Le pèlerin de Paris

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Le pèlerin de ParisDU MÊME AUTEUR
SAINT ALBERT LE GRAND. — Un volume de la col- lection « Temps et Visages ». (Desclée de Brouwer).
LES DERNIERS BEAUX JOURS. — Roman, un volume (Éditions Montaigne).
ALBERT GARREAU
ÉDITIONS BERNARD GRASSET
Nil obstat : Lutetiæ Parisiorum, die 13° septembris 1935. Fr. A. M. ROGUET O. P.
Imprimatur : Lutetiæ Parisiorum, die 17° septembris 1935. V. DUPIN, v. g.
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays,
y compris la Russie. Copyright by Éditions Bernard Grasset 1936.
A
CES NOTES, INDIGNES DU SAVANT ET DU POÈTE,
QUI, DANS SA GRANDE BONTÉ,
LES ACCUEILLERA, EN TÉMOIGNAGE D'AMITIÉ,
D'ADMIRATION, DE RESPECT.
PARIS, VILLE SAINTE
La terre de France garde en son sein la poussière de millions de cœurs, qui battent à l'unisson du Cœur du Christ.
Mgr BERTEAUD, évêque de Tulle. (Lettre pastorale de 1864 .)
c
E n'est pas ici une histoire spirituelle : dire com- ment, depuis quand, Paris est une ville sainte serait à peu près entreprendre de conter l'his- toire de France, l'histoire de l'Eglise et l'histoire
de la pensée occidentale. Ce n'est pas même le récit des événements religieux, littéraires ou politiques dont Paris a été le théâtre. Il ne sera question ni de la Scolastique, ni du Jansénisme et de ses écrivains, ni des orateurs sacrés du XVII siècle, ni de Lamen- nais, de Montalembert et de leurs amis, non plus que de la guerre de Cent ans, de la Ligue ou de la Fronde, mais exclusivement des reliques conservées dans nos églises et des lieux encore visibles, où de saintes gens ont passé.
On objectera : à quoi bon dresser ce catalogue, à quoi bon entreprendre des pèlerinages décevants? La moindre chapelle de faubourg avec son taber- nacle est un lieu plus saint infiniment que des ves- tiges historiques parfois sans charme, défigurés ou ruinés. Mais notre mouvement le plus spontané
n'est-il pas de nous opposer au temps qui s'écoule, à l'oubli? Nous savons de connaissance rationnelle que notre
ville, comme nous-mêmes, périra. Tant d'horreur passe l'imagination; nos ancêtres s'efforçaient de lire l'Apocalypse entre les lignes, craignaient le feu du ciel. Il nous suffit maintenant de prévoir la lubie malfaisante de nos voisins ou de quelques-uns d'entre nous. Ou encore une minuscule fluctuation géolo- gique, une pulsation, une ride imperceptible à la sur- face de l'écorce terrestre, qui effacerait sans retour nos quelques mètres de reliefs.
Peut-on soutenir cette pensée sans éprouver que tous les lieux-communs sur l'excellence de Paris sont encore inégaux à la tendresse qui lui est due? Le paysage, le fleuve, les monuments qui sont voués à la mort, et l'air du temps lui-même, on voudrait tout pouvoir enclore dans une larme d'ambre impérissable, comme ces insectes vieux de milliers de siècles. Ville qui tire son miel de tant de pousses et dont la saveur est sans égale. Plutôt que s'essouffler à dire ce qu'est son cœur, il vaut mieux, peut-être, le circonscrire de noms disparates, mais éloquents, et qui lui appartien- nent : François Villon, clerc manqué, voyou et poète parisien : plutôt que Molière et Voltaire, Jean Racine et Nicolas Boileau, que l'abbé Bremond aimait et qui est très digne d'amitié; Nerval, qui descend du Valois, plutôt que Musset; Veuillot, qui arrive d'Orléans et de Bercy; Verlaine, l'ardennais; Huys- mans, dont les aïeux viennent des Pays-Bas; Fagus, fils de communards, qui allait ruminant le mystère royal de Philippe-Auguste; mais Péguy est un ban- lieusard, un paysan dépaysé; et Léon Bloy, sur son pavé, un homme du midi.
Veuillot, lamentant les grands travaux du Se- cond Empire, qui défiguraient les quartiers du centre, écrit dans les Odeurs de Paris : « Qui habitera la
maison paternelle? Qui priera dans l'église où il a été baptisé? Qui connaîtra encore la chambre où il entendit un premier cri, où il reçut un dernier soupir? Qui pourra poser son front sur l'appui d'une fenêtre où jeune il aura fait ces rêves éveillés qui sont la grâce de l'aurore dans le joug long et sombre de la vie?... Ville sans passé, pleine d'esprits sans souve- nirs, de cœurs sans larmes, d'âmes sans amour! Ville des multitudes déracinées, mobile amas de poussière humaine, tu pourras t'agrandir et devenir la capitale du monde; tu n'auras jamais de citoyens! Rousseau avait trouvé ce beau mot de « désert d'hommes » pour peindre Paris, quand Paris, peuplé seulement de six à sept cent mille âmes, n'était qu'une ville de province divisée en une quantité de paroisses où tout le monde se connaissait, où chacun faisait partie d'une corporation, vivait dans son quartier, avait des amis, des patrons, des parents. Et bientôt, qui donc, dans Paris, aura seulement un voisin?... » Poursuite chimérique d'une patrie ici-bas, d'un foyer, d'un abri qui ne s'écroule pas le soir même, nous n'y renon- cerons qu'avec la vie. Mais il n'y a pas de solitude dans la communion des saints.
J'entends : puisque ce monde des corps doit disparaître, autant le tenir dès aujourd'hui pour extérieur à la sphère des choses réelles. Ce monde des corps qui ressusciteront au dernier jour. N'est-il donc pas permis de chercher dans une ville périssable les traits de la ville qui ne doit pas finir, cité de Jérusa- lem, qui est de pierres vivantes et qui s'élève jus- qu'aux cieux? Un Paris de pensées, de mérites, de prières, s'émeut, s'élève d'un mouvement puissant et vaste et appareille vers la vie éternelle. Marquez sur un plan de la ville les terrains, les lieux, qui à une époque quelconque ont été d'Eglise, bientôt quasi toute la surface se trouvera couverte et plus d'une place deux ou trois fois. Il y a dans la quantité les
donations de sacripants qui pensaient monnayer leur salut à la dernière heure; néanmoins, tous, les bons et les médiocres, ils ont voulu que la terre où ils avaient passé fût chrétienne, ils ont voulu cette con- sécration totale, permanente, renouvelée. Qu'avons- nous fait de leur héritage?
Les infirmes, pour avancer, s'aident comme ils peuvent, de béquilles, de bâtons cueillis au bord de la route. Ainsi l'homme faible cherche secours des lieux, des images et des formes. Il convient que nous vénérions les signes du salut et les reliques des mem- bres du Christ, car, écrit saint Thomas d'Aquin, Dieu même les honore au point qu'il lui arrive de faire des miracles en leur présence. Une assemblée céleste nous assiste, mais à peine si nous le savons encore. Voici des feuilles de saints, réunies à la hâte avant les der- nières catastrophes, des images coloriées, que les estropiés offraient aux portes des églises. Veuillez les agréer et prier pour le porteur.
NOTE DE BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE
Tout livret de pélerinages participe à la fois d'un guide reli- gieux, historique, artistique et littéraire. Il faut se défendre, par- fois avec énergie et non sans dégâts ou maladresse, de trop accor- der aux beaux-arts, à l'archéologie, à l'histoire générale. La ma- tière est infinie. Les impressions exprimées, les perspectives adop- tées ici sont sujettes à maintes critiques. Les imperfections sont presque inévitables. Du moins ai-je essayé de maintenir quelque unité. Je souhaite d'être utile et je serai reconnaissant aux lec- teurs qui voudront bien me signaler des erreurs ou des omissions.
Pour plus de détails, on pourra consulter l' incomparable Guide bleu de Paris, par M. André George (Hachette, nom- breuses éditions depuis 1929). Le plus récent manuel d'histoire générale est celui de Lucien Dubech et Pierre d'Espezel : Histoire de Paris (Payot, 1926). L'Histoire de la ville et de tout le dio- cèse de Paris, par l'abbé Lebeuf (plusieurs éditions à la fin du XIX siècle) est excellente. Au point de vue archéologique : Guide pratique à travers le vieux Paris, par le marquis de Rochegude et Maurice Dumoulin, (Edouard Champion, 1923). Le livre ancien de F. de Guilhermy est encore utile : Itinéraire archéologique de Paris (Paris, Bance, 1855). Les guides artis- tiques sont nombreux, par exemple : Les richesses d'art de la ville de Paris. Les Edifices religieux. Moyen âge et Renaissance, par A. Boinet. XVII XVIII et XIX siècles, par J. Bayet (2 vo- lumes, Laurens, 1910); Les Eglises paroissiales de Paris, mo- nographies illustrées, par M. l'abbé A. Bouillet (librairie catho- lique Emmanuel Vitte, vers 1904. Ont paru : N.-D. de Paris, 3 fascicules; St. Etienne du M ont; La Sainte-Chapelle ; N .-D. d'Au- teuil; St-Sulpice; St-Germain l'Auxerrois; Ste-Clotilde; St-Ger- main de Charonne; N.-D. de la Croix de Ménilmontant; La Sor- bonne; St-Médard; St-Jacques du Haut-Pas; St-Eustache; St-Germain-des-Prés; N.-D. des Victoires. Interrompu par la mort de l'auteur).
1° Les Pèlerinages de Paris, par Amédée Gabourd (Périsse, 1863). Les plus récents livres de pèlerinage sont à ma connaissance: 2° Les Pèlerinages de Paris, par l'abbé F. R. Salmon Vic-
tor Palmé 1874); 3° Les pèlerinages des environs de Paris, même auteur, même éditeur (1874); 4° Aux Saints Patrons et Protecteurs de Paris, visites de
douze minutes au jour de leur fête et guide du Pèlerin à leurs reliques sacrées... par E. M. G(aucher ). Imprimerie univer- selle, 1900, en dépôt chez l'auteur;
5° Paris religieux, guide artistique, historique et pratique dans les églises, chapelles, pèlerinages et œuvres de Paris, par l'abbé Duplessy (Roger et Chernovitz, 1900).
6° Nos saints de Paris, par Dom du Bourg (Perrin, 1916). Enfin, j'accomplis un devoir d'amitié et de reconnaissance en signalant que Pierre Villoteau prépare un beau livre sous le titre de : Paris ville sainte et que M. Louis Chaigne a formé le projet d'une série d'essais qui dégageraient l'âme des églises parisiennes.
Les renseignements géographiques sont groupés en fins de chapitres; les renseignements biographiques se trouvent en géné- ral aux rubriques du Calendrier. Un certain nombre de livres indiqués en référence contiennent des erreurs historiques; le lec- teur voudra bien éventuellement rectifier lui-même.
Observation importante : Parmi les lieux de pèlerinage dont l'adresse est donnée dans les pages qui suivent, plusieurs sont propriétés privées. Il va de soi que la visite n'est pas un droit, mais une faveur dont propriétaires ou gardiens peuvent disposer à leur gré.
II
VISITES A SAINT-DENIS
Non enim Deum aut Sanctos ejus credo artifici mendacio delectari, sed veritate in qua religionis nostræ summa consistit
I LIVRE DES MIRACLES DE SAINT DENIS.
I
L n'est pas impie de refuser des légendes. L'hom- mage le plus nécessaire que la mémoire doive aux saints est de les restituer tels qu'ils sont. La vérité, si pauvre ou obscure soit-elle, aura seule
vertu d' abolir le temps. Qui a d'abord prêché l'Evangile aux Parisiens?
Les monuments sont détruits, les traditions sans fon- dement, les ténèbres si grandes qu'on est tenté de tout mettre en doute, de renoncer à tout point fixe. Que retenir, sinon le plus ancien texte, le moins incertain, celui de Grégoire de Tours? « Sous l'em- pereur Dèce, la guerre fut de nouveau déclarée au nom chrétien et l'on fit un si grand carnage de fidèles que le nombre des martyrs ne saurait se calculer. En ce temps-là, sept hommes investis de la puissance épiscopale furent envoyés en Gaule, comme on l'ap- prend des actes du saint martyr Saturnin... à Tours l'évêque Gatien, à Arles l'évêque Trophime, à Nar-
1. « Dieu et ses saints n'ont pas besoin de l'artifice du mensonge; ils ne se plaisent que dans la vérité dans laquelle consiste toute la Religion. »
bonne l'évêque Paul, à Toulouse l'évêque Saturnin, chez les Parisiens l'évêque Denis, parmi les Arvernes l'évêque Austremoine, à Limoges l'évêque Martial. Le bienheureux Denis évêque des Parisiens souffrit divers tourments pour le nom du Christ et termina sous le glaive sa vie terrestre. » Le consulat de Dèce se place entre 249 et 251. Grégoire de Tours est pos- térieur de trois siècles, mais il mérite créance et il se réfère ici aux actes de martyrs, aujourd'hui disparus, que les premiers chrétiens conservaient avec respect. Les origines de nos églises sont obscures parce que l'Evangile a été annoncé parmi les pauvres, en marge du monde officiel, qui s'imaginait faire l'histoire.
Grégoire de Tours a été mis en doute; la mission de sept évêques a été contestée. Il demeure certain néanmoins que saint Denis a prêché les Parisiens et souffert le martyre, vers l'an 250. Etait-il né à Rome ou dans quelque chrétienté gauloise, Lyon, Autun, déjà fondée par des grecs? Denis est un nom répandu et porté aux temps apostoliques par plusieurs mar- tyrs. Saint Irénée, à Lyon, se plaignait que ses gau- lois fussent des rustres, incapables de saisir les nuances de sa parole. Que dire de Lutèce, petite ville de quatre à cinq mille habitants, perdue dans ses forêts et ses marécages, sur un fleuve, à l'intersec- tion de deux routes militaires? Petit peuple d'agri- culteurs, d'artisans, de bateliers, garnisons étrangères qui n'ont reçu qu'extérieurement la marque romaine. Sans doute Denis est de civilisation grecque comme tous les premiers chrétiens. Il apporte le message essentiel du monde antique, la Bonne Nouvelle; la force et la pureté de cette foi primitive, voilà qui nous rattache aux Apôtres et à l'Aréopage beau- coup plus sûrement que les légendes ultérieures. Il enseigne l'Evangile aux Parisiens et il meurt la tête tranchée.
Il est peu probable que saint Denis se soit adressé
aux soldats tenant garnison à Lutèce, romains à épaules rondes et à jugulaire, ou mercenaires étran- gers — des tombes de cavaliers dalmates ont été retrouvées à Paris; ni aux riches propriétaires de villas des environs; ni aux marchands d'eau qui étaient des notables. Il trouve sans doute ses disci- ples parmi les cultivateurs libres et les artisans. Puis, immédiatement, la persécution et l'oubli. L'histoire du Bas-Empire est mal connue. Peu après le règne de Dèce, la région parisienne est envahie et ravagée par les Barbares. Les ruines du quartier latin, où était la ville neuve, portent les traces de deux ou trois incendies successifs. Lutèce se réfugie encore une fois et pour des siècles dans l'île de la Cité. La civilisation va sombrer. Les esclaves, les gagne-petits, les miséreux disséminés dans leurs bois et leurs marais vont se transmettre obscurément la bonne nouvelle, qui est que le plus deshérité des hommes peut être sauvé, le don scellé du sang des leurs, rudes, ternes, mais solides chaînons d'une chaîne qui abou- tit jusqu'à nous. Le plus ancien cimetière chrétien, avec des tombes du IV siècle, a été trouvé au sud-est de Paris, sur l'emplacement d'un village qui devien- dra le faubourg Saint-Marcel.
Peut-être faut-il demander aux légendes des noms, quelques faits, ce que les hommes qui les ont transmises n'avaient pas de raisons d'inventer. Ils n'acceptaient d'ignorer aucun détail d'une belle his- toire qui était la leur. L'imagination trouvait des réponses à toutes les questions posées par la piété filiale. La tentation était grande de voir en saint De- nis un vieillard, un patriarche de l'église gallicane, qui aurait envoyé des missions par toute la Gaule belgique. Nous ignorons l'origine, les projets, les actes précis de saint Denis et de ses compagnons, le prêtre Rustique et le diacre Eleuthère, aussi bien que leur âge et les circonstances de leur martyre; mais il
est possible que Lutèce, carrefour et centre adminis- tratif, ait été un centre de missions. Un texte du VII siècle, la Passion des saints Fuscien et Victoric, apôtres de Térouanne, donne des précisions déjà lé- gendaires : « A l'époque où le cruel empereur Maxi- mien parcourait la Gaule, il éleva Riccius Varus à la dignité de préfet d'Amiens. En même temps Fus- cien et Victoric faisaient partie de la société des douze hommes, savoir : le vénérable Denis, évêque, Piaton, Rufin, Crépin, Crépinien, Valère, Lucien, Marcel, Quentin et Rieul qui. partis avec intré- pidité de Rome pour livrer les combats du Seigneur, étaient venus dans les Gaules à la ville des Parisiens. Là, ils s'étaient distribués les régions où le nom du Christ n'avait pas encore été annoncé. » Fus- cien et Victoric, ainsi que leur hôte saint Gentien ont la tête tranchée à Amiens vers l'an 290. A la même époque, Crépin et Crépinien subissent pareil martyre à Soissons, saint Rufin et saint Valère au pays des Rémois, saint Piaton à Tournai et saint Chrysale à Commines sur la Lys. Saint Lucien de Beauvais aurait été ordonné prêtre par saint Denis. Autour de saint Rieul, fondateur de l'église de Senlis, la légende a poussé des rameaux, qui se mêlent à ceux de saint Denis de l'Aréopage.
Le christianisme se développe à l'écart des grandes villes et de leurs fonctionnaires. Saint Yon, que l'on fête le 5 août, prêtre consacré par saint Denis, fonde l'église de Chartres. Agoard et Aglibert, ci- toyens de Créteil, sont convertis par des missionnaires venus de Sens, et martyrisés le 27 juin. Le 8 août, Paris célèbre un enfant mis à mort en haine de la foi, saint Justin, patron de Louvres. Justin était né à Auxerre, d'une famille chrétienne. Son frère Justi- nien avait été enlevé par des voleurs et vendu comme esclave. Informé que le captif était à Amiens, le père partit pour le délivrer, emmenant Justin
avec lui. Ils réussissent dans leur entreprise; mais au retour, les trois voyageurs sont traqués par des officiers qui recherchent les chrétiens. Justinien et son père peuvent s'échapper; Justin est arrêté et mis à mort aux environs de Louvres. Le chef du jeune martyr était exposé à la cathédrale d'Auxerre et son corps était à Notre-Dame de Paris.
L'apôtre donne sa vie et aussi les membres de son corps. Morcelé, dispersé par le pays, enterré au bord des routes, il noue une alliance avec le sol, exor- cise les démons, les superstitions anciennes dont il prend la place, investit les hommes dans leurs der- niers refuges, les plus secrets, les plus instinctifs. Dans la seconde moitié du V siècle, sur l'initiative de sainte Geneviève, le clergé parisien fait élever une basilique sur le tombeau de saint Denis, non loin de la Seine, au bord de la voie romaine. Il est vraisem- blable que saint Denis et ses compagnons avaient été décapités là, près d'un village nommé Catolocum ou Catulliacum, plutôt qu'à Montmartre où se trou- vaient un temple, des villas importantes, et où il y avait peu de raisons de faire monter des condamnés. Une communauté de clercs réside à Saint-Denis; c'est l'origine de l'illustre abbaye qui sera restaurée par Dagobert et saint Eloi, par Charlemagne et par les moines et les rois du XIII siècle.
Comment imaginer les grandes invasions? Le pays au nord de la Seine est presque désert. Une nation s'y forme lentement, mêlée de gallo-romains exténués et de barbares. Chrétiens certes, et leur culte pour les reliques est tout d'abord un hommage d'amour. Mais païens encore, malgré eux : leur con- ception du monde est magique et si l'objet de leur culte a changé, la forme sous laquelle il se manifeste reste la même qu'au temps des augures, devins et sorcières. Les pèlerinages affluent vers l'abbaye de
Saint-Denis et la légende s'organise. Légende qui conserve étrangement vivants, violemment éclairés, toujours actifs, certains traits de ce qui a été, mais les emporte dans un flot de roman, de poème épique, un bouillonnement d'imagination à quoi ces temps ne connaissent pas d'autres issues.
Au IX siècle, le puissant abbé Hilduin, conseil- ler de Louis le Débonnaire, affirme que saint Denis est le disciple converti par saint Paul sur l'Aréopage, le premier évêque d'Athènes, que le pape saint Clé- ment a chargé, dans un âge avancé, d'évangéliser les Gaules. Il meurt décapité à Montmartre. En outre il est l'auteur des livres de théologie mystique attri- bués par les Orientaux à Denis de l'Aréopage. Hilduin paraît à peine conscient des altérations qu'il fait subir à la vérité. Il ne songe qu'à la fortune de son abbaye et emploie les moyens grossiers, tapageurs, la tactique d'intimidation d'un puissant homme d'affaires, sûr de soi, pressé de réussir. Il semble que ses contemporains Abbon et Usuard, moines de Saint-Germain-des-Prés, et que Louis le Débonnaire lui-même, ne se soient pas laissés abuser. Néanmoins la légende va connaître durant des siècles un succès triomphal.
Au moyen âge, les pèlerins n'ont plus d'incerti- tudes. Ils savent que saint Denis a célébré l'office dans une crypte du prieuré Notre-Dame-des-Champs, au sud de Paris, et à l'église Saint-Benoît-le-Bétourné; incarcéré à l'église Saint-Denis-de-la-Chartre, dans l'île de la Cité, près du pont Notre-Dame, il reçoit le viatique dans sa prison, de Notre-Seigneur en per- sonne. Son supplice commence non loin de là, près de l'église Saint-Denis-du-Pas; il est décapité à Mont- martre, aux abords de l'église Saint-Pierre. Puis, ayant ramassé son chef, il poursuit sa marche jusqu'à Saint-Denis-en-France—sur cette voie disait M Deffant, il n'y a que le premier pas qui coûte, — où
une pieuse veuve nommée Catulla se hâte d'ensevelir ses restes dans un champ. Le blé pousse aussitôt miraculeusement sur la tombe pour en dérober la vue aux recherches des profanateurs.
Notre-Dame-des-Champs, église ou catacombe de Saint-Denis, était au moyen âge un prieuré de Marmoutier. La crypte, ancienne carrière, telle qu'il en existe beaucoup aux alentours de la place d'Enfer et du Val de Grâce, renfermait d'après l'abbé Lebeuf des tombes gallo-romaines. Au XII siècle, premier document sûr, une rente, prise sur le douaire de la reine Adélaïde, femme de Louis le Gros, paie le lumi- naire de cette chapelle pendant l'octave de saint De- nis. Puis le prieuré bénédictin tombe en décadence. En 1604, Marie de l'Incarnation le rachète pour y éta- blir le premier Carmel français. La Révolution fait du couvent une propriété privée; on agrandit la cha- pelle souterraine à coups de mine. Les Carmélites retrouvent leur maison au début du XIX siècle et restaurent la chapelle. Huysmans inspecte leurs amé- nagements sans déplaisir. La troisième République les chasse. La rue Denfert-Rochereau est ecclésiastique et discrète. Au n° 25, une grande porte-cochère, une cour pavée, donnent accès à l'ancienne chapelle. Façade trapue, sans ornements et sans beauté; par les baies en plein cintre garnies de grillages on aper- çoit des tréteaux, des amoncellements de paquets et, au premier étage, des employés penchés sur leurs écritures. Les bâtiments sont occupés par la librairie Nelson. On visite; s'adresser au concierge; mais à quoi bon? Qui oserait conseiller cette expérience?
Les petites chapelles de la Cité ont disparu dès la Révolution. Saint-Denis-de-la-Chartre voisinait avec les prisons épiscopales. Saint-Denis-du-Pas se nommait ainsi à cause des degrés qu'il fallait gravir pour y pénétrer. De là, les pèlerins montaient à la
chapelle de Montmartre par la rue Saint-Denis et la rue des Martyrs, chemins de campagne entre deux villages, ornés de place en place de stations dévotes, saint, vierge ou croix sous des auvents. Plusieurs fontaines, aujourd'hui taries, coulaient sur la butte. Celle où saint Denis aurait lavé son chef souillé de terre se trouvait sur le flanc occidental, vers Saint- Ouen. Elle était veillée par une antique statue du saint. Ses eaux guérissaient des fièvres. Saint Ignace de Loyola, saint François Xavier les ont bues et le pieux baron de Renty, visitant les moniales, dînait d'un morceau de pain qu'il y avait trempé. La chapelle du martyre était au sud, sur l'autre versant, au milieu des vignes. Le premier acte où il en soit question est le titre de donation du terrain, fait au XII siècle, par deux laïcs, à l'abbaye Saint- Martin-des-Champs. Louis le Gros et la reine Adé- laïde rachètent ce domaine et y établissent un monas- tère de femmes. Deux chapelles existent alors, celle d'en haut, Saint-Pierre, qui occupe l'emplacement d'un temple romain, et celle d'en bas, qui sera nom- mée le Martyre. Le pape Eugène III, assisté de saint Bernard et de Pierre le Vénérable, consacre celle d'en haut et peut-être aussi celle d'en bas. Au Martyre, sainte Ursule, patronne des bénédictines, était vénérée conjointement avec saint Denis. Il y avait des châsses sur l'autel. La confrérie des orfèvres parisiens faisait célébrer chaque dimanche une messe basse et, pour la fête de saint Denis, une grand' messe solennelle. Les maris bernés par leurs femmes y venaient, disait-on, faire neuvaine, car ils apparte- naient de fondation à la confrérie des Saints-Martyrs. Les parisiens y prient dans toutes les circonstances graves, ainsi pour demander la guérison de Charles VI ou, après Pavie, la délivrance de François I La crypte était fermée d'ordinaire, il fallait en chercher la clé en haut, au couvent. Dans cette crypte, le
15 août 1534, le P. Lefèvre célèbre la messe de fonda- tion de la Compagnie de Jésus. Plus tard, M. Olier et ses amis MM. Foix et Picoté prennent la résolu- tion d'établir la communauté de Saint-Sulpice, le cardinal de Bérulle vient prier avec M Acarie pour la fondation du Carmel et de l'Oratoire français. La chapelle avait été dévastée lors des guerres de reli- gion. Elle est remise en état par la grande abbesse réformatrice de Montmartre, Marie de Beauvillier, grâce aux libéralités de Henri IV. Les fouilles que l'abbesse fait entreprendre en 1611 pour l'agrandis- sement des fondations, découvrent une troisième grotte creusée dans le gypse, plus profonde que la crypte, et qui paraît fermée depuis longtemps. Cette chapelle souterraine contenait un autel grossière- ment taillé, des tombes gallo-romaines et des restes d'inscriptions : « Mar... Dio... » où l'archéologue Leblant pense reconnaître des acclamations, des prières aux saints reposant dans les tombes voisines. La reine Marie de Médicis et une foule de curieux visitèrent cette découverte. La mère de Blémur, mémorialiste des religieuses, raconte que : « la nuit qui suivit cette heureuse invention, les plus enragés d'entre les hérétiques descendirent dans la cave et à coups de marteau essayèrent d'effacer la croix et l'écriture. M de Montmartre, qui ne perdait pas de temps, fit dresser un procès-verbal de l'état véri- table auquel les choses avaient été trouvées... » Elle fit en outre exécuter une gravure au burin représen- tant l'intérieur de la crypte, qui a été répandue à un grand nombre d'exemplaires. Les moniales virent dans cette découverte un signe providentiel en faveur de la réforme qu'elles entreprenaient. Ce fut l'origine d'un réveil de ferveur pour le Martyre : en 1623, le cardinal de Retz, archevêque de Paris, fonde la célèbre confrérie de Saint-Denis, à laquelle étaient affiliés les plus grands personnages du royaume. Pour
ne plus interrompre les prières entre les murs de la crypte les bénédictines construisent un second monastère, celui d'en-bas, qui finira par supplanter celui d'en-haut. Lorsque l'extatique Marie Granger demeurait encore à Montmartre, conte la mère de Blémur « la cave de saint Denis était le lieu de sa retraite et de ses ravissements; elle y demeurait des quatre ou cinq heures... et elle y eût passé bien sou- vent les nuits entières, si quelques religieuses confi- dentes n'avaient pris soin de l'en retirer. »
La Révolution voue les dernières religieuses au martyre. L'abbaye, bien national, est détruite et la crypte, exploitée comme carrière, disparaît, toit et murs, nivelée jusqu'au sol. Vers 1870, l'abbé le Re- bours, curé de la Madeleine, ayant fait relever l'em- placement probable sur d'anciens plans, acheta le terrain sis 9 rue Antoinette à Montmartre, pour y construire un oratoire. Depuis 1887, la propriété appartient aux Dames auxiliatrices des âmes du Purgatoire. La façade est grave; des pilastres imitant l'arc-boutant, y inscrivent la marque ecclésiastique, mais rien, de l'extérieur, ne désigne la chapelle. Il faut pénétrer dans un vestibule, monter quelques marches. N'est-on pas indiscret? C'est le seuil d'une demeure de bourgeoisie sévère et cossue. Un vantail capitonné : la chapelle est petite, plutôt sombre, tout entière dans le goût de 1880, si parfaitement entre- tenue qu'elle paraît neuve. Les pieuses femmes qui en ont la garde n'ont pas perdu leurs habitudes d'ordre, de propreté, de luxe solide. Des vitraux, des statues, des inscriptions sont consacrés à la mé- moire de saint Denis. Il est incompréhensible aujour- d'hui que ces objets fabriqués à la fin du siècle passé, aient pu réjouir des cœurs. Peut-être y a-t-il aussi des reliques exposées, derrière quels grillages, à l'inté- rieur de quels tabernacles?
Saint-Denis-en-France : une banlieue ouvrière, sale, désordonnée, vieilles usines ruineuses, sans logique, sans puissance, et néanmoins féroces; mai- sons, immeubles de rapport, machines à habiter; les eaux, les rives du canal, le ciel sont empoussiérés; un rang de peupliers moribonds sèche au long du chemin de halage; une grande rue moderne d'il y a trente ans, trop étroite pour la hauteur des bâtisses, pour le trafic et les étalages; à une extrémité, où tournent les trams, l'église Saint-Denis-de-l'Estrée, la paroisse, sombre, froide et nue, bon devoir d'archi- tecture du païen Viollet-le-Duc; à l'autre extrémité, la basilique. Tous les rois de France, à l'exception de trois d'entre eux, y ont été enterrés; qu'importe aujourd'hui, pour nous autres républicains, ce n'est plus que de la statistique. Leurs os ont été jetés à la voierie, comme il se devait, pêle-mêle avec les reli- ques des saints sous la protection de qui ils s'étaient placés. La façade de l'église est encore là et, malgré les restaurateurs, le chœur, la nef, rayonnent de la beauté du XIII siècle. L'œuvre de Suger et de Pierre de Montereau résiste encore.
Tout ici est trop grand pour nous. Le bas-côté gauche sert d'église paroissiale. Un autel et un mobi- lier de village y sont installés. Soixante-dix-huit mille habitants, mais la bigoterie n'est pas leur affaire. Pour visiter le chœur, les tombeaux, tout ce qui s'aperçoit derrière des grilles et des barricades, il faut attendre, se former en groupes et suivre le guide. Comme autrefois, l'autel de la Confession, tout au fond du chœur, domine le maître-autel. Les châsses des saints martyrs Denis, Rustique et Eleuthère, petites maisons en bronze fondues par quelque Pous- sielgue, contiennent des reliques sauvées Dieu sait comme. Viollet-le-Duc, ou l'un des siens, a tout reconstitué : l'Oriflamme elle-même est dressée, telle qu'au temps de Suger : un morceau d'andrinople
bordé de papier doré. Il est interdit d'approcher et de monter sur la plate-forme. Pourtant, la foule des tombes, bien que nous les sachions vides, pressées autour de la Confession, doit être émouvante. Ce beau musée de sculptures où les restaurations et les truquages ne sont pas plus nombreux qu'ailleurs et qu'aucun snobisme n'a encore mis à la mode, finit par devenir étrangement vivant. Une revue d'ancê- tres, un acte de foi où, malgré les dimensions des monuments de François I et de Henri II, ce sont les voix du moyen âge qui parlent le plus haut. Il faudrait rompre ces figures en miettes à empierrer les routes pour leur imposer silence.
La crypte est un débarras de l'histoire de France. Elle date peut-être de Charles le Chauve et les der- niers Bourbons achèvent d'y pourrir sur des tréteaux. Des monuments de marbre faits de morceaux échoués là, venant d'on ne sait où, célèbrent Louis XIII ou Louis XIV. D'affreux colosses poussifs destinés à la chapelle du duc de Berry jouent les fan- tômes, dans l'ombre, auprès des statues en plâtre de Carolingiens commandées par Napoléon I Les osse- ments recueillis après la profanation révolutionnaire, gisent pêle-mêle tout près du vitrail de Suger. Des milliers d'indifférents défilent : vieux parisiens cocar- diers et cabochards, espèce de plus en plus rare, qui tressaille aux musiques militaires, et les citadins fabri- qués en grande série, avec une éducation à base scientifique; ceux-là : « Français ou pas français, ça leur est égal, puisqu'ils auront toujours un patron et un propriétaire. »
Pessimisme outré : l'immense vaisseau se remplit encore aux jours de fête. Certes, le département de la Seine compte quatre millions d'habitants, des écoles libres et des patronages. Cela peut se mobiliser un dimanche matin, dans l'octave de la fête de saint Denis; car un jour ouvrier, il n'y faudrait pas
compter : scandale, défi intolérable au salariat, au commerce et à l'industrie. Les jeunes gens se rangent donc dans la nef; ils prient, ils chantent ou marmon- nent, ou gémissent, ou vocifèrent le cantique rimé par un excellent abbé :
Quand saint Denys eut reçu l'Evangile Signé du sang des témoins de Jésus, Chez nos aïeux trouvant un sol fertile, Il accourut récolter des élus.
Tous au refrain : Des saints Martyrs, la Foi vit dans notre âme, Avec Clovis, Jeanne d'Arc, Saint Louis Chantons bien haut, en suivant l'oriflamme, Vive le Christ! Et Monjoy saint Denys!
Dehors, la foule pieuse ne se mêle pas à celle des ouvriers. Saint-Denis est communiste, c'est-à- dire régenté par des pauvres qui prétendent se nour- rir abondamment et fainéanter à leur aise, comme ils supposent que font les riches. Du reste camarades édiles ou chefs syndicalistes ne pâtissent guère. Il s'agit d'une bruyante querelle de chiens bourgeois et prolétaires qui se disputent les os à moelle. Quelle différence entre cette cohue et les esclaves du III siè- cle? Les anciens se croyaient peut-être moins malheu- reux parce que leurs maîtres menaient une vie moins abritée, moins différenciée, matériellement plus proche de la leur. Les premiers chrétiens ne songeaient qu'au paradis. Puis, comme la fin du monde n'arri- vait pas encore, comme la vie temporelle continuait, il avait fallu s'arranger tant bien que mal sur cette terre, faire une cotte mal taillée, pour attendre sans trop d'infidélité la vie éternelle. Cela s'appelait en France la monarchie chrétienne.
Il existerait aujourd'hui des catholiques parmi les puissants. La presse et les personnalités compé-
tentes nous l'affirment. Soit, nous avons de riches catholiques fort dévots, fort vertueux. Mais on con- cèdera qu'ils refusent avec énergie de mêler le sacré au profane. Ils n'acceptent pas le message chrétien pour leur vie publique, leurs banques, leurs industries; ils sont convaincus que l'Evangile, sur ce terrain, les conduirait à la faillitte. M. Donnay racontait ces jours derniers, qu'ayant été placé très jeune en ap- prentissage à l'usine de son père, il vit avec étonne- ment que les patrons connaissaient jusqu'aux plus infimes rouages de leurs machines, mais qu'ils igno- raient tout de leurs hommes; qu'il ne leur venait pas même à la pensée que leurs ouvriers avaient un esprit et un cœur. Discipline d'abord : ce qui triomphe c'est la vieille rigidité romaine.
Certaines idées ont, par elles-mêmes, une force que rien n'arrêtera plus. La bourgeoisie a proclamé l'égalité dans le but de niveler un peu, de faire une « bonne moyenne ». Elle voudrait ralentir aujourd'hui un mouvement qui disloque toutes les hiérarchies, qui morcelle, décompose et détruit tous les biens. Mais au nom de quel principe, de quelle religion? Le pauvre ne sera jamais content; lorsque l'ancien riche aura donné le dernier lambeau dont il se couvrait, l'envieux lui en voudra encore d'avoir pu le donner. Et le jour où nous serons tous également pauvres, également lâches, également matérialistes, nourris, chapitrés et hébergés par l'Etat, une même rafale nous emportera avec les monuments du passé; à moins que nous ne soyons contraints par nos maî- tres à démolir de nos propres mains ces antiques bâtisses sans destination.
Pour la fête de saint Denis, l'archevêque préside la grand'messe au maître-autel de Notre-Dame. La nef est quasi vide. Aux portes, des sœurs quêteuses agitent leurs bourses pour attirer l'attention. Les
curieux entrent et sortent, parlant à voix haute. A droite, au pied du grand Crucifix éclairé par des pro- jecteurs, près d'un faisceau de drapeaux tricolores et d'une rampe de cierges, viennent prier des veuves de guerre. Encore dix ans, et ce calvaire, cet autel des morts sera presque oublié, la dernière guerre effa- cée des mémoires. Mais où sont, à défaut des Pari- siens absents, les Denis et les Denises que la fête pourrait intéresser? Le prénom masculin ne se porte plus guère; Denise est plus répandu et même tenu pour élégant. La cathédrale est vide. Très loin, déro- bée par des stalles, la maîtrise chante, si aiguë et grêle qu'elle semble la voix d'un seul enfant qui se hâte de monter très haut pour ne pas être écrasée. Un harmonium ou un orgue bourdonne par instants. C'est la prose du propre de Paris, chanson rimée, sautillante, gallicane :
Exultet uberius Felici Parisius Illustris martyris...
Hic constructo Christo templo Verbo docet et exemplo; Coruscat miraculis.
Turba credit, error cedit, Fides crescit et clarescit Nomen tanti præsulis...
Hors d'atteinte dans l'espace et dans le temps, des enfants en surplis vont et viennent, une cérémo- nie se déroule derrière des autels auxiliaires, des grilles, des barrières, des balustrades. Qui prend la peine de suivre la lecture de l'Epître?
« En ces jours-là, Paul debout au milieu de l'Aréopage, parla ainsi : « Athéniens, je constate qu'à tous égards vous êtes éminemment religieux... Ce que vous adorez sans le connaître, je viens vous
l'annoncer. Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qu'il renferme, étant le Seigneur du Ciel et de la terre, n'habite point dans ces temples faits de main d'homme... Il a fixé un jour où il jugera le monde selon la justice, par l'Homme qu'il a désigné et accré- dité auprès de tous, en le ressuscitant des morts. » Lorsqu'ils entendirent parler de résurrection des morts, les uns se moquèrent, les autres dirent : « Nous « t'entendrons là-dessus une autre fois. » C'est ainsi que Paul se retira du milieu d'eux. Quelques per- sonnes néanmoins s'attachèrent et crurent; de ce nombre furent Denis de l'Aréopage, une femme nom- mée Damaris et d'autres avec eux. »
Et d'autres avec eux.
INDEX DES LIEUX
NOTRE-DAME DE PARIS conserve dans son trésor un buste- reliquaire de saint Denis, en bois lamé d'argent, imitation d'une châsse détruite, exécuté vers 1850 par l'orfèvre Chertier. Une petite châsse en cuivre doré contient des reliques de St-Denis et de ses compagnons, recueillies par le bénédictin don Varenflot lors du pillage de l'abbaye de St-Denis. La chapelle St-Denis est la troisième au pourtour du chœur, côté de l'épître; elle renferme le tombeau de Mgr Affre; peintures d'après des cartons de Viollet- le-Duc. Statue de St-Denis par Nicolas Coustou, au pilier nord- est du chœur (voir chapitre VI).
LA CHAPELLE DU « MARTYRE » : 9 rue Antoinette (XVIII couvent des Dames Auxiliatrices de la Rédemption (1887); sur l'emplacement d'une antique chapelle des saints martyrs Denis, Rustique et Eleuthère.
Montmartre autrefois et aujourd'hui par le P. Em. Jon- quet. Paris, 890.
LE PRIEURÉ NOTRE-DAME DES CHAMPS : 25 rue Denfert- Rochereau (V) . Actuellement librairie Nelson; on visite de 9 à 11 heures et de 14 à 18 heures, s'adresser au portier. Emplace- ment probable d'une catacombe gallo-romaine, d'une chapelle N.-D. des Champs ( V I I siècle); plus tard prieuré bénédictin, puis Carmel de Paris, monastère de l'Incarnation, fondé en 1603 par Bérulle, M A carie et des compagnes de sainte Thérèse venues d'Espagne. M de la Vallière s'y retira. La crypte ro- mane a été agrandie et remaniée à diverses reprises. L'église, pillée par la Révolution, renfermait entre autres le tombeau du bienheureux Renaud d'Orléans ou Réginald, compagnon de saint Dominique; le bâtiment actuel est de 1905. Les religieuses ont été spoliées en 1908.
Mémoire sur la fondation, le gouvernement et l'obser- vance des Carmélites déchaussées par les religieuses du monas- tère de l'Incarnation Reims, 1894.
J. K. Huysmans. De tout, Paris, 1908. L'église paroissiale placée sous le même patronage est issue
de St-Sulpice en 1858.
Notice historique sur Notre-Dame des Champs (sans nom d'auteur). Paris, 1885.
BASILIQUE DE SAINT-DENIS. Emplacement présumé du tombeau des saints martyrs. Basilique dès la fin du V siècle, abbaye restaurée par Dagobert puis par saint Louis, supprimée par la Révolution, qui viole les tombeaux, disperse les monuments et fait de l'église un entrepôt de farine. Première restauration en 1805; restauration actuelle à partir de 1846 par Viollet-le-Duc et Darcy. Dans le chœur, autel de la Confession ou des reliques, portant la châsse des trois saints patrons, restitution de Viollet- le-Duc; à gauche l'oriflamme, étendard de Louis VI, de Louis VII à Bouvines, enseigne militaire de la France jusqu'à la Renais- sance; l'oriflamme fut levée en 1914, en 1917 pour le 6 cente- naire de Bouvines et en 1926 pour le 13 centenaire de l'abbaye. Les saints reposèrent, semble-t-il, jusqu'au X I I siècle dans le caveau central de la crypte, qui est aujourd'hui celui des Bour- bon.
L'église abbatiale de Saint-Denis et ses tombeaux, par Paul Vitry et Gaston Brière. Paris, 1908.
Chroniques sur le culte de Saint-Denis, par l'abbé Charles Albin, Paris, 1902.
I I I
GALLIÆ PATRONA
G ENEVIÈVE est une mère qui nous accueille sous son grand manteau, une sainte de misère et d'hiver. Sa fête se célèbre le 3 janvier et les Parisiens l'invoquent aux temps de calamités
publiques. Se souvient-on des saluts du Saint-Sacre- ment, qui avaient lieu tous les jours, lors de la der- nière guerre? Le froid, la nuit nous enveloppaient; un petit groupe de femmes, dans les ténèbres, tassé au pied de l'autel où brûlaient six pauvres cierges, roulait un murmure indistinct de patenôtres, le prêtre répondait hâtivement, seul, par des oraisons latines, puis, avant la bénédiction, s'élevait la voix du chantre appointé, une voix de baryton, une voix chaude et aguichante de bourreau des coeurs : Sancta Genofeva, urbis et Galliae patrona, ora pro nobis. Nous prenions au sérieux toutes les saintes des litanies et plus encore celle-là, qui était la nôtre, qui était présente, et tenue de nous exaucer.
Sainte Geneviève veillant sur Paris. Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre, on la mit à gar- der un bien autre troupeau... Geneviève, mère de la Cité, dernière sainte Gallo-romaine et première sainte française, première vierge, première femme de notre histoire. L'imagerie qui exalte les enfants parisiens
s'autorise de textes capables de rassurer les critiques difficiles. Un clerc qui écrivait vers 530, dix-huit ans après la mort de la sainte, a laissé le récit de sa vie. Les manuscrits les plus anciens qui nous soient par- venus datent du X siècle; mais au terme d'une polé- mique, Mgr Duchesne admettait que cet écrit : « doit être maintenu au nombre des documents historiques relatifs au pays et au temps qu'il concerne. » C'est à travers les contes, à travers les lignes du vieux clerc qu'il faut chercher le visage de notre sainte Gene- viève, à travers les histoires connues, toujours plai- santes à répéter, parce que ce sont les siennes.
Geneviève est une enfant riche. Ses parents pos- sèdent une maison à Nanterre, des domaines aux environs de Laon et de Meaux; ils pourraient lui donner des bijoux, car saint Germain d'Auxerre lui recommande de n'en pas porter. Mais rien n'indique qu'ils soient les premiers de leur cité ou les plus puis- sants. Si le terme était de mise au V siècle, on aime- rait dire, ce sont des bourgeois, des français moyens, aisés et honorables. La misère du temps détruit les barrières entre riches et pauvres, qui vivent côte à côte, vêtus des mêmes étoffes, nourris des mêmes aliments, écrasés des mêmes fléaux. Celui qui pos- sède des terres, possède une clientèle envers laquelle les devoirs se font très lourds. Passent à Nanterre deux illustres voyageurs, saint Germain évêque d'Auxerre et saint Loup évêque de Troyes. Le peuple les entoure et les accompagne sur le chemin de l'église. Parmi les enfants, saint Germain avise la petite Gene- viève, l'interroge, la choisit pour suivante et pour page. Il ne semble pas qu'elle soit moins rustique ou mieux vêtue que ses compagnes; elle est âgée de sept ans et le paradis est dans ses yeux. A Complies, durant toutes les prières, saint Germain tient la main éten- due sur la tête de l'enfant. Le lendemain, lors du départ, il ramasse à terre une pièce de monnaie
EXTRAIT DU CATALOGUE
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