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Histoire de l’Eglise 4 Fac-Réflexion n° 53 « Nos ancêtres les piétistes » : les évangéliques appartiennent à la postérité du puissant mouvement de spiritualité né au sein du luthéranisme germanique au XVII e siècle. Mais l’ignorance à son sujet oscille entre la vilaine caricature (assez courante) et l’image de vitrail, naïvement enjolivée (rare). Marc Lienhard en restaure la physionomie, avec les nuances et les proportions. Aujourd’hui président de l’Eglise de la Confession d’Augsbourg, il a longtemps professé à la Faculté de Théologie Protestante de l’université de Strasbourg, et s’est intéressé « magistralement » au sujet. Le texte qu’on va lire est tiré de sa « leçon d’ouverture », donnée lors de la séance de rentrée de la Faculté de Théologie Evangélique le 11 octobre 1998 Le piétisme allemand I. Introduction Au sens général du terme, le mot pié- tisme désigne l'attitude de ceux qui insis- tent sur la conversion, la piété personnelle et le retrait par rapport au monde. Au sens historique plus précis, le mot piétisme désigne un mouvement de renouveau qui émerge au XVII e siècle et s'épanouit pleinement au XVIII e siècle. Il apparaît au sein du protestantisme conti- nental. A côté du puritanisme anglais, puis du méthodisme du XVIII e siècle, il constitue le mouvement religieux le plus important du protestantisme depuis la Réformation. Le mot piétisme était d'abord un sobriquet inventé autour de 1670 dans la région de Francfort-sur-le- Main pour critiquer ceux dont on pensait qu'ils voulaient être plus pieux que les autres. Les piétistes eux-mêmes, tels que Spener, l'ont écarté ou lui ont donné un sens positif à l'instar de Joachim Feller, professeur de rhétorique à Leipzig, pour lequel le piétiste est « un homme qui étu- die la Parole de Dieu et qui vit une vie sainte en conformité avec elle » (1689). Mais revenons à une caractéristique historique du piétisme. En insistant sur l'intériorisation de la foi et sur un christianisme individualisé et personnel, le piétisme s'insère dans un

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Histoire de l’Eglise

4 Fac-Réflexion n° 53

« Nos ancêtres les piétistes » : les évangéliques appartiennent à la postérité du puissant mouvement de spiritualité né au sein du

luthéranisme germanique au XVIIe siècle. Mais l’ignorance à son sujet oscille entre la vilaine caricature (assez courante) et l’image de vitrail,

naïvement enjolivée (rare).

Marc Lienhard en restaure la physionomie, avec les nuances et les proportions. Aujourd’hui président de l’Eglise de la Confession d’Augsbourg, il a longtemps professé à la Faculté de Théologie

Protestante de l’université de Strasbourg, et s’est intéressé « magistralement » au sujet. Le texte qu’on va lire est tiré de sa « leçon

d’ouverture », donnée lors de la séance de rentrée de la Faculté de Théologie Evangélique le 11 octobre 1998

Le piétisme allemand

I. Introduction

Au sens général du terme, le mot pié-tisme désigne l'attitude de ceux qui insis-tent sur la conversion, la piété personnelleet le retrait par rapport au monde.

Au sens historique plus précis, le motpiétisme désigne un mouvement derenouveau qui émerge au XVIIe siècle ets'épanouit pleinement au XVIIIe siècle. Ilapparaît au sein du protestantisme conti-nental. A côté du puritanisme anglais,puis du méthodisme du XVIIIe siècle, ilconstitue le mouvement religieux le plusimportant du protestantisme depuis laRéformation. Le mot piétisme était

d'abord un sobriquet inventé autour de1670 dans la région de Francfort-sur-le-Main pour critiquer ceux dont on pensaitqu'ils voulaient être plus pieux que lesautres. Les piétistes eux-mêmes, tels queSpener, l'ont écarté ou lui ont donné unsens positif à l'instar de Joachim Feller,professeur de rhétorique à Leipzig, pourlequel le piétiste est « un homme qui étu-die la Parole de Dieu et qui vit une viesainte en conformité avec elle » (1689).

Mais revenons à une caractéristiquehistorique du piétisme.

En insistant sur l'intériorisation de lafoi et sur un christianisme individualisé etpersonnel, le piétisme s'insère dans un

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mouvement plus général qui avait touchél'Europe du début des temps modernes.Ce mouvement voulait surmonter l'espritdes orthodoxies confessionnelles domi-nantes jusqu'au XVIIe siècle, se détournerde l'aristotélisme qui, sur le plan philoso-phique, leur était souvent sous-jacent, sedétourner aussi des controverses doctri-nales si vivaces à cette époque et dépas-ser un christianisme souvent figé dansdes formes traditionnelles extérieures.

A ce titre, le piétisme est apparenté àces mouvements religieux qu'on trouvedans le catholicisme (jansénisme, quié-tisme) voire dans le judaïsme (hassi-disme).

Pourtant, dans la mesure où il seréclamait de la Réformation du XVIe siècleet par sa prétention à achever uneRéforme demeurée, à ses yeux, inache-vée, en complétant la réforme de la doc-trine par la réforme de la vie, le piétismeconstitue un phénomène typiquementprotestant. Le fossé entre luthériens etréformés, que les orthodoxes avaientapprofondi, fut relativisé par le piétismesans être pour autant totalement comblé.Celui qui séparait les Eglises protestantesde Rome fut agrandi, puisque Spenerannonçait avec force la chute prochainede la Rome papiste. Pourtant, l'insistancesur la piété plutôt que sur la doctrine allaitaussi – notamment avec Zinzendorf –favoriser certains rapprochements.

II. Origines du piétisme

Depuis le XIXe siècle, la recherches'interroge sur les racines du piétisme.Les uns, comme Albrecht Ritschl,voyaient surtout un lien avec la mystiquemédiévale et insistaient sur les différen-ces avec la Réformation, d'autres au con-traire situaient le piétisme plutôt dans lesillage de Luther. Ce débat, importantnotamment pour la question de l'originedes conventicules chers aux piétistes, oude l'eschatologie piétiste, a pourtantperdu aujourd'hui de sa virulence. On seconcentre plutôt sur le piétisme en tantque tel et sur son impact sur l'Eglise et surla société.

Mais dans une perspective chronolo-gique plus précise, à quelle époque faut-ilplus exactement situer le piétisme ?

En fait, il y a deux réponses :

– Si l'on considère le piétisme sousl'angle de l'histoire de la spiritualité, on atendance aujourd'hui à y inclure un auteurqui a vécu en Allemagne de 1555 à 1621et qui, par ses écrits, eut un rayonnementconsidérable : Jean Arndt. Ce pasteurluthérien fut notamment l'auteur d'un écritd'édification parmi les plus répandus de lachrétienté, intitulé Du vrai christianisme(quatre livres parus entre 1605 et 1609),qui se proposait en particulier de complé-ter la consolation donnée par le messagede la justification par la foi par des con-seils relatifs à la prière, à la vie pieuse età la suivance de Jésus-Christ, s'inspirantd'ailleurs d'auteurs mystiques médiévaux.

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C'est devenu le livre d'édification le plus luchez les piétistes.

– Alors, le piétisme a-t-il déjà com-mencé au début du XVIIe siècle ? En faitnon, si on entend par piétisme un phéno-mène historique plus restreint, c'est-à-dire un mouvement de renouveau reli-gieux qui s'exprime aussi sous l'anglesocial, en particulier par la formation degroupes et de communautés.

Certes, au tournant du XVIe vers leXVIIe siècle était déjà intervenu, surtoutchez Arndt, ce changement que nousconsidérons comme typique du piétisme,mettant l'accent sur la vie plutôt que sur ladoctrine, sur une piété centrée sur la nou-velle naissance et la sanctification plutôtque sur la foi réformatrice dans la justifi-cation par la foi – orientation qui futreprise et développée par le piétisme.

Au tournant du XVIe vers le XVIIesiècle était déjà intervenu, surtoutchez Arndt, ce changement quenous considérons comme typiquedu piétisme, mettant l'accent surla vie plutôt que sur la doctrine,sur une piété centrée sur la nou-velle naissance et la sanctificationplutôt que sur la foi réformatricedans la justification par la foi...

Mais ce qui était nouveau par rapportà Arndt et qui donna sa consistance pro-pre au piétisme allemand, fut d'une partl'idée et la pratique d'un rassemblementdes chrétiens véritables ou des croyantspieux dans des petits groupes ou« conventicules » au sein de l'Eglise mul-

titudiniste, et parfois en dehors d'elle, etd'autre part une espérance de type millé-nariste, qui se détournait de l'idée réfor-matrice que le dernier jour était proche,pour mettre en avant l'idée de tempsmeilleurs imminents sur terre y comprispour l'Eglise, conviction qui se fondait surle chapitre 20 de l'Apocalypse, notam-ment le thème des mille ans précédant lafin proprement dite.

Mais avant de voir de plus près les ten-dances théologiques et pratiques du pié-tisme en évoquant les orientations de sesprincipaux représentants, il convient derappeler le contexte dans lequel il s'inscri-vait et les défis auxquels il s'est efforcé derépondre.

III. Les défis auxquels le piétisme a répondu

1) Au plan de l'Etat

Après la guerre de Trente ans, la rai-son d'Etat, dans l’« absolutisme éclairé »s'impose de plus en plus. Les cours alle-mandes connaissent Machiavel. C'estl'intérêt de l'Etat, voire du prince, qui dictetoute conduite, et non pas la promotion dela vérité. Pourtant l'emprise des autorités,même détachées de l'Eglise, reste réelledans la vie des Eglises.

2) Au plan de la société

L'Allemagne sort de la guerre deTrente ans (1648). Celle-ci a eu des effets

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à tous les niveaux. D'un côté elle aentraîné un approfondissement religieux(le choral luthérien a connu son apogée).La religion s'est faite plus personnelle,plus intense, quelquefois aussi elle prenddes accents apocalyptiques.

Mais la guerre a entraîné aussi la rela-tivisation des confessions et des Eglises.L'important est ailleurs : dans la loi ou reli-gion naturelle, dans l'expérience reli-gieuse. Et puis, la joie de vivre explose.Les prédicateurs, par contre, prêchent larepentance et l'intériorisation, et luttentcontre la Weltlichkeit (mondanité).

3) Au plan de la culture

Venu d'Italie, le baroque pénètre enAllemagne, et déploie ses fastes. Le théâ-tre et l'opéra connaissent un grand suc-cès, certaines cours, comme à Dresde,ne cessent de festoyer. Face à ce déferle-ment, un certain nombre de chrétiens,laïcs et théologiens, réagissent en mar-quant leur opposition.

Venu d'Italie, le baroque pénètreen Allemagne, et déploie ses fas-tes. Le théâtre et l'opéra connais-sent un grand succès, certainescours, comme à Dresde, ne ces-sent de festoyer.

Certains auteurs récents, commeNeveux et d'autres, pensent qu'une pre-mière vague de sécularisation s'est éten-due sur l'Allemagne, c'est-à-dire que dessecteurs de plus en plus larges de lasociété et de la culture étaient en train

d'échapper à l'emprise de la religion et del'Eglise. Le piétisme serait, à toutes lesépoques, une manière de répondre à cedéfi de la sécularisation. La thèse estsans doute exagérée. Selon des observa-teurs étrangers voyageant en Allemagneà la fin du XVIIe siècle, les églises sont loind'être vides, les Allemands demeurent unpeuple religieux.

Pourtant, des symptômes de cettesécularisation existent non seulementdans les milieux d'Etat, mais aussi et enparticulier au plan de la pensée. Une cer-taine critique de la religion se faisait journon seulement chez des philosophes oudes juristes, mais aussi chez des espritsplus simples. Ainsi, le soldat qui sortait dela guerre de Trente ans s'est mis soudainà douter en lisant le récit de la victoire deSamson assommant des centainesd'adversaires. Les esprits plus éclairésallaient plus loin et demandaient, parexemple, comment Moïse, l'auteur pré-sumé des cinq premiers livres de la Bible,pouvait savoir ce qui s'était passé depuisla création, ou encore dans quelle mesureles prophéties de l'Ancien Testaments'étaient vraiment réalisées ? Il est évi-dent que le développement de la sciencea renforcé ces questionnements et cesdoutes. Or, il faut bien constater que lescepticisme à l'égard de certaines affir-mations de la Bible signifiait pour beau-coup d'hommes l'effondrement de toutefoi chrétienne.

Du côté des théologiens on s'inquiétade cette vague critique, et on se sentitappelé à faire de l'apologétique. AinsiGrossgebauer publie-t-il un écrit intitulé

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Preservativ wider die Pest der heutigenAtheisten, die uns die Gewißheit und gött-liche Autorität der Schrift und unsererSeelen Unsterblichkeit in Zweifel ziehenwollen (1669) (Pour préserver de la pesteque sont les athées d’aujourd’hui, qui veu-lent mettre en doute la certitude et l’auto-rité divine de l’Ecriture et l’immortalité denotre âme.)

4) Une des raisons qui permet decomprendre finalement la mon-tée du piétisme était l'état del'Eglise et de la théologie

Certes, les orthodoxies avaient faitpreuve d'une certaine vigueur durant laguerre de Trente ans (cf. Paul Gerhard),permettant aux fidèles de tenir le coup. Ilsétaient loin d'être des intellectuels sans foiprofonde. Ils souffraient de la léthargiespirituelle qu'ils constataient dans lesEglises et proposaient toutes sortes deremèdes. Pourtant, les orthodoxies sem-blaient incapables de répondre aux nou-veaux défis : trop de place était accordéeaux controverses et à la foi en tant quesystème doctrinal, l'Eglise était ressentiecomme une institution qui enseignait desthéories sur la Bible, mais ne la faisait paslire, les pasteurs écrasaient les laïcs,l'Eglise était trop liée à l'Etat, l'aspectcommunautaire était trop réduit, la mis-sion et la diaconie de l'Eglise et des chré-tiens étaient quasiment absentes, ons'était installé dans ces grands corpsqu'étaient les Eglises territoriales où reli-gion et vie sociale s'imbriquaient étroite-ment.

IV. Les débuts et l'essor du piétisme

Il nous faut regarder vers Francfort-sur-le-Main, où depuis 1666 un Alsacienétait premier pasteur de la ville. Il était néà Ribeauvillé en 1635 et s'appelait PhilippJacob Spener. Dans les premièresannées, il s'était efforcé de mettre en pra-tique les propositions de réforme del'orthodoxie luthérienne : une sanctifica-tion plus stricte du dimanche, une prati-que de la discipline à l'encontre desblasphémateurs, la réintroduction de laconfirmation, un renouvellement de l'ins-truction catéchétique. Mais les effets res-taient limités malgré l'aide que luiapportaient, en général, les autorités civi-les. Spener se rend compte que, par cesmesures imposées d'en-haut, on n'obte-nait pas le « vrai christianisme », pourreprendre les termes de Jean Arndt.Reconstruire la vie ecclésiastique commel'avait fait l'orthodoxie luthérienne après laguerre de Trente ans faisait tout au plusdes chrétiens extérieurs, voire hypocrites.Alors il répondra avec enthousiasme àune sollicitation émanant d'un groupe dequatre ou cinq hommes qui lui disaient ensubstance : « Notre société chrétienneest sur le point de sombrer, un chrétien nes'affiche plus ouvertement comme tel, lapersonne de Jésus n'est plus du domainepublic, dans les réunions amicales onn'entend que paroles creuses, dénigre-ment d'autrui et plaisanteries d'un goûtdouteux ; toute question sérieuse jette unfroid dans l'assistance et se trouve habile-ment escamotée. Nous aimerions réagir,créer un cercle de réflexion autour de la

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Bible et d'ouvrages édifiants, pour pro-mouvoir notre vie chrétienne commune ».Spener, très ouvert à ce genre de ques-tions, non seulement écoute ses interlo-cuteurs, mais met son presbytère à leurdisposition pour les rencontres et sedéclare prêt à y participer.

Reconstruire la vie ecclésiastiquecomme l'avait fait l'orthodoxieluthérienne après la guerre deTrente ans faisait tout au plus deschrétiens extérieurs, voire hypo-crites.

Le premier cercle – qui se réunit deuxfois par semaine – s'agrandira rapide-ment. D'abord composé seulement depatriciens et d'intellectuels, il attire aussides artisans et des domestiques ainsi quedes femmes, présentes dans la mêmepièce, mais derrière un rideau : ellesentendent, mais ne parlent pas. On lit unlivre d'édification et on en discute. Les par-ticipants de milieux simples viennent gros-sir les rangs. Après quatre ans, on seconcentra sur la lecture et sur l'interpréta-tion de la Bible. L'idée était de faire revivreles assemblées évoquées par 1 Corin-thiens 14, en complément au culte propre-ment dit. Le luthéranisme ne connaissaitpas cette pratique qui était recommandéedans l'écrit de Jean Labadie, L'exerciceprophétique (1669), un ancien jésuitedevenu réformé et qui finira dans la dissi-dence. Spener lui-même récusait toutséparatisme. Il voulait ranimer la grandeEglise par ces conventicules réunis en sonsein (ecclesiolae in ecclesia). Mais il nepourra pas empêcher certains de ses dis-ciples, tel Jean-Jacques Schütz, de se

séparer de l'Eglise officielle. La Babylonedont il fallait se séparer d'après ces der-niers était l'Eglise luthérienne autant quel'Eglise catholique. Ce fut un coup durporté à Spener et au mouvement piétiste.Cela confortera les attaques de ses adver-saires orthodoxes, qui s'étaient faites deplus en plus vives.

Quelques années plus tard, en 1675,Spener fait paraître ce qui sera, en quel-que sorte, le manifeste fondateur dupiétisme : un traité publié en préface d'unlivre d'Arndt et intitulé Pia Desideria(Vœux pieux), dont l'impact sera considé-rable dans la chrétienté protestante enAllemagne, même s'il n'a pas fait l'unani-mité.

Il y établit d'abord un diagnostic sur lasituation dépravée, à ses yeux, de lasociété et de l'Eglise de son temps. Il s'enprend surtout aux autorités civiles qui nes'occupent guère de l'Eglise et aux prédi-cateurs dépourvus de foi vivante, se con-tentant de transmettre la doctrine et de ladéfendre par des polémiques peu édifian-tes. La foi vivante fait défaut égalementchez les laïcs trop portés vers la boisson,les procès, l'exploitation des pauvres. Lapratique religieuse n'est plus qu'exté-rieure. Bref, si, pour Spener, la doctrine del'Eglise luthérienne n'est pas en cause etreste vraie, c'est la vie de l'Eglise et deses membres qui est défaillante, voiremorte. Ce fait empêche la conversion desJuifs et des papistes, et c'est un scandalepour les âmes pieuses.

Alors, que faire pour que l'espéranceen des temps meilleurs sur terre pour

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l'Eglise, espérance réelle chez Spener,puisse se réaliser dans un avenir pas tropéloigné ?

Dans la troisième partie de son traité,Spener développe en six points son pro-gramme de réforme.

Il s'agit d'abord de répandre plusabondamment la Parole de Dieu. Au-delàdes péricopes bibliques lues dans le culte,les communautés devraient se familiari-ser avec l’ensemble de la Bible, à la foispar la lecture privée et par des étudesbibliques communes. Il fallait mettre enplace des conventicules permettant àchacun d'exprimer ses questions et sesdoutes, et donner la possibilité aux prédi-cateurs et à d'autres de fournir les expli-cations nécessaires.

Spener souhaite, en second lieu, quele sacerdoce universel des croyants,tombé en désuétude dans sa propreEglise, soit réactivé dans la vie de l'Eglise.Qu'on cesse d'appeler les pasteurs des« Geistliche » (spirituels), alors que tousles chrétiens sont des prêtres.

En troisième lieu, il faut se rappelerque le christianisme est moins une doc-trine qu'une pratique, il est d'abord amourenvers tous les hommes.

En quatrième lieu, Spener demandeque les controverses théologiques soientréduites à un minimum. Les incroyantsseront convaincus davantage par une vieexemplaire que par des disputes doctrina-les.

Les deux dernières propositionsvisent les études de théologie et la prédi-cation. La formation des pasteurs doitviser davantage la pratique de la piété quel'érudition. Il faut renforcer la vie religieusedes étudiants en théologie en recourantnotamment à des auteurs mystiques. Ilfaut mettre en place des colloques piétis-tes de type académique regroupant étu-diants et professeurs. Ces derniersdoivent mener une vie exemplaire. Quantaux prédicateurs, il faut les libérer de larhétorique baroque et de l'érudition peuédifiante pour les ramener à la simplicitéet à leur but véritable : susciter la foi et sesfruits.

Les deux dernières propositionsvisent les études de théologie et laprédication. La formation des pas-teurs doit viser davantage la prati-que de la piété que l'érudition. Ilfaut renforcer la vie religieuse desétudiants en théologie en recou-rant notamment à des auteursmystiques.

Tout ce que le piétisme mettra enœuvre au cours des décennies ultérieu-res était présent dans cet écrit-pro-gramme, sauf l'exigence d'une conversiondatable et le projet de développer la mis-sion auprès des païens.

Bien que contestés par certainsmilieux, les Pia Desideria, qu'on a com-parés parfois aux 95 thèses de Luther,connurent un succès considérable. Lesconventicules se multiplièrent un peupartout, y compris dans certaines cours

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princières allemandes, et jusqu'en Scan-dinavie.

Un des hommes marqué durablementpar l'influence de Spener fut August Her-mann Francke, le fondateur des Etablisse-ments de Halle. Etudiant en théologie, ilavait passé par toutes sortes de luttesintérieures et rencontré Spener en 1687au moment où il lisait des textes de lamystique quiétiste. La même année, il fitl'expérience d'une conversion brutale :doutant d'avoir une foi vivante, voire la foitout court, il se mit à genoux et demandaà Dieu de le libérer de sa détresse. Laprière fut exaucée à l'instant même.Francke se sentit vivre une nouvelle nais-sance. Cette conversion est devenue enquelque sorte, le prototype de la conver-sion piétiste. Mais ni Arndt, ni Spenern'avaient fait l'expérience d'une telle con-version datable et ne l'ont jamais exigée.Les deux resteront dans la tradition luthé-rienne qui admettait que les doutes fai-saient partie de la foi et devaient êtreacceptés comme une épreuve imposéepar Dieu. A la différence de la traditionluthérienne reprise par Spener, Franckeapplique Romains 7 à l'existence de Paulavant qu'il fût devenu croyant.

Donnons encore quelques éclairagessur l'histoire ultérieure et l'action de quel-ques figures du piétisme.

En 1694 était fondée l'Université deHalle par l'électeur du Brandebourg. Elleallait devenir le bastion du piétisme à par-tir duquel il allait rayonner en Allemagnedu nord. Le chef de file du mouvementsera August Hermann Francke, devenu

professeur de théologie. Il agira aussi parses multiples œuvres diaconales et péda-gogiques dans les Etablissements deHalle. Autant Spener était modéré et pru-dent, autant Francke est passionné etexclusif. Il ne reconnaît pas d'autres typesde piété que la sienne. Un vrai chrétiendoit avoir passé par une conversion radi-cale, marquée par des luttes (Busskampf)et une soudaine effusion de la grâce(Gnadendurchbruch). Ce qui n'édifie pasest inutile. Le théologien doit préférer ungramme de foi vivante à un quintal descience morte. Au premier plan de l'ensei-gnement de la théologie : l'exégèse et leNouveau Testament plutôt que l'AncienTestament.

Le théologien doit préférer ungramme de foi vivante à un quintalde science morte. Au premier plande l'enseignement de la théologie :l'exégèse et le Nouveau Testamentplutôt que l'Ancien Testament.

Francke est un homme d'action, plusque Spener. Avec l'appui de la noblesse etde la cour de Berlin, il fonde des institu-tions prospères : écoles, instituts pédago-giques (plus de 2200 élèves en 1727),orphelinat, société biblique (édition à bonmarché). Il devient aussi le chef spirituelde la Mission Luthérienne en terrepaïenne fondée en 1706 par Frédéric IVde Danemark dans la colonie indienne deTranquebar. Un de ses élèves, Ziegen-balg, en est le premier missionnaire et tra-duit le Nouveau Testament en tamoul.

Francke mène aussi le combat contrel'orthodoxie, représentée par Loscher, et

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contre les professeurs « incroyants » del'Université. Ainsi le philosophe Wolff estchassé de Halle par ordre du roi. Une telleétroitesse, à la longue, a de fâcheuxrésultats : les études se dégradent à laFaculté de Halle. Et les enfants des insti-tuts, minutieusement contrôlés, privés dejeux, sont finalement éduqués à une piétédominée par la tristesse.

La Communauté des Frères de Herrn-hut est, à côté des piétistes de Halle, ladeuxième branche importante du mouve-ment issu de Spener (le troisième étant lepiétisme du Wurtemberg). Son fondateur,le comte de Zinzendorf (1700-1760), fré-quente dans sa jeunesse le Collège deHalle, voyage notamment en France où ilrencontre le cardinal de Noailles. En1722, il accueille sur ses terres un groupede Frères moraves persécutés : c'est lafondation de la colonie de Herrnhut, enHaute-Lusace, qui devient bientôt un lieude refuge pour des illuminés et des dissi-dents d'origine variée.

Zinzendorf organise la communautéde Herrnhut : le 12 mai 1727 est fondéel'Unité des Frères renouvelée. La commu-nauté avait son propre culte et sa proprevie communautaire, tout en se rattachantà la paroisse où elle était implantée. Zin-zendorf aurait voulu rester dans l'orbite del'Eglise luthérienne, tout en visant àdépasser les limites confessionnelles. Enfait, la communauté devint peu à peu uneEglise nouvelle qui existe toujours, con-nue par les Lösungen (mots d’ordre). Elleessaima vers d'autres communautés(Thuringe, Wetterau, Amérique du nord).L'Unité des Frères adhère à la Confession

d'Augsbourg en 1749, mais conserve sonoriginalité.

La communauté était organisée enchœurs et en bandes. Les laïcs partici-pent activement au gouvernement del'Eglise, dans la conférence des anciens.La discipline est sévère. Dans les casimportants, le Seigneur est consulté par lesort (Ac 1.16). La théologie est fortementchristocentrique. Le chant tient unegrande place – quelquefois il n'est pasexempt de mièvrerie. La piété est plussentimentale qu'à Halle, mais elle se dis-tingue par son caractère joyeux et opti-miste.

Dans le Wurtemberg se développe unpiétisme plus large, plus populaire, mieuxintégré à l'Eglise que dans le Nord. Cen'est pas la noblesse, ce sont les théolo-giens, les bourgeois, les paysans qui luisont acquis. L'antagonisme entre ortho-doxes et piétistes y fut quasiment absentau XVIIIe siècle. Des théologiens célè-bres, dont Bengel et Œtinger, sympathisè-rent avec le piétisme.

Le piétisme radical

Dans quelques régions, des commu-nautés se séparent de l'Eglise officielle,notamment dans la Wetterau au nord deFrancfort-sur-le-Main. Elles avaient unetendance mystique et enthousiaste où l'ontrouve parfois l'influence de Camisardsréfugiés. Le séparatisme, exceptionnelchez les Allemands, compte quelquespersonnalités originales et marquantescomme Gottfried Arnold (1666-1714),

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Fac-Réflexion n° 53 13

l'auteur de L'histoire impartiale de l'Egliseet des hérésies. Cet ouvrage prend lecontre-pied des historiens orthodoxespour qui tout hérétique est un fils du dia-ble. Il n'est cependant guère plus impartialqu'eux, car il prend passionnément ladéfense de tous ceux qui ont fait opposi-tion à une Eglise établie et incline à croireque les mystiques et les séparés possè-dent seuls la vraie piété.

V. Quelques enjeux théologiques

1) La conception de la théologie

Spener a réagi contre la conceptionqu'avait l'orthodoxie luthérienne de lathéologie. Pour l'orthodoxie, tout en étantorientée vers la pratique, la théologie con-sistait en un ensemble d'affirmations doc-trinales de caractère scientifique établiespar la raison sur la base des données del'Ecriture sainte et conformément aux nor-mes doctrinales des écrits symboliques.Pour formuler ces affirmations, on n'avaitpas besoin de l'expérience religieusecomme telle, c'est-à-dire de la volonté oude l'âme transformée par la foi. En fait,l'orthodoxie faisait la distinction entrel'intellect et la volonté. La théologie rele-vait de l'intellect, la vie chrétienne de lavolonté. Dans cette perspective, un non-croyant pouvait être un bon théologien.

Spener se dresse contre la séparationentre intellect et volonté. Il nie que desnon-régénérés puissent être de véritablesthéologiens. Sans la nouvelle naissance,

il n'y a pas de théologien chrétien vérita-ble. Certes, le non-régénéré peut commu-niquer des vérités tirées de façonorthodoxe de l'Ecriture, mais faute d'yacquiescer personnellement, il ne pourra,en dernière instance, pas présenter lavérité d'une bonne manière.

En fait, l'orthodoxie faisait la dis-tinction entre l'intellect et la volon-té. La théologie relevait del'intellect, la vie chrétienne de lavolonté. Dans cette perspective,un non-croyant pouvait être unbon théologien.

Pour Spener et le piétisme, le véritablethéologien n'est pas celui qui connaîtintellectuellement les vérités chrétiennes,mais celui qui les connaît de façon per-sonnelle et existentielle, sur la base de saconversion et de son illumination inté-rieure. Par rapport à l'orthodoxie, on cons-tate un certain déplacement. La part dece que l'intellect non régénéré ou le théo-logien non converti peut connaître de lavérité chrétienne n'est certes pas entière-ment rejetée. Spener voyait bien que desnon chrétiens admettaient un certainnombre de vérités chrétiennes et pou-vaient lire l'Ecriture. Mais cette part estminimisée ou dévalorisée. La véritableconnaissance, celle en particulier qui vafaire la différence entre ce qui est centralou salutaire et le reste, n'est possible quesur la base de l'expérience religieuse. Onnotera aussi que Spener admet la possi-bilité d'une foi salvifique qui soit accompa-gnée d'un certain nombre d'erreurs sur leplan théologique. A la limite, on peut êtreun hérétique en matière de théologie et

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pourtant être sauvé ! La preuve, dit-il,c’est que les disciples de Jésus n’avaientpas tous une théologie complète et justeen tous points, et pourtant ils avaient unefoi salvifique. Il n'est donc pas possible dejuger de la foi selon des critères intellec-tuels.

L'importance accordée à la conver-sion et à l'illumination intérieure conduiraSpener à distinguer des théologiens régé-nérés et des théologiens non régénérés,ce qui est évidemment assez difficile, carcomment juger en pratique ?

A bien des égards, les conceptions deSpener, bien qu'imparfaitement élaboréessur certains points, annoncent des ten-dances modernes : Kierkegaard, l'exis-tentialisme, Bultmann, à savoir qu'il n'y ade connaissance véritable de Dieu quepar l'expérience religieuse. Mais l'époquemoderne dépassera la démarche de Spe-ner, dans la mesure où l'on fera égale-ment de l'expérience religieuse le principecritique fondamental : par exemple, larésurrection du Christ est vraie dans lamesure où elle se répète en l'homme, oubien Jésus-Christ est le fils de Dieu parceque son action sur le croyant est d'unautre ordre que celle de tout autre hommede l'histoire. Mais n'est-ce pas sacrifieralors tout le pôle objectif du messagechrétien – le témoignage de l'Ecrituresainte, l'histoire du salut et faire de la sub-jectivité, de l'expérience religieuse le seulcritère de vérité ?

Spener n'est pas allé jusque là. Il acontinué à admettre qu'il y avait des arti-cles de la foi qu'il fallait croire sur la base

du témoignage biblique, et à dire que c'estla Parole, donc une réalité extérieure, quidonne la vérité et qui fonde la foi. Et pour-tant, l'irruption de la subjectivité se produitavec ses conséquences imprévisibles. Onira plus loin que Spener, et cela dès leXVIIIe siècle.

2) La vie chrétienne

Spener soulignera qu'à l'origine de lavie chrétienne, il y a la nouvelle naissanceet il insistera sur les fruits de la vie nou-velle, voire sur la capacité pour le chrétiend'atteindre à une certaine perfection.

Notons d'abord qu'à la suite de JeanArndt et d'autres, le piétisme réagit contreune dissociation, chez Melanchthon etdans l'orthodoxie luthérienne, entre la jus-tification et la sanctification. Le fait de sou-ligner que le pardon de Dieu ne dépendpas de la transformation de l'homme,mais d'un acte propre de Dieu a pu con-duire à séparer la justification de la sanc-tification. Une telle orientation risquaitaussi de faire de la foi un simple assenti-ment à une vérité doctrinale. Et lesœuvres du chrétien semblaient devenirsecondaires. En fait, pour Luther, laParole de Dieu est toujours créatrice :quand il pardonne, il crée aussi la vie nou-velle. Mais par la suite, cela avait souventété perdu de vue.

Sans abandonner la catégorie de lajustification par la foi, Spener et le pié-tisme vont privilégier la catégorie de lanouvelle naissance, elle-même déjà pré-sente dans la conception de l'ordo salutisde l'orthodoxie luthérienne. Il ne suffit pas,

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proclame Spener, que le chrétien croie etqu'il soit justifié par un jugement de Dieuqui demeurerait un acte extérieur. La viechrétienne est véritablement sous lesigne d'une nouvelle naissance. Que s'ypasse-t-il ? L'homme est transformé enson être profond, dans son intériorité.Spener peut même parler d'une nouvellenature. Pourtant, il n'est pas toujours trèsprécis dans la façon de distinguer la nou-velle naissance de la justification. Il sem-ble aussi que l'homme puisse à nouveauperdre la nouvelle naissance. Comme sonnom l'indique, il s'agit de quelque choseque l'homme subit.

Sans abandonner la catégorie dela justification par la foi, Spener etle piétisme vont privilégier la caté-gorie de la nouvelle naissance,elle-même déjà présente dans laconception de l'ordo salutis del'orthodoxie luthérienne.

Spener affirme très fortement quec'est la Parole de Dieu qui est à l'originedu processus. Il se distingue des mysti-ques en ce sens qu'il ne parle pas de lapréparation à recevoir la grâce. Précisé-ment parce qu'il décrit la vie chrétiennesous l'angle de la nouvelle naissance, ilinsistera sur la nécessaire passivité del'homme. L'homme ne peut opérer lui-même sa naissance physique, ni sa nais-sance spirituelle.

On notera aussi que Spener réagitcontre la distinction introduite dansl'orthodoxie entre une pénitence opéréepar la prédication de la loi et la foi suscitéepar l'annonce de l'Evangile. On ne peut

pas faire véritablement pénitence endehors de l'annonce de l'Evangile, c'est-à-dire de la bonté de Dieu. En 100 ans,dira-t-il dans son premier sermon àDresde, personne ne sera converti par laloi. La loi peut certes opérer une certainerepentance (Reue), mais non la pénitencevéritable. On ne peut haïr le péché que sil'on aime Dieu. Or, aimer Dieu, on ne peutle faire que par la foi, donc sur la base del'annonce de l'Evangile.

Il faut se garder d'une foi imaginaire,dit Spener, et s'examiner si on est vérita-blement chrétien. Cela n'est possible quesi une foi vivante et authentique se mani-feste par certains signes qui, s'ils sontprésents, peuvent conférer une certainecertitude de la foi. S'il n'y avait pas cessignes ou ces marques, notre relationavec Dieu souffrirait du doute et de l'incer-titude.

Or, la foi se traduit sur le plan du sen-timent et de la volonté, de la conscience.On peut donc la discerner. Avoir con-fiance en Dieu, c'est aussi avoir un senti-ment de béatitude. Spener a tellementsouligné cela que ses adversaires ortho-doxes l'accuseront de négliger le « pasencore » de la tension eschatologique.

Pourtant Spener se rend bien comptequ'il n'est pas possible de fonder la certi-tude sur l'expérience ou la conscience dela foi. La béatitude de notre état de chré-tien peut être cachée sous les tentations.Souvent la foi confrontée au douten’existe que comme désir de mieux croireet non comme sentiment bienheureuxd'être en Dieu. De plus, il y a le danger de

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se tromper sur l'expérience. C'est pour-quoi Spener se tourne plutôt vers la mani-festation de la foi dans la pratique de lapiété, dans le témoignage d'une vie chré-tienne. Parmi ces signes de foi, il nommel'amour pour Dieu, le plaisir qu'on prend àfaire le bien, le détournement intérieur àl'égard du monde, la prière incessante, ledésir de ce qui est éternel, l'intention dene pas pécher.

En même temps, Spener – met engarde contre des choses qui, selon lui, nesont pas, comme telles, des signes attes-tant la nouvelle naissance. Le baptêmesimplement reçu ne suffit pas : même sinous sommes nés de nouveau par le bap-tême, il n'est pas assuré que nous noustrouvons encore dans cette nouvelle nais-sance (« daß wir gewiß noch in solcherWiedergeburt stehen »). « La nouvellenaissance peut aussi se perdre... là oùnous ne tuons pas chaque jour par larepentance et la pénitence le vieil Adamen laissant émerger l'homme nouveau ».

Autres actes qui ne sont pas forcé-ment des signes de la nouvellenaissance : lire la Parole et prendre laSainte Cène, sans les intérioriser, vivrehonorablement comme les païens le fontaussi, chercher sa propre gloire… ;l’homme né de nouveau ne cherche passa propre gloire ni son propre intérêt, maiscelui du prochain.

Il faut s'en tenir aux vrais fruits, auxvraies marques de la nouvelle naissancedéjà mentionnées. Quand Spener de-mande qu'on s'examine ainsi soi-même,ce n'est pas, en règle générale, pour que

la foi devienne sûre d’elle-même, maisplutôt pour ébranler une foi imaginaire. Eneffet, la foi vivante qui se manifeste par lessignes indiqués connaît la certitude enelle-même et n'a pas besoin d'y arriverpar le discernement des fruits du cœur oude la conscience. Seules des âmesinquiètes ou tristes ont besoin du soutienqu'un examen de soi scrupuleux peut leurdonner en prouvant, sur la base des fruits,l'existence d'une foi vivante.

Malgré ces précautions, on ne peutpas nier que la foi devient ainsi dépen-dante d'une certaine forme de la piété,dans la mesure où vaut l'affirmation : là oùil y a de la piété et de la vertu, là il y a unefoi chrétienne authentique. De même : làoù tu sens en toi de la piété et de la vertu,tu peux être certain d'être en Dieu. Sansdoute cela n'apparaît qu'épisodiquementchez Spener et avec une multitude de pré-cautions et de garde-fous, mais, libéréede ces précautions, cette démarche con-duira à l’Aufklärung.

Etant donné la nouvelle naissance,nous dit Spener, on peut penser que leschrétiens peuvent atteindre dès ici-bas uncertain degré de perfection. Certes, il n'ajamais affirmé que les hommes régéné-rés avaient la capacité d'accomplir la loide façon irréprochable et donc d'êtrelibres de tout péché, ni que Dieu allégeraitpour ses enfants le poids ou l'étendue del'exigence morale pour leur permettre del'accomplir de façon parfaite.

Pourtant, on peut parler d'une certaineperfection de la vie chrétienne dans lamesure où les chrétiens, malgré leurs

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faiblesses, malgré le péché qui reste et lanécessité de mourir continuellement aumonde, peuvent accomplir sincèrement etsans arrière-pensées les œuvres de laloi... Celui qui croit véritablement n'agitpas par crainte ou par espoir d'un gain,mais parce qu'il est poussé et inspiré parl'amour de Dieu et l'amour pour le bien.

Dans cette perspective, Spener tend àrelativiser, dans certains passages, lesmanquements des régénérés, les quali-fiant de « péchés de faiblesse », à l'instarpeut-être de Gerson qui parlait de« péché passif ». Que sont ces péchéspar rapport à la réalité de l’homme nou-veau, sinon une ombre par rapport à lalumière ? Les tentations sont une sorte dejeu, le combat et la victoire du Christ lesont déjà surmontées.

Spener tend à relativiser, danscertains passages, les manque-ments des régénérés, les quali-fiant de « péchés de faiblesse », àl'instar peut-être de Gerson quiparlait de « péché passif ».

On notera aussi que Spener distinguedans la vie chrétienne des degrés et desniveaux. Il y a des chrétiens qui, par leurprière, la victoire sur eux-mêmes et leurobservation des commandements, dépas-sent de loin ceux qui en sont encore auxdébuts d'un christianisme pratique. De telschrétiens, affirme-t-il, le Nouveau Testa-ment les appelle parfaits en comparaisonavec les autres. Cela dit, un des signescaractéristiques de cette perfection estaussi la conscience de l'imperfection qui

demeure. Le chrétien régénéré resteréduit à demander pardon à Dieu.

Pour souligner l’idée que le chrétienpeut atteindre à une certaine perfection,Spener propose aussi la distinctionsuivante : dans la foi nous ne pouvons,certes, pas accomplir (erfüllen) les com-mandements de Dieu au sens plein duterme, mais nous pouvons les observer(halten). En douter serait tomber dans lelaxisme et devenir infidèle au témoignagebiblique (1 Jn 2.3-4 ; 3.22 ; 5.3 ; Mt 19.20).

En référence à 1 Jn 3.9, Spener peutaussi faire la différence entre « avoir » lepéché et commettre le péché. Même leschrétiens régénérés « ont » le péché,étant donné le péché originel et les mou-vements mauvais qu'il nous inspire. Maisle régénéré ne cède pas au péché. Il ne lecommet pas.

Il nous faut encore voir la question desadiaphora, c'est-à-dire nous demander s'ily a pour le chrétien régénéré des chosesneutres.

Depuis les Pia Desideria, le piétismeétait parti en guerre contre le manque desérieux dans la vie chrétienne. Les fruitsd'une véritable foi manquaient. Il n’y avaitpas de vraie sanctification. Dès lors seposait la question si les divertissementspratiqués à l’époque (fréquentation duthéâtre et de l'opéra, danse) étaient con-ciliables avec la foi chrétienne. La discus-sion de ce problème fit surgir la questionde savoir s’il n’y avait pas des« adiaphora » (choses neutres) qui, ensoi, n’étaient ni bonnes ni mauvaises.

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Le conflit éclata à propos du théâtre etde l’opéra. En 1678 s'ouvrit l’opéra deHambourg. Des pasteurs piétistes prirentposition d'abord contre le théâtre en géné-ral (Anton Reiser 1681 : « Théâtromanieou les œuvres des ténèbres dans lesspectacles publics »), puis contre l’opéra(1686 – Johann Winckler). L’opéra futfermé un certain temps. Mais d'autrespasteurs, aidés par les facultés de Witten-berg et de Rostock, prirent position pourl’opéra, contre les piétistes.

Voici les arguments de Winckler : lesopéras sont en contradiction avec l'espritde pénitence qui sied aux chrétiens en lesincitant à la futilité et aux plaisirs dumonde. On y dépense de l'argent inutile-ment pour les plaisirs des sens au lieud'user de l'argent pour les malheureux.Mêmes si les opéras étaient desadiaphora, ce n'est pas le moment des’amuser, alors que les Eglises protestan-tes sont en danger en Hongrie, en Silésie,en Alsace.

La position contraire (Mayer) argu-mentait ainsi : les opéras ne sont pas uni-quement destinés aux plaisirs de la chair.Ils ont un but louable, à savoir la gloire deDieu, l'incitation à l'amour de la vertu et àla mise en valeur du don, émanant deDieu, de la musique vocale et instrumen-tale. Il alla jusqu'à justifier les déguise-ments des acteurs en rappelant que leSaint-Esprit lui-même avait pris la formed’une colombe et les anges celle de jeu-nes gens.

L'opposition contre les amusementsmondains se généralise parmi lespiétistes.

En 1692, des pasteurs de Gothas'élèvent contre la danse, le jeu de cartes,les comédies, les histoires obscènes, ense refusant de les considérer comme desadiaphora. Des pasteurs allèrent jusqu'àrefuser la Sainte Cène à des paroissiensqui ne renonçaient pas à la danse.

Spener lui-même ne s'est pas grande-ment engagé dans ces disputes. Il étaitd'avis que la danse, telle qu'elle était pra-tiquée à son époque, était un péché, maislà où la jeunesse bien éduquée dans la foise détournait des plaisirs du monde,l'apprentissage de la danse ne pouvaitpas être un mal, dans la mesure où celadonnait une certaine aisance à leursmembres, comme on apprend biend’autres choses pour la vie en société.Spener se contente d’indiquer quelquesrègles générales ; qu'un chrétien ne fasserien qui ne soit pas inspiré par la foi ; qu’ilsoit convaincu de plaire à Dieu en sesactes, qu’il s’abstienne de tout ce qui nesert pas la gloire de Dieu et qui ne puisseêtre fait au nom de Jésus ; qu’il rendecompte à Dieu de l’emploi de son temps ;qu’il évite même l’apparence du mal. S’ilobserve ces règles, le chrétien saura par-faitement que penser de tels plaisirs.

3) La conception de l’Eglise

Tout en soulignant sa fidélité aux doc-trines réformatrices et en proclamantl’importance du baptême et de la cène,

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Spener changeait en fait les accents. Endernière instance, l’Eglise était définie àpartir des régénérés et non à partir desmoyens de grâce. La sainteté de l’Eglise,comprise comme la sainteté de ses mem-bres, remplace l’Eglise déterminée par laParole et les sacrements.

Spener changeait en fait les ac-cents. En dernière instance, l’Egli-se était définie à partir desrégénérés et non à partir desmoyens de grâce.

Les chrétiens authentiques doivent serassembler entre eux dans des conventi-cules. Ils n'abandonneront pas pourautant l’Eglise multitudiniste qui restepour eux celle de la doctrine, de la caté-chèse, des sacrements. Mais ils la dépas-sent, pour édifier la vraie communautéchrétienne qui est le rassemblement desrégénérés.

L’approche piétiste va égalementmodifier la perception du ministère pasto-ral. Selon la Confession d'Augsbourg, lepasteur devait être appelé (rite vocatus)pour exercer son ministère dans la com-munauté. Sa parole avait autorité dans lamesure où elle transmettait l'Evangile etcela, même si sa vie n'était pas toujoursfidèle à cet Evangile. Dans la ligne antido-natiste de l’Eglise ancienne, la Réforma-tion soulignait l’objectivité de la Parole etdes sacrements, qui avaient leur propreefficacité indépendamment de la per-sonne du ministre.

Il suffit de lire les Pia Desideria pourconstater que le piétisme déplace les

accents. Ce qui compte, c'est la piété dupasteur, plutôt que sa formation théologi-que, voire son message. En dernière ins-tance d'ailleurs, laïcs et pasteurs sont missur le même plan. Sur la base du sacer-doce universel, chacun peut, au fond,enseigner. Il n’y a pas de grâce ministé-rielle.

En ce qui concerne les rapports entrel’Eglise et l’Etat, on ne sera pas étonné dela critique virulente du césaropapismemise en avant par Spener dans les PiaDesideria. A la différence de Luther, il nes'intéresse pas aux fonctions proprementciviles des autorités politiques, mais exa-mine le rôle qu’elles devraient jouer auservice des Eglises. Or, aux yeux de Spe-ner, ce rôle est surtout négatif. Les autori-tés ont asservi l’Eglise, l'ont utilisé dansleur propre intérêt au lieu de l’aider à rem-plir sa mission, au point qu’il est souventpréférable d'être Eglise sous une autoriténon chrétienne que sous une autoritéchrétienne. Spener va-t-il jusqu'à prônerla séparation entre l’Eglise et l’Etat ? Iln'en est pas loin. Mais cela ne l’empêchepas, quelques années plus tard, et cesera encore plus net pour Francke, derecourir au bras séculier pour combattrel’adversaire principal qu'était pour le pié-tisme allemand l'orthodoxie luthérienne.

Le jugement porté par les piétistes surl’Eglise luthérienne de leur temps serasévère. Les piétistes radicaux, tel Gott-fried Arnold, la qualifieront de Babel. Sil’attente d’une réforme de la vie et de lapiété se manifeste fréquemment dans laseconde moitié du XVIIe siècle, les piétis-tes radicaux mettent le papisme et l’Eglise

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luthérienne dans le même sac. Bien sou-vent le piétisme se comprendra lui-mêmecomme la Réforme attendue. A l’intérieurde l’orthodoxie luthérienne on étaitdevenu prudent dans l'usage du terme« réformés » et l’on évitait le terme de« réformation ». Chacun doit édifier etaméliorer les choses selon son état. Il y aRéformation au sens plein du terme seu-lement quand Dieu suscite des hommesparticuliers munis d'une grâce spécialepour œuvrer en temps de détresse. Là oùon cherche à réformer en dehors de cettedétresse, il en résulte un réformatismebien dommageable.

Le piétisme, au contraire, prône uneRéformation comme au temps de Lutheret souhaite que tous s’y engagent et passeulement les pasteurs et les théologiens.En effet, à ses yeux, la grave perversionde l’Eglise appelait une réformation totale.

4) L’eschatologie

Spener a modifié les conceptionseschatologiques de son Eglise. Rappe-lons celles de l’orthodoxie luthérienne.Fidèle aux conceptions de Luther, trau-matisée par l’expérience de la guerre deTrente ans, celle-ci, tant au niveau de laprédication que de la piété et de la théo-logie, vivait dans l’idée que la fin destemps était imminente. Mais ce messageétait de moins en moins reçu à une épo-que où l’Europe s'apprêtait, notammentles Lumières, à marcher vers un avenirmeilleur, dont on n’envisageait pas une finimmédiate.

Spener partageait une telle confianceen l’avenir. Il la tirait du Nouveau Testa-ment. Il pensait que l’Eglise allait, surterre, au-devant de temps meilleurs.C'était le retour, au sein du luthéranisme,d'un certain millénarisme, c'est-à-dire del’attente d'un royaume glorieux du Christsur terre, avant le dernier jour. La Réfor-mation, au contraire, avait écarté une telleperspective : les progrès sur terre ne pou-vaient être que relatifs et le règne duChrist proprement dit ne pouvait com-mencer qu'à la fin des temps. Selon Spe-ner, c’est sur terre et dans un procheavenir que l’Eglise allait connaître un étatmeilleur, ce qui était à la fois une consola-tion pour les fidèles et une incitation àagir.

Selon Spener, c’est sur terre etdans un proche avenir que l’Egliseallait connaître un état meilleur, cequi était à la fois une consolationpour les fidèles et une incitation àagir.

Mais qu’est-ce qui justifiait une telleattente ? S’appuyant sur Romains 9-11,Spener avança d'une part l’idée d'uneconversion prochaine des Juifs. Le peupled’Israël, du moins le reste consacré, allaitse tourner vers le Christ – appel aussi auxchrétiens pour cesser de scandaliser lesJuifs par leur contre-témoignage. D'autrepart, l'on pouvait attendre, selon Spener,la chute prochaine de la Rome papale,déjà atteinte certes par la Réformation,mais encore debout.

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La chrétienté composée de Juifs et depaïens allait s'unir et se rassembler. Cesera l’œuvre de l’Esprit de Dieu – thèmetrès important des Pia Desideria – qui allaitrénover à la fois l’Eglise et les chrétiensindividuellement, dont la vie spirituelleallait porter les fruits caractéristiquesd'une foi vivante.

Certes, Spener ne spéculait pas surune chronologie des glorieux événementsqu'il attendait. A la différence des Lumiè-res, il soulignait que malgré l’améliorationprévue, l’Eglise continuerait à cheminersous la croix. Par ailleurs son insistancesur le renoncement, voire sur un certainascétisme, l'éloignait de l'esprit desLumières. Mais d’un autre côté, l’espoiren des temps meilleurs alimentait chez luiet chez ses amis un dynamisme nouveau.Il allait susciter un grand zèle au servicedu royaume de Dieu, pour prêcher en par-ticulier la conversion, regrouper les con-vertis, promouvoir la mission (que lepiétisme favorisera au sein du protestan-tisme) et mettre en œuvre de nouvellesformes de diaconie.

VI. Le piétisme : une certaine forme de socialisation religieuse

Nous avons évoqué les orientationsdoctrinales du piétisme, dans la perspec-tive de Spener principalement. Mais lepiétisme n'était pas seulement un mouve-ment doctrinal, hétérogène d'ailleurs.C'était aussi une manière nouvelle, dans

le protestantisme, d’insérer l’individu dansla communauté religieuse.

1) Le petit cercle existait désormais àcôté et au-dessus du culte de l’Eglise.Etre membre de la communauté chré-tienne ne consistait plus en premier lieu àse soumettre aux doctrines et aux prati-ques de l'Eglise, mais à se rattacher à lacommunauté des chrétiens sincères etauthentiques. Les conventicules, unesorte de secte dans l'Eglise, divisèrentl'Eglise en deux groupes : ceux qui se rat-tachaient à ces communautés et lesautres.

Par ailleurs les chrétiens « régéné-rés » réunis dans les conventicules, for-maient des réseaux, souvent étendus, de« frères » et de « sœurs » éloignés géo-graphiquement.

2) Très rapidement se constitue unetradition propre au piétisme que tout chré-tien qui voulait être piétiste devait recon-naître. C'était d'abord une certaineinterprétation de l'histoire de l'Eglise. Elleconsistait à placer Spener qui avait pour-suivi l'action du Réformateur au mêmerang que Luther et, plus tard au Wurtem-berg, à considérer Bengel comme le véri-table héritier de Spener. Mais celaconsistait aussi à reconnaître l'autoritéreligieuse des guides locaux etrégionaux : les patriarches, si importantsen particulier au Wurtemberg.

En dehors de la Bible, on lit aussi dansles conventicules des livres d'édificationrédigés par les pères du piétisme. Ilsreflétaient la tradition particulière du pié-tisme ou de tel ou tel groupe piétiste.

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A côté des enseignements des patriar-ches et des pères, et d’un biblicisme sou-vent naïf, les « signes divins » et lesexaucements de prière, les « doigts » deDieu et les manifestations particulières dela Providence, constituaient un autreaspect de la tradition piétiste.

Les « signes divins » et les exau-cements de prière, les « doigts »de Dieu et les manifestations par-ticulières de la Providence, cons-tituaient un aspect de la traditionpiétiste.

3) Il conviendrait également de s'arrê-ter au vocabulaire utilisé dans les cerclespiétistes.

Les titres sociaux ont disparu. Le (oula) piétiste est pour les autres « frère » ou« sœur ». Certains adjectifs, comme lesmots « vivant » (une foi « vivante »),« bienheureux » (selig), apparaissent trèsfréquemment. L’« âme » fait partie desmots préférés du piétisme, ainsi que leterme « réveillé » et ses variantes. L’ana-lyse du discours sur Dieu fait égalementapparaître des traits caractéristiques. Ence qui concerne Jésus, la préférence vaau mot Heiland (Sauveur).

Zinzendorf et le mouvement de Herrn-hut ont tout particulièrement développéun langage spécifique, mièvre à bien deségards, parlant ainsi de Jésus comme du« frère agnelet » (Bruder Lämmlein). Onprivilégie le « sang de l’agneau ». A Her-renhag, une fondation non durable deHerrnhut, on a d'ailleurs mis en placetoute une célébration très réaliste des

plaies de Jésus jusqu'à faire couler dusang d’une statue représentant le Christ.

4) La simplicité de vie, voire l’ascèse,faisaient partie du style de vie piétiste,non sans certaines variations selon legroupe social. Mais en général, le luxevestimentaire était prohibé, ainsi que ladanse ou d'autres réjouissances. Uneéthique rigoureuse alliée à l'introspections'impose. En même temps est prônél'engagement du chrétien, le zèle pour leroyaume de Dieu bien sûr. On peut certes,sans fausse honte, devenir riche, maispas pour soi-même, seulement pour leroyaume de Dieu.

Francke a tout particulièrement vili-pendé l’oisiveté. Le travail tient une placecentrale dans son système. C'est pourl'homme régénéré le devoir par excel-lence. Lui-même débordait d'ailleursd'activité au point d'affirmer : « Je peuxdire en vérité que si je consacre àquelqu'un plus d'une heure de montemps, je pense que je lui fais un grandcadeau ». Il convient, selon Francke, desaisir les occasions favorables que Dieunous donne. « Si on laisse passer letemps de grâce où l’on peut agir, la nuitpeut venir où personne ne peut agir. Onne trouvera ni l’occasion ni la bénédictionque Dieu nous offre maintenant quand leshommes ont envie de bien agir ».

5) Notons enfin qu'il ne suffisait pasd’avoir certaines convictions religieusesou de vivre selon un certain style de viepour être un piétiste. Encore fallait-il êtrereconnu comme tel, c'est-à-dire être qua-lifié par les membres d’un conventicule

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comme « frère », et comme chrétien « néde nouveau ». Cela limitait de fait l’indivi-dualisme religieux. En effet, la commu-nion fraternelle des « frères » et des« sœurs » plaçait l’harmonie, voire uncertain conformisme, au-dessus des opi-nions, éventuellement critiques, de l’indi-vidu.

VII. L'impact du piétisme sur le protestantisme

Il nous faut, en un dernier temps, évo-quer l'influence du piétisme, ses effets.

On pourrait constater d'abord trèsbanalement que le piétisme a eu du suc-cès – si on en juge par la rapidité aveclaquelle les idées d'un Spener ou d’unFrancke, par exemple, se sont répandueset cela bien au-delà de l’Allemagne. Il n'ya pas de doute, le piétisme répondait àcertaines attentes de l'époque.

Mais en quoi a-t-il marqué l'histoire del’Eglise de son temps, voire des sièclesultérieurs ? Je nomme six aspects decette marque piétiste qu'on peut discernerdans l’histoire de l’Eglise et même au-delà des limites de l’Eglise, encore queces aspects relèvent d'autres causes quede l’influence piétiste. Mais cette dernièrea joué.

1) Par son insistance sur la subjecti-vité, le piétisme va favoriser un christia-nisme conçu comme décision personnelleau détriment d'une attention portée à ladoctrine ou à l’institution. C’est l'authenti-

cité qui prendra la place de la vérité, et le« je » croyant devient plus important quel'objet de la foi. Cette subjectivité s'épan-che dans les innombrables cantiques quele piétisme a suscités, de même qu'elle ali-mente les biographies et les autobiogra-phies. C'est le temps de l'expériencereligieuse.

2) L’importance de l’expérience per-sonnelle va conduire à la réhabilitationdes laïcs dans l’Eglise. En effet, ce n'étaitplus l’ordination d'un ministre qui détermi-nait son ministère, mais sa vie person-nelle. Ce qui comptait, c'était l'expériencespirituelle du pasteur. Or, une telle expé-rience n’était évidemment pas limitée aupasteur ordonné.

De fait, la place et le rôle des laïcs – unterme qu'on remplacera d’ailleurs parcelui de sacerdoce de tous les baptisés –vont se développer considérablementsous l'influence piétiste, l'exemple le plusillustre étant celui de Zinzendorf, ce comtede Bohême qui fut l'un des grands chefsdu mouvement.

La place et le rôle des laïcs vontse développer considérablementsous l'influence piétiste, l'exem-ple le plus illustre étant celui deZinzendorf, ce comte de Bohêmequi fut l'un des grands chefs dumouvement.

3) La revalorisation et la diffusion de laBible, le commentaire biblique remplacela somme théologique. L'influence du pié-tisme va être considérable sur la revalori-sation de la Bible à tous les niveaux de

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l'Eglise. Depuis l'éducation des enfants oùles histoires bibliques remplacent le caté-chisme jusqu'à l'université où l'exégèseprend le pas sur la dogmatique et surtoutsur les controverses.

A cette revalorisation de la Bible cor-respond un effort accru pour la diffuser.En 1710, un laïc – le baron de Canstein,fonda avec Francke une maison d'éditionde Bibles à Halle. Profitant des progrèsdes techniques de l'imprimerie et résolueà diffuser la Bible en faisant abstraction detout point de vue commercial, cette impri-merie de Halle diffusa en quelquesannées cent mille Nouveaux Testamentset quarante mille exemplaires de la Bibletout entière. La diffusion de la Bible sousl'influence piétiste dépassa celle qu'avaitentraînée la Réforme.

4) L'essor des missions protestantes.L'origine des missions protestantes estplus ancienne que le phénomène du pié-tisme, mais il faut souligner l’essor del'engagement missionnaire sous l’influ-ence du piétisme. Les circonstances exté-rieures étaient favorables, les Etats pro-testants, tels que la Hollande, l'Angleterreet le Danemark, devenaient des puissan-ces coloniales. Le mouvement piétisteétait, pour sa part, d’emblée tourné versl’évangélisation, vers le témoignage per-sonnel, animé par le souci de sauver leshommes de la perdition, de les appeler àla conversion.

En Allemagne, Halle devint le centred'une mission très vivante qui exerçanotamment ses activités en Inde du Sud

(Ziegenbalg, Friedrich Schwarz). La com-munauté des frères de Herrnhut, la fonda-tion de Zinzendorf, envoya des mission-naires au Groenland et dans les îles del’Amérique centrale. Jusqu'à la mort deZinzendorf en 1760, 726 missionnairessont partis en terre de mission.

En Angleterre, la variante anglaise dupiétisme allemand, le méthodisme, fut luiaussi à l'origine d'un essor missionnaire.Chez Wesley d'abord, et ensuite chezd'autres représentants du même mouve-ment.

5) La portée œcuménique du pié-tisme. D’emblée, le piétisme a tendu versl’universalité et vers l’interconfessionna-lité. L'expérience personnelle qu'il prônaitn'était bien sûr pas limitée à une aire géo-graphique. Et elle n'était pas le monopoled'une confession donnée. De toutemanière, des hommes tels que Speners’inspirèrent d'une tradition mystiquequ’ils trouvaient aussi en dehors du pro-testantisme et en partie en dehors del’Allemagne. L'expérience de la conver-sion et de la réalité de la vie nouvelle étaitdécrite par des chrétiens de toutes lesconfessions.

Des hommes tels que Speners’inspirèrent d'une tradition mys-tique qu’ils trouvaient aussi en de-hors du protestantisme.

La relativisation de la doctrine et desinstitutions corrélative à l'insistance sur lapiété personnelle contribuaient aussi àrelativiser les frontières confessionnelles.

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A Francfort-sur-le-Main, Spener accueilledes chrétiens réformés dans ses « colle-gia pietatis », sans cesser pourtant de seréclamer, dans ses Pia Desideria, de laconfession luthérienne. Le confessionna-lisme de l’orthodoxie était ainsi battu enbrèche, un rapprochement de fait entre lesconfessions se produisit qui se poursuivraaux XIXe et XXe siècles, par exemple pardes unions d’Eglises en Allemagne et parl’essor du mouvement œcuméniquemoderne, de même d'ailleurs que dans lesmouvements « charismatiques ».

6) Il faut signaler un dernier aspect del'influence du piétisme, c'est son impactsur le plan de la sécularisation.

Nous avons signalé la désaffectiondans laquelle tombe le premier article,c’est-à-dire tout ce qui concerne la créa-tion, la nature, l'économie. Tout cela, c'estle monde mauvais à l’égard duquel il faut

prendre ses distances ou dans lequel ilfaut faire pénétrer la réalité religieuse,dont le croyant fait l’expérience dans laconversion. En fait, Dieu est absent dumonde. Il n’y est pas à l’œuvre. Une telleconception ouvre le champ à la séculari-sation, c'est-à-dire à une vision non reli-gieuse du monde. L’art, la politique,l'économie vont s'émanciper de la tutellereligieuse.

Sans doute y a-t-il bien d’autres cau-ses de la sécularisation que le piétisme,l’évolution de la science et de la philoso-phie notamment. Mais à la différence dela Réforme et de son insistance sur lacréation, le piétisme se retire dans l’inté-riorité. Le monde est laissé à lui-même outout au plus réduit à un objet de mission.D’une certaine manière, le piétisme légi-time théologiquement une évolutioncaractéristique du monde moderne.

M. L.