Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé...

122
Le problème des sciences humaines dans la philosophie herméneutique de Gadamer Mémoire Jérôme Peer-Brie Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Jérôme Peer-Brie, 2017

Transcript of Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé...

Page 1: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

Le problème des sciences humaines dans la philosophie herméneutique de Gadamer

Mémoire

Jérôme Peer-Brie

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Jérôme Peer-Brie, 2017

Page 2: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

Le problème des sciences humaines dans la philosophie herméneutique de Gadamer

Mémoire

Jérôme Peer-Brie

Sous la direction de :

Sophie-Jan Arrien, directrice de recherche

Page 3: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

III

RÉSUMÉ

L’objectif de ce mémoire est de montrer comment Gadamer parvient à apporter une

légitimation philosophique à la vérité des sciences humaines sans recourir aux critères

méthodologiques de la science moderne. Comme ces critères ne permettent pas de reconnaître le

statut gnoséologique de certaines expériences que nous faisons, comme l’expérience esthétique ou

l’expérience de notre appartenance à l’histoire, il est nécessaire de se questionner si celles-ci

appartiennent, malgré cela, au champ de la connaissance ou si elles doivent en être exclues. Dans

la mesure où les sciences humaines prennent en charge une part de ces expériences, en tant

qu’héritières de la tradition humaniste, il est à se demander ce qui justifie leur prétention à la vérité.

Selon une perspective herméneutique, Gadamer s’efforce de sonder les modalités propres au

savoir des sciences humaines, ce qui l’amène à renouer avec la philosophie pratique d’Aristote, qui

lui sert de modèle épistémologique pour penser la vérité de l’expérience humaine dans sa globalité.

En s’inspirant aussi de l’analytique heideggérienne de la temporalité du Dasein, Gadamer parvient

à fournir aux sciences humaines un fondement dans « les choses elles-mêmes », permettant ainsi

d’en démontrer la pertinence autant sur le plan cognitif qu’existentiel.

Page 4: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

IV

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ....................................................................................................................... III

TABLE DES MATIÈRES.................................................................................................... IV

REMERCIEMENTS........................................................................................................ VII

INTRODUCTION ............................................................................................................. 1

CHAPITRE PREMIER – DÉGAGEMENT DU QUESTIONNEMENT HERMÉNEUTIQUE DE LA

VÉRITÉ À PARTIR DU PROBLÈME DES SCIENCES HUMAINES ........................................... 7

1.1 - LE PROJET DE FONDATION MÉTHODOLOGIQUE DES SCIENCES HUMAINES AU

XIXe SIÈCLE ............................................................................................................... 14

1.1.1 - L’influence décisive de la Logique de John Stuart Mill et son projet d’unified science ..................................................................................................................................................... 15

1.1.2 - Le projet diltheyen d’une fondation philosophique des sciences humaines ....... 17

1.1.3 - L’échec de Dilthey à penser la vie (Leben) à l’aune de la méthode scientifique ..................................................................................................................................................... 19

1.2 - LA REDÉFINITION CARTÉSIENNE DE LA VÉRITÉ ............................................... 22

1.2.1 - Affirmation de l’unité de la science ........................................................................... 23

1.2.2 - La vérité scientifique définie comme connaissance certaine ................................. 26

1.2.3 - La méthode comme condition d’accès à la vérité .................................................... 29

1.3 - LA VÉRITÉ PAR-DELÀ LA SCIENCE ET SA MÉTHODE .......................................... 33

1.3.1 - La question des préjugés : l’héritage cartésien et sa reprise dans l’Aufklärung européenne ............................................................................................................................... 35

1.3.2 - De l’Aufklärung à l’épistémologie scientifique du XIXe siècle : l’émergence de la conscience historique et de l’histoire comme discipline scientifique ................................ 44

1.3.3 - Les apories suscitées par l’application sans faille de la doctrine de la méthode ..................................................................................................................................................... 46

1.3.4 - L'échec de l’épistémologie moderne pour penser l’homme et la nécessité de renouer avec la tradition de l’humanisme ............................................................................. 49

Page 5: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

V

CHAPITRE DEUX - LA DÉCOUVERTE DE LA VÉRITÉ HERMÉNEUTIQUE À PARTIR DE LA

PHRONĒSIS ................................................................................................................... 55

2.1 - LES CONCEPTS CLÉS DE L’HUMANISME EUROPÉEN : DE LA PRUDENTIA DE

GIAMBATTISTA VICO À LA PHRONĒSIS D’ARISTOTE .................................................. 56

2.2 - LE STATUT HERMÉNEUTIQUE DE LA PHRONĒSIS DANS L’ENTREPRISE

PHILOSOPHIQUE DE GADAMER ................................................................................ 61

2.2.1 - L'influence de Heidegger sur la reprise gadamérienne de la philosophie pratique d’Aristote .................................................................................................................................. 62

2.2.2 - La délimitation du savoir pratique par rapport au savoir théorique .................... 64

2.2.3 - La délimitation du savoir pratique par rapport au savoir technique .................... 73

2.2.4 - Le savoir moral compris comme « savoir de soi » ................................................... 78

2.2.5 - Le rôle de l’ethos dans l’auto-éclaircissement phronétique et son impact pour la compréhension des sciences humaines................................................................................. 80

2.2.6 - L'apport spécifique de la phronēsis pour les sciences humaines ............................. 86

CHAPITRE TROIS - LA VÉRITÉ DES SCIENCES HUMAINES : ESQUISSES D’UNE

PHILOSOPHIE HERMÉNEUTIQUE ................................................................................. 88

3.1 - L’HÉRITAGE HEIDEGGÉRIEN DANS L’ÉLABORATION DE LA PHILOSOPHIE

HERMÉNEUTIQUE DE GADAMER ............................................................................. 89

3.1.1 - L’herméneutique heideggérienne et son influence sur Gadamer .................... 91

3.1.2 - Le cercle de la compréhension chez Heidegger et son élévation au rang de principe herméneutique chez Gadamer .......................................................................... 94

3.1.3 - Les différences entre la conception gadamérienne et heideggérienne du cercle de la compréhension .......................................................................................................... 98

3.2 - L’HISTORICITÉ DU DASEIN COMME CONDITION TRANSCENDANTALE DE LA

COMPRÉHENSION DANS LES SCIENCES HUMAINES ................................................. 102

CONCLUSION .............................................................................................................. 105

BIBLIOGRAPHIE .......................................................................................................... 111

Page 6: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

VI

Gadamer. – Je suis vraiment sceptique à l’endroit de toute forme de pessimisme. Je trouve que le pessimisme traduit toujours un manque de bonne foi. Carsten Dutt. – Pourquoi? Gadamer. – Parce que personne ne peut vivre sans espoir.1

1 DUTT, C., Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, trad. D. Ipperciel, Fides, 1998, p. 113-114.

Page 7: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

VII

REMERCIEMENTS

La réalisation de ce mémoire n’aurait pas été possible sans l’appui et l’aide de plusieurs

personnes. En premier lieu, j’aimerais remercier ma directrice, Sophie-Jan Arrien, qui, par ses

conseils, son écoute et sa bienveillance, m’a appuyé et guidé à travers le long périple de la

rédaction. Je tiens aussi à remercier David Létourneau pour sa lecture attentive de mon travail

et pour ses commentaires qui m’ont beaucoup servi. J’aimerais aussi remercier ma compagne

Laurence Trudel pour son support indéfectible, sa générosité et sa patience. Sans elle, je ne

serais pas parvenu au point où j’en suis aujourd’hui. Je lui en suis très reconnaissant.

En dernier lieu, j’aimerais dédier ce mémoire à mon ami Jean Dumont, qui m’a accueilli,

il y a déjà quelques années, à la Librairie Générale Française, et sans qui je n’aurais pas poursuivi

mes études en philosophie. Sa passion du livre, de l’art et de la culture m’a été transmise comme

un héritage précieux que je chérirai tout au long de ma vie.

Page 8: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur
Page 9: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

1

INTRODUCTION

Dans un court texte paru en 1953, intitulé La vérité dans les sciences humaines, le philosophe

Hans-Georg Gadamer (1900-2003) nous fait part de son inquiétude grandissante au sujet de

la situation précaire de l’enseignement des sciences humaines1 (Geisteswissenschaften)2. Il fait le

constat que nos sociétés tendent de plus en plus à délaisser celles-ci au profit d’une éducation

davantage axée sur l’acquisition de savoirs techniques. Cet abandon progressif de la culture

des lettres, de l’enseignement de l’histoire et de la philosophie traduit, selon lui, une perte de

confiance à leur endroit. En comparaison, nous semblons être bien mieux disposés envers les

sciences naturelles, qui nous apparaissent rigoureuses et indispensables, qu’envers les sciences

humaines, lesquelles nous semblent parfois aléatoires et inutiles. Ces préjugés, nous prévient

Gadamer, doivent être pris très au sérieux. On remarque, depuis la montée en puissance de la

science et de la technique, que nous nous voyons de moins en moins convaincus de la

pertinence des humanités dans le cadre de la formation générale. Cela explique pourquoi leur

présence diminue sans cesse dans nos institutions d’enseignement. Certes, il est toujours

possible, pour quiconque, de s’inscrire dans un programme d’histoire ou de se mettre à l’étude

du latin et du grec, mais cela est maintenant devenu une affaire de préférence personnelle. Cela

signifie que nous n’estimons plus, collectivement, que ces savoirs sont essentiels à la formation

de l’être humain. Or, sommes-nous certains de cela? Est-ce possible que nous soyons en train

de négliger une part importante de notre humanité en dévalorisant ainsi les savoirs qui visent

1 Cette crainte semble pouvoir se raffermir de plus en plus à notre époque, comme en témoigne, par exemple, la volonté récemment exprimée par le gouvernement japonais d’abolir dans ses universités tous les programmes de sciences humaines. Dans un court article à ce sujet, paru dans le Times Higher Education, le 14 septembre 2015, J. Grove rapporte la nouvelle en ces termes : « The call to close the liberal arts and social science faculties are believed to be part of wider efforts by prime minister Shinzo Abe to promote what he has called “more practical vocational education that better anticipates the needs of society”. » En réponse à cette décision du ministère de l’éducation, le président de l’Université de Shiga, T. Sawa, fit part de son désarroi dans une lettre intitulée « Humanities under attack », publiée dans le Japan Times, le 23 août 2015 : « The foundation of democratic and liberal societies is a critical spirit, which is nurtured by knowledge of the humanities. Without exception, totalitarian states invariably reject knowledge in the humanities, and states that reject such knowledge always become totalitarian. » Au sujet du lien entre le rejet des humanités et le risque d’une montée en puissance du totalitarisme voir, chez GADAMER, « La vérité dans les sciences humaines », dans La Philosophie herméneutique, trad. J. Grondin, Paris, Puf, 1996, p. 65-66. 2 Nous avons décidé d’opter pour la traduction suivante du terme Geisteswissenschaften, lequel est parfois rendu par « sciences de l’esprit » par certains traducteurs. Ce qu’il ne faut pas perdre de vue ici est que Gadamer désigne par cette appellation non seulement le corpus des sciences comme l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, etc., mais aussi le royaume des lettres, c’est-à-dire la littérature, la poésie, la philosophie et aussi l’art. Sur le sens accordé par Gadamer aux Geisteswissenschaften, voir l’article de celui-ci intitulé « L’avenir des ″sciences de l’esprit″ », dans L’Héritage de l’Europe, trad. P. Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 1996, p. 27-28.

Page 10: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

2

à mieux la connaître?

Cette situation nous invite bien sûr à réfléchir davantage sur le sens de cette perte. Quel

avenir est réservé à une humanité qui tourne ainsi le dos aux humanités? Jusqu’à la fin de sa vie,

Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes

qu’il a publiés sur le sujet. La détermination dont il fait preuve dans sa défense des humanités

nous a fait reconnaître en lui « un noble humaniste1 » et c’est pourquoi il nous a semblé

important de nous mettre à l’écoute de ce qu’il avait à nous dire sur ce sujet. Sa longévité

exceptionnelle – il s’est éteint à l’âge vénérable de 102 ans – a fait de lui un témoin privilégié

de l’évolution de notre parcours civilisationnel au cours du dernier siècle, ce qui rend, à notre

avis, sa réflexion d’autant plus pertinente. Du haut de la sagesse que confère l’âge, le

philosophe savait quel défi attend l’humanité de demain : celui de ne pas laisser la civilisation

« technique » étouffer tout ce que la culture humaniste nous a transmis2. Sans perdre espoir,

Gadamer n’a jamais cessé de nous mettre en garde contre cette tendance qu’il a observée et

combattue durant toute sa vie. Par son exemple, il nous convie à réfléchir à l’influence

croissante de la science et à mesurer les conséquences qu’elle entraîne pour la transmission des

humanités. Dans ce mémoire, nous avons souhaité nous engager dans cette réflexion cruciale

afin d’y voir plus clair.

Pour nous guider dans cette entreprise, nous avons jugé utile de nous inspirer d’un conseil

donné par Gadamer lui-même dans un texte intitulé « L’avenir des sciences humaines

européennes3 », rédigé en 1981. Celui-ci nous prévient qu’avant de s’attaquer à un problème

aussi délicat que celui de l’avenir d’une humanité sans humanités, il est primordial de se rappeler les

limites que nous impose la finitude de notre condition humaine. Vouloir réfléchir à l’avenir de

l’humanité ne doit pas nous faire oublier que « toute anticipation de l’avenir est largement refusée

à l’homme4 ». Il serait imprudent, nous dit-il, d’engager cette réflexion de manière trop

1 Jean Grondin, grand spécialiste de Gadamer, nous rapporte dans son excellente biographie de Gadamer que c’est ainsi que le pape Jean-Paul II l’avait désigné dans son télégramme de condoléances suite à la nouvelle de son décès. Voir GRONDIN, J., Hans-Georg Gadamer. Une biographie, Paris, Grasset, 2011, p. 491. 2 Cf. « L’histoire de l’univers et l’historicité de l’homme » (1988), dans L’herméneutique en rétrospective, trad. J. Grondin, Paris, Vrin, 2005, p. 277. 3 « L’avenir des sciences humaines européennes » (1981), dans Esquisses herméneutique, trad. J. Grondin., Paris, Vrin, 2004, p. 143-167; « L’avenir des ″sciences de l’esprit″ », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 27-51. 4 Ibid., p. 28. Nous soulignons. Cela ne signifie pas que toute prévision soit fausse, mais nous rappelle seulement qu’il ne serait pas réaliste de s’aventurer dans une « futurologie » sans un travail préalable.

Page 11: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

3

prospective, surtout lorsqu’on sait à quel point le mystère de la liberté humaine nous réserve des

surprises. Il serait plus sage de faire preuve de modestie à cet égard, car nul ne sait ce qui nous

attend véritablement. C’est pourquoi Gadamer nous encourage à commencer notre réflexion

en sondant non pas l’avenir, mais le passé. Si l’avenir nous échappe encore, le passé nous est

accessible et peut nous servir de guide. Sans nous révéler avec exactitude ce qu’il adviendra, la

connaissance du passé nous aide cependant à mieux sentir la mouvance générale dans laquelle

nous sommes entraînés. Si nous voulons comprendre ce qui nous a conduits à oublier ce qui

relevait de l’évidence pour les humanistes, à savoir que la culture des humanités est primordiale

pour la formation humaine, un regard rétrospectif sur la question s’impose tout d’abord.

Dans le présent mémoire, nous avons choisi de débuter en nous interrogeant sur les

raisons historiques qui expliquent pourquoi il est si difficile aujourd’hui « de rendre perceptible

ce qu’est la vérité dans [les sciences humaines]1 ». Comment peut-on expliquer que l’on soit

rendu si méfiant à l’égard de ces dernières? Comment se fait-il que leur réputation se soit ternie

à ce point aux yeux du grand public? Notre premier chapitre vise à apporter des réponses à

ces questions, ce que nous avons fait en nous appuyant sur l’œuvre philosophique de Gadamer.

En premier lieu, nous avons été appelés à nous pencher sur le projet de fondation

méthodologique des sciences humaines tel qu’il fut développé au XIXe siècle projet auquel ont

entre autres participé John Stuart Mill (1806-1873), Hermann von Helmholtz (1821-1894) et

Wilhelm Dilthey (1833-1911). Cette période charnière dans la formation du corpus des

sciences humaines nous a semblé être un bon point de départ pour amorcer notre réflexion.

Elle nous a tout d’abord permis de constater la tension originelle qui existe entre l’idéal

méthodologique de la science et le contenu des savoirs qui traitent de l’homme. Nous avons

alors compris en quoi les efforts déployés à l’époque pour élever les humanités, en particulier

l’étude de l’histoire, au rang de « sciences », les a amenées à adopter des paramètres

méthodologiques qui vont à l’encontre du type de vérité qu’elles manifestent. Ensuite, nous

avons tâché de montrer que le problème de la méthode trouve sa source dans le projet

scientifique moderne, en particulier dans la philosophie cartésienne. Cette section de notre

travail sert à montrer quelles sont les implications épistémologiques qui accompagnent le

projet de redéfinition de la science proposée par René Descartes (1596-1650) et comment le

1 « La vérité dans les sciences humaines » (1953), dans La Philosophie herméneutique, op. cit., p. 63.

Page 12: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

4

rôle qu’il accorde à la méthode a été déterminant pour l’idée qu’on se fait de la connaissance à

l’ère moderne. Dans la dernière section du chapitre, nous nous sommes questionnés sur

l’héritage du cartésianisme à travers l’Aufklärung pour faire le point sur la transition entre les

débuts de la révolution scientifique et les discussions épistémologiques qui ont eu lieu au XIXe

siècle en Allemagne. Ce survol historique nous a menés à cibler les apories suscitées par

l’application sans faille de la doctrine de la méthode, ce qui nous a permis de souligner avec

Gadamer la démesure de la science moderne dans certaines de ses prétentions. Nous avons

conclu le chapitre en insistant sur la nécessité de renouer avec la tradition humaniste, dans la

mesure où celle-ci s’est révélée comme porteuse d’une vérité par-delà la science et sa méthode.

Notre deuxième chapitre vise, quant à lui, à expliciter la structure du savoir des sciences

humaines. Pour ce faire, nous avons commencé par nous pencher sur les développements

proposés par Gadamer dans Vérité et méthode (1960) au sujet des concepts directeurs de

l’humanisme. L’étude de ces concepts, en particulier ceux de Bildung et de sensus communis, nous

a montré que s’impose en eux un mode de savoir non seulement légitime, mais indispensable

pour l’éducation de l’homme. Ce mode de savoir, comme nous le révèle Gadamer, trouve son

modèle dans celui du savoir pratique thématisé par Aristote. C’est en se basant sur les analyses

déployées par ce dernier au livre VI de l’Éthique à Nicomaque, où il traite de la vertu pratique par

excellence, c’est-à-dire de la phronēsis, que Gadamer rend explicite les composantes essentielles

du savoir pratique. Ce développement permet d’apporter l’éclairage conceptuel dont ont

besoin les sciences humaines pour accéder à une meilleure compréhension d’elles-mêmes. Si

cette partie nous apparaît comme l’une des plus importantes de notre travail, c’est qu’en plus

de fournir des éléments de réponse en lien avec notre questionnement sur la légitimité des

sciences humaines, elle nous renseigne aussi sur le projet philosophique propre à Gadamer.

Nous avons ainsi pu constater la portée universelle que comporte cette réflexion sur les

sciences humaines.

Notre troisième chapitre s’inscrit dans la continuité du second chapitre. Il y est question

de l’herméneutique philosophique de Gadamer et de sa filiation avec la philosophie

heideggérienne. L’objectif de ce chapitre consiste à montrer en quoi la description du cercle

de la compréhension chez Heidegger est décisive pour l’entreprise de Gadamer et sa réflexion

sur le problème des sciences humaines. Cela nous a amenés à reconnaître la spécificité de

Page 13: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

5

l’approche gadamérienne vis-à-vis de celle de son maître. Si ce dernier a orienté

l’herméneutique vers des enjeux de nature ontologique, Gadamer s’est efforcé, quant à lui, de

la réorienter vers des considérations plus régionales et concrètes. Dans Vérité et méthode, la

section qu’il consacre à la conscience historique est à cet égard probante. Pour conclure, nous

présentons la solution donnée par Gadamer au problème des sciences humaines, laquelle fait

intervenir des éléments propres à sa philosophie herméneutique.

Dans ce mémoire, notre intention a été d’être le plus près possible de la pensée de notre

auteur. Pour cette raison, nous avons mobilisé un grand nombre de ses ouvrages. Bien que

nous nous référions principalement à Vérité et méthode1, nous avons aussi jugé pertinent de

consulter les nombreux textes qu’il a publiés en périphérie de cet ouvrage. Étant donné que

Gadamer revient assez souvent sur des thèmes qu’il traite dans celui-ci, nous avons cru bon

d’intégrer dans notre travail les remarques et les précisions supplémentaires qu’on retrouve

dans ces textes et qui apportent souvent un autre éclairage sur certaines questions.

De plus, comme le problème des sciences humaines est celui à partir duquel se déploie

l’entreprise herméneutique gadamérienne, nous avons aussi jugé opportun d’inscrire notre

travail dans le projet philosophique qui est celui de Gadamer. C’est pour cette raison, comme

l’indique le titre de notre mémoire, que nous avons traité cette question des sciences humaines

en prenant compte du contexte philosophique dans lequel elle se voit traitée chez Gadamer, à

savoir celui de l’herméneutique. L’intérêt de cet exercice nous est apparu d’emblée :

l’approfondissement de la problématique initiale à partir de laquelle se déploie l’herméneutique

gadamérienne constitue l’une des meilleures introductions à cette dernière. Sans avoir la

prétention de couvrir l’ensemble des thèses avancées par Gadamer dans Vérité et méthode – nous

ne traitons pas, par exemple, de son idée essentielle que « l’être qui peut être compris est

langage » – nous avons tout de même été en mesure de faire ressortir plusieurs thèses

indispensables pour la compréhension de son herméneutique. Nous y sommes parvenus en

confrontant directement la question au cœur de son célèbre ouvrage, celle qui a trait à la

1 Nous utiliserons l’édition intégrale du texte publié chez Seuil en 1996. Il s’agit d’une réédition de la traduction partielle qu’en avait fait Étienne Sacre en 1976. Nous devons cette seconde édition au travail de Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio. Tout au long du mémoire, comme nous citons très souvent cet ouvrage, nous avons opté pour l’abréviation VM pour les notes infrapaginales. Les références à la pagination du texte d’origine sont indiqués entre crochets [ ].

Page 14: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

6

relation qu’entretient la vérité avec la méthode. En faisant attention de ne pas faire de Gadamer

ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire un farouche opposant à la science moderne et à sa méthode, nous

avons voulu éclairer sa thèse principale, laquelle stipule qu’il existe certaines expériences de

vérité qui échappent au cadre méthodologique de la science.

Par son entreprise, Gadamer souhaite nous rendre plus sensibles à l’irremplaçable richesse

des humanités. Il nous fait voir en quoi celles-ci nous permettent d’avoir une meilleure

compréhension de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons. S’il y a une leçon à tirer

de ce mémoire, c’est bien celle-ci.

Page 15: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

7

CHAPITRE PREMIER

DÉGAGEMENT DU QUESTIONNEMENT HERMÉNEUTIQUE DE LA VÉRITÉ À PARTIR

DU PROBLÈME DES SCIENCES HUMAINES

La position insigne des sciences humaines tient au fait qu’en

elles, des choses se révèlent constamment à nous, choses que

nous ne savions même pas avoir toujours voulu savoir.1

Gadamer estime que si les sciences humaines ont du mal à faire valoir leur pertinence sur

le plan de la connaissance, c’est qu’elles mènent leurs recherches d’une autre manière que celle

des sciences naturelles. Contrairement à ces dernières, qui font appel à une méthode efficace,

les sciences humaines semblent parfois devoir recourir à d’autres moyens, voire à d’autres

ressources, pour produire leurs résulats. Les sciences humaines nous donnent quelquefois

l’impression de dépendre d’un certain « je ne sais quoi », qu’on peine souvent à identifier, mais

dont la présence nous suffit pour nous convaincre que leur travail ne tient pas seulement à

l’utilisation de méthodes. En fait, celles-ci requièrent de la part du chercheur des aptitudes qui

nous révèlent toute la différence qu’il y a entre celles-ci et les sciences de la nature : « Ce qui

est requis ici », nous dit Gadamer, « en fait de mémoire, d’imagination, de tact, de sensibilité

de musagète et d’expérience de vie, tout cela est bien différent de l’appareillage dont a besoin

le scientifique2 ». Si les sciences de la nature peuvent s’en tenir « à l’utilisation des méthodes3 »

pour assurer l’objectivité de leurs résultats, il semble qu’une telle pratique ne suffise pas aux

sciences humaines.

Comme le souligne Gadamer, puisque l’objet d’étude des sciences humaines est l’homme

et la compréhension qu’il a de lui-même4, il est normal que celles-ci ne disposent pas du même

genre de données que celles des sciences exactes, c’est-à-dire des données qu’il suffit de

1 DUTT, C., Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, Fides, 1998, p. 45-46. 2 « La vérité dans les sciences humaines » (1953), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 66. 3 Ibid., p. 64. 4 Cette affirmation sera démontrée plus loin et prendra alors toute sa signification.

Page 16: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

8

soumettre à une méthodologie particulière pour en faire jaillir le sens. Par exemple, lorsqu’un

historien étudie des textes de la tradition, celui-ci se voit à peu près toujours confronté à des

difficultés d’interprétation. Or, vu qu’il ne dispose pas d’un critère absolu qui lui permettrait de

trancher lorsqu’un tel conflit d’interprétations surgit, il doit intervenir en matière d’expert et

puiser dans son expérience pour reconnaître là où la vérité est la plus susceptible de se trouver.

Cela nous montre que la vérité des sciences humaines dépend bien plus du jugement du

chercheur que de sa capacité à appliquer une méthode quelconque, laquelle semble

n’« intervenir ici qu’en second lieu1 ».

C’est d’ailleurs pour cette raison que Gadamer insiste tout particulièrement sur

l’importance du « tact » dans la recherche des sciences humaines. Dans ce contexte, le tact

consiste en une certaine « sensibilité », à savoir celle de pouvoir s’adapter à « des situations

dont nous n’avons aucune connaissance dérivée de principes généraux » et d’avoir ainsi « la

capacité de les sentir, elles et le comportement à y tenir2 ». Cette sensibilité se manifeste entre

autres dans la « richesse de la mémoire » et dans la « reconnaissance d’autorités3 ». Le bon

historien ou le bon philologue est celui qui sait reconnaître dans les sources du passé celles qui

sont les plus à même de nous renseigner sur celui-ci. Étant donné qu’on ne dispose pas de

critères absolument certains pour faire ce tri; seul « un commerce infatigable avec les choses4 »

nous permet de le faire à la longue avec une certaine assurance. Il est certain, cependant, qu’on

ne saurait enseigner ni inculquer quelque chose comme le « tact », car il relève essentiellement

d’une expérience qui s’est accumulée au fil des ans. Voilà pourquoi, vu de l’extérieur, la

« fécondité de la connaissance en sciences humaines s’apparente beaucoup plus à l’intuition

d’un artiste qu’à l’esprit méthodique d’une recherche5 », écrit Gadamer. Cette spécificité des

sciences humaines vis-à-vis des sciences naturelles est, selon lui, l’un des facteurs qui

contribuent le plus à leur perte de crédibilité aux yeux du grand public. Il semble en effet que

ce dernier soit bien plus porté à reconnaître la validité des domaines de recherche dont les

résultats dérivent de l’application d’une méthode aux paramètres bien définis. Les autres

1 Ibid. 2 VM, p. 32-33 [22]. 3 VM, p. 21 [11]. 4 « La vérité dans les sciences humaines » (1953), dans La Philosophie herméneutique, op. cit., p. 67. 5 Ibid., p. 64.

Page 17: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

9

domaines lui apparaissent condamnés à ne produire que des vaines spéculations.

Il est vrai, cependant, qu’on s’efforce, dans certaines branches des sciences humaines, à

employer de plus en plus des méthodes quantitives, en utilisant, par exemple, des outils

mathématiques comme des statistiques dans le but d’accroître la rigueur des recherches

menées. Ainsi, certains estiment qu’il est possible de diminuer, voire d’éliminer, l’interférence

que peut occasionner la présence de la subjectivité du chercheur dans sa recherche.

Cela peut sembler à première vue être une bonne idée, mais elle ne prend pas compte,

nous dit Gadamer, de la violence que ce genre d’approche fait généralement subir à son objet

d’étude. Pour illustrer son point, le philosophe nous donne l’exemple des questionnaires

d’enquête sur lesquels se basent un grand nombre de recherches quantitatives. Si celles-ci

permettent de produire des données comparables à celles dont disposent les sciences

naturelles, à savoir des données qui s’énoncent dans le langage des mathématiques, on ne doit

pas oublier la contrainte qu’elles font nécessairement intervenir. Tout d’abord, chaque

questionnaire, écrit Gadamer, « nous impose des questions auxquelles on est contraint de

répondre.1 » Or, chaque question oriente déjà la réponse qu’elle vise à susciter. Autrement dit,

toute question « situe son objet dans une perspective déterminée2 ». Cela signifie que celui qui

rédige ces questions intervient, d’une manière ou d’une autre, dans la récolte de données. La

neutralité apparente du procédé cache en fait une immixtion de la part du chercheur. Même si

ce dernier est animé par les meilleures intentions, cela ne veut pas dire que ses préjugés et ses

positions personnelles ne se traduisent pas d’une manière ou d’une autre dans le choix des

questions qu’il pose, sans parler de leur formulation. Doit-on en conclure que toutes les

recherches quantitatives dans les sciences humaines sont nécessairement fausses, car biaisées?

Bien sûr que non. Ces recherches restent souvent pertinentes. Il faut simplement se prémunir

de l’illusion qui consiste à croire que les sciences humaines doivent adopter des méthodes

similaires à celles des sciences naturelles si elles souhaitent garantir la validité de ses résultats.

Il faut accepter le fait, nous dit Gadamer, que toute connaissance dans les sciences humaines

reste conditionnée3, mais que cela ne nie pas pour autant sa portée cognitive. Ce qui importe

1 « Heidegger et la fin de la philosophie » (1989), dans Esquisses herméneutique, op. cit., p. 243. 2 VM, p. 385-386 [368]. 3 Notre travail permettra de préciser le sens de ce conditionnement.

Page 18: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

10

ici c’est avant tout de reconnaître le rôle actif du chercheur dans ses recherches. Cette

participation, comme l’appelle aussi Gadamer, doit être pensée si l’on ne veut pas voir ces

sciences succomber à l’arbitraire qui les guette.

La dimension spécifique des sciences humaines que nous venons d’esquisser peut sembler

aller dans le même sens que la dévaluation qui affecte celle-ci. Ce n’est pourtant pas le but de

Gadamer, bien au contraire. Comme il l’écrit, « ce qui compte ici d’un point de vue

″scientifique″, c’est justemment de détruire le fantôme d’une vérité qui serait indépendante du

point de vue de celui qui connaît1 ». Pour le philosophe, il est évident qu’il ne suffit pas de dire

que les sciences humaines ne parviennent pas à se fondre à l’idéal méthodologique de la science

moderne pour les discréditer. Il faut faire l’effort, poursuit-il, « de porter au langage ce que le

travail des sciences humaines donne à penser à la réflexion2 », même si cela implique de venir

éprouver leur vérité en dehors du cadre de la méthode.

Dans la période de crise que nous traversons3, où les paramètres de l’existence se voient

constamment remaniés par les avancées de la technoscience, il serait faux de croire que l’on

puisse faire l’économie des sciences humaines prétextant que les sciences naturelles seraient

les seule en mesure de nous guider. Il s’agit là d’une illusion pernicieuse contre laquelle

Gadamer nous met en garde :

Les méthodes des sciences de la nature ne saisissent pas tout ce qui est digne d’être su, pas même

ce qu’il y a de plus précieux, à savoir les fins ultimes que doit servir toute domination des

instruments de la nature ou de l’homme. Ce sont des connaissances d’une autre espèce et d’un

autre niveau que l’on attend des sciences humaines, mais aussi de la philosophie qui se trouve en

elles.4

1 « La vérité dans les sciences humaines » (1953), dans La Philosophie herméneutique, op. cit., p. 68. 2 Ibid., p. 63. 3 L’affirmation selon laquelle les sociétés occidentales traverseraient une période de crise est une idée que l’on retrouve souvent thématisé dans la littérature philosophique des deux derniers siècles. On peut penser ici aux avertissements prophétiques de Nietzsche au sujet du nihilisme européen, qu’on retrouve aussi chez Heidegger, Löwith et Leo Strauss, ou sinon à Husserl qui, dans son écrit La crise des sciences européennes, nous livre un témoignage important sur le basculement civilisationnel des derniers siècles depuis l’émergence des sciences positives. À cela s’ajoute bien évidemment les avertissements de Freud qui nous parle, quant à lui, d’un malaise dans la civilisation, dressant le portrait d’une culture (Kultur) fortement animée par la pulsion de mort. Chez Gadamer, très proche de Husserl, la crise concerne avant tout la perte des valeurs humanistes et traditionnelles qui serait redevable à « la dynamique d’un monde en proie à une transformation constante dans le sillage du progrès technique et de toute ses conséquences spirituelles. » (« Humanisme et révolution industrielle » (1988), dans Esquisses herméneutique, op. cit., p. 46.) 4 « La vérité dans les sciences humaines » (1953), dans La Philosophie herméneutique, op. cit., p. 64.

Page 19: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

11

Il est d’ailleurs parfaitement manifeste, pour ce dernier, que la dévalorisation des lettres,

de l’histoire, de l’art et de la philosophie, c’est-à-dire de la culture des humanités prise dans

son ensemble, est en grande partie redevable d’un préjugé excessivement favorable à l’endroit

de la science et de sa méthode, que l’on estime à tort capable de remplir toutes les tâches

imaginables.

C’est se méprendre sur ce qu’est la science que d’adopter un pareil point de vue à son

égard. Comme celle-ci se voit, par définition, concernée par des faits mesurables1, c’est-à-dire

par des données vérifiables empiriquement, il en découle nécessairement que son rayon

d’action s’en trouve limité. Tout ce qui échappe, par exemple, à l’emprise des instruments de

mesure ne peut faire l’objet d’une recherche scientifique rigoureuse. Cette exigence se fait

d’ailleurs ressentir dans l’ensemble du champ de la connaissance. C’est même sur elle que

reposent la plupart des critiques à l’endroit des sciences humaines. On estime, bien souvent,

que celles-ci ne parviennent pas à présenter des résultats suffisamment rigoureux, car elles

s’appuient sur des données que les paramètres de la science ne peuvent pas prendre en compte.

On peut à nouveau donner comme exemple l’interprétation philologique d’un texte ancien. Le

sens qu’en retire le philologue est difficilement vérifiable selon les critères d’objectivité de la

méthode scientifique. Cela est aussi vrai pour le sens que l’on accorde aux œuvres d’art, que

l’on soit historien agrégé ou simplement amateur d’art. À chaque fois qu’il s’agit d’interpréter

un témoignage signifiant du passé, nous nous voyons confrontés à une réalité qui a peu de

choses à voir avec celle des faits empiriques. Les questions qui se rapportent à l’homme et ses

productions semblent résister à la vision « objectivante » proposée par les sciences positives.

Cela est d’autant plus vrai pour les questions relatives au comportement éthique. C’est

d’ailleurs l’un des points sur lesquels Gadamer revient le plus souvent pour démontrer les

limites de la science. Comme la moralité n’appartient pas au registre du savoir scientifique, et

qu’on lui reconnaît une part de vérité, cela nous incline à croire qu’il existe bel et bien un savoir

d’un autre type que celui de la science2.

1 « La diversité de l’Europe. Héritage et avenir », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 17 : « La science oblige, par des processus d’abstraction héroïques et ascétiques, à ne laisser valoir que les faits assurés, et à fonder sur eux ses connaissances. » 2 Cette différence a d’ailleurs déjà été discernée par certains scientifiques, et non des moindres. On peut penser ici entre autres à la position défendue par Henri Poincaré au sujet de la différence des rôles alloués à la morale et à la science : « l’une nous montre à quel but nous devons viser, l’autre, le but étant donné, nous fait connaître

Page 20: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

12

Une fois ce constat fait, tout le problème consiste maintenant à cerner ce qu’est cet autre

savoir et d’en élucider la structure, tâche qui est devenue particulièrement difficile « au sein

d’une civilisation aussi intoxiquée de science que la nôtre1 », nous dit Gadamer. Pour ce dernier,

il est indéniable que notre regard sur la question reste conditionné par les préjugés de notre

époque, laquelle est, comme nous le savons, en grande partie favorable à la science2. Pour

s’émanciper un tant soit peu de cette influence, le philosophe nous propose, suivant ainsi les

traces de son maître Heidegger (1889-1976)3, d’entreprendre une lecture à rebours de l’histoire,

lecture qui lui permettra d’exhumer ce qui a été enfoui suite à l’essor de la science moderne.

Gadamer nous propose ainsi de reprendre contact avec les anciennes traditions de la

rhétorique et de la philosophie pratique pour faire ressurgir de l’oubli les savoirs légitimes qui

ont été laissés pour compte. C’est ce qu’il s’engage à faire dans son œuvre majeure, Vérité et

méthode, dont les premières pages sont consacrées à délivrer la culture humaniste du

« malentendu objectiviste » qui l’emprisonne.

Ce questionnement permet aussi à Gadamer de s’interroger de manière plus générale sur

la nature du phénomène de la compréhension. C’est d’ailleurs ce qui le conduit à jeter les bases

de sa propre herméneutique philosophique. S’il ne fait nul doute que cette dernière trouve son

assise dans le problème des sciences humaines, on ne doit pas non plus négliger sa portée

universelle, comme l’annonce d’emblée Gadamer :

[…] l’investigation qu’on poursuit ici pose elle aussi une question philosophique. Mais cette

les moyens de l’atteindre. » (POINCARÉ, H., La valeur de la science, Flammarion, 1970, p. 20.) L’homme de science reconnaît lui-aussi qu’il y a de l’homme derrière la science, que celle-ci existe pour lui rendre service, qu’elle ne lui dicte pas quoi faire, mais l’aide à accomplir les fins qu’il se donne. La science, dans sa conception moderne, est donc par essence instrumentale et possède une dimension utilitaire, ce qui nous rappelle qu’elle est toujours subordonnée à une fin qui lui est extérieure. En d’autres termes, cela signifie qu’elle dépend toujours d’une volonté qui lui est antérieure et qui la conditionne. Or, c’est cette volonté que les humanités visent à former, d’où leur importance. 1 « Avant-Propos », dans L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, trad. P. David et D. Saatdjian, Paris, Vrin, 1994, p. 17. 2 Sur la prévalence excessive accordée à la science et à la technique dans les sociétés occidentales et les risques encourus, voir l’excellent livre de Daniel Jacques, La révolution technique. Essai sur le devoir d’humanité, paru chez Boréal en 2002. 3 Gadamer et Heidegger adoptent sensiblement la même approche dans le soin qu’ils portent au caractère historique des concepts. Tous deux estiment que l’histoire de la tradition philosophique occidentale pose problème dans la mesure où celle-ci en est venue à obstruer, à travers son développement, l’accès à l’ontologie des phénomènes. Dans le cas de Gadamer, plus spécifiquement, c’est l’ontologie du phénomène de la compréhension qui est en jeu. Pour ce dernier, donc, c’est la négativité du progrès historique qui appelle à une réévaluation des concepts comme ceux de « vérité », « savoir » et « science », ce dont il sera question dans le présent chapitre.

Page 21: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

13

question, elle ne la pose nullement aux seules sciences dites humaines (parmi lesquelles elle

accorderait ensuite la prééminence à des disciplines classiques déterminées); elle ne la pose même

pas à la seule science et aux modalités qu’y prend l’expérience. Elle la pose à l’ensemble de

l’expérience que l’homme fait du monde et de la pratique qu’il applique à la vie. Pour s’exprimer

en termes kantiens, la question posée est celle-ci : comment la compréhension est-elle possible?

C’est une question qui précède toute attitude méthodologique des sciences basée sur la

compréhension, leurs normes et leurs règles.1

Ainsi, nous aurons l’occasion de constater que la question de la légitimité des sciences

humaines aboutit à une réflexion sur les fondements ontologiques du phénomène de la

compréhension pris dans son ensemble. C’est donc à un questionnement plus originaire auquel

nous introduit le problème des sciences humaines, car, derrière la restriction méthodologique

qui les entrave, se laisse découvrir une possibilité plus originelle du connaître, à savoir ce qui

dans le connaître ne relève pas de la sphère ontique, mais de la détermination fondamentale

de l’existence.

Mais avant d’en arriver là, il importe tout d’abord de se familiariser avec le problème que

nous venons d’esquisser à propos de la crise de légitimation des sciences humaines. Voilà à

quoi sera consacré ce premier chapitre qui, comme son titre l’indique, aura pour fonction de

venir dégager la question de la vérité. Par la suite, nous serons appelés à sonder plus en

profondeur cette question (ce que nous tâcherons de faire dès notre second chapitre). Pour le

moment, nous nous pencherons sur les sources historiques du problème qui affecte les

sciences humaines.

Dans la première partie de ce premier chapitre (1.1), nous partirons des débats

épistémologiques qui ont eu lieu au XIXe siècle autour de cette question. Cela nous permettra

de mieux comprendre la nature du problème qui nous est posé, étant donné qu’il s’agit du

siècle durant lequel les sciences humaines se sont constituées à partir du modèle des sciences

naturelles. Cela nous amènera, par la suite (1.2), à retracer, à partir de la révolution scientifique

du XVIIe siècle, les causes qui contribuèrent à l’apparition d’apories concernant le

statut scientifique des sciences humaines. Ensuite, nous insisterons, dans l’avant-dernière

section du chapitre (1.3), sur la nécessité de redéfinir la vérité selon d’autres paramètres que

ceux qui se sont imposés avec l’essor des sciences modernes. Il sera aussi question, en tout

1 « Préface à la 2e édition », dans Vérité et méthode, trad. É. Sacre, Paris, Seuil, 1976, p. 10 [XV].

Page 22: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

14

dernier lieu (1.4), de l’avenir des humanités dans nos sociétés industrialisées et du défi qui nous

incombe à cet égard.

1.1 - LE PROJET DE FONDATION MÉTHODOLOGIQUE DES SCIENCES HUMAINES AU

XIXe SIÈCLE

Les causes qui ont contribué à la perte de confiance à l’égard des sciences humaines sont

nombreuses. Parmi celles-ci, la plus importante aux yeux de Gadamer est d’avoir voulu

modeler les sciences humaines à l’image des sciences naturelles, en les soumettant au même

esprit méthodologique. C’est au XIXe siècle que s’est réalisé ce rapprochement entre les sciences

humaines et les sciences naturelles, rapprochement évidemment motivé par l’essor et les succès

de ces dernières. À l’époque, cette tentative s’est présentée comme une solution à un problème

bien précis auquel se voyait confrontée la communauté scientifique : de plus en plus, on

constatait que les sciences dites « historiques1 », qui commençaient tout juste à se former, ne

parvenaient pas à se hisser au niveau des sciences naturelles, autant sur le plan de la

méthodologie que sur celui de la vérifiabilité des connaissances produites. Pour cette raison,

on en était arrivé à distinguer les sciences humaines des sciences naturelles en précisant que

ces dernières étaient des « sciences exactes ». Cela a bien sûr contribué à remettre en question

la scientificité de ces premières, qu’on était alors tenté de « caractériser en des termes seulement

privatifs, comme ceux de ″sciences inexactes″2 », nous rapporte Gadamer. Sur ce point, on

peut d’ailleurs citer à l’appui l’historien Johann Gustav Droysen (1808-1884), qui reconnaît,

dès 1843, qu’« il n’y a guère de domaine scientifique qui soit aussi peu que l’histoire, fondé,

délimité et articulé en théorie.3 » Ce constat, pourtant fait par l’un des plus éminents

représentants de cette discipline, témoigne bien du complexe d’infériorité qui hante les sciences

humaines depuis qu’elles prétendent au statut de « sciences ». Il était donc urgent de venir leur

donner une dimension scientifique comparable à celle que les sciences naturelles avaient

1 Pour des fins de commodité et pour assurer la continuité de notre développement, nous avons choisi, pour la suite du texte, d’employer l’expression « sciences humaines » au lieu de « sciences historiques ». 2 VM, p. 21 [10-11]. 3 Citation tirée de VM, p. 22 [11-12] : DROYSEN, J. G, Historik (réimpr. 1925, ed. E. Rothacker), p. 97.

Page 23: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

15

conquise.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi certains ont tenté à cette époque de vouloir

rehausser ainsi la rigueur méthodologique des sciences humaines : les progrès accomplis par

la science moderne depuis la révolution scientifique au XVIIe siècle semblaient en effet suggérer

que seule une conscience méthodique et rigoureuse pouvait mener la science à des résultats

probants. Le défi consistait alors à fournir une méthode et des fondations solides aux sciences

humaines, à l’instar de ce que Kant avait pu faire pour les sciences physico-mathématiques1.

Deux possibilités s’offraient alors aux sciences humaines2 : la première consistait à

reprendre telle quelle la méthode utilisée par les sciences naturelles, celle qui avait garanti leur

succès; la seconde était de trouver une méthode propre à l’objet d’investigation des sciences

humaines, permettant ainsi d’assurer leur pleine autonomie.

1.1.1 - L’influence décisive de la Logique de John Stuart Mill et son projet d’unified

science

La première option, qui propose d’abolir « ultimement, la distinction des sciences exactes

et humaines au profit de la unified science3 », aurait trouvé son inspiration première dans la

traduction allemande de la Logique (1854) de John Stuart Mill, comme nous l’explique Gadamer

au début de Vérité et méthode4. Dans cet ouvrage, très lu à l’époque, Mill suggère d’appliquer la

logique de l’induction aux moral sciences, terme rendu en allemand par celui de

« Geisteswissenschaften » (qu’on traduit habituellement en langue française par « sciences de

l’esprit » ou, plus commodément, par « sciences humaines »). Comme le terme

Geisteswissenschaften possède une plus grande étendue que celui de moral sciences, le projet de Mill,

1 VM, p. 22 [12] : « Droysen déjà avait réclamé la venue d’un Kant, qui détecterait dans un impératif catégorique de l’histoire ″la source vivante dont jaillit la vie historique de l’humanité″. Il exprime l’attente ″que, saisi à une plus grande profondeur, le concept d’histoire devienne le centre gravitation (Gravitationspunkt) grâce auquel il faut maintenant que le mouvement des sciences de l’esprit, qui flottent au hasard, accède à la continuité et à la possibilité d’un progrès ultérieur″ ». 2 Nous reprenons ici la division proposée par Jean Grondin dans son Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 42. 3 Ibid. 4 VM, p. 19 [9]; voir aussi « De la transformation dans les sciences humaines » (1985) dans L’herméneutique en rétrospective, op. cit., p. 227.

Page 24: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

16

qui n’est qu’esquissé à la fin de son ouvrage, est apparu comme une proposition bien plus

ambitieuse qu’elle ne l’était en fait. Voyant en elle une invitation à refonder dans son ensemble

les sciences humaines sur des bases plus solides, les épistémologues allemands l’accueillirent

avec enthousiasme. Mill est ainsi devenu, un peu malgré lui, l’une des principales références en

Allemagne dans les discussions entourant la question de la scientificité des sciences humaines.

Cependant, Gadamer estime, pour sa part, que cette interprétation un peu cavalière de la

Logique de Mill n’est pas si éloignée de la pensée de son auteur que l’on pourrait le croire. Selon

lui, elle n’aurait fait que prolonger le raisonnement du philosophe anglais, tirant, en quelque

sorte, la principale conséquence de ses prémisses, à savoir « que seule a cours en ce domaine

[des sciences humaines] la méthode inductive qui fonde toute science de l’expérience1 ».

C’est ainsi que l’idéal méthodologique a commencé à s’imposer dans le champ des études

historiques. L’influence de Mill s’explique entre autres par le sentiment d’urgence qui habitait

les représentants des sciences humaines (surtout les historiens) de pouvoir se réclamer d’une

méthode dont on avait éprouvé l’efficacité et qui serait, par conséquent, susceptible de

légitimer leur pratique. Même si plusieurs d’entre eux se sont ouvertement opposés à l’idée de

reprendre ou d’imiter les méthodes des sciences exactes, plusieurs y ont adhéré à leur insu.

Pour illustrer cette adhésion tacite à l’idéal de méthode des sciences de la nature, Gadamer

cite l’exemple du physicien et psychologue allemand Hermann von Helmholtz, qui, dans un

discours tenu en 1862, a proposé de distinguer la méthode des sciences naturelles et celle des

sciences humaines dans les termes suivants : la première procéderait par « induction logique »

et la seconde par « induction artistique-instinctive ». Comme on peut le constater, Helmholtz,

malgré le fait qu’il n’ait « pas succombé à la tentation d’ériger en norme universelle la manière

de travailler dans la science », n’a pas pu s’empêcher de faire que « l’une et l’autre usent de

l’inférence inductive », donc à les rapporter toutes deux au « concept d’induction qu’il devait à

la Logique de Mill2. »

1 VM, p. 19 [9]. 2 VM, p. 21 [11]. Nous soulignons. Voir aussi « Les problèmes épistémologiques des sciences humaines », dans Le problème de la conscience historique, trad. P. Fruchon, Paris, Seuil, 1996, p. 32 : « On admettra volontiers que ce grand savant a peut-être bien résisté à la tentation de prendre sa propre activité scientifique pour mesure; mais, pour caractériser les procédés des sciences humaines, il ne disposait finalement que d’une seule catégorie logique, celle qu’il a apprise de Mill : celle de l’induction. »

Page 25: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

17

On en conclut, avec Gadamer, que c’est ainsi que les sciences humaines ont commencé à

se soumettre au grand projet d’assimilation de la science à l’idée de méthode, laquelle avait

trouvé son expression la plus forte dans les « sciences exactes » que sont les sciences naturelles.

1.1.2 - Le projet diltheyen d’une fondation philosophique des sciences humaines

L’autre option qui se présente aux sciences humaines est de développer leur propre

méthodologie en fonction de leur objet d’étude. Pour Gadamer, c’est Wilhelm Dilthey qui, au

XIXe siècle, a le plus œuvré dans cette direction, même si, comme nous le verrons, celui-ci n’a

pas été tout à fait en mesure de se défaire de l’emprise de la méthodologie des sciences

naturelles. Malgré l’échec qu’il lui impute, Dilthey présente tout de même un cas intéressant

pour Gadamer, entre autres parce qu’il a été l’un des premiers à émettre ouvertement des

critiques à l’endroit de Mill, qu’il accuse de manquer de formation historique. La suggestion

du philosophe anglais d’adopter une approche empiriste pour l’étude de l’histoire lui semblait

« dogmatique », puisqu’elle néglige la différence essentielle qui existe pourtant entre le monde

physique et le monde humain, à savoir que nous avons affaire, dans le premier, à des

phénomènes « extérieures », c’est-à-dire à des « choses » distinctes de nous, tandis que, dans le

second, nous nous voyons concernés par des réalités humaines, avec lesquelles nous

partageons un point commun non négligeable : notre humanité. Comme le note Ricœur,

Dilthey souhaite montrer que « dans l’ordre humain […] l’homme connaît l’homme » et

qu’aussi « étranger que l’autre homme nous soit, il n’est pas un étranger au sens où la chose

physique inconnaissable peut l’être1 ». Dilthey en conclut qu’on ne saurait, pour cette raison,

concevoir notre médiation avec ces deux types de réalités de la même façon, compte tenu des

différences essentielles qui les distinguent. Autrement dit, il estime qu’il ne peut y avoir une

méthodologie commune aux sciences humaines et aux science naturelles pour des raisons

ontologiques.

C’est ainsi que le projet d’une fondation méthodologique spécifique aux sciences humaines

s’est alors vu justifié. Cela s’est d’autant plus imposé comme une nécessité lorsque Dilthey a

fait remarquer cette autre différence qui existe entre elles et les sciences naturelles, celle qui a

1 RICŒUR, P., Cinq études herméneutiques, Paris, Labor et Fides, 2013, p. 30.

Page 26: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

18

trait à leur visée respective. Si les sciences humaines tentent de comprendre « une individualité

historique à partir de ses manifestations extérieures », les sciences naturelles travaillent, quant

à elles, à « expliquer les phénomènes à partir d’hypothèses et de lois générales1 ». De toute

évidence, vouloir appréhender le singulier, comme se proposent de le faire les sciences

humaines, implique forcément d’autres aptitudes que celles requises par l’étude des lois de la

physique2. Voilà une autre raison pour laquelle Dilthey juge que le projet d’unification

méthodologique proposé par Mill est intenable et doit être rejeté.

Par conséquent, puisque Mill, dans sa Logique, n’est pas parvenu à tenir compte des traits

distinctifs du savoir propre aux sciences humaines, Dilthey propose, pour sa part, de partir de

ceux-ci afin de rendre possible leur explicitation théorique. L’approche qu’il préconise pour y

arriver est d’ailleurs similaire à celle de Kant, à bien des égards, reprenant sensiblement la

même perspective critique que lui, mais en l’appliquant cette fois aux sciences humaines. On

doit alors tenter de répondre à question la suivante : comment la connaissance historique est-

elle possible? Pour y parvenir, une « critique de la raison historique3 » doit être tentée.

Le point de départ de l’entreprise critique de Dilthey est le suivant : voir dans les objets

étudiés par les sciences humaines des manifestations provenant d’une source commune, source

qu’il désigne comme étant celle de la « vie ». Ce qui caractérise fondamentalement la vie, à ses

yeux, est sa réflexivité immanente, c’est-à-dire sa capacité à se révéler à elle-même par le biais

d’objectivations multiples, que ce soit à travers les religions, les mythes, les œuvres d’art, etc.

Comme nous l’explique Gadamer, pour Dilthey, « les traditions vivantes, comme la tradition

morale, religieuse et juridique, sont toujours, sans passer pour autant par la réflexion, tributaires

du savoir que la vie a d’elle-même.4 » C’est pourquoi, pour vouloir comprendre ces traditions,

comme se proposent de le faire les sciences humaines, il faut à son avis commencer par

1 GRONDIN, J., L’herméneutique, Paris, Puf, 2006, p. 23. 2 Sans trop vouloir entrer ici dans les détails, on peut rappeler brièvement ce que Dilthey avance à propos de ces « aptitudes ». Du côté des sciences naturelles, l’aptitude requise consiste à saisir, par le biais d’inductions et d’hypothèses, les lois immuables de la nature. C’est ainsi que procède l’explication naturaliste. Du côté des sciences humaines, comme nous avons affaire à des êtres doté d’une vie psychique qui s’exprime à travers des manifestations de toute sorte (voir plus bas), l’aptitude requise pour accéder à ce vécu interne consiste à se transposer dans la vie psychique d’autrui. 3 Pour être juste envers Dilthey, il faut dire que son entreprise va bien plus loin encore. Anticipant d’une certaine manière l’entreprise herméneutique de Gadamer, Dilthey s’est donné pour but de découvrir l’élément commun aux deux méthodes, tâchant ainsi de trouver le fondement absolu de la connaissance. 4 Ibid.

Page 27: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

19

développer une philosophie de la vie (Lebensphilosophie), dont le but consiste à discerner et à

identifier les tendances essentielles au sein de la vie elle-même afin d’en dégager les grandes

lois. Ces lois, une fois découvertes, serviront à fournir aux sciences humaines des « formes

solides1 » à partir desquelles elles pourront s’orienter et manœuvrer en évitant les écueils de

l’idéalisme (i.e. la spéculation arbitraire) et du relativisme qui guettent l’étude de l’histoire.

Ainsi, c’est dans « l’investigation systématique de cette réalité vivante », considérée

« comme matière première de l’histoire et condition de possibilité de la connaissance

historique2 », que l’entreprise dilthéyenne prend son envol. Selon cette perspective, toute vie

individuelle et concrète peut être interprétée comme l’expression du dynamisme structurant

de la vie. Or, comme cette dernière se voit prise en charge par la Lebensphilosophie de Dilthey,

dans la mesure où celle-ci rend explicites ses relations internes et ses lois, il devient dès lors

possible d’accéder à la compréhension des phénomènes humains dans leur particularité grâce

à ces points de repère. Puisque toute œuvre et toute action humaine sont des extériorisations

de la vie et que cette dernière maintient à travers elles sa totalité et son unité constitutives3, la

connaissance du singulier peut finalement se prévaloir d’une validité universelle, et, par

conséquent, d’une légitimité sur le plan théorique. C’est ainsi que Dilthey parvient à faire

accéder la connaissance historique à l’objectivité et à la munir d’une scientificité proprement

dite.

1.1.3 - L’échec de Dilthey à penser la vie à l’aune de la méthode scientifique

Toutefois, malgré tous les efforts déployés par Dilthey pour donner aux sciences humaines

une fondation épistémologique, celui-ci ne serait « guère allé plus loin que les observations

élémentaires de Helmholtz4 », tranche Gadamer. La quête d’objectivité qui motive Dilthey à

développer une philosophie de la vie l’a conduit à aller à l’encontre de son point départ :

« l’immanence du savoir à la vie même5 ». Comme celui-ci tenait à tout prix à dépasser

1 DILTHEY, W., Gessammelte Schriften, vol. VII, p. 347. 2 ARRIEN, S.-J., L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1919-1923), Puf, 2014, p. 127. 3 Comme le souligne Sophie-Jan Arrien, la totalité et l’unité sont des « caractéristiques premières de la vie et fondamentales dans toute l’entreprise diltheyenne » (ibid., p. 129). 4 VM, p. 23 [13]. 5 « Portée et limites de l’œuvre de Wilhelm Dilthey », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 43.

Page 28: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

20

méthodiquement les contingences liées à l’observation subjective des données historiques afin

de contrecarrer toute objection potentielle de relativisme, Dilthey, en bon « fils des Lumières1 »

(c’est ainsi que le désigne Gadamer), s’est senti obligé de défendre une conception du savoir

qui répond aux exigences de la méthode scientifique. Selon lui, « la connaissance » doit, en

effet, impliquer « la dissolution de notre engagement dans la vie ». Autrement dit, comme ses

contemporains, il a fait de « l’acquisition d’une distance par rapport à notre histoire propre

[…] une condition nécessaire de son objectivation2 ». Il avait ainsi l’impression que pour

accéder à l’objectivité à laquelle il aspirait au moyen de sa philosophie, il lui fallait affirmer que

la conscience historique, celle qui se voit à l’œuvre dans l’étude de l’histoire, doit s’émanciper

« de l’emprise des dogmes autoritaires3 » en adoptant une attitude dubitative et réflexive

« face à toutes ces objectivations4 » qu’elle étudie. Gadamer détecte dans cette posture

« méthodologique » du chercheur un « cartésianisme latent5 », ce qui lui suffit pour démontrer

que l’idée que se faisait Dilthey de la science correspond finalement à celle fournie par les

sciences de la nature. Comme le dira Gadamer, « l’effort de Dilthey pour comprendre les

sciences humaines de la vie, et en commençant par l’expérience vécue, ne s’est jamais vraiment

accordé avec la conception cartésienne de la science, dont il n’a su se défaire.6 »

Malgré cette critique, il faut tout de même reconnaître que Gadamer s’accorde sur bien

des points avec Dilthey, chez qui il repère des intuitions profondes susceptibles de frayer la

voie pour penser le statut épistémologique des sciences humaines en dehors du cadre des

sciences de la nature. Dilthey a en effet allégué quelque chose de très important lorsqu’il a

affirmé que la méthode à employer dans les sciences humaines devait se fonder « en référence

à leur objet7 ». Cette idée, qui comporte « une bonne résonance aristotélicienne8 », selon

Gadamer, sera reprise par lui et jouera un rôle de premier plan dans sa philosophie

herméneutique. Il ne faut donc pas minimiser l’impact qu’a pu avoir Dilthey sur la réflexion

1 VM, p. 259 [243]. 2 Ibid., p. 23 [12-13]. 3 « Portée et limites de l’œuvre de Wilhelm Dilthey », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 43. 4 Ibid., p. 44. 5 Ibid., p. 43. Voir aussi VM, p. 259 [243] : « La voie cartésienne qui passe par le doute pour parvenir à ce qui est sûr est immédiatement évidente pour Dilthey dans la mesure où il est fils des Lumières. » 6 « Portée et limites de l’œuvre de Wilhelm Dilthey », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 48. 7 VM, p. 23 [13]. 8 Ibid.

Page 29: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

21

de Gadamer. De nombreux commentateurs s’accordent d’ailleurs pour dire qu’il est le principal

interlocuteur de ce dernier dans Vérité et méthode1.

La question qu’il nous reste à maintenant à poser est la suivante : mais que risque-t-on à

soumettre les sciences humaines à l’idéal méthodologique des sciences de la nature? Comment

cette application a-t-elle bien pu nuire aux sciences humaines, alors qu’elle vise seulement à en

garantir la véracité et à en accroître la rigueur? Voilà des points sur lesquels il faudra nous

pencher, d’autant plus que Gadamer y consacre plusieurs développements dans la première

partie de son maître ouvrage.

Mais avant d’en arriver là, il semble plus prudent de commencer par clarifier ce qu’il

entend par la « méthode scientifique ». Pour ce faire, nous devrons quitter un instant Vérité et

méthode, dans lequel il est d’ailleurs très peu question de méthode, malgré ce que semble

suggérer son titre. On peut reprocher à Gadamer d’avoir ainsi négligé les sources historiques

de l’idée de méthode qu’il critique tant. Cela lui aurait sans doute permis d’éviter les nombreux

malentendus suscités par son projet d’herméneutique philosophique que plusieurs ont

interprété comme une volonté de sa part de fournir une nouvelle méthode aux sciences

humaines, ce qui n’est pourtant pas le cas2. Pour combler cette lacune, il nous faudra donc

commencer par déterminer ce que Gadamer entend par « méthode scientifique », pour ensuite

traiter de son influence sur les sciences humaines.

Dans les prochaines pages, nous porterons notre attention sur le cas archétypal que

présente Descartes3, à qui revient le mérite, selon Gadamer, d’avoir été « le premier » à « fonder

philosophiquement » la nouvelle conception de la science et de la méthode4. Cela nous

1 PALMER, R., « Two Constracting Heideggerian Elements in Gadamer’s Philosophical Hermeneutics », dans Consequences of Hermeneutics. Fifty Years After Gadamer’s Truth and Method, Northwestern University Press, Evanston, 2010, p. 125; GENS, J.-C., « Gadamer et l’école de Göttingen : les deux voies de l’herméneutique post-diltheyenne », dans L’héritage de Hans-Georg Gadamer, Paris, Vrin, 2003, p. 209; GRONDIN, J., Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 104; FRUCHON, P., L’Herméneutique de Gadamer, Paris, Cerf, 1994. 2 Gadamer s’est senti obligé de répondre à ses critiques en apportant des précisions à ce sujet dans la seconde préface (1965) de Vérité et méthode. Parmi les plus grands critiques de Gadamer, voir BETTI, E., Die Hermeneutik als allgemeine Methodik des Geisteswissenschaften, Tübingue, 1962; Fr. Wieacker, « Notizen zur rechtshistorischen Hermeneutik », Nachr. D. Ak. D. Wiss., Göttingen, phil.-hist. Klasse, 1963, p. 1-22. 3 L’autre grand représentant de la révolution scientifique étant Galilée, que Gadamer présente comme celui qui a effectué « la percée décisive » pour le tournant scientifique qui s’opère à partir du XVIIe siècle. Sur la compréhension gadamérienne de l’émergence de la science moderne, voir MARINO, S., Gadamer and the Limits of the Modern Techno-Scientific Civilization, Bern, Peter Lang AG, 2011, p. 23-49. 4 « Science et philosophie » (1977), dans Esquisses herméneutiques, op. cit., p. 31.

Page 30: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

22

permettra, en premier lieu, de venir constater comment la révolution scientifique a affecté

notre manière de concevoir la connaissance en général. Nous questionnerons alors le sens de

la redéfinition de la vérité proposée par l’auteur du Discours de la méthode ainsi que la réception

de sa philosophie au siècle des Lumières. Ainsi, nous aurons une meilleure compréhension des

enjeux relatifs à l’applicaton de la méthode dans les sciences humaines.

1.2 - LA REDÉFINITION CARTÉSIENNE DE LA VÉRITÉ

Depuis l’avènement de la modernité, et en particulier depuis Descartes, il semble que la

vérité en soit venue à contracter un lien privilégié avec la science, un lien qui, au fil des siècles,

s’est raffermi au point où plusieurs d’entre nous en sommes venus à considérer celle-ci comme

étant le seul et unique dépositaire de la vérité. Comme l’écrit Jean Grondin, la science a su

s’imposer comme « la voie privilégiée, sinon exclusive, de la vérité dans les Temps modernes1 ».

S’il fut un temps où on estimait que les sciences fondées sur l’autorité de la tradition, comme

la prima philosophia et la théologie, étaient porteuses de vérité, il s’avère que ces dernières se sont

rapidement vues expulsées du domaine de la science depuis sa refonte moderne, donc à partir

des XVIIe et XVIIIe siècles. La science ancienne, qui évoluait dans le cadre de la métaphysique

traditionnelle, n’a su, en effet, se défendre face aux critiques nombreuses, et souvent justifiées,

que lui adressaient les tenants de la nouvelle science.

C’est ici qu’intervient Descartes, qui, par son combat contre la scolastique (avec la

rédaction entres autres du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques, qui eurent de

retentissants échos), s’est imposé comme l’un des pères de la révolution scientifique. Tout au

long de son œuvre, une nouvelle conception de la science se dessine et s’impose : celle-ci, nous

dit Descartes, doit absolument exclure de son champ tous les savoirs probables; elle doit

répondre à l’exigence de certitude et de clarté qu’on est en droit d’attendre d’elle. Cette requête

envers la science est sans doute ce qui résume le mieux l’apport de la pensée cartésienne à

l’épistémologie scientifique. On en trouve d’ailleurs l’expression la plus forte dans l’ouvrage

1 GRONDIN, J., La philosophie de la religion, Paris, Puf, 2009, p. 7.

Page 31: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

23

de Descartes que Gadamer estime être « son œuvre la plus radicale1 » : les Regulae ad directionem

ingenii, parus en 1701 à Amsterdam.

Afin de bien mettre en évidence la contribution de la pensée cartésienne au

développement de la science et de sa méthode, nous nous contenterons de survoler les

premières règles qui y sont présentées. Celles-ci annoncent, à quelques nuances près, quels

seront les principaux paramètres qui régiront l’entreprise scientifique moderne du XVIIe siècle

jusqu’à nos jours.

1.2.1 - Affirmation de l’unité de la science

La première règle présentée par Descartes dans les Regulae est la suivante : « Les études

doivent avoir pour but de donner à l’esprit une direction qui lui permette de porter des jugements

solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui.2 » Cette règle exprime d’emblée son souhait de

venir unifier les différentes branches de la connaissance, que les tenants de la scolastique ont

longtemps pris soin de tenir à l’écart les unes des autres. Ceux-ci, davantage fidèles à l’approche

aristotélicienne3, estiment plutôt que les sciences doivent être distinguées entre elles en

fonction de leur objet. Si l’idée d’une méthode universelle susceptible d’être appliquée à tous

les champs du savoir ne leur convient pas, c’est qu’elle va à l’encontre du principe

épistémologique qu’ils reprennent d’Aristote, à savoir que chaque science fait dépendre sa

méthode de son objet. Voilà pourquoi une classification hermétique des différents savoirs leur

1 « Le fait de la science », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 84. 2 DESCARTES, R., Règles pour la direction de l’esprit, trad. J. Sirven, Paris, Vrin, 2003, p. 1. Nous soulignons. Pour une rare fois, nous utilisons ici la traduction de J. Sirven au lieu de celle de G. Le Roy qui, à notre avis, ne met pas assez en évidence la dimension unitaire de la première regula : « Le but des études doit être de diriger l’esprit pour qu’il se porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui. » (DESCARTES, R., « Règles pour la direction de l’esprit » dans Œuvres et lettres, trad. G. Le Roy, Paris, Gallimard, 1953, p. 37.) À comparer avec le texte latin : « Studiorum finis esse debet ingenii directio ad solida et vera, de iis omnibus quae occurrunt, proferenda judicia. » 3 On retrouve le même principe méthodologique chez Aristote, qui dans l’Éthique à Nicomaque, affirme qu’on « ne doit pas chercher la même rigueur dans toutes les discussions indifféremment » (ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2007, 1094b13), que chaque « matière traitée » possède des « principes » qu’on appréhende de différentes manières, soit par induction, soit par la sensation, soit par l’habitude. Il en découle donc, conclut Aristote, que « nous devons essayer d’aller à la recherche de chacun d’eux [l’objet des recherches] d’une manière appropriée à sa nature » (Ibid., 1098b). Une régionalisation du champ de la connaissance était ainsi encouragée.

Page 32: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

24

semble préférable tout comme l’idée d’une pluralité de méthodes.

Pour sa part, Descartes préfère plutôt insister sur le « tronc commun1 » auquel se

rattachent toutes les sciences. Il vient ainsi souligner ce qu’il considère être une erreur commise

par les scolastiques2, celle d’avoir négligé l’étroite dépendance qui relie les sciences entre elles.

En d’autres termes, Descartes reproche à ses contemporains d’avoir perdu de vue l’universalité

de la science ainsi que son « unité formelle » et d’avoir ainsi imposé à l’esprit humain des

bornes arbitraires qui font obstacle à son déploiement. C’est pourquoi il importe à ses yeux

d’affirmer l’unité de la science, unité qu’il fonde dans l’humana sapientia. Voici ce qu’il écrit :

Car, étant donné que toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine [humana

sapientia], qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets

auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas plus de changement de ces objets que la lumière du

soleil de la variété des choses qu’elle éclaire, il n’est pas besoin d’imposer de bornes à l’esprit : la

connaissance d’une vérité ne nous empêche pas en effet d’en découvrir une autre, comme

l’exercice d’un art nous empêche d’en apprendre un autre, mais bien plutôt elle nous y aide.3

On ne saurait minimiser l’importance du postulat qui vient d’être formulé ni sa portée

révolutionnaire : tout savoir, nous dit Descartes, trouve sa source non pas dans les objets mais

dans l’esprit humain, qui devient ainsi « le nouveau centre de référence du savoir4 ». L’atteinte

1 L’unité organique de la science trouve son illustration la plus saisissante dans la préface aux Principia philosophiae où Descartes compare la connaissance à un arbre. Les racines, le tronc et les branches, sans oublier les fruits, forment un ensemble cohérent qu’on ne saurait séparer sans porter atteinte à l’ensemble. De plus, comme cette image sert à indiquer l’ordre dans lequel la connaissance scientifique doit s’acquérir, on peut en déduire que pour Descartes chaque discipline n’est pas autonome, mais repose sur d’autres savoirs, lesquels ultimement trouvent leur fondement dans la métaphysique. 2 Descartes impute cette erreur au mauvais rapprochement que l’on fait souvent entre les sciences et les arts. Pour les arts, on remarque qu’il vaut mieux se concentrer sur l’un d’eux si l’on veut perfectionner son savoir-faire. Chaque art possède une tâche si spécifique qu’on risque de mêler les techniques à vouloir en apprendre plusieurs en même temps. C’est ce qui aurait conduit les scolastiques à supposer qu’il en allait de même pour les sciences. Or, ce n’est pas le cas selon l’auteur des Regulae, puisqu’on peut rapporter l’ensemble des sciences à une seule et même science : la mathesis universalis. Comme il n’existe pas d’art universel, lequel tiendrait l’ensemble des arts particulier sous sa gouverne, la comparaison entre ces derniers et les sciences ne peut être retenue, nous dit Descartes. 3 Ibid., p. 37-38. Nous soulignons. 4 HAMOU, P., « Descartes, Newton et l’intelligibilité de la nature », dans Les philosophes et la science, Paris, Gallimard, 2002, p. 119. La primauté accordée par Descartes à l’humana sapientia par rapport aux objets de la connaissance vise ainsi à fournir un socle commun à l’ensemble des sciences et à orienter la multitude des buts particuliers qui l’animent vers une seule et même direction. Le gain qu’entrevoit Descartes dans l’application de cette regula est qu’elle permettra, selon lui, d’accroître considérablement l’acquisition de connaissances nouvelles, connaissances qui s’avéreront « utiles en vue du bien-être de l’existence ». Donc, au lieu de diviser la science en sciences particulières et de les apprendre séparément, il serait plus profitable, selon lui, « de les apprendre toutes à la fois », étant donné qu’elles « sont toutes unies entre elles et dépendantes les unes des autres. » (DESCARTES, R., Règles pour la direction de l’esprit, op. cit., p. 4.)

Page 33: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

25

du vrai se voit alors déterminée non pas par les choses elles-mêmes, mais par le sujet qui saisit

ces choses. À travers l’affirmation du primat du sujet comme condition formelle du savoir se

laisse donc découvrir une autre manière de se rapporter à la vérité. Traditionnellement, depuis

au moins Aristote, on estimait que la méthode à employer se voyait « suggérée », d’une certaine

manière, par les choses elles-mêmes, lesquelles nous indiquaient le degré d’exactitude du savoir

qu’elles nous permettent de retirer d’elles1. Avec Descartes, la méthode s’universalise, elle

devient désormais identique pour toutes les sciences, et ce, indifféremment de leur objet.

Comme tout objet, nous dit-il, reste inévitablement un objet sous le regard d’un sujet, on ne saurait

alors le considérer comme une entité indépendante de celui qui le conçoit. Il ne revient donc

pas à l’objet d’imposer les modalités de son acquisition, mais bien au sujet, lequel dispose

même de regulae pour y parvenir.

Ce changement de perspective proposé par Descartes est un moment décisif dans

l’histoire des idées puisqu’il fonde l’approche subjectiviste-objectiviste des temps modernes.

Selon Gadamer, c’est justement cette approche, cette dichotomie faite entre le sujet et l’objet,

qui sert de fondement épistémologique à l’entreprise scientifique moderne, dans la mesure où

elle se présente comme indispensable pour l’acquisition de nouvelles connaissances et l’atteinte

d’une certaine « objectivité ». C’est cette manière d’aborder le réel, de le considérer comme un

objet qui se tient devant nous (Gegenstand), qui va s’imposer durant la modernité et redéfinir notre

rapport au monde2.

Comme nous l’avons vu, le projet de Descartes consiste avant tout à abattre les cloisons

qui visaient à séparer les sciences les unes des autres, ce qu’il propose de faire en leur

fournissant un fondement commun. Toutefois, si son objectif était de venir ainsi unifier la

science, d’un certain point de vue, on peut dire que cela a eu l’effet contraire. Gadamer nous

explique, contre toute attente, que Descartes est en fait celui qui est venu briser « l’unité de la

science3. C’est ce qui résulte de sa redéfinition de la science : pour que celle-ci soit à la hauteur

des nouvelles exigences qu’il lui assigne, il fallait nécessairement en exclure les savoirs

1 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094b13. Dans la suite du mémoire, toute les références au texte d’Aristote se feront à partir de la traduction de J. Tricot (op. cit.). 2 Cf. MARINO, S., Gadamer and the Limits of the Modern Techno-Scientific Civilization, op. cit., p. 30-34. 3 « L’avenir des sciences humaines européennes » (1983), dans Esquisses herméneutiques, op. cit., p. 149.

Page 34: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

26

« incertains », c’est-à-dire ceux qui se fondent sur l’autorité de la tradition.

1.2.2 - La vérité scientifique définie comme connaissance certaine

L’affirmation de l’unité de la science conduit Descartes à postuler l’univocité de la vérité

scientifique qu’il redéfinit en fonction des exigences posées par la première regula. Comme

cette dernière a permis de dégager l’unité formelle de la science à partir de la cohérence interne

qui caractérise l’esprit humain, il allait de soi que le critère permettant de fonder la vérité

objective1 de la science y trouverait aussi sa source. Ce critère, Descartes le déduit de la

connaissance la plus pure et la plus exacte que nous puissions atteindre : celle des

mathématiques2. Celles-ci nous fournissent « le seul exemple disponible dans le champ du

savoir […] de connaissance certaine et évidente3 », ce qui suffit à ses yeux pour en faire le

modèle de toute connaissance scientifique. De là découle sa seconde regula :

Il ne faut s’occuper que des objets dont notre esprit paraît capable d’acquérir une connaissance

certaine et indubitable.4

Connaître n’est pas douter, nous dit Descartes, ce que nous reconnaissons aujourd’hui

comme une évidence. Or, à considérer l’état des sciences de son temps, il faut reconnaître que

très peu d’entre elles sont en mesure de dissiper le doute à propos de ce qu’elles avancent,

principalement celles qui reposent sur l’autorité de la tradition. À l’exception de l’arithmétique

1 Cf. « L’herméneutique et l’école de Dilthey » (1991), dans L’herméneutique en rétrospective, op. cit., p. 242 : Gadamer nous explique en quoi les concepts de « méthode et d’« objectivité » sont devenus des concepts propres à la science moderne : « Le terme d’″objectivité″ a aussi une résonnance très digne, mais le mot comportait aussi à l’origine une signification un peu différente. Il ne désignait pas la réalité, le but de toutes choses, mais ce qui fait à chaque fois l’objet d’une thématisation, l’obiectum. Dans l’usage constant du terme de ″Gegendstand″ [objet], on entend encore ce rôle joué par le concept de science et son arrière-plan, l’attitude moderne de la volonté de la culture européenne. » 2 Descartes, dans le Discours de la méthode, les Méditations métaphysiques et les Principes de la philosophie, fera dériver les critères de la connaissance vraie non plus des mathématiques, mais de la certitude du cogito. Comme l’écrit Gress à ce sujet, pour le Descartes de la maturité, « toute vérité objective, pour mériter le nom de vérité, devra recevoir le même degré d’assurance, c’est-à-dire être aussi claire et distincte que l’est la connaissance de soi. » (Apprendre à philosopher avec Descartes, Paris, Ellipses, 2010, p. 77-78.) Cependant, il est à noter que, sur ce point, le projet des sciences modernes se rapproche davantage du Descartes de l’époque des Regulae, entre autres en raison de l’importance qu’elles accordent aux mathématiques et de la suspicion que leur inspire la métaphysique. Est-ce pour cela que Gadamer reconnaît les Regulae comme étant « son œuvre la plus radicale », c’est-à-dire comme celle « qui présentait l’esprit scientifique moderne sans le moindre compromis »? (« Le fait de la science », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 84.) 3 DE BUZON, F. & KAMBOUCHNER, D., Le vocabulaire de Descartes, Paris, Ellipses, 2002, p. 67. 4 DESCARTES, R., « Règles pour la direction de l’esprit » dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 38.

Page 35: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

27

et de la géométrie, la plupart d’entre elles ne nous fournissent que des « opinions probables »

et non un savoir certain. En présence de telles sciences, nous courons le risque de diminuer

l’étendue de notre savoir au lieu de l’accroître, nous prévient Descartes. Il est donc impératif,

poursuit-il, de venir élever le niveau d’exigence et de rigueur de la science, ce qu’il propose de

faire en la redéfinissant comme « connaissance certaine et évidente » et en excluant d’elle

« toutes les connaissances qui ne sont que probables1 ». À ceux qui lui répondent qu’une telle

définition de la science est trop étroite et ne peut concerner qu’un très petit nombre de

connaissances, Descartes rétorque qu’ils sous-estiment le nombre de connaissances certaines

auxquelles on peut parvenir en retenant cette définition2.

Malgré cela, il reste quand même que la nouvelle conception de la science exclut d’elle ce

qui autrefois en faisait partie – comme le dit Spinoza : « omnis determinatio est negatio3 », toute

détermination implique en effet une négation. Il semble d’ailleurs que ce soit là le but de

Descartes, qui n’a jamais caché son intention de remodeler le corpus des sciences et d’en

extirper les savoirs indésirables. On ne s’étonnera donc pas de voir un certain nombre de

disciplines se voir destituées du titre de science une fois ce nouveau critère de la certitude

appliqué. À cet égard, le Discours de la méthode nous livre un témoignage probant; il suffit de lire

les quelques remarques de Descartes au sujet des lettres (la poésie), de la rhétorique, de la

théologie et de la philosophie pour s’en convaincre4; aucune d’elles ne saurait prétendre s’élever

aux exigences de la science telles qu’il les érige alors.

De ce point de vue, Descartes fait donc bel et bien éclater « l’unité de la science englobante

traditionnelle qui portait le nom de philosophia5 ». Même si cette dernière n’avait pas la

cohérence systématique de la science telle que le souhaite Descartes, il demeure qu’elle

1 Ibid. 2 Cf. Ibid., p. 39 : « Quoique les doctes s’imaginent peut-être que ces connaissances sont fort rares, parce que, suivant un travers commun à tous les hommes, ils ont négligé d’y réfléchir comme étant trop faciles et à la portée de tout le monde, je les avertis cependant qu’elles sont bien plus nombreuses qu’ils ne croient et qu’elles suffisent à démontrer d’une façon certaine une foule de propositions, sur lesquelles il n’ont pu formuler jusqu’à présent que des vraisemblances. » 3 SPINOZA, B., « Lettre à Jarig Jelles du 2 juin 1674 », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1954, p. 1231. 4 Cf. DESCARTES, R., « Discours de la méthode », dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 128-131. 5 « L’avenir des sciences humaines européennes » (1983), dans Esquisses herméneutiques, op. cit., p. 149. Gadamer ne précise pas, comme le fait Descartes pour la science moderne, ce qui fonde l’unité de la science ancienne. On peut supposer, cependant, qu’il s’agit de « la métaphysique traditionnelle », que le philosophe allemand présente comme étant son « cadre ».

Page 36: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

28

recueillait néanmoins en son sein un large éventail de savoirs, lesquels se sont pourtant vus

retranchés du corps de la science moderne (rhétorique, philosophie [non-cartésienne],

théologie, etc.). Pour Gadamer, cette scission correspond par ailleurs à la fameuse distinction

introduite par Descartes entre la res extensa et de la res cogitans, qui nous invite à considérer « le

cosmos des sciences de l’expérience et celui de l’orientation dans le monde fondée sur la

tradition langagière » comme deux choses complètement hétérogènes1. C’est ainsi, nous dit-il,

qu’« un gouffre s’est […] creusé au sein de la science englobante de la tradition, donnant lieu

à la dualité des sciences de la nature et des sciences humaines2 » que l’on connaît aujourd’hui.

Un autre aspect majeur de la seconde regula est qu’elle vient subrepticement modifier la

définition de la vérité, qu’on concevait alors comme adaequatio intellectus ad rem, c’est-à-dire

comme « la conformité de la pensée avec l’objet ». Bien que Descartes reprenne à son compte

cette définition3, il lui donne cependant une nouvelle inflexion en précisant la nature de

l’adaequatio, qu’il désigne comme relevant de la certitudo et non plus de la rectitudo4. Ainsi donc,

avec Descartes, le verum devient certum et gagne en assurance. Pour Gadamer, cette nouvelle

conception de la vérité proposée par Descartes apparaît comme l’un des principaux points

tournants à partir duquel s’est développé l’esprit scientifique moderne :

[La] conception de la science qui n’admet comme conditions de vérité que ce qui satisfait à l’idéal

de certitude est restée le paradigme depuis la formation classique que Descartes a donnée de la

règle de la certitude comme principe propre de la science moderne.5

C’est pourquoi on ne saurait minimiser l’importance ni la radicalité de la révolution

épistémologique entamée par Descartes. Les nouvelles exigences qu’il assigne à la science ont

pour effet de venir imposer un nouveau cadre à la quête du savoir. Comme il nous l’indique à

la fin de son développement sur la seconde regula : « ceux qui cherchent le droit chemin de la

vérité ne doivent s’occuper d’aucun objet, dont ils ne puissent avoir une certitude égale à celle

des démonstrations de l’arithmétique et de la géométrie.6 » Les tendances hégémoniques du

1 Cf. « La philosophie et son histoire » (1998), dans Esquisses herméneutique, op. cit., p. 115. 2 « L’avenir des sciences humaines européennes » (1983), dans Esquisses herméneutiques, op. cit., p. 149. 3 Cf. DESCARTES, R., « À Mersenne. 16 octobre 1639 », dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 1059. 4 Sur l’histoire de cette mutation, voir HEIDEGGER, M., Parménide, trad. T. Piel, Paris, Gallimard, 2011, p. 84-92 et Nietzsche, II, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, p. 152-159. 5 « Qu’est-ce que la vérité? » (1976), dans L’Art de comprendre. Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, Paris, Aubier, 1991, p. 44-45. 6 DESCARTES, R., « Règles pour la direction de l’esprit » dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 42.

Page 37: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

29

modèle scientifique du savoir se voyaient ainsi annoncées.

1.2.3 - La méthode comme condition d’accès à la vérité

Après avoir désigné les deux opérations de l’esprit par lesquelles la science s’acquiert, à

savoir l’intuition et la déduction (Regula III), Descartes poursuit sur sa lancée en tâchant de

s’inspirer le plus possible du modèle des mathématiques pour fonder la science nouvelle. Il

nous enjoint, pour commencer, à ne plus fréquenter de manière exhaustive « les ouvrages des

Anciens1 », nous proposant plutôt d’exercer notre esprit à résoudre des problèmes desquels

on peut s’attendre à retirer des « vérités toutes claires », en tâchant, par exemple, de découvrir

par soi-même les propriétés du triangle et du cercle. S’il ne faut pas dédaigner de tourner notre

esprit « vers des choses si faciles », nous dit-il, c’est qu’elles nous permettent d’accroître à la

longue notre intelligence des choses. Au fur et à mesure que nous parcourons la « longue

chaîne » des raisonnements, qui nous fait passer des propositions les plus simples (axiomes)

aux propositions les plus complexes, il devient dès lors possible d’accomplir de très grands

progrès, bien plus que si nous nous mettions à lire et à apprendre par cœur « les raisonnements

de Platon et d’Aristote2 ».

Pour nous aider dans ce cheminement, qui vise en grande partie à nous défaire de l’emprise

de l’autorité des textes, Descartes nous introduit à l’idée qu’il faut faire usage d’une « méthode »

pour éviter que l’on ne s’égare. L’égarement est en effet le principal danger qui guette tout

chercheur qui s’aventure à l’improviste et qui laisse le hasard diriger ses recherches3. Descartes

est sur ce point catégorique : il est « bien préférable de ne jamais chercher la vérité sur aucune

chose, plutôt que de le faire sans méthode4 », d’où la quatrième regula : « La méthode est

nécessaire pour la recherche de la vérité.5 »

1 Ibid. 2 Ibid., p. 43. 3 Cf. Ibid., p. 46 : « Ainsi travaillent presque tous les chimistes, la plupart des géomètres et beaucoup de philosophes : en vérité je ne nie pas que parfois ils n’aillent ainsi à l’aventure avec assez de bonheur [feliciter] pour trouver quelque vérité; ce n’est pas une raison cependant pour que je reconnaisse qu’ils sont plus habiles, mais seulement qu’ils sont plus heureux [fortunatos]. » 4 Ibid., p. 46. 5 Ibid.

Page 38: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

30

Mais que signifie au juste la « méthode », dont se réclame ici Descartes? Voici la définition

qu’il en donne dans les Regulae :

[…] par méthode j’entends des règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les

observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront, sans se fatiguer

en efforts inutiles mais en accroissant progressivement leur science, à la connaissance vraie de

tout ce qu’ils peuvent atteindre.1

Par cette définition, Descartes bouleverse la manière qu’on avait jusqu’alors de concevoir

la méthode, faisant de celle-ci « un instrument pour toute forme de connaissance2 ». La

méthode devient ainsi ce par quoi toute science s’acquiert, dans la mesure où elle porte en elle les

règles qui permettent de distinguer avec assurance le vrai du faux. C’est par son application

que la vérité-certitude devient accessible, ce qui fait d’elle la condition par excellence de la

science et de l’objectivité.

Il est généralement admis que Descartes s’est principalement appuyé sur le modèle des

mathématiques pour constituer sa méthode. Celles-ci soutiennent parfaitement le projet

cartésien d’une refonte des sciences tout comme l’exigence de certitude qui l’accompagne.

C’est pourquoi sa conception de la méthode leur est grandement redevable. Cependant, il ne

faut pas s’imaginer pour autant que celle-ci serve uniquement « à résoudre de vains problèmes,

auxquels les calculateurs et les géomètres ont coutume de s’amuser dans leurs loisirs3 »; son

application s’étend en fait à toute discipline susceptible de produire des connaissances

certaines. L’universalité de la méthode correspond ainsi à l’universalité des mathématiques que

Descartes désigne par l’appellation de mathesis universalis. Celle-ci, loin d’être une

« mathématique ordinaire » (vulgaris Mathematica), constitue la trame de fond de la réalité

empirique :

En y réfléchissant avec plus d’attention, il me parut clair de rapporter à la Mathématique tout ce

en quoi seulement on examine l’ordre et la mesure, sans avoir égard si c’est dans des nombres,

des figures, des astres, des sons, ou n’importe quel autre objet, qu’une pareille mesure soit à

chercher. Il en résulte qu’il doit y avoir une science générale qui explique tout ce qu’on peut

1 Ibid. 2 « L’herméneutique et l’école de Dilthey » (1991), dans L’herméneutique en rétrospective, op. cit., p. 242. Sur l’unicité de la méthode correspondant à l’unité de la science, voir aussi « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne » (1975), dans L’herméneutique en rétrospective, op. cit., p. 118-119 : « À la différence de la conception classique de la méthode, la méthode se comprend depuis Descartes comme le chemin de l’assurance, et c’est en ce sens qu’il n’y a qu’une seule méthode malgré la pluralité des méthodes particulières. » 3 DESCARTES, R., « Règles pour la direction de l’esprit » dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 48.

Page 39: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

31

chercher concernant l’ordre et la mesure, sans les appliquer à une matière spéciale : cette science

se désigne, non par le nom emprunté, mais par le nom déjà ancien et reçu par l’usage de

Mathématique universelle, parce qu’elle renferme tout ce qui a fait donner à d’autres sciences

l’appellation de parties des Mathématiques.1

La mathématisation de la nature proposée par Descartes, et par Galilée avant lui2, fut

décisive pour toute l’entreprise scientifique moderne. La plupart des découvertes en science

dérivent de ce postulat3. Comme le souligne Husserl, cette « mutation » du rôle des

mathématiques qui accompagne « la nouvelle idée de l’universalisation de la science » joue un

rôle « essentiel » quant à l’assignation de la tâche de la science moderne; un nouvel idéal pour

la science s’impose, celle de tout envelopper « rationnellement », supposant ainsi « que la

totalité (Allheit) infinie de l’étant en général est en soi une Uni-totalité (Alleinheit) rationnelle,

qu’il s’agit corrélativement de dominer par une science universelle, et cela sans reste.4 »

Gadamer, qui partage l’avis de Husserl sur cette question, retiendra surtout cette volonté

de conquérir méthodologiquement tous les étants que recèle la conception cartésienne de la

science; cette « volonté de puissance », comme l’interprétera Nietzsche par la suite5, qui se voit

d’ailleurs encouragée par la mathématisation de la nature, comprise désormais comme res

extensa. L’approche quantitative que Descartes met de l’avant par sa méthode sert parfaitement

son projet de devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature6 ». Celle-ci, dans cette

perspective, devient entièrement rationnelle et quantifiable, et se dispose d’autant mieux à être

« conquise » méthodologiquement par l’esprit humain (l’humana sapientia). Voilà en quoi

consiste, aux yeux de Gadamer, l’objectif principal de la méthode cartésienne.

Si cette approche s’est montrée fructueuse dans le domaine des sciences de la nature,

1 DESCARTES, R., Règles pour la direction de l’esprit, op. cit., p. 26-27. 2 Cf. GALILÉE, G., L’essayeur, Paris, Belles Lettres, 1989, p. 141 : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur. » 3 Postulat que certains vont interpréter comme le passage historique d’une physique qualitative à une physique quantitative. Voir LENOBLE, R., « Origines de la pensée scientifique moderne », dans Histoire de la science, Paris, Gallimard, 1957, p. 370. 4 HUSSERL, E., La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, p. 25-27. 5 NIETZSCHE, F., NF – 1887, 9[178]. 6 DESCARTES, R., « Discours de la méthode » dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 168.

Page 40: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

32

comme le reconnaît forcément l’auteur de Vérité et méthode, il reste qu’on peut se demander si

celle-ci, une fois appliquée à l’ensemble des sciences s’avère profitable, voire même tout

simplement légitime. Pour Gadamer, le principal risque encouru à vouloir transposer cette

vision « conquérante » du savoir à l’ensemble du phénomène de la compréhension est de nous

faire perdre de vue ce qui, en lui, échappe irrémédiablement à notre volonté de maîtrise; il

existe en effet des savoirs qui font intervenir des éléments qu’on ne peut tout à fait maîtriser;

il y a des expériences (de vérité) qui ne se laissent pas réduire à une objectivation scientifique,

comme celle de l’art ou celle de notre rapport àl’histoire (notre historicité). Le problème c’est

qu’avec la montée en force du discours scientifique et de sa méthode tout semble devoir se

conformer à la vision cartésienne du monde. Son influence est telle qu’elle tend à reconfigurer

notre manière de nous rapporter au monde. De ce point de vue, on peut aller jusqu’à dire que

le projet cartésien a eu une incidence existentielle sur nous. Pour Gadamer, il n’est pas exagéré

d’affirmer que l’idée de la méthode introduite par Descartes en est venue à s’immiscer dans à

peu près toutes les sphères de notre existence :

Il est bien possible, lorsqu’on en viendra à décrire la nature de la culture occidentale, qu’on se

trouvera d’accord pour dire qu’elle était indubitablement dominée par la science. Et on se

demandera alors quelle est la nature de cette domination, et la réponse sera évidente : il s’agit du

comportement méthodologique adopté par l’Occident, [et] par là nous entendons, la

méthodologie des sciences techniques et industrielles, la méthodologie dans la mise en ordre de

notre vie sociale, la méthodologie dans la destruction. Préparer, faire, maîtriser, voilà ce qui semble

être l’attitude fondamentale de l’humanité occidentale mise de l’avant par la science.1

C’est pourquoi il est primordial, selon Gadamer, de questionner le monopole grandissant

de la méthode scientifique, et ce, en particulier « à une époque dont la foi en la science va

jusqu’à la superstition2 ».

1 Passage que nous traduisons, tiré de « Das Verhältnis der Philosophie zu Kunst und Wissenschaft », dans Kleine Schriften 1 : Philosophie, Hermeneutik, Mohr Siebeck, Tübingen, 1967, p. 22-23 : « Man wird wohl, wenn man die Eigenart der abendländischen Kultur beschreiben will, Übereinstimmung in des Behauptung finden, dass sie von der Wissenschaft entscheidend bestimmt un beherrscht ist. Und fragen wir uns, was das Wesen dieser durch die Wissenschaft beherrschten Kultur ist, so liegt Antwort ebenfalls auf der Hand: Es ist das Methodische im Verhalten des Abendländers, das wir damit meinen, das Methodische in der Wissenschaft in der Technik und der Industrie, das Methodische in der Ordnung unseres sozialen Lebens, das Methodische in des Zerstörung. Planen, Machen, Beherrschen, das scheint die eigentliche Grundhaltung des durch die Wissenschaft des Abendlandes geprägten Menschentums zu sein. » 2 « Postface » (1972), dans L’Art de comprendre. Écrits I : Herméneutique et tradition philosophique, trad. M. Simon, Paris, Aubier, p. 90.

Page 41: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

33

Il nous reste maintenant à préciser l’influence qu’a pu avoir la méthode cartésienne sur

nos vies et aussi sur notre manière de concevoir la connaissance. Il nous faut maintenant

examiner l’héritage de Descartes et la critique qu’en fait Gadamer.

1.3 - LA VÉRITÉ PAR-DELÀ LA SCIENCE ET SA MÉTHODE

Comme on le sait, la première étape du parcours de Gadamer, dans Vérité et méthode,

consiste à interroger la méthode scientifique « sur sa légitimation spécifique1 » dans le but de

cerner les limites de son champ d’application. Le philosophe espère ainsi pouvoir apporter une

« résistance […] à la prétention à l’universalité2 » qu’élève la science moderne, prétention qui

la porte à se considérer comme l’instance dernière et l’unique dépositaire de la vérité. Si cette

résistance lui semble nécessaire, c’est qu’il estime que la science ne parvient pas à rendre

compte de la totalité de notre expérience du monde comme elle prétend pouvoir le faire. La

science opère effectivement un rétrécissement conscient de la réalité pour accéder à la

connaissance qui est la sienne; la méthode qu’elle emploie, par exemple, la contraint à ne traiter

que des objets « positifs », c’est-à-dire à ne considérer que ce qui peut être déterminé

objectivement. Par conséquent, tout ce qui échappe à ce spectre lui est inaccessible. Toute

expérience ayant un caractère vague, comme celle de l’art par exemple, ne peut, de toute

évidence, être mesurée à l’aune des outils dont dispose la science. C’est pour cette raison qu’elle

tend « à bannir du champ de la connaissance tout ce qui est poésie, art, bref, tout ce qui ne se

conforme pas à son idéal d’une connaissance méthodique3 ». Or, Gadamer conteste ce

bannissement, estimant qu’on ne saurait invalider certaines expériences pour la seule raison

que la « vérité » qu’elles manifestent « ne peut être vérifiée par les moyens méthodologiques

dont la science dispose4 ». Le fait que ces expériences « extra-scientifiques » résistent à toute

ratiocination objectivante5 ne nous permet pas de conclure de facto qu’elles sont entièrement

1 VM, p. 11 [1]. 2 Ibid. 3 GRONDIN, J., Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 13. 4 Ibid., p. 12 [2]. 5 Nous démontrerons, un peu plus bas (1.3.3), en quoi ces expériences résistent à l’approche méthodique préconisée par la science moderne.

Page 42: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

34

étrangères au domaine de la connaissance et de la vérité. Il est aussi possible d’envisager que

cette résistance est tributaire de la nature du savoir qui est ici en jeu. Peut-être s’agit-il

simplement d’un autre genre de savoir que celui de la science, d’un savoir qui n’a donc pas à

souscrire aux mêmes exigences méthodologiques que cette dernière?

Voilà pourquoi il est primordial pour Gadamer que l’on prenne conscience, surtout à

l’époque où nous vivons, que l’idée que nous nous faisons de la connaissance s’avère peut-être

un peu trop étroite, que celle-ci colle peut-être un peu trop à l’idée « scientifique » qu’on s’en

fait. Or, pour Gadamer, comme ce modèle n’épuise pas le phénomène de la compréhension

dans son entièreté, il faut dès lors s’efforcer d’élargir notre conception de la connaissance et y

intégrer, si possible, ce que la science ne parvient pas à expliquer et légitimer. Là réside

d’ailleurs l’un des plus grands mérites de la philosophie gadamérienne, selon nous, à savoir

qu’elle nous pousse à réfléchir sur ce que l’on entend par la connaissance et la vérité par-delà la

conscience méthodique de la science qui s’est imposée au cours des derniers siècles. Certes, il

s’agit d’une tâche difficile, mais nécessaire, car sans cela nous risquons de négliger une part

importante, voire essentielle, de notre expérience du monde. S’en tenir à la vision

méthodologico-objective du réel reviendrait au final à appauvrir, dans sa globalité, l’expérience

que nous pouvons en faire. C’est donc à une quête de sens à laquelle nous convie Gadamer. Le

but étant de se réapproprier les expériences signifiantes qui fondent notre humanité et de les

reconnaître pour ce qu’elles sont, à savoir des expériences de vérité.

En guise de préparation à cette reconquête, Gadamer nous invite à refaire l’historique de

la perte progressive de sens qui touche le domaine des sciences humaines et plus largement

celui des humanités. Comme nous venons de le voir (1.2), l’émergence du discours scientifique

moderne en fut la première étape. À partir de l’examen de l’épistémologie cartésienne, nous

avons pu discerner ce qui en elle allait contribuer à la refonte générale des savoirs. L’idée de

méthode nous est apparue la plus déterminante, car en elle s’accomplit une révolution décisive,

révolution qui consiste à faire dépendre la vérité de l’application de la méthode. Si avec

Descartes cette méthode sert tout d’abord à défricher les premières certitudes

« métaphysiques », elle semble ensuite surtout être destinée à être appliquée dans le domaine

des sciences naturelles. Le traité de La Dioptrique, qui complète le Discours de la méthode, en est

d’ailleurs un bel exemple.

Page 43: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

35

C’est pourquoi il importe à présent d’élucider comment cette méthode a bien pu se

transposer à l’humain, au point de reconfigurer le corpus des studia humanitatis pour en faire

des « sciences » humaines. À en croire Gadamer, c’est au siècle des Lumières que ce passage

s’effectue. À cette époque, on commence à constater l’influence exercée par la philosophie

cartésienne sur les différentes branches de la connaissance. La nouvelle approche préconisée

par la science moderne apparaît alors comme la voie à privilégier pour se délivrer des

superstitions et des préjugés du passé. Pour bien comprendre comment cela s’est produit, nous

nous contenterons de rapporter les remarques de Gadamer à ce sujet, ce qui nous permettra

de bien retracer la filiation qui existe entre la révolution scientifique amorcée au XVIIe siècle et

les débats épistémologiques du XIXe siècle. C’est alors que nous pourrons faire état du rôle

déterminant joué par l’idée de méthode dans la constitution des sciences humaines.

Une fois ce point éclairci, nous pourrons examiner les principales apories suscitées par

l’application de la méthode scientifique dans les sciences humaines. L’objectif sera alors de

repérer ce qui en elle échappe à la modalité du savoir scientifique.

En guise de conclusion, nous terminerons par une réflexion plus générale sur les risques

encourus à laisser s’accroître l’emprise de la technique dans la gestion de nos vies. Il s’agit de

la dernière mutation issue de la révolution scientifique qui vient accomplir le rêve utopique

d’un monde entièrement régi par la science et la raison objectivante. Nous ferons alors état de

différents textes de Gadamer dans lesquels il traite de cette question. Ce sera ainsi une manière

de justifier la pertinence de son entreprise philosophique qui, au-delà de sa dimension

théorique, souhaite apporter une réponse concrète à l’un des problèmes les plus criants de

notre époque, celui de la déshumanisation de notre monde.

1.3.1 - La question des préjugés : l’héritage cartésien et sa reprise dans l’Aufklärung

européenne

Afin de bien comprendre l’impact qu’a pu avoir Descartes sur les débats épistémologiques

du XIXe siècle, retournons un instant au siècle qui les sépare, celui des Lumières1. Ceci nous

1 Cette partie de notre travail recouvre, dans Vérité et méthode, les parties intitulées « La dépréciation du préjugé dans l’Aufklärung » et « La réhabilitation de l’autorité et de la tradition » dans VM, p. 292-306 [282-290]. Nous

Page 44: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

36

permettra de mesurer l’évolution des mentalités sous l’influence grandissante de sa

philosophie. C’est à partir de cette époque qu’on se met à ressentir de manière généralisée les

répercussions du cartésianisme; on remarque, par exemple, que l’esprit méthodologique qui

habite l’auteur du Discours de la méthode se répand de manière considérable, et ce, bien au-delà

du cadre des sciences naturelles1. La réception de la philosophie cartésienne est si importante,

nous dit Gadamer, qu’elle se voit même à l’origine de la « tendance générale de l’Aufklärung »,

laquelle consiste à « n’admettre aucune autorité et [à] tout soumettre au tribunal de la raison2 ».

Gadamer insiste, dans Vérité et méthode et ailleurs, sur l’aspect révolutionnaire de cette tendance,

qu’il estime à l’origine d’« immenses bouleversements spirituels3 », en particulier en ce qui

relève de notre attachement à la tradition et au passé.

Si jusqu’alors la tradition est perçue comme relayant la parole vivante du passé, parole

qu’on estime porteuse de sens et de vérité, l’apparition des critères cartésiens de la

connaissance rend soudainement cette parole circonspecte. De plus en plus, on doute de la

valeur cognitive des savoirs transmis par elle, étant donné qu’on ne considère plus son autorité

comme allant de soi. Il est donc devenu impératif de questionner le contenu de la tradition

pour essayer de déterminer ce qui en elle relève du vrai ou du faux, car désormais sa validité

dépend uniquement de « la crédibilité que lui accorde la raison4 », comme l’exige la nouvelle

méthode. Conséquemment, la continuité de sens qui caractérise la transmission de la tradition

s’est vue rompue : ce n’est plus la tradition, en tant que telle, qui se perpétue dans l’esprit des

hommes, mais bien une tradition médiatisée par les lumières naturelles, qui en assure dorénavant

le bien-fondé.

nous référerons aussi, à l’occasion, aux ouvrages et articles suivants consacrés à la critique gadamérienne de la théorie des préjugés de Descartes et de l’Aufklärung : GRONDIN, J., Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 128-133; IPPERCIEL, D., « Théories des préjugés selon Descartes et Gadamer », Horizons philosophiques, vol. 7, n° 2, 1997, p. 43-57; PALMER, L. M., « Gadamer and the Enlightment’s “Prejudice Against All Prejudices”, Periodicals Archive Online, 22, 4, 1993, p. 369-376. 1 Rappelons ici le souhait exprimé à demi-mot par Descartes de voir sa méthode appliquée aux domaines des lettres : « Puisque donc l’utilité de cette méthode est si grande que la culture des lettres paraît sans elle destinée à être nuisible plutôt que profitable. » (DESCARTES, R., Règles pour la direction de l’esprit, op. cit., p. 20. Nous soulignons.) 2 VM, p. 293 [277]. 3 « Les problèmes épistémologiques des sciences humaines », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 23. 4 VM, p. 293 [277].

Page 45: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

37

L’une des raisons pour lesquelles Gadamer met ainsi l’accent sur la critique de la tradition

au siècle des Lumières est qu’il souhaite nous montrer que cette nouvelle approche de l’histoire

et de la tradition est directement inspirée de celle qui a cours depuis le XVIIe siècle dans les

sciences naturelles : l’Aufklärung, écrit-il, « fait de la tradition l’objet de la critique, exactement

comme le fait la science de la nature pour les témoignages des apparences sensibles.1 » Ici, le

parallèle avec la science est loin d’être anodin; le philosophe allemand repère l’influence directe

de l’épistémologie scientifique de Descartes dans la volonté de l’Aufklärung de s’affranchir de

l’influence potentiellement trompeuse de la tradition, qu’elle considère porteuse de

superstitions et de préjugés. Car une fois qu’on fait sienne l’idée révolutionnaire de Descartes,

à savoir que « seuls la fondation et le souci de procéder selon une méthode […] donnent au

jugement sa dignité2 », on peut s’attendre à ce que l’ensemble du savoir issu de la tradition soit

reconsidéré, voire même en grande partie rejeté.

Ainsi, pour Gadamer, il est évident que Descartes a contribué, en introduisant son idée

de la méthode, à éveiller une certaine méfiance à l’égard des connaissances issues de la

tradition, entraînant ainsi une modification importante dans la manière qu’on traite ces

connaissances. L’ancien paradigme, qui consiste à reconnaître la vérité des textes anciens au

nom de l’autorité que leur a dotée la tradition, ne peut plus tenir. En leur appliquant le doute

cartésien, qui revient à « ne rien tenir pour certain qui laisse place au moindre doute3 », il n’est

plus permis de se soumettre à l’interprétation dogmatique comme autrefois. D’ailleurs, ce

soupçon s’est d’autant plus accru au siècle des Lumières qu’on estime de plus en plus à cette

époque que les savoirs du passé véhiculent des dogmes dont la principale fonction consiste à

légitimer l’autorité en place. Si l’on prend l’exemple de la Bible4, l’interprétation qu’en fait

l’Église catholique lui est très certainement favorable et renforce directement son pouvoir.

Cela a bien sûr donné lieu à des débats sulfureux au sein de la communauté chrétienne; il suffit

de penser aux disputes entourant la Réforme luthérienne et aux accusations de dogmatisme

dont on affublait l’Église. Par ailleurs, Gadamer nous apprend à voir dans cette contestation,

1 Ibid. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 292 [275-276]. 4 L’exemple est loin d’être anodin, car aux yeux de Gadamer l’herméneutique biblique constitue l’un des pans les plus importants de la « pré-histoire de l’herméneutique moderne des sciences humaines » (Ibid., p. 192 [178]. Traduction modifiée).

Page 46: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

38

qui s’accroît jusqu’à l’Aufklärung, une autre source qui a contribué à la remise en question des

dogmes de l’Église. En effet, en conjuguant la volonté contestataire qui a pris naissance dans

le protestantisme avec la méthode cartésienne, une nouvelle herméneutique a pu voir le jour :

celle dont « la tâche » est d’« enseigner le juste usage de la raison dans la compréhension de la

tradition1 ». C’est ce nouvel art de l’interprétation qui s’est imposé au XVIIIe siècle et qui a

rendu possible une autre lecture des textes sacrés, une lecture prétendument « sans préjugés et

rationnelle2 ». La Bible se voyait ainsi abordée, pour une première fois, comme un « document

historique », mettant ainsi « en péril sa prétention dogmatique3 ». Telles sont l’intention et la

radicalité du projet de l’Aufklärung, nous dit Gadamer. Toute la tradition écrite perd ainsi sa

« valeur absolue », puisque désormais « l’ultime source de toute autorité » n’est plus « la

tradition mais la raison4 »

Pour comprendre ce qui peut justifier une telle révolution, on peut se rapporter à la

« théorie des préjugés » développée durant l’Aufklärung. Cette théorie, sur laquelle s’appuie en

grande partie son entreprise critique, consiste à jeter le discrédit sur tout savoir ou toute source

de savoir susceptible de comporter ou de propager des préjugés. Comme le note Gadamer,

cette antipathie à l’encontre des préjugés trouve son origine dans « l’idée cartésienne de la

méthode5 », à la différence près que, cette fois, la méthode se voit appliquée au domaine de la

tradition. Pour les promoteurs de l’Aufklärung, l’objectif consiste alors à lutter contre « le parti

pris erroné en faveur de ce qui est ancien » et « des autorités6 », ce que rend désormais possible

la méthode cartésienne.

Dans Vérité et méthode, Gadamer consacre un long développement à la « théorie des

préjugés », qui sous-tend cette entreprise, pour en démontrer les limites et, surtout, pour en

critiquer les prémisses. « L’absence de préjugé », commente Ipperciel, « n’est selon Gadamer

qu’une construction idéaliste et abstraite qu’une phénoménologie du comprendre peut

démasquer7 ». Pour lui, il est tout à fait illusoire de penser qu’on puisse et doive s’émanciper

1 Ibid., p. 299 [282]. 2 Ibid., p. 293 [276]. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 293 [277]. 5 Ibid., p. 298 [282]. 6 Ibid. 7 IPPERCIEL, D., « Théories des préjugés selon Descartes et Gadamer », op. cit, p. 44.

Page 47: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

39

de tout préjugé lorsque nous examinons le passé. Affirmer une pareille chose ne serait rien

d’autre qu’un préjugé contre les préjugés :

En effet il existe aussi un préjugé des Lumières, qui porte et détermine leur essence. Ce préjugé

fondamental des Lumières est le préjugé contre les préjugés en général, qui enlève ainsi tout

pouvoir à la tradition.1

Plutôt que de rejeter tout préjugé au nom de l’objectivité, Gadamer commence par se

demander s’il n’y a pas tout d’abord des préjugés légitimes, c’est-à-dire des préjugés « qui nous

ouvrent un accès à la chose, qui rendent la compréhension possible.2 » Cela peut sembler à

première vue difficile à concevoir, mais Gadamer nous montre bien, en s’inspirant de

Heidegger3, que toute compréhension suppose une pré-compréhension non-explicite qui la

détermine et que le sens d’une chose est toujours atteint grâce à l’anticipation d’un sens pré-

déterminé. Le préjugé (légitime) consiste justement en une telle attente de sens, qui peut tout

aussi bien se voir confirmée qu’infirmée4. Gadamer illustre cette idée en prenant l’exemple de

la lecture :

Dès que se montre un premier sens dans le texte, l’interprète se donne en ébauche un sens du

tout. À son tour ce premier sens ne se dessine que parce qu’on lit déjà le texte, guidé par l’attente

d’un sens déterminé. C’est dans l’accomplissement d’une telle pré-esquisse, constamment révisée

il est vrai à partir de ce que livre le progrès dans la pénétration du sens, que consiste la

compréhension de ce qui est donné.5

Connaître revient ainsi à actualiser le préjugé qui se présente comme la « pré-structure » (Vor-

Struktur) de la compréhension elle-même. Pour Gadamer, le préjugé consiste donc en une

saisie préalable de ce que l’on vise à connaître6 et se voit ainsi être une condition pour la

1 VM, p. 29 [275]. 2 GRONDIN, J., Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 129. 3 Cf. VM, p. 290 [274]. Nous aurons l’occasion d’approfondir, lors du troisième chapitre, l’influence que Heidegger a eue sur la philosophie herméneutique de Gadamer. Il y sera, entre autres, question du cercle herméneutique de la compréhension dont nous ne faisons ici qu’esquisser les contours. 4 Si une attente de sens est réfutée, celle-ci se fait toujours remplacer par une autre attente de sens, et ainsi de suite. Autrement dit, elle est toujours présente dans le processus de la compréhension. Voir à nouveau, sur ce point, GRONDIN, J., Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 129. 5 VM, p. 288 [272]. 6 Ipperciel ajoute à cet égard une précision importante. Il importe de voir dans la compréhension gadamérienne du préjugé non pas une simple reprise des thèses heideggériennes, même si leur apport reste indéniable : « Gadamer’s appropriation of the Heideggerian account of the fore-structure of understanding brings a sense of unity to the concept of prejudice that is lacking in Heidegger’s tripartite notion (Vorhabe, Vorsicht, Vorgriff). Indeed, Gadamer’s prejudice does not identify exclusively with the Vorgriff, that is, the conceptual fore-grasping. It is not a mere linguistic pre-judice. Because of the intentional structure of language, i.e., the Sachlichkeit des Sprache and the correlative Sprachlichkeit der Sache, for Gadamer it goes without saying that the totality of

Page 48: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

40

compréhension. C’est pour cette raison qu’on ne saurait s’en passer pour rendre compte de la

réalité de la compréhension historique. C’est ce que la phénoménologie du comprendre

proposée par Gadamer permet de révéler, et ce, à l’encontre de la « théorie des préjugés » de

l’Aufklärung.

Maintenant, on peut se demander en quoi cette critique touche véritablement Descartes.

Comme le fait remarquer D. Ipperciel, il semble que le préjugé, tel que l’identifie Gadamer, a

peu à voir avec ce qui est visé par Descartes quand ce dernier affirme qu’il faut s’en prémunir,

grâce à l’usage de sa méthode. D’ailleurs, on risque de très mal comprendre le projet de

réhabilitation des préjugés de Gadamer et ses implications herméneutiques si l’on confond sa

définition de préjugé avec celle du philosophe français. Pour cette raison, on a souvent

reproché à Gadamer d’avoir malencontreusement utilisé le terme « préjugé » (Vorurteil) alors

qu’il aurait été préférable pour lui de parler de « pré-jugement » (Vor-Urteil)1. Car, à prendre le

terme préjugé selon le sens qu’en donne Descartes, on voit mal pourquoi Gadamer souhaiterait

réhabiliter ce genre de préjugés. Lui-même reconnaît que « toute interprétation juste doit se

prémunir contre l’arbitraire d’idées de rencontre et contre l’étroitesse qui dérive d’habitudes

de pensées imperceptibles2 », donnant ainsi en apparence raison à la critique cartésienne des

préjugés. Cette difficulté que l’on repère dans la réflexion de Gadamer est en grande partie

redevable à la dureté de sa critique envers l’Aufklärung. Par exemple, celui-ci nous enjoint à

nous libérer de son « extrémisme3 », nous prévient du caractère « illusoire4 » de son entreprise,

de son « enthousiasme débridé5 », et suggère même qu’on puisse l’associer à la montée en

puissance des dictatures modernes, nous expliquant que « les concepts de raison et de liberté

reçus de [celle-ci] n’empêchaient pas de lier à celui d’autorité le contraire absolu de la raison et

involvements (Bewandtnisganzheit), or the world, as well as its perspectival disclosure, find themselves straightway comprised (eingeholt) in language, and therefore in the idea of prejudice. » (« Descartes and Gadamer on Prejudice, op. cit., p. 640.) 1 IPPERCIEL, D., « Descartes and Gadamer on Prejudice, op. cit., p. 635-652; HIRSCH, E. D., Validity in Interpretation, New Haven, CT, Yale University Press, 1971, p. 258-264; PETERS, T., « The Nature and Role of Presupposition: An Inquiry into Contemporary Hermeneutics », International Philosophical Quarterly, 14, 2, 1974, p. 208-222. 2 VM, p. 287 [271]. 3 Ibid., p. 301 [285]. 4 Gadamer parlera même de « foi » en ce qui concerne la position des Lumières (Ibid., p. 294 [278]), formule plutôt sarcastique qui vise, de toute évidence, à la ramener au même niveau de ce qu’elles critiquent. 5 Ibid., p. 297 [280].

Page 49: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

41

de la liberté, l’obéissance aveugle1 ». Tout cela, en vérité, nous empêche « de reconnaître que

Gadamer ne rejette pas en bloc les acquis des Lumières2 », et qu’il ne reproche pas non plus à

Descartes d’avoir critiqué les préjugés dogmatiques ni même d’avoir discrédité toute forme

d’autorité traditionnelle. Bien au contraire, Gadamer sait parfaitement que Descartes n’a pas

travaillé dans le sens d’une déconstruction généralisée des autorités, comme le prouve bien sa

« morale par provision3 » :

En dépit de la radicalité de sa réflexion méthodologique, Descartes a, comme on le sait, soustrait

le domaine moral à l’ambition d’une reconstruction totale de toutes les vérités selon la raison. Tel

est le sens de sa morale provisoire.4

Comme Descartes enjoint, dans son Discours de la méthode, à quiconque voulant user de sa

méthode « d’obéir aux lois et aux coutumes de [son] pays » et de suivre « les opinions les plus

modérées et les plus éloignées de l’excès5 », on ne saurait lui reprocher d’avoir jeté le discrédit

sur toute autorité. Mais alors, que lui reproche Gadamer exactement? Il semble que cela ait

davantage à voir avec l’attitude de Descartes qu’avec des éléments précis de sa philosophie.

N’oublions pas que ce dernier, selon la deuxième maxime de sa « morale par provision »,

affirme être très résolu et déterminé à atteindre la « vérité très certaine6 » avec l’emploi de sa

méthode. Cela révèle non seulement l’immense ambition de Descartes, mais aussi l’utopie

cognitive dont il fait preuve. Gadamer est loin de partager cette même conviction puisqu’il

doute de notre capacité à nous émanciper de l’emprise de tout préjugé. À ses yeux, il s’agit

d’une illusion idéaliste : « C’est que l’expérience herméneutique réalise à quel point des préjugés

peuvent être enracinés et combien peu une simple conscience de ces préjugés est en mesure

d’en enrayer la violence. L’un des pères des Lumières modernes, Descartes », poursuit-il, « s’en

est bien rendu compte en s’appuyant moins sur l’argumentation que sur la méditation, la

réflexion toujours répétée, pour légitimer son nouveau concept de méthode.7 »

Pour Gadamer, il va sans dire que cette conviction nie les limites que nous impose la

finitude de notre condition humaine. De croire, comme le fait Descartes, que nous puissions

1 Ibid., p. 300 [284]. 2 IPPERCIEL, D., « Théories des préjugés selon Descartes et Gadamer », op. cit., p. 46. 3 DESCARTES, R., « Discours de la méthode », dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 141. 4 VM, p. 300 [283]. 5 DESCARTES, R., « Discours de la méthode », dans Œuvres et lettres, op. cit., p. 141. 6 Ibid., p. 142. 7 « Herméneutique classique et philosophique » (1968), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 116.

Page 50: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

42

nous appuyer sur l’évidence apodictique de la conscience de soi pour en déduire des vérités

certaines relève d’une illusion, selon lui. Plus exactement, c’est la croyance en la transparence

du cogito que conteste et réfute Gadamer, ce qu’il fait à la suite de Marx, Freud et Nietzsche.

En réponse au cogito cartésien, Gadamer lui préfère une conception moins dépouillée et moins

abstraite du sujet, une conception qui laisse place, par exemple, au rôle déterminant joué par

la tradition dans sa constitution. En réponse à l’affirmation de la prééminence du sujet dans

l’effectuation du comprendre, le philosophe allemand insiste, quant à lui, sur « l’aspect supra-

subjectif de la tradition1 », lequel permet de réfuter « l’utopie de la pure cognoscibilité de

Descartes2 ». Gadamer, reprend ainsi, à sa manière, la boutade nietzschéenne contre le

philosophe français, laquelle consiste à dire qu’il faut « douter mieux que Descartes3 ». Il faut

en effet douter des affirmations selon lesquelles la conscience de soi et l’immanence de sa

réflexion suffisent pour affirmer l’autonomie du sujet. Il ne nous est pas permis de nier, comme

Descartes s’est efforcé de le faire à travers une série de méditations, de l’influence déterminante

qu’exerce sur nous le contexte historique dans lequel on se trouve. Il faut cesser de croire à

l’existence d’un sujet anhistorique, complètement épuré et abstrait, dont la saisie

correspondrait à l’accomplissement ultime de la conscience de soi, comme il faut cesser de

croire que le fait d’accepter d’appartenir à une tradition revient à abandonner l’usage de sa

raison ou de sa liberté4.

En fait, c’est plutôt le contraire qui est vrai, car, comme nous l’a montré Gadamer, c’est

dans le passé et la tradition qu’on puise les anticipations de sens requises pour la

compréhension de l’histoire. Or, comme ces anticipations, comprises comme conditions de la

connaissance historique, ne relèvent « pas [d’] un acte de la subjectivité5 » uniquement, il faut

en déduire qu’on doit aussi laisser une place à la tradition et « reconnaître son droit dans

1 IPPERCIEL, D., « Théories des préjugés selon Descartes et Gadamer », op. cit., p. 56. 2 Ibid., p. 54. 3 « Herméneutique classique et philosophique » (1968), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 101. 4 VM, p. 297 [280-281] : « Est-il vrai que se trouver au sein de traditions signifie, à titre premier, être soumis à des préjugés, être limité dans sa liberté? Toute existence humaine, même la plus libre, n’est-elle pas au contraire limitée et conditionnée de maintes façons? Si cela est vrai, l’idée d’une raison absolue ne fait point partie des possibilités de l’humanité historique. Pour nous, la raison n’est qu’en tant que réelle et historique; ce qui est dire tout simplement qu’elle n’est pas son propre maître, mais reste toujours dépendante des données sur lesquelles elle exerce son action. » 5 Ibid., p. 315 [298].

Page 51: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

43

l’herméneutique des sciences de l’esprit1 ». Toutefois, cela ne signifie pas forcément qu’il faille

se soumettre aveuglément à la tradition, celle-ci peut autant, nous dit Gadamer, faire office de

« modèle » ou d’« épouvantail2 ». Ce qu’il faut tâcher de reconnaître, c’est notre insertion dans

cette tradition, avec laquelle nous engageons un dialogue. Autrement dit, il faut voir que celle-

ci n’est pas entièrement étrangère à nous, même si une part d’elle échappe à notre

compréhension.

Voilà un peu ce que veut dire Gadamer lorsqu’il écrit que « ce n’est pas l’histoire qui nous

appartient, c’est nous au contraire qui lui appartenons3 ». Cette phrase suffit, semble-t-il, pour

désamorcer les tendances idéalistes qu’on peut repérer chez Descartes, dont la conviction

méthodologique le conduit à ne plus voir ce qui sous-tend le sujet, c’est-à-dire ce qui le

détermine sans qu’il ne s’en rende compte nécessairement. Il suffit de constater la manière par

laquelle nous accédons à la compréhension de nous-mêmes pour s’en convaincre : comme le

dit Gadamer, nous nous comprenons « spontanément » à travers les structures sociales qui

nous environnent, comme « la famille, la société et l’État4 », qui ont toutes quelque chose à

voir avec la tradition. Ce qu’exige Descartes de nous, avec son invitation à nous retirer dans

un « poêle » et à nous adonner à une série de « méditations », fait violence au lien « ombilical »

qui nous rattache au passé, lien qui pourtant nous nourrit et détermine qui nous sommes. Oui,

cette attitude nous fait violence, car elle nous demande de nous extraire artificiellement du

terreau duquel nous provenons, de nier, en quelque sorte, la réalité historique de notre être.

Même si Descartes, avec sa morale par provision, veut restreindre l’application de sa méthode

aux domaines des sciences seulement, il reste que cette mesure de précaution n’a pas été

retenue par ses successeurs de l’Aufklärung, lesquels ont œuvré à abattre le pouvoir de la

tradition en développant une « théorie des préjugés » inspirée de sa méthode.

On peut maintenant comprendre un peu mieux pourquoi Gadamer voulait entretenir cette

polémique avec Descartes. Même s’il est vrai cependant que sa critique de la « théorie des

préjugés » n’atteint pas directement Descartes, on peut voir, d’après ce qu’on vient de montrer,

qu’à travers elle est ciblé un aspect important de la philosophie cartésienne, à savoir son

1 Ibid., p. 303 [286]. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 298 [281]. 4 Ibid.

Page 52: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

44

méthodologisme radical. En soulignant ainsi les dérives liées au fait d’appliquer l’idéal méthodique

à la tradition et ses préjugés, Gadamer souhaite nous faire prendre conscience du processus

historique qui a mené à la dévalorisation des sciences humaines. Il espère ainsi nous faire voir

ce que nous avons progressivement perdu de vue avec l’essor de la science moderne. Car, pour

le dire franchement, la critique gadamérienne de la « théorie des préjugés » semble n’être qu’un

prétexte, dans Vérité et méthode, pour mettre en relief la dimension passive de notre constitution,

laquelle se voit toujours tributaire d’une tradition qui oriente notre vue sur le monde. C’est

pourquoi il importe pour lui de nous faire comprendre que les préjugés qu’elle comporte ne

sont pas nécessairement dogmatiques, comme voudrait nous le faire croire l’Aufklärung, mais

qu’ils peuvent aussi être de nature « diathétique1 », c’est-à-dire des préjugés qui accompagnent

toute saisie du monde au lieu d’y faire obstacle. Lorsque Gadamer défend l’idée que « les préjugés

de l’individu, bien plus que ses jugements, constituent la réalité de son être2 », il désigne par-là les préjugés

légitimes qui traversent (dia) « tous nos jugements et dans une certaine mesure les jugements

d’une culture, sans qu’elles soient perçues d’emblée.3 » En d’autres termes, il pense ici au rôle

positif rempli par la tradition, qui agit sur nous de façon permanente et ininterrompue, et nous

rattache à la grande chaîne de l’histoire, laquelle nous relaie un certain nombre de « préjugés

fondamentaux4 » auxquels nous adhérons collectivement. C’est donc cet élément, crucial pour

comprendre la vérité spécifique aux sciences humaines5, qui ressort de cette confrontation aux

accents polémiques.

1.3.2 - De l’Aufklärung à l’épistémologie scientifique du XIXe siècle : l’émergence de la

conscience historique et de l’histoire comme discipline scientifique

Comme on peut le constater, les réflexions de Gadamer sur la réception de la philosophie

cartésienne au siècle des Lumières nous aident à mieux comprendre comment l’idée de

1 Nous empruntons l’expression à Ipperciel qui a, à notre sens, tout à fait raison de distinguer les préjugés dogmatiques des préjugés diathétiques, ce qui permet de préciser ce que Gadamer entend par préjugés illégitimes et préjugés légitimes (cf. Ibid., p. 298 [281-282]). 2 Ibid., p. 298 [281]. 3 IPPERCIEL, D., « Théories des préjugés selon Descartes et Gadamer », op. cit, p. 48. 4 VM, p. 317 [300]. 5 Ibid., p. 297 [280] : « Le dépassement de tous les préjugés, cette exigence globale de l’Aufklärung, s’avérera être lui-même un préjugé, dont la révision frayera la voie à une compréhension appropriée de la finitude qui domine non seulement notre être, mais également notre conscience historique. »

Page 53: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

45

méthode se fraie un chemin jusqu’au XIXe siècle où elle sert à établir le corpus des sciences

humaines. Cela dit, il nous reste maintenant à examiner en quoi cette idée de méthode a pu

contribuer à l’émergence de la conscience historique, laquelle se forme parallèlement à la

critique des préjugés de l’Aufklärung et sans laquelle l’étude de l’histoire comme nous la

pratiquons aujourd’hui n’aurait pas vu le jour. L’une des principales raisons qui explique

l’apparition de cette nouvelle forme de conscience est la désacralisation de la tradition qui a

résulté de l’entreprise critique des Lumières. Comme nous l’explique F. Volpi, c’est à ce

moment qu’on se serait mis à replacer « dans son horizon historique propre » tout élément

parvenu de la tradition qu’on jugeait « incompréhensible1 ». Par exemple, on explique ainsi, si

on prend le cas des miracles, que ceux-ci résultent probablement d’une interprétation

défectueuse due aux nombreuses superstitions qui avaient cours à l’époque, etc. De cette

façon, on relègue au passé, et au point de vue qui dominait alors, tout ce qui échappe à la

compréhension rationnelle. C’est ainsi que la conscience historique a pris son envol. Or, une

fois que celle-ci commence à se développer, ce qui arrive durant l’Aufklärung, « le cas d’une

tradition contraire à la raison » cesse « d’être une exception pour devenir la règle », écrit

Gadamer, car on en vient à accorder « si peu de foi à un sens universellement accessible à la

raison que tout le passé » finit « par ne plus être compris ″qu’historiquement″2 ».

C’est pour cette raison que Gadamer insiste tout particulièrement sur la filiation entre la

pensée épistémologique de Descartes, la philosophie des Lumières et l’historicisme du XIXe

siècle; il souhaite ainsi nous faire voir que la problématique des sciences humaines puise sa

source dans la révolution épistémologique qui marqua l’avènement de la science moderne :

La science historique du XIXe siècle est son fruit le plus magnifique et se présente franchement

comme l’accomplissement de l’Aufklärung, comme l’ultime stade sur le chemin de la libération de

l’esprit des entraves dogmatiques, comme le passage à la connaissance objective du monde

historique, à l’égal de la connaissance de la nature par les sciences modernes.3

Il suffit de rompre le lien sempiternel entre la vérité et la tradition pour que l’homme se

mette à prendre « conscience de l’historicité de tout présent et de la relativité de toutes les

1 VOLPI, F., « Herméneutique et philosophie pratique », dans L’héritage de Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 19-21. 2 VM, p. 296-297 [280]. 3 Ibid., p. 280 [296], trad. G. Deniau, dans L’héritage de Hans-Georg Gadamer, op. cit., 2003, p. 18.

Page 54: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

46

opinions1 », car dès lors que la tradition se révèle à la raison comme « non-sens », on ne peut

la comprendre autrement « qu’historiquement », c’est-à-dire « par un retour aux modes de

représentation du passé2 », selon le contexte qui leur est propre. Comme nous l’explique

Gadamer, une fois qu’on se voit libéré de l’autorité de la tradition, son contenu devient une

matière qu’on peut désormais étudier de manière « objective » et « scientifique », étant donné

qu’on ne se trouve plus sous son emprise et qu’on peut dès lors adopter une « position réflexive

à l’égard de tout ce qui [nous] est livré par [elle]3 ». Autrement dit, une fois qu’on accède à la

conscience de l’histoire, on s’estime davantage en mesure d’échapper à son influence, ce qui

nous porte à la considérer comme un objet distant de nous.

À partir de là se précise la tâche de l’historien, laquelle consiste, dès l’Aufklärung, à étudier

tout événement passé comme s’il ne s’agit que de l’expression d’une époque et non d’une vérité

qui est susceptible de l’affecter personnellement. S’il se voyait concerné par son objet d’étude,

l’objectivité visée (i.e. objectivité scientifique) serait bien sûr mise en péril. C’est pourquoi

l’effacement de soi apparaît comme une condition indispensable pour quiconque voulant

accéder à une compréhension « scientifique » du passé. Ainsi se voit remplie une autre exigence

de la méthode des sciences naturelles, ce qui nous montre bien comment l’histoire, comme

discipline scientifique, s’est constituée selon les modalités issues d’un autre domaine que le

sien. Reste maintenant à voir si cela contrevient à la vérité qui est la sienne.

1.3.3 - Les apories suscitées par l’application sans faille de la doctrine de la méthode

Face à la forte tendance à penser le concept de connaissance à la lumière des modalités

méthodologiques des sciences de la nature, Gadamer souhaite nous montrer qu’il est aussi

possible de l’appréhender autrement. En fait, il s’agit même d’un impératif, car c’est seulement

ainsi qu’on peut espérer penser la vérité des sciences humaines dans toute son ampleur. À se

contraindre au cadre prescrit par l’épistémologie scientifique (cartésienne), avec ses exigences

1 « Les problèmes épistémologiques des sciences humaines », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 23. 2 VM, p. 296 [280]. 3 « Les problèmes épistémologiques des sciences humaines », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 25.

Page 55: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

47

d’exactitude et de clarté, il devient difficile de percevoir en ces dernières ce qui ne relève ni de

la méthode ni de la science et qui pourtant intervient dans l’expérience de vérité qu’elles nous

permettent de faire. Penser autrement la connaissance exige bien sûr qu’on se défasse, l’espace

d’un instant, de l’idée très présente dans les sciences exactes – et, en ce qui les concerne,

présente à juste titre – qu’il est nécessaire pour quiconque désirant atteindre la connaissance

d’appliquer la méthode scientifique. Il faut essayer de comprendre qu’il existe des savoirs qui

n’exigent pas de nous d’adopter une telle approche. Par exemple, dans le cas des sciences

humaines, il serait erroné de croire qu’il faille à tout prix adopter une attitude axiologique

neutre pour accéder à la connaissance. Bien que nous soyons habitués à proscrire toute forme

d’immixtion de la part du sujet-connaissant dans sa recherche, il faut maintenant tâcher de

concevoir un savoir qui requiert de lui sa participation. Si l’exclusion de toute intervention de

facteurs contingents qui tiennent à l’observateur lui-même est une condition sine qua non du

paradigme méthodique, Gadamer renverse cette condition pour les sciences humaines et

insiste plutôt sur la dimension participative qui intervient chez ces dernières.

Cette perspective comporte des implications importantes qu’on ne peut passer sous

silence. Admettre que le savoir des sciences humaines fait intervenir la subjectivité1 de celui

qui l’appréhende pourrait nous inciter à croire qu’elles ne sauraient produire des connaissances

« certaines » et « objectives », comme celles des sciences de la nature. D’une certaine manière,

en soulevant ce point, Gadamer peut nous sembler nourrir une certaine méfiance à l’endroit

des sciences humaines. Si l’on admet, comme il le fait, qu’il y a toujours une part

d’indétermination dans le savoir des sciences humaines, indétermination qui se voit redevable

à l’implication du sujet et de ses « préjugés », et que l’on adhère, parallèlement, à l’idée

cartésienne de la science – ce qui n’est toutefois pas son cas – il est clair que la légitimation des

sciences humaines sur un plan cognitif devient problématique, voire quasiment impensable. Il

y a là des idées incompatibles. Et là réside le plus grand danger, nous prévient Gadamer : à

vouloir s’en tenir coûte que coûte à la conception non-participative de la compréhension, on

1 Cette formule prudente se verra justifiée au fur et à mesure des développements consacrés à l’explicitation de la vérité herméneutique. Pour l’instant, l’idée que la subjectivité intervienne dans le processus de la compréhension propre aux sciences humaines peut être retenue, même s’il faut faire attention de ne pas sauter immédiatement à la conclusion que cela vienne condamner celles-ci au relativisme.

Page 56: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

48

risque d’exclure du champ de la connaissance tout ce qui ne se conforme pas à cet idéal

méthodologique.

C’est cette obstination pour la méthode que Gadamer cible comme étant la cause

principale de la précarité grandissante des sciences humaines à notre époque : comment peut-

on prendre au sérieux des savoirs qu’on ne parvient pas à justifier conceptuellement et qui

vont même à l’encontre des principes de l’épistémologie dominante? Que faire de ces

disciplines si l’expérience de l’incertain n’a plus aucune dignité épistémologique?

De toute évidence, il y a quelque chose au sein des sciences humaines qui relève d’un autre

mode de savoir que celui de la science méthodique, voire qui relève même d’une autre expérience

du monde. Toute connaissance, avance le philosophe, ne vise pas uniquement à produire des

résultats objectivables et mesurables, tout comme la vie ne se limite pas à rencontrer des êtres

sur le mode d'un face-à-face. La distanciation objectiviste, celle qui implique de la part du sujet

un « désintéressement » pour ce qu’il observe, qui vise à mettre en suspens la subjectivité du

chercheur, se heurte inévitablement au caractère irréductiblement humain de certaines

expériences. Lorsque l’humain se voit confronté à l’humain, comme c’est le cas dans les

Geisteswissenschaften (qu’on traduit pour cette raison par « sciences humaines »), alors la distance

exigée par la méthode scientifique ne parvient plus à s’appliquer, car les éléments mis en

présence l’un de l’autre partagent quelque chose de commun qui détermine le contenu de leur

rapport mutuel. Il existe en effet une appartenance, une familiarité constitutive de la vie

humaine, qui résiste à la séparation exigée par la méthode entre le sujet connaissant et son

objet. Gadamer insistera sur les limites de cette conception de la compréhension qui fait du

comprendre « un comportement subjectif à l’égard d’un ″objet″ supposé donné1 ». Il lui

préférera, en ce qui relève des expériences extra-scientifiques que nous avons identifiées, une

conception plus fondamentale de la connaissance, qui s’enracine davantage dans l’idée d’une

homogénéité entre le sujet et son objet2, laquelle est la marque d’une médiation plus originaire.

Comme nous l’explique Guy Deniau, dans son livre sur Gadamer, cette autre interprétation

du comprendre permet d’éviter la « subjectivation » qui menace les expériences extra-

scientifiques dès lors qu’on leur interdit l’accès à l’objectivité. C’est pourquoi il vaut mieux

1 « Préface à la 2e édition », dans Vérité et méthode, op. cit., p. 12 [XVII]. 2 VM, p. 242 [226].

Page 57: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

49

considérer ce genre d’expérience comme « autant subjective qu’objective », où le « ″sujet″

comme l’″objet″ sont des moments interdépendants1 » dans l’acte du comprendre.

Nous verrons plus loin comment Gadamer articule ces deux pôles dans sa

conceptualisation de l’événement de la compréhension. Pour l’instant, contentons-nous de

souligner la dimension positive qui ressort de sa critique du modèle épistémologique mis de

l’avant par la science moderne. Celle-ci nous laisse déjà entrevoir une autre manière de penser

la connaissance et la vérité, ce qui s’avère une condition sine qua non pour réaffirmer la légitimité

des humanités.

1.3.4 - L’échec de l’épistémologie moderne pour penser l’homme et la nécessité de

renouer avec la tradition de l’humanisme

L’application systématique de la méthode dans nos vies, que ce soit dans notre manière

d’organiser ou de concevoir le monde, n’est pas sans répercussions, nous prévient Gadamer.

Sur un plan moral, elle peut déboucher sur une restriction significative de notre pouvoir

d’action, étant en mesure de justifier des limitations considérables de notre libre-arbitre. Avec

l’essor de la science et de la technique s’accroît corrélativement la maîtrise du monde dans

lequel nous vivons, faisant en sorte que nous détenons maintenant les moyens d’organiser la

vie dans ses moindres détails. On s’en convainc aisément lorsqu’on constate à quel point le

rationalisme scientifique, à l’ère post-moderne, a su s’infiltrer non seulement dans tous les

champs du savoir, mais aussi dans la conduite des affaires humaines. De plus en plus, nous

nous en remettons à des formes d’organisation rationnelle qui fondent leur légitimité dans la

performance, c’est-à-dire dans leur capacité à optimiser soit la production ou l’efficience d’une

situation particulière. Il s’en est suivi que notre dépendance à l’égard de ces structures

organisationnelles s’est certainement accrue, au point d’en devenir un important facteur

d’aliénation. Quiconque ayant déjà eu affaire à la bureaucratie de nos sociétés modernes peut

en témoigner. Les romans visionnaires de Franz Kafka (1883-1924) nous en fournissent

d’ailleurs une illustration tout à fait frappante : la nouvelle discipline à l’œuvre dans la gestion

1 DENIAU, G., Gadamer, Paris, Ellipses, 2004, p. 6.

Page 58: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

50

des affaires humaines, qui est en grande partie redevable à l’idéal méthodologique des temps

modernes, contribue à la déshumanisation de notre monde. Comme l’écrit Gadamer :

La spontanéité de celui qui fait usage de la technique est en réalité de plus en plus éliminée,

précisément par cette technique. Il doit se soumettre à ses automatismes concrets et doit renoncer

à la « liberté ». Il devient dépendant du fonctionnement correct de la technique.1

À cette perte de liberté correspond le fait qu’on « néglige », de plus en plus, « la formation

du jugement et de l’agir selon son propre jugement2 ». Dans une civilisation dominée par la

technique comme la nôtre, on remarque que plus cette domination s’accroît, plus les occasions

de faire l’exercice de sa faculté de juger diminuent. Pour illustrer ce point, Gadamer donne

l’exemple, très concret, de l’organisation de la circulation routière, laquelle tend toujours à se

régulariser davantage selon des paramètres prédéfinis, ce qui n’est pas sans conséquences :

[…] la psychologie de la circulation routière moderne connaît les dangers que comporte

l’automatisation des règles de la circulation dans la mesure où le conducteur trouve toujours moins

d’occasions de prendre indépendamment de libres décisions dans son comportement, et de ce fait

désapprend toujours plus à prendre de telles décisions de façon raisonnable.3

Voilà donc le prix à payer pour s’en remettre constamment à ce genre de structures

organisationnelles qui visent à assurer le bon fonctionnement de nos activités. On peut dès

lors en déduire la règle suivante : « plus le domaine de l’application est rationalisé, plus fait

défaut l’exercice propre de la faculté de juger, et par là l’expérience pratique au sens propre.4 »

Dans le cas de la circulation routière, cela se fait particulièrement ressentir, car pour Gadamer

il est évident que la régularisation du trafic par des méthodes automatisées contribue à

amoindrir « la capacité de réaction du conducteur d’automobile bien plus que ne le ferait,

disons, le tohu-bohu si risqué de Paris.5 » À considérer les dernières avancées technologiques,

avec l’apparition de voitures dotées d’un système de pilotage automatique, on peut d’ores et

déjà prédire que les générations futures seront sans doute de moins bons conducteurs que

ceux d’hier.

1 « Théorie, technique, pratique » (1972), dans Langage et vérité, trad. J.-C. Gens, Paris, Gallimard, 1995, p. 271. 2 Ibid., p. 270. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 271. 5 « Le fait de la science », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 88.

Page 59: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

51

Même s’il s’agit là d’un exemple assez prosaïque, tiré de la banalité du quotidien, il nous

aide à mieux voir quelles sont les conséquences concrètes de l’application généralisée de la

méthode. On constate ainsi ce qu’il nous en coûte véritablement de nous subordonner à une

telle gestion du monde. Même s’il est vrai qu’elle comporte plusieurs avantages, on peut se

demander au final ce qu’on y gagne vraiment. Posons-nous la question : est-ce qu’un tel

« dressage social » a « de vraies chances d’avenir1 », si l’on continue à suivre cette même

tendance? Ne risquons-nous pas de sacrifier à la longue toute sagesse pratique, tout libre-

arbitre, à se laisser ainsi guider par les mécanismes automatisés de la technique? Est-ce là

vraiment le destin de l’humanité que de se voir maîtrisé par ses propres créations? Pour

Gadamer, la réponse est claire : la technique, en tant qu’application de la science, ne saurait

être le lieu de la décision ultime concernant les affaires humaines. Cette tâche revient avant

tout au politique2, c’est-à-dire à celui qui sait faire preuve d’un certain savoir pratique, voire d’une

certaine sagesse. Certes, celui-ci peut bien évidemment consulter les experts et les scientifiques

pour prendre ses décisions – ceci est même crucial – mais le dernier mot lui revient, car seul

l’homme, en tant que dépositaire d’un savoir humain, est en mesure de juger ce qui est le mieux

pour lui et ses semblables.

S’il est nécessaire de recourir ainsi à un autre genre de savoir que celui de la science, c’est

entre autres en raison des présupposés sur lesquels reposent la science elle-même; celle-ci ne

peut étendre son emprise au-delà de certaines limites. Par exemple, le domaine de la moralité

lui est foncièrement inaccessible. Kant, auquel nous renvoie Gadamer3, fait remarquer, au sujet

du domaine de la moralité, que celui-ci « suppose nécessairement la liberté4 », alors que

l’approche scientifique se voit contrainte de la nier, étant donné qu’elle repose sur une

conception mécaniste de la nature qui, par définition, ne laisse place à aucune autre causalité

que celle des phénomènes physiques, rejetant ainsi celle issue de la liberté. L’opposition

proposée ici par Kant entre nature et liberté nous rappelle l’incompatibilité et la tension qu’il

peut y avoir entre la science et la morale, entre les phénomènes naturels et le champ de l’activité

1 « L’avenir des ″sciences de l’esprit″ européennes », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 41. 2 « Théorie, technique, pratique » (1972), dans Langage et vérité, op. cit., p. 278 : « contrôler l’application de notre pouvoir libéré par la science n’est pas la tâche de la science, mais reste celle du politique. » 3 « L’avenir des ″sciences de l’esprit″ européennes », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 42-44. 4 KANT, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris, Flammarion, 2006, p. 84.

Page 60: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

52

humaine.

Néanmoins, depuis le XXe siècle, cette distinction entre ces deux sphères, entre

« déterminisme » et « indéterminisme », a été à nouveau abordée, cette fois suite aux dernières

découvertes scientifiques : « Quand, avec notre siècle, le problème de l’indéterminisme a

resurgi dans le micro-monde de la physique atomique au sein même des sciences de la nature,

des théoriciens pressés s’en sont servis pour y détecter le chaînon manquant entre le monde

phénoménal et le monde de la liberté.1 » Comme le signale Gadamer, cette tentative de rendre

compte scientifiquement du libre-arbitre s’est révélée rapidement insuffisante, ce qui n’a

toutefois pas empêché certains de vouloir soumettre davantage le champ de l’expérience

humaine à une gestion scientifiquement organisée, laquelle menace de venir affaiblir « la

sagesse et la responsabilité naturelle de la pensée2 ».

S’il est vrai que la rationalisation croissante de la société par la technique scientifique

menace, pour les raisons que nous avons évoquées, de venir réduire l’exercice de notre liberté,

il devient pressant de se questionner sur la façon dont on devrait appliquer les connaissances

scientifiques à la sphère des comportements humains. C’est pour cette raison, nous dit

Gadamer, que la science devrait commencer par « pratiquer une espèce de démythologisation

à l’égard d’elle-même3 », ce qui lui permettrait de reprendre conscience de ses propres limites

afin qu’elle cesse de s’infiltrer dans tous les champs de la connaissance pour en prendre le

contrôle. Ainsi, elle commencerait par faire le constat que ses présupposés la restreignent à

l’étude des faits observables et mesurables, ce qui la porterait ensuite à reconnaître qu’elle ne

saurait saisir l’essence même de notre existence qu’elle vise pourtant à maîtriser. La grille de

lecture qu’elle impose au réel l’empêche de prendre en considération l’indétermination

fondamentale qui caractérise pourtant notre être-au-monde, lequel résiste à toute tentative de

réification. Vouloir ramener cette irréductible part de notre existence, qui est à l’origine de

notre liberté, à une donnée empirique et factuelle a pour conséquence de remettre en question

l’idée même qu’on se fait de notre humanité. Cela revient à affirmer implicitement que nous

devons franchir le pas qui nous conduirait à une ère « post-humaine », où certaines

1 « L’avenir des ″sciences de l’esprit″ européennes », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 44. 2 « Le fait de la science », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 88. 3 « Théorie, technique, pratique » (1972), dans Langage et vérité, op. cit., p. 260.

Page 61: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

53

composantes essentielles de la vie humaine seront tout simplement retranchées, étant jugées

comme inutiles, inefficientes et même potentiellement dangereuses. Il est donc tout à fait à

propos de parler, avec Gadamer, de « déshumanisation des conditions de vie », car « à travers

tous les automatismes des appareils qui régissent les soucis de notre existence », nous assistons

parallèlement au « dépérissement de l’héritage de l’humanisme », de ses principes et de son

idéal de formation (Bildung), ainsi que « de l’humanité qui règne entre les hommes1 ».

Voilà pourquoi il s’agit « de la grande question qu’il nous faut poser au progrès2 », à savoir

si nous sommes prêts, voire même s’il est souhaitable, que nous continuions dans cette

direction. Les plus pessimistes d’entre nous, comme Alain Finkielkraut3, diront sans doute qu’il

s’agit là d’une tendance irréversible, que nous assistons bel et bien à la mort de la culture et de

l’humanité en tant que telle. D’autres, sans non plus verser dans l’optimisme, seront peut-être

tentés de faire entendre à nouveau les accents messianiques de la formule, désormais célèbre,

de Heidegger, qui, rappelons-le, dans un entretien donné au Spiegel (1966), affirmait, face à

l’emprise grandissante de la technique sur nos vies, que « seul un dieu peut encore nous

sauver » …

Quant à Gadamer, même s’il insiste sur les dangers liés à la toute-puissance de la raison

instrumentale, qui est celle de la science, celui-ci prône une réconciliation entre les humanités

et cette dernière. Sciences de la nature et sciences humaines n’ont pas à s’opposer

diamétralement malgré ce qui les distingue foncièrement. Certes, il importe avant tout de

défendre le sentiment d’humanité face à l’emprise grandissante de la technique, mais cela ne

signifie rien d’autres que de reprendre en charge la responsabilité qui nous revient face à elle.

Il ne s’agit donc pas de rebrousser le chemin pour en revenir à un monde où la science était

soumise à la théologie ou tout simplement déconsidérée, mais bien de renforcer la solidarité

qui unit ces deux catégories de sciences. Pour y parvenir, il faut tout d’abord commencer,

comme le fait Gadamer, par formuler une critique de la science cartésienne pour mettre un

frein à ses tendances hégémoniques. Ensuite, il faut s’efforcer de fournir un substrat

philosophique et un appui conceptuel au savoir qui est celui des sciences humaines. C’est ce

1 « Humanisme et révolution industrielle » (1988), dans Esquisses herméneutiques, op. cit., p. 51. 2 Ibid. 3 Voir entre autres son livre, Nous autres, modernes, Paris, Gallimard, 2008.

Page 62: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

54

que nous aborderons au cours du second chapitre.

Page 63: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

55

CHAPITRE DEUX

LA DÉCOUVERTE DE LA VÉRITÉ HERMÉNEUTIQUE À PARTIR DE LA PHRONĒSIS

La « philosophie pratique » est bien plus qu’un simple modèle

pratique pour les sciences « herméneutiques ». Elle vient aussi

leur fournir un fondement dans les choses elles-mêmes.1

L’entreprise gadamérienne s’inscrit dans le sillage des réflexions sur la méthodologie des

sciences humaines de Dilthey. Ceci est une évidence à laquelle on se rend à la lecture des

premières pages de Vérité et méthode. Bien qu’il renoue avec la problématique mise de l’avant

par ce dernier, il reste que Gadamer prend ses distances avec la solution proposée par son

prédécesseur. En fait, ce dernier rejette tout simplement la prémisse sur laquelle repose

l’interrogation dilthéenne, à savoir que « seule une méthodologie serait à même de rendre compte

de la vérité de la science.2 » Comme nous venons de le voir, cette volonté de soumettre les

sciences humaines à une méthodologie semblable à celle que l’on retrouve dans les sciences

naturelles mène à une impasse. À la lumière des difficultés qu’il repère dans les présuppositions

trop méthodologiques de Dilthey, Gadamer tentera de faire valoir la vérité propre aux sciences

humaines, vérité qu’il estime incompatible avec celle dont se réclame la science moderne.

L’auteur de Vérité et méthode tâchera donc d’apporter une « résistance […] à la prétention à

l’universalité élevée par la méthodologie scientifique3 », « résistance » qui, loin d’aller à

l’encontre de la science moderne en tant que telle, s’oppose néanmoins au fait que « l’esprit

méthodologique de la science s’infiltre partout4 ». L’influence grandissante de la méthode a

pour principal risque, nous prévient Gadamer, d’obstruer l’accès à la compréhension des

expériences extra-scientifiques, expériences dont la tradition humaniste a pourtant longtemps

su prendre la charge. C’est pour cette raison, entre autres, que le philosophe juge qu’il est

nécessaire de retourner à cette ancienne tradition afin d’y déceler un autre mode de

1 « Autoprésentation » (1990), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 50. 2 GRONDIN, J., L’herméneutique, Puf, 2006, p. 49. 3 VM, p. 11 [1]. 4 « Préface à la 2e édition », dans Vérité et méthode, op. cit., p. 9 [XV].

Page 64: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

56

connaissance que celui de la science moderne qui serait malgré tout légitime. En s’inspirant de

la tradition humaniste qu’il souhaite réhabiliter, l’objectif de Gadamer consistera

principalement à déterminer si « cet autre mode de connaissance », une fois sa légitimité

confirmée, est susceptible de venir servir de modèle aux science humaines qui, à l’époque

présente où règnent les sciences naturelles, en ont vivement besoin. Dans cette éventualité,

cela permettrait d’apporter un éclairage nouveau sur l’ensemble des sciences humaines pour la

compréhension qu’elles ont d’elles-mêmes, toute comme cela permettrait, plus largement, de

réévaluer l’idée qu’on se fait de la connaissance en tant que telle.

Comme nous aurons l’occasion de le constater (2.1), le retour à la tradition humaniste

effectué par Gadamer n’est en fait qu’un point de passage pour se rendre à une tradition plus

ancienne encore, celle de la philosophie grecque antique. La relecture de l’héritage humaniste

aboutira ainsi à déceler en lui la présence agissante d’un mode de connaissance assimilable à

celui « du savoir éthique reconnu par Aristote1 ». En nous appuyant sur l’interprétation

gadamérienne des analyses d’Aristote en ce qui a trait à la vertu morale par excellence, c’est-à-

dire la phronēsis, nous pourrons alors révéler la structure du savoir pratique, laquelle correspond

à celle du phénomène de la compréhension en général (2.2). Rendu à ce point, nous aurons à

élucider la médiation originaire entre l’homme et le monde que le savoir pratique de la phronēsis

fait intervenir.

2.1- LES CONCEPTS CLÉS DE L’HUMANISME EUROPÉEN : DE LA PRUDENTIA DE

GIAMBATTISTA VICO À LA PHRONĒSIS D’ARISTOTE

Dans le premier chapitre de Vérité et méthode, Gadamer nous invite à porter une attention

particulière aux « concepts directeurs de l’humanisme », lesquels recèlent, selon lui, une

« grande richesse d’information historique2 ». À les examiner de près, c’est l’idéal de formation

(Bildung) qui en ressort comme étant le plus déterminant, car c’est en référence à cet idéal, nous

dit Gadamer, que se sont constitués les autres concepts de l’humanisme. Que ce soit celui de

1 VM, p. 39 [29]. 2 Ibid., p. 25 [15].

Page 65: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

57

sensus communis défendu par Vico, ceux de wit et d’humour par Schaftesbury ou même celui de

bon sens par Bergson, chacun trouve sa justification dans le concept programmatique de la

Bildung. En lui se découvre une tâche insigne qui s’impose à l’homme en général : celle de

s’élever jusqu’à l’universel1 afin de réaliser sa liberté. Tâcher de s’élever à l’universel revient à

exiger qu’on soit capable de se hisser au-dessus de ses intérêts égoïstes lorsqu’on est appelé à

porter un jugement ou à agir dans une situation particulière; c’est donc être capable de se

libérer de l’emprise de l’immédiateté de son savoir et de son expérience, et faire preuve

d’ouverture face à ce qui nous est étranger; c’est aller jusqu’à reconnaître en autrui « ce qui

nous est propre et réussir à l’habiter 2 ». Voilà donc en quoi consiste, dans ses grandes lignes,

l’idéal de formation défendu par les humanistes européens, selon le philosophe. C’est d’ailleurs

au nom de cet idéal que certains d’entre eux se sont montrés particulièrement critique face à

la montée en puissance de la science moderne, qu’ils perçoivent comme un adversaire

susceptible de mettre à mal le bien-fondé de leur tradition.

Cette opposition entre la tradition humaniste et les promoteurs de la science moderne,

tels que Galilée et Descartes, est d’autant plus intéressante aux yeux de Gadamer qu’elle lui

rappelle « une opposition déjà présente au début de la philosophie3 », celle qui avait cours entre

les philosophes et les sophistes à l’Antiquité; les premiers faisant l’éloge de la vie théorétique,

conçue comme « praxis suprême4 », et les seconds faisant prévaloir un enseignement théorique

suivant le modèle de la technē5. Ce parallèle historique permet de relever que le problème avec

lequel nous nous voyons actuellement aux prises s’avère en fait très ancien. Celui-ci s’est même

déjà vu thématisé chez Aristote sous la forme d’une opposition entre le savoir théorique et le

savoir pratique, ou plus exactement entre la sophia et la phronēsis6. C’est à cette vieille opposition

1 Ibid., p. 28-30 [18-19]. 2 Ibid., p. 30 [19-20]. C’est dans le « retour à soi à partir de l’être-autre » (Rückkehr zu sich selbst aus dem Anderssein) que Gadamer cible l’essence même de la formation, reprenant à son compte la même structure dialectique à l’œuvre dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Si la correspondance faite ici entre ce que Gadamer appelle aussi le « retour chez soi » (Heimkehr zu sich) et l’élévation de l’esprit jusqu’à l’universel reste encore à élucider à partir de la perspective herméneutique, elle n’en demeurera pas moins l’un des fils conducteurs de Vérité et méthode. C’est ce que permettra de démontrer, en première instance, le cas de la phronēsis, dans lequel le problème herméneutique de l’application de l’universel au particulier se résout dans la connaissance de soi. 3 Ibid., p. 34 [23]. 4 « Herméneutique et philosophie pratique » (1961), dans L’Art de comprendre. Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, op. cit., p. 311-312. 5 La distinction entre phronēsis et technē sera abordée plus longuement un peu plus bas. 6 VM, p. 36 [25].

Page 66: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

58

à laquelle nous ramène le débat entre la tradition humaniste et la science moderne. Il reste à

voir, un peu plus dans le détail, comment Gadamer rattache la tradition humaniste à la

philosophie grecque ancienne et comment cette dernière peut nous renseigner sur l’existence

d’une vérité autrement comprise que celle de la science.

C’est à partir d’une lecture attentive et patiente de l’histoire des « concepts directeurs de

l’humanisme » que Gadamer nous invite à reconnaître chez eux une parenté conceptuelle,

laquelle se résorberait dans l’idéal de la formation (Bildung). En l’occurrence, c’est dans les

développements consacrés à la question du sensus communis chez le philosophe italien

Giambattista Vico, que Gadamer parvient à faire ressortir le concept clé de phronēsis, lequel

joue un rôle clé dans Vérité et méthode1. Sous la plume de Vico, le concept de phronēsis intervient

sous son appellation latine de prudentia et sert à qualifier la conduite de l’homme bien éduqué,

plaçant ainsi la vertu pratique dans l’horizon de la Bildung. À la prudentia s’ajoute l’eloquentia,

seconde vertu non moins importante qui permet d’exercer une parole libre et influente dans

l’espace public. Ensemble, elles forment le nerf du modèle d’éducation civique mis de l’avant

par Vico dans son manifeste De nostri temporis studiorum ratione. Dans cet ouvrage, qui représente,

aux yeux de Gadamer, un « précieux point de départ » pour se renseigner sur le mode d’être

propre aux sciences humaines, l’auteur italien plaide en faveur d’un modèle d’éducation

privilégiant l’enseignement de la topica à celui de la critica, c’est-à-dire de la rhétorique ancienne

à celui du savoir scientifique moderne. Vico ne vise toutefois pas à retirer la critica du corpus

pédagogique, lui reconnaissant même certaines qualités propres. Néanmoins, pour la remettre

à sa place, c’est-à-dire au second rang, il en identifie les lacunes et les inconvénients qu’elle est

susceptible de causer si elle se voit appliquée tous azimuts. Ce qu’il lui reproche, par-dessus

tout, est de pécher par sa trop grande exigence de certitude, n’ayant qu’en vue les vérités les

plus élevées. En effet, elle « exige que tout ce qui relève des vérités secondes et du

1 Dans VM, voir les passages suivants : p. 35-39 [24-29], p. 334-346 [317-329] et la note 71 à la p. 57 [46]. Dans son article « The concept of Phronēsis by Aristotle and the Beginning of Hermeneutic Philosophy », paru dans Etica & Politica / Ethics & Politics, XI, 2009, pp.301-310, Riccardo Dottori ira même jusqu’à affirmer ceci : « the concept of phronēsis was the basis of Gadamer’s thought, right from the beginning. » Selon l’auteur de l’article, qui connut personnellement Gadamer, il faudrait voir dans la phronēsis à la fois le point de départ et le point d’arrivée de l’entreprise du philosophe : l’union de l’herméneutique théorique et pratique, en tant qu’aboutissement de la pensée de ce dernier, se retrouverait déjà présente dans le concept de phronēsis découvert par ce dernier par le truchement de Heidegger lors d’un séminaire donné en 1923 à Fribourg au sujet du livre VI de l’Éthique à Nicomaque.

Page 67: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

59

vraisemblable soit chassé de l’esprit, au même titre que le faux1 ». Or, cette attitude la porte à

ne plus savoir comment traiter convenablement les choses humaines, lesquelles « sont

dominées par l’occasion et par le choix, qui sont très incertains2 ». D’où l’importance, en ce

qui concerne la vie pratique, de substituer la conception scientifique de la vérité, comprise

comme un universel abstrait, épurée de toute contingence, toujours identique à elle-même, par

un autre type de savoir, capable, cette fois, de s’adapter à « l’infini variété des ″circonstances″3 »

qui caractérise intrinsèquement le champ de l’agir humain (praxis). Ce savoir, nous dit Vico,

« tient en quelque sorte le milieu entre le vrai et le faux, dans la mesure où ce qui est vrai le

plus souvent n’est que très rarement faux4 », et s’assimile donc à la notion de vraisemblable

(versimile), lequel est seulement accessible au sens commun (sensus communis) et non à la raison

critique. C’est d’ailleurs pourquoi ceux qui s’évertuent à appliquer au champ de la praxis la

méthode de jugement dont se sert la science se méprennent : l’homme ne dispose pas d’un

critère inné, tel qu’une règle droite, ou de préceptes généraux pour guider sa conduite morale5.

Il n’y a rien de telle qu’une méthode sûre, applicable en toute circonstance, pouvant nous

garantir de prendre les bonnes décisions à tous les coups. En revanche, pour se frayer un

passage à travers les aléas de la vie, l’homme possède tout de même un « sens » (sensus) qui

l’aide à évaluer les possibilités qui s’offrent à lui, à faire en sorte qu’il puisse saisir à travers elles

celles qui s’avèrent les plus profitables pour lui. Ce sens, présent en chacun de nous6 − c’est

1 VICO, G., De nostri temporis studiorum ratione. La méthode des études de notre temps, trad. A. Pons, Paris, Belles Lettres, 2010, p. 13. 2 Ibid., p. 30. 3 VM, p. 38 [27]. 4 VICO, G., De nostri temporis studiorum ratione, op. cit., p. 13. 5 Ibid., p. 31 : « Dans la vie, le critère de l’action, c’est l’estimation des situations et de leurs conséquences, c’est-à-dire de ce qu’on appelle les circonstances. Or, parmi les circonstances, il y en a beaucoup qui peuvent être étrangères et non pertinentes à la fin recherchée; certaines, souvent, lui font obstacle, et quelques-unes, parfois, lui sont même absolument contraires. Les actions des hommes ne peuvent donc être jugées d’après cette règle mentale droite et rigide; il faut au contraire, pour les considérer, se servir de la règle flexible des Lesbiens, qui n’oblige pas les corps à épouser sa forme, mais qui s’infléchit elle-même pour épouser la forme des corps. La science diffère surtout de la prudence en cela qu’excellent dans la science ceux qui recherchent la cause unique qui a produit de nombreux effets naturels, alors que se signalent par leur prudence ceux qui recherchent, pour un fait unique, le plus grand nombre possible de causes, afin de pouvoir conjecturer quelle est la vraie. La raison de cette différence, c’est que la science a en vue les vérités les plus élevées, et la sagesse pratique les plus humbles. » 6 VM, p. 37 [26] : Chez Vico, le sensus communis est effectivement une « faculté universelle présente en tout homme » en plus d’être, de surcroît, un « sens qui fonde la communauté de la vie ». Voir aussi dans la Science nouvelle (1744) de Vico, traduit et présenté par Alain Pons, Paris Fayard, 2001, §142 : « le sens commun est un jugement sans aucune réflexion, senti en commun par tout un ordre, par tout un peuple, par toute une nation ou par le genre humain tout entier. »

Page 68: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

60

pourquoi il est dit « commun » − l’homme a pour devoir de le former (cf. Bildung), ce qu’il peut

faire, entre autres, par l’étude de l’histoire (historia)1. Celle-ci lui enseigne que le monde des

hommes n’est pas gouverné par la seule réflexion, que les transports et les égarements des

passions humaines, sans parler des caprices du hasard, mènent bien souvent le monde; que s’il

se met à suivre obstinément des règles inflexibles il risque alors de voir sa fortuna s’écrouler,

comme le dirait Machiavel. Se familiariser ainsi avec le caractère probable et incertain des

affaires humaines est le seul moyen qui puisse nous aider, selon Vico, à savoir prendre les bons

détours pour se rendre à bon port, sachant qu’aucun accès direct ne saurait nous y mener2.

Si ces considérations autour de la question de la prudentia intéressent au plus haut point

Gadamer, c’est qu’elles lui permettent entre autres de réactualiser la tradition aristotélicienne

de la philosophie pratique, laquelle se trouve au fondement de la réflexion du courant

humaniste auquel appartient Vico. L’apologie de la prudentia par ce dernier est en ce sens très

probante, car, en démontrant que la science moderne n’est pas la seule à occuper légitimement

le champ de la connaissance, elle nous montre qu’il peut et aussi doit y avoir un autre manière

de se rapporter à la connaissance que celle promue par cette dernière; que lorsqu’il est question

de l’homme, de sa praxis, de son interaction avec autrui, la connaissance qui se voit à l’œuvre

puise sa source à même son objet, et intègre, de ce fait, l’incertitude du vraisemblable comme

une donnée riche de signification.

On constate dès lors que Vico suit en vérité l’un des grands principes de l’épistémologie

aristotélicienne : « c’est sur une certaine ressemblance et affinité entre le sujet et l’objet que la

connaissance repose3 ». Le savoir qui détermine le comportement et la vie pratique de l’homme

se doit d’être adapté à la réalité humaine; il importe que ce savoir soit un savoir « qui procède

de l’être de l’homme, de son essence humaine, de son caractère, de la constitution même de sa

condition humaine4 ». Cela implique que soient prises en charge aussi bien les circonstances

particulières dans lesquelles s’effectue l’action que la disposition de l’être éthique (hexis) qui

1 Ibid., p. 39 [28-9] : « L’historia est précisément une source de vérité d’une tout autre espèce que la raison théorique. Ce que Cicéron déjà avait en vue en lui donnant le nom de vita memoriae. Ce qui fonde son droit propre, c’est que les passions humaines ne peuvent être régies par les préceptes généraux de la raison. Il faut ici recourir au contraire à des exemples convaincants, que l’histoire est seule à offrir. » Il peut aussi s’avérer pertinent de consulter le passage chez CICÉRON, De oratore, II, 9, 36, sur lequel s’appuie Gadamer. 2 VICO, G., De nostri temporis studiorum ratione, op. cit., p. 32. 3 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 2, 1139a10. Voir aussi De l’âme, II, 5, 416b32-418a6; III, 8, 431b20-432a14. 4 « Aristote et l’éthique impérative » (1989), dans Interroger les Grecs, Fides, 2006, p. 287.

Page 69: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

61

l’accomplit. La prudentia, en tant que savoir pratique, dévoile ainsi sa nature auto-réflexive, car

c’est dans la mesure où elle se détermine elle-même à partir de l’« agir » moral qu’elle peut

devenir déterminante pour lui. Cette structure correspond bel et bien à celle du savoir

phronétique chez Aristote.

2.2 - LE STATUT HERMÉNEUTIQUE DE LA PHRONĒSIS DANS L’ENTREPRISE

PHILOSOPHIQUE DE GADAMER

Il est temps à présent de porter notre attention sur la philosophie pratique d’Aristote et

d’examiner de plus près ce qui fait la spécificité de la vertu dianoétique de la phronēsis, qui se

présente comme dépositaire du savoir pratique (moral). Cette étape est cruciale pour

comprendre l’entreprise herméneutique de Gadamer, pour qui « [l]e programme aristotélicien

d’une science pratique […] semble représenter le seul modèle épistémologique selon lequel les

sciences de la “compréhension” peuvent être pensées1 ».

Comme l’ont déjà fait remarquer de nombreux commentateurs2 avant nous, il n’est pas

étonnant que Gadamer reconnaisse ainsi sa dette envers l’éthique d’Aristote; pour peu qu’on

se mette à survoler sa longue carrière, on constate rapidement que la phronēsis, comprise en tant

que principe de détermination de l’agir moral, s’est imposée comme un point de repère

indispensable pour l’élaboration de sa philosophie herméneutique. À ce sujet, Jean Grondin

dira même que Gadamer s’en réclame « systématiquement […] à des moments stratégiques de

son œuvre3 », ce qui nous porte à croire qu’il y trouve bel et bien une base philosophique

appropriée pour son entreprise.

1 « Autoprésentation » (1990), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 50. Voir aussi « Herméneutique et philosophie pratique » (1978), dans L’Art de comprendre. Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, op. cit., p. 330-331; « Herméneutique et différence ontologique » (1989), dans L’herméneutique en rétrospective, op. cit., p. 90. 2 DOTTORI, R., « The Concept of Phronēsis by Aristotle and the Beginning of Hermeneutic Philosophy », op. cit., p. 301-310; BERTI, E., « Gadamer and the Reception of Aristotle’s Intellectual Virtues », Revista Portuguesa de Filosofia, 56, 2000, p. 345-360; LANGLOIS, L., « La signification éthique de l’expérience herméneutique dans Vérité et méthode », Laval théologique et philosophique, 53, 1, 1997, p. 69-87. 3 GRONDIN, J., Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 155.

Page 70: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

62

C’est pourquoi, à ce stade de notre exposé, une présentation de la phronēsis aristotélicienne

telle que comprise par Gadamer s’impose. Pour ce faire, il peut s’avérer pertinent de rappeler

les distinctions lumineuses faites par le philosophe entre celle-ci et les autres types de savoir

énonçant le vrai (alētheuein) que sont le savoir théorique (sophia et epistēmē) (2.2.2) et le savoir

technique (technē) (2.2.3). Ces distinctions permettront, tour à tour, de faire ressortir les

éléments qui font de la phronēsis un modèle de savoir dont peut se réclamer l’herméneutique.

C’est une fois ces éléments pris en compte qu’il sera possible de faire valoir conceptuellement

l’existence ainsi que la légitimité d’un « savoir d’un autre genre » que celui à l’œuvre dans les

sciences modernes et dans ses applications techniques. L’ensemble sera précédé d’une section

consacrée à l’influence déterminante qu’a exercée la philosophie heideggérienne sur les

réflexions de Gadamer à propos de la phronēsis (2.2.1). Ce court développement nous a semblé

nécessaire pour bien inscrire la démarche gadamérienne dans la cadre philosophique qui est le

sien.

2.2.1 - L’influence de Heidegger sur la reprise gadamérienne de la philosophie

pratique d’Aristote

Si la place occupée par la phronēsis dans l’herméneutique de Gadamer peut certainement

être qualifiée de « centrale1 », on peut aussi certainement affirmer que celle-ci l’est devenue

grâce à l’influence de Heidegger. C’est en participant à son séminaire consacré au livre VI de

l’Éthique à Nicomaque, donné à Fribourg en 1923, que Gadamer, selon ses propres mots, a été

initié « à la signification fondamentale de la ″phronēsis″2 ». À cette époque, l’intérêt de Heidegger

porte sur les différents modes de savoir tels que décrits par Aristote dans son Éthique, en

particulier sur la sophia et la phronēsis qu’il reconnaît comme les « deux formes suprêmes

effectives de l’être-sachant3 ». En s’appuyant sur les distinctions faites par le Stagirite entre

l’une et l’autre, il conclut que la nature de la phronēsis, telle que définie par ce dernier, permet

de concevoir un mode de savoir « qui ne se laisse d’aucune manière rapporter à une

1 SAUTEREAU, C., Éthique et herméneutique. Une réponse des herméneutiques de Paul Ricœur et de Hans-Georg Gadamer à l’énigme d’autrui, Université Laval, 2013, p. 177. 2 « Un écrit ″théologique″ de jeunesse de Heidegger », dans Interprétations phénoménologiques d’Aristote, trad. J. F. Courtine, TER, Mauvezin, 1992, p. 12. 3 Ibid.

Page 71: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

63

objectivation dernière au sens de la science1 ». Heidegger cerne ainsi dans la description

aristotélicienne de la phronēsis une charge potentielle contre l’idéalisme néo-kantien, dont

l’influence est considérable dans les milieux universitaires de l’époque. Face aux présupposés

méthodologico-scientifiques qu’on retrouve au sein de cette mouvance, le philosophe s’estime

enfin être capable de faire valoir un autre type de savoir, tout aussi légitime que celui de la science,

un savoir qui se rapporte, quant à lui, à la situation concrète de l’existence, laquelle résiste à toute

objectivation.

La lutte de Heidegger contre les tendances épistémologiques de l’attitude philosophique

dominante de l’époque a laissé sa marque sur le jeune Gadamer, au point de lui enjoindre de

poursuivre l’effort entamé par son maître. Comme il le reconnaît lui-même, ce qui est ressorti

de l’analyse heideggérienne de la phronēsis lui a « plus tard » servi « pour faire ressortir » à son

tour « le savoir pratique par opposition au concept de méthode propre à la science moderne

et marquer les limites de cette dernière2 ». C’est ce que l’on constate entre autres dans Vérité et

méthode, où l’éthique aristotélicienne s’impose comme l’une de ses principales références pour

reconquérir un modèle de savoir correspondant à celui des sciences humaines. Dans une

section en particulier, intitulée L’actualité herméneutique d’Aristote, Gadamer s’inspire de la

conceptualisation du savoir pratique que l’on retrouve dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque

pour tirer les grandes lignes de sa théorie de l’expérience herméneutique. Il espère ainsi

montrer, en s’appuyant sur les remarques d’Aristote, la « particularité3 » (Besonderheit) du savoir

pratique par rapport aux autres types de savoir.

Toutefois, l’analyse de Gadamer se veut plus fondamentale encore. Son objectif consiste

à faire ressortir ce qui dans le savoir pratique de la phronēsis relève de la structure même du

phénomène de la compréhension; en d’autres termes, ce sont les fondements ontologiques du

comprendre que Gadamer se propose de mettre en relief à partir de sa lecture d’Aristote. C’est

1 « La théologie de Marbourg » (1964), dans Les chemins de Heidegger, Vrin, Paris, 2002, p. 53. 2 « Un écrit ″théologique″ de jeunesse de Heidegger », dans Interpétations phénoménologiques d’Aristote, op. cit., p. 12. 3 « Einführung », dans Nikomachische Ethik VI, Klostermann Texte, Frankfurt am Main, 1998, p. 3. Dans les développements qui vont suivre, nous nous référerons entre autres aux précieux commentaires de Gadamer qu’on retrouve au début de sa traduction allemande du livre VI de l’Éthique à Nicomaque. Il est important de savoir que l’ensemble de notre présentation des thèses d’Aristote se fait par l’intermédiaire de Gadamer. Nous laissons volontairement de côté les débats entourant la justesse de sa lecture du texte d’Aristote. Pour un regard critique de l’interprétation gadamérienne des vertus intellectuelles, voir l’article de E. BERTI, « Gadamer and the Reception of Aristotle’s Intellectual Virtues », dans Revista portuguesa de filosopfia, op. cit., p. 345-360.

Page 72: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

64

d’ailleurs en quoi, selon lui, la philosophie pratique aristotélicienne « est bien plus qu’un simple

modèle » qui se limiterait à diriger la « pratique » des sciences humaines, car c’est « elle [qui]

vient aussi leur fournir un fondement dans les choses elles-mêmes1 ». La résonance

heideggérienne est ici décidemment manifeste. On peut voir, à travers les développements

consacrés à la phronēsis, une volonté de la part de Gadamer de déboucher sur les enjeux relatifs

à l’herméneutique de la facticité du jeune Heidegger2. Dans une série de conférences

rassemblées sous le titre Le problème de la conscience historique, il n’est donc vraiment pas

surprenant de voir Gadamer faire succéder son chapitre consacré au problème herméneutique

de l’éthique d’Aristote par un chapitre où il est question de Heidegger et de la structure

circulaire de la compréhension qui caractérise la facticité du Dasein.

Il est important de garder à l’esprit cette filiation avec Heidegger dans les développements

qui suivront autour de la phronēsis. D’autant plus qu’on peut affirmer maintenant, avec une

certaine assurance, que Gadamer a reçu son impulsion initiale de ce dernier, il deviendra de

plus en plus perceptible que c’est aussi chez ce dernier que se trouve, en quelque sorte,

l’aboutissement de sa réflexion herméneutique. Cela dit, l’aboutissement dont il est ici question

ne doit pas être compris trop hâtivement comme une reprise ou une soumission intégrale aux

thèses heideggériennes. Nous verrons dans notre dernier chapitre que si la réflexion de

Gadamer reste belle et bien enracinée dans le terreau heideggérien, celle-ci a tout de même pris

sa propre tangente.

2.2.2 - La délimitation du savoir pratique par rapport au savoir théorique

Pour Gadamer, la revitalisation du savoir propre aux sciences humaines passe

nécessairement par une réhabilitation de la phronēsis telle que comprise par Aristote. C’est en

ciblant ses composantes essentielles, dans l’Éthique à Nicomaque, que l’auteur de Vérité et méthode

tâchera de faire valoir la légitimité d’un savoir en amont de l’objectivité de la science. S’il est

vrai qu’une telle reconquête du savoir phronétique offre avant tout la possibilité de venir

dépasser l’horizon limité de la vision méthodologico-scientifique du savoir, elle permet, en

1 « Autoprésentation » (1990), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 50. 2 Cf. GRONDIN, J., Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 155.

Page 73: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

65

même temps, de venir interroger la médiation que suppose tout acte de compréhension : celle

qui advient entre l’homme-connaissant et l’objet de son savoir. En se penchant sur le cas de la

phronēsis, Gadamer questionne un savoir qui, contrairement au savoir scientifique, n’appelle pas

à un auto-effacement du sujet. Le savoir moral de la phronēsis n’est pas un savoir que l’on peut

séparer, de manière abstraite, de celui qui le possède; l’homme, en tant qu’être éthique, prend

toujours part à l’effectuation de son savoir, étant à la fois déterminé par lui et déterminant pour

lui1. À partir de là, la thèse de Gadamer consiste à montrer que ce lien d’appartenance est le

signe que la phronēsis entretient un rapport plus originaire avec la réalité concrète de notre être-

au-monde que celui auquel prétend aspirer la sagesse théorétique (sophia). Ainsi en déduit-il la

prééminence de la phronēsis par rapport à la sophia2. Étonnamment, cette conclusion n’est pas

celle d’Aristote, qui, pour sa part, accorde une prééminence ontologique à la sophia3.

Pour mieux comprendre les enjeux que nous venons de soulever, rapportons-nous dès

maintenant à l’interprétation faite par Gadamer du livre VI de l’Éthique à Nicomaque, où Aristote

conceptualise la délimitation du savoir pratique (phronēsis) par rapport aux autres types de savoir

que sont le savoir théorique (sophia et epistēmē) et le savoir technique (technē). L’objectif du

philosophe dans ce livre, résume Gadamer, est d’apporter un éclairage supplémentaire sur la

nature spécifique du savoir pratique4. La raison pour laquelle il souhaite ainsi apporter

davantage de précisions concernant la nature du savoir pratique est qu’il veut éviter, en premier

lieu, que l’on confonde celui-ci avec le savoir théorique et que l’on s’imagine, pour formuler

1 Cf. VM, p. 334 [317]. 2 Sur la question de la prééminence de la phronēsis par rapport à la sophia, Gadamer semble trancher là où Heidegger se maintient dans une certaine ambiguïté (du moins, dans ses textes antérieurs à Être et temps). Si l’on se fie au commentaire de Gadamer au Natorp-Bericht (« Un écrit ″théologique″ de jeunesse de Heidegger », dans Interprétations phénoménologiques d’Aristote, op. cit., p. 12), celui-ci s’étonne même, à la relecture du document que l’on croyait perdu, que son maître ait pu mettre la sophia « au premier plan » au lieu de la phronēsis. On remarque cette même ambivalence dans son cours de 1924-1925 consacré au Sophiste, dans lequel Heidegger semble par moments se rallier à l’avis d’Aristote sur la supériorité de la sophia, même s’il souligne que cette prévalence (ontologique) repose sur le concept grec d’être, concept qu’il s’efforcera plus tard de détruire. Gadamer est, pour sa part, bien plus direct : « Le modèle de la philosophie pratique doit remplacer celui de la theōria dont la légitimation ontologique ne peut se trouver que dans un intellectus infinitus dont notre expérience de l’existence, qui ne s’appuie sur aucune révélation, ne sait rien. Ce modèle doit aussi être opposé à tous ceux qui cherchent à inféoder la rationalité humaine à la pensée méthodique de la science ″anonyme″. » (« Autoprésentation » (1990), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 50.) 3 Cf. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 7. 4 Cf. « Einführung », dans Nikomachische Ethik VI, op. cit., p. 3 : « Es geht um so etwas wie Gewissenhaftigkeit, und es bedarf einer gründlicheren Aufklärung über das einem leicht unkenntlich wird, sowohl in seiner Besonderheit gegenüber dem theoretischen Wissen als auch gegenüber dem technischen Wissen und Können des Menschen. »

Page 74: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

66

les choses simplement, qu’il suffit de posséder la connaissance de ce qu’est la vertu pour être

vertueux. Autrement dit, Aristote espère ainsi éviter l’erreur dans laquelle sont tombés Socrate

et Platon qui ont identifié la vertu (arētē) avec le savoir (logos). En défendant plutôt la thèse de

la non équivalence du savoir pratique et du savoir théorique, le philosophe, nous explique

Gadamer, est parvenu à dépasser l’impasse intellectualiste dans laquelle se sont engagés ses

prédécesseurs. Car au lieu de faire dépendre la conduite humaine d’une idée générale du Bien

(idée qui lui appert « n’être qu’une généralité creuse1 » dont la compréhension appartient au

champ de la métaphysique et non à l’éthique), le philosophe préfère, quant à lui, mettre plutôt

l’accent sur le bien de l’homme, c’est-à-dire sur le bien qui se rapporte à l’activité humaine en tant

que telle. L’éthique gagne ainsi en autonomie, dans la mesure où elle possède désormais un

savoir qui lui est propre2. C’est pour cette raison que Gadamer voit en Aristote « le fondateur

de l’éthique comme discipline indépendante de la métaphysique3 ».

Chez Aristote, la distinction entre le savoir théorique et le savoir pratique repose sur une

division qu’il repère dans la partie rationnelle de l’âme humaine. Au sein de celle-ci se trouve

une partie scientifique (epistēmonikon) et une partie calculative ou délibérative (logistikon). Le

philosophe justifie cette distinction à partir du principe selon lequel « c’est sur une certaine

ressemblance et affinité entre le sujet et l’objet que la connaissance repose4 ». Or, comme l’âme

rationnelle est autant portée à la contemplation des « êtres dont les principes ne peuvent être

autrement qu’ils ne sont5 » qu’à la délibération au sujet des choses contingentes, il est naturel,

selon lui, de conclure que l’âme est composée de deux parties différentes, qui correspondent

chacune à l’objet auquel elles se rapportent. À chacune de ces deux parties, nous dit Aristote,

correspond aussi une vertu6 : la sophia étant la vertu de la partie scientifique de l’âme7 et la

1 VM, p. 334 [317]. 2 Cet ancrage dans la vie humaine permet de fixer l’éthique sur une autre base que le logos – entendu ici comme savoir théorique – base que Gadamer identifie chez Aristote comme étant l’orexis, c’est-à-dire le désir et son organisation en attitude ferme (hexis). Voir « Le problème herméneutique et l’éthique d’Aristote », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 60, et VM, p. 334 [317]. 3 « Le problème herméneutique et l’éthique d’Aristote », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 59. 4 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 2, 1139a10. 5 Ibid., VI, 2, 1139a6-8. 6 Cf. ibid., VI, 2, 1139a16-18; 13, 1143b16-17. 7 Gadamer est, sur ce point, sans équivoque : « Das siebente Kapitel fürhrt den vollen Begriff von Weisheit ein, wie er für Aristoteles als unbezweifelbares Ideal des theoretischen Wissens gilt und das im Grunde hier gar nicht in Frage stehen kann. » (« Einführung », dans Nikomachische Ethik VI, op. cit., p. 11.)

Page 75: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

67

phronēsis celle de la partie calculative1. Ces deux vertus sont reconnues comme telles car elles

permettent à chacune des parties de l’âme rationnelle d’atteindre la vérité à laquelle elles

aspirent respectivement2. Comme le résume Aristote, elles sont les « états par lesquels l’âme

énonce ce qui est vrai3 ».

Toutefois, que celles-ci soient toutes deux concernées par la vérité ne signifie pas pour

autant qu’elles aient affaire au même type de vérité4. Toute la discussion qui va suivre autour

des vertus intellectuelles va d’ailleurs servir à départager la nature des savoirs qu’elles font

intervenir. Pour y arriver, Aristote nous propose tout d’abord de déterminer la fonction propre

(ergon) de chacune. Dans le cas de la sophia, nous avons affaire, nous dit-il, à une vertu

théorétique qui vise à connaître « les êtres qui existent d’une nécessité absolue5 », tels que « les

premières causes et les principes des êtres6 ». Elle est donc la vertu spéculative par excellence

dont l’ergon consiste à saisir intellectuellement les entités abstraites situées à l’extérieur du

devenir. La phronēsis se meut, quant à elle, dans le domaine du contingent et se voit ainsi

concernée par « ce qui peut être autrement qu’il n’est7 ». En tant que vertu pratique, elle

s’accomplit dans la détermination effective de l’agir humain (praxis). Or, comme toute action

se produit toujours dans des contextes différents, la phronēsis suppose qu’on soit en mesure de

s’adapter pour chaque situation donnée. C’est pour cette raison qu’Aristote associe le savoir

1 Cf. ibid., VI, 5, 1140b25 : « Des deux parties de l’âme, douées de raison, l’une des deux, la faculté d’opiner [cf. to logistikon], aura pour vertu la prudence ». 2 Ibid., VI, 2, 1139b12-13. 3 Ibid., VI, 3, 1139b15. 4 « Einführung », dans Nikomachische Ethik VI, op. cit., p. 4 : « So ergibt sich, daß es immer um Wahrheit (eigentlich Unvergessenheit, Entbergung, Aletheia) geht, aber im Falle der Praxis ist es also eine besondere Art von Wahrheit (Aletheia): nicht, daß eine Sache so und so ist, sondern daß das Gute getan wird. » 5 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 3, 1139b23-24. 6 ARISTOTE, Métaphysique, Α, 981b. 7 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 5. Ici, une précision s’impose. Comme le souligne saint Thomas d’Aquin dans son Commentaire à l’Éthique à Nicomaque (trad. Y. PELLETIER, Université Laval, p. 203.), il existe deux manières de se rapporter aux choses contingentes. Celles-ci peuvent être considérées, d’une part, « d’après des définitions universelles », comme c’est le cas dans les sciences naturelles, lesquelles ont affaire à des réalités changeantes et corruptibles, et, d’autre part, « dans leur particularité », ce qui advient, par exemple, dans la délibération morale. Autrement dit, cela signifie, si l’on s’en tient au premier cas, que les choses contingentes sont aussi susceptibles d’être traitées de la même manière que les choses nécessaires et se voir ainsi rapportées à la partie scientifique de l’âme. Cependant, ce n’est pas sous ce rapport qu’Aristote aborde les réalités contingentes dans le livre VI de son Éthique. Lorsqu’il est question de la phronēsis, les choses contingentes sont toujours considérées « dans leur existence particulière » et c’est en ce sens qu’elles se rapportent à la partie délibérative de l’âme.

Page 76: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

68

pratique à la contingence et non au domaine de la nécessité, qui reste toujours identique à lui-

même.

Le fait que la phronēsis prenne ainsi part à l’action ne doit toutefois pas nous mener à penser

qu’elle se rapporte uniquement aux choses singulières et que son savoir n’aurait aucune portée

universelle. Même s’il est vrai que « l’action a rapport aux choses singulières1 », comme l’écrit

Aristote, il ne faut pas oublier que la phronēsis prend aussi en compte les vérités universelles (ta

katholou) que sont les règles générales de conduite. Certes, Aristote insiste sur le fait que la

phronēsis porte surtout sur le singulier2, qu’elle est « la connaissance de ce qu’il y a de plus

individuel3 », mais, comme nous le rappelle Gadamer, son savoir consiste toujours en « une

application d’une généralité à une situation concrète et particulière4 ». Autrement dit, si elle

demeure toujours orientée vers le particulier, c’est en fait parce qu’elle vise à produire une

synthèse entre celui-ci et l’universel, son but étant de concrétiser l’universel dans le particulier :

Si en effet l’homme reçoit le bien, son propre bien, dans une situation pratique tout à fait concrète,

la tâche qui échoit au savoir éthique ne peut être que de deviner ce que cette situation lui demande

au juste. On dira la même chose en affirmant que la tâche propre de la conscience éthique est de prendre la mesure

d’une situation concrète à la lumière des exigences éthiques les plus générales. Le revers de la médaille est

qu’une connaissance générale, ne sachant pas comment s’appliquer à une situation concrète,

menace, en raison de sa généralité, d’obscurcir le sens de ce que concrètement une situation de

fait pourrait en exiger.5

Aristote est d’ailleurs tout à fait conscient de cette difficulté à laquelle Gadamer fait ici

allusion. C’est pourquoi il souligne vigoureusement que l’exactitude à laquelle on doit

s’attendre d’un traité d’éthique comme le sien ne saurait atteindre le même degré qu’un traité

de mathématiques6, par exemple. « Une telle exigence d’exactitude », commente Gadamer, « y

1 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 8, 1141b15. 2 Ibid., VI, 8, 1141b22. 3 Ibid., VI, 9, 1142a27. 4 VM, p. 334 [317]. 5 « Le problème herméneutique et l’éthique d’Aristote », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 60-61. Nous soulignons. 6 Cf. Éthique à Nicomaque, I, 7, 1098a26-28 : « Mais nous devons aussi nous souvenir de ce que nous avons dit précédemment et ne pas chercher une égale précision en toute choses, mais au contraire, en chaque cas particulier tendre à l’exactitude que comporte la matière traitée, et seulement dans une mesure appropriée à notre investigation. » Voir aussi ibid., II, 2, 1104a3-9 : « Ainsi que nous l’avons dit en commençant, les exigences de toute discussion dépendent de la matière que l’on traite. Or sur le terrain de l’action et de l’utile, il n’y a rien de fixe, pas plus que dans le domaine de la santé. Et si tel est le caractère de la discussion portant sur les règles générales de la conduite, à plus forte raison encore la discussion qui a pour objet les différents groupes de cas particuliers manque-t-elle également de rigueur, car elle ne tombe ni sous aucun art, ni sous aucune prescription,

Page 77: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

69

serait déplacée1 ». Comme il faut s’attendre à ce que chaque nouvelle circonstance dans laquelle

l’agent moral se trouve plongé lui dicte ses propres attentes, il est normal que le savoir pratique

présenté sous une forme théorique doive se contenter d’être approximatif en fournissant un

« dessin général des contours2 » des problèmes éthiques qu’on serait susceptible de rencontrer.

Mais en réalité, ce n’est vraiment qu’une fois confronté à la situation concrète que le savoir

phronétique voit son contenu être déterminé. C’est pourquoi il ne peut y avoir de savoir

phronétique préalable à sa mise en application. C’est d’ailleurs par là que la phronēsis se distingue

le plus clairement de la sophia. Contrairement à cette dernière, elle est un savoir incarné qui

entretient un rapport étroit avec le particulier. Comme le note Cyndie Sautereau, « ce n’est […]

pas abstraitement, ni par une intuition immédiate que le phronimos se forme une connaissance

des universels », mais « plutôt au contact de l’expérience », en tant que « somme des

expériences particulières3 », qu’il y accède. Voilà pourquoi on peut affirmer que le savoir de la

phronēsis est un savoir qui relève autant de l’universel que du particulier, alors que celui de la

sophia ne vise que les vérités universelles.

C’est à partir de cette différence qu’Aristote déduit la prééminence de la sophia sur la

phronēsis (avis que Gadamer ne partage pas4). Comme la sophia traite « des choses qui ont par

nature la dignité la plus haute5 » (timiōtata), cela fait d’elle le mode de connaissance le plus élevé

qui soit. La phronēsis, qui porte sur la praxis humaine, voire au mieux sur « l’existence humaine

elle-même6 », comme l’interprète Heidegger et Gadamer7, a, pour sa part, un objet de bien

et il appartient toujours à l’agent lui-même d’examiner ce qu’il est opportun de faire, comme dans le cas de l’art médical, ou de l’art de la navigation. » 1 VM, p. 335 [318]. Voir aussi « L’herméneutique comme philosophie pratique », dans Langage et vérité, op. cit., p. 236 : « Telle est en réalité; la spécificité de l’éthique et de la politique aristotélicienne. Ce n’est pas seulement que son objet soit toujours des situations et des modes de comportements changeants, que l’on ne peut bien entendu élever à une connaissance que dans son caractère général de régularité et de moyenne. Un tel savoir enseignable de structures typiques n’a inversement le caractère d’une connaissance effective que parce qu’il est – comme la techne, et constamment la canonique – toujours à nouveau transposé dans la situation concrète de la praxis. » 2 « Le problème herméneutique et l’éthique d’Aristote », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 61. 3 SAUTEREAU, C., Éthique et herméneutique. Une réponse des herméneutiques de Paul Ricœur et de Hans-Georg Gadamer à l’énigme d’autrui, op. cit., p. 190. 4 Voir plus haut. 5 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 7, 1141b3. 6 HEIDEGGER, M., Platon : Le Sophiste, Gallimard, 2001, p. 139; GADAMER, H.-G., « Einführung », dans Nikomachische Ethik VI, op. cit., p. 3. 7 Cf. « Herméneutique et différence ontologique » dans L’herméneutique en rétrospective, op. cit., p. 90 : « [Heidegger] découvre que l’on trouve aussi chez Aristote une autointerprétation originaire de l’existence humaine, même si elle n’est pas tout de suite reconnaissable dans sa Physique et sa Métaphysique, lesquelles ont toutes deux une

Page 78: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

70

moindre valeur. Comme nous le fait savoir Aristote, « l’homme n’est pas ce qu’il y a de plus

excellent [ariston] dans le Monde [kosmos]1 ».

Il peut être intéressant de faire remarquer que cette affirmation de la prééminence de la

sophia sur la phronēsis annonce, de manière quasi prophétique, le problème actuel de l’hégémonie

du savoir scientifique sur celui des sciences humaines. Certains2 estiment que c’est cette

tendance très répandue chez les philosophes à vouloir accorder la primauté au savoir théorique

portant sur l’universel plutôt qu’au savoir pratique qui aurait accentué notre méfiance à

l’endroit d’un savoir portant sur des réalités humaines, lesquelles se veulent concrètes et

particulières. C’est ainsi, dans l’histoire de la pensée occidentale, qu’on en serait venu à négliger

de plus en plus « la finitude de notre être temporel et […] la mobilité de son questionnement »,

et ce, au bénéfice d’une « ambition métaphysique d’un savoir a-topique et a-temporel3 »,

comme nous l’explique Luc Langlois4.

Aux yeux de Gadamer, ce serait en raison de ce penchant pour une connaissance abstraite

et « objective » qu’on en serait venu, historiquement, à radicaliser les présupposés de la theōria

antique5, ce qui aurait contribué à former le savoir scientifique, tel qu’on l’entend depuis

Descartes. Cette radicalisation a eu pour principale conséquence de venir réduire le

phénomène de la compréhension à une seule de ses modalités : celle qui consiste en une pure

saisie noétique d’entités abstraites (comme en témoigne la fondation de la connaissance

scientifique sur le modèle des mathématiques). Selon cette modalité, connaître exige pour celui

qui sait de se hisser par-delà l’existence concrète afin d’éviter d’être perturbé par l’instabilité et

l’impermanence qui la caractérise. Pour cette raison, il est évident que l’exacerbation des

importance naturellement centrale pour l’histoire de la métaphysique. C’est ce que veut dire Heidegger quand il parle […] d’un ″retour à Aristote″ : il veut manifestement apprendre des choses de l’autointerprétation du Dasein qu’il a trouvé chez Aristote, mais aussi de la grandiose discipline de pensée d’Aristote. Il a ainsi commencé par la Rhétorique. Le second livre de la Rhétorique lui a été particulièrement important pour faire ressortir l’importance des affects pour le Dasein. Il y a rattaché les 6e livre de l’Éthique à Nicomaque, la doctrine de la phronēsis, où j’ai moi-même plus tard beaucoup puisé. Dans son programme de jeunesse, Heidegger y a vu un Dasein qui s’éclaire et c’est à partir de là qu’il a tenté de se frayer un chemin jusqu’à la métaphysique, qu’il a alors entrepris de dégager de sa distance scolastique pour lui redonner une vie nouvelle. » 1 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 7, 1141b20 et sq. 2 Cf. LONG, C. P., « The ontological reappropriation of phronēsis », Continental Philosophy Review, 35, 2002, p. 36. 3 LANGLOIS, L., « La signification éthique de l’expérience herméneutique dans Vérité et méthode », op. cit., p. 70. 4 À cet égard, le travail de Gadamer consistera à faire valoir, contre cette tendance, la finitude radicale de l’être-là humain, finitude dont la phronēsis est le seul mode de connaissance susceptible d’être le dépositaire. . 5 Cf. « Qu’est-ce que la vérité? » (1976), dans L’Art de comprendre. Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, op. cit., p. 49.

Page 79: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

71

présupposés de la theōria ne pouvait au final que se faire au détriment du savoir pratique, lequel

est un savoir avant tout concerné par la vie, s’accomplissant à partir d’elle et pour elle, ne

recourant ainsi à aucune mise à distance comme l’exige, pour sa part, le savoir théorique de la

science moderne.

Cependant, il est important de mentionner, comme nous l’apprend Gadamer, qu’à

l’origine, la theōria ne s’opposait pas aussi directement à la pratique, puisqu’elle se voyait tout

de même animée par une volonté de participer à l’ordre cosmique1, et non par une volonté de

dominer l’étant, qui est au cœur du projet scientifique moderne. C’est d’ailleurs à travers cette

idée de « participation » qu’une certaine unité entre la sphère théorique et la sphère pratique

peut être pensée, selon lui. C’est ce que permet de révéler son analyse du theorōs, dans Vérité de

méthode2, qui nous montre en quoi le sens moderne de la théorie, qui insiste sur la mise à

distance entre le sujet-connaissant (le theorōs) et la connaissance, ne parvient pas à rendre

compte de la dynamique qui s’instaure pourtant entre eux – et que reconnaissait Aristote –

dynamique dans laquelle la vie théorétique se présente comme « une praxis suprême, un mode

d’être suprême de l’homme.3 » Le theorōs n’est pas à distance de ce qu’il observe, il est au contraire

mobilisé par lui; son mode d’être consiste en fait en un « prendre part » (Teilhabe), lequel est vécu

à la manière d’un « saisissement », voire d’un « ravissement ». La contemplation théorétique

inclut ainsi le sujet dans son effectuation, bien que celui-ci y joue un rôle « passif », étant

déterminé par ce qu’il contemple. Cela signifie que l’être de l’homme intervient dans une

certaine mesure dans la theōria, qui reste irréductiblement, pour cette raison, une « attitude de

l’homme4 », voire une hexis tou alētheuein.

Il appert donc qu’un infléchissement significatif s’est produit entre la conception ancienne

de la theōria et sa forme dérivée qu’on retrouve à l’ère moderne; en perdant de vue ce qui était

1 VM, p. 479 [459] : « Dans l’usage moderne, le concept de ce qui est “théorique” est presque négatif. Quelque chose n’est que théorie quand il ne s’impose pas d’une manière générale comme s’imposent des buts de l’action. Inversement, l’appréciation des théories mêmes, à partir de la maîtrise délibérée de l’étant, non pas comme but mais comme moyen. En revanche, la theōria au sens antique est tout autre chose. On ne se borne pas à porter le regard sur les ordres existants comme tels; la theōria signifie, en outre et au contraire, participation à la totalité même de l’ordre. » 2 Ibid., p. 142 [129-130]. 3 « Herméneutique et philosophie pratique » (1961), dans L’Art de comprendre. Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, op. cit., p. 311-312. 4 Ibid., p. 311.

Page 80: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

72

essentiel dans la theōria, à savoir « son ancrage dans la vie humaine1 », les penseurs modernes,

comme Descartes, en sont finalement venus à rompre le lien fragile qui existait chez les Grecs

entre la sophia et la phronēsis, lien que l’herméneutique philosophique de Gadamer s’efforce par

ailleurs de rétablir. Car, même s’il est vrai qu’Aristote thématise, comme nous l’avons vu,

l’opposition entre le savoir théorique et pratique, il s’agit cependant d’une opposition à

l’intérieur du savoir, laissant ainsi entrevoir l’existence d’une « relation réciproque » entre eux,

ce sur quoi Gadamer met l’accent :

C’est ce qu’Aristote a pénétré très lucidement dans son éthique. Consacrer sa vie à des intérêts

théorétiques présuppose la vertu de la phronēsis. Mais cela ne limite en aucune façon la prééminence de

la théorie, c’est-à-dire la pure volonté de savoir. Son idée est et reste, d’éliminer tous les intérêts

de l’ordre de l’utilité, que ces utilités concernent l’individu, un groupe, ou la société dans son

ensemble. De l’autre côté, la primauté de la praxis est indéniable. Aristote était suffisamment perspicace

pour reconnaître la relation réciproque entre théorie et pratique. […] Ainsi, il me semble que la réponse

donnée par Aristote quant à la possibilité d’une philosophie morale, vaut aussi en ce qui concerne

notre intérêt pour l’herméneutique. Sa réponse était que l’éthique n’est certes qu’une entreprise

théorétique, et que tout ce qui y est dit à travers une description théorétique de la vie juste ne

saurait être que de maigre secours pour l’application concrète dans l’expérience de la vie humaine.

Pourtant l’universelle volonté de savoir ne s’arrête pas là où la circonspection pratique concrète

est le point décisif. La connexion entre l’universelle volonté de savoir et la circonspection pratique concrète est

une connexion [d’action] réciproque. Ainsi il me semble que la conscience théorétique de l’expérience

de la compréhension et la pratique de la compréhension, l’herméneutique philosophique et la

propre compréhension de soi, ne sont pas à séparer l’une de l’autre.2

L’opposition entre le savoir théorique et le savoir pratique ne doit donc pas nous mener

à conclure qu’il existe entre eux un infranchissable fossé qui les maintiendrait éloignés l’un de

l’autre. C’est plutôt le lien entre les deux qu’il importe de souligner ici. Sans l’existence de ce

lien, l’entreprise herméneutique tomberait d’ailleurs dans une impasse, car, sans cette affinité

qui les relie, comment serait-il possible alors de « mettre en lumière l’élément commun à tous

les modes de compréhension3 », tâche qui se trouve au cœur de cette entreprise? Si l’on veut

comprendre ce qu’est la compréhension dans son universalité ontologique, il est nécessaire de

repérer ce qui sous-tend les oppositions qui existent en surface entre les différents champs de

la connaissance.

1 Voir, à ce sujet, la thèse doctorale de SAUTEREAU, C., Éthique et herméneutique. Une réponse des herméneutiques de Paul Ricoeur et de Hans-Georg Gadamer à l’énigme d’autrui, op. cit., p. 193-197. 2 « L’herméneutique comme philosophie pratique » (1972), dans Langage et vérité, op. cit., p. 253. Nous soulignons. 3 « Préface à la 2e édition », dans Vérité et méthode, op. cit., p. 12 [XVII].

Page 81: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

73

En regard du rapprochement qu’on peut faire entre la phronēsis et la sophia, nous avons pu

constater que les deux avaient pour socle commun la praxis, ce qui nous mène à la considérer

comme l’une des dimensions essentielles du phénomène de la compréhension1. En affirmant

ainsi l’existence d’une affinité entre ceux-ci, Gadamer franchit une étape décisive pour le

dégagement de la vérité herméneutique.

2.2.3 - La délimitation du savoir pratique par rapport au savoir technique

En s’appuyant sur Aristote, Gadamer nous a permis de distinguer le savoir théorique du

savoir pratique en insistant entre autres sur le fait que le premier se fixait dans le domaine de

la permanence et de la nécessité, tandis que le second se mouvait dans celui de l’impermanence

et de la contingence. Or, ce critère de démarcation, qui nous a aidé précédemment pour

délimiter la phronēsis par rapport au savoir théorique, ne saurait maintenant nous servir pour la

départager de la technē. La raison en est que « les choses qui peuvent être autres qu’elles ne sont

comprennent à la fois les choses qu’on fabrique et les actions qu’on accomplit2 », nous indique

Aristote. Autrement dit, sur ce point, le savoir technique et le savoir phronétique se rejoignent

dès qu’il s’agit de les mettre en opposition avec le savoir théorique en général. Cela n’est

d’ailleurs pas si surprenant, car, à y regarder de près, tous deux relèvent effectivement d’un

savoir-faire et consistent « en une prise en vue non pas théoriquement fixée, mais pratique.3 »

Tous deux « prétendent déterminer et guider un agir » et « du même coup inclure l’application

du savoir à la tâche concrète du moment. 4 » Les deux visent donc à déterminer quelque chose

d’encore indéterminé, et ce, pour en maximiser le potentiel.

Il reste à savoir si ce « faire », qui est à l’œuvre chez ceux-ci, est le même ou s’il diffère

dans chacun des cas. On peut effectivement se demander quelle est la différence entre produire

un objet et faire une action. À première vue, les deux semblent se régler en fonction d’un eidos,

1 Cette conclusion semble néanmoins diverger de celle d’Aristote. Dans son article « Aristote et la question socratique » (1990) (dans Interroger les Grecs, op. cit., p. 267), Gadamer suggère que pour l’auteur de l’Éthique à Nicomaque « le lien entre les types de savoirs n’est perceptible […] que dans l’obscure concept du noûs, lequel constitue la racine commune de tout savoir réflexif et, partant, le fondement du logos. » 2 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 4, 1140a1. 3 « Le savoir pratique » (1930), dans L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, op. cit., p. 162. 4 VM, p. 337 [320].

Page 82: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

74

c’est-à-dire en fonction d’un modèle qui contribue à la réalisation de ce qui est visé. Ne

sommes-nous pas, d’une certaine façon, appelés à nous « produire » nous-mêmes à travers la

praxis, à nous « façonner » en fonction des buts que nous nous sommes fixés? Ou, pour

reprendre les termes de Gadamer, « l’homme doit-il apprendre à faire de lui-même ce qu’il doit

être, à la manière dont l’artisan apprend à faire ce qui doit exister conformément à son projet

et à sa volonté?1 »

Pour éviter de confondre le savoir phronétique avec le savoir technique, Gadamer nous

énumère les différences essentielles qui existent entre eux. Une fois de plus, les observations

du philosophe servent à mettre de l’avant la spécificité du savoir phronétique et sa relation

particulière à la conception herméneutique de la connaissance. Ces remarques nous

permettront de faire un pas de plus vers l’élucidation de la structure fondamentale du savoir.

La divergence qui oppose la phronēsis à la technē tient principalement à deux choses : d’une

part, à leur modalité d’acquisition, et, d’autre part, à leur application.

En ce qui concerne l’acquisition du savoir technique, il est facile de constater que celui-ci

s’acquiert comme tout savoir positif; étant donné que nous ne le possédons pas au préalable,

nous avons ainsi la possibilité de l’acquérir ou de ne pas l’acquérir, selon notre bon vouloir.

Voilà déjà une première différence qu’on peut établir avec le savoir phronétique (i.e. savoir

moral). Car contrairement au savoir technique, qui se trouve à distance de nous – et qu’on peut,

pour cette raison, s’approprier de la même manière qu’on s’approprie un objet qu’on ne

possédait pas antérieurement –, le savoir moral est toujours déjà acquis, pour une part du

moins, car « on se trouve toujours initialement dans la situation de celui qui doit agir2 », écrit

Gadamer. Ce qu’on possède déjà, même sous une forme embryonnaire, ne saurait s’approprier de

la même façon que ce qu’on ne possède pas encore. Le simple fait qu’on puisse oublier un

savoir technique, tandis qu’il est impossible d’oublier un savoir moral, témoigne bien de cette

différence3, semble-t-il.

1 Ibid. 2 Ibid., p. 339 [322]. 3 Ibid., « Le problème herméneutique et l’éthique d’Aristote », dans Le problème de la conscience historique, op.cit., p. 65.

Page 83: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

75

Il en découle, plus largement, le fameux problème de l’acquisition de la vertu morale,

problème que connaissaient d’ailleurs très bien les philosophes grecs – comme en témoigne

les nombreux textes qu’ils ont consacrés à cette question. C’est en partie en se référant à ceux-

ci que Gadamer défend l’idée selon laquelle on n’apprend ni n’enseigne le savoir moral comme

les savoirs théoriques et techniques. Nous renvoyant entre autres aux enseignements du

Protagoras et du Ménon de Platon, le philosophe allemand nous montre de façon assez

convaincante dans L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien à quel point l’acquisition de la

vertu pose problème : « Que l’arétè ne puisse être enseignée comme peuvent l’être les technai,

cela révèle bien, en un certain sens, le problème crucial de toute éducation. Les traditions

morales ne se fondent pas tant sur l’enseignement et l’apprentissage que sur l’adoption de

modèles et l’imitation. 1 » Sur ce point, Gadamer fait aussi intervenir le témoignage de

Xénophon, qui, dans les Mémorables, affirme assez explicitement que la vertu est davantage une

question d’exercice que d’apprentissage2. On retrouve sensiblement le même argument chez

Aristote qui insiste, pour sa part, sur la distinction à faire entre l’eidos que fixe l’artisan pour

produire son objet et les « images directrices » dont dispose l’agent moral (i.e. le catalogue des

vertus). Le fait que l’eidos de l’artisan soit « pleinement déterminé », contrairement à celui de

l’agent moral, qui se détermine en fonction de « l’usage auquel il est destiné3 », explique aussi

pourquoi il est possible d’apprendre une technē, alors qu’il n’en est pas de même pour le savoir

moral.

On peut aussi voir dans le plus grand degré de précision du savoir technique vis-à-vis du

savoir moral un autre argument pour récuser l’assimilation de la phronēsis à la technē. Puisqu’il

fournit une vue claire des moyens à employer pour la production, le savoir technique ne

requiert aucune délibération de la part de l’artisan : celui-ci sait exactement ce qu’il doit faire

pour arriver à la fin qu’il s’est fixée; il a le modèle (eidos) de sa production en tête et connaît les

étapes qui mèneront à sa réalisation. C’est d’ailleurs pourquoi Aristote nous dit dans la

Rhétorique qu’il n’y a pas de délibération possible à propos des sujets pour lesquels nous

« possédons une technique4 ». Pour ce qui est du savoir moral, toutefois, comme nous l’avions

1 L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, op. cit., p. 48. 2 Voir, à titre d’exemple, voir XÉNOPHON, Mémorables, I, 2, 20. 3 VM, p. 339 [322-323]. 4 ARISTOTE, Rhétorique, trad. C.-E. Ruelle revue par P. Vanhemelryck, Paris, Librairie Générale Française, 1991, I, 2, 1357a.

Page 84: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

76

affirmé plus haut, la délibération joue une part essentielle dans la détermination des moyens et

de la fin que l’action vise à atteindre, ce qui nous prouve bien, une fois de plus, que le savoir

moral ne possède pas, contrairement au savoir technique, « le caractère préalable d’un savoir

susceptible d’être enseigné1 ». L’indétermination propre à l’agir éthique nous montre bien ainsi

que le savoir qui s’y rattache ne relève pleinement ni du savoir technique ni même du savoir

théorique.

Outre les divergences qui existent entre le savoir technique et le savoir moral concernant

les moyens respectifs de leur acquisition, ceux-ci se distinguent aussi par leur application. Cela

relève d’ailleurs presque de l’évidence : l’activité technique aboutit toujours à la création d’une

œuvre extérieure à l’artisan, tandis que l’activité pratique, de nature morale, implique toujours,

pour sa part, une action intérieure et immanente à celui qui l’accomplit2.

Par conséquent, le savoir moral ne saurait être, à proprement parler, un savoir d’objet3,

tout comme il n’est pas en lui-même objectifiable de par ses modalités d’acquisition, puisqu’en

intervenant sur celui qui agit, sur le sujet lui-même, il en résulte inévitablement que la frontière

qui sépare habituellement de façon très tranchée le sujet de son objet en vienne à se brouiller,

étant donné que le sujet devient son propre « objet ». De là s’ensuit la question suivante :

entretenons-nous le même rapport avec ce qui nous est le plus proche4, à savoir nous-mêmes,

qu’avec ce qui ne nous concerne pas directement, comme l’objet que nous produisons grâce à

la technique, lequel est en fait réalisé en vue d’une utilité quelconque? La réponse de Gadamer

à cette question est sans équivoque :

Il tombe sous le sens que l’homme ne dispose pas de lui-même comme l’artisan dispose de la

matière qu’il travaille. Il ne peut manifestement pas se produire lui-même comme il produit

1 VM, p. 343 [326]. 2 Cette distinction se retrouve déjà chez Aristote. Voir Éthique à Nicomaque, op. cit., p. 299, note 1. 3 VM, p. 336 [319]. 4 Si, d’une certaine façon, nous sommes pour nous-mêmes l’étant le plus proche, il reste quand même, comme le dira Heidegger dans Être et temps (§15), que d’un point de vue proprement ontologique, nous sommes pour nous-mêmes l’étant le plus lointain, car notre être propre se voit toujours médiatisé par un monde qui interfère avec notre volonté d’accéder à une pleine compréhension de nous-mêmes (ce à quoi Gadamer se réfère lorsqu’il traite de l’ethos [voir un peu plus haut] et nous parle de la tradition : voir VM, p. 292-306 [276-90]). Il reste tout de même que cette distance comporte aussi une dimension positive, puisque c’est dans cet écart avec nous-mêmes que se glissent les divers possibles qui entrent en jeu dans la praxis et la délibération qu’elle fait intervenir. Notons par ailleurs que cette dualité inhérente et constitutive en ce qui a trait à la manière qu’on se rapporte à soi marque une autre différence qui existe entre le savoir moral, compris comme savoir de soi, et le savoir technique, étant donné que ce dernier ne suppose qu’un rapport distant, sans aucune duplicité.

Page 85: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

77

quelque chose d’autre. Le savoir qu’en son être moral il a de lui-même doit donc aussi être un

savoir autre, un savoir qui se distingue nettement du savoir qui dirige la production de quelque

chose.1

Le niveau de maîtrise auquel on peut aspirer dans chacun de ces deux types de savoir, à

défaut d’être comparable, n’est pas identique. Dans le cas de l’artisan qui a bien appris son

métier, celui-ci possède une très grande emprise sur la matière qu’il manipule, même si parfois

elle peut se montrer rebelle. Néanmoins, comparativement au phronimos, qui a affaire à sa

propre existence2, il est clair que celui-ci ne saurait accéder au même degré de « perfection du

pouvoir-faire3 » (Herstellenkönnens). Tout cela s’explique et se rapporte, au final, au degré

d’implication du sujet dans l’effectuation du savoir qu’il possède. Gadamer poursuit :

Aristote use d’une formule audacieuse, unique même, pour exprimer cette différence : il appelle

ce savoir [i.e. le savoir phronétique] un savoir de soi (Sich-Wissen) c’est-à-dire un savoir pour soi

(Für-sich Wissen). Le savoir de soi de la conscience morale est par là nettement distingué du savoir

théorique, d’une manière qui a immédiatement pour nous quelque chose de convaincant. Mais il

implique également la délimitation par rapport au savoir technique et c’est justement pour

formuler cette double délimitation qu’Aristote risque l’expression tout à fait singulière de « savoir

de soi ». 4

Voici, en quelque sorte, l’aboutissement de ce travail de démarcation de la phronēsis par

rapport aux autres instances du savoir. Contrairement aux savoirs théorique et technique, la

savoir pratique de la phronēsis se révèle être un « savoir de soi5 », c’est-à-dire un savoir dans

lequel celui qui sait est directement impliqué. C’est d’ailleurs ce qui fait la spécificité de ce

savoir. Car bien qu’on puisse opposer le savoir théorique au savoir technique sur certains plans,

ceux-ci partagent le même point aveugle quant à la vie du sujet connaissant, qui se voit

retranchée d’eux, comme un appendice indésirable. Nous pouvons ainsi en déduire que c’est

1 VM, p. 338 [321]. 2 Voir GREGORIO, F., « Portrait d’une lecture : Gadamer dans Aristote », dans Gadamer et les Grecs, Paris, Vrin, 2004, p. 80. 3 Ibid. 4 VM, p. 338 [321]. 5 Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’il revienne au savoir moral d’être le seul dépositaire du savoir de soi, car, comme le fait remarquer avec justesse Rémi Brague : « l’éthique est le domaine dans lequel il me faut payer de ma personne, parce que c’est moi-même qui agis. Dans la technique (technè), ce n’est pas à proprement parler moi qui agis. C’est la technique présente dans mon âme qui se met en œuvre et se concrétise, en passant de l’état de forme sans matière à celui de forme dans une matière. […] L’homme vertueux est [au contraire] celui qui accepte d’être […] constamment reconduit à soi-même. (BRAGUE, R., Aristote et la question du monde, Paris, Puf, 1988, p. 131)

Page 86: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

78

véritablement la réflexivité à l’œuvre dans le savoir phronétique qui le distingue de tous les autres

types de savoir.

2.2.4 - Le savoir moral compris comme « savoir de soi »

Si, pour Gadamer, la reconnaissance du savoir moral comme savoir de soi revêt une si

grande importance, c’est qu’elle permet d’apporter un éclairage nouveau sur les problèmes

avec lesquels est aux prises l’entreprise herméneutique, en particulier en ce qui concerne la

crise de légitimité des sciences humaines. Une fois la structure réflexive du savoir phronétique

reconnue, un rapprochement significatif peut être fait entre le mode de savoir à l’œuvre dans

l’éthique et celui des sciences humaines. Toutes deux sont concernées par le même objet, à

savoir « l’homme et ce qu’il sait de lui-même1 ». Pour Gadamer, ce rapprochement nous

montre ce que sont véritablement les sciences humaines, c’est-à-dire « un tout étroitement lié

au savoir moral2 ». C’est ce que suggère entre autres le fait qu’en anglais le terme

« Geisteswissenschaften » soit rendu par l’expression « moral sciences »3. On comprend dès lors un

peu mieux pourquoi la légitimation des sciences humaines doit passer par un retour et une

réhabilitation de la philosophie morale antique, laquelle reste la seule à être parvenue à

conceptualiser de manière satisfaisante cette modalité du savoir adapté à la réalité de la vie

humaine.

Comme nous avons pu le constater en mettant en relief la spécificité conceptuelle de la

phronēsis à partir de sa mise en opposition avec le savoir théorique et le savoir technique, c’est

grâce aux distinctions faites par Aristote, relayées par Gadamer, sous l’influence déterminante

de Heidegger, que nous avons pu relever les éléments permettant de valider le savoir proprement

humain de la phronēsis. Or, il est clair aujourd’hui, avec l’idée qu’on se fait de la connaissance et

de la vérité – qui correspond grosso modo à la définition qu’en donne Descartes –, que ce savoir

moral présenté par Aristote « doit apparaître comme un non-savoir à l’aune de l’infaillibilité

1 VM, p. 336 [319]. Gadamer écrit aussi dans « La vérité dans les sciences humaines » (1953), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 68, que « la connaissance en sciences humaines a toujours quelque chose d’une connaissance de soi. » 2 VM, p. 336 [319]. 3 Cf. Ibid., p. 19 [9]; « L’avenir des “sciences de l’esprit” européennes », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 27.

Page 87: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

79

presque divine de ce que sait la science.1 » Toutefois, Gadamer refuse de souscrire à cette

vision monolithique et exclusive du savoir, préférant voir dans la présentation aristotélicienne

de la phronēsis un argument susceptible de contrecarrer les tendances hégémoniques de la

science à définir le savoir selon ses paramètres.

Pour Gadamer, la pertinence de la phronēsis à cet égard tient au fait qu’elle est la seule à

offrir un modèle de connaissance capable de prendre en charge la dimension ontologico-

temporelle de notre existence; elle seule se voit adaptée à la mobilité historiale de notre être-au-

monde, mobilité qui résiste forcément, comme nous l’avons vu, à la réduction « objectivante »

de la science. En ce sens, elle seule s’enracine véritablement dans l’expérience originaire que

nous faisons du monde, étant ainsi la seule à pouvoir contribuer à son élucidation. C’est

pourquoi, dans Vérité et méthode, les considérations qui ressortent de l’analyse de la phronēsis

débouchent sur ce que l’auteur appelle l’expérience herméneutique, c’est-à-dire sur l’expérience de

notre propre « historicité2 ». Cette expérience est celle que l’on fait lorsque nous nous

rencontrons nous-mêmes dans le savoir de soi. C’est en effet le propre de « la constitution

fondamentale de l’historicité de l’être humain » que de vouloir ainsi « se réconcilier avec lui-

même3 », tâche qui s’accomplit à travers la modalité originaire du comprendre que Gadamer nous

invite à repérer dans le savoir phronétique.

Cette réconciliation, ainsi comprise, passe par la reconnaissance de notre propre finitude,

c’est-à-dire de « ce qui est » véritablement en ce qui nous concerne. Cela revient, nous explique

Gadamer4, à accepter les limites de notre puissance de faire ainsi que celles de notre capacité

à organiser et à maîtriser le monde. Selon cette perspective, le savoir de soi peut aussi être

compris comme un savoir du savoir, en ce sens qu’il est « non seulement […] le savoir de ce que

l’on sait, mais aussi de ce que l’on ne sait pas5 ». C’est pourquoi il coïncide avec cette expérience

de la finitude qui est celle de l’existence humaine elle-même.

1 « Autoprésentation » (1990), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 50. 2 VM, p. 380 [363]. 3 « Esthétique et herméneutique » (1964), dans L’Art de comprendre. Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, op. cit., p. 140. 4 VM, p. 380 [363]. 5 « Le savoir pratique » (1930), dans L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, op. cit., p. 155.

Page 88: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

80

Pour Gadamer, le cas de la phronēsis nous rappelle que la finitude humaine est constitutive

de toute expérience de sens qui advient dans la compréhension. Elle permet de souligner que

connaître consiste toujours en une participation à l’être et à sa vérité, que la finitude du « là » est

toujours présente dans l’effectuation du savoir. Elle laisse ainsi découvrir l’arrière-plan

ontologique de l’expérience herméneutique du monde, ce qui lui accorde une place insigne

parmi les autres types de savoir. En tant que voie d’accès privilégiée à la compréhension de

l’historicité de notre condition, le savoir moral de la phronēsis est la seule modalité du savoir qui

appartient authentiquement à la réalité du Dasein humain. C’est ce que met en évidence

l’implication de l’ethos dans l’effectuation du savoir phronétique.

2.2.5 - Le rôle de l’ēthos dans l’auto-éclaircissement phronétique et son impact pour la

compréhension des sciences humaines

En révélant la nature réflexive du savoir phronétique, Gadamer vient aussi révéler le lien

de dépendance qui existe entre l’éthique et la connaissance de soi. Cette connaissance

intervient toujours dans la délibération morale, dont le but consiste à déterminer, pour l’agent

moral, ce qui est bon pour lui. Cette détermination dépend alors « de ce que l’on est1 », nous

explique Gadamer. Décider ce qui est bon pour soi, n’est pas une décision purement arbitraire;

le choix qui résulte de la délibération est aussi conditionné par des paramètres qui échappent

à notre contrôle. Derrière la « subjectivité de la conscience morale » se trouve un substrat pré-

donné « qui la porte et détermine aussi bien son savoir que chacun de ses choix2 », ce

qu’Aristote désigne par l’ēthos. L’ēthos, c’est l’ensemble des conditions qui déterminent

historiquement et socialement l’être de l’homme. Cela inclut, entre autres, l’éducation que l’on

a reçue, dont le rôle consiste à nous transmettre une série de préceptes à partir desquels

s’oriente la délibération morale. Dans le savoir phronétique, il n’y a donc pas de séparation à

faire entre le soi et l’ēthos, dans la mesure où l’on reconnaît que l’homme est un produit de son

éducation sociale :

Aristote cherche à montrer à l’évidence qu’il n’y a pas d’êthos sans phronêsis, ni de phronêsis sans êthos.

1 « Herméneutique et philosophie pratique » (1961), dans L’Art de comprendre. Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, op. cit., p. 321. 2 Ibid.

Page 89: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

81

Ces deux termes représentent autant d’aspects d’une même constitution humaine fondamentale.1

Cela signifie que le savoir de soi dont il est question dans le savoir moral nous renvoie

aussi, par la même occasion, à notre connexion efficiente avec l’Histoire. Autrement dit, la

présence de l’ēthos dans l’auto-éclaircissement phronétique révèle que l’homme se comprend à

partir de sa coappartenance avec l’histoire et la tradition. En tant que savoir de soi, le savoir moral

se rattache donc à la dimension historiale de l’homme, ce qui nous montre que la structure

réflexive du savoir phronétique ne fait pas seulement intervenir l’individu, considéré isolément,

mais aussi, l’arrière-plan ontologique à partir duquel s’est constitué son être, comme nous

l’explique ici Luc Langlois :

Gadamer voudra surtout rappeler que l’éclaircissement de soi qu’est la phronēsis travaille toujours

sur le fond d’un ēthos, c’est-à-dire depuis l’horizon préconstitué des significations, des conventions,

des mœurs et des habitudes qui tissent la trame de notre être-ensemble et de son savoir implicite

du bien.2

Tout homme pris en lui-même demeure irréductiblement tributaire d’une facticité et d’un

contexte historique qui lui prééxistent. On ne peut faire abstraction de son enracinement dans

le terreau civilisationnel qui est le sien. L’auto-élucidation que permet d’accomplir

l’actualisation phronétique prend ainsi en considération cette dimension constitutive du sujet

en la faisant intervenir dans son processus. Ici, avec le sujet éthique de la phronēsis, nous

sommes donc bien loin de l’ego cartésien, radicalement isolé de tout, capable d’entretenir un

rapport direct avec soi-même en toute transparence3. C’est un sujet porteur de coutumes et de

traditions que prend en charge la philosophie morale aristotélicienne4 et que reprend Gadamer

pour jeter les bases de son herméneutique philosophique.

1 « Aristote et l’éthique impérative », dans Interroger les Grecs, op. cit., p. 285. 2 LANGLOIS, L., « La signification éthique de l’expérience herméneutique dans Vérité et méthode », op. cit., p. 77. 3 Vouloir ainsi associer notre raison et notre pouvoir de connaître en général à une conscience en pleine maîtrise d’elle-même revient à vouloir élever la conscience humaine à celle des dieux. La science a en effet tendance à vouloir fonder la connaissance sur des idées semblables qui sont foncièrement étrangères à la finitude de notre condition, finitude que Gadamer perçoit comme la source originelle de la constitution de tout savoir proprement humain. (Cf. « Autoprésentation » (1990), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 50.) 4 Comparant sur ce point la philosophie morale d’Aristote à celle des modernes, Gadamer juge que cette première est supérieure à la seconde justement parce qu’« elle tient compte du caractère indispensable de la tradition pour fonder le passage de l’éthique à la « politique », l’art de bien légiférer. L’Aufklärung moderne, [poursuit-il,] en comparaison, est abstraite et révolutionnaire. » Gadamer nous renvoie, pour appuyer ses dires, au chapitre 10 du livre X de l’Éthique à Nicomaque, sans toutefois préciser le passage exact auquel il se réfère. Il s’agit probablement de celui-ci : « Mais il résultera, semble-t-il, de notre exposé qu’on sera particulièrement apte à s’acquitter de cette tâche, si on s’est pénétré de la science du législateur. Car l’éducation publique s’exerce

Page 90: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

82

En soulignant ainsi le rôle actif qu’exerce la tradition et l’histoire dans le savoir moral,

Gadamer réaffirme sa position concernant la finitude de l’homme. Reconnaître que nous

appartenons à une tradition, par-delà la conscience que nous en avons (Jean Grondin nous

parle du « travail souterrain de l’histoire1 »), c’est aussi prendre conscience que nous ne

sommes pas tout à fait « maître[s] du temps et de l’avenir2 », c’est être mis en présence de la

vérité de notre condition :

L’expérience véritable est celle qui donne à l’homme la conscience de sa finitude. En elle trouvent

leur limite la puissance de faire et l’assurance de la raison organisatrice. Il se révèle purement

illusoire de penser que l’on peut revenir sur toute chose, que l’on a toujours le temps de tout faire

et que tout revient d’une manière ou d’une autre. L’homme placé dans l’histoire où il agit ne cesse

pas au contraire de faire l’expérience que rien ne se reproduit. Reconnaître ce qui est, ne veut pas

dire ici connaître ce qui se trouve là, mais discerner les limites à l’intérieur desquelles l’avenir se

prête encore à l’attente et au projet – ou, plus fondamentalement, découvrir que chez des êtres

finis il n’y a pas d’attente et de projet qui ne soit fini et limité. L’expérience véritable est ainsi pour

chacun l’expérience de sa propre historicité.3

À la substantialité déterminante de l’ēthos s’ajoute ici l’ouverture de l’être à l’« advenir ». À

chaque fois que l’homme en tant qu’agent moral est impliqué dans une situation particulière

où il doit agir, il se voit tout autant conditionné par ses déterminants pratiques et sociaux que

contraint à prendre une décision qui le projette vers l’avant. Cela signifie que le savoir moral

parvient à connaître ce qui est faisable « en vertu d’une réflexion qui rapporte la situation

concrète à ce que l’on tient en général pour droit et bon4 », selon l’éclairage que lui fournit

l’ēthos. Cette détermination partielle accomplie par l’ēthos se voit ainsi complétée par l’exercice

de la conscience morale. De celle-ci dépend que le savoir préalable de l’ēthos soit bien appliqué

à la tâche concrète du moment :

évidemment au moyen de lois, et seulement de bonnes lois produisent une bonne éducation : que ces lois soient écrites ou non écrites, on jugera ce point sans importance; peu importe encore qu’elles pourvoient à l’éducation d’un seul ou de tout un groupe, et à cet égard il en est comme pour la musique, la gymnastique et autres disciplines. De même, en effet, que dans les cités, les dispositions légales et les coutumes ont la force pour les sanctionner, ainsi en est-il dans les familles pour les injonctions du père et les usages privés, et même dans ce cas la puissance coercitive est-elle plus forte en raison du lien qui unit le père aux enfants et des bienfaits qui en découlent : car chez les enfants préexistent une affection et une docilité naturelles. » (trad. J. Tricot, 1180a33-1180b7) 1 GRONDIN, J., Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 146 2 VM, p. 380 [363]. 3 Ibid., p. 380-381 [363]. 4 « Herméneutique et philosophie pratique » (1961), dans L’Art de comprendre. Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, op. cit., p. 321.

Page 91: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

83

[…] la structure de l’Être social humain est en grande partie ainsi faite qu’un certain ensemble

d’orientations normatives est transmis à l’individu au cours de sa croissance, et le marque à tel

point qu’au bout du compte celui-ci estime naturelle et adéquate telle solution seulement et pas

une autre. Certes, l’empreinte préalable de l’éducation, des mœurs et de l’adaptation sociale ne

signifie pas une totale renonciation à la prise en considération rationnelle, et dans cette mesure un

moment de choix reste offert à chaque fois pour la détermination limitée du but. […] C’est la

rationalité de la raison pratique qui domine notre action et l’efficacité des moyens employés dans

l’action.1

On constate donc que l’affirmation de Gadamer selon laquelle l’homme est soumis à

l’influence de la tradition se révèle ici bien moins restrictive qu’au premier abord. Au contraire,

en identifiant celle-ci comme ce qui s’impose à la conscience « sans avoir été préalablement

fondée en raison (Begründung)2 », le philosophe nous apprend à y voir un fond sur lequel se

déploie la liberté de l’agir moral et de tout projet raisonné. Certes, l’ēthos est une forme de

limitation qui affirme « le caractère conditionné de toute réalité humaine3 », mais, en même

temps, cette limitation possède un contenu positif, dans la mesure où elle fournit à l’homme

une orientation, c’est-à-dire une projection préalable de sens. Être porté par l’ēthos, c’est être

investi d’une signification qui n’est pas étrangère à soi, c’est appartenir à une tradition qui dicte

notre manière de voir les choses et qui renvoie, pour cette raison, l’homme à soi-même, même

lorsqu’il croit s’y opposer4.

Cette étroite appartenance entre l’homme et la tradition dans laquelle il se trouve est le

signe qu’on ne peut artificiellement neutraliser l’influence de cette tradition dans le processus

de la connaissance. Cela est particulièrement vrai dans l’étude des sciences humaines, nous dit

Gadamer5. Aussi méthodique qu’elles puissent être, un élément de tradition est toujours à

1 « Les limites de l’expert », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 127. 2 VM, p. 302 [285]. 3 « Herméneutique et philosophie pratique » (1961), dans L’Art de comprendre. Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, op. cit., p. 327. 4 Gadamer cite l’exemple des révolutions qui donnent parfois l’impression que les hommes parviennent à se libérer de l’influence de la tradition en s’opposant à elle. « Or, écrit-il, ce n’est qu’une apparence. Même quand la vie, qui change et est soumise à de violents bouleversements, en période révolutionnaire, par exemple, se conserve, sous le prétendu changement de toutes choses, une part du passé beaucoup plus considérable que l’on ne pense et qui retrouve dès lors autorité en s’alliant à ce qui est nouveau. » (VM, p. 303 [286]) 5 Cela dit, Gadamer affirme qu’on peut aussi remarquer l’influence de la tradition dans les sciences naturelles, étant donné qu’elles s’inscrivent, elles aussi, dans l’histoire de la recherche. Cependant, à la différence des sciences humaines, cette influence reste « secondaire », puisqu’elle n’a pas d’impact sur « leur valeur cognitive » (Ibid., p. 304 [288]). Elle reste néanmoins notable en ce qui concerne les orientations de recherche qui sont adoptées.

Page 92: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

84

l’œuvre en elles. L’attitude naturelle que nous avons envers notre passé, en tant qu’être

historique, est vécue sur le mode de la continuité et non sur celui de la rupture. Même si

l’investigation scientifique de l’histoire tend à opposer à cette attitude celle de la mise à distance

méthodique, elle ne peut s’empêcher de se voir tout de même affectée par l’action de la

tradition. L’intérêt qui pousse le chercheur à choisir tel ou tel thème de recherche ou à aborder

un problème de telle ou telle manière, laisse entrevoir une attitude qui échappe au radicalisme

méthodologique1. Le simple fait de vouloir accéder à la signification des contenus de la

tradition révèle une « présupposition fondamentale [qui] est commune à la compréhension dans les

sciences humaines et à la survivance de la tradition : c’est que la tradition nous y adresse la

parole.2 » Vouloir comprendre le passé de manière scientifique, c’est aussi vouloir établir un lien

avec ce passé, c’est vouloir y prendre part, le faire sien, nous explique Gadamer. Ce qui se trouve

à la source de la motivation qui habite le chercheur c’est à la fois son inclusion dans

l’avènement de la tradition et sa volonté d’accéder à la compréhension de soi-même à travers

elle. Le passé investigué a donc toujours quelque chose à voir avec le présent de celui qui s’y

rapporte. Il s’agit de l’une des grandes leçons de la seconde partie de Vérité et méthode3.

Lorsque Gadamer affirme qu’« il ne peut évidemment y avoir de démarche humaine

historique finie qui soit capable d’effacer totalement les traces de cette finitude4 », son intention

est on ne peut plus claire : comme il le souligne dans l’introduction de son ouvrage, il faut voir

dans cette affirmation « un effort pour rectifier une fausse conception de ce que sont [les]

1 Dans un entretien avec son étudiant Carsten Dutt, Gadamer résume bien ce qui vient d’être avancé : « […] nous ne pouvons pas justifier pourquoi nous pratiquons les sciences humaines par le simple fait que nous pouvons appliquer certaines méthodes à certains objets. Il va de soi que nous pratiquons les sciences de la nature parce qu’il s’agit en dernière analyse pour nous de voler de nos propres ailes, de nous orienter et de maîtriser le monde qui nous entoure par la mesure, le calcul et la construction. Ceci permet – tel est le but recherché à tout le moins – de mieux vivre et de survivre que dans une nature à laquelle nous sommes indifférents. Or, dans les sciences humaines, on ne retrouve en rien une telle maîtrise du monde historique. Les sciences humaines introduisent par leur forme de participation à la tradition quelque chose d’autre dans nos vies qui n’est pas un ″savoir dominateur″ et qui n’est pourtant pas moins important. Nous le nommons habituellement ″culture″. » (DUTT, C., Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 25-26.) 2 VM, p. 303 [287]. Traduction modifiée. 3 On trouve cette leçon résumée dans l’idée d’une « fusion des horizons » (Horizontverschmelzung), que Gadamer évoque pour marquer son opposition à ceux qui prétendent que la tâche de la compréhension dans les sciences humaines consiste à sortir de l’horizon du présent pour mieux se rapporter à celui du passé. (Cf. GRONDIN, J., « La fusion des horizons. La version gadamérienne de l’adaequatio rei et intellectus? », dans Archives de philosophie, 68, 2005, p. 2) 4 VM, p. 304 [288].

Page 93: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

85

sciences [humaines]1 ». L’objectif consiste ici à dissiper l’illusion scientiste à laquelle

s’accrochent ces dernières, illusion qui les empêche de reconnaître qu’elles sont intimement

liées à la tradition et à ce qu’elle transmet. Le danger qui réside dans la croyance d’une science

libre de préjugés, qui serait ainsi en mesure de nier sa propre historicité, est de rendre cette

science plus vulnérable aux préjugés dont elle prétend s’être émancipée. Pour les sciences

humaines, il n’y a pas de pire préjugé que de s’imaginer exemptes de préjugés2. Il y a en effet

un risque considérable de voir certaines recherches prétendre à l’objectivité scientifique alors

qu’elles se trouvent en fait mise au service de tendances idéologiques. Plus on entretient cette

idée qu’une méthode suffit pour garantir la validité des résultats en sciences humaines, plus on

les dispose à être instrumentalisées pour exercer une pression sur les esprits. Ce n’est pas parce

que l’on accorde une part croissante aux méthodes mathématiques et statistiques dans les

sciences sociales, par exemple, que celles-ci échappent nécessairement à la possibilité de se

voir manipuler à des fins idéologiques.

Cela dit, il ne faut toutefois pas interpréter la critique gadamérienne comme un appel à

extirper toute méthode des sciences humaines. Le fait que celles-ci emploient des méthodes

scientifiques n’est pas en soi problématique et même s’avère tout à fait normal et avisé. C’est

plutôt la présupposition selon laquelle la vérité des sciences humaines relèverait uniquement de

l’application de telles méthodes qui se voit ici remise en cause. Que cela soit bien clair, le but

de Gadamer n’est pas de « conduire » les sciences humaines « à quelque ″engagement″ non

scientifique, mais plutôt [de] reconnaître, par probité ″scientifique″, l’engagement qui est à

l’œuvre en tout travail de compréhension3 ». D’ailleurs, affirmer une telle chose ne revient pas,

pour lui, à invalider ces sciences, bien au contraire. À ses yeux, c’est justement cette relation

préalable qu’entretiennent les sciences humaines avec leur objet, c’est-à-dire leur participation

à la tradition, qui non seulement permet de les distinguer des sciences naturelles, mais les rend

possibles.

1 Ibid., p. 13 [3]. 2 Ibid., p. 383-384 [366] : « Quiconque croit être sans préjugés en s’appuyant sur l’objectivité de ses méthodes et en niant qu’il est historiquement conditionné, subit comme une vis a tergo la puissance des préjugés, qui le dominent en échappant à son contrôle. Quiconque ne veut pas reconnaître les jugements qui le dominent, se trompera sur ce qui se révèle à leur lumière. 3 « Préface à la 2e édition », dans Vérité et méthode, op. cit., p. 8 [IV].

Page 94: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

86

2.2.6 – L’apport spécifique de la phronēsis pour les sciences humaines

À partir du cas de la phronēsis, il a été possible, pour Gadamer, de conceptualiser un type

de savoir « qui révèle des analogies frappantes avec celui du savoir historique1 », qui est celui

des sciences humaines. En faisant cela, il a su montrer qu’il existe un savoir légitime qui ne

repose pas sur les mêmes bases que celui du savoir scientifique moderne. Au lieu d’opposer le

sujet-connaissant à son objet, le savoir phronétique présente un autre genre de rapport, un

rapport qui n’implique aucune mise à distance ni coupure entre les éléments mis en présence.

Nous avons vu, un peu plus haut, que l’homme entretient une participation étroite avec la

praxis, se voyant investi par elle lors de la délibération morale. Cette participation est telle que

la distinction dichotomique entre le sujet et l’objet, à laquelle la méthodologie scientifique nous

a si habitué, s’abolit pour laisser place à une autre configuration. Gadamer nous fait savoir que

c’est en raison de la coappartenance entre l’homme et sa praxis que la distinction sujet-objet

s’avère ainsi inopérante. C’est pourquoi on ne saurait se référer au modèle du savoir véhiculé

par la science ni même aux dispositifs qu’elle met en place pour accéder à une juste

compréhension des sciences humaines. Vouloir restreindre celles-ci à la méthode héritée des

sciences naturelles risque tout simplement de les compromettre. Comme la méthode

scientifique vise à neutraliser « toute immixtion arbitraire du soi dans l’objet de recherche2 », il

en découle nécessairement que les exigences de la science de la nature ne peuvent s’appliquer

sans précaution au spectrum des sciences qui ont affaire à l’homme3, c’est-à-dire aux sciences

humaines. Voilà donc pourquoi on doit aussi voir dans la réhabilitation gadamérienne de la

phronēsis une volonté de venir marquer les limites de la science moderne par rapport à ces

dernières :

La façon dont Aristote sépare principiellement, dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque, le genre

particulier du savoir « pratique » du savoir théorique et technique représente à mes yeux une des

grandes vérités que les Grecs gardaient en réserve afin que nous rectifiions l’aveuglement

1 « Le problème herméneutique et l’éthique d’Aristote », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 60. 2 LANGLOIS, L., Signification éthique de l’expérience herméneutique dans Vérité et méthode, op. cit., p. 70. 3 À moins bien sûr de considérer, à l’instar de Kant, qu’une philosophie pratique fondée sur la phronēsis doive céder sa place à une philosophie morale, capable d’intimer à l’homme une série de commandements absolument nécessaires. Sinon, nous devons forcément accorder une légitimité à ce « savoir d’une autre sorte » qu’est le savoir phronétique, qui nous rappelle, semble dire Gadamer, que la tentation de l’absolu, en ce qui a trait à l’homme, est, quant à elle, illégitime et potentiellement dangereuse. Pour le philosophe, le principal risque encouru quant au fait de vouloir soumettre la sphère morale à une gestion scientifiquement organisée est de venir affaiblir la « responsabilité naturelle de la pensée » (« Le fait de la science », dans L’Héritage de l’Europe, op. cit., p. 88).

Page 95: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

87

scientifique de la société moderne des experts. De plus, le caractère scientifique de la philosophie

pratique est, autant que je sache, l’unique modèle de la méthode à partir duquel les sciences

humaines peuvent se comprendre, si elles se libèrent de la réduction fallacieuse réalisée par le

modèle des sciences de la nature.1

Avec l’aide d’Aristote, il devient désormais possible de faire valoir un mode de savoir

capable de prendre en charge la dimension ontologico-temporelle de notre être-au-monde,

laquelle résiste forcément, comme nous l’avons vu, à la réduction « objectivante » de la science.

Le mode de savoir des sciences humaines peut ainsi reprendre ses droits et affirmer de nouveau

sa légitimité. Nous savons maintenant que la justesse d’un raisonnement « ne dépend pas »

uniquement « du détachement par rapport à la situation de l’action, comme cela peut être vrai du

savoir qui fait autorité dans les sphères de la science et de la technique2 ».

1 « Le problème de la conscience historique » (1973), dans Langage et vérité, op. cit., p. 109. Nous avons choisi de remplacer l’expression « sciences de l’esprit » par « sciences humaines » par souci de cohérence. 2 GRONDIN, J., Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 159.

Page 96: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

88

CHAPITRE TROIS

LA VÉRITÉ DES SCIENCES HUMAINES : ESQUISSES D’UNE PHILOSOPHIE

HERMÉNEUTIQUE

La connaissance historique ne peut être décrite selon le modèle

d’une connaissance objectiviste, car elle est elle-même un

processus qui a tous les caractères d’un événement historique.

La compréhension doit être entendue comme un acte de

l’existence, et elle est donc un « pro-jet jeté ». L’objectivisme

est une illusion.1

La réhabilitation de la compréhension aristotélicienne du savoir pratique constitue une

étape déterminante pour la légitimation des sciences humaines. Elle permet de rendre explicite

le sol ontologique sur lequel ces sciences s’édifient. Une fois mise en relief la mobilité réflexive

du savoir phronétique ainsi que son attachement à la tradition (ce que révèle la notion d’ēthos),

il devient enfin possible de se représenter le savoir qui leur est propre selon d’autres paramètres

que ceux des sciences naturelles.

Il nous reste maintenant à montrer comment Gadamer s’y prend pour faire le lien entre

le mode du savoir de la phronēsis et celui des sciences humaines. Nous verrons que c’est entre

autres en s’appuyant sur les analyses de Heidegger sur la temporalité du Dasein qu’il y parvient.

Pour être plus exact, c’est en s’inspirant de la description faite par ce dernier du cercle de la

compréhension que Gadamer nous montre que la structure du savoir à l’œuvre dans les

sciences humaines correspond non seulement à celle du savoir phronétique mais aussi à celle

du Dasein humain. Cela permet à Gadamer de montrer que les sciences humaines abritent un

1 « Esquisse des fondements d’une herméneutique », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 73-74.

Page 97: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

89

savoir plus originaire que celui des sciences naturelles, dans la mesure où il s’agit d’un savoir qui

correspond davantage à la réalité de notre condition humaine.

Ce troisième et dernier chapitre vise donc à clore le présent mémoire en insistant sur le

rapport étroit entre les sciences humaines et « les choses elles-mêmes ». Autrement dit, il sert

à montrer en quoi ces sciences nous permettent d’accéder à une meilleure compréhension de

nous-mêmes et de notre rapport au monde.

La première section du chapitre a pour but de préciser le sens de l’entreprise

herméneutique de Gadamer en la comparant à celle de son maître Heidegger (3.1.1). Nous

insisterons tout particulièrement sur le tournant existential que ce dernier a fait prendre à

l’herméneutique pour rendre plus explicites les implications que cela comporte pour le

problème des sciences humaines. Cela nous amènera à nous pencher sur le cercle de la

compréhension, lequel donne à Gadamer l’opportunité de démontrer en quoi le savoir de ces

dernières peut être considéré comme étant légitime (3.1.2). En comparant la version

gadamérienne du cercle de la compréhension avec celle de Heidegger, nous aurons l’occasion

de voir ce qui distingue foncièrement le projet philosophique de l’élève de celui du maître

(3.1.3).

La deuxième partie du chapitre accomplira ce que nous avons énoncé plus haut : elle

présentera la solution herméneutique apportée par Gadamer au problème de la légitimité des

sciences humaines (3.2).

3.1 - L’HÉRITAGE HEIDEGGÉRIEN DANS L’ÉLABORATION DE LA PHILOSOPHIE

HERMÉNEUTIQUE DE GADAMER

Il est tout à fait juste d’affirmer, comme le fait Jean Grondin, que la philosophie

herméneutique de Gadamer a tout d’abord jailli « d’une impulsion heideggérienne1 ». À

parcourir son œuvre, on constate rapidement qu’elle porte les marques de la philosophie

phénoménologique de Heidegger. Gadamer n’a d’ailleurs jamais dissimulé sa dette envers ce

1 GRONDIN, J., « Avant-propos du traducteur » dans Les chemins de Heidegger, op. cit., p. 10.

Page 98: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

90

dernier, comme l’attestent les nombreuses études qu’il lui a consacrées tout au long de sa vie1.

Depuis leur rencontre à Fribourg en 19232, l’auteur de Vérité et méthode n’a jamais cessé

d’entretenir un dialogue fructueux avec celui qui a commencé par être son professeur. Il suffit

de lire la préface de Gadamer à la nouvelle publication des Interprétations phénoménologiques

d’Aristote de Heidegger – texte que l’on a longtemps cru perdu – pour mesurer la force de

l’impact qu’ont pu avoir les réflexions de ce dernier sur le jeune étudiant qu’il était :

Quand je relis aujourd’hui [Gadamer signe cette préface après la redécouverte du texte en 1989]

cette première partie de l’introduction aux études aristotéliciennes de Heidegger, les « Indications

relatives à la situation herméneutique », c’est comme si j’y retrouvais le fil conducteur de mon

propre développement philosophique et devais répéter l’élaboration qui m’a conduit finalement à

l’herméneutique philosophique. La force de l’impulsion que j’ai reçue à l’époque me frappe

aujourd’hui directement à la lecture, et je crois qu’il en ira de même pour maints lecteurs de mes

propres travaux ultérieurs.3

L’impression laissée par cet écrit, que Gadamer a eu la chance de lire à l’époque de sa

rédaction, c’est-à-dire vers la fin de 19224, était en grande partie redevable à la manière qu’avait

Heidegger de réinterpréter certains auteurs grecs comme Platon et Aristote. Dans cet ouvrage

et dans ses séminaires, Heidegger avait ce don d’en proposer une lecture inédite, de faire en

sorte que la pensée grecque vienne éclairer les enjeux et les apories de la philosophie

contemporaine5. C’est à partir de ce moment, nous dit Gadamer, qu’il en est venu à apprendre,

selon son propre aveu, à se « servir de la pensée » et à faire « l’expérience herméneutique

1 Les Chemins de Heidegger, op. cit; « Martin Heidegger et la signification de son ″herméneutique de la facticité″ pour les sciences humaines », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 49-57; VM, p. 275-292 [258-276]; « Heidegger et le langage de la métaphysique », dans L’art de comprendre. Écrits I. Herméneutique et tradition philosophique, Aubier, 1982, p. 175-184; « Autoprésentation » (1990), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 18-30. 2 Gadamer commence à entretenir une relation épistolaire avec Heidegger à partir de 1922, mais leur véritable rencontre a lieu à Fribourg, en 1923, dans le cadre d’un séminaire portant sur l’herméneutique de la facticité, intitulé « Ontologie ». Sur cette période charnière dans le parcours intellectuel de Gadamer, voir GRONDIN, J., Hans-Georg Gadamer. Une biographie, op. cit., p. 103-128. 3 « Un écrit ″théologique″ de jeunesse de Heidegger », dans Interpétations phénoménologiques d’Aristote, op. cit., p. 10-11. 4 GRONDIN, J., Hans-Georg Gadamer. Une biographie, op. cit., p. 106-107. 5 « Autoprésentation » (1990), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 19 : « C’est auprès des Grecs que l’on peut apprendre que la pensée philosophique n’est pas obligée de souscrire à l’idée directrice d’une fondation ultime dans un principe supérieur si elle veut être capable de rendre raison. Elle se tient au contraire toujours déjà sous la direction de l’expérience originelle du monde que lui procure la capacité conceptuelle et intuitive du langage qu’elle a à penser jusqu’au bout. »

Page 99: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

91

fondamentale » que permet la reconquête des « interrogations de la tradition », rendues à

nouveau « compréhensibles » et « vivantes1 », sous la conduite de Heidegger.

Suite à ce que l’on vient de dire, il devient évident que l’on doive prendre en considération

l’influence déterminante qu’a exercée sur Gadamer la philosophie de Heidegger. Cela est

nécessaire pour avoir une bonne compréhension de la philosophie gadamérienne. Dans les

développements qui vont suivre, nous commencerons par faire état des points de convergence

qui existent entre le maître et son élève, en particulier en ce qui touche leur compréhension

respective de l’herméneutique. Ce n’est qu’ensuite que nous tâcherons de faire ressortir les

points de divergence qui permettront alors de mieux cerner la spécificité de l’entreprise

philosophique de Gadamer.

3.1.1 - L’herméneutique heideggérienne et son influence sur Gadamer

Rattacher l’entreprise philosophique gadamérienne à celle de Heidegger semble plutôt

aller de soi tant Gadamer s’est ouvertement réclamé de ce dernier. Toutefois, qualifier celui-ci

de « heideggérien » ou de « disciple d’Heidegger » n’est guère aussi renseignant qu’on pourrait

le croire au premier abord. Car à quel Heidegger se réfère-t-on ici? Est-ce au jeune Heidegger,

celui qui jette les bases d’une herméneutique existentielle dans son séminaire intitulé Ontologie.

Herméneutique de la facticité (1923)? Ou bien est-ce à celui d’Être et temps (1927), concerné avant

tout par la structure existentiale du Dasein et la question de l’être? Ou sinon, est-ce celui qui

prend ses distances avec la métaphysique traditionnelle en rompant avec l’ontologie

fondamentale et qui cesse, par le fait même, de parler d’herméneutique, c’est-à-dire le

Heidegger de la Kehre? Est-ce celui des articles sur Hölderlin (1936-1944), de la Lettre sur

l’humanisme (1946), des Chemins qui ne mènent nulle part (1950)? Comme toutes ces étapes du

parcours philosophique de Heidegger précèdent la parution de Vérité et méthode (1960), par

conséquent, il appert que la filiation entre Gadamer et son maître n’est pas aussi évidente qu’il

n’y paraît.

1 « Autoprésentation » (1990), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 18.

Page 100: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

92

Néanmoins, à se fier au témoignage de Gadamer que nous avons cité plus haut, on serait

tenté de partir de la première herméneutique développée par Heidegger, à savoir l’herméneutique

de la facticité, pour commencer à élucider l’histoire de cette filiation. Comme l’indiquera Jean

Grondin dans un article consacré précisément à cette question, même s’il s’avère « très

difficile » d’associer la philosophie herméneutique gadamérienne à une période précise dans le

cheminement intellectuel de Heidegger, on peut affirmer avec assurance que les différents

« projets herméneutiques » mis de l’avant par ce dernier – Grondin en cible trois1 – n’ont pas

laissé Gadamer indifférent2. C’est pourquoi notre objectif dans cette section consistera

davantage à cibler les principaux éléments dans la pensée de Heidegger qui ont marqué son élève

plutôt que de cibler une période précise à laquelle se résumerait l’essentiel de la pensée

gadamérienne.

Comme nous le disions donc, c’est à partir du cours de 1923 portant sur l’herméneutique

de la facticité que l’histoire de cette influence débute. C’est à ce moment que Gadamer prend

connaissance du caractère ontologique que revêt la notion du comprendre. À cette époque,

Heidegger propose à ses étudiants une herméneutique inédite de la compréhension, qui se

démarque radicalement de celles de ses prédécesseurs et, en particulier, de l’herméneutique

traditionnelle dont le rôle se limitait à résoudre les difficultés d’interprétation de textes anciens.

S’inscrivant dans le processus d’élargissement de l’horizon de l’herméneutique amorcé par

Schleiermacher au XIXe siècle, Heidegger a, quant à lui, amené l’herméneutique à effectuer « un

tournant existential3 » et ainsi à prendre pied dans l’ontologie. Il lui revient ainsi d’avoir voulu

mettre à jour les conditions proprement ontologiques du phénomène de la compréhension,

en creusant bien en-dessous des considérations épistémologiques si chères à l’époque néo-

kantienne4. Sous son impulsion, l’herméneutique devient à proprement parler

« philosophique », au lieu de n’être que « méthodologique », car, sous sa conduite, elle devient

la voie par laquelle s’accomplit l’élucidation de l’existence humaine, considérée sous l’angle de

sa « facticité ». Auprès du jeune Heidegger, Gadamer constate ainsi que l’herméneutique voit

1 Qu’il désigne ainsi : 1. La première herméneutique de la facticité; 2. L’herméneutique de Sein und Zeit (1927); 3. L’herméneutique de l’histoire de la philosophie. 2 Cf. GRONDIN, J., « Le passage de l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer », dans Le Souci du passage, Puf, 2003. 3 Grondin, J., L’herméneutique, op. cit., p. 28-29. 4 Cf. RICŒUR, P., Cinq études herméneutiques, op. cit., p. 36.

Page 101: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

93

son objet tout comme sa vocation changer : d’une part, elle quitte l’ordre ontique, pour se

mettre à questionner les structures existentiales du Dasein – voilà en quoi consiste son nouvel

« objet »1 – puis, d’autre part, elle voit sa tâche être réorientée, consistant désormais, comme

le dit Heidegger, à « rendre accessible dans son caractère d’être, le Dasein à chaque fois propre

et de le rendre accessible au Dasein lui-même2 ».

L’herméneutique de Heidegger concerne ainsi l’existence elle-même, qu’elle ne saisit pas à

proprement parler comme « objet » (Gegenstand), c’est-à-dire comme quelque chose « qui se

tient en face de moi », mais qu’elle interprète comme l’expression originaire de la situation

facticielle s’effectuant sous le mode du comprendre. Dans cette perspective, on peut estimer que

« l’herméneutique se trouve dans son propre objet3 », car en tant qu’explicitation de la facticité,

elle vient accomplir le caractère d’être de la facticité elle-même qui est justement celui de

l’explicitation. Cette « dynamique circulaire » à l’œuvre ici, nous explique Sophie-Jan Arrien, « est

l’expression privilégiée du caractère d’autosuffisance de la facticité », dont « l’accès à soi » « est

donné dans le comprendre et l’interprétation qui eux-mêmes constituent ses modes propres

d’expressivité et de significativité.4 » L’acheminement du Dasein s’interrogeant sur son propre

caractère d’être, c’est-à-dire sur sa « facticité », s’effectue donc par le biais d’une herméneutique

qui vise, en première instance, à rendre le Dasein plus attentif à lui-même en lui rappelant qu’il

est fondamentalement un être voué à l’interprétation de soi, c’est-à-dire un être placé dans un

horizon de signification. Exister, c’est donc toujours vivre à l’intérieur d’une certaine interprétation, c’est

déjà prendre part au mouvement circulaire de la « tendance explicative » du Dasein, de son auto-

élucidation.

Gadamer retiendra principalement de cette conception de l’herméneutique que la

compréhension, loin d’être seulement une « opération » de l’esprit humain, est en fait « un

mode d’être originaire de la vie elle-même5 ». Il en viendra ainsi à adhérer à l’idée que

1 Terme que nous nuançons dans le paragraphe suivant. 2 HEIDEGGER, M., Ontologie. Herméneutique de la factivité, trad. A. Boutot, Paris, Gallimard, 2012, p. 34. 3 Ibid., p. 35. 4 ARRIEN, S. J., L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1919-1923), op. cit., p. 194. 5 « Martin Heidegger et la signification de son ″herméneutique de la facticité″ pour les sciences humaines », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 50 : « Aussi la compréhension n’est-elle plus une opération qui irait en sens inverse de celle de la vie constituante et qui lui serait postérieure, elle est le mode d’être originaire de la vie humaine elle-même. »

Page 102: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

94

l’expérience de la compréhension, prise en charge par l’herméneutique, n’est pas réductible au

modèle méthodologique mis de l’avant par Schleiermacher et Dilthey. Gadamer reprendra

l’intuition fondamentale de Heidegger selon laquelle « l’homme fait d’abord l’expérience du

monde sur le mode de la signification1 », reléguant, de ce fait, les considérations

épistémologiques au second rang, les faisant précéder par le questionnement bien plus radical

sur les modalités de notre appartenance au monde.

3.1.2 - Le cercle de la compréhension chez Heidegger et son élévation au rang de

principe herméneutique chez Gadamer

Dans Vérité et méthode, c’est à travers la reprise du cercle de la compréhension de Heidegger

que Gadamer dévoile ce qui lui appert être la structure véritable de la compréhension. En s’appuyant

ouvertement sur la description qu’en fait son maître dans Être et temps2, Gadamer désire

« mettre à profit pour [sa] propre entreprise la signification fondamentale nouvelle qu’acquiert

ici la structure circulaire3 ». Si cette structure l’intéresse particulièrement, c’est qu’elle

représente bien, selon lui, ce qui se produit dans tout acte de compréhension, à savoir que le

« sujet » est toujours déjà plongé dans son « objet ». La figure du cercle désigne ainsi le

dynamisme qui s’opère entre le pôle subjectif et le pôle objectif dans la compréhension. Au lieu

de se représenter celle-ci comme une saisie d’un objet par un sujet, selon le modèle linéaire de

la connaissance défendu par Descartes, Gadamer insiste plutôt sur le fait que dans toute

compréhension le sujet-connaissant prend déjà part à sa connaissance, dans la mesure où celui-

ci anticipe préalablement le sens de ce qu’il s’apprête à connaître. Autrement dit, quiconque

s’inscrivant dans le processus de la compréhension projette toujours une ébauche du sens qu’il

vise à atteindre, nous dit Gadamer.

1 Ibid. 2 Selon Jean Grondin, si Gadamer nous renvoie à Être et temps dans Vérité et méthode (1960), c’est qu’il ne pouvait renvoyer le lecteur aux textes de jeunesse de Heidegger, comme le Natorp-Bericht ou le séminaire de 1923 sur l’herméneutique de la facticité, qui n’étaient pas encore publiés à l’époque. Pour Grondin, il est clair qu’à y regarder de près, Gadamer s’inspire davantage de l’herméneutique de la facticité que d’Être et temps, dont le transcendantalisme de surface lui semble aller à l’encontre des « intuitions les plus intimes sur la finitude et l’historicité de la compréhension » (cf. GRONDIN, J., Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 111-113). 3 VM, p. 287 [270].

Page 103: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

95

Pour illustrer son point, le philosophe nous donne l’exemple éclairant de la lecture.

Lorsque nous lisons un texte, nous sommes en effet constamment en train d’esquisser une

signification globale pour le texte dans sa totalité. Dès que nous nous heurtons aux premiers

éléments significatifs dans notre lecture, nous projetons un sens déterminé à l’ensemble afin

de les placer dans un horizon de signification qui les englobe. Évidemment, toute projection

de ce genre est sujette à une révision constante. Comme nous l’explique Gadamer, chaque

esquisse doit faire l’épreuve des nouveaux éléments significatifs qui apparaissent dans le texte.

Dans l’éventualité où une esquisse se voit invalidée par l’un de ces éléments, elle se verra

remplacée par une autre qui prendra cette fois en compte ces nouveaux éléments, et ainsi de

suite. Dans le cas où une esquisse se voit confirmée, celle-ci gagne alors en force et en

précision : « Telle est la tâche constante du comprendre », résume Gadamer, celle de « donner

corps aux esquisses justes et appropriées à la chose, qui en tant qu’esquisses sont des

anticipations qui n’attendent leur confirmation que des ″choses mêmes″1 ».

Cette structure d’anticipation peut être élargie à l’ensemble des expériences de

compréhension. Elle nous montre qu’aucune compréhension n’advient sans une saisie

préalable de ce que nous voulons connaître. C’est là la grande leçon que Gadamer tire de

l’herméneutique heideggérienne déployée dans Être et temps. Pour Heidegger, on ne saurait nier

cette structure d’anticipation sans nier, par le fait même, la réalité facticielle du Dasein. À ses

yeux, la dynamique circulaire de la compréhension n’est autre que « l’expression de la structure

existentiale de préalable du Dasein lui-même2 ». Gadamer reprend cette idée en affirmant, pour

sa part, que la structure circulaire de la compréhension se déduit à partir du constat de la

temporalité du Dasein3. Comme le « comprendre » se révèle être non pas seulement « un mode

de comportement du sujet parmi d’autres, mais le mode d’être du Dasein lui-même4 », il en

découle nécessairement que le processus de la compréhension correspond à la mobilité

fondamentale de l’existence facticielle. Le fait que l’anticipation dénote une forme de

participation de la part du sujet-connaissant dans l’acte du comprendre renvoie ainsi à la

constitution du Dasein comme être-au-monde :

1 VM, p. 288 [272]. 2 HEIDEGGER, M., Être et temps, trad. E. Martineau, Authentica, 1985, p. 124 [153]. 3 Cf. VM, p. 286 [270]. 4 « Préface à la 2e édition », dans Vérité et méthode, op. cit., p. 10 [XVI].

Page 104: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

96

Le comprendre, [écrit Heidegger,] comme ouverture du Là (Da), concerne toujours le tout de

l’être-au-monde. En tout comprendre du monde, l’existence est co-comprise, et inversement.1

Cette coappartenance nous montre bien en quoi le comprendre, en son sens authentique,

est plus une affaire de participation et de partage que de maîtrise. Comprendre, ce n’est pas se

trouver face à un objet que l’on souhaite saisir, c’est en fait découvrir qu’on se voit déjà lié à la

chose que l’on veut saisir. C’est cette liaison qu’il s’agit d’élucider à travers la compréhension.

Car être lié ne signifie pas pour autant se tenir dans l’évidence de cette liaison. Celle-ci reste en

effet toujours équivoque, car le sens auquel elle nous rattache nous apparaît à la fois étranger

et familier. Cela se laisse voir dans le sens qu’ont pour nous les différents témoignages de la

tradition. Certes, nous faisons continuellement l’expérience de la persistance organique de la

tradition, mais, en même temps, il y a quelque chose en elle qui nous échappe. C’est pour cette

raison que lorsque nous lisons un texte ancien, par exemple, nous nous voyons parfois

déstabilisés par le sens que nous en dégageons, dans la mesure où celui-ci ne correspond pas

à nos attentes. Il y a donc toujours une part d’altérité dans ce que nous essayons de comprendre,

ce qui nous rappelle qu’au-delà de notre appartenance à une tradition, nous devons toujours

composer avec la distance temporelle qui nous sépare du message qu’elle nous transmet.

Cette polarité de la familiarité et de l’étrangeté est très importante pour Gadamer, car elle

permet de situer « le lieu véritable de l’herméneutique2 » dans lequel se meut le cercle de la

compréhension. Si la familiarité sert à souligner notre appartenance constitutive à la tradition,

l’étrangeté met en évidence la tendance à « l’objectivation qui résulte de la mise à distance

historique3 ». Or, aucun de ces deux pôles ne correspond entièrement à la réalité de notre

situation herméneutique. Notre place se trouve en fait entre ces deux pôles, dans une position

intermédiaire qui nous montre que même si nous nous voyons conditionnés par le passé, celui-

ci n’exerce toutefois pas une emprise totale sur nous. C’est aussi la conclusion à laquelle nous

étions arrivés lors de notre description de l’influence de l’ēthos dans la délibération morale

(2.2.5). Comme pour les anticipations que nous projetons au moment où nous nous engageons

dans le processus de la compréhension, le contenu de la tradition – qui, par ailleurs, se révèle

aussi à travers elles – ne sert qu’à orienter notre regard sur le sens que nous voulons atteindre.

1 HEIDEGGER, M., Être et temps, trad. E. Martineau, Authentica, 1985, p. 124 [152]. 2 « Du cercle de la compréhension » (1959), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 81. 3 Ibid.

Page 105: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

97

Les anticipations n’ont donc pas le dernier mot dans l’exercice du « comprendre ». En

définitive, c’est toujours la chose elle-même, ce sur quoi porte notre interrogation, qui fixe le

sens appréhendé.

Pour Gadamer, ce travail constant de révision des anticipations à l’œuvre dans le

déroulement de la compréhension nous prouve que l’entreprise herméneutique dispose bel et

bien d’un « critère » pour diriger sa conduite. Comme l’objectif de la compréhension consiste

à rendre les anticipations conformes à « la chose elle-même », on peut en conclure que « celui

qui veut comprendre ne s’abandonnera pas au hasard de sa propre opinion préalable afin de

passer de façon conséquente et aussi obstinée que possible à côté de l’opinion du texte1 ».

Chercher à comprendre ne signifie pas tant imposer son point de vue que faire preuve

d’ouverture à l’égard de l’altérité. Toutefois, nous prévient Gadamer, il ne faut pas s’imaginer

que cette ouverture comporte les mêmes exigences de « neutralité » que celles de la méthode

scientifique. Se mettre à l’écoute du sens de la tradition n’implique pas, en effet, un tel

« effacement de soi », mais « l’appropriation et la mise en relief de ses propres opinions

préalables et de ses préjugés2 », écrit-il. Mettre en relief ses propres opinions et préjugés ne

signifie pas les mettre entre parenthèses, mais prendre conscience de leur présence et les

considérer pour ce qu’ils sont. Gadamer nous explique que c’est seulement en adoptant cette

attitude authentique de la compréhension « que nous donnons au texte la possibilité

d’apparaître dans sa différence et de manifester sa vérité propre3 ».

À partir de cette description du cercle de la compréhension, il est légitime de se demander

si en lui ne se cache pas un vice logique qui viendrait l’invalider. Le fait que le processus de la

compréhension ainsi décrit soit commandé par un sens global que nous esquissons d’emblée

semble suggérer que toute compréhension procède de manière tautologique, suivant une

logique circulaire. Il reste maintenant à voir si cela est une bonne chose ou non. Avons-nous

ici affaire à un cercle vicieux ou bien à quelque chose d’autre? La réponse à cette question se

trouve chez Heidegger, que Gadamer cite pour faire valoir la teneur ontologiquement positive

de l’idée du cercle :

1 Ibid., p. 77-78. 2 Ibid., p. 78. 3 « Esquisse des fondements d’une herméneutique », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 81.

Page 106: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

98

On ne peut donc déprécier ce cercle en le qualifiant de vicieux, quitte à prendre son parti. Le

cercle cache en lui une possibilité positive du connaître le plus originel; on ne la met correctement

à profit que si l’interprétation a su se donner pour tâche première, permanente et dernière de ne

pas se laisser imposer ses acquis, de même que ses anticipations de vue et de saisie, par des

intuitions et notions populaires, mais d’assurer le thème scientifique en portant celles-là au terme

de leur élaboration à partir des « choses elles-mêmes ».1

La thèse de Heidegger permet de souligner que la tâche première du « comprendre »

consiste à se laisser déterminer par la chose, ce qui n’est possible que si nous reconnaissons la part

d’appartenance à l’œuvre dans tout « comprendre ». La positivité du cercle s’accomplit ainsi

dans le fait de rendre les anticipations conscientes d’elles-mêmes, ce qui permet alors, comme

l’écrit Gadamer, de mieux « les contrôler et de gagner de cette façon une juste compréhension

à partir des choses2 ». Faire abstraction de la structure d’anticipation, comme nous invite à le

faire le modèle scientifique de la connaissance, risque en fait de laisser nos attentes de sens

déformer la compréhension que nous avons des choses, sans même que nous nous en rendions

compte. Si nous ignorons leur présence, nous risquons aussi d’ignorer leur incidence. C’est

pourquoi il est vraiment important de se rappeler quel est son parti pris lorsqu’on lit un texte,

par exemple. C’est donc une erreur induite par la conception dominante du savoir, la

conception de la science, qui nous pousse à voir dans le cercle de la compréhension un cercle

vicieux. Loin de s’accompagner d’une perte de rigueur, le cercle contribue à ce que nous soyons

mieux disposés à l’égard de l’altérité, ce qui accroît nos chances d’accéder à une expérience de

compréhension plus authentique.

3.1.3 - Les différences entre la conception gadamérienne et heideggérienne du cercle

de la compréhension

Malgré l’indéniable proximité qui existe entre le cercle heideggérien et le cercle gadamérien

de la compréhension, il ne faudrait pas en conclure que Gadamer ne fait que reprendre la thèse

de son maître pour sa propre entreprise philosophique. Si nous voulons saisir la spécificité de

1 Cf. HEIDEGGER, M., Être et temps, op. cit., p. 124 [153]; citation tirée de VM, p. 287 [270-271]. Gadamer s’appuie aussi sur ce passage dans « Esquisse des fondements d’une herméneutique », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 77. 2 « Du cercle de la compréhension » (1959), dans La philosophie herméneutique, op. cit., p. 78.

Page 107: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

99

cette dernière, il est important de souligner les différences notables qui existent entre les deux

versions du cercle de la compréhension.

Ces différences ressortent de façon assez nette lorsqu’on met en perspective ce qui les

motive à utiliser cette figure du cercle pour décrire la structure de la compréhension. Pour

Heidegger, le cercle de la compréhension sert avant tout son projet d’une herméneutique de

l’existence, alors que Gadamer l’emploie dans le cadre d’une réflexion sur la nature de la

compréhension propre aux sciences humaines. Dans Vérité et méthode, il prend d’ailleurs la peine

d’insister sur cette différence, qui n’est pas sans conséquence, dès le début de sa section

consacrée au cercle herméneutique :

Heidegger ne s’est intéressé au problème de l’herméneutique […] que pour en dégager, dans une

intention ontologique, la structure préalable de la compréhension. Nous nous attachons en sens inverse

à la question de savoir comment, une fois délivrée des entraves ontologiques du concept

d’objectivité propre à la science, l’herméneutique pourrait rendre justice à l’historicité de la

compréhension.1

La visée de l’herméneutique gadamérienne peut ainsi sembler moins radicale que celle de

son maître, il reste tout de même qu’elle s’inscrit davantage dans la grande tradition de

l’herméneutique. En tâchant de rendre justice à la prétention de vérité des sciences humaines,

Gadamer renoue avec l’interrogation de Dilthey et celle de ses prédécesseurs, dans la mesure

où il ne perd pas de vue, comme Heidegger, les problèmes liés à l’exégèse, comme le conflit

d’interprétations ou la question de la méthode dans les sciences humaines. Comme nous

l’explique Ricœur, la radicalité de la réflexion de Heidegger l’a, au contraire, amené à

développer une herméneutique qui n’est non seulement pas destiné « à résoudre » ces

problèmes, « mais à les dissoudre2 ». Cela est d’autant plus manifeste lorsqu’on considère le

terrain d’application de l’herméneutique heideggérienne vis-à-vis de celle de Gadamer. Si

Heidegger cherche à rendre le Dasein plus attentif à lui-même, en faisant de l’existence

l’« objet » de son herméneutique, l’herméneutique de Gadamer cible davantage les textes

transmis par la tradition. Il suffit de constater les termes utilisés par ce dernier pour décrire la

structure du cercle de la compréhension pour faire ressortir cette différence :

[la structure de la compréhension qui se trouve à la base de l’herméneutique] est, comme nous

1 VM, p. 286 [270]. Nous soulignons. 2 RICŒUR, P., Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 2013, p. 32.

Page 108: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

100

avons vu, quelque chose comme une « appartenance » à la tradition. À ce moment, une règle

herméneutique traditionnelle vient à notre secours. Elle a été formulée pour la première fois par

l’herméneutique romantique mais son origine remonte à la rhétorique antique. Il s’agit du rapport

circulaire entre le tout et ses parties : la signification anticipée grâce à un tout se comprend par les parties,

mais c’est à la lumière du tout que les parties revêtent leur fonction clarifiante.1

Comme le fait remarquer Jean Grondin, jamais Heidegger n’utilise ces termes pour décrire

le cercle de la compréhension2. Chez ce dernier, il est surtout question d’une « pré-

compréhension » suivie de son « explicitation » dans le processus de la compréhension que

d’un rapport formel entre le tout et ses parties. Deux raisons semblent avoir poussé Gadamer

à décrire le mouvement de la compréhension de cette façon. La première est qu’elle rend

précisément compte de l’expérience qui advient dans la lecture, laquelle est au cœur de la

pratique des sciences humaines. Elle permet, en premier lieu, de montrer le va-et-vient à

l’œuvre dans toute compréhension de ce genre : « L’anticipation de sens qui vise le tout devient

compréhension explicite dans la mesure où les éléments qui se déterminent à partir du tout le

déterminent également en retour3 ». De plus, elle rend davantage explicite la tâche qui revient

à toute interprétation de ce genre : celle d’accorder « tous les détails avec le tout4 ». C’est ce

qui fait la marque d’une bonne interprétation, nous dit Gadamer.

L’autre raison qui pousse ce dernier à employer cette règle ancienne de l’accord entre le

tout et ses parties, c’est qu’elle lui permet d’introduire une idée corollaire, à savoir qu’il existe

« une présupposition formelle qui guide toute compréhension5 », que le philosophe désigne

comme étant « l’anticipation de la perfection ». Pour que les différentes parties d’un texte se

conjuguent et puissent former un tout cohérant, cela présuppose qu’une unité de sens soit

présente dans l’œuvre interprétée. Que cela soit véritablement le cas ou non, n’est pas en soi

déterminant pour l’effort de compréhension (cela peut l’être cependant pour l’atteinte du sens

anticipé, à savoir si ce sens est compréhensible ou non). Gadamer avance que si nous

souhaitons comprendre le sens d’un texte, il est primordial, une fois qu’on reconnaît que

quelque chose en lui nous parle, que nous présupposions cette perfection, sans quoi on ne

1 « Esquisse des fondements d’une herméneutique », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 74. Nous soulignons. 2 Cf. GRONDIN, J., Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 123. 3 VM, p. 312 [296]. 4 VM, p. 313 [296]. 5 VM, p. 315 [299].

Page 109: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

101

saurait concevoir son contenu comme étant intelligible. Or, il s’agit là d’une condition pour

tout lecteur qui vise à comprendre un texte. Présupposer, au contraire, que le texte n’est pas

cohérent, reviendrait à admettre, d’entrée de jeu, que nous ne pouvons rien en retirer de

compréhensible. Cela est évidemment contraire au but de la compréhension.

L’intérêt accru de Gadamer pour les conditions de l’interprétation qui concernent les

textes de la tradition nous révèle une autre différence qui existe entre lui et Heidegger. Comme

il l’affirme lui-même, Gadamer s’estime être un meilleur interprète que son maître, lequel a

souvent fait preuve d’audace dans sa lecture des auteurs du passé : « J’ai toujours dit qu’une

des différences essentielles entre Heidegger et moi réside dans l’attention que je porte aux

interprétations. J’ai interprété avec plus de circonspection que lui.1 » Il semble que cet avantage

soit dû au fait que Gadamer est plus soucieux du passé que Heidegger, qui semble, pour sa

part, insister davantage sur la primauté du futur. Chez ce dernier, dans sa conception du cercle

de la compréhension, les anticipations ont moins à voir avec des préjugés hérités du passé

qu’avec la tendance du Dasein à vouloir se projeter vers l’avant, de manière à devancer les

coups. Autrement dit, les anticipations se voient donc surtout motivées par l’inquiétude

fondamentale du Dasein pour sa propre existence. Gadamer souligne cette différence dans la

seconde préface de Vérité et méthode :

Heidegger, qui le premier a discerné dans le concept de compréhension une détermination

universelle du Dasein, a souligné précisément le caractère de projet de la compréhension,

autrement dit son orientation vers le futur. Je ne veux toutefois pas nier que, dans le contexte

universel des éléments constitutifs de la compréhension, j’ai mis, pour ma part, l’accent sur l’aspect

d’appropriation du passé et de la tradition.2

Gadamer défend son point de vue en avançant que le futur ne peut avoir préséance sur le

passé, car non seulement nous ne le connaissons pas, mais, en plus, celui-ci ne peut avoir la

même consistance que le passé qui a l’avantage de nous avoir marqués de manière

« permanente, à travers son histoire réelle3 ».

1 DUTT, C., Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 62. 2 « Préface à la 2e édition », dans Vérité et méthode, op. cit., p. 19 [XXIII]. 3 Nous nous référons ici à la réponse donnée par Gadamer aux critiques de Karl-Otto Appel que Jean Grondin traduit et cite dans son Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 126, note 1.

Page 110: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

102

Les différences que nous venons d’énumérer entre Heidegger et Gadamer, en ce qui a

trait à leur conception respective du cercle de la compréhension, ne doivent pas nous faire

perdre de vue leur « solidarité essentielle au sujet de la nature ontologique du cercle1 ». Tous

deux partagent cette idée fondamentale que la figure du cercle représente la structure

ontologique de la compréhension, structure qui correspond à celle de l’historicité du Dasein.

Ce qu’il nous reste maintenant à déterminer, en ce qui concerne plus spécifiquement Gadamer,

c’est en quoi cette historicité révélée par le cercle de la compréhension permet de légitimer le

savoir propre aux sciences humaines.

3.2 - L’HISTORICITÉ DU DASEIN COMME CONDITION TRANSCENDANTALE DE LA

COMPRÉHENSION DANS LES SCIENCES HUMAINES

La temporalité du Dasein révélée par Heidegger sert de point d’ancrage à Gadamer pour

inscrire l’existence humaine dans l’histoire, ce qui lui apporte un fondement pour légitimer la

pratique des sciences humaines. Il tire ainsi les conséquences qu’entraîne la thèse

heideggérienne pour sa propre entreprise herméneutique :

L’analytique heideggérienne de la temporalité du Dasein humain a montré de manière

convaincante, selon moi, que comprendre n’est pas un mode de comportement du sujet parmi

d’autres, mais le mode d’être du Dasein lui-même. C’est dans ce sens que le concept

d’herméneutique est mis ici en œuvre. Il désigne la motion fondamentale de l’existence, qui la

constitue dans sa finitude et dans son historicité, et qui embrasse par là même l’ensemble de son

expérience du monde.2

En élevant l’expérience de la compréhension au mode d’être du Dasein lui-même, la

réflexion herméneutique s’universalise, sans pour autant perdre de vue les problèmes qui

l’occupaient auparavant. Si l’herméneutique avait pris une tendance « ontologique » sous

l’impulsion heideggérienne, on voit ici que Gadamer entame son retour vers des considérations

plus « régionales » (dans Vérité et méthode, son herméneutique se divise en trois champs

d’investigation : l’esthétique, l’histoire et le langage). On peut dire que l’herméneutique

1 Ibid., p.127. 2 « Préface à la 2e édition », dans Vérité et méthode, op. cit., p. 10 [XV].

Page 111: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

103

remonte ainsi à la surface de l’expérience humaine après avoir plongé dans les souterrains

ontologiques qui la supportent. L’herméneutique de Gadamer accomplit en quelque sorte une

synthèse originale entre l’herméneutique de Heidegger et celle de Dilthey : elle vise à apporter

des réponses aux problèmes soulevés par ce dernier en s’appuyant sur les analyses

transcendantales du Dasein chez Heidegger. En effet, grâce à ce dernier, il devient enfin

possible d’apporter une légitimité conceptuelle à l’appartenance qui existe entre l’interprète et

son objet, ou plus largement, entre l’homme et la tradition. Or, c’est justement ce qui manquait

à Dilthey et à l’école historique : ceux-ci ne parvenaient pas à justifier la dynamique à l’œuvre

dans le savoir propre aux sciences humaines, étant conditionnés par le modèle scientifique de

la connaissance qui proscrit toute forme de participation. Le tour de force de Heidegger est

d’avoir montré que cette participation à l’œuvre dans les sciences humaines correspond à la

médiation originaire qui s’opère entre l’homme et le monde. Il suffisait de révéler la structure

existentiale du Dasein, laquelle se voit explicitée à travers la description du cercle de la

compréhension, pour qu’on reconnaisse dans les sciences humaines « une possibilité positive

du connaître le plus originaire1 ». Autrement dit, il fallait partir d’une perspective ontologique

pour faire le constat que le savoir des sciences humaines présente une modalité de la

connaissance plus étroitement liée à la vérité de notre être que n’importe quel savoir qui nous

vient des sciences exactes :

Parce que le comprendre, en son sens existential, est le pouvoir-être du Dasein lui-même, les

présuppositions ontologiques de la connaissance historique excèdent fondamentalement l’idée de

rigueur des sciences les plus exactes. La mathématique n’est pas plus rigoureuse que l’histoire, elle

est seulement plus étroite quant à la sphère des fondements existentiaux dont elle relève.2

C’est ce que Gadamer s’efforce de montrer dans Vérité et méthode à l’aide d’un examen plus

approfondi des différents champs de l’expérience humaine. Son insistance sur l’idée que la

méthode scientifique ne permet pas de recouvrir l’ensemble de l’expérience que nous faisons

du monde vise à élargir notre manière de concevoir la connaissance pour que celle-ci soit

davantage en phase avec ce que nous sommes véritablement, à savoir des êtres foncièrement

historiques. Les sciences humaines puisent leur légitimé dans ce constat. L’acte de

compréhension qui se produit en elles nous ramène à notre appartenance originaire et

1 HEIDEGGER, M., Être et temps, op. cit., p. 124 [153]. 2 Ibid.

Page 112: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

104

essentielle à la tradition, laquelle trouve « sa concrétisation dans la compréhension historique

puisque les liens concrets des mœurs et de la tradition, ainsi que les possibilités d’avenir qui

leur correspondent, sont ici à l’œuvre dans la compréhension elle-même1 ». C’est donc en tant

que dépositaire de cette compréhension que les sciences humaines peuvent réclamer leur place

dans le champ de la connaissance et élever leur prétention à la vérité.

1 VM, p. 285 [268].

Page 113: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

105

CONCLUSION

Dans ce mémoire, nous avons souhaité montrer comment il est possible de penser un

savoir autre que celui de la science. La raison pour laquelle nous avons entrepris cette tâche

est que nous voulions comprendre pourquoi les sciences humaines sont de plus en plus

dévalorisées à notre époque. Grâce à Gadamer, nous avons découvert que la crise de légitimité

qui frappe actuellement ces sciences est largement redevable aux succès des sciences

naturelles. À les comparer à ces dernières, les sciences humaines n’ont jamais été en mesure

de produire des résultats aussi rigoureux, même si elles appliquent des méthodes similaires.

Pour expliquer cela, il fallait tout d’abord nous interroger sur ce que sont les sciences humaines

et déterminer quelle est la nature du savoir qu’elles visent à nous transmettre. C’est ce qui nous

a amené à examiner, dans notre premier chapitre, le contexte historique dans lequel elles se

sont développées.

La première étape de ce parcours semblait aller de soi : nous devions nous rapporter au

XIXe siècle pour comprendre ce qui a permis l’élévation des savoirs issus de la tradition

humaniste au statut de sciences. Pour y parvenir, on estimait, à l’époque, qu’il fallait leur fournir

une fondation susceptible d’assurer la validité et l’objectivité de leurs résultats. Nous avons

alors compris que cette fondation allait surtout dépendre de l’idée de méthode, laquelle

provenait des sciences naturelles. C’est alors que nous nous sommes demandés, en suivant les

conseils de Gadamer, « si une méthode qui autorise à se détacher du domaine interrogé

(méthode combien féconde dans le cas de la mathématisation que nous connaissons dans les

sciences de la nature) ne mène pas dans les sciences humaines à la méconnaissance du mode

d’être spécifique de leur domaine1 ». Cette question s’est avérée cruciale en ce qui concerne

notre problème. Elle nous invitait en fait à réfléchir à la vérité propre aux sciences humaines,

à ce qui en elles échappent à l’emprise de la méthode.

Si l’on s’accorde avec Gadamer pour dire qu’il n’est pas possible de soumettre entièrement

les sciences humaines à l’idéal de connaissance des sciences naturelles, il fallait comprendre

pourquoi il en était ainsi. Il nous a donc semblé nécessaire de retourner aux sources de la

révolution scientifique pour mieux cibler les raisons de cette incompatibilité. C’est en nous

1 « Les problèmes épistémologiques des sciences humaines », dans Le problème de la conscience historique, op. cit., p. 29.

Page 114: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

106

rapportant à Descartes et à sa contribution à l’élaboration du modèle scientifique de la

connaissance, que nous avons pu repérer certaines idées fondatrices sur lesquelles repose

l’entreprise scientifique moderne. Les plus déterminantes nous ont semblé être celles qui

précisent le sens de la vérité de la science. Celle-ci, nous dit Descartes, doit maintenant

répondre aux exigences de clarté et de certitude. Autrement dit, il faut faire en sorte que soit

expulsé de son champ tous les savoirs probables, comme ceux qui nous proviennent de la

tradition. Ainsi avec Descartes, nous assistons à un infléchissement significatif de l’idée même

qu’on se fait de la science, ce que Gadamer ne manque pas de souligner :

[La] conception de la science qui n’admet comme conditions de vérité que ce qui satisfait à l’idéal

de certitude est restée le paradigme depuis la formation classique que Descartes a donnée de la

règle de la certitude comme principe propre de la science moderne.1

Nous avons alors constaté comment les humanités ont été frappées par cette nouvelle

idée de la science qui a commencé à s’imposer à partir des XVIIe et XVIIIe siècles. Par sa critique

du cartésianisme, Giambattista Vico nous a semblé faire preuve d’une grande lucidité à cet

égard. Sa défense de l’éducation humaniste devant l’essor de la science moderne nous a appris

que, déjà à son époque, les institutions d’enseignement commençaient à accorder une place de

plus en plus grande à la science nouvelle. Sans rejeter les qualités indéniables de celle-ci, Vico

nous a appris à voir quels sont les risques encourus à vouloir lui accorder la préséance dans la

formation et à délaisser d’autres types de savoir, comme l’histoire ou la rhétorique. Il avait

l’impression qu’en insistant trop sur les exigences scientifiques de clarté et de certitude, que

nous serions de moins en moins portés à valoriser les savoirs qui laissent place aux expériences

« vraisemblables », car la science nous apprend à les estimer « incertaines ».

L’inquiétude dont nous a fait part le philosophe italien annonçait, en quelque sorte, celle

des historiens allemands au XIXe siècle. Rappelons ici le mot de l’historien Droysen qui, en

1843, fait le constat qu’« il n’y a guère de domaine scientifique qui soit aussi peu que l’histoire,

fondé, délimité et articulé en théorie.2 » Pour qu’un historien soit à ce point critique envers son

propre domaine d’expertise, il faut bien reconnaître que le savoir historique, celui qui allait être

remodelé en « science historique », posait problème. Or, ce problème est né de la comparaison

1 « Qu’est-ce que la vérité? » (1976), dans L’Art de comprendre. Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, Paris, Aubier, 1991, p. 44-45. 2 Citation tirée de VM, p. 22 [11-2] : DROYSEN, J. G, Historik (réimpr. 1925, ed. E. Rothacker), p. 97.

Page 115: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

107

avec la science de la nature. Devant les succès de celle-ci, et ce, malgré la portée supérieure

que l’on reconnaissait encore aux humanités, la communauté scientifique était sous

l’impression que ces dernières souffraient d’un manque de rigueur, lequel était attribué à

l’absence de méthode dans leur pratique. En effet, il est clair que dès qu’on se met à comparer

le degré d’exactitude des résultats produits par ces deux branches du savoir, que ces dernières

l’emportent en précision et en objectivité.

Le travail de Gadamer, qui part de ce constat, nous a démontré qu’il ne fallait pas en

déduire que la vérité des sciences humaines serait pour autant moins vraie ou moins rigoureuse

que celles des sciences naturelles. Il est évident, selon lui, que la tentation de venir déprécier

ainsi ces dernières tient surtout au fait qu’on ne soit plus en mesure d’identifier le mode d’être

du savoir qu’elles abritent, étant donné que nous avons adopté le modèle scientifique pour

penser le savoir en général. C’est pourquoi le philosophe estime qu’il est important de réévaluer

l’idée qu’on se fait de la compréhension, laquelle ne se laisse pas réduire au seul modèle de la

science. Ce qu’il faut faire, c’est lever le voile qui nous empêche d’accéder à une juste

compréhension du phénomène de la compréhension. L’entreprise philosophique de Gadamer

trouve ici sa réelle justification. Elle consiste ainsi à redonner sens à ce qui dans la

compréhension échappe au cadre de la science et de sa méthode, à ce qui en elle ne peut être

tout à fait maîtrisé. C’est l’enjeu principal que permet de faire ressortir le problème des sciences

humaines.

Pour parvenir à conceptualiser une vérité qui se situe par-delà la méthode, Gadamer nous

invite à renouer avec une tradition ancienne qui nous présente un modèle de savoir susceptible

de nous éclairer : la philosophie pratique d’Aristote. Nous avons d’ailleurs consacré notre

second chapitre à l’examen celle-ci. En s’inspirant des analyses du Stagirite au sujet du savoir

phronétique, nous avons vu que Gadamer est parvenu à le délimiter conceptuellement par

rapport aux autres types de savoir que sont le savoir scientifique et le savoir technique. Comme

ces derniers correspondent en grande partie au modèle de savoir mis de l’avant par la science

moderne, nous avions tout à fait intérêt à nous pencher sur le savoir qui s’en distingue. À

l’instar de Gadamer, nous avons jugé que cet examen pouvait apporter un éclairage nouveau

sur le problème des sciences humaines en ce qui a trait à la compréhension qu’elles ont d’elles-

mêmes.

Page 116: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

108

Grâce à la présentation aristotélicienne du savoir phronétique, nous avons pu constater

qu’il était aussi possible de faire l’expérience du « comprendre » selon d’autres modalités que

celles auxquelles la science nous a habitués. Nous avons tout d’abord relevé qu’il s’agissait d’un

savoir qui se rapporte à la situation concrète de l’existence, c’est-à-dire à la mobilité de la praxis

humaine. Contrairement à la sophia, qui vise à connaître « les êtres qui existent d’une nécessité

absolue1 », le savoir de la phronēsis s’est présenté comme un savoir ancré dans la réalité effective

de la vie humaine, laquelle est sujette à des fluctuations. Nous en avons conclu qu’il s’agissait

d’un savoir qui tire sa vérité du contexte dans lequel il s’effectue et qui n’a pas à s’en abstraire.

De plus, contrairement à ce qu’exige la méthode scientifique, le savoir phonétique ne présentait

aucune mise à distance entre le sujet-connaissant et son objet, faisant plutôt intervenir l’homme,

en tant qu’être éthique, dans son effectuation.

Une fois que nous avons relevé cette proximité du savoir phronétique avec l’être éthique

de l’homme et sa situation, nous avons bien vu que ce savoir présente un rapport bien plus

originaire avec la réalité concrète de notre être-au-monde que ce qui advient dans le savoir

scientifique. Notre analyse du savoir pratique comme savoir de soi ainsi que celle sur le rôle

joué par l’ēthos dans la délibération morale ont servi à étayer cette thèse de Gadamer.

Dans notre troisième chapitre, nous avons tâché de montrer quelles conséquences nous

devions tirer de la réhabilitation gadamérienne de la phronēsis pour sa réflexion herméneutique

au sujet des sciences humaines. En insistant entre autres sur les rapprochements et les

différences qu’on peut faire entre la description du cercle herméneutique de la compréhension

de Gadamer et celle de Heidegger, nous nous sommes interrogés sur la structure du savoir

originaire que nous avions repéré dans le savoir phronétique Comme celui-ci présentait une

structure réflexive qui relevait d’une participation de l’homme à son savoir, nous avons été en

mesure de le rattacher à certains éléments de l’analytique transcendantale du Dasein chez

Heidegger. C’est en particulier l’historicité de notre condition que nous avons ainsi pu mettre

de l’avant.

1 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 3, 1139b23-24.

Page 117: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

109

Nous avons ainsi constaté que chez Gadamer la réflexion sur le problème des sciences

humaines culminait dans la reconnaissance de notre propre historicité. Ce constat nous a fait

réaliser que « nous sommes toujours soumis aux effets (Wirkungen) de l’histoire de l’action

(Wirkungsgeschichte)1 », que cette influence est constante et qu’elle détermine notre situation

herméneutique. Cette situation, nous a expliqué Gadamer, est celle « dans laquelle nous nous

trouvons vis-à-vis de la tradition qu’il nous faut comprendre2 ». En ce sens, elle constitue le

point de départ à partir duquel nous établissons un rapport avec le passé. Vouloir se soustraire

à cette situation, comme nous invite à le faire la méthode scientifique, reviendrait à nous faire

renier notre propre historicité, laquelle est pourtant à l’origine de notre volonté de nous

rapporter au passé pour mieux nous comprendre. Autrement dit, ne pas reconnaître cette

historicité à l’œuvre dans tout « comprendre » c’est au fond ne plus reconnaître la raison d’être

des sciences humaines.

C’est donc à la vigilance de l’historicité de notre situation que nous convie Gadamer à

travers sa réflexion sur les sciences humaines. Comme pour Heidegger, chez qui l’éveil du

Dasein à soi-même était pris en charge par son herméneutique de la facticité, Gadamer accorde

une tâche similaire à son herméneutique : celle de rappeler à la conscience historique ses

possibilités d’éveil. Cela implique que dans la pratique des sciences humaines soit reconnue

l’influence qu’exerce sur elles l’histoire. Faire fi de cette influence, « dans la naïveté de la foi en

la méthode », nous dit Gadamer, a « pour conséquence une déformation effective de la

connaissance3 ». Étrangement, c’est cette déformation qui s’est imposée comme le standard

« scientifique » des sciences humaines, alors qu’elle masque en fait l’insertion de notre être

dans l’histoire, nous privant ainsi des présupposés qui commandent notre compréhension de

celle-ci. Même s’il est vrai que l’application de la méthode ne suffit pas pour éliminer l’influence

que l’histoire a sur nous, malgré ses prétentions, l’illusion dans laquelle elle nous plonge suffit

pour nous faire « manquer la vérité que nous pourrions atteindre, quelle que soit la finitude de

notre compréhension4 ». Puisque cette influence détermine d’avance la manière que nous

abordons notre objet de recherche, selon la structure d’anticipation que nous avons relevée,

1 VM, p. 322 [305]. 2 Ibid., p. 323 [307] 3 Ibid., p. 323 [306]. 4 Ibid.

Page 118: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

110

ne pas la prendre en considération reviendrait à s’abandonner entièrement à ce qu’elle a

d’arbitraire. Être conscient de cette influence suppose, au contraire, que nous soyons capables

de faire la part des choses entre nos anticipations et le sens de l’objet étudié, de faire en sorte

que celui-ci puisse aussi faire valoir sa vérité.

Par cet appel à la vigilance, Gadamer nous a rendu plus sensible à la vérité des sciences

humaines. Il nous a permis de lever les obstacles qui se dressent entre elle et nous. En

s’efforçant de corriger le grand aveuglement dans lequel s’est plongé notre civilisation

obnubilée par la technoscience, le philosophe a tenté de réanimer la tradition humaniste pour

répondre à cette tendance qui vise à bannir du champ de la connaissance les savoirs qui ne

correspondent pas à l’épistémologie dominante. Il a aussi souhaité nous faire comprendre à

quel point ce serait une perte énorme pour l’humanité que de se priver d’une conception

humaine du savoir. Malgré toutes les grandes réalisations que la science nous a permis

d’accomplir, et elles sont nombreuses, nous ne devons pas sacrifier à son autel notre condition

humaine. Bien sûr, cela ne signifie pas qu’on ne puisse pas faire un bon usage de la science.

Comme le pense Gadamer, la science est un savoir légitime qui peut très certainement

contribuer à notre qualité de vie. Mais il importe, pour que cela soit le cas, que nous restions

en contact avec notre humanité et c’est ce que permet de faire l’étude des sciences humaines.

Comme celles-ci ne se voient plus en mesure de faire valoir leur pertinence, pour les raisons

que nous avons énumérées, une justification philosophique de leur légitimité s’imposait. Par

ce travail, nous voulions faire état de celle que présente l’entreprise herméneutique de

Gadamer.

Page 119: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

111

BIBLIOGRAPHIE

A. TEXTES DE GADAMER

GADAMER, H.-G., L’Art de comprendre. Écrits I : Herméneutique et tradition philosophique, trad. M.

Simon, Paris, Aubier, 1982.

–––––, L’Art de comprendre. Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, trad. I. Julien-

Deygout, P. Forget, P. Fruchon, J. Grondin & J. Schouwey, Paris, Aubier, 1991.

–––––, « Das Verhältnis der Philosophie zu Kunst und Wissenschaft », dans Kleine Schriften 1 :

Philosophie, Hermeneutik, Mohr Siebeck, Tübingen, 1967.

–––––, Esquisses herméneutiques. Essais et conférences, trad. J. Grondin, Paris, Vrin, 2004.

–––––, L’Héritage de l’Europe, trad. P. Ivernel, Paris, Rivages, 1996.

–––––, L’Herméneutique en rétrospective, trad. J. Grondin, Paris, Vrin, 2005.

–––––, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, trad. P. David et D. Saatdjian, Paris, Vrin,

1994.

–––––, Interroger les Grecs. Études sur les Présocratiques, Platon et Aristote, trad. D. Ipperciel, Fides,

2006.

–––––, Langage et vérité, trad. J.-C. Gens, Paris, Gallimard, 1995.

–––––, La Philosophie herméneutique, trad. J. Grondin, Paris, Puf, 1996.

–––––, Praise of Theory, trad. C. Dawson, New Haven and London, Yale University Press, 1998.

–––––, Le problème de la conscience historique, trad. P. Fruchon, Paris, Seuil, 1996.

–––––, « Un écrit “théologique” de jeunesse de Heidegger » dans Interprétations phénoménologiques

d’Aristote, trad. J.-F. Courtine, Mauvezin, 1992.

–––––, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. P. Fruchon, J.

Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil, 1996.

B. OUVRAGES SECONDAIRES

ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2007.

–––––, Métaphysique, tome I, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2000.

–––––, Nikomachische Ethik VI, trad. H.-G. Gadamer, Vittorio Klostermann, Frankfurt am

Main, 1998.

Page 120: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

112

–––––, Rhétorique, trad. P. Chiron, Paris, Flammarion, 2007.

ARRIEN, S.-J., L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (1919-1923), Paris,

Puf, 2014.

BERTI, E., « Gadamer and the Reception of Aristotle’s Intellectual Virtues », Revista Portuguesa

de Filosofia, 56, 2000.

BRAGUE, R., Aristote et la question du monde, Paris, Puf, 1988,

BUZON, F. de & KAMBOUCHNER, D., Le vocabulaire de Descartes, Paris, Ellipses, 2011.

DENIAU, G., Gadamer, Paris, Ellipses, 2004.

–––––, « La question du « sujet » dans l’herméneutique gadamérienne », Methodos [en ligne],

5|2005, p. 2.

DESCARTES, R., Œuvres et lettres, Paris, Gallimard, 1953.

–––––, Règles pour la direction de l’esprit, trad. J. Sirven, Paris, Vrin, 2003.

DUTT, C., Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, trad.

D. Ipperciel, Fides, 1998.

DOTTORI, R., « The concept of Phronēsis by Aristotle and the Beginning of Hermeneutic

Philosophy », dans Etica & Politica / Ethics & Politics, XI, 2009.

GALILÉE, G., L’essayeur, Paris, Belles Lettres, 1989.

GREGORIO, F., « Portrait d’une lecture : Gadamer dans Aristote », dans Gadamer et les Grecs,

Vrin, Paris, 2004.

GRESS, T., Apprendre à philosopher avec Descartes, Paris, Ellipses, 2010.

GRONDIN, J., « La fusion des horizons. La version gadamérienne de l’adaequatio rei et

intellectus? », dans Archives de philosophie, 68, 2005

–––––, L’herméneutique, Paris, Puf, 2006.

–––––, Hans-Georg Gadamer. Une biographie, Paris, Grasset, 2011.

–––––, Introduction à Hans-Georg Gadamer, Paris, Cerf, 1999.

–––––, « Le passage de l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer », dans Le Souci du

passage, Puf, 2003.

–––––, La philosophie de la religion, Puf, 2009.

HEIDEGGER, M., Être et temps, trad. E. Martineau, Authentica, 1985.

Page 121: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

113

–––––, Nietzsche, II, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971.

–––––, Parménide, trad. T. Piel, Paris, Gallimard, 2011.

–––––, Platon : Le Sophiste, trad. J.-F. Courtine, P. David, D. Pradelle & P. Quesne, Paris,

Gallimard, 2001.

HIRSCH, E. D., Validity in Interpretation, New Haven, CT, Yale University Press, 1971.

HUSSERL, E., La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel,

Gallimard, 1976, p. 25-27.

IPPERCIEL, D., « Descartes and Gadamer on Prejudice, dans Dialogue, XLI, 2002.

–––––, « Théories des préjugés selon Descartes et Gadamer », dans Horizons philosophiques, vol.

7, n° 2, 1997.

JACQUES, D., La révolution technique. Essai sur le devoir d’humanité, Boréal, 2002.

KANT, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris, Flammarion, 2006.

LANGLOIS, L., « La signification éthique de l’expérience herméneutique dans Vérité et méthode »,

dans Laval théologique et philosophique, 53, 1, 1997.

LENOBLE, R., « Origines de la pensée scientifique moderne », dans Histoire de la science, Paris,

Gallimard, 1957.

LONG, C. P., « The ontological reappropriation of phronēsis », dans Continental Philosophy

Review, 35, 2002.

MARINO, S., Gadamer and the Limits of the Modern Techno-Scientific Civilization, Bern, Peter Lang,

2011.

PALMER, L. M., « Gadamer and the Enlightment’s “Prejudice Against All Prejudices”, dans

Periodicals Archive Online, 22, 4, 1993.

PETERS, T., « The Nature and Role of Presupposition: An Inquiry into Contemporary

Hermeneutics », dans International Philosophical Quarterly, 14, 2, 1974.

POINCARÉ, H., La valeur de la science, Paris, Flammarion, 1970.

RICŒUR, P., Cinq études herméneutiques, Paris, Labor et Fides, 2013.

–––––, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 2013.

SAUTEREAU, C., Éthique et herméneutique. Une réponse des herméneutiques de Paul Ricœur et de Hans-

Georg Gadamer à l’énigme d’autrui, Université Laval, 2013.

SPINOZA, B., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1954.

Page 122: Le problème des sciences humaines dans la philosophie ... · Gadamer s’est montré préoccupé par cette question, comme l’attestent les nombreux textes qu’il a publiés sur

114

VICO, G., De nostri temporis studiorum ratione. La méthode des études de notre temps, trad. A.

Pons, Paris, Belles Lettres, 2010.

VOLPI, F., « Herméneutique et philosophie pratique », dans L’héritage de Hans-Georg Gadamer,

sous la dir. De G. Deniau et J.-C. Gens, Paris, Collection Phéno, 2003.

XÉNOPHON, Mémorables, trad. L.-A. Dorion, Paris, Belles Lettres, 2015.