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LE POST -HUMANISME ENTRE HUMANITÉ ÉLARGIE ET FIN DE L HUMANISME Introduction Si les expressions d’hyper-modernité ou de post-modernité nous sont mainte- nant familières, le terme post-humanité est quant à lui encore réservé à un cercle restreint de philosophes, d’anthropologues ou de scientifiques même si aujourd’hui il étonne moins qu’il y a trois ans lors de la parution du livre de Jean-Michel Besnier, Demain les post-humains 1 . Cependant, cet usage encore confiné n’interdit pas qu’on s’y intéresse de par la potentialité qu’il recèle et les déplacements philosophiques, anthropologiques et scientifiques qu’il prétend fédérer. Selon nous, autour de l’expression post-humanisme (ou transhumanisme) se regroupe un mouvement profond de remise en cause de présupposés anthropologiques issus de la modernité et de l’héritage judéo- chrétien. Certains conflits idéologiques ou religieux de l’ère moderne, malgré leur violence parfois, n’avaient pas entamé une définition commune de l’homme. On pouvait être militant communiste ou chrétien, défenseur de l’école laïque ou de l’école catholique tout en partageant une définition proche de ce que pouvait signifier être homme ou femme. Que se passe-t- il donc de nouveau avec le post-humanisme ? De nouvelles frontières semblent se dessiner. 1. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Fayard, coll. «Haute tension», 2010 (ensuite Demain les posthumains). Jean-Michel Besnier, né en 1950, agrégé de philosophie (1974), docteur d’État en science politique (1987), professeur de philosophie à Paris IV Sorbonne, (chaire de philosophie des Techno- logies d’information et communication), et à Sciences Po, membre du CREA, centre de recherche en épistémologie appliquée école Polytechnique et CNRS est aussi membre du comité d’éthique du CNRS. Auteur de nombreux ouvrages il est une personne reconnue et ses multiples interventions, témoignent de l’intérêt naissant pour ses thèses. 31 580 - Trouble dans la définition de l’humain_553 28/11/13 10:59 Page31

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LE POST-HUMANISME

ENTRE HUMANITÉ ÉLARGIE ET FIN DE L’HUMANISME

Introduction

Si les expressions d’hyper-modernité ou de post-modernité nous sont mainte-nant familières, le terme post-humanité est quant à lui encore réservé à uncercle restreint de philosophes, d’anthropologues ou de scientifiques mêmesi aujourd’hui il étonne moins qu’il y a trois ans lors de la parution du livrede Jean-Michel Besnier, Demain les post-humains1. Cependant, cet usageencore confiné n’interdit pas qu’on s’y intéresse de par la potentialité qu’ilrecèle et les déplacements philosophiques, anthropologiques et scientifiquesqu’il prétend fédérer. Selon nous, autour de l’expression post-humanisme (outranshumanisme) se regroupe un mouvement profond de remise en cause deprésupposés anthropologiques issus de la modernité et de l’héritage judéo-chrétien. Certains conflits idéologiques ou religieux de l’ère moderne,malgré leur violence parfois, n’avaient pas entamé une définition communede l’homme. On pouvait être militant communiste ou chrétien, défenseur del’école laïque ou de l’école catholique tout en partageant une définitionproche de ce que pouvait signifier être homme ou femme. Que se passe-t-il donc de nouveau avec le post-humanisme ? De nouvelles frontièressemblent se dessiner.

1. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, le futur a-t-il encore besoin de nous?,Paris, Fayard, coll. «DHaute tensionD», 2010 (ensuite Demain les posthumains). Jean-MichelBesnier, né en 1950, agrégé de philosophie (1974), docteur d’État en science politique(1987), professeur de philosophie à Paris IV Sorbonne, (chaire de philosophie des Techno-logies d’information et communication), et à Sciences Po, membre du CREA, centre derecherche en épistémologie appliquée école Polytechnique et CNRS est aussi membre ducomité d’éthique du CNRS. Auteur de nombreux ouvrages il est une personne reconnue etses multiples interventions, témoignent de l’intérêt naissant pour ses thèses.

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«DTout peut changer mais non la femme et l’hommeD», écrivait LouisAragon en 19692. Cette conviction du poète sur une nature stable de l’êtrehumain fut aussi le point sur le lequel le concile VaticanDII revint avec force,voyant dans la prise en considération de l’humanité de l’homme unerencontre possible avec les hommes de ce temps. La Constitution Gaudium

et Spes place l’homme comme point de rencontre universel : «DCroyants etincroyants sont généralement d’accord sur ce point : tout sur terre doit êtreordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet3.D» La détermina-tion de l’Église à rejoindre les hommes de ce temps, à partager leur humanitéet à observer les signes des temps, correspondait à un aggiornamento del’Église qu’elle pensait prophétique.

Mais ce présupposé humaniste semble avoir fait son temps. S’il paraîtacquis que le christianisme a façonné la culture et l’homme moderne (Weber,Gauchet, Ferry4, Taylor5) par l’émergence du sujet (du soi), de la conscienceet d’une possible conception de l’égalité et de la fraternité, par la croyancedans le progrès rapide de l’humanité, par une humanité qui accède à la raison,l’ex-culturation actuelle du christianisme réalise son œuvre dans un autresens. Le christianisme a permis la sécularisation, l’ex-culturation de celui-ci laisse place à un éclatement du consensus humaniste. Après lesexpériences politiques extrêmes de la négation de l’homme au XXe siècle,(Stalinisme, Nazisme, Pol Pot…) nous pouvons observer depuis cinquante

2. Louis ARAGON, Les poètes, Paris, Gallimard, coll. «DPoésiesD», 1969. «DEn quelle annéeoù sommes-nous mon âme / Tout peut changer mais non l’homme et la femme / Ni ce grandcri ni ce déchirement / Et la stupeur soudaine des amants / Tout peut changer de sens et denature / Le bien le mal les lampes les voitures / Même le ciel au-dessus des maisons / Toutpeut changer de rime et de raison / Rien n’être plus ce qu’aujourd’hui nous sommes / Toutpeut changer mais non la femme et l’homme.D»

3. Gaudium et Spes, 12. Ce paragraphe rejoint le poème d’Aragon cité plus haut.4. Cf. Luc FERRY, dialogue avec Marcel Gauchet, dans Le religieux après la religion,

Paris, Le Livre de poche, coll. «Dbiblio essaisD», 2004, p.D23 : «DLa philosophie occidentalemoderne pourrait en effet se définir comme une tentative de retraduire les grands conceptsde la religion chrétienne à l’intérieur d’un discours laïc, c’est-à-dire d’un discours rationa-liste. D’une certaine façon, la déclaration des droits de l’homme […] n’est bien souvent pasautre chose que du christianisme laïcisé ou rationalisé.D» Luc Ferry développe les mêmes idéesdans L’homme-Dieu ou le sens de la vie, Paris, Grasset, 1996. Voir également Jean-FrançoisMATTÉI, «DLe christianisme comme religion de la sortie du monde séculierD», dans Transver-salités, n°D123, juillet-septembre 2012, p.D83-92.

5. Charles TAYLOR, Les sources du moi, La formation de l’identité moderne, Paris,Seuil, coll. «DLa couleur des idéesD», 1989. On pourrait mentionner bien d’autres auteurs, parexemple Robert CASTEL, dans La montée des incertitudes, travail, protections, statut de l’indi-vidu, Paris, Seuil, coll. «DLa couleur des idéesD», 2009, p.D401-406.

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Un décrochage philosophique : à l’heure même où l’Église catholiqueopérait un aggiornamento en reconnaissant des valeurs humaines positivesqui la font se rapprocher de tous les hommes de bonne volonté (Gaudium

et Spes), la philosophie contemporaine de cet événement ecclésial mettaiten œuvre une entreprise de déconstruction radicale des présupposés dusujet moderne. Prolongeant les maîtres du soupçon, les structuralistes et lesdéconstructivistes mirent à mal l’humanisme6 que l’Église pensait rejoindredans sa quête d’ouverture au monde. L’Église s’ouvrait enfin à l’humanismemoderne, au moment même où les philosophes, mais aussi des artistes7

voulaient le déconstruire ou plus encore pour certains le quitter.

Un décrochage anthropologique: si le déconstructivisme ne toucha d’abordqu’une élite intellectuelle et artistique8, les penseurs comme Foucault, Derridaou Sloterdijk restent les références actuelles d’un mouvement profond de

6. Cf. Michel FOUCAULT, dont la fin de l’ouvrage Les mots et les choses, une archéologiedes sciences humaines ouvre une brèche dans le consensus humaniste : «DL’homme est uneinvention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être lafin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, si parquelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nousne connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme lefit au tournant du XVIIIe siècle le sol de la pensée classique –Dalors on peut bien parier quel’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable.D» Les mots et les choses,une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, NRF, coll. «D Bibliothèque dessciences humainesD», 1966, p.D398.

7. Cf. François CHEVALLIER, La société du mépris de soi, de l’urinoir de Duchamp auxsuicidés de France télécom, Paris, Gallimard, 2010, et Bruno PELLETIER, La crise catholique,religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Petite bibliothèque Payot, 2002,chap. 1.

8. François Chevallier, dans l’essai cité plus haut, avance la thèse suivante qui n’est pas sansargument: une part des mouvements artistiques du XXe siècle fut une anticipation de l’évolutionvers la post-modernité et le mépris du sujet moderne. «DComme si le nouvel art annonçait enréalité un nouvel homme dont Duchamp était le prototype et dont la caractéristique principalesemblait bien le désir de faire table rase de lui-même. De se débarrasser de soi. À cet égard, onn’a pas assez remarqué ce fait troublant qu’au début du XXe siècle, le dadaïste Raoul Hausmannfait sa tête mécanique «Dpour prouver que la conscience est inutileD», au moment où John BroadusWatson, inventeur du behaviorisme, affirme que le fonctionnement de l’homme par stimulus etréaction “rend inutile” le rôle de la conscienceD», op.Hcit., p.D16-17. Aussi «Davec l’interventiondu hasard dans les œuvres (dripping, pliages, accumulations, art cinétique, Land art, emballages,etc.) la désubjectivation battait son plein sans que le mot puisse être encore prononcé.D» ibid. p. 67.Nathalie Heinich défend un point de vue assez proche, en parlant «Dd’incivilités artistiquesD»,«DIncivilité du regard ou éthique de la transparenceD», dans Malaise dans la civilité, Claude HABIB,Philippe RAYMAUD (dir), Paris, Perrin, coll. «DTempus essaiD», 2012, p.D31.

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remise en cause de l’humanisme qui dépasse largement le strict domaine dela philosophie pour pénétrer toutes les disciplines attenantes à l’anthropologie.Ce qui crée aujourd’hui un éclatement du consensus humaniste et ouvre unevéritable crise anthropologique que nous n’avons pas fini de devoircomprendre, évaluer et affronter. À tel point que des prises de positionshumanistes de penseurs comme John Dewey9, Marcel Gauchet, Luc Ferry,André Comte-Sponville, Hans Jonas ou Jurgen Habermas10 sont assimilées parles penseurs du post-humanisme à des attitudes conservatrices et rétrogrades.Afin de comprendre cette remise en cause cinglante de l’humanisme portéepar le post-humanisme, nous allons dans un premier temps nous fier audiagnostic synthétique réalisé par Jean-Michel Besnier dans ses deux derniersouvrages. Dans un second temps nous esquisserons un repérage des lieux dedébats que ce mouvement provoque.

Vers un post-humanisme?

Difficile d’établir les contours d’un mouvement multipolaire comme lepost-humanisme. Nous suivrons les développements du philosophe dessciences Jean-Michel Besnier dans son livre de synthèse Demain les post-

humains, le futur a-t-il encore besoin de nous?, le plus abouti pour l’heuresur la question et son livre adjacent et plus récent, L’homme simplifié, le

syndrome de la touche étoile11, sans oublier Rémi Sussan, lui aussi pionnieren la matière avec Les utopies post-humaines12.

L’ouvrage de Jean-Michel Besnier est avant tout une synthèse impres-sionnante sur les théories et les mises en œuvre d’une culture contemporaineque l’auteur regroupe autour d’une pensée du post-humanisme13. Sous le

9. Le fait d’être considéré comme le père du pragmatisme n’empêcha pas John Deweyde signer le Manifeste humaniste de 1933.

10. Cf. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op. cit., p.D102-17.11. Jean-Michel BESNIER, L’homme simplifié, le syndrome de la touche étoile, Paris,

Fayard, 201212. Rémi SUSSAN, Les utopies posthumaines, contre-culture, cyberculture, culture du

chaos, Paris, Omnisciences, coll. «DLes essaisD », 2005. Cet ouvrage présente l’avantaged’établir une généalogie du posthumanisme.

13. Cette pensée est éminemment hybride, comme nous allons le voir. Elle est composéede la recherche scientifique autour des neurosciences (Changeux, Kupiec), de la cybernétiqueet des robots androïdes (Hiroshi Ishiguro, Ray Kurzweil), de la biologie et des nanotechno-logies (programme NBIC; Eric Drexler) mais aussi empreinte d’orientalisme et d’écologieradicale (James Lovelock) et de féminisme (Donna Haraway) ainsi que de littérature (Houelle-becq, Vercors) et de science-fiction littéraire et cinématographique (Walben 2, Matrix).

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mode d’une science-fiction littéraire ou cinématographique, par le biais dudéveloppement des sciences technologiques et notamment de la robotique,par l’interpellation des discours futurologistes, «Dcertains, de plus en plusnombreux annoncent le relèvement de l’humanité moderne par des êtres d’ungenre nouveau, “héritiers des cyborgs”, permettant ainsi d’en finir avec lesfinitudes les plus élémentaires : naissance, maladie et mort14 ». Les ouvragesde Sussan et Besnier, sans être de science-fiction, prennent au sérieux ledéveloppement des sciences contemporaines, y compris dans leurs aspectsincontrôlables ou volontairement immaîtrisables. «D Le livre interroge ladiffusion des idées, des comportements, des fantasmes qui conspirent de plusen plus à rendre plausible, et même désirable, l’avènement d’une post-humanité15.D» Aujourd’hui des scientifiques et des ingénieurs contribuenteux-mêmes à diffuser des façons de penser l’humanité et son avenir, quiauraient été confinées aux seuls ouvrages de sciences-fictions, il y a peu detemps encore. «DPrendre au sérieux la pensée du post-humanismeD», pourJean-Michel Besnier c’est aussi accepter qu’on ne puisse revenir en arrièreet par conséquent que l’épistémologie et l’éthique doivent composer uneréflexion adaptée à cette humanité élargie. L’auteur se met en devoird’explorer systématiquement tous les lieux d’émergence de la post-humanité.En faisant droit au contexte paradoxal de la pensée du post-humain. Penséemoderne, fille de Descartes qui vit dans la domination de la nature lanaissance du sujet autonome. Relayé par les Lumières, l’homme modernea cru, par les savoirs scientifiques, devenir plus sujet et plus autonome parrapport aux traditions, aux héritages et à la nature. Or ses propres créationsque sont les technologies contemporaines deviennent de plus en plusincontrôlables. Ce qui était pensé comme un outil de l’autonomie du sujetmoderne, devient immaîtrisable, autonome par rapport à un homme alorsassujetti à ce qu’il a fabriqué. Car pour ces auteurs il y a deux manières detransformer l’humain : soit par les drogues, le clonage ou les implants, soitpar l’adoption d’une technologie qui peut agir sur son identité. Ces deuxvoies ne s’opposent pas et le développement des technologies change lerapport de l’homme au monde, à l’autre et à lui-même. Les travaux duCanadien Marshall McLuhan font ici référence : celui-ci considérait lesmédias comme une forme d’extension du système nerveux16. Cependant,

14. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D10.15. Ibid., p.D11.16. Cf. Rémi SUSSAN, op.H cit., p.D 42 et Marshall MACLUHAN, Pour comprendre les

médias, Paris, Seuil, 1999.

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nous faisons l’hypothèse que c’est la référence à la pensée de Peter Sloter-dijk17 qui influence le plus la synthèse opérée par Jean-Michel Besnier.

La post-humanité s’ajoute aux humiliations répétées de l’humain par lesdécouvertes scientifiques modernes. Après Copernic, (la terre n’est pas aucentre), après Darwin (l’ascendance animale de l’homme), après Freud,(homme déterminé par de l’inconscient), vient l’idée, émise par Sloterdijk18,que la séparation de l’humain et du non humain est floue, relative, tant surle rapport nature-culture que sous le rapport homme-machine. «DLa honte quis’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquéeD », dit aussi Anders Günthers en parlant de «D honteprométhéenne19 ». Pour J.-M.DBesnier, les «Ddiscontinuités métaphysiquesD»sont remplacées par des continuités «Dpost-métaphysiquesD», à savoir «Dlecybernético-biotechnique, c’est-à-dire la convergence de l’organisme – cequi est né – et de la machine –D ce qui est fabriqué20 ».

Avec J.-M. Besnier, nous nous arrêterons sur trois lieux d’émergence oùle post-humanisme devient une réalité de l’expérience et de la pensée. Ilétudie ce qu’il en est des cyborgs21 (mi-robot, mi-homme), du programmeétasunien NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, technologies del’Informatique et sciences cognitives) et enfin l’homme augmenté (élargirles capacités de l’homme par l’implant). C’est finalement cette figure dudésir d’être un homme augmenté vers un transhumanisme qui semble devoirdominer l’ensemble des mutations anthropologiques actuelles sous l’angledu désir d’être plus.

Les cyborgs

Le cyborg évoque tout d’abord des êtres que la science-fiction mit enscène au cinéma ou en littérature. Mélanges de vivant et de machine,

17. Peter SLOTERDIJK, La domestication de l’être, Paris, Les Mille et une nuits, 2000 ;Règle pour le parc humain, Paris, Les Mille et une nuits, dernière édition 2010 ; L’heure ducrime et le temps de l’œuvre d’art, Paris, Calmann-Lévy, Paris, 2000.

18. Yves MICHAUD, Humain, inhumain, trop humain, réflexions philosophiques sur lesbiotechniques, la vie et la conservation de soi à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk, Paris,Micro-Climats, 2002, p.D38-47.

19. Günther ANDERS, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxièmerévolution industrielle, Paris, L’encyclopédie des nuisances, 2002 (cité par Besnier, p.D75).

20. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D21.21. Donna HARAWAY, «D Manifesto for Cyborgs : science technology, and socialist

feminism in the 1980’sD», in Socialist Review 80 (1985).

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hommes dotés de prothèses aux pouvoirs surhumains ou encore cerveauxdécouplés de corps robotisés, ils ne connaissent ni souffrance ni lassitude.

Le mot «DcyborgD» est contemporain de la conquête spatiale des annéessoixante. Le savant américain Klyne inventa le mot pour désigner l’inter-dépendance de l’astronaute et de la technologie dans une fusée22. En effetl’astronaute embarqué vit dans un monde totalement artificiel et lesingénieurs doivent donc prévoir son harmonie avec la fusée et toutes lesmachines et ordinateurs présents à bord. Le cyborg est donc à l’origine cetteassociation d’organisme vivant et de cybernétique en constante interactionmutuelle23. Le terme a suscité bien des fantasmes en science-fiction. Il a étéaussi repris et popularisé par l’anthropologue féministe Donna Haraway dansson «Dmanifeste cyborgD» voyant dans le cyborg un pouvoir d’émancipationpar rapport à une identité et une condition féminine soi-disant éternelles. Ellerevendiqua le slogan : «DCyborg pour la survie sur terreD» et exprima d’unefaçon radicale l’aspect systémique des différentes mutations an thro po lo -giques. À travers le cyborg se joue le rapport de l’humain au non-humain24.

Le terme a donc changé de sens depuis la conquête spatiale pour désigner«Dl’être hybride qui associe de manière interne l’organisme biologique et lesprothèses électroniques25 ». Et plus encore un couplage d’être pouvant seréduire à un cerveau avec toutes sortes de machines de toutes dimensions.Certains n’hésitent plus à évoquer un être cerveau complètement séparé

22. Cf. Ian HACKING, «DCanguilhem parmi les cyborgsD», dans Canguilhem, histoire dessciences et politiques du vivant, Paris, PUF, 2007.

23. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D84.24. La personnalité de Donna Haraway mériterait en elle-même une étude tant elle person-

nalise les mutations anthropologiques qui touchent la différence sexuelle, le rapport avecl’animal et l’ère du cyborg. Dans un manifeste plus récent sur les animaux de compagnie,Donna Haraway écrit ceci : «DMon objectif était d’investir les cyborgs selon une perspectivecritique, c’est à dire sans les célébrer ni les condamner, mais plutôt dans un esprit d’appro-priation ironique, orienté vers des fins tout autres que celles imaginées par les guerriers del’espace. À travers ce récit de cohabitation, de coévaluation et de socialité interspécifiqueincarnée, le présent manifeste pose la question de savoir laquelle de ces deux figuresbricolées, le cyborg ou l’espèce de compagnie, serait la plus à même de contribuer à l’élabo-ration de politiques et d’ontologies viables dans les mondes vécus contemporains. Ces deuxfigures sont cependant loin d’être antinomiques. Tant les cyborgs que les espèces decompagnie combinent sous des formes surprenantes humains et non-humains, organique ettechnologique, carbone et silicium, autonomie et structure, histoire et mythe, riches etpauvres, État et sujet, diversité et déclin, modernité et post-modernité, nature et cultureD», dansDonna HARAWAY, Manifeste des espèces de compagnie, chiens humains et autres partenaires,traduit de l’anglais par Jérôme Hansen, Édition de l’éclat, coll. «DTerra cognitaD», 2010.

25. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op. cit., p.D84.

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d’un corps artificiel. Si bien que des auteurs parlent d’«Despérance totalementinhumaineD» pour rêver d’une conscience qui pourrait échapper à la mortalitéet à la souffrance. «DL’intelligence est disposée à embarquer dans un nouvelesquif, il faut l’y aiderD», écrit Jean-Michel Truong, auteur d’un livre au titreévocateur : Totalement inhumain26. Ce même auteur en appelle à une vienouvelle, avec un successeur de l’homme, «Dfait de mémoires et de proces-seurs toujours plus nombreux et en voie d’interconnexion massive – qu’onappelle le NetD ». L’attachement au corps sera devenu archaïque et noussaurons en changer à notre guise par une intervention chirurgicale et untéléchargement! Mais on peut aussi imaginer que cet ordinateur cerveau prendson autonomie et gère lui-même sa relation au corps d’emprunt. On peut alorsparler d’ordinateur vivant27 ! Se pose alors la différence entre le couplecerveau-corps biologique et le couple ordinateur-corps virtuel qui fonctionnepar signaux et stimuli. Pour les prophètes du cyborg, la comparaison nerenvoie à rien d’essentiel et tournera forcément à l’avantage du cyborg.

Les Coréens et les Japonais ont, quant à eux, tout spécialement développédes robots androïdes. Le professeur Hiroshi Ishiguro qui mène des recherchespoussées en communication avec les robots affirme qu’un jour les robotspourront nous faire croire qu’ils sont des humains. Il faut dire que les repliee28

qu’il met au point depuis des années impressionnent par leurs capacités desimuler des mouvements humains et de réagir à des gestes d’humains et àl’environnement, grâce à de multiples caméras et capteurs tactiles. Ishigurofait maintenant aussi parler ses androïdes qui disposent de plusieurs dizainesde milliers de phrases disponibles. Si bien que l’un d’entre eux a été mis enscène pour la première fois dans une pièce de théâtre pour jouer du Tchekhov29.

Des considérations politiques expliquent l’avance prise par les Japonaisen matière de robots androïdes : compenser le vieillissement de la popula-tion et éviter de recourir à une main-d’œuvre immigrée30. Mais au-delà de

26. Ibid., p.D85.27. Ibid., p.D88.28. Cf. Christophe JACQUEMIN, «DRepliee ou l’inexorable marche vers le robot androïde?D»

site www.automatesintelligents.com, 22 août 2005.29. Festivals d’automne, théâtre de Gennevilliers, novembre 2012. La présentation de la

pièce pose d’emblée la question : «DEntre l’homme et le robot, au fond, quelle différence ?D»Il y eut une création d’une pièce adaptée aux robots et une reprise de Tchekhov (Les troissœurs) avec un robot et des acteurs. La presse n’a rien dit d’alarmant, on a fait bien plus descandale pour la première du Sacre du printemps de Stravinsky !

30. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D126; cf. le roboticien YokoiKazuhito dans le supplément de Courrier international, 13-19 novembre 2008.

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ces perspectives politiques les robots sont porteurs de questions anthro-pologiques. Les robots ont-ils une âme ? Si la question paraît aujourd’huiincongrue, les robots androïdes révèlent la possibilité d’une relationuniquement fonctionnelle avec des êtres non-humains et, a fortiori,montrent que bien des relations humaines sont réduites à la plus simpleexpression fonctionnelle. Les robots androïdes cautionnent et remettent aupremier plan des théories comportementalistes et de l’information deSkinner et du behaviorisme31. Si on laisse de côté les problèmes deconscience, l’être humain peut être abordé comme un être capabled’échanges informatisés et fonctionnels, un être qui répond à des signauxpar des comportements prévisibles. En d’autres termes, expliqueJ.-M. Besnier, «Dla sophistication des robots révèle peut-être la difficultédans laquelle nous sommes de plus en plus de définir l’humanité, d’objec-tiver placidement que l’humain commence là où la machine ne saurait lerejoindre32 ».

Le programme NBIC

Pour J.-M. Besnier, les nanotechnologies correspondent à une défaite desidentités, ce qui est l’entrée la plus saisissante dans le post-humanisme. Il estpossible aujourd’hui d’envisager des machines protéiques (que les généticiensnomment enzymes de restriction) qui peuvent couper des séquences d’ADN,en coller d’autres et fabriquer toutes sortes de messages d’ADN. Les nano -robots pourront circuler dans notre corps afin de réparer, de corriger,d’améliorer notre ADN en vue un jour de rendre nos corps inusables. Larévolution nanotechnologique est totale. Ainsi, l’homme devrait devenir leproduit de l’homme, «D l’organisme cessera du coup de se prêter à desconsidérations spiritualistes, vitalistes ou finalistes33 ». La disparition de lanaissance, de la maladie et de la mort est réellement envisagée34.

31. John B. WATSON, Pyschology from the Standpoint of a Behaviorist, Philadelphia andLondon, J.B. Lippincott Company, 1924. Les travaux sur les pigeons et les rats blancs et lesouvrages de B. F. Skinner font autorité sur le sujet : The Behavior of Organisms : An Experi-mental Analysis, 1938, Walden Two, 1948, Science and Human Behavior, 1953.

32. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D126.33. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D150.34. Laurent Alexandre, dans une conférence largement visionnée sur Youtube

(http://youtu.be/KGD-7M7iYzs), affirme devant un public nombreux : «D Parmi vous, jeparie qu’au moins une personne pourra vivre 1000 ans !D» Son propos, aborder le sujet taboupar excellence dit-il, notre mort. En deux cent cinquante ans, l’espérance de vie est passée

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Les États-Unis ont entrepris une vaste recherche fondamentale sur lesnanotechnologies sous le label NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies,techniques de l’Informatique et sciences cognitives). Le dénominateurcommun de ces recherches NBIC est une tentative maximale de dématéria-lisation des objets et une contestation de la capacité des concepts à rendrecompte du réel avec nos catégories philosophiques et scientifiques issues dela modernité35.

Le label NBIC suscite des inquiétudes que ne conteste pas J.-M. Besnier.Les scientifiques qui projettent cela, sont-ils des apprentis sorciers prêts, àl’échelle des nanomètres, de transformer la matière en intervenant sur lastructure des molécules ? Jamais avec un tel programme scientifique ladéfaite des identités n’a été aussi clairement perceptible et «Dachève de rendreprécaire les frontières entre le vivant et la machine36 ». Mais les recherchesen biotechniques accentuent la déstructuration des identités par le dévelop-pement des manipulations en tout genre. Les nanotechnologies satisferont-elles le désir d’en finir avec l’humanité ou comme l’écrit Drexler d’en finiravec la finitude37. À tel point que la distinction des espèces devient floue,le déterminisme génétique une légende, et très ténues les différences gé né -tiques entre hommes et animal. L’heure est au métissage ou à l’hybridationdu vivant38. Et le post-humanisme s’appuie sur trois grands déplacementstechnico-anthropologiques : l’animalisation de l’homme, l’humanisation del’animal et la mécanisation du vivant39.

L’homme augmenté

Les derniers jeux olympiques de Londres ont remis sur le devant de lascène le cas prototype du coureur Oscar Pistorius. Handicapé physique(amputé des deux jambes), ce champion olympique sud-africain aux jeux

de 25 à 80 ans, jusqu’où ce recul de la mort peut-il aller ? La réponse ne souffre aucuneambiguïté ; les technologies NBIC vont nous permettre de lutter contre, la maladie, lavieillesse et la mort. Le même Laurent Alexandre fit l’objet d’un reportage au journal de20 heures de FranceD2, le mercredi 20 février 2013.

35. Jean-Michel CORNU, Nouvelles technologies, nouvelles pensées, la convergence desNBIC, Paris, Fyp éditions, coll. «DProspecticD», 2011.

36. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D155.37. Eric DREXLER, Engins de création. L’avènement des nanotechnologies, Paris, Vuibert,

2005.38. Ibid., p.D157.39. Ibid., p.D158.

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paralympiques d’Athènes pour le 400Dmètres en 2004, courait avec unedouble prothèse en fibre de carbone40 d’une ergonomie telle qu’il courut aussivite que la championne olympique féminine. Il fit alors la demande auprèsdu comité olympique de concourir comme athlète normal aux jeux o lym -piques de Pékin en 2008. Les éthiciens du comité olympique, embarrasséspar cette demande, jugèrent finalement que cette prothèse représentait unavantage et qu’il fallait le considérer comme un cyborg. «DD’un être diminué,la technique a fait un homme augmenté et, au lieu de s’en réjouir, onsoupçonne là quelque calamiteuse dénaturation, susceptible de dicter demauvais exemples et de dévoyer l’humain dans son contraireD», dit J.-M.Besnier41. Finalement, après une seconde demande, Oscar Pistorius futadmis aux jeux de Londres 2012 et parvint même à se qualifier pour la demi-finale. Il participa en septembre dernier aux jeux paralympique et remportala médaille d’or du 400Dmètres et du 4 x 100 en battant à chaque fois le recorddu monde, mais fut battu sur 100Dmètres et 200Dmètres par un autre Blade

Runner. Il contesta alors la victoire de son adversaire, dénonçant le fait quecelui-ci avait des prothèses plus longues que les siennes42 ! Un autre rapportaux robots apparaît ici. Il ne s’agit pas seulement de réparer la naissance, lamaladie et la mort, mais d’augmenter les possibilités, d’imaginer des perfor-mances inenvisageables dans l’ordre de la nature. Et ici, l’auteur soulignele rapport ambigu que la modernité entretient avec la nature. Car d’un côté,elle professe que la marque de la modernité est de dominer et domestiquerla nature, de l’autre elle rejette la demande d’Oscar Pistorius au motif qu’ilne respecte pas la nature humaine de l’athlète, que sa prothèse est un artificequi augmente plus qu’elle ne limite ses possibilités. Pour le comitéolympique en 2008, il y avait une sorte «Dde péché de dénaturationD» quirenvoie à deux auteurs : Rousseau et son idée de nature, et Vercors et sesAnimaux dénaturés. L’épisode d’Oscar Pistorius et la fable de Vercors ontceci de commun qu’ils nous renvoient «Dà l’indéfinition des frontières entrel’homme et l’animal, rendue flagrante par des développements de la biotech-nologie43 ». La simulation de comportements anthropomorphes technique-ment si avancée aujourd’hui pose de façon radicale la question des frontières

40. Il est surnommé Blade Runner !41. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D92.42. Cf. Le Monde.fr (09.09.2012 mise à jour 2 heures du matin), La Croix, 28 août 2012.

Au mois de février 2013, Oscar Pistorius fait l’actualité pour une affaire dramatique : il estaccusé de meurtre. Cf. Le Monde.fr (19.02.2013 à 6h50, et le 21.02.2013 à 7h08).

43. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D93.

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entre l’humain et le non humain, de la même manière que dans le roman deVercors entre l’être hybride et l’homme44. L’histoire personnelle d’OscarPistorius pose, à la suite de Peter Sloterdijk, la question de la possibledéfinition de l’être humain, à partir de ses limites et du flou qui en résulteet qui fait s’alarmer certains et se réjouir d’autres. Mais il devient surtoutaujourd’hui l’objet d’une revendication relayée par des associations dont lemaître mot est «D transhumanismeD» et qui «Daffirment la possibilité et ladésirabilité d’augmenter fondamentalement la condition humaine à traversl’application de la raison, spécialement en développant et en rendantlargement disponibles les technologies pour éliminer l’âge et augmentergrandement les capacités intellectuelles, physiques et psychologiques del’être humain45 ». Ce qui était l’objet unique de la science-fiction littéraireou cinématographique, il y a vingt ans encore, se transforme aujourd’hui enobjet de revendication.

Un projet éthique pragmatique ?

Penser le post-humanisme est motivé chez J.-M. Besnier par une questionmorale et un projet éthique. Les progrès de la technique, qui semblent infinis,déclarent-ils la fin de toute morale possible46 ? Sans ce préalable, le lecteurfait un contresens sur le projet philosophique de J.-M. Besnier. Même sil’auteur reste discret sur ses positions éthiques personnelles dans Demain les

post-humains, il se dévoile et s’alarme des conséquences anthropologiqueset éthiques des mutations actuelles possibles dans L’homme simplifié47. Ladifférence de tonalité entre ces deux ouvrages ne peut que nous questionner.Si le projet éthique envers une humanité élargie est esquissé à la fin deDemain les post-humains, l’ouvrage suivant débute par l’expression d’un

44. Le roman de Vercors se situe toujours à la limite de la dérision et de l’interrogationanthropologique. Après avoir découvert une espèce de chimpanzé proche dans la chaîne desespèces de l’Homo erectus, des savants et des juges en viennent à chercher ce qui pourraitdéfinir l’être humain et le différencier. À force de rechercher des critères de la particularitéde l’humain, tous rejetés au fur et à mesure qu’ils sont énoncés, la femme du juge en vientdans un éclair d’idée à affirmer que ce qui différence l’homme et le chimpanzé, c’est que l’êtrehumain est le seul à aller chez le coiffeur !

45. Association française pour le transhumanisme (AFT) Technoprog.http://www.transhumanistes.com.

46. Ibid., p.D22.47. «DTout livre est porté par un mobile. Celui-ci est porté par la colère – une colère

capable de se ranimer quotidiennement…D », Jean-Michel BESNIER, L’homme simplifié,op.Hcit., p.D9.

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homme en colère. Car, dans L’homme simplifié, J.-M. Besnier présente unpost-humanisme qui est plus une déshumanisation qu’une humanité élargie.Alors une urgence éthique doit accompagner les évolutions anthropologiquesque supposent les bouleversements de la biotechnique. La sortie de l’huma-nisme moderne ne signe pas la fin de la morale mais la nécessité d’une moraleétendue. Pour cela, écartant d’un revers la position dite passéiste de certainsphilosophes comme Jürgen Habermas, qui, refusant le clonage48, est considérécomme pris d’un instinct de conservation pour préserver l’identité de lacommunauté des hommes, J.-M.D Besnier justifie l’exploration du post-humanisme. «D Plutôt que de nous crisper sur des positions morales quigarantirent la sécurité du monde d’hier, nous devons faire face et mobiliserles ressources de l’imaginaire. Il s’y exprime déjà le scénario d’une vieéthique régénérée, libérée du carcan des représentations à la source de nosactuelles vulnérabilités49.D» Ainsi l’auteur ne cherche pas tant à réfuter qu’àcomprendre les ressorts de la post-humanité afin de la penser dans un possiblebien-vivre d’une nouvelle sorte. Mais plus vigilant dans L’Homme simplifié,J.-M.DBesnier invite à discerner l’humain qui reste dans l’humanité élargie,car «D l’arrogance des promesses technologiques s’accommode ici d’unedésaffection des hommes à l’égard de l’humanité elle-même50 ».

En fait, pour les tenants d’un post-humanisme, ce qui caractérise l’humain,c’est le changement: «DL’humain apparaît toujours comme un être transitoire,une chenille, au mieux une chrysalide attendant de revêtir sa forme défini-tive51.D» Sortir de l’humanisme moderne, c’est finalement encore une caracté-ristique de l’homme. Une fatigue d’être soi, domine la pensée post-humaniste,une volonté même de se débarrasser du soi52 moderne devenu encombrant.Une fatigue d’être soi qui s’accompagne d’une mise en cause sans retenuedes structures anthropologiques naturelles : le rapport au temps (la naissanceet la mort), le rapport à l’espace (corporéité, altérité).

Sur le projet éthique de son ouvrage, Jean-Michel Besnier rejointDominique Lecourt qui, dans son essai sur Humains et post-humains53,

48. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D102-117.49. Ibid., p.D23.50. Jean-Michel BESNIER, L’homme simplifié, le syndrome de la touche étoile, op.Hcit.,

p.D92.51. Rémi SUSSAN, Les utopies posthumaines, op.Hcit., p.D13.52. L’expression est de François CHEVALLIER, dans La société du mépris de soi. De

l’urinoir de Duchamp aux suicidés de France télécom, Gallimard, Paris, 2010.53. Dominique LECOURT, Humains post-humains, Paris, PUF, coll. «DQuadrigeD», 2011.

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faisant un acte de foi dans l’innovation scientifique face aux prophètes demalheurs écologistes, considère que la seule attitude qui fasse sortir l’hommede la prison ontologique, c’est d’aller vers une éthique sans fondement54. Uneéthique pragmatique qui s’adapte aux progrès des sciences. «DIl se pourraitque nous ayons grand besoin d’une autre conception de l’éthique qui, […]s’émancipe de la nécessité de fonder, fût-ce en raison kantienne, le partagedu bien et du mal…D» Certains «Dprogrès scientifique peuvent nous aider àdéblayer le terrainD», dit encore cet auteur55. Pour Dominique Lecourt, lasubjectivisation change avec l’évolution des sciences et des techniquesappliquées à l’homme. On ne devient pas femme de la même manière avantl’apparition de la contraception qu’après. C’est donc une remise en cause dela version kantienne d’une personne morale porteuse d’universel et qui a safin en elle-même qu’opère Dominique Lecourt, car derrière cette notion depersonne morale portée par la modernité se cache une transcendance quiimpose sa définition permanente56. Or, fonder la morale c’est s’empêcher des’adapter à l’évolution des sciences et des progrès que la philosophie moraleest incapable de prévoir. Sur ce point donc, Besnier et Lecourt s’entendentsur la nécessité d’une éthique qui se libère d’une définition de la nature etde l’homme moral : «DQu’on se décide donc à quitter l’illusion du sujetsubstantielDauquel Descartes croyait57 !D» Mais la confiance de DominiqueLecourt est pondérée dans L’homme simplifié par une alerte sur l’arrogancede la technologie qui pourrait nous dispenser d’être homme58.

La finitude contestée

Notre humanité ne tient à presque rien59 ; le sujet moderne autonome, libreet conscient de lui-même (corps et âme) est humilié par ses propresdécouvertes et ses réalisations naguère inimaginables. Les post-humanistes

54. Dominique Lecourt s’écarte en revanche délibérément des positions des post-humanistes car il croit résolument dans la responsabilité des scientifiques de vouloir faireaboutir le projet de la modernité. Pour cela, il croit qu’une éthique doit s’adapter aux progrèsscientifiques qui améliorent la vie humaine ; cf. Humain posthumain, op. cit. Voir prologue,p.D15-28.

55. Ibid., p.D28.56. Ibid., p.D99-128.57. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D207.58. Cf. Jean-Michel BESNIER, L’homme simplifié, op. cit., p. 93 : «DDe quoi donc devrais-

je me sentir responsable? Ce monde n’a pas besoin de moi…D»59. Cf. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D137-157.

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renvoient les modernes à leurs classiques désormais inutiles (dixit Sloterdijk)et dans le même mouvement se défont d’une ontologie du sujet encombrantepour penser l’avenir technique de l’homme. Leurs leviers philosophiques setrouvent chez Foucault, Sloterdijk60 et Rorty61. Une fois le sujet déconstruitet sa nature rendue indéfinissable, improbable et malléable, la place est librepour penser l’humain comme un être à fabriquer : l’homme a tellementdominé sa nature qu’il se domine lui-même et devient l’objet de sa propreélaboration. Ainsi le corps, le temps, l’espace et la relation à autrui nedéfinissent plus les contours substantiels d’une anthropologie. Nous avonsaffaire avec une finitude contestée.

Un héritage moderne commun est déconstruit par les post-humanistes :la filiation Descartes-Kant62. Une conscience indescriptible, un soi fatigué,une impossible fondation de la raison universelle morale du sujet : le cogito

et l’impératif moral ne s’imposent plus. D’autant que la raison universelledu sujet cachait mal un christianisme dont elle était issue. Se défaire de Kantc’est dans le même mouvement se défaire du Christianisme qui engendra lamodernité. Foucault avait montré que le sujet moderne est une construction,«Ddont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine63 », il est donc aisé de le déconstruire. Tout peut doncchanger, même l’homme et la femme.

Références philosophiques et débats

(N.-B. : cet humanisme sans fondement n’est pas sans fondateur.)

Un projet philosophique$au croisement de Rorty et Sloterdijk ?

Rorty (1931-2007) :

J.-M.DBesnier termine son livre en évoquant les ressources théoriquespossibles pour la pensée du post-humanisme contenues dans les ouvrages de

60. Sur Sloterdijk, voir Yves MICHAUD, Humain, inhumain, trop humain…, op. cit.61. Remarquons l’influence de l’ami de J.-M. Besnier, le biologiste François Varela, dont

l’ouvrage Quel savoir pour l’éthique ? Action, sagesse et cognition (Paris, La Découverte,1996) est cité en conclusion de son livre.

62. Bruno Latour va jusqu’à contester le fait même de la réussite du projet du sujetmoderne. La possibilité d’une post-modernité et d’une posthumanité découle de l’échec decette raison universelle moderne. Cf. Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes, Essaid’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte -poche, 1997.

63. Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, op.Hcit., p.D398.

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Richard Rorty, le penseur phare du pragmatisme étasunien aujourd’hui. Deuxaspects sont à mettre en parallèles : la question de la vérité, la question del’avenir.

Au sujet de la vérité, Rorty écrit :

Pour les pragmatistes, la recherche, qu’elle soit de nature scientifique ou

morale, possède son modèle dans la délibération sur l’attrait relatif de

différentes possibilités concrètes. Penser que, dans les sciences comme en

philosophie, il est possible de substituer une «HméthodeH» à la délibération

entre les résultats alternatifs de la spéculation, c’est seulement prendre ses

désirs pour des réalités. C’est comme si l’on pensait que le sage moral

résout ses dilemmes en s’en remettant au souvenir qu’il a de l’idée du bien,

ou en respectant l’article de la loi morale qui convient64.

Notons le principe fondateur de l’attrait des différences concrètes, doncl’impossible consensus conceptuel qui va aboutir au rejet d’une recherchede l’idée du vrai. Le mot vrai n’a pas de signification. Notons aussi, commece sera le cas par la suite, que la réflexion épistémologique touche tout desuite une question morale, par une sorte d’égalité : impossible vérité,impossible morale.

Écoutons Rorty, dans un ouvrage plus récent, dans son débat avec lephilosophe Pascal Engel, quand il tente de substituer le terme justificationà celui de vérité.

Je soutiendrais, qu’une personne affirmant, c’est justifié mais peut-être

n’est-ce pas vrai, n’introduit pas une distinction entre quelque chose

d’humain et de non-humain, mais entre plusieurs situations dans lesquelles

des êtres humains peuvent se trouver – soit la situation présente, dans

laquelle la croyance paraît justifiée, et une situation hypothétique, dans

l’avenir, où l’on considérera que cela ne paraît plus être le cas… c’est une

suggestion quant à la manière de penser la distinction entre justification

et vérité65.

Plus loin, Rorty applique sa distinction au domaine moral.

64. Richard RORTY, Conséquences du pragmatisme, Paris, Seuil, coll. «DL’ordre philoso-phiqueD», 1993, p.D305.

65. Pascal ENGEL, Richard RORTY, A quoi bon la vérité?, Paris, Grasset, coll. «DNouveaucollège de philosophieD», 2005, p.D68.

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Qu’en est-il maintenant de la question de la relation entre le concept de

vérité et les vertus morales que mentionne Pascal [Engel, son contradic-

teur] –Hvéracité, sincérité, exactitude et confiance? Je crois qu’il ne serait

pas difficile d’inculquer ces vertus en s’appuyant sur la notion de justifi-

cation. Dans une telle perspective, on peut dire qu’une personne est sincère

lorsqu’elle dit ce qu’elle estime justifié, et non ce qu’elle croit vrai. Je pense

que nous pourrions promouvoir ces vertus sans jamais qu’il soit question

de la distinction entre justification et vérité66. […] La distinction philoso-

phique entre justification et vérité semble ne pas avoir de conséquences

pratiques. Et c’est la raison pour laquelle les pragmatistes jugent que ce

n’est pas la peine d’y réfléchir67.

Pour Rorty, le concept de vérité est sans consistance, sans substance, ilfaut donc comprendre qu’il ne peut être ni une norme ni un but en particu-lier dans l’ordre scientifique. Il ne sert donc à rien de l’invoquer, ni enscience, ni en épistémologie, ni en éthique68. L’ordre pratique est un ordrede la justification de ce qui est et de ce qui est cru. «DThe true is simply what

is good in the way of belief69 », disait William James, le cofondateur dupragmatisme.

Ainsi, on aperçoit la parenté de pensée entre le pragmatisme étatsunienet la philosophie du post-humanisme que J.-M. Besnier esquisse et quimotive son intérêt pour Rorty. C’est en rompant avec les assises concep-tuelles du sujet moderne et de la métaphysique philosophique et épistémo-logique que le post-humanisme trouve sa justification. Car comme lepragmatisme, c’est bien dans l’ordre de la justification qu’il se situe et nondans l’ordre de la fondation. Le post-humanisme s’appuie sur un présupposé,la valeur toujours relative des notions et concepts qui ne peuvent prétendreà l’universel et à la fondation. La définition de l’homme est la première àsubir cette déshérence du concept et de la morale dans un même mouvement.On observe le passage d’une morale à une éthique sans fondement élargieà ce qui est : aux diverses manifestations de l’étant.

L’avenir : L’espoir plutôt que le savoir, telle est la formule choc deRorty. Il la développe tout spécialement à partir de John Dewey. Tout savoirne procède pas d’un héritage mais procède d’une construction d’une

66. Ibid, p.D69.67. Ibid, p.D73.68. Ibid, p.D2569. William JAMES, Pragmatism, 1907

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communauté en un moment donné ; le savoir est toujours la conclusionprovisoire d’une hypothèse70. L’incapacité du langage à rendre compteexactement du réel ouvre les champs imprévus du possible. C’est ici que lapensée pragmatiste rejoint la pensée du chaos et de l’émergence telle que ladéveloppe Besnier dans le chapitre 7 de son livre. Le titre d’un sous-chapitre est une référence certaine à Rorty : «DDernier espoir, le chaos71 ».Refusant le principe de l’enchaînement des causes et des conséquences,refusant qu’un effet soit proportionné à une cause, la pensée de l’émergenceet du chaos soutient la conception d’un post-humanisme qui n’est pas la finprévisible de l’humanisme cartésien, mais un avenir qui échappe : «DC’estseulement du côté d’une science du désordre qu’on devra aller chercher laprospective.D» «DL’émergence fait surgir dans un système des propriétésoriginales, des phénomènes improvisés, des lois inattendues, qui n’appar-tiennent pas aux éléments composants, isolés ou distribués au hasard72.D» Lapensée du chaos liée à l’émergence fait le deuil de l’idéal de maîtrise de l’èremoderne, «Dl’immaîtrise est le nouvel idéal régulateur et elle implique à termel’annulation même de l’initiative humaine73 ». L’avenir a-t-il encore besoinde nous?

Peter Sloderdijk (né en 1947) :

Ce philosophe et essayiste allemand est moins célèbre en France. OutreRhin pourtant, plusieurs de ses ouvrages ont connu un réel succès et certainsont provoqué un débat houleux en 1999, notamment ceux auxquels fontréférence Jean-Michel Besnier, Règles sur le parc humain et Domestication

de l’être, textes traduits et publiés ensemble en français74. Pour Sloterdijk, «Dleshommes ont toujours agi sur eux-mêmes et sur l’espèce. Pour le meilleur etpour le pire. Pour lutter contre les maladies ou fabriquer des monstres de foire

70. La référence est clairement ici John Dewey et sa théorie de l’enquête. N’est fondéen vérité scientifique que ce qui est provisoirement le résultat de l’enquête. Cf. John DEWEY,Logique, théorie de l’enquête, trad. Gérard Deledalle, Paris, PUF, 1993, 693Dp. (The Theoryof Enquiry, Henry Holt and Company, 1938). De même, l’expérience ne prend sens que dansun continuum d’expériences positives et orientées vers le futur. Cf. John DEWEY, Expérienceet éducation, trad. M.-A. Carroi, Paris, Bourrelier & Cie, 1947, 95D p. (Expérience andEducation, New York, Kappa Delta Pi, 1938).

71. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op. cit., p.D186.72. Ibid., p.D188. Cf. la citation de Georges Matisse, tirée de L’incohérence universelle,

Paris, PUF, 1956, p.D1.73. Ibid., p.D199.74. Peter SLODERDIJK, Règles sur le parc humain suivi de La domestication de l’être, Paris,

Mille et une nuits, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, 2010, 187Dp.

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qui rapportent de l’argent, pour s’embellir, pour croître et se multiplier ou pouréliminer des populations entières par génocide75 ». La situation contemporainediffère pourtant par trois traits absolument nouveaux.

D’une part, les capacités d’action de l’espèce humaine sur elle-même sontincomparablement plus puissantes que par le passé : actions sur le corps(maladies, santé, durée, humeurs, idées…), contrôle de la reproduction,alimentation…

Déjà, dans la logique du contrôle des naissances, les parents peuvent dire

à leurs enfants qu’ils les ont voulus. Grâce aux progrès de la génétique et

à l’eugénisme privatisé que ces progrès rendent possible, ils pourront

bientôt leur dire qu’ils les ont voulus aussi parfaits qu’ils sont.

Aussi

la disponibilité et même la propension ouverte, avouée et euphorique que

nous avons à agir de cette manière instrumentale et technique sur nous-même.

Enfin,

nous contrôlons si bien notre milieu et l’avons si bien parfaitement aménagé

pour notre survie et notre confort que nous avons mis en danger le monde

et l’environnement dans lequel il s’inscrit76.

Dans Règles sur le parc humain77, Peter Sloterdijk part d’une relecturede la Lettre sur l’humanisme de Heidegger à la lumière de Nietzsche et dePlaton. Deux idées firent débat et même scandales.

– il faut voir l’humanité de l’homme comme le résultat d’un élevage etd’une sélection, d’une anthropologie technique ;

– d’autre part cette anthropo-technique requiert aujourd’hui que l’on entreactivement dans le jeu de la sélection en formulant un code des anthro-potechniques.

75. Cité par Yves MICHAUD, Humain, Inhumain, trop humain, réflexion philosophiquessur les biotechnologies, la vie et conservation de soi à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk,Paris, Micro-climats, 2002, p.D11.

76. Ibid., p.D12-13.77. Peter SLODERDIJK, Règles sur le parc humain suivi de La domestication de l’être, Mille

et une nuits, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, 2010, 187Dp.

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Pour Sloterdijk, la crise de l’humanisme vient de la fin des humanités,car tout humanisme «D classiqueD » implique ainsi le fantasme de lacommunauté des lettrés. L’humanisme bourgeois est le pouvoir d’imposerles classiques à la jeunesse et d’affirmer la validité universelle des lecturesnationales. Pour Sloterdijk, ce temps est révolu. La société est post-épisto-laire, post-littéraire et post-humaniste. «D Les humanistes métaphysiquesposent trop vite l’idée d’une essence ou d’une nature humaine en faisant del’homme un être parmi les autres êtres mais plus raisonnable, plus intelli-gent, plus habile. Ils considèrent l’humanitas de l’homme comme acquiseet allant d’elle-même alors qu’il faudrait s’intéresser sur le venant à exister(l’ek-sistence) de cet êtreD», explique Yves Michaud au sujet de Sloterdijk78.Il faut cesser de mettre l’humain au centre des choses. L’homme estseulement voisin de l’être, il y a une humilité ontologique contraire auxgrandeurs métaphysiques. Pour Sloterdijk, il s’agit d’une négligence oumême une absence de pensée d’une ontologie existentielle venue des Grecset confirmée par le christianisme79.

Pour Sloterdijk, l’homme est un mammifère qui naît trop tôt et arrivedans le monde avec un excédent d’inachèvement. C’est parce qu’il est unanimal dénaturé qu’il accède au monde. L’homme est un être-animal qui aéchoué dans son demeurer animal. L’homme se sépare de l’animal en leniant ou en l’exploitant. Devenant humain il devient inhumain avec lesanimaux. Parlant de la naissance physique Sloterdijk parle «Dde tomber duventre de sa mère80 ». Naître, ce n’est pas venir à l’ek-sistence. Ce venir aumonde passe par le langage que l’homme construit81. Alors l’homme peutéchouer à s’humaniser : «DQu’est-ce qui apprivoise encore l’être humainlorsque l’humanisme échoue dans son rôle d’école de l’apprivoisementhumainD», dit clairement Sloterdijk82. L’homme est domesticateur de lanature, il est aussi un éleveur d’homme, une force d’apprivoisement etd’élevage. Il y a une lutte entre éleveurs du petit homme ou du grandhomme, entre humanistes et sur-humanistes. La thèse anthropologique deSloterdijk est donc la suivante : «DL’homme lui-même est fondamentalementun produit et ne peut donc être compris que si l’on se penche dans un esprit

78. Yves MICHAUD, Humain, inhumain, trop humain…, op. cit., p.D24.79. Peter SLOTERDIJK, Règle pour le parc humain, op.Hcit., p.D27.80. Peter SLOTERDIJK, La mobilisation infinie, vers une critique de la cinétique politique,

traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand, Paris, Christian Bourgeois, Essais, 2000, p.D160.81. Yves MICHAUD, Humain, Inhumain, trop humain…, op. cit., p.D28.82. Peter SLOTERDIJK, Règle pour le parc humain, op. cit., p.D35.

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analytique sur son mode de productionD», dit-il dans La domestication de

l’être83. L’homme n’est rien de naturel et ce produit est engendré par lui-même.

L’ontologie humaniste est sur la défensive, car elle est incapable de rendrecompte des artifices, des machines en instituant une coupure ontologique.Les artéfacts et les machines sont des êtres inférieurs pour l’ontologiehumaniste, Heidegger compris. Or, pour Sloterdijk, la modernité machinistedoit conduire à un nouvel humanisme. Les invalides sont les précurseurs del’homme de demain ! Paradoxe contemporain moderne, la vie est techniquedans une pensée pré-technique84 : «DLa technique engendre ainsi une natureartificielle et un homme aux capacités élargiesD », dit encore Michaud àpropos de Sloterdijk85. Si naître c’est tomber et entrer dans le néant alors latechnique contribue à faire venir l’ek-sister de l’homme. Cette venue est uneconstruction. La condition humaine, c’est-à-dire la domestication del’homme vient avec l’anthropotechnologie.

Ce bref aperçu des thèses de Sloterdijk manifeste clairement la dette dupost-humanisme envers la pensée du philosophe allemand de la domestica-tion de l’être. Plus radicalement que le pragmatisme, Sloterdijk sape toutepensée de vie comme don reçu, toute pensée d’une création comme bénédic-tion, d’un possible héritage, d’une possible fondation de l’humanité. Lespost-humanistes et Sloterdijk remettent l’homme au destin de la techniquecomme une eschatologie fabriquée.

Un débat indirect avec Ricœur ; la défaite des identités?

J.-M.D Besnier cite Ricœur comme un des philosophes de traditionoccidentale ayant abordé les questions soulevées par le post-humanisme86.Déjà au XVIIIe siècle, David Hume avait contesté l’idée de consciencepersonnelle et d’identité stable du sujet. «DL’esprit est une sorte de théâtreoù diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passentet repassent, glissent sans arrêt et se mêlent en une infinie variété deconditions et de situationsD», écrivait le philosophe écossais dans son traité

83. Peter SLOTERDIJK, La domestication de l’être, op. cit. p.D86.84. Yves MICHAUD, Humain, Inhumain, trop humain…, op.Hcit., p.D44.85. Ibid., p.D43.86. Jean-Michel BESNIER, Demain les posthumains, op.Hcit., p.D161-162.

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de la nature humaine87. Pour J.-M. Besnier, Ricœur dans Soi-même comme

un autre est le philosophe occidental qui a le plus pris au sérieux le fait quel’identité se construit dans la narration que nous en faisons. L’identité du soise construit par la médiation d’un récit de nous-même. J.-M.D Besniersouligne l’intérêt qu’il voit à la notion d’identité comme ipséité. «DC’est avecla question de la permanence dans le temps que la confrontation entre nosdeux versions de l’identité fait pour la première fois véritablementproblème88 », écrivait Ricœur.

L’intérêt de J.-M. Besnier pour la notion d’identité est inversé par rapportau débat que Ricœur entretient avec Derek Parfit à propos de Reasons and

persons dans Soi-même comme un autre à la cinquième étude. Mais à la finles résultats seront les mêmes : l’impossible définition d’une identitéhumaine. Alors que Parfit n’applique la notion d’identité que sur le seulversant de la mêmeté, afin de réfuter toute idée d’identité communémentacceptable, J.-M.D Besnier semble ne s’intéresser d’abord qu’au versantipséité de l’identité narrative développé par Ricœur.

Le débat Ricoeur-Parfit nous concerne donc tout spécialement puisqueRicœur prend en compte sérieusement les arguments (œuvre hors ducommun!) de Parfit sur la décomposition des critères de l’identité humainetels qu’ils sont reçus de la tradition philosophique occidentale89. Troisaffirmations sur l’identité personnelle sont soigneusement démontées parParfit : qu’un noyau de permanence d’une personne peut être repéré, qu’ilpeut être donné une réponse déterminée à l’existence de cette personne, etenfin que cette détermination est essentielle pour revendiquer le statut desujet moral90. À l’opposé de ces trois assertions, la thèse dite réductionnisteque défend Parfit, affirme que l’identité est un enchaînement d’événementsde nature physique ou psychique, avec un reste d’aucune sorte : «DL’existenced’une personne consiste exactement en l’existence d’un cerveau et d’uncorps et dans l’occurrence d’une série d’événements physiques et mentauxreliés entre eux91.D» Toute idée d’identité est un ajout, «Dfurther fact viewD»,à ce processus régulateur, d’où l’idée de la thèse réductionniste.

87. Cf. David HUME, Traité de la nature humaine, Livre I, IVe partie, section 6, Paris,Aubier-Montaigne, 1973, p.D342-344. L’ouvrage a été écrit en 1739. Cité par J.-M. BESNIER,p.D160.

88. Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p.D140.89. Derek PARFIT, Reasons and Persons, Oxford, Oxford University Press, 1986.90. Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, op.Hcit., p.D156-157.91. Ibid.

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La thèse réductionniste, explique Ricœur, «D marque la réduction ducorps propre au corps quelconque. Cette neutralisation… facilite la focali-sation sur le cerveau… dénué de tout statut phénoménologique et donc dutrait d’appartenance mienne92.D»C’est à partir de cette notion d’appartenanceque Ricœur rebondit sur ce qu’il estime être le moment le plus critique del’œuvre de Parfit, quand celui-ci veut dissocier le critère psychologique dutrait d’appartenance mienne. «DOn doit pouvoir définir la continuité mnésiquesans référence au mien, au tien, au sienD », dit Parfit. On pourrait sedébarrasser du propre si l’on pouvait créer une réplique de la mémoire dansle cerveau d’un autre. «DLa mémoire peut alors être tenue pour une tracecérébrale. On pourrait dire “ça pense”, mais pas “je pense”93.D» Ce qui esten cause pour Ricœur, c’est l’attribution d’une pensée à un penseur.

Pour montrer que la question de l’identité est vide de sens, Parfit base sonargumentation sur des récits de science-fiction et imagine des situations detélétransportation de cerveau94. Il imagine deux versions d’un cas de copieexacte de cerveau transmise par ondes sur une autre planète où une machinereconstitue une réplique exacte de moi-même correspondant aux informa-tions du cerveau et de l’enchaînement des événements. Premier cas : moncerveau et mon corps sont détruits au cours de mon voyage spatial ; est-ceque j’ai survécu dans ma réplique ou est-ce que je suis mort ? Le cas paraîtindécidable. Le second cas, présenté par Parfit, mon cerveau et mon corpsne sont pas détruits, mais mon cœur abîmé. Je rencontre ma réplique, je saisque je vais mourir avant elle ; alors vais-je mourir ou survivre dans maréplique? Pour Parfit, les situations sont indécidables et, par conséquent, lesquestions vides de sens.

Ricœur explique la cohérence apparente des conclusions de Parfit, parcequ’elles situent la question de l’identité uniquement sur le pôle de la mêmeté.Pour Ricœur, Parfit se situe dans le paradoxe de la mêmeté et non sur laquestion de l’identité. Il ne s’intéresse qu’à la question y a-t-il quelqu’unexactement comme moi à un moment donné95 ? Dans l’argumentation deParfit, Ricœur conteste le fait qu’il suppose dissocié ce qui en fait estindissociable dans l’expérience ordinaire : les données psychologiques et lefait d’être un sujet qui s’éprouve comme possesseur de ce psychisme. Mais

92. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.D159.93. Ibid, p.D160.94. Ibid, p.D16195. Ibid., p.D162.

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ce que l’argumentation de Parfit n’atteint pas selon Ricœur c’est la dimensiontemporelle de l’existence. Le voyageur change de planète, il éprouve untemps. Or, Parfit ne tient compte que d’une structure de mémoire à unmoment donné. «D Quant à moi qui suis téléstransporté, il ne cesse dem’arriver quelque chose : je crains, je crois, je doute, je me demande si jevais mourir ou survivre, bref, je me soucie96.D» L’historicité ne peut êtreimpersonnelle pour le philosophe français. Enfin, Parfit réfute l’idée que laquestion de l’identité ait une quelconque importance. «DIdentity is not what

matters.D» Et notamment dans le cas du jugement moral. Car, pour lui, lesraisons valables du choix éthique passent par la dissolution des croyancesfausses sur le statut ontologique des personnes. S’intéresser à l’identité c’estselon lui légitimer la théorie égoïste de «Dl’intérêt propreD» des utilitaristes.

Pour Ricœur, si Parfit en vient à défendre la dissolution de l’identitécontre les utilitaristes, c’est qu’il confond l’identité comme mêmeté etcomme ipséité et qu’il assimile la seconde à la première. En matière éthique,Ricœur ne peut se résoudre à détacher la question morale qui se pose, le «DcequiD» importe, à la personne qui se pose cette question, et le «Dà quiD» la choseimporte97. Les expériences morales appartiennent à des personnes qui lesexpérimentent dans la durée et dans mon corps98. L’évocation de Ricœur parJ.-M.DBesnier ouvre une perspective timide en vue d’un possible réancragede la mémoire dans la construction des identités, là où les thèses biotechno -logiques de la construction de l’être nouveau font fi de tout souci envers lepassé et la mémoire, délaissés au seul univers virtuel.

Conclusion

La réalité biotechnologique a dépassé ce qu’imaginait J.-M. Besnier, il y atrois ans encore. Quand celui-ci publia Demain les post-humains, il faisaitfigure de découvreur d’un arrière monde qui n’atteignait pas encore la

96. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p.D163.97. Ibid., p.D165.98. Le livre de Paul Ricœur a été publié en 1990. On voit combien le débat avec Parfit

est proche des questions soulevées par le posthumanisme. Je note cependant deux différences.Ce qui chez Parfit semble ne reposer dans l’argumentation que sur la science-fiction, setransforme dans le livre de J.-M. Besnier en une vision d’une humanité renouvelée à l’échelledes années 2030. On passe de l’hypothétique modèle à la vision. Je note également une chosecurieuse : Parfit emploie une part de l’argumentation sur la dissolution de la notion d’iden-tité contre les utilitaristes (pragmatistes) alors que Besnier semble se rapprocher de Rorty aunom de la critique du sujet moderne enfermé dans les catégories substantielles d’identité.

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culture ordinaire. Ce n’est plus le cas. La nature humaine semble êtrederrière nous99, la fabrication d’un homme nouveau déjà devant nous. Or,le philosophe a pour tâche de s’inviter dans ce qui est. Et aujourd’hui,explique J.-M. Besnier, la technologie est notre milieu. À tel point qu’au boutde ce parcours auquel nous introduit le philosophe des sciences au sein del’univers du post-humanisme ou du transhumanisme, la frontière ontologiqueentre l’homme et la machine, entre la nature de ce qui est reçu et la culturede ce qui est fabriqué est tellement poreuse qu’elle ne tient plus. Vercors, enromancier, avait imaginé que la frontière avec l’animal avait perdu sesconcepts établis. Le cinéma nous avait habitués à voir des robots exprimerdes sentiments. Aujourd’hui la technologie et ses ingénieurs nous pro -mettent une imagination abordant au seuil du possible et dès lors du souhai-table et du désirable.

Les transhumanistes revendiquent clairement de se couper d’uneréférence substantielle à l’homme : le concept d’homme moderne est uneabstraction, il n’a jamais été qu’un projet ; la déclaration universelle desdroits de l’homme, un compromis. Le soi moderne est encombrant. Lafatigue d’être soi motive ce projet d’un être nouveau, l’homme augmenté,l’homme fabriqué qui dépasse les vulnérabilités liées à sa condition naturelle.La technique permet aujourd’hui de choisir d’être «DplusD» en traversant leslimites de l’espace, du temps et du corps. Avec ce rejet d’une définitionsubstantielle de l’homme, le post-humain prend conscience que la machinequ’il avait fabriquée pour dominer la nature, le précède maintenant et il sesoumet au destin de ce qu’il a fabriqué.

Si le post-humanisme s’affranchit de la définition de l’homme, il s’affran-chit de devoir aussi fonder une quelconque morale. La seule éthique envisa-geable est alors celle d’une adaptation au destin de la technique. Ici, se tientJ.-M. Besnier. Il faut préserver ce qui est possible d’une humanitétransformée qui garde encore entre ses mains, Prométhée et Hermès, le voldu feu et la politique100. Mais poser les règles est-il encore envisageable? Laquestion adressée à Peter Sloterdijk après sa conférence sur les Règles sur le

parc humain, s’adresse au post-humanisme mais tout autant à J.-M. Besnier.

99. Jürgen Habermas posait la question de l’avenir de la nature humaine en 2001. Le post-humanisme a, lui, une réponse certaine. Cf. Jürgen HABERMAS, L’avenir de la nature humaine,Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, coll. «DEssaisD», 2001.

100. Conférence prononcée à l’ENS rue d’Ulm le 14 novembre 2012 dans le cadre duséminaire «DPhilosophie et histoire des sciencesD».

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Affranchis des sages et des Dieux, affranchis d’un impératif catégoriqueuniversel, affranchis d’un consensus sur l’homme, peut-on penser uneéthique sans fondement? Ici même la morale laïque ne tient plus. Cetteéthique d’une humanité élargie dont se réclame J.-M. Besnier peut-elleencore s’appuyer sur Kant? Doit-on se résoudre à faire de la technique notreculture anthropologique commune ? Les questions soulevées par J.-M.Besnier sont considérables et ouvrent un espace de réflexion totalementinexploré et, il y a peu encore, inenvisageable.

Joël MOLINARIO

Institut Catholique de Paris Theologicum-Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses

Institut supérieur de pastorale catéchétique (ISPC)

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