu est une marche vers le néant, dont la cause est la matière. Si donc une progression à l’infini dans les formes était possible, elle impliquerait la production de formes de plus en plus parfaites, ce qui est contraire à la nature de l’in-fini. De même, l’infini selon Aristote n’est pas quelque chose de permanent et de complet comme un homme ou un coffre, c’est-à-dire une substance accomplie, mais un processus en devenir comme le jour ou une lutte. Comme en Dieu toute possibilité doit être réalisée, admettre la possibilité d’une série infinie d’idées divine, ce serait admettre la réalisation sous forme de totalité accomplie d’une infinité d’idées. Nonobstant la rétractation du Quodlibet XI, q. 11, la position du docteur gantois tranche donc bien avec celles de Thomas et de Gilles : alors que le Dominicain et

31 Henri de Gand, Quodlibet V, q. 3, éd. Louvain, CLVvQ. Cf. P. Porro, « Possibilità ed Esse essentiae in Enrico di Gand », in Henry of Ghent. Proceedings of the International Colloquium on the Occasion of the 700th Anniversary if his Death (1293), W. Vanhamel (éd.), Leuven, Leuven University Press, 1996, p. 211-253, ainsi que J. F. Wippel, « Thomas Aquinas, Henry of Ghent, and Godfrey of Fontaines on the Reality of Nonexisting Possibles », The Review of Metaphysics, 34 (1979), p. 279-295, article repris dans J. F. Wippel, Metaphysical Themes in Thomas Aquinas, Washington, D. C., The catholic University of America Press, 1984 (Studies in Philosophy and the History of Philosophy, vol. 10), p. 163-189. 32 « Contra. Si in Deo essent infinitae ideae et per illas infinita secundum species cognoscerent, cum cuilibet ideae respondeat gradus determinatus perfectionis in creatura, ergo licet essentia cuiuslibet creaturae secundum speciem esset finitae perfectionis, tamen totalitas sive universitas essentiarum perfectionis omnium creaturarum, simul infinitatem quandam perfectionis importaret. Et cum secundum Philosophum primo Caeli et Mundi, infinitum infinito neque maius sit neque minus, ergo perfectio Dei non erit maior perfectione universitatis creaturarum, neque ista minor illa, quod est absurdum » Henri de Gand, Quodlibet V, q. 3, éd. Louvain, f. CLVvN. Le principe « un infini n’est pas plus grand qu’un autre » ne se trouve pas au Livre I du De caelo, mais elle est impliquée par le commentaire qu’en fait Averroès : « … manifestum est quod, si distantia illarum linearum infinitarum est talis quod nulla alia distantia inveniatur maior, quia est infinita, quia nulla alia distantia inveniatur maior… » Aristotelis de coelo, Venise, 1572; réimp. Francfort, 1962 (Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis, V), f. 26rA. 33 Henri de Gand, Quodlibet V, q. 3, éd. Louvain, f. CLVvR; cf. Averroès, Aristotelis de Physico Auditu, éd. Venise (Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis, IV), f. 114rB : « diminutio est ire ad nihil, cuius causa est materia; et additio est ire ad esse, cuius causa est forma… »

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l’Ermite de Saint Augustin, invoquant la distance infinie entre Dieu et la créature, ne voyaient aucune difficulté à admettre, dans des conditions bien précises qu’ils se sont attachés à spécifier, une augmentation à l’infini des perfections, Henri répond, en Quodlibet III, q. 5 et en Quodlibet VIII, q. 8, qu’une telle chose est impossible parce qu’incompatible avec l’ordre essentiel des créatures, et incompatible avec certains « axiomes » d’Aristote relatifs à l’impossibilité de grandeurs infinies. 2. ORDRE ET INFINI SELON GODEFROID DE FONTAINES L’intitulé du Quodlibet IV, q. 3 de Godefroid de Fontaines – utrum in perfectionibus essentialibus rerum sive ordinem essentialem habentibus sit processus in infinitum – recouvre en réalité deux questions, comme le montre la discussion de Godefroid. La première est de savoir si un progrès à l’infini est possible au sein d’une même espèce; la seconde, si un progrès à l’infini d’espèces différentes mais ordonnées est possible. La première question ne fait pas vraiment problème : invoquant, après Gilles, l’assimilation des espèces aux nombres (naturels), Godefroid explique qu’il ne saurait y avoir un nombre inégal à un autre nombre de même espèce : on ne peut modifier un nombre sans en faire un nombre d’espèce différente; si aucun changement n’est possible, il s’ensuit qu’un nombre infini de changements est impossible également. Qu’en est-il maintenant d’un progrès à l’infini dans la série des êtres ayant une relation d’ordre? Certains, se fondant sur la comparaison effectuée par Aristote entre les nombres et les espèces et sur le fait que les séries numériques peuvent croître indéfiniment, ont conclu qu’un tel progrès était possible. C’était, nous l’avons vu, la position de Thomas et de Gilles. Godefroid va maintenant développer quatre arguments – largement inspirés d’Henri – en vue de démontrer la fausseté de cette position34. Le premier argument est (=A1) fondé sur l’idée que la possibilité d’un progrès à l’infini dans l’ordre des perfections est incompatible avec le principe général selon lequel « la forme est ce qu’appètent toutes choses ». Dans la mesure où la forme et l’acte sont ce vers quoi tend la nature, un progrès à l’infini de forme en forme, non susceptible d’être réduit à un acte complet semble impossible. Par ailleurs, si l’on admet que les choses les plus parfaites entrent davantage dans l’intention de la nature, il semble incongru (inconveniens) de penser qu’il n’y aurait pas de limite supérieure indépassable dans la série croissante des perfections créées, alors qu’il existe une limite inférieure en deçà de laquelle on ne peut descendre chez les êtres imparfaits, i.e. la matière. Godefroid explique alors :

De là semble venir la thèse d’Aristote selon laquelle il n’y a pas de progrès à l’infini dans les corps par accroissement, car alors (enim) le corps serait infini en acte, puisque cela serait un mouvement vers la forme (hoc sit ire ad formam) et la perfection et l’être absolu, lesquels relèvent de l’intention de l’appétit principal de la nature; <or,> la nature n’amorcerait jamais ce procès si elle ne < pouvait> le parachever »35.

34 Pour un commentaire de cette question, on consultera J. F. Wippel, The Metaphysical Thought of Godfrey of Fontaines, p. 148-152. Voir également P. Porro, « Ponere statum. Idee divine… », p. 144-148. 35 « Sic enim esset corpus actu infinitum, cum hoc sit ire ad formam et perfectionem et esse simpliciter quae sunt de intentione appetitus principalis naturae, quem processum natura nunquam inchoaret, nisi illum

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Analysons rapidement ce texte. Si la proposition « il n’y a pas de progrès à l’infini

dans les corps par accroissement, car alors (enim) le corps serait infini en acte » est la contraposée d’une affirmation que l’on trouve effectivement en Physique III, 6, 206 b 24-2636, le raisonnement sur lequel Godefroid s’appuie pour affirmer qu’un infini en puissance par accroissement impliquerait l’existence d’un infini en acte est, lui, surtout inspiré d’Averroès. L’argument d’Aristote contre l’existence d’un infini par accroissement en puissance peut être reconstitué à partir de deux passages distincts. Le premier est la dernière des cinq raisons qui, selon Aristote, auraient incité les philosophes à souscrire à l’existence d’un infini. Cette raison consiste à dire que si le vide existe il faut qu’il y ait un corps infini, puisque « entre le possible et l’être, il n’y a aucune différence, dans les choses éternelles »37. Le deuxième élément intervient au chapitre 7, lorsque Aristote explique que « ce qui peut être en acte est la mesure de ce qui peut être en puissance »; or comme Aristote juge avoir démontré qu’il ne peut y avoir de corps infini dans l’accroissement – conclusion qu’il avait déjà rappelée en 206 b 24-25 –, il s’ensuit qu’il ne peut non plus y avoir de corps infini en puissance38. L’explication de Godefroid est quelque peu différente. Comme celle d’Henri, elle repose en partie sur l’identification de l’accroissement d’un corps à un mouvement vers la forme, la perfection et l’être que l’on trouve chez Averroès, comme nous l’avons vu plus haut, dans son commentaire de 206 b 24-25. Il s’agissait en effet pour ce dernier d’expliquer pourquoi Aristote rejetait l’infini en puissance selon l’accroissement tout en admettant l’infinité en puissance par division. Sa solution consistait à contraster l’accroissement, défini comme « un mouvement vers l’être, dont la cause est la forme », et la diminution, assimilée à un mouvement vers le néant, dont la cause est la matière. Or, comme la matière est ce par quoi advient l’infini, et la forme ce par quoi advient la finitude, il s’ensuit qu’un accroissement à l’infini est impossible, même en puissance39. Le deuxième argument (=A2) se tire de la limitation qui caractérise les créatures prises singulièrement et collectivement. Prises collectivement, les créatures sont

perficere potest » Quodlibet IV, q. 3, dans Les quatre premiers Quodlibets de Godefroid de Fontaines, éd. M. De Wulf et A. Pelzer, Louvain, Institut supérieur de philosophie, 1904 (Les philosophes belges, 2), p. 243. Cf. supra, n. 30, pour le texte du passage du Quodlibet VIII, q. 8 dont s’inspire ici Godefroid. 36 « Mais s’il ne peut y avoir (ei mē hoion te einai) un tel corps sensible qui soit infini en acte (entelecheia), il est clair qu’il ne le sera pas même en puissance (dunamei) par accroissement » (trad. Carteron). 37 Aristote, Physique, III, 203 b 30. 38 Cette conclusion est admise par tous les scolastiques du 13e siècle. Voir à ce sujet l’étude classique de P. Duhem, Le système du monde; histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, t. VII (cinquième partie : La physique parisienne au XIVe siècle), Paris, Hermann, chapitre II, p. 89-157 et, plus récemment, E. Grant, God and Reason in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 228-252. 39 Godefroid fait appel à la même idée au Quodlibet VII, q. 12 où il essaye de montrer qu’une augmentation à l’infini de la charité est impossible ex parte Dei. Il ne suffit pas de dire que Dieu ne pourrait pas faire qu’une créature atteigne un degré infini de charité – parce que l’existence effective d’une telle chose est impossible –, mais qu’il pourrait créer une créature dont la nature inclurait l’infini. Pour Godefroid, une telle distinction est spécieuse : si l’existence d’un infini est impossible, avoir une nature qui inclurait l’infini – même si l’exercice de cette nature ne peut déboucher sur la réalisation de cet infini – l’est forcément aussi. Inversement, avoir une nature qui inclut l’infini entraîne la réalisation de cet infini. Cf. Quodlibet VII, q. 12, dans Les Quodlibet cinq, six et sept de Godefroid de Fontaines, éd. M. De Wulf et J. Hoffmans, Louvain, Institut supérieur de philosophie de l’Université, 1914 (Les philosophes belges, 3), p. 390.

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comprises dans des genres déterminés. Mais chaque genre, pris individuellement, en tant que chose créée, est quelque chose de fini sous le rapport de la puissance, et contient par conséquent un nombre fini de différences. Du reste, admettre un nombre infini de genres et un nombre infini de différences sous chaque genre rendrait impossible l’analogie, car il n’y a de rapport d’analogie qu’entre les termes d’un genre et le premier de ce genre; or, dans le cas d’un ensemble infini, il n’y a pas de terme premier40.

Le troisième argument (=A3) se tire de la raison d’ordre et du rapport des étants les uns vis-à-vis des autres et vis-à-vis de Dieu. La thèse de Godefroid est que le terme d’un ensemble essentiellement ordonné auquel se rapportent tous les autres termes de la série et grâce auquel tous les termes de la série peuvent se rapporter les uns aux autres en est le terme premier – et non un terme postérieur dans la série, a fortiori le terme dernier41, ce qui a pour effet de rendre impossible un croissance à l’infini qui exclurait l’existence d’un terme premier.

Pour établir ce résultat, Godefroid joue sur l’analogie entre l’ordre essentiel des espèces et l’ordre essentiel des nombres. L’ordre essentiel des espèces correspond à la hiérarchie des espèces, qui va de la moins parfaite à la plus parfaite, c’est-à-dire à celle qui se rapproche le plus de Dieu et qui occupe donc la première place dans la hiérarchie des perfections – chacune des autres occupant le rang qui correspond à son degré d’éloignement du terme premier. À chaque membre de la série correspond ainsi un nombre ordinal unique. C’est, de manière analogue, l’ordre, ascendant, des nombres, qui va du plus multiple au plus simple que Godefroid appelle « l’ordre essentiel des nombres ». Comme cette série est orientée de « bas en haut », du plus multiple au plus simple, la thèse de Godefroid est que l’on doit parvenir à un nombre qui soit maximalement proche de l’unité (qui n’est pas à proprement parler un nombre pour les médiévaux). De façon analogue, en remontant la série essentiellement ordonnée des espèces, on finira par atteindre une espèce qui se rapprochera maximalement de Dieu, c’est-à-dire qui s’en rapproche d’une façon telle qu’aucune autre espèce ne saurait être ni plus parfaite ni plus proche de Dieu.

En même temps, si l’unité première est ce à quoi les nombres sont ordonnés, elle est aussi la raison de la commensurabilité des termes les uns aux autres – puisque tout nombre est un multiple de 1.

Enfin, l’ordre d’une série de choses est déterminé par le degré d’éloignement de chacune du terme premier de la série et non d’un terme (infiniment) éloigné. C’est l’unité qui est la raison par soi de l’ordre, car ce qui ordonne essentiellement la série est le degré d’éloignement de chaque membre du terme premier et non pas, du moins pas à titre essentiel, son degré de rapprochement ou d’éloignement d’un terme dernier. Ainsi, si je peux identifier exactement les nombres 4 et 5 en précisant leur degré de rapprochement d’un nombre donné, disons 100, cette propriété ne saurait être constitutive du caractère

40 « Cum enim universitas entium creatorum vel creabilium sub determinatis generibus claudatur, videtur quod possibilitas creaturarum ad infinitos et indeterminatos gradus nullatenus se extendat. Genus enim potestate differentias continet; genus autem quodcumque finitum est virtute, quia sic solum Deus est infinitus. Ergo virtute non continet differentias infinitas » Godefroid de Fontaines, Quodlibet IV, q. 3, éd. De Wulf et Pelzer, p. 243-244. 41 « Si enim non est dare primam creaturam perfectione et dignitate, nec etiam erit dare et cetera, quia omnis ordo essentialis et per se ordinatorum est respectu alicuius unius primi et perfecti » Godefroid de Fontaines, Quodlibet IV, q. 3, éd. De Wulf et Pelzer, p. 244.

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ordonné de la série, dans la mesure où « plus quelque chose est éloigné d’un terme dernier, plus il se rapproche du premier en référence auquel l’ordre se prend de soi »42. Le dernier argument (=A4) se prend de la distance infinie qui sépare Dieu des créatures et de son infinie « imitabilité »43. Cette distance passe pour exister non pas seulement entre n’importe quelle créature individuelle donnée et Dieu, mais entre l’ensemble des créatures possibles et Dieu. Or c’est cet écart, cette transcendance de Dieu par rapport à sa création, que paraît compromettre la supposition que Dieu pourrait produire un système ordonné avec un nombre infini de membres. En effet, tout étant créé préexiste dans l’intellect divin sous forme d’idée selon toute la perfection qu’il possède une fois posé dans l’être; si une infinité d’idées existaient en Dieu, elles constitueraient une infinité de perfection; elles engloberaient toute la perfection de l’univers44. Poser au contraire qu’il y a un terme (si autem ponatur status) – dans la série ascendante des perfections – ce serait écarter le danger que l’infinité des idées égale la perfection divine. Quant à l’imitabilité infinie de Dieu, s’il est vrai que Dieu est infiniment imitable, cette expression ne devrait pas donner à penser qu’il existe une infinité de degrés distincts de perfection en Dieu susceptibles d’être imités par des créatures45. La distinction des perfections en degrés ne vaut que pour les perfections créées; Dieu est une unité parfaite, excluant toute multiplicité. 3. LE QUODLIBET I, Q. 2 DE JACQUES DE VITERBE Le Quodlibet I, question 2 de Jacques de Viterbe se présente comme une réflexion systématique sur la capacité de Dieu à produire des infinis en examinant tout à tour les quatre « espaces » possibles où cette puissance pourrait être susceptible de s’exercer, soit 1) ad superius, c’est-à-dire entre Dieu et la créature la plus parfaite, 2) ad inferius : entre la matière première et le néant, 3) in medio, autrement dit, entre deux espèces ordonnées, et, enfin, 4) « latitudinalement » (in latum), c’est-à-dire entre deux espèces de perfections égales. C’est, on le verra, le premier point – l’hypothèse de la production d’un infini ad superius – et, dans une moindre mesure, le quatrième – l’infini in medio – qui va retenir l’essentiel de l’attention de notre auteur; celui qui, dans le contexte de l’époque, avait suscité le plus d’attention.

42 « … quanto aliquid magis elongatur ab illo, minus elongatur a primo respectu cuius est ordo per se attendendus » Godefroid de Fontaines, Quodlibet IV, q. 3, éd. De Wulf et Pelzer, p. 245. Cf. Henri de Gand, Quodlibet XI, q. 11, éd. Paris, f. CCCCLXVIIvA. 43 Godefroid de Fontaines, Quodlibet IV, q. 3, éd. De Wulf et Pelzer, p. 246-247. Cf. aussi Quodlibet VII, q. 12, éd. De Wulf et Hoffmans, p. 390-393 et Quodlibet X, q. 2, dans Le huitième quodlibet de Godefroid de Fontaines; Le neuvième quodlibet de Godefroid de Fontaines; le dixième quodlibet de Godefroid de Fontaines, éd. J. Hoffmans, Louvain, Institut supérieur de philosophie de l’Université, 1924, 1928, 1931 (Les philosophes belges, 4), p. 300-301. 44 « Sicut enim res quae nunc sunt, antequam essent, in se ipsis importabant in mente divina eandem perfectionem finitam et limitatam quam nunc habent in se ipsis, ita etiam tota universitatis entium infinita, si sic esset processus in infinitum, infinitam perfectionem importaret; et Deus intelligeret infinita, non solum sicut ponitur intelligere numeros infinitos et individua infinita, secundum infinitam perfectionem totius universitatis » Godefroid de Fontaines, Quodlibet IV, q. 3, éd. De Wulf et Pelzer, p. 246. Cf. Henri de Gand, Quodlibet V, q. 3, éd. Paris, f. CLVIrT. 45 Cf. Henri de Gand, Quodlibet V, q. 3, éd. Paris, f. CLVIvT; Quodlibet VIII, q. 8, f. CCCXIIIvG.

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Les deux autres cas ne semblent guère faire de difficulté. S’agissant de la possibilité de faire un infini ad inferius, Jacques de Viterbe croit que la nature de la matière, telle que s’accordent à la concevoir les philosophes et les Pères, rend manifeste l’impossibilité d’une telle hypothèse. La matière première est en effet pure puissance; elle est un seuil minimal absolu dans l’ordre de l’être; aucune espèce ne saurait être produite « sous » elle46. Jacques est tout aussi expéditif en ce qui concerne l’infini in latum. Non seulement Dieu ne peut pas produire une infinité d’espèces identiques (aequales), il ne peut pas même créer deux espèces égales47. Jacques avance pour le montrer trois arguments qui prouvent que l’hypothèse d’une dualité de choses identiques renferme une contradiction. Il en va tout autrement de la production d’infinis ad superius. Deux positions s’affrontent ici, dont chacune semble pouvoir s’appuyer sur des arguments de poids. D’une part, il y a la thèse que la production d’un tel infini est incompatible avec la nature de l’être créé – allusion, on le verra plus loin, à la position de Godefroid; d’autre part, il y a la thèse que la production d’un infini ad superius est chose possible pour Dieu qui a une puissance infinie. C’est à cette dernière position que va se rallier Jacques de Viterbe, non toutefois sans assortir l’énoncé de sa position d’un luxe de formules de réserve48. Sa démonstration va se faire en deux temps. Il va d’abord montrer que la production d’un tel infini est possible ex parte Dei; ensuite, qu’elle est possible ex parte creaturae. Voyons rapidement le premier volet de son analyse avant d’examiner plus attentivement le second où il va affronter directement les thèses de Godefroid. a) Possibilité de la production d’espèces en nombre infini ex parte Dei L’action divine s’explique en fonction de trois facteurs : l’être, la puissance et la connaissance. Les créatures sont présentes en Dieu selon ces trois modalités. La thèse de Jacques est que la production d’un infini ne répugne à aucune de ces trois modalités, car chacune est infinie. D’abord, elle ne répugne pas à l’essence divine, car Dieu est par essence infini; elle ne répugne pas non plus à sa puissance qui est identique à son essence et qui se caractérise par la capacité, non pas seulement de produire des infinis mais de produire des infinis « de façons infinies »; enfin, elle ne répugne pas à sa connaissance. La raison avancée par Jacques en faveur de cette dernière affirmation permet de mesurer l’écart qui sépare sa position de celle de Godefroid. Godefroid affirmait en substance que Dieu ne peut pas faire ce dont il ne peut avoir l’idée. Jacques de Viterbe, pour sa part, s’appuie sur la position présentée par saint Augustin aux chapitres 18 et 19 du Livre XII de la Cité de Dieu, pour affirmer que la connaissance divine est infinie, « car elle s’étend à des infinis, non seulement suivant le nombre, mais selon l’espèce, non pas

46 Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 30, 480-510. 47 « …nedum infinitas, sed nec duas species possibile est fieri aequales » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 31, 513-514. 48 « Et hoc ad praesens mihi magis videtur, sine praeiudicio et cum reverentia alterius opinionis, nec temere aut pertinaciter hoc asserendo, sed sobrie et cum formidine pronuntiando, quod utique observandum praecipue videtur in hac quaestione et similibus humanam intelligentiam excedentibus ». Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 18, 75-79.

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successivement et en puissance, mais en même temps et en acte »49. Jacques en conclut « qu’il ne semble y avoir aucune répugnance du point de vue de la connaissance divine, laquelle est infinie, à ce que Dieu puisse faire des espèces infinies »50. b) Possibilité de la production d’espèces en nombre infini ex parte creaturae Il suffira, pour montrer que la possibilité d’espèces infinies dans la création ne répugne pas à la créature, de réfuter les quatre objections qui paraissent le plus s’y opposer. Ces quatre arguments, on l’aura deviné, sont ceux de Godefroid. Jacques de Viterbe les résume de façon très précise selon l’ordre même de leur présentation au Quodlibet IV, q. 3. Tout en reconnaissant leur valeur, il estime toutefois qu’ils ne portent pas atteinte à la possibilité d’un progrès à l’infini dans les perfections. Ainsi l’argument fondé sur l’intention de la nature (= A1) ne porte pas, car il ignore la distinction entre deux appétits : l’appétit naturel et l’appétit obédientiel; si le premier implique une limite supérieure, il n’en va de même pour le second. De même, le fait que toutes les créatures sont comprises dans des genres déterminés (= A2) ne constitue pas une objection décisive contre la possibilité d’espèces infinies, puisqu’il faut distinguer entre deux sortes de genres : le genre naturel, dont la capacité à engendrer des espèces est déterminée par la matière, capacité qui est effectivement finie, et le genre logique, « selon lequel quelque chose est dit possible en vertu de l’agent premier »51, lequel peut produire des espèces infinies, selon ce que Jacques vient de démontrer. Mais c’est A3, argument qui, on s’en souviendra, fondait l’impossibilité d’un progressus ad infinitum dans l’ordre des perfections créées sur l’assimilation des espèces aux nombres naturels (supérieurs à 2) – qui soulève les difficultés les plus redoutables – est inter cetera difficilius écrit Jacques – et qui va donner lieu à la discussion la plus serrée. A3 est formulé de manière succincte : « Dans les infinis il n’y a pas d’ordre, car tout ordre se prend de la comparaison à quelque chose de premier en quoi il y a arrêt, lequel ne se trouve aucunement dans les infinis. Donc, là où il y a ordre il est impossible de poser une infinité »52.

Pour Jacques, contemporain de la controverse sur le status des perfections, il s’agit là manifestement d’un argument sérieux. Pour le montrer, il va, dans un premier temps, s’employer à réfuter une série d’objections que l’on pourrait être tentés de lui adresser, dont certaines avaient été énoncées par Godefroid dans sa discussion de A1-4, dont d’autres sont de son propre cru. Une première objection est l’idée que l’on pourrait « sauver » l’ordre d’une série infinie en situant le point de référence, non ad superius, mais dans le terme dernier, ad inferius (i.e., la matière première)53. Mais Jacques rappelle à ce propos la réponse de

49 « Est enim Dei cognitio infinita, quia ad infinita se extendit, non solum secundum numerum, sed secundum speciem, nec successive et in potentia, sed simul et in actu » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 21, 167-170. 50 « Nulla igitur repugnantia esse videtur ex parte divinae cognitionis, cum sit infinita, quin Deus possit facere species infinitas » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 21, 187-188. 51 Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 24, 293-294. 52 « Tertium est ordo essentialis qui est in speciebus entium creatorum. In infinitis enim non est ordo; omnis enim ordo sumitur per comparationem ad aliquod unum in quo est status, qui utique in infinitis non invenitur » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 22, 232 – p. 23, 234. 53 Cf. Godefroid de Fontaines, Quodlibet IV, q. 3, éd. De Wulf et Pelzer, p. 245.

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Godefroid à cette objection : la distance des membres d’une série ordonnée se mesure à leur distance du terme premier, non à la distance qui les sépare d’un terme postérieur dans la série. Une seconde façon de sauver la possibilité d’une série infinie, qui n’a pas de répondant dans l’exposé de Godefroid, consisterait à dire que A3 ne vaut que pour une seule forme d’ordre : l’ordre selon la causalité, mais non pour l’ordre selon le degré des perfections. En effet, dans le cas d’une série de causes ordonnées, chaque terme n’agit que sous la motion d’une autre cause mue. Si la série des causes était infinie, cette série ne pourrait jamais être parcourue et l’effet ne pourrait jamais survenir. De telles séries sont caractérisées par le fait que chaque terme dépend (causalement) du terme unique qui le précède dans la série. On ne saurait passer d’un terme quelconque au premier sans passer par l’ensemble des termes intermédiaires qui l’en séparent. Il en irait tout autrement, selon l’argument ici examiné par Jacques, des séries ordonnées selon le degré des perfections, car les termes de la série ne dépendent pas les uns des autres à la façon dont chaque cause mue dépend de sa cause motrice. Un terme quelconque de la série serait donc susceptible d’être ramené immédiatement à son principe sans passer par la série complète, finie ou infinie, des termes ordonnés. Là encore, fait valoir Jacques de Viterbe, l’argument ne tient pas : si les membres d’une série essentiellement ordonnée selon les degrés de perfection ne dépendent pas causalement les uns des autres, il y a bien dépendance suivant la manière précise dont la série est ordonnée, c’est-à-dire selon les degrés de perfections. Et s’il est vrai que chaque membre de cette série peut être immédiatement « ramené à son principe » – autrement dit, si Dieu peut causer un membre quelconque de la série sans en causer un autre –, il en va autrement dans le cas d’une série ordonnée selon l’échelle des perfections, où chaque membre dépend de celui qui le précède immédiatement dans la série54. À quoi on pourrait être tenté de répondre qu’il n’y a de rapports de dépendance ou de comparaison qu’entre des êtres existants : la nécessité de faire partie d’une série ordonnée ne vaut que pour les perfections réelles, et non pour les perfections possibles. L’existence d’un système ordonné composé d’un nombre de perfections réelles finies est donc compatible avec une infinité d’autres perfections possibles. Mais ce n’est pas là résoudre la difficulté, répond Jacques, car si les possibles ne sont pas en acte en ce sens qu’ils ne sont pas réalisés dans la nature, ils sont bien en acte pour la connaissance divine et ils sont, par conséquent, comparables pour lui. La solution de Jacques de Viterbe à A3 est fondée sur une analyse originale des concepts d’ordre et de comparaison qui va le conduire à limiter l’application de l’analogie entre les nombres et les espèces dont nous avons vu le rôle et l’importance chez ses contemporains. Mais il croit également trouver un argument de poids dans le même chapitre 19 du Livre XII de la Cité de Dieu de saint Augustin que nous avons évoqué plus haut, citant le célèbre passage dans lequel Augustin explique que « toute infinité de nombre est, d’une manière ineffable, finie pour Dieu » : de même que l’infini

54 « Sed et ista responsio non videtur sufficere. Nam quae sunt per se sive essentialiter ordinata, necessario dependent ab invicem secundum illum modum quo sic ordinata sunt. Unde sicut illa quae sunt ad invicem essentialiter ordinata, secundum rationem causalitatis, dependent ab invicem secundum rationem causandi, eodem modo, quae sunt ad invicem essentialiter ordinata, secundum comparationem et excessum sive gradum perfectionis, oportet ab invicem dependere secundum comparationem. Et sic oportet in ipsis ponere statum » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 26, 342-349.

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est fini pour la science divine, de même des choses qui ne sont pas comparables ou ordonnées entre elles deviennent comparables et ordonnées pour la science de Dieu55. Jacques commence tout d’abord par poser que les différents membres d’un ordre sont comparables les uns aux autres en vertu de leur rapport à un terme premier. Toutefois deux cas sont à distinguer selon que ce terme premier est ou non proportionné aux autres termes de la série. S’il y a proportion, la comparaison se fait selon le degré plus ou moins grand de proximité ou d’éloignement de chaque membre de la série par rapport à ce terme premier, ce qui implique que la série est finie56. Mais il n’en va pas de même si le premier terme est « non proportionné ». Dans ce cas, le rapport des membres de la série au terme premier serait comparable au rapport existant entre des segments de droite de longueurs différentes et un point : les segments seraient incommensurables avec le point, et aucune comparaison au sens propre (proprie) entre les deux segments ne serait possible en prenant le point comme unité de mesure ou comme terme de comparaison. En fait, deux cas sont à distinguer, selon que la comparaison est prise au sens propre ou au sens impropre : 1) deux lignes – de longueur inégale – peuvent se prêter à une comparaison au sens propre si l’on choisit comme terme de comparaison un terme autre que le point dans la série continue (qui mène de la ligne au point) – mais alors la comparaison perd tout intérêt, puisque, justement, elle ne porte pas sur le terme premier; ou bien 2) elles peuvent donner lieu à une comparaison au sens impropre lorsqu’on dit, par exemple, qu’une d’entre elles est « plus simple » qu’une autre, non pas parce qu’elle se rapproche davantage du point selon une proportion déterminable, mais parce qu’elle est « plus éloignée » (remotior), i.e., plus petite, qu’une autre ligne. De la même façon, si on envisage Dieu comme un principe n’ayant aucun rapport de proportion avec les créatures, aucune comparaison au sens propre ne serait possible entre une créature donnée et Dieu, et aucune comparaison ne serait possible entre deux créatures données en prenant Dieu comme terme de référence57. En revanche, il serait licite de parler d’une comparaison au sens impropre et de dire, par exemple, qu’une certaine créature est plus proche de Dieu (Deo propinquior) parce qu’elle est d’autant plus éloignée de la créature dernière (ab ultima creatura remotior).

Les deux séries ainsi distinguées – l’une comportant un terme premier proportionné, l’autre un terme premier non proportionné – sont manifestement des séries ordonnées, mais alors qu’une série ordonnée comportant un terme premier proportionné

55 « Sicut ergo quae sunt infinita secundum se, divinae scientiae, qua comprehenduntur, non sunt infinita sed finita, ita quae non sunt comparabilia secundum se, propter infinitatem, nec ordinem essentialem habent, tamen secundum quod sunt in Dei notitia, qua comprehenduntur, comparabilia sunt et ordinem essentialem habent » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 26, 373 – p. 27, 378. Cf. Augustin d’Hippone, De civitate dei, XII, c. 19, éd. B. Dombart et A. Kalb, Tournai, Brepols, 1955 (Corpus Christianorum. Series latina, 47), p. 375, 24-30. 56 « … vel est proportionatum et eiusdem rationis cum his quae comparantur secundum illud. Et tunc illa sunt proprie comparabilia secundum illud unum et comparantur ad invicem secundum appropinquationem ad illud. Talis autem comparatio requirit necessario finitatem eorum quae comparantur et in actu et in potentia » Jacques de Viterbe, éd. Ypma, Quodlibet I, q. 2, p. 27, 383-386. 57 « Vel id secundum quod attenditur comparatio est improportionatum et excedens et alterius rationis. Et tunc illa non sunt proprie comparabilia secundum illud unum, sicut si compararentur diversae lineae inaequales quantum ad simplicitatem secundum punctum. Licet enim una possit dici alia simplicior, illa scilicet quae minor est ea, quae maior est, tamen quaelibet in infinitum distat a simplicitate puncti, quae est alterius rationis et omnino improportionata simplicitati continui » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 27, 387-393.

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exclut qu’il y ait un progrès à l’infini, un tel progrès existe au contraire, non en acte certes, mais en puissance, dans le cas des séries ordonnées comportant un premier terme non proportionné58.

Pour résumer la démarche de Jacques de Viterbe, on peut dire que Dieu est le terme d’une série ordonnée infinie dont seuls certains membres existent en acte, mais dont un nombre infiniment plus grand serait susceptible d’exister. Cette série est ordonnée en un sens impropre du point de vue des créatures : elle est ordonnée, dans la mesure où chaque membre de la série est susceptible d’être comparé à un autre membre; elle est ordonnée dans un sens impropre, dans la mesure où la créature ne peut connaître la « distance » réelle qui sépare un créature donnée de Dieu. À l’inverse, ainsi qu’il ressort de l’usage que fait Jacques de Viterbe des thèses de la Cité de Dieu de saint Augustin, la série est ordonnée en un sens propre au regard de Dieu.

Jacques conclut sa réfutation de A3 par des remarques importantes sur la meilleure façon de modéliser numériquement et géométriquement le réel de façon à faire ressortir la possibilité d’un progrès à l’infini des perfections. Trois thèses doivent être prises en compte : 1) l’assimilation des espèces créées aux nombres, énoncée par Aristote; 2) la comparaison de Dieu à l’unité, attestée par les autorités néoplatoniciennes; 3) enfin, l’infinité de Dieu, susceptible d’être interprétée mathématiquement. Une première modélisation consisterait à représenter Dieu comme un nombre infini en acte, infiniment distant des créatures. Or, si cette interprétation permet de représenter la croissance indéfinie des perfections ad superius en l’assimilant à la série croissante des nombres naturels, elle échoue à donner une expression numérique à l’unité divine59.

Mais, réciproquement, concevoir Dieu comme une unité n’est-ce pas, pour les raisons avancées par Godefroid en A3, exclure que les espèces puissent croître à l’infini – puisque, selon Godefroid, la série des nombres, c’est-à-dire des espèces, se termine en Dieu ? Jacques n’en croit rien et c’est sur ce point qu’il convient de situer l’essentiel de son désaccord avec Godefroid. Il convient, selon le théologien augustinien, de distinguer deux sortes d’unité : celle qui exclut le nombre, et celle qui contient virtuellement des nombres infinis. L’unité au premier sens se caractérise par le fait qu’il est possible d’identifier un nombre unique qui s’en rapproche maximalement : le nombre 2, premier nombre véritable selon la conception des médiévaux, 1 étant le principe des nombres et non un nombre lui-même. Dans le cas de l’unité prise au second sens, il n’y pas de premier nombre : bien plus : « comparé à l’unité (au second sens), en tant qu’elle contient tous les nombres, 2 est le dernier nombre »60. On peut représenter la première unité et son rapport à 2 et aux nombres suivants comme le rapport qui existe entre le nombre 1 et ses successeurs dans la série des entiers naturels supérieurs à 0 : chaque nombre possède un successeur unique – le pendant du maxime propinquuum de Jacques – et entre ce nombre et ce successeur – 1 et 2 par exemple – il n’est pas possible d’intercaler de nombre tiers : selon la terminologie utilisée par Gilles de Rome et Jacques de Viterbe, on peut dire que chaque nombre dépasse « ponctuellement » son prédécesseur immédiat. Mais c’est une 58 Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 27, 408-412. 59 « Nam, ut videtur, Deus comparari debet numero infinito in actu, materia autem unitati. Procedendo autem ab unitate versus numerum infinitum, numquam invenimus statum in aliquo primo numero maxime propinquo numero infinito (…). Sed haec evasio non videtur conveniens. Nam omnis multitudo ab unitate procedit et in ipsam reducitur » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 28, 415-421. 60 « Unde binarius comparatus ad unitatem, ut excludit omnem numerum, est primus numerus » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 28, 431-432.

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autre analogie qu’il faut employer pour représenter le rapport entre l’unité, entendue de la seconde manière, et 2. Celui-ci est plutôt comparable à l’intervalle [1, 2] défini sur R : 1) 1 n’a pas de successeur unique qui le dépasse ponctuellement – il y a donc un progressus in infinitum –, 2) une infinité de nombres réels « séparent » les deux extrémités.

Il découle de cette distinction que la première des trois thèses énoncées plus haut, relative à l’assimilation des espèces aux nombres, n’a pas pour Jacques la même validité que celle que lui assignait Godefroid de Fontaines. Son domaine d’application est la création. Elle permet de représenter le rapport hiérarchique qui existe entre les perfections créées61, mais elle est insuffisante pour exprimer le rapport qui existe entre la création et Dieu62.

Après sa longue réfutation de A3 Jacques de Viterbe en vient à l’examen de A4. La thèse de Godefroid, rappelons-le, était que s’il existait un progrès à l’infini dans les perfections créées, la perfection totale des créatures égalerait celle de Dieu. Dans sa réponse, Jacques commence par observer que la perfection de la créature ne constitue jamais une infinité actuelle, tout en reconnaissant que la perfection des créatures est infinie dans la puissance et la science de Dieu; mais c’est pour préciser aussitôt qu’elle n’est pas infinie pour Dieu. Cette distinction augustinienne, que nous avons déjà rencontrée plusieurs fois sous la plume du Viterbien, constitue la pièce maîtresse de sa réponse à toute tentative de résorber l’infini créaturel dans l’infini divin. L’infinité éventuelle des perfections créées resterait nécessairement en deçà de la perfection divine, car celle-ci « est infinie d’autres façons (aliis modis) qui ne sont pas communicables à la créature »63. Qui plus est, chaque perfection prise individuellement est située à une distance infinie de Dieu en qui elle existe sous un mode suréminent. Le Viterbien n’en dit malheureusement pas plus sur la question, alors que sa solution mériterait quelques éclaircissements64. Ainsi, n’est-il pas impossible, selon le De caelo, comme le rappelait Henri de Gand au Quodlibet V, question 3, qu’un infini en surpasse un autre ? Peut-être Jacques eût-il répondu qu’un infini ne saurait en dépasser un autre dans le même ordre, mais que d’autres infinis sont concevables en dehors de cet ordre (l’infini d’une surface

61 « … sive accipiantur species rerum ut ad invicem comparantur, sive accipiatur unaquaeque secundum se, magis assimilantur numeris quam continuo … » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 33, 598-600. 62 « … et si perfectiones creaturarum possibiles per Dei potentiam sint infinitae secundum numerum, non propter hoc adaequatur divinae perfectioni », Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 29, 453-455. Signalons que dans sa présentation des arguments pour et contre l’existence d’un progrès à l’infini selon les quatre modes distingués au début de son article, Jacques citait pour tout argument contra le lemme d’Aristote relatif à la similitude entre les espèces et les nombres. Cf. Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 16, 26-30. 63 « [Perfectio divina] infinita est aliis modis, qui non sunt creaturae communicabiles » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 29, 455-456. 64 On n’en trouve aucune dans les questions du De divinis praedicamentis qui se rapportent aux idées divines, soit la q. 4 et la q. 15. Cf. Quaestiones de divinis praedicamentis, éd. E. Ypma, Rome, Augustinianum, 1983 et 1986 (Corpus Scriptorium Augustinianorum, V/1 et 2). Sur les idées divines chez Jacques de Viterbe, voir H. Rüssmann, Zur Ideenlehre der Hochscholastik unter besonderer Berücksichtigung des Heinrich von Gent, Gottfried von Fontaines und Jakob von Viterbio, Fribourg en Brisgau, Herder, 1938 (Freiburger theologische Studien, 48); P. Giustiniani, « Il problema delle idee in Dio secondo Giacomo da Viterbo OESA, con edizione della Distinzione 36 dell'Abbreviato in I Sententiarum Aegidii Romani », Analecta Augustiniana, 42 (1979), p. 283-342, ainsi que, plus récemment, de M. D. Gossiaux, « James of Viterbo and the late Thirteenth-Century Debate concerning the Reality of the Possibles », in Recherches de Théologie et Philosophie médiévales, 74(2) (2007), p. 483-522.

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serait ainsi « plus grand » que celui d’une ligne, et celui d’un volume « plus grand » que celui d’une surface), mais on voit mal alors en quoi pourraient consister ces alii modi dans le cas d’une série croissante de perfections : celle-ci, par hypothèse, n’engloberait-elle pas, à l’infini, toutes les perfections possibles ? Il nous reste à voir la réponse de Jacques à la possibilité d’un infini in medio. Sur ce point, notre auteur se rallie à la position de Gilles de Rome en employant pour exprimer son accord la même analogie musicale que lui. L’harmonie du monde n’exige pas que chaque perfection dépasse « ponctuellement » celle qui la précède dans l’échelle des perfections. Entre deux espèces qui ne se suivent pas immédiatement Dieu peut donc en intercaler de nouvelles. Mais peut-il en intercaler une infinité ? La réponse de notre auteur encore une fois est que Dieu le peut si, ce faisant, il ne dérègle pas l’harmonie du monde, en l’occurrence les relations hiérarchiques entre espèces. Or comme tout ce qui est d’ordre corporel est inférieur à ce qui est spirituel et comme toute qualité est inférieure à toute substance, Dieu peut, par exemple, produire un nombre infini de qualités comme il peut produire une infinité de corps sans modifier le rapport qui existe entre le genre « corps » et le genre « esprit »65. CONCLUSION

Nous avons cherché à comprendre la critique adressée par Jacques de Viterbe à la doctrine des perfections créées de Godefroid de Fontaines. Rappelons les principales étapes de cette enquête. Thomas d’Aquin et Gilles de Rome reconnaissent à Dieu la faculté d’ajouter de nouvelles espèces à l’infini, du moins ad superius et dans certains cas, in medio. Pour Thomas, une telle capacité n’est qu’une conséquence de la capacité de Dieu à créer des infinis en puissance. Gilles de Rome suit en cela l’Aquinate mais consacre de plus amples développements que Thomas au concept d’ordre. Tout change à partir d’Henri de Gand. Henri discute la question d’un progrès des perfections en liaison avec la problématique des idées divines et du concept d’ordre et met en évidence des paradoxes qui semblent exclure un progrès à l’infini. Tout en restant prudent dans l’expression de ses critiques qui aboutissent à limiter la puissance de Dieu – Henri écrit peu après la condamnation de 1277 –, Henri juge irrecevable la notion d’une série ordonnée infinie de perfections comme celle d’un ensemble infini d’idées divines, car les deux hypothèses impliquent la réalisation de séries infinies. Ce sont ces arguments que Godefroid de Fontaines, pourtant si souvent hostile aux positions du Gantois, reprend à son compte dans son Quodlibet IV, q. 3. Contre Henri et Godefroid, Jacques de Viterbe affirme résolument la capacité de Dieu à créer d’autres espèces ad superius – et l’accorde également in medio, mais non in latum ou ad inferius. La position de Jacques est fondée sur deux stratégies : le recours à la thèse d’Augustin selon laquelle tout infini est fini pour Dieu, et la mise en avant d’un concept de l’ordre suffisamment souple pour pouvoir faire droit à la capacité de Dieu de faire des infinis. Ces deux stratégies sont toutefois inégalement développées. En effet, Jacques ne répond pas à la critique du Gantois fondée

65 « Nam omne corporale secundum gradum naturae est infra quodcumque spirituale. Si igitur Deus posset facere infinitas species corporalium specierum, ut videtur, tunc inter aliquam speciem substantiarum intellectualium et aliquam speciem corporalium possent fieri infinitae species corporalium » Jacques de Viterbe, Quodlibet I, q. 2, éd. Ypma, p. 32, 573 – 33, 577.

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sur l’examen des idées divines66. Il se contente de citer les chapitres 18 et 19 de la Cité de Dieu qui affirment que l’infini numérique est fini pour Dieu et d’affirmer que Dieu est infini aliis modis sans développer d’argument spécifique, et, en particulier, sans répondre à l’objection d’Henri de Gand qui excluait cette option en rappelant le lemme du De caelo relatif à l’impossibilité de dépasser l’infini dans un même ordre de grandeur. C’est le deuxième point qui l’a davantage retenu : à partir d’une distinction entre deux formes de « comparaison », deux sortes d’augmentation, celle des continus et celle des nombres, Jacques élabore une notion d’ordre qu’il applique au rapport créateur-création qui lui permet de faire place à un accroissement infini, tout en le conduisant à limiter le champ d’application de l’analogie entre les nombres et les espèces. Une bonne part de la controverse opposant le Viterbien à Godefroid et à Henri aura donc eu pour enjeu le choix de la bonne analogie pour représenter la structure du réel. C’est là donner, pourra-t-on penser, une portée exagérée à ces analogies. Mais n’oublions pas que les « lemmes » du Stagirite sont, pour les médiévaux, de véritables clés d’intelligibilité du réel, susceptibles d’applications multiples hors de leur domaine d’application premier.

66 Contrairement à ce que l’on trouve chez certains de ses contemporains, tels Thomas Sutton. Cf. Quodlibet I, q. 3, dans Quodlibeta, éd. M. Schmaus avec la collaboration de M González-Haba, Munich, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, 1969, p. 29-30.

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