Le Philotope #07

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Processus complexes de la création architecturale et urbaine juin 2010 07

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Processus complexes de la création architecturale et urbaine                                               La revue du réseau scientifique thématique PHILAU

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Processus complexes de la

création architecturale et urbaine

juin 2010 07

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Le Philotope est la revue du réseau PhilAU qui s'est donné pour tâche depenser et favoriser les liens entre architecture, urbain et philosophie. Ellese présente aujourd'hui sous un nouveau visage. Le format a été revu afinde le rendre plus pratique et agréable à la réception. Mais Le Philotope n'a pas seulement changé de forme. Désormais d'autres rubriques voientle jour (présentation de thèses, d'ouvrages, de textes et d'œuvres), et unpartage de la responsabilité scientifique a été mis en place. En liaisonavec le comité de rédaction, la coordination de chaque numéro est confiéeà un membre du réseau, ce qui renforcera l'ouverture et la dimension collaborative du PhilAU. Les articles proposés devront être validés par lecomité de lecture constitué.Ce numéro a été conçu par Alexis Meier, architecte, docteur en philoso-phie et maître de conférences à l'INSA de Strasbourg, partenaire de cettepublication.La thématique retenue pour le Philotope n°7 est celle des processus complexes de la création architecturale et urbaine. Bien que la question dela création soit aussi ancienne que l'architecture elle-même, elle n'endemeure pas moins difficile et polémique. Car, déjà, le problème de lacréation mobilise toute l'autorité divine et a nécessité la conception d'un être omniscient, omnipotent, etc. Comme le dit Hume, le concept decréation s'inscrit dans un développement de la conception de la raisonhumaine tel qu'il pouvait l'amener à concevoir une idée aussi abstraite. Eneffet, les Grecs par exemple, qui vivaient sous le régime du polythéisme,ne pouvaient pas l'envisager. Pour eux, l'avènement du monde est lié àson passage du chaos au cosmos, ou du désordre à l'ordre. La naissancedes choses correspond à un simple ordonnancement de la matière. Maispour eux aussi, comme le disent aussi bien Aristote qu'Épicure, rien neprovient de rien (formule qu'on trouve dès le début du beau poème deLucrèce, De natura rerum). Or, s'il en est ainsi pour la philosophie, dont lafonction est d'interroger les concepts, que doit-il en être en architecture ?La question se complique ici du fait que l'art de bâtir ne fait appel ni à unDieu tout puissant, ni à un néant prêt à se transformer en être. L'architecteest confronté à la matière - une matière qui, depuis le Timée de Platon, est réputée être "rebelle" à l'intelligence, fût-elle divine ! Mais aussi à lafragilité et à la finitude de la Terre, qui hantent le monde contemporain.Et pourtant, l'architecte est considéré non seulement comme un concep-teur mais comme un créateur de maisons, de villes, de temples, de places

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ÉditoChris Younès

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Édito

et même de jardins. Selon Kant, l'architecture est le seul art à ne pas imiter la nature. D'où sa grande liberté, mais d'où aussi sa grande respon-sabilité à l'égard des hommes et de leur milieu. Cette responsabilité créative se trouve fortement sollicitée dans le contexte du développementdurable et des technologies disponibles. Quels sont les processus en jeu ?Comment opèrent-ils ? Quelles résistances et quelles inventions dans leprojet et les œuvres réalisées ? Ce sont ces questionnements que cenuméro a tenté d'aborder.Dans les nouvelles rubriques du Philotope, Franck Guêné présente lathèse de doctorat en architecture qu'il a soutenue en décembre 2009 : "Del'idée architecturale aux lieux de l'architecture. L'approche du lieu commerévélateur de la posture et du regard de l'architecte sur le monde".Matthieu Richard et Alexis Meier interrogent un projet de DominiqueCoulon, "Architecture et complexité". Dans la catégorie Héritage, qui propose un document inédit ou représentatif à certains égards et que nousvoulons mettre en valeur ou rappeler à la mémoire collective, ThierryPaquot introduit un texte de P.-H. Chombart de Lauwe, "Eth(n)ologie del'espace humain".Nous espérons que le Philotope sera apprécié par ses lecteurs et amis, etqu'il suscitera de nombreuses contributions au numéro 8, centré sur la problématique d’une urbanité partagée.

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Édito

Processus complexes de la création architecturale et urbaine• Qu’est-ce ce que la création architecturale ? • Régénérer. • La création architecturale comme configuration

et reconfiguration du monde.• La dissociation du paysage.• Phénoménologie et morphogénétique architecturale.

La morphologie architecturale et urbaine au regard de la démarche sémiophysique thomienne.

• Generative or Genetic? Two approaches to design and planning.

• Le choix des lignes - "La pratique expérimentale du projet d'architecture chez Peter Eisenman". Entretien avec Elena Fernandez, chef de projet chez Peter Eisenman 1998-2001.

• Zone de transfert. La distraction : entre cinéma et architecture chez Benjamin et Eisenstein. Pour une poïétique de l'expérience urbaine par le montage cinématographique.

ŒuvreContexte et complexité - Un édifice public à Saverne. Entretien avec Dominique Coulon.

Héritage"Eth(n)ologie de l'espace humain" de P.-H. Chombart de Lauwe.

Recherche doctoraleDe l'idée architecturale aux lieux de l'architecture.L'approche du lieu comme révélateur de la posture et du regard de l'architecte sur le monde.

Les auteurs

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Sommaire

François GuéryChris Younès,

Frédéric Bonnet

Patricio Cecarrini

Pau de Solà-Morales i Serra

Alexis Meier

Pascal Rousse

Alexis Meier, Matthieu Richard

Thierry Paquot

Franck Guêné

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Philippe Rahm 23

Chris Younès 01

Alexis Meier 05

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Qu'est-ce que la "création" architecturale ? Par quels cheminements la pensée passe-t-elle pour arriver à la forme ? Sur quels présup-posés et à quelles conditions cette forme se nomme-t-elle architecture ? Sans prétendrerépondre de façon définitive à ce faisceau de questionnements, l'objectif de notre numéroest d'apporter, à travers la réflexion de philosophes, d'historiens, de sémiologues et de praticiens, un regard croisé sur un certain nombre de problématiques liées à l'émergencede formes spatiales, destinées à accueillir des fonctions, quelle que soit l'échelle architec-turale ou urbaine. Nous sommes tous concernés ! Car l'assemblage de ces formes estdéterminant pour donner un statut "d'environnement" à notre milieu. C'est-à-dire un potentielrelationnel à travers lequel le vivant peut et doit s'organiser. En architecture, on passe toujours de l'économie de la matière à celle du cognitif, du sensible, du perceptible, dufonctionnel, etc. Il existe bien un effet "complexe" entre l'assemblage des paramètres dusystème de fabrication et celui qu'il produit, qui, lui, relève d'un autre ordre et modifienotamment les rapports du sujet à l'objet et de l'objet à son contexte de pensée, de fabri-cation et d'inscription. Cette complexité interroge directement la nature du processus decréation architecturale et ouvre pour nous de nouvelles perspectives quant à la compré-hension de la conception des projets. La question du processus et de la complexité seretrouve donc à travers celle de la création, pour être à même de déterminer nos futures"ambiances". Le philosophe François Guéry met en lumière combien l'engagement créatif et l'œuvre"spatiale" rejoignent la question fondamentale de la ré-actualisation du monde, dans letemps et la matière. Chris Younès et Frédéric Bonnet, Philippe Rahm, ainsi que PatriceCeccarini et Pau de Solà-Morales i Serra, nous conduisent à nous interroger sur le fondement épistémologique de la conception architecturale urbaine et paysagère, en seréférant tour à tour à la philosophie, à l'esthétique, à l'histoire ou aux sciences. D'autrespratiques "complexes" pouvant questionner la forme même du processus de conceptionsont également examinées, tels que le Diagramme chez l'architecte américain PeterEisenman ou le Montage chez Serguei Eisenstein (Pascal Rousse). Enfin, la théorie trouve un écho dans la pratique concrète par le biais d'un entretien avecl'architecte français Dominique Coulon, qui se revendique explicitement de la complexitépour cultiver de nouveaux "territoires" à l'intérieur de l'espace créatif du projet pensé etconstruit. Ainsi, qu'ils relèvent des sciences cognitives, de l'analyse esthétique ou de l'observationempirique, les travaux des auteurs ont donc pour objet de distinguer sur quoi reposent, au-delà de la composition, les logiques conduisant au jaillissement de l'écriture spatiale,ainsi que l'examen de processus matériels et immatériels qui accompagnent "l'apparition"du projet."Il n'y a rien de simple, disait Gaston Bachelard, il n'y a que du simplifié" ; pour compren-dre cette complexité inhérente à l'acte de créer, il devient nécessaire d'avoir une approchenon réductrice, plus épistémologique, à la fois multidimensionnelle, pluridisciplinaire etouverte, et c'est ce que nous avons tenté d'offrir à travers la construction de ce numéro.

Alexis Meier

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Le rêve de se régénérer, c'est de passer de la mort à la vie, de perpétuerla vie, et avec elle, sa propre existence : rêve éternel, que la nature mêmeinspire aux hommes, elle qui renaît chaque printemps et refleurit après samort apparente en hiver. La flore donne l'exemple de ce pouvoir magique,passer de la dégénérescence à la régénérescence.Chez Faust, le pacte avec le diable, pour garder sa jeunesse et remonterle temps, est une magie noire. La magie est une étrange affaire : Magie sedit en allemand également, selon la règle d'une étymologie étonnante, car le mot vient du verbe mögen, aimer, et aussi pouvoir, en un sens discrétionnaire, celui de "daigner", de commander. Möchtest Du, dit-on enallemand, pour "désires-tu", "aimerais-tu", formule de politesse où la puis-sance du mögen est modérée par le conditionnel. La magie, c'est le désirqui passe dans les faits, la réalisation ou concrétisation, ce que Freud anommé la "Wünscherfüllung", accomplissement du désir.Un fort désir nous porte en effet vers nous-mêmes, éternisés, reconduitsdans l'être par un pouvoir dont nous ne disposons pas, mais qui est rêvésans cesse, projeté. Faust est le jouet du désir d'être, sous la forme puis-sante d'un désir d'aimer et d'être aimé comme serait l'amour des jeunesgens, ceux qu'il ambitionne de rejoindre et d'égaler en dépit des ans.La régénération existe comme pouvoir de la vie même, en bloc pour lesflores, en détail pour les faunes et les corps vivants, qui ont partiellementla capacité de guérison, de reconstitution des parties ou organes lésés. Oncicatrise, on se remet, on récupère après les accidents de santé ou lesatteintes au corps. Chez certaines espèces, des organes entiers se régé-nèrent, telle la queue des lézards. L'extrapolation de la magie est étayéesur du concret.Est-ce pour autant à la portée de la vie humaine historique, globale, quirivalise avec la vie spontanée des vivants en réparant, réhabilitant, restau-rant ses propres œuvres, afin de les pérenniser ? Idée, projet d'architecte, sans doute ! Les édifices et les artéfacts défientle temps, c'est leur qualité, leur réussite. Un apport est nécessaire, celuides soins, des ingénieuses interventions. On peut redonner vie auxœuvres du passé, pourvu qu'elles aient dès l'abord envisagé leur résis-tance à l'épreuve du temps, par un choix judicieux des matériaux et desformes. Aere perennius, plus durable que l'airain : les objets d'airain onten eux ce pouvoir de durer, de perdurer. Les marbres, la pierre, les métauxdéfient le temps, par un choix initial de leur artisan.

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RégénérerFrançois Guéry

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C'est demander ce qu'est l'art même que d'interroger ce projet d'une duréeindéfiniment étendue de ses œuvres, c'est questionner l'œuvre et l'œuvrer.Cependant, l'art des architectes n'est pas seul en cause et il faut aussienvisager un autre art qui s'est proposé dans le passé de régénérer sonobjet, ceci afin que l'essence de l'art soit prise en compte dans toutes sesdimensions.En effet, l'art politique (ainsi appelé dans la tradition classique, notammentchez Machiavel) a envisagé la régénération des corps politiques, sousl'appellation de "corps mixtes". Les corps institués, estime Machiavel, peu-vent retrouver une jeunesse, éloigner, sinon conjurer pour toujours, leursclérose, leur sénescence. La perspective est celle de la décadence et desmoyens dont dispose l'art humain de la retarder, selon des procédures qu'ilexamine en physiologue des corps artificiels. Son problème : "veut-on qu'une religion ou république vive longtemps, ilfaut les ramener souvent à leur principe" !1 Les "corps mixtes", ou artifi-ciels, que sont religions et "républiques" ou Politeia, ont leur principe vitaldans leurs lois, et c'est l'oubli, l'usure, le dédain de ces lois formatrices quiles éloignent d'elles-mêmes et les compromettent. Le retour au "principe"redonne une jeunesse et une vitalité au corps usé, sénescent. Mais la citation des "médecins" parlant du corps humain (non des corpsartificiels) éclaire la régénération d'un jour cruel : Quod quotidie aggregatur aliquid, quod quandoque indiget curationeComme il (le corps) assimile chaque jour quelque chose, il a besoin detemps en temps d'une purge.Curatio, c'est une médecine, mais surtout une purge, comme on "cure" unpuits, un étang. On enlève la crasse, le dépôt, la vase. Politiquement, cesencrassements sont des négligences envers les mœurs, les rituels, leslois, et ce sont les négligents eux-mêmes, tolérés lâchement dans la déca-dence, punis et même éliminés en temps de régénération de l'État.L'organisme fatigué et surchargé est purgé, saigné, subit des lavements,mais le corps politique des citoyens se purge par des liquidations, exils,châtiments. La purge frappe tous les cinq ans pour être efficace, et se traduit par des exécutions exemplaires, visant des hommes en vue, afinde frapper les esprits. Ce n'est pas un hasard si Machiavel rappelle ces hauts faits relatés parTite Live, afin d'exhorter les florentins de son temps à la rigueur enversceux qui enfreignent les lois. Sans doute pas non plus si Althusser et sescomparses ont célébré ce texte précis pour chanter "le principe" en politi-que, à l'époque de la dénonciation du révisionnisme et des lâchetés deKhrouchtchev, lui qui osait critiquer les crimes de Staline. Frapper à la têteles fauteurs de trouble, insoucieux des lois fondatrices, voilà la purge quirend la jeunesse, elle qui va à l'encontre de la révision et de la décadence !Une politique d'exemples sanglants est la réponse au vieillissement ducorps social et politique, et c'est ainsi qu'on régénère.

1. Machiavel, Œuvres complètes, NRF,Discours sur la première

décade de Tite Live, Livre Troisième, I.

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Un art politique de la régénération est donc un art de purger, de bannir, de liquider. La purge a été la méthode de gouvernement de toutes les dictatures sanglantes et notamment au XXe siècle avec les déplacementsmassifs de populations, les meurtres des supérieurs et des dignitaires,ainsi que l'élimination par l'armée rouge de tous les officiers supérieurspolonais dans la forêt de Katyn, meurtre longtemps attribué auxAllemands, lesquels ont su faire encore bien pire. Les méthodes desKhmers rouges, qui plantaient des clous dans la boîte crânienne des tièdesde leur révolution pour leur faire changer d'humeur, sont régénérantes, demême les déportations de peuples entiers sur des milliers de kilomètres,afin de leur enseigner la discipline soviétique.C'est l'idée même de la "réaction" qui est ici en jeu, si "réagir" signifiecontrer, retarder, enrayer le processus vital d'assouplissement des discipli-nes. La réaction n'est ni de gauche, ni de droite, elle est typique du désir de régénérer en faisant retour à un passé plus dur, plus cruel, plus impitoyable. La régénération est retour, nostalgie, refus, et peut être mêmefuite devant le temps qui passe, devant l'imminence d'une fin inéluctable.La magie de la jeunesse retrouvée est-elle mélancolie ? C'est ce que lesavatars politiques de la notion laissent entrevoir. Un monde entame sondéclin, ceux qui l'habitent ressentent une angoisse mortelle, et cherchentà qui faire verser un sang purifiant. Le sacrifice humain vaut pour la régé-nération, magiquement, mais aussi politiquement. L'Occident a connu ledéclin du christianisme qui a été à sa fondation comme vaste empire,comme monde historique conquérant. C'est au tour de l'Islam de sentir safin prochaine devant les avancées d'une mondialisation nivelante, et dechercher un remède régénérant dans des sacrifices, fussent-ils ceux deleurs propres fidèles, martyrs d'une foi à recomposer. Au cœur de ces réac-tions, il y a une angoisse mortelle, une angoisse de mort. L'art politique derevivre est un art tragique.L'art a certainement une capacité qui lui est propre de régénérer ce quidécline ; est-il toujours magique, est-il toujours tragique ? D'autres exemplespermettent de rectifier l'image angoissante d'un art sacrificiel sanglant, quitue pour ne pas mourir. Le domaine de la vie demeure un empire de lamort, si tout ce qui vit meurt et laisse la place pour d'autres générations.Mais le domaine de l'art n'a pas que la vie comme objet ou circonscription,et le domaine des œuvres de l'art est celui de ce qui ne vit ni ne meurt,mais perdure un temps, sans être pour autant soumis aux lois de la vie.L'œuvre a un statut qui tient à ce qu'est l'art, cette non-nature. Vivre tientà un don involontaire, reçu par tout ce qui vit, parce qu'il vit. On n'y peutrien, même si la destruction volontaire reste à la portée de ce qui a étédestinataire d'un tel don. Rien de tel du côté de l'art, qui a besoin de vouloir pour agir. L'œuvre sort d'une intention, d'une volonté, d'uneconception, d'un effort sans lesquels elle demeure virtuelle, projet vague,possibilité d'être. Son domaine est le réel et le réalisé, l'effectif et l'effectué.

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Une force effectuante est à son principe, force qui nous requiert avec toutes nos forces. Quelle force ?Si l'art dans sa grande généralité peut régénérer, c'est qu'il échappe en lui-même à la loi de ce qui vit, loi qui programme sa fin comme terme d'uneséquence, metabolè. La relation de l'art au temps est ici décisive, puisqu'ilfinit où la vie commence, l'art connait en effet son terme avec la naissancemême de l'œuvre. Aristote, lui qui a institué le temps même comme maître de la vie physique, Physis, souligne que l'œuvre met un terme à laséquence des préparatifs de mise en forme dès qu'elle a concrétisé l'idéedont elle est la réalisation. On ne fabrique pas indéfiniment, on vise ce quiest projeté par une série de productions préparatoires qui laissent ensuitela place à l'objet projeté lui-même.L'œuvre commence donc son existence sous les auspices d'une éternité,car elle a son principe non dans ce qui périt, mais dans "un autre", en allo,dans la conception de son concepteur, qu'il agisse lui-même sur commande,ou de sa propre initiative. Cette conception étant une idée représentée,n'aura ni vie ni mort, elle est figée dans l'éternité de l'idée dont elle procède,celle-ci soustraite au temps parce que l'œuvre ne lui permet pas d'évoluer,une fois instaurée.C'est cette fixation hors temps qui pose le problème de la régénération desœuvres du passé. Issues d'une conception qui a fait son temps, elles per-durent néanmoins, égales à elles-mêmes, mis à part les dégâts que touteœuvre matérielle subit, mais rien là de fatal : les œuvres musicales nesubissent pas elles-mêmes les outrages du temps, ni les textes conservés,et cela tient au medium de l'œuvre, qui n'est pas toujours ni nécessairementmatériel au sens des matières et des matériaux qui s'usent. La régénérationne peut consister en un retour à la forme initiale, puisque l'œuvre ne s'altère pas, ne vit pas. Régénérer ne peut consister qu'en une vie différenteadjointe à la première, un changement créateur qui retrouve un espritperdu, ou le modifie. On interprète, on chante, on orchestre différemmentles musiques du passé, ou même, on s'efforce de retrouver une inspira-tion étrangère à notre temps par un effort d'empathie avec des créateursd'un autre âge. Des monuments du passé sont reconvertis, parce qu'ilssont encore là tandis que leur époque ne l'est plus. Les châteaux d'au-jourd'hui vivent sans seigneurs, sans serfs, sans dîmes, sans animaux de labour ou d'agrément. Les cathédrales ne sont plus un asile et neconnaissent pas la sortie annuelle des statues pour des processions à travers la ville. Les temples grecs ou aztèques n'ont plus de prêtres ni defidèles, même s'ils ne sont pas en ruines et demeurent, comme bâtiments,un accueil pour les foules.Régénérer est un acte qui tient compte de l'anachronisme des œuvres et des édifices de temps évanouis, mais elles-mêmes présentes et intéressantes dans le présent. Une vie arrêtée dès la création reprendnécessairement avec le changement des temps et de l'esprit des temps.

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Mais même des œuvres, notamment architecturales, de notre temps, ontbesoin de cette vie créatrice qui les interprète et les anime, de même quele théâtre et la musique ne peuvent se passer d'une interprétation pourexister. L'usage des œuvres n'est pas la fonction, et la plupart des édificesfonctionnels connaissent une vie différente à l'usage. C'est pourquoi laquestion de la régénération rejoint celle de l'usage bien compris, et de l'ani-mation au sens fort : donner vie, donner une âme aux choses présentes.La régénération par l'art, qui vise les œuvres de l'art, a une liberté éton-nante, que les êtres sortis de la nature n'ont pas. Ceux-ci parcourent un cycle vital qui les mène d'un état embryonnaire incomplet à un étatd'achèvement, puis à une lente descente vers la sclérose et la destruction.Aristote appelle metabole cette séquence d'états d'un même être, un êtrequi est comme "lancé" (bole) dans une succession de faces de lui-même,lancé aussi vers son anéantissement. Ce n'est pas sans atteindre un étatd'accomplissement ou de beauté qui semble comme le telos de cette lancée, et c'est pourquoi on s'entend à dire des jeunes, enfants ou adoles-cents, aussi beaux soient-ils, qu'ils "promettent", de même que les personnesâgées montrent des signes d'une beauté qu'ils ont en partie perdue, aussibeaux soient-ils en tant que vieillards. Ce pic n'est pas seulement unephase transitoire, c'est une qualité, si bien que la "régénération" trouvedans la nature même son accomplissement comme sommet, apothéosede l'être individué.L'œuvre de l'art est libre de ce destin, qui fait se succéder les phases, en passant par une perfection, vers une destruction inéluctable. Elle com-mence finie. Son destin n'est pas seulement de demeurer, ou de s'user, etHannah Arendt souligne avec justesse que la durée des œuvres n'est pasidentique à celle des biens de consommation, voués à disparaître dansl'usage. Le destin des œuvres de l'art est libre, ouvert, accessible à uneréinterprétation qui a chaque fois la chance de parvenir à un achèvement,une beauté qui dépasserait l'état original.

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Paradoxes de la créationCY - Il est connu que la notion de création est une notion théologique parexcellence. Seul Dieu est capable de créer ex nihilo et c'est ainsi qu'il estdit avoir créé le monde. Créer étant souvent pensé comme faire existerquelque chose à partir de rien, cet acte est généralement considérécomme la preuve de l'omnipotence de Dieu, dans les religions monothéistes.C'est aussi ce qui le distingue des dieux des autres religions. En effet, ledieu grec, par exemple, ne crée pas et la notion même de création exnihilo est tout à fait étrangère à la pensée grecque. Pour celle-ci, le monden'est pas un ensemble de choses et d'êtres venus de rien ou du néant ; il est un cosmos ou un ordre sorti du chaos, c'est-à-dire du désordre.L'existence, ou l'acte d'exister, signifie le fait de passer du désordre à l'ordre. S'il y a un dieu grec (le démiurge de Platon ou le premier moteurd'Aristote), il doit être conçu comme un ordinateur qui ne fait qu'ordonnerle chaos et le transformer en un ensemble de formes cohérentes.

En réalité, derrière ce débat sur la nature et le rôle du créateur, se trouvemis en jeu le statut de celui qui crée, de ce qui est créé et des moyens dele créer. Pour les Grecs, ces moyens sont toujours déjà donnés ; ils le sontdepuis l'éternité. Il s'agit de la matière et de la forme. Le chaos est unematière désordonnée où les formes sont enfouies, désorganisées. Pourles religions monothéistes, au contraire, c'est Dieu tout puissant, qui tiredu néant et la matière et les formes qu'elle revêt. La philosophie, depuisle Moyen-Âge jusqu'à aujourd'hui, a répercuté ce débat et lui a donné uneforme dite idéologique, opposant les idéalistes et les matérialistes. Mais,en tout état de cause, s'agissant de l'homme, aucun d'entre eux ne sehasarderait à soutenir qu'il a la capacité de créer. Pour les idéalistes, ceserait même un blasphème puisque seul Dieu tout puissant est capable decréation. Ainsi, certaines religions ont-elles banni les arts iconographiquestels la peinture ou la sculpture représentant des êtres vivants, car ellessont une sorte d'imitation - ce que Platon appelle mimesis - de l'acte divindans la mesure où elles tendent à faire exister des êtres et à les tirer derien, sinon de la tête de celui qui leur donne l'existence. De tels actes,

La création architecturale comme configuration et reconfigurationdu mondeChris Younès et Frédéric Bonnet

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d'autant plus prohibés et d'autant plus répréhensibles qu'il s'agit des êtresvivants, font revenir à l'inconscient le mythe de Prométhée, voleur du feuou de la "chaleur vitale" et enchaîné sur le mont du Caucase.Lorsqu'il s'agit de l'homme, le schéma de la création brave donc immédia-tement l'autorité divine et réveille des interdits qu'il n'est pas facile d'éviter.Aussi, à la création a-t-on longtemps préféré la notion de production, dontMarx fait la théorie dans un texte célèbre. C'est un processus quaternairequi met en rapport une matière première, une force de travail, un moyende production (instrument) et qui aboutit à un produit plus ou moins fini.L'homme y est alors défini comme producteur et non comme créateur.Même lorsqu'il s'agit des arts libéraux, il sera possible de montrer que cesarts ne procèdent pas de rien, mais toujours à partir de quelque chose,d'un matériau qui est déjà donné, soit dans la nature, soit dans la culture,et que l'homme ne fait que façonner ou transformer, c'est-à-dire lui ôter sa forme première pour lui en donner une autre. Le peintre, le sculpteur,l'architecte ou le poète, tous travaillent sur une matière première qu'ilsmodifient de différentes façons. Mais les arts ont toujours aussi été plus ou moins rebelles ! Ils ont cultivécette dimension démiurgique de l'homme créateur, non seulement deschoses mais aussi de lui-même. Le mythe de Pygmalion est exemplaire àcet égard, peut-être même le plus explicite : il est celui qui met le mieuxen scène les paradoxes de la création et les dévoile le plus. Un artiste créeune statue, l'anime, tombe amoureux d'elle et veut l'épouser ! Nombre denotions sont coextensives à cet acte. La création tend à faire exister ce quin'existe pas, à en être à l'origine. En cela se trouvent mêlées les idées detoute puissance, de liberté, de réalisation de soi, de recherche de commu-nication, d'amour, de vie, etc., mais aussi de perpétuation et de répétition.Si l'homme présent ici sous le symbole le plus libre mais aussi le plus imaginaire, est créateur du monde et de lui-même, il peut le rééditer tantqu'il voudra, éternellement. D'où l'on voit que ce qui détermine le plus fortement la notion de création serait relié à une lutte contre le néant,contre l'insatisfaction et contre la finitude. Cette idée n'est pas neuve ; ellerevient aux premiers philosophes grecs qu'on appelle les physiologues.Ce sont eux qui ont soutenu l'argument longuement repris et propagé parles matérialistes, de Diderot à Feuerbach, que "ce n'est pas Dieu qui créel'homme mais plutôt l'homme qui a créé Dieu". L'homme aurait, en effet,créé un être à lui semblable en tout, sauf qu'il y a porté ses qualités à leurextrême perfection. Dieu serait alors la plus belle création de l'homme etla plus parfaite. Freud soutient qu'elle est une sublimation, entendons quel'homme y a mis tout ce qu'il ne peut avoir et qu'il voudrait avoir. Alors quependant des siècles, la métaphysique a au contraire considéré qu'un êtrefini et imparfait ne pouvait produire, de lui-même, l'idée d'un être infini etparfait. Toutes les Méditations de Descartes reposent sur cet axiome.C'était là une tentative de réduire, encore une fois, l'indétermination del'imaginaire à la rigoureuse détermination du rationnel.

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Mais si l'idée de création divine est coextensive à celle de perfection, debeauté, de bonté, de vérité et d'éternité, la question se pose quant à savoirsi ce sont des qualités que l'homme voudrait posséder justement pour sortirde sa condition d'être fini, menacé par le mal, l'ignorance, la laideur, ledénuement et la mort. On comprend alors que l'idée de création ait fleuridans les domaines où l'imagination est maîtresse. Réhabiliter la créationhumaine est-il donc réhabiliter l'imagination ? Notons tout de suite que cen'est pas un hasard si cette notion apparaît ou réapparaît aujourd'huid'abord dans le domaine des arts. Cette idée ne date pas du siècle deMarx. On la trouve déjà chez Descartes qui soutient, dans un passagecélèbre, que l'imagination ne crée rien et qu'elle ne fait qu'assembler dediverses manières les éléments que lui donnent les sens. Ainsi, la sirèneou le centaure ne sont qu'une combinaison d'une partie d'homme ou defemme et d'une partie d'animal, qui existent l'une et l'autre dans la réalitésensible et que l'imagination ne fait que dissocier et associer autrement.C'est pour cela que l'imagination a longtemps été décriée et que Spinozatrouvait que "le réel est plus riche que l'imaginaire". L'imagination, cette"Folle du logis" dont parle Malebranche, est celle qui sans répit tente d'ouvrirles portes, sinon d'abattre les cloisons, voire les murs. Elle est ce par quoil'homme n'a cessé, depuis la nuit des temps, de chercher à se libérer,d'élaborer des projets et de concevoir des moyens pour les réaliser.

L'art comme ouverture L'art est bien une des formes de la création humaine, qui paraît dépasserle déterminisme. Il n'est pas vrai, comme le croyait Marx, que "l'humaniténe se pose que les problèmes qu'elle peut résoudre". L'exclusion qu'il faitde la création du champ de la réflexion tend à réduire la production del'homme à celle de l'homo economicus. Hegel avait par avance balayécette option par une formule célèbre : "L'homme n'est pas un ver de terrepour se contenter d'eau et de boue !" Par contre, créer en homme et nonen Dieu, ce n'est pas faire passer du néant à l'être mais être à l'origine dela parution du monde1. L'artiste a, de fait, une ouverture sur une créationqui est une forme de production et de croissance2 mais aussi d'évène-ment. Et ce, non comme une opération divine exceptionnelle qui a eu lieuau commencement du monde et qui s'est arrêtée à jamais, mais commela mise en demeure toujours critique pour l'homme d'exister et d'ouvrir unmonde. Cette puissance fulgurante existentielle a été pensée de manièremagistrale par Maldiney, qui écrit : "L'apparaître d'une œuvre d'art neconfirme ni les anticipations d'un projet, ni l'espoir d'une attente. Il est unévènement, un évènement transformateur… Il ouvre un monde et uneforme de présence inédite."3

La création poétique, en suscitant l'émotion - qui ébranle, secoue etaiguise les sens - éveille la conscience tout en créant les conditions de larencontre. Ainsi Hannah Arendt nous convie à envisager l'évènementesthétique comme une incitation à l'échange et à la parole : la beauté et

1. Heidegger a montré que l'art, configurateur de monde, a la puissance de faire paraître et que la pensée grecque est une pensée de la parutionde ce qui est.

2. Comme le rappelle son étymologie : "du latincreare, de la même racineque crescere (croître), qui signifie ‘faire pousser,faire grandir, produire’". Alain Rey, Dictionnaire historique de la languefrançaise, Le Robert,Paris, 1992.

3. H. Maldiney, Ouvrir le Rien, l'art nu, La Versanne, Encre Marine, 2000. Il considère par ailleurs :"Quand je parle d'un animal, c'est simple ; sa nature, c'est sa vie. Et la nature son lieu vital.Pour l'homme, non. Entrele biologique et l'historique, ou plutôt en deçà et au-delà des deux, l'hommesurgit en existant…L'entrée en présence de l'art et de l'homme dans l'art fait que l'homme se reconnaît au momentoù, réellement en présence de l'œuvre, iloutrepasse sa dimensionbiologique sans pourautant s'aliéner historique-ment." in Ville contre-nature(dir. C. Younès), Paris, la Découverte, 1999, p.26.

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le jugement esthétique ouvrent un espace commun prépolitique, écrit-elle4.Car les œuvres, "patrie immortelle des mortels" ont la propriété de fairetenir un monde commun en rappelant l'existence des paroles et desactions des hommes autrement volatiles. Elles restent accessibles et ontune vie qui viendra de ceux qui entrent en contact avec elles et peuvents'y envisager.

En quoi l'architecte est-il un configurateur ?FB - L'architecture est une transformation. Il y a un état a, puis un état b.Entre les deux, un chantier, une énergie, des acteurs multiples, des histoi-res, des échanges. On passe d'une configuration à l'autre : quelque chosea changé, le sol s'est ici abaissé, un mur a été construit là, instaurant unelimite, ou un passage, un autre lieu qui n'existait pas, des liens inédits.L'architecte5 s'engage toujours dans une "création" en ce sens qu'existeaprès son action autre chose que ce qui était avant, quelque chose de différent est advenu, les dispositifs spatiaux sont modifiés, même si c'estde manière à peine sensible. L'une des singularités de cet exercice estd'ailleurs la responsabilité de ces transformations ; non pas la responsabilitétechnique, qui existe, cadrée aujourd'hui par les assurances et les normes,mais la responsabilité sociétale du "trait". En cela, l'architecte est un confi-gurateur. Mais cela suffit-il ? Non, bien sûr. Toutes les actions de transfor-mations de nos milieux habités ne sont pas des architectures, loin s'en faut. La création architecturale ne se réduit pas aux effets physiques de sestransformations - aux configurations. Modeler, ce n'est pas forcément fairearchitecture. Il y a en architecture quatre niveaux entremêlés de création,qui sont à la fois interdépendants et autonomes: les concepts, les dessins,les liens et la fabrication effective. Penser ou faire l'un sans l'autre est unedifficulté. Mais réduire l'architecture à l'un ou l'autre est toujours un risque,celui de faire, finalement, autre chose, qui aurait sa dignité, sa raisond'être, mais consisterait en une autre activité. Le fait que l'architectemodèle "par procuration", par exemple, c'est à dire avec la médiation et le savoir-faire d'acteurs aussi différents qu'un client, qu'un processusindustriel ou normatif ou qu'un ouvrier, n'est pas anodin. Les dispositifsconceptuels et instrumentaux qui permettent à cette procuration d'advenir,de développer ses effets, de se dénouer ou de s'infléchir dans la durée ontune importance égale à la fabrication elle-même ; ils sont en quelque sorteson frère de lait, à la fois indissociable et personne à part entière. C'est l'undes paradoxes de l'architecture: indéniablement liée à la transformationeffective des choses, elle s'applique néanmoins, en tant que telle, à deséléments jamais accomplis, parfois inachevés, à des dessins, à des idées.Les transformations d'Alger de Le Corbusier ou les terrasses de Töölö deAalto, jamais fabriquées, ne sont-elles pas pour autant des créations àpart entière ? Les "cinq principes de l'architecture moderne" ne sont-ilspas une création conceptuelle qui, pour être liée à des configurations

4. H. Arendt, Qu'est-ce que la politique,trad. S. Courtine-Denamy,Paris, Seuil, 2001, p.200.

5. Il faut envisager ce terme "d'architecte" ausens large. L'architecturene se limite bien évidem-

ment pas à la question de l'édifice, mais les dispo-

sitifs en jeu peuvent correspondre à de plusvastes ensembles, des

sols, des paysages, ou bien, à l'inverse, une

part limitée d'un intérieur, le simple déplacementd'une paroi, l'ouverture

d'une fenêtre. Peu importela dimension.

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effectives, n'en a pas moins une valeur en soi. De la même manière, lesliens sociétaux et imaginaires (les relations, les récits - mots, légendesurbaines, films, romans... -, les usages) associés à certains dispositifsspatiaux, pour être plutôt virtuels et tout autre chose que leurs espacesphysiques de référence, ne sont-ils pas des créations à part entière ? Cefaisant, toute architecture construite produit, aussi bien avant qu'aprèsêtre advenue, des créations corollaires qui, pour ne pas être édifiées, n'enont pas moins un impact considérable sur "l'univers des possibles".Fabrication, dessin, concept, liens : voici les quatre éléments qui, mêmemis en mouvement indépendamment, restent implicitement liés dans cettedynamique qui, d'un état préalable, fait advenir un état transformé, etaltère le milieu. Altère, c'est à dire rend autre. Une création architecturale,si elle modifie l'espace physique, transforme aussi l'imaginaire, fait écho etmodèle l'univers des références. Elle est à la fois héritage et transmissionà venir. Enseignement et apprentissage. Matrice matérielle et immatérielle.Abstraction et action.Cela est déjà plus précis, mais ne suffit pas encore. On peut parler d'architecture. Certes. On peut disséquer une "configuration", en décriretoutes les dimensions, en comprendre les rouages, en déterminer les logiques, en inventorier les références, en deviner même les absences,les éléments volontairement éludés. On peut même écrire, comme AlvarAalto à qui l'on opposait intuition et raison, que "l'intuition peut être terrible-ment rationnelle". L'architecture est de l'ordre du logos, et c'est d'ailleursl'exercice dans lequel nous sommes présentement engagés. Discours etconnaissance ne dédouanent pas de ce qui reste indicible et sans lequel,précisément, l'architecture se cantonne à un savant processus, sans mouvoir le désir, l'imaginaire, le plaisir du lieu, de l'expérience de ses pro-priétés singulières. Le dessin, par exemple, peut devenir en soi jubilatoire,mais il ne s'agit plus alors complètement d'architecture. Reconnaître lapart sociétale, conceptuelle ou iconique de l'architecture ne suffit pas.Peter Zumthor rappelle qu'un dessin est d'abord une promesse, précisémentce désir de lieu à venir, de matière à édifier6. Belle position, qui révèle unefois encore à quel point ce sont surtout les paradoxes qui nous fascinent,en reconnaissant la mesure d'une parole de la part de celui quiaujourd'hui, précisément, est l'un des rares à faire de chaque dessin, dechaque trait de crayon, une œuvre qui, pour être une promesse, est déjàen soi un plaisir, un univers merveilleux.En invoquant le sacré, le divin, l'immanent, Chris Younès amène une autre dimension. Cette piste spirituelle est fertile, si l'on écarte le piège, fréquentchez les architectes, d'une référence divine où de multiples égos sur-dimensionnés constituent un panthéon de créateurs incontournables. Ils'agit du paradoxe entre la force de l'intention ou de l'engagement (choseséminemment liées au sujet, égotique ou politique) et le désir de donner à chaque configuration l'évidence de sa propre existence, où la part de

6. Peter Zumthor, Thinking architecture,Birkhäuser, 2006. P. Zumthor écrit :"Architectural drawings tryto express as accurately as possible the aura of the building in its intendedplace. (...) If the naturalismand graphic virtuosity of architecture portrayalsare too great, if they lack"open patches "where ourimagination and curiosityabout the reality of the drawing can penetratethe image, the portrayalitself becomes an object of our desire. (…) The portrayal no longer holds a promise. It refers only toitself." (pp.12-13)

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"l'autre", de la transcendance des choses, parfois de la force génitrice dela nature reprend sa place, effaçant les traces du travail de l'auteur. C'estainsi que Peter Zumthor, dont l'architecture produit une émotion considéra-ble, archaïque, profonde, au delà même de toute tentative herméneutique,définit la puissance créative par la recherche de la beauté des choses "enelles-mêmes". Citant Handke, il souligne que celle-ci réside dans la naturedes choses, sans porter aucun signe ou message7. Un pré-signifiant queChris Younès lierait sans doute aux recherches d'Henri Maldiney. De pluscette puissance n'est pas strictement liée à l'acte de création instantané,mais réside, comme dans les constructions de Goodman8, dans un réseaude réminiscences, d'impressions mémorielles, bref dans un univers deréférences complexe, où chaque chose prend sa place a posteriori9. C'estd'ailleurs en ce sens que l'émotion, parce que la mémoire est aussi celledes autres, peut être partagée. Zumthor souligne là encore l'importance,virtuelle, de la pensée, sous toutes ses formes, associative, libre, sauvage,ordonnée, systématique10. Curieux et beau mélange entre la force concep-tuelle et virtuelle des "images mentales" et de leur organisation spirituelleet celle des choses brutes, où la matière porte, dans une certaine mesure,la forme même des choses en devenir. Reconfigurer, c'est ainsi assumer la position du sujet singulier, le travail de configuration proprement dit,résultant d'une série de choix, et la force de la ressource, de la matière,et, par extension, des savoir-faire de la fabrication.Parmi les architectes, des attitudes très contrastées traduisent cet équilibre. Chez Zumthor, c'est peut-être l'idée du dévoilement d'un lieu dont le temps singulier semble paradoxalement dépasser tout acte intentionnel, touteréférence rhétorique, et en même temps raconte ostensiblement l'histoired'une fabrication, qu'il s'agisse de pierre sciées et patiemment appareilléesou de terres brûlées. Cette filiation est quasi tellurique, et l'on pourrait lierces œuvres à l'exaltation fusionnelle, chez Steinbeck, face aux faroucheséléments de la nature, dans "au Dieu inconnu", par exemple : il y a uneforce qui nous dépasse, nous fascine, nous porte et nous nourrit, et n'appar-tient plus à l'ordre historique.Patrick Berger choisit pour la canopée des Halles la présentation élaboréed'une forme simple, synthétique, dont le caractère élémentaire concentretoute la complexité technique du monde contemporain et, en mêmetemps, toute la richesse du vivant, de l'organique ; ce que la nature faitdans la forme élémentaire de la feuille ou de la cellule… La nature est iciun modèle théorique, une manière de penser la complexité, et de laréduire. On devine qu'à cause des effets de seuils (un monument n'est pasune paramécie), cette intention magnifique est d'abord un mode d'emploiou une règle du jeu, une position presque mathématique, comme un axiomede résolution des contradictions contemporaines de l'acte de construire. Plus loin dans l'histoire de la modernité, on peut aussi distinguer des atti-tudes plus diffuses, finalement moins centrées sur l'objet lui-même que sur

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7. P. Zumthor, ibid. p.29.

8. Nelson Goodman,Manières de faire

des mondes, (1978), trad. française, Gallimard,

Folio Essais, Paris.

9. P. Zumthor, ibid., p.76,"Beauty afterwards :

I remember the expérienceof houses, villages, cities

and landscapes, aboutwhich I know say that they

lent me an impression ofbeauty (…) and I knowthat certain things were

not invested with beautyuntil afterwards, through

subséquent impluses (…) I can also respond to

beauty that others have experienced."

10. P. Zumthor, ibid., pp.67-69.

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la manière, patiente et articulée, dont il s'articule avec ses voisins, avec lesol qui le porte. Configurer ainsi un milieu est très contemporain, Mais quefaisaient d'autre Sigurd Lewerentz à Malmö ou Jose Plecnik à Ljubljana ?Les objets sont de différents types : meubles, chemins, berges, monticules,barrage, chapelles, marchés, escaliers, ponts ou kiosques. Leur assem-blage constitue une micro-géographie locale qui accompagne la grandegéographie, celle de la rivière ou du sol. Le temps de cette configurations'étire, l'accumulation des objets est progressive -toute une vie d'archi-tecte pour Lewerentz- et la question de l'écriture s'efface devant celle descontinuités de l'ensemble. Mieux, ces variations apportent une histoire,donnent une épaisseur urbaine à cette œuvre complexe. Si l'effacementde l'auteur est dans la matière des choses chez Zumthor, dans la formuleet dans la règle chez Berger, c'est bien la diversité, la discontinuité et cescontrastes historiques qui font de ces configurations modernes un "milieu",à la fois complètement nouveau, création indéniable, mais surtout partfusionnelle d'un sol habité, évolutif et vivant. De même les créations collectives que sont les architectures coordonnées dans un territoire, àl'image des années trente tessinoises révélées par Edouard Keller, de ceque décrivit bien plus tard Kenneth Frampton dans son article sur le "régio-nalisme critique", ou de ce qui se passe aujourd'hui en Suisse romanche,où les créations de personnalités comme Gion Caminada, Bearth etDeplazes ne peuvent s'abstraire complètement d'un milieu plus vaste, historique, culturel et économique.Ces dernières "manières de faire des mondes", à la fois volontaires et discrètes, posent d'ailleurs la question controversée de l'étendue de l'engagement de l'architecte. S'agit-il de se prêter au jeu seulement lors decommandes exceptionnelles et isolées, dont l'ampleur est nécessairementlimitée, ou bien étendre cette exigence à l'ensemble de l'environnementconstruit ? La prudence des auteurs peut se comprendre. Ce que décrivaittrès bien Claude Simon dans son discours de Stockholm : l'engagementprincipal, pour l'écrivain, c'est d'abord la lutte patiente, laborieuse, avec lamatière des mots et de la langue. Dans une certaine mesure, la retenueet la concentration de Peter Zumthor est très proche de cette position duprix Nobel de littérature. Mais dans quelle mesure ne place-t-elle pas la création en dehors de la règle commune, s'éloignant à la fois des questions liées à la production courante des objets et du travail sur un territoire plus large, plus complexe qui, pour être moins pur, n'en est pasmoins le résultat d'une série de configurations, de choix, de dessins et dedésirs, et conditionne notre plaisir à être au monde, ceci parmi les autres.Quel est aujourd'hui l'équivalent d'un Bruno Taut, à la fois créateur d'uneécole rassemblant toute l'histoire des arts et des savoir-faire créatifs, instigateur de quartiers entiers de Berlin dans une période de lutte dont ona oublié la violente indigence, auteur de lampes ou de chaises, de maisonsou d'immeubles, et finalement engagé, au côté de Charlotte Perriand, auJapon, pour revitaliser la création "Mingei"11, actualiser pour une produc-tion de masse l'art des artisans fondeurs, potiers et tisserands. Certes,

11. Voir à ce sujet le catalogue de l'expositionréalisée par le Musée du Quai Branly en 2008.

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Jean Nouvel dessine aujourd'hui affiches et flacons de parfums, mais cesactions marketing plus ou moins branchées et chics n'ont plus grandchose à voir avec le "milieu" productif que constituait, par exemple, l'ensemble des créateurs finlandais d'après guerre, leur lien avec le débatpolitique, la presse, les industriels et la vie quotidienne. Il semble que l'on ait collectivement renoncé à l'excellence ordinaire, qui était d'ailleurssupportée, rappelons-le, grâce à l'étroite complicité entre les métiers,entre celui qui dessine et celui qui fait. De la même manière s'est-on éloi-gné peut-être à bon escient d'une création messianique, omnisciente qui,pour être fondée sur un humanisme sincère, tendait à faire de tout gestecréateur un pas vers le paradis terrestre12. Mais les enjeux du "durable",très politiques, souvent paradoxaux, ne supposent-ils pas, sans revenir àcet état d'esprit moderne, un retour à un engagement plus large, où lesquestions sociétales sont associées plus étroitement aux différentes"manières de faire des mondes" ?

Dans le contexte du durable, quelles formes de création sont-ellesen jeu ?Depuis qu'il a fait son entrée dans le débat public, le "durable" est presquetoujours associé à un cadre technique: les dispositifs et les règles, lesoutils et les moyens, les mesures, les évaluations et les calculs. Presquetoujours aussi, c'est la peur qui transparaît dans l'éthique y afférant,laquelle se réduit souvent à une morale de père fouettard, qui exhorte lesresponsabilités et les fautes, exhorte aux repentances13. La question estpourtant aussi : en quoi le "durable" peut-il contribuer à ré-enchanter lemonde ? En quoi l'altérité induite est-elle un horizon rêvé, un désir, etpourrait-elle devenir un projet à la fois plus doux et plus jubilatoire ?Question passionnante et délicate, parce qu'elle implique moins un ré-enchantement de la forme - selon lequel le monde à venir aurait nécessaire-ment une autre forme - que la manière de faire. Les artistes contemporainsont pleinement apporté leur contribution à cette ouverture, s'éloignant pourcertains de la culture du résultat, de l'objet, pour insister sur la relation, lechemin, la médiation. En architecture, les configurations en jeu ne sontplus seulement celles de l'objet architectural lui-même, mais s'étendent, àdes échelles plus amples, à l'ensemble des milieux habités. Ces lieux pluscomplexes ne sont pas tant à inventer, ex nihilo, qu'à interpréter, détourner,recycler. La plus grande part de ce qui reste à créer est déjà-là. C'est untournant considérable, un déplacement du paradigme idéaliste de l'utopie,qui est aussi celui qui a régenté le vingtième siècle, vers celui de la répa-ration, où l'essentiel aurait été consommé. C'est pourquoi le rôle de Rem Koolhaas est si considérable en ce tournantde siècle. Parmi les architectes, même s'il ne parle pas du "durable" en le nommant ainsi, il est celui qui a théorisé ce rapport très concret à la ressource, cette inversion complète du regard, où la vérité n'est pas seu-lement ailleurs, dans un horizon à imaginer, mais là, dans l'univers que

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12. Alvar Aalto : "Il y aainsi dans l'architecture

une sorte d'arrière pensée,qui traîne toujours par cipar là, l'idée de créer un

paradis ; C'est le seul sens des maisons quenous faisons. Chaque

maison, chaque productionarchitecturale, qui est son

symbole, tend à montrerque nous souhaitons

construire pour les hommesle paradis sur terre". Alvar

Aalto, texte de 1957, in"näin puhui Alvar Aalto",

Görän Schild + FondationAlvar Aalto, ed. Otava,

Helsinki, 1997 - cf pp.215-217

"Arkkitehtien paratiisiajatus"(l'idée du paradis chez

les architectes) ; traductionde l'extrait Frédéric Bonnet.

13. Une récente campagnede la fondation NicolasHulot, diffusée sur dessupports grand publiccomme l'affichage du

Métro parisien ou laPresse nationale, apporteun regard différent : faire

autrement, vivre autrement,c'est aussi vivre mieux.Mais ceci est nouveau.

Rien qu'en 2008, dire que"ville durable" était aussi"désirable", était presque

une provocation.

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nous façonnons jour après jour, cet encombrant héritage, avec ses abjec-tions, ses paradoxes et ses impasses. Quelle part de merveilleux peut porter cette justesse des moyens, ce pragmatisme assumé ? Beau défi. Le très beau succès de l'exposition du Centre Pompidou sur le travail deAlexander Calder témoigne sans doute que oui, nous sommes prêts àcette découverte : l'émotion du mystère et de la magie de l'avènement instantané d'une "chose", qui n'était une seconde avant que matière pres-que amorphe, et est devenue en quelques gestes tout un univers, n'estpas si éloignée de cette émotion primale, que l'on partageait à travers lesrécits de la création : le premier jour, le second jour... Ces gestes simpleset si justement mesurés constituent un éloge de la frugalité, d'une créationréconciliée à l'économie, puisqu'à partir de presque rien, tout demeurepossible.

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Avec "La dissociation des idées", son essai paru en 1899, l'écrivain françaisRemy de Gourmont tente de formuler un processus de renouvellementdes idées qui passe nécessairement par un premier moment d'effondre-ment des "lieux communs". "Il y a deux manières de penser : ou acceptertelles qu'elles sont en usage les idées et les associations d'idées, ou selivrer, pour son compte personnel, à de nouvelles associations et, ce quiest plus rare, à d'originales dissociations d'idées". Il continue plus loin en expliquant qu'"il s'agit ou d'imaginer des rapports nouveaux entre lesvieilles idées, les vieilles images, ou de séparer les vieilles idées, les vieillesimages unies par la tradition, de les considérer une à une, quitte à lesremanier et à ordonner une infinité de couples nouveaux qu'une nouvelleopération désunira encore, jusqu'à la formation toujours équivoque et fragile de nouveaux liens." Et de donner des exemples de dissociations ou d'associations nouvelles telles que : "genou du câble", la "gueule ducanon" par exemple. Cette méthode dissociative, Remy de Gourmont lacompare à l'analyse en chimie : "L'analyse chimique ne conteste ni l'exis-tence ni les qualités du corps qu'elle dissocie en divers éléments, souventdissociables à leur tour ; elle se borne à libérer ces éléments et à les offrirà la synthèse qui, en variant les proportions, en appelant des élémentsnouveaux, obtiendra, si cela lui plaît, des corps entièrement différents." La littérature fin de siècle a remarquablement usé de cette dissociation duréel pour le recomposer en synthèse jusqu'à l'ivresse. Paradis artificiels,systèmes de sensations factices, objets de perception inventés, symphoniesde saveurs et de parfums, le réel se dissout en cette fin de 19e siècle ensensations pures : parfums, couleurs et saveurs. Le réel perd ses formesfinies et solides, se délaye et s'évapore : liqueur d'absinthe, vapeurd'éther, mélodie d'alcool ; à boire, à respirer, à s'éblouir et inversement."Non ! c'est cela, rien n'y manque, parfums, musique, liqueurs et les livresvieux ou presque futurs ; et ces fleurs ! vision absolue de tout ce que peut,à un individu placé devant la jouissance barbare ou moderne, ouvrir deparadis la sensation seule", écrit Stéphane Mallarmé à Huysmans à la sortie de son livre "À rebours". Dans ce roman de 1884, se dessinent desformes nouvelles, issues d'un réel décomposé en seules sensations etrecomposées de synthèses, à rebours, en correspondances, en analogiesréciproques, où les tonalités des alcools deviennent littéralement des sonsjusqu'à produire de la musique dans des accords de leurs différentessaveurs. Si le réel était jusqu'ici comme un bloc macroscopique, franc,

La dissociation du paysagePhilippe Rahm

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visible, opaque et solide, il tend maintenant à se décomposer de façonquasi chimique. Il s'évapore, se volatilise, se dilate, se dissout, se décom-pose en se fractionnant en une multitude de particules microscopiques de sensations dont les effluves et le scintillement recomposent un réelinstable et trouble, envoûtant, enivrant, empoisonnant. Sous l'influence dela science analytique de la fin 19e en plein essor, laquelle décortique le monde au microscope, en gaz, en germes, en ondes, la description littéraire du monde devient quant à elle moins globale et générale, mais sedésagrège et plonge vers l'infiniment petit, vers un goût, un parfum defleur, le scintillement d'une pierre précieuse. Et c'est à partir de ces infimessubstances décomposées que s'inventent de nouvelles associationsd'idées redéfinissant un monde chimique de sensations, de couleurs et de vapeurs : iris noirs, narcisses entêtants comme une pluie d'étoiles lumineuses et candides, pétales lourds, fumée bleuâtre, pur onyx noir,émeraudes incrustées luisantes sous les paupières, fleurs du mal, ombresverdâtres, halo violet, diamants livides, lueur spectrale, vapeurs bleuâtres,pluie de fleurs, chairs déteintes d'aromates, fleurs vénéneuses, liqueurssinistres, goût des roses nouvelles, rubis impie de volupté, chose bleue et verte, vert myrte, vert pâle. Le réel n'est plus perçu hors du corps. Ilcommence à pénétrer sous la peau, à infiltrer le corps, à le troubler, à lemétamorphoser, à l'enivrer. Le réel se dilate. On en respire les parfums,on en boit les liqueurs, on en fume les effluves, comme si la hiérarchie dessens se renversait, passant du triomphe de la vue et de l'ouïe autrefois, àceux plus intériorisés du goût et de l'odorat. "Monsieur de Phocas" deJean Lorrain est, par exemple, un roman dont le motif dramatique s'éla-bore dans un réel évaporé et chimique, dans les parfums des fleurs vénéneuses et les fumées cantharidées, celui d'un empoisonnement, où"la jeune duchesse de Searley serait morte en six mois, pour avoir respiréchez lui d'étranges et capiteuses fleurs, dont la propriété est de nacrer lapeau et de cerner délicieusement les yeux de qui les respire." (JeanLorrain, Monsieur de Phocas)Ce n'est plus le "tout" qui génère l'histoire du roman, mais deux ou troisdes parties issues de sa décomposition ; ce sont ces substances élémen-taires chimiques qui deviennent les fondements de la fiction. Ce sont les effets de ces substances qui entraînent la narration. La littérature deBaudelaire se laissait déjà gagner par la fumée du haschisch pour renverserla perception du monde, créer des associations inédites, des correspon-dances et des synesthésies entre des composants maintenant désunis :"Les équivoques les plus singulières, les transpositions d'idées les plusinexplicables ont lieu. Les sons ont une couleur, les couleurs ont une musi-que. Vous êtes assis et vous fumez ; vous croyez être assis dans votrepipe, et c'est vous que votre pipe fume ; c'est vous qui vous exhalez sousla forme de nuages bleuâtres." C'est l'opium qui en 1891 provoque l'hyper-esthésie de Marcel Schwob, où les couleurs et les lignes de l'espace sedécomposent et se transforment en sons et en rythmes. Et c'est l'éther

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pour Jean Lorrain qui va générer une multitude de couples nouveaux d'unmot avec un adjectif, où la vaporisation du réel déclenche de l'étrangetéjusqu'au cauchemar : ombres bizarres, plis équivoques, chose invisible,éléments fantômes comme le vent, parfum d'éther qui se dégage de laneige, forme verte, spectrale, ciels livides, innommable frôlement.Le réel forme un bloc au départ et il est difficile a priori de savoir ce quirelève dans ce tout du nécessaire ou du superflu, de ce qui doit être là, et pour quelle raison, de ce qui est là par habitude, parce qu'il y a été associé un jour, peut-être même par hasard, et que personne depuis ne l'aremis en question. Le paysage comme la ville ou l'architecture constituentaussi des ensembles, des touts comme des agrégats d'éléments qui, pourcertains, n'ont peut-être aucune raison d'être, ne servent plus à rien, voiremême n'ont jamais servi à rien. Ces blocs de réalité forment des images,des "lieux communs", des visages porteurs d'une mémoire collective etd'une identité partagée, faite de symboles, de traditions et d'habitudesdont on a souvent perdu le sens initial, la véritable raison d'être et lanécessité. Ces blocs, à la manière de la Gestalt, forment des ensemblesqui se refusent, il est dit, à la division en éléments, qui se refusent à l'analyse et à la critique. C'est d'ailleurs contre l'"atomisme" et l'"élémenta-risme" comme théories de la perception que se constitua le mouvementde la Gestalt au début du 20e siècle, contre finalement ces dissociationsdes idées et des formes apparues au 19e siècle, d'abord dans les sciences,puis dans les arts, dans la littérature, dans la peinture. À la décomposition,à la dissociation comme méthode d'analyse "chimique" du tout, la Gestaltoppose une vision holistique en déclarant que "le tout est différent et n'estpas réductible à la somme de ses parties".En réévaluant mon travail aujourd'hui, je m'aperçois que je suis en totaleantinomie avec cette vision gestaltiste des phénomènes, de leurs percep-tions et de leurs productions. Je crois au contraire, avec Remy de Gourmont,mais aussi avec de nombreux autres moments d'invention des siècles précédents, à la décomposition, à la dissociation du tout en éléments pourensuite le recomposer, le synthétiser, mais avec un certain nombre de ceséléments seulement (pas forcément tous), selon d'autres hiérarchies. Jepense, au contraire de la Gestalt, que les parties isolées sont plus intéres-santes que le tout. Et la recomposition - ou la "position", comme le diraplus tard le compositeur français Tristan Murail -, dessine alors une formenouvelle, prend une autre apparence, inattendue et insolite au premierregard, mais rendue à son essence et à la nécessité. Dissocier le réel,décomposer les lieux communs pour recomposer autrement, dans un ordredifférent, sont des moments obligés de la réformation et de l'évolution desformes en même temps que celles de la société et des techniques."L'imagination est l'analyse, elle est la synthèse… elle décompose toute lacréation, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règlesdont on ne peut trouver l'origine que dans le plus profond de l'âme, ellecrée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf." (Baudelaire,Salon de 1859, in Au-delà du romantisme. Écrits sur l'art)

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L'Hormonorium, la Plage d'hiver, Diurnisme, le Gulf Stream digestible ou les nouvelles gorges d'Olduvai sont ainsi très littéralement des disso-ciations électromagnétiques, biologiques et chimiques de paysages naturels,celui de la montagne, de la nuit, de la plage, du climat atlantique et deszones subsahariennes, recomposés ensuite en ne gardant que deux outrois éléments fondamentaux et nécessaires. Le des Esseintes deHuysmans en faisait de même. Plus besoin de bouger de Paris pour faireun bain de mer. Il lui suffisait de saler sa baignoire et y mêler suivant la formule du Codex, du sulfate de soude, de l'hydrochlorate de magnésie etde chaux. Quant au clair de lune, c'est avec des jets électriques qu'il leproduisait dans l'obscurité de son salon. "Pouvoir substituer le rêve de laréalité à la réalité elle-même. Au reste, l'artifice paraissait à des Esseintesla marque distinctive du génie de l'homme. Comme il le disait, la nature afait son temps." (Huysmans, À rebours, 1884)Analyse et dissociation du réel, plongée dans l'infiniment petit et décom-position du tout en quelques éléments chimiques et électromagnétiques,production d'une nouvelle synthèse, sont ainsi les moments par lesquelsje passe dans la production d'un projet. Comme Baudelaire, MarcelSchwob voulait procéder par synthèse, mais une synthèse libre, accusantle roman naturaliste et le roman analyste de parler synthèse mais de nepas savoir en faire. Remy de Gourmont reprend ce terme de synthèsedans son essai sur la dissociation des idées, terme qui sera ensuiteemployé par le compositeur français Gérard Grisey dans son texte fonda-teur de 1979 "À propos de la synthèse instrumentale", dans lequel il propose d'abandonner le macrophonique pour le microphonique, d'explorerl'intérieur même du son, de voyager au cœur de ses spectres ; ce quideviendra le programme de la musique dite "spectrale". Dans un articleconsacré au compositeur romain Giancinto Scelsi, l'autre inventeur de lamusique spectrale, Tristan Murail, en explique très clairement le processus :"On ne va plus com-poser (juxtaposer, superposer), mais dé-composer,voire tout simplement, poser le son. Décomposer le son dans son spectreet non plus composer les sons entre eux, c'est bien ainsi que l'on définit lepoint de départ de la méthode de composition maintenant appelée spec-trale." Et d'évoquer sa propre œuvre de 1983, Désintégrations, danslaquelle il désintègre d'abord les sons instrumentaux, les réduit à leurscomposantes essentielles, pour ensuite, éventuellement, les recomposer,ou plutôt pour synthétiser à partir de ces éléments des agrégats nouveaux.Je partage totalement ce programme énoncé par Tristan Murail et dans cesens, mon architecture pourrait être qualifiée de spectrale ou de synthèsespatiale, dans laquelle l'espace est entièrement décomposé en particulesélémentaires, en longueurs d'onde, en taux d'humidité, en intensités lumi-neuses et en coefficients de transmission thermique, pour être ensuitesynthétisé en une nouvelle forme, plus essentielle et plus contemporaine.Mais l'intérêt que je porte à la décomposition du réel et à la synthèse dedeux ou trois éléments chimiques et électromagnétiques qui le composent,

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ne relève pas uniquement d'un projet esthétique. Plus profondément, il mesemble être un processus nécessaire dans la réévaluation des raisonsfondamentales historiques, sous-jacentes, souvent masquées, qui ontgénéré le paysage humain, provoqué une certaine architecture, un typed'urbanisation, une manière d'aménager le territoire. C'est ensuite uneméthode permettant de repenser l'architecture et l'urbanisme en dehorsde tout lieu commun, cliché et pittoresque jusqu'à atteindre une certaineforme de vérité, d'économie et de beauté.

Plage d'hiver

Il en est ainsi de la plage d'hiver que j'ai réalisée en 2008 à Saint-Nazaire,en France. La Gestalt de la plage considérée comme un tout est décompo-sée en particules chimiques et électromagnétiques. Ce que l'on découvrealors, c'est que l'invention de la plage est en réalité une conséquence desdécouvertes médicales au 19e siècle, de la nécessité du corps d'absorberet de recevoir chaque jour une certaine quantité d'iode (pour lutter contrele crétinisme) et d'ultraviolets (pour lutter contre le rachitisme), deux com-posants chimiques et électromagnétiques présents au bord de la mer oudans certaines eaux minérales de source. Le nouvel urbanisme des bordsde mer (Biarritz, Deauville ou Brighton par exemple) ou la création des villes thermales dans les plaines et les montagnes (Vichy ou Bath), sicaractéristiques du paysage du 19e siècle, sont donc des conséquencesformelles et programmatiques non pas macroscopiques, mais microscopi-ques, d'influences chimiques, médicales, de celles de l'iode et des ultra-violets. Les premiers baigneurs n'étaient pas les pêcheurs ou les habitantsdu bord de la mer, mais les aristocrates qui venaient en cure sur lesconseils de leur médecin. Et si le haschisch chez Baudelaire ou l'étherchez Jean Lorrain ont renouvelé la langue littéraire au 19e siècle, c'est

Philippe Rahm architectes, Plage d'hiver, Le Life, Saint-Nazaire, 2008

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finalement l'iode et les ultraviolets qui ont pour leur part renouvelé l'urba-nisme et l'architecture à la même époque. Et c'est ensuite, à partir de cesdeux éléments chimiques rassemblés dans une nouvelle synthèse, que sedéveloppent toutes sortes de formes parallèles, de programmes, d'usageset de plaisirs, avec les casinos, les architectures nouvelles, les promenadesau bord de la mer, les baignades, les distractions et les batifolages.La plage d'hiver que j'ai proposée en 2008 était ainsi une dissociation etune nouvelle synthèse d'un paysage commun, celui de la plage, dont on aoublié les raisons motrices de son invention au 19e. En dissociant cetteGestalt de la plage, en la réduisant par analyse, en laissant s'évaporer seséléments inutiles, on ne recueille finalement que deux éléments indispen-sables : l'iode et les ultraviolets. Et c'est avec ces deux éléments que je recompose un nouveau paysage, comme un condensé de plage, sondistillat, sa synthèse nécessaire et minimum, réduite à des embruns iodéset à un horizon d'ultraviolets. Et de ce distillat peuvent naître de nouvellespratiques humaines, de nouvelles façons d'habiter.En 1857, on pouvait lire dans les prospectus vantant l'établissement desbains du village de Saxon, au cœur des montagnes alpines suisses, ledescriptif suivant :"Il n'est pas de vallée en Suisse d'une étendue si grandiose. De Martignyà Sion, la végétation est luxuriante et le climat rappelle, en été, celui de laProvence, en hiver la tiède douceur du beau ciel de Nice." Cette même année, l'Académie de Médecine de Paris avait clairementétabli la présence d'iode dans les eaux provenant de la source de Saxon,cela une vingtaine d'années après qu'un médecin suisse, Maurice Claivaz,ait découvert les propriétés thérapeutiques des eaux de Saxon. Nous savonsaujourd'hui, à partir des recherches de Russel au début du 19e siècle, que l'iode est un oligo-élément indispensable à la fabrication des hormo-nes thyroïdiennes. Son absence est à l'origine du goitre et de cette formede crétinisme dite endémique, dont on commence à faire mention aumilieu du 18e siècle pour caractériser une forme de stupidité rencontréechez certains habitants des Alpes. L'iode est absent des sols des paysalpins à cause des érosions diluviales qui ont eu lieu à la fin de la dernièrepériode glaciaire de l'ère quaternaire et ont appauvri le sol. Les propriétésthérapeutiques de l'eau de Saxon contenant de l'iode se sont avéréesdonc tout à fait exactes pour lutter contre le goitre et le crétinisme sur unepopulation en manque chronique d'iode. L'apport d'iode au corps se faitessentiellement à travers une alimentation d'origine marine, mais il peutêtre également inhalé (les embruns au bord de mer). L'iode est en effetcontenu en forte quantité dans les eaux de mer, dans tous les produitsissus de la mer comme les algues, le poisson ou les crustacés. Et c'estdonc naturellement, au même moment, à la mer, durant la première moitiédu 20e siècle, à l'opposé des montagnes, que ces vertus pharmacologi-ques de l'eau de mer vinrent confirmer la pratique thérapeutique des bains

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de mer et participèrent à l'invention de la plage et au développement despratiques balnéaires que l'on connaît jusqu'à aujourd'hui.Il est particulièrement troublant de noter cette sorte de synesthésie géo-graphique que l'on peut percevoir dans la phrase citée ci-dessus, tirée duprospectus vantant les établissements des bains de Saxon. Comme si laprésence, à Saxon, dans l'eau des montagnes, d'un élément chimiquepropre à la mer comme l'iode pouvait transformer profondément d'abord le

corps de ses habitants mais aussi la géographie elle-même, métamorpho-sant le climat alpin et ses montagnes en un paysage méditerranéen, baigné de lumière et de douceur balnéaire. Est-ce la même synesthésie àlaquelle eut recours le gouvernement suisse lorsqu'il décida, en 1922,d'ajouter au sel de cuisine vendu communément en Suisse 3 mg d'iodepar kilogramme de sel pour lutter avec succès contre le goitre et le créti-nisme ? Cette mesure, qui fut suivie par les États-Unis en 1925 et par d'autres pays coupés de contact avec la mer par la suite, prit comme support, par un heureux hasard poétique, un produit de la mer elle-même,le sel, comme une "méditerranéisation" microscopique des paysages demontagnes, comme une "océanisation" alimentaire des habitants desAlpes. La mer, absente de Suisse, est ainsi réintroduite en miniature dansl'alimentation, participant à cette ubiquité caractéristique de la modernité

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où les saisons dérivent dans l'année jusqu'à se chevaucher dans unesorte de printemps perpétuel, où les nuits et les jours s'amalgament dansune luminosité blanche autant diurne que nocturne, où les distances se rac-courcissent jusqu'à se superposer dans l'immédiateté de la globalisation.C'est finalement une synesthésie du même ordre que nous cherchons àproduire au Life de Saint-Nazaire dans le projet d'une plage d'hiver : celled'un hiver qui devient une forme dérivée de l'été, celle d'un lieu que l'onhabite dans un même temps, à la fois estival et hivernal, dans une percep-tion à la fois atmosphérique et physiologique. Une métamorphose qui estmoins géographique que temporelle, celle d'une plage qui glisse en hiver,qui se contracte dans un certain rayonnement électromagnétique, dans unaérosol, comme une "estivalisation" de l'hiver nazairien. Ce que nous en retenons ne sont que quelques phénomènes, soleil et embruns, bronzage et iode : un certain rayonnement et son angle d'incidence, un aérosol et une certaine composition chimique, quelquesphénomènes estivaux et balnéaires que l'on reforme en intérieur, en pleinhiver.Notre projet se construit principalement sur deux éléments : Un horizon d'ultravioletsC'est d'une part la mise en place d'un rayonnement solaire, celui que l'onrencontre au bord de la mer, sur la plage en été, qui nous parvient du cielmais qui se reflète également sur l'eau et qui nous arrive ainsi sur la plagecomme doublé. C'est pour cette raison que l'on bronze plus rapidementsur la plage qu'en ville ou à la campagne, où le rayonnement solaire tou-chant le sol est absorbé et non pas reflété comme c'est le cas à la mer ou à la montagne, sur la neige. Ce que nous en reproduisons ici, c'est unpaysage électromagnétique, un horizon d'ultraviolet, une certaine quantitéd'UV-A présent sur la plage en été que nous percevons ici non plus dansle visible, mais de façon cutanée, par une transformation de la peau, parle bronzage, en plein hiver. C'est également cet angle d'incidence, qui sedéveloppe entre le sol, la ligne d'horizon et notre corps.Des embruns iodésC'est ensuite un aérosol marin, une forme dérivée des embruns marins,un nuage d'iode produit en intérieur, que l'on perçoit par la respiration etqui développe ses formes réelles dans le corps lui-même. L'espace serachaud, autour de 28°C, une température où les vêtements ne sont plusindispensables, que l'on trouve en été à Saint-Nazaire. Un bar servira del'eau minérale naturelle provenant de Saxon, village des montagnes suisses.Notre plage d'hiver est autant un glissement temporel entre l'été et l'hiver,qu'un glissement d'échelle, du macroscopique d'un paysage balnéaire enextérieur, avec mer et soleil, au microscopique physiologique en intérieur,avec iode et ultraviolet. C'est une composition d'éléments dont la significa-tion et l'usage restent ouverts et interprétables librement par l'individuautant que par le collectif, comme ont pu l'être au cours des siècles les

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rivages, entre rejet et désir. La plage d'hiver se donne comme une nouvelleforme décalée d'espace public intérieur aux atmosphères lumineuses,olfactives, thermiques, gustatives, quelque part entre la piscine et le restaurant exotique.

DiurnismeDiurnisme est une dissociation du lieu commun "la nuit" en quelques éléments, une longueur d'onde, un coefficient d'absorption lumineuse, uneforme musicale, synthétisée ensuite selon ses données essentielles, produisant une seconde nuit, artificielle, d'un jaune intense, qui paradoxa-lement ressemble plus à un jour. L'introduction de l'éclairage public au 19e siècle révolutionna la perception de la ville. De nouvelles typologiesurbaines sont apparues, à l'exemple du boulevard. C'est une ambition

similaire qui est proposée ici, mais renversée, en pervertissant la globali-sation de la temporalité uniforme de la ville contemporaine. Le 19e sièclea inventé l'idée du noctambulisme. Les réverbères au gaz ont permis l'utilisation nocturne de la ville avec ses divertissements, flâneries sur lesboulevards et son travail de nuit. La conquête de l'espace de la nuit est aujourd'hui achevée. Les émissions télévisuelles et radiophoniquesfonctionnent sans interruption, Internet diffuse un temps mondialisé et permanent, les services fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre,les "nocturnes" commerciales se généralisent, les "nuits blanches" culturel-les se multiplient. Le projet "Diurnisme" est une tentation, celle d'inventer le "diambulisme", une synthèse de la nuit produite durant le faux jour et de la modernité produite durant la nuit naturelle, comme la reconquête d'espace et de temps de nuit véritables et de sommeil. L'homme dormait lanuit. Le 19e siècle a permis (ou forcé) de rester éveillé la nuit, de se pro-mener dans la rue nocturne, d'y travailler ou de s'y cultiver, de s'y divertirà la lumière des réverbères. Ce phénomène de colonisation de la nuit s'estpoursuivi au 20e siècle et c'est aujourd'hui vers un jour continu auquel ontend, où l'ancienne alternance entre activité et repos, journée et nuit, estrompue. À cette domestication de la nuit urbaine et aux comportements

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sociaux qu'elle a générés, s'est associée la production d'un nouveau dessinde l'espace public et de son mobilier. Le boulevard en est l'une de ses premières manifestations. Réverbères, mise en lumière des monuments,néons, enseignes commerciales multicolores, écrans LED construisent unpaysage et une géographie nocturnes qui diffèrent de la forme diurne dela ville.

Présenté au Centre Georges Pompidou en 2007, "Diurnisme" fait unefausse nuit durant le faux jour produit durant la nuit naturelle. Dans unmouvement de double perversion, du "faire le jour durant la nuit", nouspassons à un "faire la nuit durant le jour fait durant la nuit", en pervertissantla perversion moderne qui est de faire le jour durant la nuit. Notre projet est celui de réinventer la nuit dans le jour artificiel continu, de produireélectromagnétiquement une vraie nuit physiologique pendant le faux jour.C'est une réponse pervertie au jour perpétuel créé par la modernité,Internet et la globalisation contemporaine. Après le "noctambulisme" nousinventons le "diurnisme". Nous travaillons sur une lumière intense de couleurjaune dont les longueurs d'onde, au-dessus de 570 nm, sont perçues parle corps à travers le rythme hormonal de la mélatonine comme une nuitvéritable. La mélatonine est une hormone produite par la glande pinéalesituée dans le cerveau. Cette glande réagit aux informations lumineusesreçues par la rétine. La sécrétion de la mélatonine donne au corps et aucerveau des informations liées aux rythmes circadiens et aux horlogesbiologiques, au sommeil et à la fatigue en sa présence, à l'éveil en sonabsence. Les sécrétions de mélatonine se font normalement la nuit carelles sont activées par l'absence de lumière. La journée, la mélatonine n'estque très faiblement sécrétée. En 1980, A. Lewy, T.A. Wehr, F.K. Goodwinont démontré qu'une exposition des yeux à une lumière intense inhibait laproduction humaine de mélatonine. En 1998, G.C. Brainard établit que la

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Philippe Rahm architectes, Diurnisme, Centre Pompidou, Paris, 2008,

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suppression maximale de la mélatonine est atteinte avec une lumièreverte à près de 509 nm de longueur d'onde. On sait depuis que cette inhi-bition est encore plus forte dans le bleu. À l'opposé, les longueurs d'ondeau-dessus de 570 nm n'ont aucun d'effet sur la sécrétion de mélatonine,qui peut alors s'épancher librement dans le corps. Lors du congrès mondial de la Society for Light Treatment and Biological Rhythms qui s'esttenu en 2005 à Eindhoven, une équipe canadienne démontrait qu'au-dessus de 570 nm, dans les couleurs jaune, orange, rouge, la lumière,même très intense, n'avait absolument plus d'influence sur la variation dela mélatonine, le corps percevant ces longueurs d'onde comme une nuit."Diurnisme" crée donc une nuit de toutes pièces, ressemblant visuelle-ment au jour mais physiologiquement similaire à la nuit. Éclairée d'une trèsforte lumière jaune, la salle du Centre Pompidou devient un lieu paradoxalentre le visible et l'invisible. Très puissante, la lumière électrique émisedans la pièce est comparable en intensité à celle de l'extérieur, à plus de7000 lux. Mais elle est émise uniquement dans des longueurs d'onde au-dessus de 570 nm, dans le jaune. D'où un décalage entre l'image culturelle que l'on a de la nuit et sa réalité physiologique. "Diurnisme"construit une temporalité, provoque le surgissement de la nuit dans le fauxjour moderne. Ce travail ne recourt à aucun procédé narratif, symboliqueou analogique. L'architecture relève de la désynchronisation temporelle,au cœur des phénomènes physiques, physiologiques, électromagnétiqueset biologiques. La salle devient un paradoxe entre le visible et l'invisible :une nuit qui ressemble à un plein jour. Renversées dans leurs spectressonores, des "Nocturnes pour piano" du compositeur irlandais John Field,l'inventeur de cette forme musicale, sont diffusées dans l'espace sousforme de "Diurnes pour piano".

Les nouvelles gorges d'Olduvai "La question du lieu et du climat est étroitement liée à la question de l'alimentation." Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si malin,1888"Ainsi ce que la nature présente d'incommode pourra être corrigé par l'art." Vitruve, De Architectura, 20 av. J.C.Ce projet réalisé à Copenhague est une dissociation de l'idée même d'architecture. Il propose de faire la synthèse chimique, biologique et élec-tromagnétique des gorges d'Olduvai situées en Afrique subsaharienne,que l'on décrit aujourd'hui comme le berceau de l'humanité. On peut imaginer que l'homme, à son origine, était synchronisé à cette latitudegéographique, à son climat, à ses variations des alternances astronomi-ques assez régulières du jour et de la nuit où il pouvait vivre, sans habit etsans architecture, dans une parfaite harmonie entre la température de soncorps et la température ni trop chaude ni trop froide de cette régiond'Afrique. Si l'architecture existe, c'est peut-être ainsi parce que les hommesse sont ensuite dispersés à travers la terre, remontant au Nord jusque

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dans des latitudes glacées et sans soleil ou migrant au Sud dans les latitudes trop chaudes et trop sèches. On pourrait ainsi expliquer certainstroubles hormonaux liés à un rythme endogène de la mélatonine, adaptéà cette latitude subsaharienne mais désynchronisé dès qu'on s'en éloigne.L'invention de l'architecture, comme une forme plus performante deshabits, serait donc une conséquence des déséquilibres biologiquesengendrés par les déplacements planétaires de l'humanité dans deszones trop froides, trop chaudes, trop lumineuses ou trop obscures, loinde cette latitude subsaharienne idéale, propice au métabolisme humain.L'installation de Copenhague se propose de décomposer les raisons physiologiques de l'architecture en une série d'éléments fondamentauxpermettant de synthétiser ces gorges d'Olduvai dans des latitudes qui leursont lointaines.Si l'on veut connaître l'essence de l'architecture, c'est finalement à notrecondition "endotherme" que l'on doit revenir, à cette nécessité de maintenirla température de notre corps à 37°C. Si l'architecture existe, il faut en rendre responsables les enzymes indispensables aux réactions biochimi-ques du métabolisme humain. Présentes par milliards dans notre corps,ces molécules ne peuvent fonctionner de manière optimale qu'à une température comprise entre 35 et 37,6°C. L'homme doit donc maintenir satempérature corporelle constante, indépendamment de la températureextérieure. Pour cela, il compose entre des moyens intérieurs à son propre corps que sont les différents mécanismes de thermorégulation physiologique et des moyens hors du corps que sont, entre autres, l'habil-lement ou la construction d'abri. L'architecture n'est donc pas autonome.Elle rentre en réalité dans la gamme des moyens pour garder notre température proche de 37°. Elle est l'une des réponses à une baisse ouune augmentation trop fortes de la température du corps, à côté desmécanismes de vasodilatation, de sudation, de soif ou de contractionsmusculaires par exemple. Ces réponses sont appliquées isolément ouassociées. Elles se développent du naturel à l'artificiel, du microscopiqueau macroscopique, du biochimique au météorologique, de l'alimentation àl'urbanisation, entre déterminisme physiologique et pure liberté culturelle.Dans cette mission, l'architecture apparaît comme une forme plus grandede vasoconstriction, ou inversement, l'alimentation apparaît comme unevariante un peu plus menue de l'architecture. Car finalement, l'architecturen'est rien d'autre qu'une forme augmentée des mécanismes thermorégu-lateurs corporels, une forme augmentée, exogène et artificielle de thermo-genèse ou de thermolyse. D'un point de vue anthropique, quand on dit avoir trop froid, ou aucontraire quand on dit avoir trop chaud, on en trouve la cause hors denous, dans un climat extérieur inadéquat, à un niveau atmosphérique. Et l'ontente de rendre habitable et confortable ce climat extérieur en le corrigeant,ce qui est l'origine et la mission même de l'architecture. En réalité, les pre-miers signes d'architecture sont physiologiques et totalement intérieurs et

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autonomes, ceux de transpirer s'il fait trop chaud ou de frissonner s'il fait tropfroid. Ce sont les premières réponses à une élévation ou un abaissement dela température du corps dus à un environnement thermique défavorable.Puis, de la façon la plus simple, juste après, viennent les gestes les plusrudimentaires vers l'extérieur, celui de boire s'il fait trop chaud pour abais-ser la température par évaporation, ou de manger s'il fait trop froid pourlancer le processus de combustion des nutriments qui produira de la chaleurdans le corps. Après ces mesures de corrections endogènes, si le corps n'arrive néan-moins pas à compenser la température trop froide ou trop chaude dumilieu extérieur, se développe la gamme des corrections géographiques.La première action de correction est un mouvement, celui de la migrationou de la transhumance, celui de bouger, de changer d'endroit, de passerdu froid au chaud, de se mettre au soleil ou à l'ombre. La deuxième actionest celle de s'habiller ou de se déshabiller, de porter du blanc qui réfléchitla chaleur ou au contraire des vêtements épais qui isolent. La troisièmeaction est celle de construire artificiellement de l'ombre et de la fraîcheur,ou au contraire des lieux abrités, sans mouvement d'air et réchauffés. Cesmesures exogènes, que l'on prend dans le monde extérieur, ne sontqu'une projection hors du corps, d'un phénomène de thermogenèse quandil fait trop froid, ou de thermolyse quand il fait trop chaud. Pour paraphraserVitruve, l'architecture des pays froids et d'hiver apparaît alors comme unethermogenèse augmentée, exogène, hors du corps. Et l'architecture despays chauds et de l'été se donne comme une thermolyse extériorisée, corri-geant artificiellement ce que la nature a d'incommode.La thermogenèse est la production accrue de chaleur dans le corps en casde froid. Elle est conséquente à une activité sportive ou une absorption de

Philippe Rahm, architectes, The new Olduvai Gorges, Royal Danish Academy of Fines-Arts, School of architecture, Copenhagen, Denmark 2009

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nourriture. Elle consomme beaucoup d'énergie. Par thermogenèse, onactive des frissons, on stimule le métabolisme et différentes hormones, cequi a comme effet de réchauffer de l'intérieur notre corps pour le maintenirautour de 37°C. À la base de la thermogenèse, on trouve les aliments,principalement les protéines, c'est-à-dire la viande ou le poisson, et aussi lesucre. La part principale de l'alimentation sert à ce mécanisme. La digestiondes protéines, leur combustion dans le cycle de Krebs notamment, provo-que une forte chaleur qui relève la température du corps.

Manger est donc une forme intérieure du même processus de réactionsthermiques que celui qui nous pousse à bâtir des maisons dans des climatsfroids. De même, les constructions typiques des pays chauds, riads, portiques, fortes épaisseurs des murs, sont des formes extériorisées dethermolyse, cette fonction du corps qui sert à dissiper le surplus de chaleurpar vasodilatation ou sudation.Il peut sembler étonnant de vouloir revenir si profondément à la compré-hension des raisons et des moyens de l'architecture, mais le problème duréchauffement climatique a soudainement jeté sur le devant de la scène lamission climatique de l'architecture, les responsabilités de cette dernièredans la gestion de l'énergie et des ressources. Les architectes se doiventaujourd'hui d'explorer l'étendue des moyens architecturaux qui vont dansle sens du développement durable. Ils doivent comprendre comment ilspeuvent limiter la consommation d'énergie et la production de gaz à effetde serre, et comme nous le savons, cela concerne aujourd'hui avant toutune réduction de l'énergie dépensée dans le bâtiment pour le chauffageou le rafraîchissement.

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On connaît les mesures à prendre concernant l'urbanisation où l'on prôneessentiellement une densification de la ville et une concentration des fonc-tions afin de limiter l'énergie gaspillée dans les déplacements. On connaîtensuite les mesures à prendre concernant le bâtiment, où l'on prône d'unepart l'utilisation d'énergie renouvelable et d'autre part une améliorationconsidérable de l'isolation thermique de l'enveloppe des bâtiments coupléeavec un renouvellement d'air contrôlé. Mais existe-t-il une architecture quiagirait à un niveau plus modique, plus fin, plus petit, plus économe ? Unearchitecture moins lourde, moins présente, une architecture diluée, presquehoméopathique, mais dont l'ambition de correction climatique serait respectée ? Nous aimerions aujourd'hui descendre un peu plus bas dansl'échelle des mesures de corrections climatiques, explorer les zones sensibles au plus près du corps, à la limite de la peau, atteindre le pointoù l'architecture se dissout et devient pure thermogenèse. Mais ne noustrompons pas. Si cette recherche consiste bien évidemment à économiserl'énergie dépensée dans le bâtiment et à lutter contre le réchauffement climatique, il s'agit aussi de découvrir de nouveaux modes d'habitations etde compositions spatiales, d'élaborer de nouvelles stratégies de design etde beauté, où les échelles se mélangent, où l'architecture devient autantconstruction et structure qu'alimentation et sudation.L'exposition à l'École d'architecture de la Royal Danish School of Fine-Artsen décembre 2009, lors du congrès international sur le climat, relève d'unetelle stratégie. Elle provoque l'émergence de nouvelles solutions architec-turales en agissant non plus sur la délimitation par l'extérieur d'un climatconfortable où la température du corps peut se maintenir sans effort à37°C, mais dans le surgissement, de l'intérieur, de solutions architecturalesendogènes. Elle explore les formes microscopiques, digestibles, électro-magnétiques de l'architecture, quelque part entre diététique, thermogéniqueet esthétique. L'exposition développe trois lieux. Le premier est un lieu où l'on peut avoirmoins froid, en augmentant la thermogenèse. Le deuxième est un lieu oùl'on peut avoir moins chaud, en augmentant la thermolyse. Le troisièmeest un lieu où l'on aura moins de nuit. Notre travail débute à ce moment-là, en recomposant l'espace à partir des nécessités du corps, en palliantun à un aux manques et aux déficits, en développant une thermogenèseendogène qui se déploie peu à peu hors du corps sans jamais devenirvêtement ni maison. L'architecture est ici une juxtaposition d'éléments quichacun répond à un manque, une insuffisance, ceux provoqués par la froi-deur de l'hiver, la diminution de l'ensoleillement ou la chaleur de l'été. Unearchitecture au plus près du corps qui apporte, élément par élément, desréponses en vitamine D, vitamine A, mélatonine, chaleur, nutriments, etc.

Gulf Stream digestibleLe projet de Gulf Stream digestible est une décomposition du climat pla-nétaire et sa synthèse en se basant sur un unique phénomène, celui d'undéséquilibre thermique entre deux sources de différentes températures,les pôles froids d'un côté et l'équateur chaud de l'autre.

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Le phénomène thermodynamique du Gulf Stream est l'un des modèles lesplus fascinants aujourd'hui pour penser l'architecture parce qu'il donnequelques pistes pour échapper à la normalisation et à l'homogénéisationde l'espace moderne. Ce phénomène climatique est généré par la polari-sation dans l'espace de deux sources thermiques différentes : une sourcefroide en haut et une source chaude en bas. Cette polarisation thermiquedans l'espace génère dans l'espace un mouvement convectif de l'air, quidessine un paysage thermique invisible, définissant différentes zonesavec différentes températures.La modernité a déterminé des espaces homogènes et moyens, où la tem-pérature est normalisée autour de 21°C. L'ambition est ici de redonner unediversité dans le rapport que le corps entretient avec l'espace, avec satempérature, de permettre des transhumances au sein même de la maison,des migrations entre le bas et le haut, le froid et le chaud, l'hiver et l'été,l'habiller et de déshabiller. Pour qu'une personne se sente à l'aise dans unlocal chauffé, il faut qu'il y ait un équilibre dans les échanges de chaleurse produisant par convection entre son corps et l'air ambiant. Cet équilibreest bien évidemment relatif à l'habillement, entre la nudité de la salle debain, la protection thermique des couvertures du lit, les vêtements légersque l'on porte dans le séjour. Aujourd'hui, face à la volonté d'économiser lesressources énergétiques, la demande est d'installer pour chaque bâtiment,mais aussi chaque local, une puissance thermique précisément calculéeafin de ne dépenser en énergie seulement ce qui est strictement néces-saire. La norme suisse pour la construction SIA 384/2 donne ainsi lesvaleurs indicatives de la température ambiante suivante :

Au lieu de séparer chaque pièce et de les chauffer à la bonne température,nous proposons de créer dans l'ensemble de la maison deux sources dechaleur (radiateurs), l'une à 15°C, l'autre à 22°C, comme deux pôles ther-miques générant une tension thermodynamique dans l'ensemble de lamaison. Le pôle froid, à 15°C, au niveau bas du confort domestique estsitué dans la partie haute de la maison. À l'opposé, le pôle chaud, à 22°C,est situé dans la partie haute du volume de la maison. Un mouvement deconvection d'air est ainsi produit par la différence de ces deux pôles, l'airchutant au contact du pôle froid et s'élevant au contact du pôle chaud.

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genre de bâtiments et de locaux T°Cbâtiments d'habitationlocaux de séjour 20chambres à coucher 16 à 18chambres à coucher éventuellement utilisées comme séjour 20salles de bain 22cuisines 18 à 20corridors, wc 15 à 18cages d'escalier 12buanderies 12séchoirs 12

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Avec l'aide d'un programme informatique de modélisation thermique, nousanalysons la répartition de l'air et les variations de températures produitesdans l'espace. Nous découvrons ainsi les zones plus propices à certainesactivités en fonction de leur température. Le processus de projet est ainsirenversé : c'est d'abord un climat qui est produit et ensuite des fonctionsqui sont trouvées et choisies librement en fonction de la température, del'habillement, de l'activité et du goût personnel. Un gain écologique et économique est également obtenu dans le bilan global thermique de lamaison, dont la moyenne de chauffage est ainsi abaissée à 18°C au lieude 20°C. L'architecture ne construit plus des espaces mais des températures, desatmosphères. Ici, ce sont deux plateaux horizontaux en métal thermique-ment conducteur qui se déploient à deux hauteurs différentes. Le plateaubas est chauffé à 22°C. Le plateau haut est refroidi à 15°C. À la manièred'un Gulf Stream miniature, leur position génère un mouvement d'air parun phénomène naturel de convection où l'air chaud ascendant se refroiditsur la plaque froide en hauteur pour redescendre puis se réchauffer à nou-veau sur le plateau chaud, créant ainsi un flux thermique continu comme

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Philippe Rahm architectes, Digestible Gulf Stream, Venicearchitecture biennale, 11th International Architecture Exhibition, 2008

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un paysage invisible. Ce qui nous intéresse ici, ce n'est plus de créer desclimats homogènes et déterminés, mais au contraire de créer une dynami-que plastique aérienne, de mettre en place des forces et une polarité quigénèrent un paysage, et de penser l'architecture comme la constructionde météorologies. Entre 15°C et 22°C, l'habitant peut migrer dans ce pay-sage thermique et choisir librement un climat en fonction de ses enviesvestimentaires, alimentaires, sportives, sociales, et de ses activités.L'architecture se structure ici littéralement sur un courant d'air, déployantune spatialité fluide, aérienne, atmosphérique.

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L'évidence du cadre bâti serait telle que l'architecture doive se limiter à un fait purement technique et matériel ? Inévitablement, le dictat de l'évi-dence se brouille dès lors que l'on considère les causes et les effets despratiques actuelles de la construction. En témoignent les errements de lapolitique de la ville, les problèmes sociaux, l'inquiétude quant à l'importancegrandissante des agglomérations urbaines. Par ailleurs, la confusion despropos tenus dénote de la difficulté d'appréhension de ces phénomènes. Le fait architectural peut être considéré, à juste titre, comme un fait anthro-pologique, c'est-à-dire comme le fruit d'un processus technique et matérielinscrit dans un univers de contraintes révélant et réifiant les pratiques etles croyances acquises par chaque société. Bien qu'il importe de distinguerle fait architectonique du fait anthropologique qui le conditionne, on ne doitpourtant pas choisir le moindre mal entre une pratique qui ne pense paset une pensée qui n'agit pas. Le processus architectural constitue en lui-même un pivot invisible où lescomposants axiologiques et disciplinaires s'entrecroisent : la question estalors de savoir comment ce processus se construit. Dans diverses discipli-nes, qu'il s'agisse des mathématiques, de l'informatique, de la philosophie,on a souvent recours au terme architecture. Qu'en est-il pour l'architecture :qu'est-ce que l'architecture de l'architecture ?

Phénoménologie, morphologie et morphogénétique architecturaleDécouvrir "l'architecture" de l'architecture à savoir sa dimension architec-turale, c'est en venir à la question de la définition épistémologique de sadimension disciplinaire : Comment cette discipline se découpe-t-elle enparties et sous parties ? Sur quels critères ce découpage doit-il se définir ? La question épistémologique de l'architecture renvoie aux questions relativesà la pensée encyclopédique, ce que Vitruve avait déjà entrepris il y a unpeu plus de deux mille ans déjà dans son De Architectura1. Les codifica-tions fondatrices vitruviennes restent, encore aujourd'hui, à interpréter. Cequi frappe le plus dans cette formulation théorique de l'architecture - lapremière connue -, bien au-delà des prémisses2, c'est la pertinence et la

Phénoménologie et morphogénétique architecturaleLa morphologie architecturale et urbaine au regard de la démarche sémiophysique thomiennePatricio Cecarrini

1. Marcus Vitruvius Pollio,De Architectura, trad. L. Callebat, P. Fleury/Les dix livres d'architecture, trad. C. Perrault. ; voir aussi, P. Gros, Vitruvio.De Architectura, Édition Einaudi, Turin,1997.

2. Parmi celles-ci, nouscitons l'une des plus significatives : "Il pourra sefaire que la plupart nepuissent pas comprendreque l'entendement et lamémoire d'un seul hommesoient capables de tant deconnaissances ; maisquand on aura remarquéque toutes les sciencesont une communication etune liaison entre elles, onse persuadera que celaest possible, car la cultureencyclopédique est composée de toutes cessciences, comme un corpsl'est de ses membres (…)"(Livre I, 1, 12) ; "De plus, il doit avoir étudié la grammaire, connaître le dessin, être érudit en géométrie, connaître ungrand nombre d'histoires,aller vers la philosophie,connaître la musique, nepas ignorer la médecine,maîtriser le droit et la jurisprudence, être en mesure d'apprendre l'astronomie." (Livre I, 1, 3)

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clarté de l'ensemble des prédicats3 qui la composent, le caractère articulédu système de connaissances et la volonté déclarée de l'auteur4 d'uneréelle architectonique encyclopédique. Parmi ces prédicats, on remarqueune série de catégories fondatrices/formatrices expliquant les propriétésmorphologiques architecturales fondamentales ; ce qui est remarquable,c'est que l'on y perçoit clairement des catégories (hétérogènes) appartenantaux formes du langage et, plus exactement, aux formes de la rhétorique(Ordinatio/Taxis (TAXIS), Dispositio, etc.), de l'anthropologie, ayant plus àvoir avec les pratiques sociales et symboliques et rituelles (Decus/Decor/Convenance), de l'économie, des besoins et des pratiques fonc-tionnels (Distributio/Oikonomia (OIKONOMIA), etc. On constate que lesprédicats morphologiques sont mixtes, hybrides, et cependant, concep-tuellement et logiquement articulés : d'évidence, quelque chose proche dela pensée complexe s'y trouve à l'œuvre. L'interprétation de catégories vitruviennes reste trop souvent sous estimée ;comprises superficiellement au travers d'acceptions conventionnelles, celles-ci restent inopérantes, stériles, et dans le meilleur des cas, purement académiques : pourtant, une étude approfondie des concepts vitruviensen termes étymologiques pourrait se révéler extrêmement féconde. Sansentrer dans le détail d'une analyse approfondie de ceux-ci, il est un termeparticulièrement révélateur - l'un des trois termes de la triade majeurevitruvienne : Venustas (Ratio Venustatis). Le plus souvent, ce concept estconsidéré de manière statique, à savoir comme principe de beauté - uneémanation de l'artefact produit. Cette interprétation conventionnelle réfèrele plus souvent à l'effet esthétique associé à la réception de l'œuvre ache-vée, à la morphologie finale de l'artefact entendue comme une forme "fixe".Or, c'est une banalité de rappeler que Venustas renvoie à la déesse Vénus :on sait qu'elle est associée au principe de beauté (et à son corollaire, leconcept de plaisir/jouissance), mais encore aux principes de sexualité etreproduction ; on en déduit que Vénus5 est aussi principe matriciel - ouprincipe génétique - associé à l'émergence des formes vivantes. À cetégard, il est nécessaire de rappeler que Lucrèce6, lui-même, dédia sonpoème concernant la "Nature des choses" (de Rerum Natura) à la déesse- née des ondes et de l'écume des mers. Le poème - texte fondateur de lapensée physicienne d'influence épicurienne - fonctionne comme un longrécit/processus d'émergence des formes organiques et non organiques7,depuis la formation des particules élémentaires de la matière à l'organisationdes sociétés humaines, de leurs organisations édifiées, de leur constitutionjusqu'à leur décadence/retour au néant. De Rerum Natura est le poème,la poïèse (poïesis (POIESIS) de la genèse des formes organisées, unegénétique des formes naturelles et sociales - ce que l'on pourrait qualifiercomme une morphogénétique générale de l'univers. Dénotant de la pensée classique et académique du XVIIe au XXe siècle, leconcept Venustas (interprété comme ayant trait à la dimension esthétique

3. Nous rappelons brièvement les couples

fondateurs et catégories vitruviens :

a) Les trois couples fondateurs vitruviens :

Fabrica/ratiocinatio ; Quodsignificatur/quod significat ;

Ingenium/disciplina.b) Les catégories

fondatrices/formatrices : 1er ensemble de prédicats :

Ordinatio (Taxis) ;Dispositio ; Eurythmia ;

Symmetria ; Decor(Convenance) ; Distributio

(Oikonomia).2e ensemble de prédicats :

Aedificatio, Gnomonice,Machinatio

3e ensemble de prédicats :3.1. Triade majeure

vitruvienne : Firmitas(ratio firmitatis), Utilitas

(ratio utilitatis), Venustas(ratio venustatis)

3.2. Triade mineure (analogue à la premièremais adaptée aux loge-

ments privés) : Natura loci ;Usus ; Species (les

"species" de Dispositio(Ichnographia,Orthographia,

Scenographia) ;Oppurtunitas.

4. Je renvoie le lecteur à une étude traitant de

la dimension encyclopédi-que de l'œuvre de Vitruve.

Voir : A. Viola, Vitruve. Le savoir de l'architecte,

MA Geuthner, Paris, 2006.

5. Vénus faisait partie des divinités présidant à la naissance de la vie, et

outre le principe del'amour, elle était principe

de fertilité.

6. Lucrèce, De la nature.(De Rerum Natura).

J. Kany-Turpin (éd., trad.,intro. et notes), Aubier,

Paris, 1993. Réédition :Flammarion, Paris, 1997.

7. M. Serres, La naissancede la physique dans le

texte de Lucrèce, Éditionsde Minuit, Paris, 1977.

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des objets), reste encore largement utilisé avec la même acception dansl'enseignement contemporain de ce début de XXIe siècle : de fait, on consi-dère encore la forme d'un édifice en tant qu'objet fixe, immobile : une morphologie purement statique/extatique ; l'incarnation - ou mieux - l'expression du Beau en tant que tel8. Or, si l'on se rapporte à la dédicacede Lucrèce, Vitruve - ne serait-ce même que de façon inconsciente - nefaisait pas seulement allusion à la dimension conceptuelle bien connue detous. Probablement plus que cela : il serait peut-être bien question de ladimension génétique implicite guidant l'émergence des formes vivantes àlaquelle les formes édifiées ne dérogent pas : chez Vitruve, la pensée mor-phogénétique architecturale est immanente, ne demandant qu'à être misede nouveau en lumière. L'architecture pourrait être dès lors interprétée entermes dynamiques, à savoir en tant que génétique organique, unematrice articulant de manière unitaire (système) les formes physiques,sociales et comportementales en interaction, propres aux écoumènes9.L'effort encyclopédique vitruvien ne serait donc pas seulement une tenta-tive d'un classement épistémologique de la discipline architecturale, maisencore la définition hiérarchique des systèmes et sous-systèmes néces-saires à la genèse dynamique de la forme architecturale. Nous aurionsaffaire à une préfiguration de la théorie de la complexité qui, de fait, sembley exister in nuce.Un autre passage significatif du De Architectura réfère à la médecine, lorsdu choix des sites de fondation des villes/castra ; au préalable laissésvivants sur le lieu, la lecture de la forme du foie des animaux sacrifiés permet de déduire - à partir des malformations décelées- les symptômesde pathologies potentielles liées à l'eau, à la terre et à l'air, etc. Cette curio-sité vitruvienne renvoie alors à un troisième texte, capital, écrit parHippocrate - ou par l'École Hippocratique. "Air, eau, lieux" institue, par sontitre, une dynamique fondamentale entre les sites d'occupation et les pra-tiques humaines, car on y met en évidence l'influence du milieu physiquesur le corps et l'âme des habitants. La médecine elle-même a instituérécemment un champ de connaissance spécifique (médecine environne-mentale) où les phénomènes ambiants sont étudiés sous l'angle de leursvariations et de leurs conséquences sur les habitants. Qu'il s'agisse de Lucrèce, d'Hippocrate, ou même de Vitruve, la dimensiondynamique de la forme - ou plus précisément des formes - reste la questionessentielle qui ne doit jamais être perdue de vue. Les interactions des multiples formes/phénomènes sont la clef de compréhension d'uncontexte, et mieux encore, des stratégies et des remèdes pouvant corrigerles défaillances de la nature. L'architecture en tant que discipline -à n'enpas douter- est une forme/organisation complexe composée/agie par plusieurs formes en interaction dont l'efficacité et la justesse disciplinairese tiennent en la juste coordination des actions : de ce fait, l'organisationarchitecturale/urbaine est une forme dynamique composée de plusieurs

8. Dont on devine la prégnance de la penséeplatonicienne.

9. Voir la notion demédiance chez Augustin Berque. A. Berque, Écoumène ;Introduction à l'étude desmilieux humains, Belin, Paris, 2000.

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dispositifs référant à des formes/phénomènes de natures à la fois physiqueet anthropologique. Suite à cela, l'actuelle annulation de la pensée disciplinaire architecturaleet l'infirmation ou quasi-inexistence des réflexions épistémologiques la concernant (pensées amalgamées incohérentes et disjonctives), ont provoqué une hétérogénéité toute artificielle des pratiques de conceptionet de construction dans son domaine de compétence. Cette annihilationdisciplinaire a permis une libre action sur le territoire habité (écoumène)par une pratique industrielle massive où la stratégie de conception (maté-rialiste/fonctionnaliste) fut simplifiée à l'extrême c'est-à-dire à deux dimen-sions seulement : économique et matérielle/technique, impliquant ainsi lanégation de l'ensemble des dimensions liées à la complexité naturelle etsociale du fait architectural. Les conséquences sont évidentes aujourd'hui :les brisures épistémologiques ont engendré autant de brisures phénoménologiques, comportementales et existentielles. Autant de brisuresentre environnement physique, lieux architectoniques et pratiques humainessociales/individuelles10. L'organicité vivante (Ratio Venustatis), longuementmise en veille depuis le milieu du XIXe siècle, a laissé place à une produc-tion architecturale monodimensionnelle marquée par une pensée réductriceet de ce fait porteuse de nombreux dysfonctionnements. La pensée com-plexe11 et les sciences ont pris acte depuis longtemps déjà de la situationen réformant les pratiques endogènes introduisant à la transdisciplinarité,et du coup, donnant lieu à une nouvelle alliance12. Les dimensions dynamique et phénoménologique de la discipline architec-turale mettent en évidence que les artefacts architecturaux et urbains nesont pas des objets monodimensionnels, mais bien des objets d'un ordrecomplexe, ce qui place l'architecture à la jonction/articulation des champsdes formes sociales, des formes physiques et des techniques, jusqu'auxformes du vivant. Les artefacts architectoniques ne sont donc pas des formes immobiles (des types/typologies stylistiques ou techniques, parexemple) mais bien des formes dynamiques, organiques et vivantes. Ladimension dynamique des organisations édifiées implique une oppositionmorphologie vs morphogenèse, en ce sens qu'il ne s'agit plus dès lors dela description statique d'une forme édifiée (ce qui reviendrait à l'anatomied'un corps mort, ou plus exactement d'un système fermé) mais plutôtd'une description dynamique d'un ensemble de mutations continues qui lecaractérise depuis sa conception/formation jusqu'à la dilution/disparitionphysique de l'organisme. On considère le dispositif architectural en tantqu'organisme vivant (ou système ouvert) puisque siège de formes/phéno-mènes mobiles/mouvants. L'observation et la compréhension des phénomènes complexes propresaux contextes architecturaux et urbains renvoient à la théorie contempo-raine de la complexité. Comprendre la conformation d'un édifice (disposi-tif tectonique) suppose une compréhension des formes/phénomènes

10. Nous nous référons aux dislocations urbaines(des quartiers) et socialesdes événements relatifs

aux émeutes de novembre 2005.

11. E. Morin, Introduction à la pensée complexe,

ESF Editeur, Paris, 1990.

12. I. Prigogine, I. Stengers,

La Nouvelle alliance,Gallimard, Paris, 1986.

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dynamiques environnementaux et sociétaux (dispositifs phénoménologiquesphysiques et anthropologiques) qui le conforment (ou conformeront). Cecisuppose un recours à l'analyse systémique des contextes (morphologi-ques) de référence : la dimension systémique architecturale implique unemorphologie multidimensionnelle interactive (polymorphie).La refondation disciplinaire de l'architecture oblige à la reformulation deson organisation épistémologique, laquelle constitue la clef stratégique derefondation de sa propre pratique opérationnelle. On comprend ainsi que"saisir" la complexité d'un contexte subsumant l'émergence d'une organi-sation édifiée, oblige à pratiquer une phénoménologie13 des mutations desformes organisées. En pratiquant une phénoménologie des formes dyna-miques et de leurs interactions, on peut non seulement mieux définir denouvelles formes, mais encore, mieux contrôler l'élaboration de dispositifstectoniques appropriés visant une plus grande justesse concernant lesphénomènes ambiants produits : en effet, on peut déduire à partir d'unensemble de morphologies/phénomènes marquant un contexte, les morpho-logies tectoniques adéquates c'est-à-dire judicieusement proportionnées14

à la situation. Ainsi, les édifices ne sont plus (seulement) spatialementlocalisés et produits en fonction du critère économique : ils sont d'abordconstitués par la phénoménologie des relations propres (ambiances etcomportements) qu'ils entretiennent avec les habitants et l'environnementphysique/naturel. En quelque sorte, on en revient à considérer l'architecture à l'aune de lamédecine environnementale en donnant lieu à quelque chose que l'onpourrait qualifier par le terme de thérapeutique architecturale, renvoyantalors à une symptomatologie des organisations intelligentes15 (ambiancesintelligentes). Les dispositifs architecturaux et urbains conditionnent l'équi-libre somatique et psychique individuel et collectif des habitants.La maîtrise des dispositifs architecturaux considérés en tant que disposi-tifs phénoménologiques implique - de fait - une modélisation dynamiquedécrivant la genèse des formes architecturales et urbaines considérées en tant que systèmes à la fois sur les plans structurel et organisationnel - depuis leur origine jusqu'au moment présent "t0" de l'intervention archi-tecturale : une modélisation des processus constitue une condition sinequa non de la compréhension des causes et conditions de leur émergence.Le saisissement et la compréhension des discontinuités marquant lesorganisations édifiées dans le passé comme dans le présent, permettentde déceler les causes relatives aux contradictions marquant un territoirehabité. Les discontinuités sont le symptôme même de la crise et donc, dece fait, du diagnostic16 - et par conséquent de la stratégie résolutoire, car leseffets portent in nuce leur cause. Filtrer les différents dysfonctionnements et(r)établir les liens logiques (ou de causalité) entre les différents phénomènes/morphologies, permet de comprendre ce qui fait système.

13. Voir H. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Coll. Tel, Gallimard, Paris, 1950.

14. Nous entendons la notion de proportion ausens antique et médiéval,notion utilisée par Vitruvene se limitant pas aux seu-les relations métrologiqueset géométriques. Nous renvoyons le lecteur intéressé par la question à l'ouvrage suivant : P. Ceccarini, Problématiqued'une morphogenèse : Le modèle gothique.Modélisation de l'égliseabbatiale de Saint-Denis.Les relations entre théolo-gie, sciences et architectureau XIIIe siècle à St-Denis.(Thèse Doctorale), EHESS,Bibliothèque de la Maisondes Sciences de l'Homme,Paris, 2001.

15. Voir la notion d'intelligence ambiante(intelligent ambiance).

16. Le mot crise associait les sens de "décision" et "jugement" ; en grec,".ULVL9", la crise, est la faculté de distinguer une décision entre deuxchoix possibles ; cf. E. Morin, "Pour une crisologie", dans Communicationsn° 25, 1976.

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Ainsi, le lecteur l'aura compris : l'objectif de notre contribution est de rendreà la pratique architecturale une pensée théorique cohérente, unifiée etnéanmoins ouverte, échappant à toute forme de dogmatisme17. La des-cription des artefacts architectoniques entendus au sens large (édifices,ouvrages d'art, organisations urbaines, etc.) à partir de la modélisation deleur genèse formelle, l'élaboration de métalangages en mesure de traduirel'information programmatique et contextuelle en termes morphologiquessont aujourd'hui, selon nous, parmi les enjeux fondamentaux pour unereconstruction disciplinaire. Sans entrer dans une analyse affinée des différents aspects de ce travail- qui demanderait de longs développements - nous nous limiterons à l'explication simplifiée de notre hypothèse. Dans le cadre de cet article,nous aborderons quelques traits significatifs de cette théorie de la morpho-genèse architecturale, qualifiée de sémiophysique, de même que lesimplications et les répercussions qu'elle peut avoir sur la façon de penserle concept de morphologie en matière architecturale et urbaine.

La problématique : théorie sémiophysique et morphologie archi-tecturale. Physique des formes signifiantes et physique du sensAvant toute chose, qu'entendons-nous par le terme sémiophysique archi-tecturale ? Quels sont ses liens avec le concept de morphologie ? Enréponse à ces questions, on se référera d'emblée à la définition du termesémiophysique, puis, dans un second temps, à la théorie mathématique àlaquelle il renvoie. Le néologisme sémiophysique a été forgé par J. Petitot à partir des racinessémiotique et physique : la sémiophysique est une physique des formessignifiantes qui, en tant que théorie mathématique, ambitionne la constitu-tion d'une théorie générale de l'intelligibilité. Afin d'en exposer les grandes lignes18, son inventeur tente de répondre àla question suivante : "supposons qu'un observateur naïf contemple un"spectacle" de formes naturelles, évoluant au cours du temps, à quellecondition pourra-t-il attribuer un sens à ce qu'il voit ?". Selon R. Thom, la réponse réside essentiellement dans deux types d'objets : des êtres stables (ou formes saillantes en contraste avec leur environnement) et desentités en principe invisibles : les prégnances. Sans devoir entrer dans lecœur de la théorie des catastrophes, celle-ci a la caractéristique d'être uninstrument formel permettant de reconsidérer à nouveaux frais les sciences qualitatives en leur accordant les outils mathématiques de précision qui leurs ont toujours fait défaut. Ainsi, dans le courant de ces cinquante dernières années, la topologie etles modèles mathématiques de la morphogenèse de R. Thom, ont eu des développements importants, non seulement dans tous les domainesdes sciences physiques et de la matière (morphogenèses biologiques et techniques, embryologie animale, etc.), mais encore dans le cadre, moins

17. Nous renvoyons à notre ouvrage :

P. Ceccarini,Catastrophisme architectural.

L'architecture comme sémiophysique

de l'espace social,L'Harmattan, Paris, 2003.

18. René Thom, Esquisse d'une sémiophysique.

Physique aristotélicienne et théorie des catastrophes, Inter Editions, Paris, 1988.

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évident, des sciences humaines - de l'histoire (de l'art) et de la géographiejusqu'au domaine des sciences du langage - de la sémiotique et de la linguistique19. Le succès de la sémiophysique thomienne est principale-ment dû au fait qu'elle possède la propriété de pouvoir être articulée aux structures du langage c'est-à-dire qu'elle est susceptible d'être linguis-tiquement décrite.Si la géographie - qui reste une référence pour partie de la recherchearchitecturale en matière de morphologie - a tenté, elle aussi, des expé-riences selon les termes rigoureux de la théorie "catastrophiste"20, cettedernière n'a jamais été vraiment relevée ni considérée dans le cadre archi-tectural et urbain : hormis de très rares cas, seuls quelques intellectuelsextérieurs aux pratiques disciplinaires y ont vu une voie possible derecherche et de développement. Ceci, sans doute, est dû au simple faitqu'étant de nature exigeante, elle impose aux personnes étrangères à sapensée d'être persévérantes pour prendre acte de ses potentialités opéra-tionnelles. Peut-être aussi, parce que de la réfléchir, pour en découvrir unusage efficient et applicable dans les champs éminemment pragmatiqueset opérationnels de l'architecture et de l'urbanisme, implique que le cher-cheur prenne des risques vis-à-vis de sa propre carrière institutionnelle,afin de s'aventurer très loin dans l'aventure pluridisciplinaire de la connais-sance. Pourtant, il est certain que les disciplines de l'architecture et de l'urba-nisme pourraient en tirer un grand bénéfice en s'appliquant à son étude.En considérant sérieusement l'hypothèse, on opèrerait une révolution desmentalités relatives à la manière dont le cadre économique, politique etsocial considère l'utilité et l'efficacité opérationnelle de leurs pratiques.Il est notoire que la morphologie des artefacts (ou groupe d'artefacts)architectoniques et urbains, est, en tant que telle, l'un des supports privi-légiés pour l'explication des mutations du substrat physique et matérieldes activités humaines. Toujours notoire, pour être appréhendée, la com-plexité d'un territoire anthropomorphique doit être réduite à une étuderigoureuse des sédimentations matérielles, "produits" des pratiques et descoutumes sociales. La sédimentation humaine, ayant statut de mémoire àla fois collective et individuelle, colporte et réifie dans l'empilement de sesmatériaux les rites et les croyances des sociétés qui en furent - et en sonttoujours aujourd'hui - la cause fondatrice. Autant d'empreintes, d'indices etde traces indexant les écarts - le propre de la différence - la marque del'identité des pratiques et agissements des corps sociaux. Dans une telle approche, comme dans toute approche scientifique, il n'estpas question d'émettre de jugements de valeurs esthétiques, d'affirmationsarbitraires ou d'idées préconçues sur un objet d'étude, mais seulement -et principalement - de décrire et modéliser la morphogenèse d'une organi-sation morphologique architectonique. Sans aucun doute, la sémiophysiquethomienne, convenablement adaptée aux problématiques architecturales

19. Voir J. Petitot-Cocorda,Morphogenèse du sens, I, Préface de René Thom,PUF, Paris, 1985.

20. G. Desmarais, La morphogenèse de Paris. Des origines à la révolution. L'Harmattan, Paris, 199..

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et urbaines, est l'instrument privilégié pour ce type d'opération. Elle offrela possibilité d'une démarche descriptive précise à partir de la modélisationdynamique de l'enchaînement logique des structures morphologiques ; ellepermet de produire ainsi une description modélisée21 (ou modélisante),accordant les moyens de former une carte (code) d'accès à l'intelligibilitédes artefacts architectoniques.

Structures profondes et structures de surfacePour un lecteur attentif, intuitivement, le terme physique des formes signifiantes suppose une relation dynamique et directe entre les plansmorphologique22, sémantique et signifiant. Ceci signifie, en quelque sorte,qu'un édifice puisse être considéré comme une morphologie possédantd'une part, une dimension profonde - à savoir, la raison ou le phénomènecausal originaire -, d'autre part, une dimension expressive la "signifiant" ;enfin, une dimension sémantique - à savoir le sens ou la signification del'ensemble du système.En simplifiant la question, on peut dire que les concepts de prégnance et saillance sont analogues aux concepts de morphologie profonde et morphologie de surface. Cette association a le mérite de faciliter la com-préhension de notre propos en considérant que ce qui est "profond"appartient aux formes/forces - ou phénomènes formants23 - qui agissentsur les formes expressives de "surface", lesquelles en sont, bien entendu,les effets visibles significatifs. En général, la manifestation profonde desforces, ou plus exactement formes-forces, se traduit géométriquement (ouen termes topologiques) sous l'aspect de vecteurs (réseaux, arborescenceset rhizomes), leurs origines invisibles, à savoir leurs causes, correspondantaux pratiques sociales ou aux phénomènes naturels. Les manifestations de surface s'expriment au travers de phénomènesmultiples et complexes. Tous interagissent, engendrant des mutations per-manentes, continues parfaitement observables. Parmi les phénomènesmorphologiques de surface bien connus des architectes et urbanistes, ontrouve les artefacts (ou organisations complexes d'artefacts) architectoni-ques, à savoir les édifices et le territoire. En ce qui concerne ce dernierexemple, le plus souvent, la traduction géométrique de la morphologie de surface se réalise à partir d'un usage quasi exclusif de la géométrieeuclidienne - une géométrie simple dans ses principes.Ainsi les structures associées aux morphologies profondes "signifient", lesstructures associées aux morphologies de surface "expriment" : elles ont,de ce fait, une fonction analogue à la structure du langage, qui opère ladistinction entre signifié et signifiant, entre narration (structure narrative) ettextualité (structure lexicale et syntaxique). Comme il y existe toujoursnécessairement une interférence entre les deux plans du langage, il en vade même pour les morphologies architectoniques des édifices et des villes.Par ailleurs, la représentation structurale des morphologies profondes etde surface doit être envisagée aussi en termes de structures narratologique

21. En effet, la finalité d'un modèle est toujours la description d'un objet

d'étude. Toutefois, unmodèle peut être le fait

d'une procédure préconçuen'entrant pas nécessaire-

ment en concordance avecla nature de l'objet d'étude ;celui-ci, dès lors, échappe

à toute compréhension. Il faut, par conséquent,

que le modèle s'auto-construise à partir de la

corroboration incessanteentre les hypothèses et

la réalité matérielle etphénoménale de son objet

d'étude. Une description"modélisante" n'est autre

qu'une forme de ladéconstruction.

22. Morphologique incluant la dimension

phénoménologique.

23. Voir L. Pareyson,Esthétique, théorie de

la formativité, Ed. Rue D'Ulm,

Paris, 2006.

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et grammatologique. Ainsi, la structure narratologique "signifie" la dynami-que des réseaux topologiques profonds, et s'accorde aux dispositifs morphologiques (dispositions morphologiques) des pratiques sociales24

(pratique de l'espace, ritualité, fonctionnalité, usages, etc.). La dimensiongrammatologique, quant à elle, "signifie" logiquement et syntactiquementla dynamique et les mutations des dispositifs morphologiques de surface àsavoir les organisations considérées en tant qu'organisations tectoniqueset textuelles. La dimension grammatologique considère les dispositifs morphologiquesarchitecturaux comme des textes géométriques d'un ordre rigoureuse-ment syntaxique. On peut considérer que le niveau grammatologique estcelui de l'écriture géométrique architecturale, en quelque sorte le lieu desa rhétorique.Les articulations syntaxiques, possédant un sens précis, dénotent lesstructures sémantiques profondes. Les structures syntaxiques de surfacesont toujours dépendantes de ces dernières, à l'instar d'un texte dont l'organisation est toujours en relation avec une structure narrative et unesémantique.En bref, si une sémiophysique architecturale peut saisir et donner uneintelligibilité des mutations en interaction entre morphologies profondes etde surface, c'est seulement parce qu'elle possède un métalangage permettant de traduire des phénomènes morphologiques en termes logiques/linguistiques. En tant que tel, le métalangage sémiophysique estun système sémio-linguistique de type schématique/idéogrammatique : un système d'écriture, une logographie - ou morphographie - couplantdirectement les propriétés du langage avec celles de la géométrie ; ensomme, cette opération morpho-logique est possible seulement parce quela géométrie est sémantisée. Ainsi la sémiophysique architecturale est formée d'un double versant : elle est à la fois une physique (traduction desphénomènes par les structures morphologiques) et une sémiolinguistique(traduction des structures morphologiques par les structures du langage).C'est grâce à cette double articulation entre structures morphologiques etstructures linguistiques que la sémiophysique est en mesure d'opérer laconjonction entre dynamisme, morphologie, géométrie et linguistique. Ellepeut ainsi décrire, expliquer et opérer sur n'importe quel territoire, quelleque soit la problématique. Elle peut à la fois décomposer et recomposer letexte architectonique et urbain.

Modélisation dynamique des phénomènes morphologiquescomme moyen d'intelligibilité : la question de la morphogenèseLa contribution typo-morphologique aux études architecturales et urbainesest déterminante. Cependant, à la différence de la typo-morphologie structu-rale, qui lui sert de socle originaire, l'approche sémiophysique ne considèrepas la question morphologique en termes statiques, à savoir par un usage

24. Voir A. Levy, Les machines à faire-croire.Formes et fonctionnementsde la spatialité religieuse, Ed. Economica, Anthropos/La bibliothèque des formes,Paris, 1993.

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exclusif de la taxinomie - un ensemble de types morphologiques ordonnés- mais, essentiellement, en termes dynamiques. Si la typologie énumère, répertorie, classe, afin de constituer des ensemblesorganisés de cartes - des atlas -, la sémiophysique architecturale s'attacheplus à comprendre comment s'opère la genèse des formes (morphogéné-tique) en essayant de saisir la dynamique globale gérant l'économie desinteractions entre structures morphologiques profondes et de surface, etcela pour en saisir les conséquences. Les types architecturaux et urbainscomptent parmi les résultats les plus caractéristiques de ces dynamiques.Si on les explique dans leur contexte social et économique de production,l'approche sémiophysique, quant à elle, s'applique à donner une explica-tion dynamique et morphologique de leur constitution à partir de la modé-lisation de leur morphogenèse. En effet, la description phénoménologiquede la morphogenèse donne une explication du contexte originaire de leurapparition ; ainsi, on peut répondre par exemple aux questions suivantes :pourquoi une ville, à la différence d'une autre, organise-t-elle dans letemps et dans l'espace d'une manière plutôt que d'une autre ? Pourquoitel type (ou style) architectural est-il apparu ? Pourquoi l'architecture d'unepériode de l'histoire accuse-t-elle la morphologie qui la caractérise ? La connaissance des différents types ou styles gothiques n'a jamais permis de donner de réponse précise quant à la question de son origineet de son apparition, cela, bien évidemment, parce que la fonction de ladémarche typologique est fondamentalement historiographique. Le lienentre historiographie et typologie est en ce sens essentiel. En revanche,si l'on reprend l'analogie avec l'histoire de (l'art) l'architecture, la démarchesémiophysique est plus proche de la théorie iconologique panofskienne25

dont la fonction est d'expliquer l'enchaînement des types en termes de continuité et de rupture, de permanence, de singularité et dedisparition, etc. pour le rapporter au contexte social. Il en est de mêmepour les questions de morphologie architecturale et urbaine mais avec unedifférence de taille : la réflexion historique savante qui explique son objetd'étude en se plaçant à distance - sinon en se séparant de ce dernier - doitpouvoir se transformer en une connaissance/stratégie ayant commeobjectif de contribuer à la résolution des pathologies-singularités urbaineset sociales contemporaines. Ainsi, si l'approche sémiophysique (morphogénétique) se distingue decelle typo-morphologique, c'est d'abord en raison de son appareil formel,logique et dynamique, qui nous rappelle qu'elle est d'abord une phénomé-nologie des morphologies et des structures, une phénoménologie du fonc-tionnement complexe des édifices, s'attachant à la compréhension deleurs nature et fonctionnement à partir de la genèse toute géométrique etspatiale de leur déploiement dans la matière, le temps et l'espace.Aussi, agir sur les dysfonctionnements d'une organisation architecturale ouurbaine, c'est d'abord en faire le modèle d'intelligibilité pour comprendre

25. E. Panofsky, Architecture gothique et

pensée scolastique, Éditions de Minuit,

Paris, 1967.

.

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la spécificité des dynamiques internes et des interactions. Comprendre àpremière vue, par intuition, par expérience, une situation donnée, neconsole pas du manque de moyens instrumentaux capables d'objectiverles phénomènes en acte. L'immanence de la connaissance fondant laconnaissance gnoséologique de l'objet doit donc être reconnu comme purphénomène et ne peut se situer dans les domaines de l'interprétation del'histoire ou s'inscrire dans une théorie esthétique/idéologique que l'onn'ait vérifié. Il va de soi dans cette problématique, qu'un métalangage instrumental estle moyen primordial de l'intelligibilité et de l'analyse d'un contexte donné,mais encore celui, nécessaire et vital, ayant trait à l'élaboration créatricedes dispositifs architecturaux correcteurs.

Catastrophisme architectural. L'architecture comme sémiophysiquede l'espace socialEn cela, une sémiophysique architecturale peut se révéler d'une aide précieuse concernant les questions très actuelles et urgentes de l'interpré-tation des phénomènes sociaux et urbains. Observer, réparer, résoudreles dysfonctionnements d'une ville, définir les stratégies pour la planificationarchitecturale et urbaine suppose l'élaboration de diagnostics, non seule-ment pertinents mais encore et surtout précis, fondés sur des instrumentsdont l'exactitude, l'objectivité soient reconnues et partagées par tous lesintervenants publics et privés. Si l'on souhaite que les enjeux et les pratiques architecturales et urbainesdeviennent un fait social réellement démocratique, il faut alors que lesdiagnostics soient "transparents" pour pouvoir être discutés en touteimpartialité sans recourir aux manipulations fallacieuses et perverses.C'est encore rarement le cas aujourd'hui26 ; les stratégies urbaines sont leplus souvent des inductions forcées et aveugles (ou pour le moins partiales),le plus souvent dictées par des pratiques politiques électorales dans lemeilleur des cas, qui trop souvent trahissent l'intérêt collectif et nient lasituation objective d'un contexte, simplement parce qu'elles bénéficientd'un flou instrumental et disciplinaire global. Ce manque instrumental - unvéritable fumigène pour désorienter "l'ennemi" - est un argument de poidsdans les stratégies des différents pouvoirs, lesquels peuvent aisémentcontourner à leur avantage n'importe quel propos. Enfin, la situation actuelle changera dès lors que la discipline architecturalese dotera d'une instrumentation analytique raffinée, de démarches heuris-tiques/phénoménologiques et de métalangages adaptés ; elle pourraitredevenir ainsi la discipline à part entière, dont la vocation est dedéduire/traduire les informations d'un contexte physique et social spécifiquepour élaborer des stratégies et des dispositifs adéquats. Ainsi envisagée,l'architecture recherche les moyens de la résolution. Elle appelle au démê-lement de la complexité pour rendre fluide le cheminement poursuivi par

26. Nous prenons pourexemples ne serait-ce que les récents projetspour la requalification du quartier des Halles, 2003-2004.

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le raisonnement et l'action dans l'effort d'une reformulation nouvelle d'uncontexte donné. De tels aspects ne sont pas sans résonance avec l'idéetoute aristotélicienne de teknè : un art qui imite et complète la naturedéfaillante27, une nature qui se prolonge et se transfigure, prenant, parmitant de visages, l'aspect singulier des sociétés humaines. De ce fait, la discipline architecturale vise fondamentalement la modélisa-tion des dispositifs phénoménologiques, spatiaux et matériels que sont lesdispositifs architectoniques à savoir les édifices et les villes. Une cartogra-phie des organisations édifiées, passant donc fondamentalement par lanécessité de construire des modèles d'intelligibilité ayant pour finalité dedéfinir et d'expliquer la nature "intime", originale, complexe et unique deceux-ci ; en somme, d'en définir leur carte d'identité. Par le démontage despropriétés systémiques intrinsèques de l'artefact matériel - physiques etphénoménales - d'une part, géométriques - ou structurales - d'autre part,on s'accorderait les moyens d'une re-construction du sens. Stratégie et thérapeutique, organisation systémique, l'architecture devient alors une sémiophysique de l'espace éco-sociétal ; l'architecture constitue ladiscipline d'articulation et de synthèse gérant la complexité, marquant lesinteractions entre les domaines des sciences physiques/géographiques et anthropologiques/sociales, garantissant ainsi l'évolution d'un dévelop-pement durable - économique et social - dont on rappelle qu'il ne se limitenullement à la seule dimension technologique ainsi que l'on pourrait lecroire aujourd'hui.

27. Aristote, Leçon de Physique,

Livre 1 et II, Trad. J. Barthelemy

Saint Hilaire, Press Pocket,

Paris, 1990.

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Among the many consequences (some very visible, some still to beunderstood) of the introduction of computers in Architecture, one of themost interesting (and one that has had very little attention) is the slowtransformation of the old concept of Project into the more contemporarynotion of Process.The so called "fin des certitudes" has repeatedly announced the end ofModernity and the end, one by one, of the traditional supports of culturalproduction: first was the "death of God" and the end of history, politics andaesthetics; then the uncertainty principle and quantum mechanics questionedNewtonian science and the possibility of universal knowledge; finally,Lyotard did away with all the "great narratives". Clearly, these phenomenahave been disturbing for architectural practice, which has lost all its theoretical and critical arguments since the 1950's, leaving it in a positionof effective lack of goals. However, it is possible that some structures (new creations) are still stable, especially if we take a critical look at the architectural production ofthe recent years. In particular, these stable structures have to do with thereintroduction of Process and Time in architecture. I refer to the practicalobservation (without any suitable theoretical explanation, yet) that the notion of Project is progressively switching to a notion of Process. Bylooking at the architectural and theoretical production of the last decades,we can detect a twofold attention to this conception of Process: on the oneside, the practical or empirical observation that architects (in their discourses,that is, in the description of their own work and their own buildings) areactually moving away from totalitarian or ideological views of the wholeand switching, as if by necessity, to a more procedural or explanatory take.It is a fact, easily provable by assisting to architecture lectures, readingarchitecture magazines, or just by assisting to students' final presenta-tions, that architects tend to explain their projects by recalling the entireprocedure that has led them from the first contact with the problem to besolved, through the diverse paths and roads of their developments, tofinally reach a concluding or final solution, as if the development of a project was just a search for correct or interesting solutions in a greatspace of possibilities; as if somehow the project was already there, andonly the expert guidance of the professional could guide this projectthrough and out of the maze. The exasperation of this tendency, its most

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Generative or Genetic?Two approaches to design and planningPau de Solà-Morales i Serra

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dramatic example is the work of some architects that actually work with theidea of process, and show their project as a linear development guided bysome autonomous force1.

On the other side, we also observe the growing interest in Time and relatedconcepts in the areas of philosophy, philosophy of science, science andtheory (for example, in the work of Henri Bergson, Gilles Deleuze andAlfred North Whitehead, Ilya Prigogine and Isabelle Stengers in science,Zygmut Bauman and its liquid modernity, etc.); and, maybe to a lesserdegree, an attention to Process as a standalone category (as exemplifiedin the work of, for example, Nicholas Resher, Manuel de Landa andothers). I believe that we must acknowledge that this phenomenon is not a merecoincidence, but instead tells us a lot about the struggles of architects -andcultural producers as a whole- to make sense of a discipline devoid of firmstructures, an architecture that is turning to Time as reflection of its liquidcondition2. In this text I pretend to reflect about Process as a methodology and a cate-gory for the production of architecture. My intention is to see whether an inquiry into the meaning of the concept of process can help us tounderstand what is happening in architecture, or if this new perspectivecan lead us to any interesting conclusions regarding the present status ofarchitectural production and theory, and about the impact of informationtechnologies in Architecture. Or better still, if this research is capable ofthrowing some light on the possible paths that current architectural produc-tion may take to circumvent and overcome its present conditions. In order to reflect about Process, I will construct two separate arguments,to then draw some conclusions by comparison.

1. The Computational Argument The first argument, which I will call the computational or generative argu-ment will take us from 19th century mathematics and the development of

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1. I refer, for example, to the work of

Peter Eisenman and some of its disciples.

2. See the work of Zygmut Bauman,

for example: Liquid Modernity

Polity (2000).

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logic, to today's digital computers. In so doing, this argument sets forth adefinition of closed systems. In parallel, I will sketch a history of architec-tonic ideas and works that, in my opinion, reproduce this argument inarchitecture. The program of the Enlightment sought to substitute Magic with Reason asthe sole source of knowledge or justification. Within it, Science andTechnology flourished because they only sought in deduction and the intel-lect the criteria for truth and knowledge. Towards the end of the 19th century,when scientific thought was already ripe and technology was booming,mathematicians developed strong beliefs that logic was the essence ofknowledge, the quintessential system that could aggregate and give a formalbasis to all the remaining disciplines under its umbrella. The combined andsuccessive work of such mathematicians as Guiseppe Peano, GeorgCantor and Gottlob Frege developed axiomatic thinking, set theory, FormalSystems and propositional calculus. By the beginning of the 20th century,the stage was ready for David Hilbert to begin his ambitious program(today known as Hilbert's Program), a subsumation of all of previousefforts in mathematics and logics to define a system that would encom-pass all other disciplines, a logic system (a formal system) that would beable to express, through transformation and generation, all possible know-ledge, past, present and future. A Formal System is a mathematical device composed of a predefined setof symbols that, combined in certain ways, form chains (or judgments)which are the surrogates or representations of certain knowledge structures3.To obtain new knowledge, these judgments can be combined by means ofpredefined transformation rules that mutate available chains of symbolsinto new ones, which can in turn be combined with others to form newones, and so on4. Symbols, chains of symbols and transformation rules,together form what is called a Formal System, a generative device capableof -in the hands of the experimented logician- multiplying itself to obtaininfinite different combinations or judgements5. But are the generative possibilities of these systems really infinite? Can webelieve that the creation of any combination, starting with a given set ofsymbols, is possible within the system? It was Kurt Gödel who, in a breakthrough discovery6, uncovered thisdilemma, showing how a formal system will either have too little or toomuch expressive power. If the system is too powerful, it will arrive at incon-sistencies and contradictions (A and not_A, at the same time, for example).On the contrary, if it is not expressive enough, it will not be able to expressall possible knowledge, but just a fraction of what we would like to express.And in so doing, Gödel not only did away with Hilbert's program, but alsotook down one of the last towers of Modernity and of the program of theEnlightment. Then, what are the characteristics and limitations of formal systems? Firstof all, we must acknowledge that formal systems are closed systems,

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3. Example: with the set of symbols {p, q, �, Æ, r}we can create sentenceslike p � q Æ r, which maystand for "All the intelligentmen are philosophers"(is_man() AND is_intelli-gent() Æ is_philosopher()).

4. p Æ q and q Æ s canbe combined to form a new sentence: p Æ s. (Ex.: Bobby is a dog, alldogs are animals, thereforeBobby is an animal).

5. For a very rich and non-technical introduction to formal systems (a beautifultext winner of a PulitzerPrize), see: Douglas R.Hofstadter: Gödel, Escher,Bach: An Eternal GoldenBraid, Basic Books (1979).

6. Kurt Gödel: "Über formalunentscheidbare Sätze derPrincipia Mathematica undverwandter Systeme".Monatshefte für Mathematik(1931). English translation: "On formally undecidablepropositions of PrincipiaMathematica and relatedsystems".

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since everything must happen within the system, governed by the strictmathematical rules imposed unto it. The initial chains can be recombined,through transformation rules, to generate new chains. The progressive discovery of more and more possible schemes draws step by step thelandscape of a solution space -the set of all possible solutions within thesystem. In a way, we could say that all the potential generations allowedby transformation and combination, are already present in the system'srules, or that the very definition of the formal system already contains all the possible combinations of symbols (the solution space). To put itanother way: the system's definition is equivalent to its solution space.While the generation of chains does indeed create new forms, these arenot completely novel: they were somehow predicted, or expected. Oncethe system is declared, nothing really new will come out of it, nothing thatis not there already there in potential. Formal systems, in addition, are linguistic abstractions, definitions of struc-tures based on symbols. But the translation of the chains of symbols into meaningful judgments must also come from the exterior: it will be thelogician (not the system itself) who will attribute a final meaning to a symbol to interpret the solutions. Finally, a formal system is just the definition of the possible solution space,an abstract definition of potential solutions, not the set of actual solutions.The system's definition does neither include a map of such space (theactual specific solutions are not known), nor does it include a method to traverse the space to obtain particular items. The form of operation characteristic of a solution space is search: among the many solutions,the logician will look for a particular one, but the path to get there is not marked. Search is the process of looking at this uncharted territory in thehope of finding the desired answer. Search proceeds step by step, fromone chain to the next, reaching one solution at a time; at each step, ateach solution, an evaluation has to be made, until the desired one is reached (if it is ever reached). This is what we call an algorithm7: the explicit procedure (or process) to select specific chains, and specific transformation rules to obtain thedesired results. Algorithms, however, are not part of the formal system,and therefore have to be imposed on it from the outside. Today, algorithms(processes) have been numerically embodied in digital computers underthe form of programs. Computers (formal systems in themselves) are buta universal algorithmic machine, capable of executing any given algorithm.

The Classical Concept of Time The conception of Time in classical philosophy, from Aristotle to the middleages, is a Time that -in the famous metaphor- is "like a river flowing", unstoppable, eternal. Time exists outside of us, independent of us. And yetwe are inexcusably and intimately bound to it since we begin to exist,without any possibility of either mastering or possessing it. Time is an

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7. It is useful here toreview the concept of a

Turing machine, the formal description of algorithm

or process, described by Alan M. Turing: "OnComputable Numbers,

with an Application to theEntscheidungsproblem",

Proceedings of the LondonMathematical Society, v.2,

n.42, pp.230-65 (1937).Reprinted in

many collections.

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experience of our consciousness: to wait, to desire, to live is to experiencethe flow of Time, to experience that "thing" that is not physical but is thereand acts as a backdrop of our existence. In Kant's aesthetic -which corresponds somewhat to the aesthetic of theEnlightment-, Time and Space are "a priori" forms of perception, formalpreconditions to the sensibility or intuition of objects. Without them, thereality of phenomena and of experience are impossible, all objects to oursenses are within time and space, and in a necessary relationship withthem, although we may be able to separate them in our thought. Then, tograb time, to have a hold on it, we must refer to movement and change:movement and change are the properties of moveable and changingobjects, while general time is one and the same for all things, movementand change is fast or slow, while this it is not the case with time, whichseems to be homogeneous. It will be Albert Einstein that will give this notions of time its mathematicaldefinition in its Theory of Genaral Relativity (1915), uniting and describingspace and time as the homogeneous, continuous four dimensions of thisa priori "extensity" in which physical phenomena occur. Classical physics and science in general seem to have relied on thisconception of Time as a preexisting condition of our experience (even apre-existing condition of the universe) when exploring the properties ofmoving and changing objects and then enunciating the laws that explainthem. Time is just there, as a simple relation-ship between different ratesof change as observed and measured, and ultimately as a simple andunexplained variable in formulas. In this framework, then, it is difficult to define the notion of Process.Process is the succession of events in an external space and time, oneafter the other: the Algorithm, the program, is the process.

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Formal Systems in Architecture Examples of formal systems in Architecture can be found throughout its his-tory, from the classic Orders to the latest trendy architectures. In its mostclassical form, architecture theory was elaborated in the form of treatises,in the works of Vitruvius, Alberti, il Filarete, Serlio, Vignola, Palladio,Perrault and Durand, to name a few8. All these treatises and books pres-cribe (that is normalize, or formalize) how to construct the elements froman initial modulus, and how to assemble buildings out of a set of elements,following simple rules in what can be described as a generative system. Inclassical treatises, only certain combinations are allowed, while others arenot possible or excluded from the correct set. Each system of orders, in principle, is not eternally expandable, but a closedset of solutions. In Durand, for example (as in many other of the treatises),the system is fully developed to show, explicitly the complete solutionspace. The treatise becomes an index, a manual that has to be searchedfor the correct solution to the problem at hand (be it a school, a prison ora museum).

It is clear that classical architecture has a logical basis (in fact, an homologyor reflection of its platonic ideals). But it has been modern architecture historians who, influenced by the potentiality of this methodology and theappeal of logic, have searched for the formal basis and the algorithmicmethodologies of architectures from the renaissance to our days. It wasRudolf Wittkower who unveiled the internal structure of Palladio's villas,and its relation to music and mathematics9. According to him, Palladian villas seem to have been generated by a small system of closed rules, apredefined and strict procedure that could have generated many moresolutions, had the master had the time or the commissions. Based on hiswork, Colin Rowe also made an attempt to decipher modern architecturewith the same set of tools10. The formal basis of modern architecture can also be traced down tomodern treatises, including the Modulor, by Le Corbusier, works like

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8. Vitruvius: De architecturalibri decem (c. 33-22 BC);Leone Battista Alberti: De

re aedificatoria (c. 1450);Filarete: Trattato di

architettura; SebastianoSerlio: The Five Books of

Architecture (1575);Jacomo Barozzio

da Vignola: Regola delli cinque ordini

d'architettura; AndreaPalladio: I quattro libri

dell'architettura (1570);Claude Perrault:

Ordonnance des 5 espècesde colonnes selon

la méthode des anciens(1683); and Jean NicolasLouis Durand: Précis des

leçons d'architecture(1802-1809).

9. Rudolf Wittkower:Architectural Principles

in the Age of Humanism(1949).

10. Colin Rowe: The Mathematics of

the Ideal Villa (1947)

One of Eisenman's grammatical developments, in this case for House IV

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Alexander Klein's research on minimal habitat measurements11, orNeufert's exhaustive recipe book on the ideal measurements of buildingelements12. Even today's standardization methods (ISO, ANSI, NIST,ASCII), owe something to this form of thinking, although it is clear thatstandardization has also a positive effect on industrial production. More recently, aware of the linguistic foundations of formal systems (andof the formal basis of some architectures), some architects have appliedlinguistics and semiotics in a more literal way. This is a typical form ofPostmodern production: to take formal elements (historical, traditional,popular, or else) as linguistic signs, and treat them as such, actually transposing linguistic structures to the work of architecture. PeterEisenman, for example, is responsible for having applied Chomsky'sgenerative grammars to architectonic elements taken from rationalism13.Generative grammars are also formal systems14, composed of chains ofsymbols and transformation rules. What is not so well known is that there is a whole line of research into the so-called shape grammars, a transposition of linguistic grammars toshapes15: shapes transformed by rules into other shapes, in a graphic version of the formal system. Shape grammars, under the light of what wehave explained so far about formal systems, are very well suited to classicalarchitecture: it is possible to literally generate classical buildings with theuse of these structures. In fact, Stiny and Mitchell have generatedPalladian villas using a grammar, with a surprising result: they were ableto generate the existing villas, and also those that were never built. The ideas I just exposed make it possible to understand some characte-ristics of what we could call algorithmic architecture: computers are givena set of initial forms (usually matricial patches, or parametric geometriessuch as NURBS), a set of transformation rules (generally affine transforma-tions on matrices) and an algorithm to execute, to arrive at a final formalsolution that is deemed correct or adequate. The programming of such analgorithm, however, is not a trivial task, and therefore it will usually be thearchitect who, in search of the final form, will guide the search process mani-pulating the interface of a CAD program: the formal system is breached, the architect-logician must intervene (from the outside), and only theappearance of formality is kept.We can now begin to discover the reason why Process has become soimportant in this kind of architectures: all is prepared and disguised as if itwere a formal process, as if architecture was the (automatic) outcome ofa logic process; architecture has been reduced (or so it is made usbelieve) to an autonomous process, with no ties to external influences,ideologies or signification. Authorship has been reduced to the choice of a program, the selection of a few initial forms, and the manipulation ofthese in a closed system environment: authorship is Process, and the description of this process is what is left of an Architecture.

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11. Klein, Alexander:Vivienda minima : 1906-1957 Barcelona : Gili, 1980.

12. Ernst Neufert:Bauentwurfslehre (1936).

13. His early work isbased on grammatical studies of the work ofrationalist architects suchas Guiseppe Terragni. See Peter Eisenman: The Formal Basis ofModern Architecture. Birkhauser (2006), which is a facsimile reprintof his doctoral dissertation,submitted in 1963 at theUniversity of Cambridge,under the guidance of Colin Rowe. In his later work, however,Eisenman has elaboratedand extended these first ideas.

14. In computer science, a"grammar" is consideredto be a Turing machine,that is perfectly formalized program or algorithm. See also note.

15. Shape grammars werefirst launched by Stiny andGips in 1972. See George Stiny:Introduction to shape and shape grammars. In Environment and Planning B: Planning and Design, 7 (1980), pp.343-351.

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2. The Virtual Argument The second argument, in contraposition with the first one, will be called thegenetic or virtual argument; I will try to expose how a change in ourconceptions about systems in general, and the research made in complexsystems in particular, has given us the possibility of another conception oftime and space, and ultimately rethink the concept of process. I have elsewhere built this second argument with ideas of these scientificfields, but my interest today is in the concepts of time and process. So, todo this, I will turn to Bergson (especially as interpreted by Gilles Deleuze)to expose a completely different form of temporality. This new conceptionof space and time may help us see architecture very differently, especiallywhen compared with the previous discursive line.

The Concept of Time in Bergson and Deleuze Henri Bergson16, in the early 20th century, introduced a different conceptionof sensations, of our inner experience: according to him we tend to speakof our inner sensations as if they were external objects, to which we apply

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16. Henri Bergson was a contemporary ofEinstein, with whom hehad an argument about

General Relativity. See H. Bergson:

Durée et simultanéité(1922).

Villa models: built in white, partially built or unbuilt in gray (Source: L. Sass, "Reconstructing Palladio's Villas". ACADIA Proceedings, 2001)

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the mould of our experience and associate them with "extensities" (objectswith extension) with a physical, measurable presence. Having done thistransformation, we believe that we can measure these inner sensations,exactly as we would do with the rest of things17. But, of course, inner experiences (or sensations) are not outside things.They are pure qualities and have no extension, no spatiotemporal presence. If we compare a "light" and its "brightness", the light refers to a material source of photons, something in the world that can be pointedto, and that can be measured through standardized units (candlelight, kilo-watts, etc.). Instead, the brightness is the effect that light produces on us,and refers to our feeling of the quality of light. When we ask ourselves"how bright is this light?" or "how hot is this coffee?" we cannot really tell.And even if we could tell, we would need the help of some device to trans-form the material effect into something measurable: a photometer, a thermometer, etc. When Bergson translates these ideas to Time and Space, he will differen-tiate between measurable Time, which we equate or project into space following our experience, and pure Time, our sensation or inner expe-rience of a Time that we cannot measure, which he will call "duration"(durée in French). Our habit to spatialize or project into extensive dimensions every singlefact of our existence and experience is so strong that the concept of duration is difficult to grasp: duration is an experience of time, the form thattakes the succession of our states of consciousness when we let ourselveslive them, when we refrain from separating between the present momentand the moments passed. It is a sucession without distinction, like thenotes of a melody, which we perceive all at once, without really identifyingthe different notes. We could say that "even if they come in a succession,we perceive them one inside the others, and that the whole is similar to aliving being, where parts, even being different, are fused together by theeffect of their solidarity"18.Deleuze will say that while Time, as the duration experienced by ourconsciousness, is a "succession without exteriority", Space is "an exterio-rity without succession". Space is exteriority, simultaneity, juxtaposition,order, quantitative difference or difference of degree, numerical and measurable; Time, on the other hand, is internal, succession, organization,homogeneity, qualitative discrimination, difference of nature. Time is virtualand space is actual (more on this later)19.

Complex Systems, or Virtual Multiplicities Instead of considering that things in the real, sensible world are mereincarnated images or instances of external ideas (or transcendent ideas)of our brains, or of some external being or sphere, Deleuze -followingBergson- believes that matter and living systems evolve driven by its owninternal or immanent forces and by reaction to external forces (intensitiesor differences of intensity).

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17. H. Bergson: Essais sur les donnéesimmédiates de la conscience (1889).

18. H. Bergson: Op.Cit. Chap II, p.74.

19. G. Deleuze: Le Bergsonisme. pp.30-31.

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Intensities are material, natural forces of a particular type: differences oftemperature, differences of potential etc., forces that establish "fields ofenergy" that have the potential of action and drive the change and movementof matter and living systems. Complex systems (or multiplicities in Deleuzian terms) are dynamic arran-gements of multiple parts that interact with each other, creating a wholethat is more than the sum of the parts. But multiple is not enough: complexsystems are nonlinear systems, and as a result of intensities and interactions,they are capable of internal self-organization under external pressures, sho-wing a stable behaviour that defies the natural tendency of objects to decay. Stability is not achieved through a static stance: it is a continuous process ofsensing (perception), adjustment and response to the environment (inter-action), to approach (but never achieve) the desired stability and adapta-tion position, a cyclical process, governed by feed-back loops, that put thesystem into a cyclical position of unstable equilibrium. Complex systems are open systems:they affect and are affected by exter-nal forces from their surroundings, to which they react by producinginternal changes. With these chan-ges, the balance and structure ofinteractions are modified, and thesystem can respond to the externalchanging conditions. Thus, reactingto external forces, these systemschange, mutate, gain in organizationwhile they integrate the externalworld into their being: that is the rea-son why Deleuze will say that themateriality of any being is a creation of its past. The phenomenon of adaptation to the environment (by integration, reorga-nization, adaptation) is what has been called "order out of noise"20: externalaggressions (noise) on complex systems produce, by integration, theemergence of a new internal organization (order). If the system is capableof adapting, its new organization will respond to the aggression (or noise).If not, the system will die or disappear21. On a more abstract plane, we can consider Intensities (or differences ofintensity) as the fields of forces, the vector fields, the multidimensionalarrangements of tendencies that pre-date and pre-exist the formation ormutation of beings, and indicate the directions and the course of events forthe trans-formation of systems (Deleuze will call them virtual multiplicities).They represent a previous state, which is real but non-existing yet, alreadycontaining all the alternative configurations that this being can ever turninto.

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20. Henri Atlan : Entre le cristal et la fumée.

Seuil (1986)

21. This is the reason they are sometimes calledcomplex adaptive systems.

See Murray Gell-Mann: The Quark and the Jaguar.

W. H. Freeman Company(1994).

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Then, impelled by the intensive forces and affected by the external forcesto which they react, multiplicities unfold by stepwise differentiation througha cascade of events, each event in turn opening a whole range of new virtualities (a whole range of virtual multiplicities), and eventually becomingan individuated being. This process of individuation, the recursive un-folding of virtual multiplicities into becoming an existing being is calledactualization. In so doing, in this cascade of unfolding events, every multiplicity not only unfolds its being (becomes), but also unfolds its Timeas well as its Space -that is, materializes or actualizes the kind of measu-rable space-time that we perceive. Time is not an external, transcendent,preexisting category (as Kant and science would assume), but an intrinsic,immanent creation of the process of actualization of multiplicities. Deleuzewill say:

"Time itself unfolds … instead of things unfolding within it".All the opening alternatives at each unfolding event will simultaneously becreated, thus deforming our notions of space and time (one object cannotcoexist in space with other objects; time as a succession of events; etc.).Indeed, by actualizing, multiplicities create its own time, its own Present,opening up a whole new range of possibilities, thus creating the Future;and since any present passes in no time, the time created becomes Pastimmediately. Virtual time is unlimited or infinite in both the future and the past directionsin which it unfolds. It is not metric, and the processes that unfold in it arenot sequential but coexistent. Actual time, on the other hand, is the resultof cascading processes of actualization or individuation, a nested set ofpresents with characteristic time scales interacting among each other. Theprocesses occurring in actual time always have a limited duration, a timescale -whether it is large or small- that is always finite.

HeterochronyIndividuation, the becoming or unfolding of multiplicities produces a metrictime (with its extensive properties), the type of time we know from classi-cal physics, the time that is measurable and countable with clocks. Actualtime (what Bergson will call "durée") is a fragmentary, cyclical time that canbe perceived by our consciousness. But each being, each consciousness, will perceive a different time, andtherefore will live the experience of its own perceived time. In fact, eachconsciousness will perceive a diverse number of durations, a multiplicity ora spectrum of different temporalities belonging each one to a different timescale, each duration tied to the different individuation processes it is partof (for example, we can perceive one duration for the growth of our hair;one duration for a café conversation; one duration for our own life-span;one duration for the yearly seasons; etc.).

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Since all different beings have several characteristic time-scales, varyingfrom small to medium to large, the world of temporalities can be viewed asa nested set of levels of time, the time cycles of the small time-scalesadding up to the larger time-scale temporalities. In fact, the time scales ateach level are actually related, as time events in one level interfere orinteract with the events of another level. Time is indeed sequential, but not a linear sequence of uniform moments. Time is not a quantized,preexisting continuous flow divided into uniform homogeneous instants,but on the contrary, we can only account for this actual time by synthesi-zing the different time scales of this temporal multiplicities we have justdiscovered. This is the basis of heterochrony: in a world where multiple coexistingbeings exist, even virtual beings, we can assume that they will interact.The relationship between each characteristic time scales will determinetheir capacities to affect and be affected by each other. Heterochrony is theparallel operation of different sequential processes, coupled or uncoupled(that is synchronized or out of sync) in their relative rates of change. Thiscan give the impression that what we are actually dealing with is a kind ofcomputer program, a Turing machine22 of sorts that actually underlies allthe process and the temptation may exist to even believe that this program can actually be described or captured in a digital computer. Butas we will see later, this assumption has to be handled with caution. As Stuart Kauffman puts it (talking about the genetic system):

"It is a major initial point to realize that in whatever sense the genomicregulatory system constitutes something like a developmental program,it is almost certainly not like a serial-processing algorithm. In a genomicsystem, each gene responds to the various products of those geneswhose products regulate its activity. All the different genes in the net-work may respond at the same time to the output of those genes which

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22. A turing machine is themathematical formalization

of an algorithm.See note 8.

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regulate them. In other words, the genes act in parallel. The network,in so far as it is like a computer program at all, it is like a parallel-processing network. In such networks, it is necessary to consider thesimultaneous activity of all the genes at each moment as well as thetemporal progression of their activity patterns. Such progressionsconstitute the integrated behaviors of the parallel-processing genomicregulatory system"23.

If we agree to understand temporality as the unfolding of virtual multiplicities,and away from pre-existing, transcendent or exterior time, then we mustconsider the parallel operation of multiple sequential processes being atplay in individuation processes, or what we have called heterochrony. Butwe might as well understand, as others have already understood, thatthese processes are an excellent basis for the emergence of novelty.

Thinking about the temporality involved in individuation processes asembodying the parallel operation of many different sequential processesthrows new light on the question of the emergence of novelty. Ifembryological processes followed a strictly sequential order, that is, ifa unique linear sequence of events defined the production of an orga-nism, then any novel structures would be constrained to be added atthe end of the sequence (in a process called 'terminal addition'). Onthe contrary, if embrionic development occurs in parallel, if bundles of relatively independent processes occur simultaneously, then newdesigns may arise from disengaging bundles, or more precisely, fromaltering the duration of one process relative to another, or the relativetiming of the start and end of a process. This evolutionary design stra-tegy is known as heterochrony, of which the most extensively studiedcase is the process called 'neotony'"24.

Novelty occurs in two different ways. First, the alteration of durations ofcertain processes in relation to others, or changes in the relative timing ofdifferent sequential processes might yield opportunities for the appea-rance or emergence of new, unpredicted features in these systems byadding complexity or complicating the system. This is well illustrated byDarwin's evolution theory and by (among others) Murray Gell-Mann when

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23. Kauffman, S.: The origins of order: Self-organization and selection in evolutionOxford University Press:New York (1993). Cited in DeLanda, M.:Intensive Science andVirtualPhilosophy. Continum books (2002), pp.96-97.

24. DeLanda, M.: Intensive Science andVirtualPhilosophy. Continum books (2002), p.97.

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describing complex adaptive systems25. This type of evolutionary develop-ment, however, might be misunderstood by those trying to reintroduceteleology in these ideas, as if evolution had always an inherent drivetowards greater complexity. On the contrary, the uncoupling (or de-synchronization) of some of theseprocesses may result in the loss of a certain feature of the system, openingopportunities for simplification. This is in no way accounted for inDarwinian evolution, and shows how evolutionary processes are able toescape over-designed solutions and create room for the appearance ofsimpler, better designs. As Deleuze writes:

Relative progress … can occur by formal and quantitative simplificationrather then by complication, by a loss of components and synthesesrather than by acquisition … It is through populations that one is formed,assumes forms, and through loss that one progresses and picks upspeed"26.

Finally, after exposing Begson's (and Deleuze's) theory of time, and theconcept of hererochrony, we can now return to the idea of process.Indeed, in the world of virtual multiplicities and virtual time, a process is notsomething that unfolds in a pre-existing, external spacetime (as could bethe space-time of the computer, for example, as in the case of programs).Instead, we can clearly see that the very act of actualization, of individua-tion, is exactly and precisely a process.

Architecture as Multiplicity Let us ask ourselves: what can we learn from these ideas that are relevantfor this discipline? And, most importantly: how does architecture fit intothese questions at all? It is not very difficult to see how these ideas aboutmultiplicities -or complex systems- are relevant to architecture, or the builtenvironment, at least on three different levels: First of all, and most importantly, Architecture is the individual act of a creative mind. There is no poetry and no professional pride in this affirma-tion. Architecture is the very act of giving form and reality to a vague set of"problematics", a true act of actualization, or the progressive unfolding, ofa field of tendencies and intensities. Requirements, ideas, constraints,functionalities, limitations, coasts, environmental conditions and technicalaspects, can be thought as the forces that drive the design process. Eachof these aspects has its pull, its strength and its role in the system. At firstthey are unorganized, but they all interact in the designer's mind, and formemerges as some of these aspects are tamed and the system falls into astate of equilibrium. Second: a "project" is the expression of the process of actualization, theprocess of formation, I just referred to in the first point. The representation ofa complex system of connections and its translation into a set of documentsthat can be shared and communicated is no easy task. The representation

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25. Murray Gell-Mann:Op.Cit.

26. Deleuze and Guattari: A Thousand Plateaux. Cited in DeLanda, M.:Intensive Science and

VirtualPhilosophy. Continum books (2002),

p.98.

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of "complexity" is difficult, especially if we do not acknowledge that form isjust a partial view of the solution. Last but not least, the process of construction, and the life-span of a building is in itself a process that defies most common logic: it is the process of adjusting and making possible an immense number of interests,materials and tendencies into a final object that has to withstand the effectof the passage of time and aggression. As strange and far off as this second argument might seem let me try todraw some conclusions of the differences between the computationalargument and the virtual multiplicities argument. If we compare the "pro-cess" associated with each of the two arguments exposed, we can seesome fundamental differences. 1. Process in the first argument is associated with algorithm, a successionof discrete elements, unfolding in an external pre-existing space-time. Thisprocess, as hard as it may be to describe, has its linguistic counterpart that precedes it. The argument assumes that things in the world havetranscendent ideas of which they are but realized copies. The model (ortranscendent image) of this process is a universal ideal, which alreadycontains in potential all the many developed forms of the algorithm.Realization is an act of search and selection among the many possibleoptions, which are already predefined. There is no creation, except in thedefinition of the search process, or program.On the contrary, the second argument -the virtual argument- assumes thatobjects and events are complex arrangements, or multiplicities, and exploresthe relationships between the virtual and its actualization. From the "latent"condition of the virtual, the process of actualization is a creative process initself: something becomes, begins to exist, that was nowhere predefinedand that modifies, in turn the dynamic configuration in which it is created.Actualization is creative27. 2. The invention of digital computers during the first half of the 20th century,and their rapid expansion in the second half to every corner of human activity has undoubtedly had an immense effect on the way we perceiveour world. One could not say if it was the zeitgeist of the 19th century whichcreated the computer or, on the contrary, if the single technological feat ofinventing an electronic Turing machine has modelled our current "worldview", full of the new opportunities and perspectives that this amazing toolhas opened. But one thing is certain: the computer is the step child of logicand mathematical thought. It is, without any doubt, a formal system, a Universal Symbol Processor, a closed and formalized world with its particular rules. But through the "miracle" of simulation, by applying language and meaning to its programs and symbols, by getting "out of the program", computers can simulate (and very well, indeed) all sorts of opensystems of any kind. It is not without computers that all the developmentson thermodynamics, complex systems and multiplicities, have been

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27. Pierre Lévy: Qu'est-ce que le virtual ?La découverte (1998).

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cracked, simulated and understood. Our present liquid condition seems tobe a symptom, if not a benediction, of the appearance and use of computers. 3. I think that it has been clearly exposed that geometric form is nothingbut the expression in mathematical, geometric or graphic terms of the extensive properties of objects, the objects of our thoughts (it could be Architecture, for example). Therefore, thinking with form is an overtreduction of the possibilities of architectural expression, especially if thisplay of forms is realized as part of a closed system. Furthermore, geometricform -as it has been showed- is the outcome of a complex process ofactualization of multiplicities, the unfolding of the virtual into existence,where on the last minute the extensive properties of actual space-time aredeployed. And that is where geometry resides.4. We have to return to a more global conception of architecture, under-standing the profound implications and the role of Process, to account forall its creative potential. The use of computers is neither an excuse, nor adistraction, but an opportunity to capture, represent and develop the fullcapacities of our discipline.

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Architecture et alternativeAlexis Meier : Comment qualifieriez-vous la pratique architecturale dePeter Eisenman, en quoi a-t-il changé votre perception de l'architecture, etplus généralement l'approche générale de l'architecture ? Elena Fernandez (Iterae.com) : Ce que j'ai appris de lui, ce que j'aidécouvert, c'est d'abord une forme de pensée très intéressante dans lafaçon dont il convoque des choses, qu'elles soient philosophiques et exté-rieures à l'architecture, et qu'il importe dans l'architecture. Il sait commentamener les choses extérieures à l'intérieur de l'architecture. C'est vraimentintéressant de voir comment son esprit perçoit quelque chose et le met enrelation avec l'architecture, là où vous, vous n'auriez rien vu. C'est en partiece qui rend sa "pratique" intéressante.AM : Pourriez-vous affirmer que, pour lui, l'architecture est un champ où ilconnecte d'autres champs ?EF : Oui, ce jeu de connexion est une véritable dimension créative toujoursen progression. Il est capable de tout utiliser. En revanche, il semble plusintéressé par la recherche de solutions alternatives, en termes de concep-tion, que par l'autre aspect de l'architecture : la réalisation.AM : Pensez-vous alors qu'il est vraiment architecte, un architecte qui nesouhaiterait pas vraiment construire ?EF : Oui, de la même façon que d'autres architectes ne sont, eux, intéres-sés que par la construction et ne s'intéressent pas au processus. Je nel'appellerais pas non plus un artiste.AM : Pourtant, pour certains artistes, l'approche "processuelle" et"conceptuelle" est suffisante pour constituer l'acte artistique. En mettanten avant cette dimension processuelle, Eisenman serait-il un architected'une "nouvelle" forme, fondée sur une autre définition de ce qu'est l'archi-tecture ? Ce positionnement a-t-il changé l'ensemble de l'architectureselon vous ?EF : Selon moi, on ne peut pas dire que Peter Eisenman - ou qui que cesoit d'autre - a "changé l'architecture", mais on peut affirmer qu'il est auxcommandes de quelques choses. Picasso a, par exemple, changé le

Le choix des lignes "La pratique expérimentale du projet d'architecture chez Peter Eisenman"Entretien avec Elena Fernandez, chef de projet chez Peter Eisenman 1998-2001

Propos recueillis par Alexis Meier

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monde de la peinture, mais il n'était pas seul, des gens lui ont apporté deschoses pour ses réalisations. De la même façon, Eisenman a su "formaliser"ce qu'il avait autour de lui. Il aurait peut-être aimé être le seul et l'unique.AM : Que recherchiez-vous en particulier en travaillant pour Eisenman ?EF : Bien que nous n'ayons pu finaliser un bâtiment durant la période oùj'étais à New York, mon souhait était de participer, en arrivant d'Espagne,où j'avais reçu une formation très conservatrice et traditionnelle du pointde vue de la pensée architecturale, à une autre approche de l'architecture.Mon année à Columbia m'a ouvert l'esprit et préparée à intégrer uneagence comme celle d'Eisenman. L'université ressemble à l'agence, onexpérimente beaucoup. Intégrer cette agence était donc pour moi unesorte de continuité de ma formation, surtout en termes de conception d'unprojet réel et aussi expérimental. Ce fut un prolongement de ma formationà Columbia, et inversement j'ai réalisé que ce que l'on développe chezEisenman n'est pas sans effet sur l'enseignement de Columbia.AM : Plus largement que Bernard Tschumi ou Greg Lynn ?EF : Concernant Tschumi, je pense que oui. Greg Lynn n'est pas si différentd'Eisenman, mais lui se concentre plus sur des aspects de technologie depointe, consécutifs aux découvertes théoriques d'Eisenman (Greg Lynn acollaboré plusieurs années avec Eisenman avant de développer sa propredémarche). Il vient de chez Eisenman, mais il développe plus profondémentet de façon performante certaines parties techniques du processus expé-rimental global d'Eisenman.AM : Eisenman a-t-il été votre enseignant à l'Université de Columbia ?EF : Non.AM : En tant que chef de projet, comment deviez-vous intégrer les "fameu-ses" références extérieures, telle que la déconstruction de JacquesDerrida ou la pensée de Gilles Deleuze ? Quels aspects par exemple dela grammatologie deviez-vous traiter, et comment ? Ou bien alors étiez-vous placée en dehors du débat théorique et concentrée sur la fabricationet la conception du projet ?EF : Pas vraiment dans le débat. Je pense en revanche que ce qui étaitintéressant dans cette agence était le fait que sa posture d'ouverture surle plan théorique nous permettait d'expérimenter des stratégies deconception dans le champ du projet de façon quasi-illimitée. Il sélectionnedes éléments aussi bien théoriques que pratiques avec lesquels vousdevez expérimenter, tels que les angles de vue du site, le trajet du soleil,des usagers, etc.AM : Il ne vous demandait pas de lire tel ou tel texte ?EF : Non, c'est lui qui lisait et ensuite il critiquait vos solutions architecturales.C'était lui le filtre ! Il répartit les compétences en différentes équipes derecherche (en volume, sur ordinateur...) et récolte les éléments qu'il trouveles meilleurs de chacun, il les réunit pour former et réorienter les différentesétapes du projet.

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AM : Votre "matériau" de travail est plus matériel que théorique.EF : Oui, nous démarrons le projet directement avec des élémentsconcrets.

Les diagrammesAM : Vous laissait-il par exemple concevoir des diagrammes ?EF : Oui.AM : À propos de ce processus, quels sont pour vous les bénéfices et lesdangers du diagramme ?EF : C'est assez difficile à dire, je pense qu'en fin de compte le diagrammeest l'expression de quelque chose que vous voyez ou que vous sentez,comme la compilation de quelque chose. Ce processus, pour reprendre ceque je disais précédemment, a aussi contribué à m'ouvrir l'esprit.AM : Oui, mais dans cette agence, avant de construire le projet, vous"construisez" un diagramme. Ce diagramme est donc partie intégrante dela stratégie de conception du projet ?EF : Oui, c'est le lieu du mélange que nous évoquions tout à l'heure.L'expression diagrammatique aide à simplifier une chose ou une pensée.Eisenman ne l'a pas inventée, à l'école d'architecture de Madrid où j'étais,il y avait aussi des diagrammes qui dirigeaient de façon implicite notrefaçon de projeter. AM : Pouvez-vous alors m'indiquer la spécificité des diagrammes eisen-maniens ?EF : Ceux de Columbia ou de chez Peter sont différents au sens où, àMadrid, les diagrammes étaient exclusivement "architecturaux", ce quiveut dire qu'ils étaient limités à l'expression de l'espace architectural, c'est-à-dire le "géométral". Eisenman, lui, fait des diagrammes de toutes choses.AM : Tout peut alors être utilisé "diagrammatiquement" en architecture ?EF : Je pense que oui.AM : L'utilisation est au niveau du signe ou de la combinatoire. Par exemple,que dire diagrammatiquement de l'image de la coquille utilisée pour le projetde Saint Jacques De Compostelle ?EF : Cette coquille n'est pas un diagramme, c'est juste une référence.AM : Oui, mais instrumentalisée dans un processus diagrammatique.EF : Non, le diagramme de ce projet est fondé sur le flux des pèlerins àtravers le site, comment ils découvrent la ville, la cathédrale, etc., lacoquille est venue se surajouter après, le dernier jour. AM : Mais tous les diagrammes peuvent-il être architecturaux, ou à quellesconditions un diagramme devient-il architectural ?EF : En tant qu'architecte, vous développez des diagrammes, disons aufur et à mesure de votre cheminement critique. C'est un outil modulable,une "machine" évolutive de formalisation de votre recherche.

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AM : Vous parliez des dangers éventuels de ce type de diagrammes, quelspeuvent-ils être ? Par exemple, comment stoppe-t-on cette "machine" ?EF : En effet, c'est un aspect qui peut poser problème, ainsi que le fait desavoir combien vous prenez de celui-ci et quoi. Comment l'arrêter ? Je nesais pas… le temps. AM : Quand le diagramme est-il considéré comme "architectural", defaçon à pouvoir s'arrêter ?EF : Le diagramme doit en permanence entretenir un aller-retour entre lesdonnées abstraites et concrètes (architecturales) qui finissent par l'arrêter.Il n'y a pas de coupure entre la phase diagrammatique et architecturale.L'une ne débute pas à la fin de l'autre, le diagramme est d'emblée archi-tectural et aboutit au bâtiment. On "teste" le diagramme avec différentséléments du projet et on revient en arrière sur d'autres éléments que l'onre-modifie et ainsi de suite jusqu'à satisfaction. AM : Le diagramme qui permet par sa non-linéarité de jouer avec le temps,semble donc tout sauf illogique dans l'approche déconstructive d'Eisenman.Passons au travail sur ordinateur. Les diagrammes eisenmaniens peuventêtre réalisés par ordinateur, mais à travers la manipulation d'entités numéri-ques graphiques (traces, vecteurs, lignes...) ; que pensez-vous du processusdiagrammatique fondé sur le scripting, c'est-à-dire la programmation, y a-t-ilune perte du rapport à l'espace ?EF : Les diagrammes n'ont pas nécessairement de relation à l'espace,c'est une autre voie, on peut commencer avec le scripting, à la main oupar ordinateur. Les équations représentent quelque chose.AM : Mais la logique mathématique des algorithmes n'est pas précisément "spatiale" ?EF : Oui, mais c'est aussi le cas pour le diagramme, c'est dans son rapportaux "paramètres" du projet qu'il devient finalement architectural. Il est vraique lorsque vous faites un script, la formalisation que vous obtenez estplus figée, plus définitive, comme un résultat.AM : Perd-on alors la dimension accidentelle si riche mais aussi parfois siimprobable du diagramme eisenmano-deleuzien ?EF : On peut générer l'accident dans la programmation du script, on nesait pas toujours ce que l'on va obtenir. Greg Lynn dit que "l'accident" faitpartie de la logique de la nature. Il n'y a pas de contradiction, Greg Lynnest comme une branche d'Eisenman, plus technologique et moins vaste.C'est une évolution à partir du diagramme eisenmanien, une sous catégo-rie de diagramme "technologique", pas un remplacement paradigmatique.AM : Il n'y a pas qu'une seule logique de programmation diagrammatique,fût-elle mathématique ?EF : En effet, une mauvaise manière de faire de l'architecture serait d'utili-ser le script uniquement comme recette, sans aller-retour critique. Commeon le voit chez certains, les dangers du diagramme sont probablement

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décuplés lorsqu'il émane de procédures algorithmiques comme celle duscripting. Car cela vous donne une telle puissance de formalisation que lerésultat peut être trop direct et fini, et parfois limité à un seul angle d'ap-proche. C'est pour cela que Greg Lynn comme d'autres "computateurs"tournent un peu en rond maintenant. AM : Avez-vous eu recours au scripting dans l'agence d'Eisenman ?EF : Pas lorsque j'y étais.AM : Quel programme utilisiez-vous ?EF : Principalement Maya.

Le projet de la Cité de la culture de GaliceAM : Intéressons-nous maintenant au projet le plus important dont vousavez été en charge et que vous avez remporté (le concours) : La Cité de laculture de Galice à Saint-Jacques de Compostelle (City of Culture of Galicia,Santiago de Compostela), en Espagne. Quelles spécificités spatiales, pay-sagères, territoriales, architecturales avez-vous cherché à développer ?EF : Premièrement, le projet de Santiago est un projet "urbain", même siaujourd'hui il s'exprime aux travers d'entités architecturales ; il s'agissaitd'une réflexion à grande échelle, à l'échelle d'une ville (urban landscape).Le résultat pour le concours était un dispositif territorial plus qu'architectural.AM : Précisément, selon vous, quels éléments en particulier de votre pro-position vous ont fait remporter ce concours1 ?EF : Les points qui nous ont permis de gagner me semblent être les suivants.Premièrement nous étions face à un site historique (la ville de Saint-Jacques), mais nous étions cachés, dissimulés dans le paysage ; nous necachions pas la ville, il n'y avait pas de confrontation volumétrique.Ensuite, la prise en charge du flux des pèlerins… AM : Eisenman ne s'inspire pas uniquement des éléments du site, vousavez utilisé d'autres " traces " pour votre diagramme, vous avez les tracesdu terrain, les traces du passage des pèlerins, les traces d'une grille abs-traite, et enfin les traces (contours) de l'ancienne cité de Saint-Jacques :comment appliquez-vous les traces de l'ancienne cité médiévale ?EF : L'idée, qui je pense ne marche finalement pas, était de retrouver undispositif de circulation qui reprenait dans sa structure les qualités de laville médiévale. Ses espaces étroits, tortueux et profonds, permettant un typede déambulation séquencée avec des ruptures d'échelles. Par exemple,vous ne trouvez pas de point de vue global sur le projet, où que voussoyez. Pour ne pas simplement copier l'ancien système, nous avons alorsréuni les lignes des différentes strates pour voir ce que cela donnait.AM : Mais comment arrivez-vous à faire de l'architecture avec ce réseaude lignes ?EF : Il suffit de choisir les bonnes.AM : Comme un artiste ?

1. La "Xunta de Galicia"(parlement de Galice) proposa en 1999 unconcours pour édifier La cité de la culture deGalice sur le mont Gaiàs à Saint-Jacques deCompostelle. Douze propositions furentinitialement retenues, celles de SantiagoCalatrava (avant sonretrait), Ricardo Bofill,Peter Eisenman, ManuelGallego Jorreto, AnnetteGigon and Mike Guyer,Steve Holl, Rem Koolhass,Daniel Libeskind, JuanNavarro Baldeweg, JeanNouvel, DominiquePerrault et César Portela.

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EF : Non, il faut lire le diagramme comme un architecte, pas comme unartiste. Dès lors que ces lignes sont pour vous des "représentations" d'unespace, vous pouvez les traiter architecturalement.AM : C'est ce choix qui selon moi correspond à la dimension disons "artis-tique" de l'architecture, même si l'architecture n'est pas l'art. Sans ce choix,vous appliquez une technique.EF : Je suis d'accord, je n'appellerais pas cela (l'architecture) de l'art, maisc'est un moment artistique de l'architecture.AM : Donc, derrière le choix des lignes, vous cherchez à créer des relationsentre quoi et quoi, des formes et des fonctions ?EF : Non, pas à cette étape, nous cherchons plutôt à établir un systèmede relations entre différentes choses abstraites et concrètes, finalemententre des formes.AM : Mais un artiste crée lui aussi des relations entre les formes, alors àquel moment notre choix est-il plus architectural qu'artistique ?EF : Cela le devient parce que nous sommes missionnés en tant qu'archi-tectes, cela induit un type d'expertise qui tient compte d'éléments réels, del'échelle, etc.AM : Ces diagrammes pris "architecturalement" peuvent-ils alors être desdocuments techniques ?EF : Ils ne sont pas à proprement parler des documents techniques maisils contiennent une dimension technique en devenir.AM : C'est aussi un processus "génétique" ?EF : Oui.AM : Donc, vous mettez en relation des lignes ou des formes qui renvoientà des entités formelles concrètes (matière) qui elles mêmes conditionnentdes possibilités relationnelles dans l'espace (flux). C'est ce double rapportentre les lignes abstraites et concrètes, la matière et le flux, qui est enquelque sorte la "facture" conceptuelle d'Eisenman, et qui inversement nepermet pas à toutes les personnes qui manipulent des lignes sur ordina-teur d'être architectes. Quelle est l'étape d'après, comment passez-vousde cet "objet", de cette "machine" distributive au "projet" ?EF : C'est à ce moment que le programme entre en jeu pour obtenir le pro-duit final. L'introduction du programme est venue volontairement très tardsur ce projet. Ce n'est pas le cas pour tous les projets, c'est ici dû à l'ap-proche paysagère.AM : Juste une remarque, il ne s'agit pourtant pas d'une image de pay-sage. Il s'agit de traduire les potentialités d'un paysage dans la structurede l'édifice, telle que la façon de se déplacer, de jouer avec les niveaux,de créer une continuité entre le site et le bâti, etc.EF : Oui, c'est bien plus lié à l'assimilation de la structure de la ville médié-vale.

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Diagrammes et limitesAM : Après avoir vu certains aspects concernant la conception (stratégie,formalisation) du projet, sur l'aspect constructif du bâtiment, les recherchesdiagrammatiques vous ont-elles permis de développer de nouvelles techni-ques de construction ?EF : Je ne pense pas que cela permette d'inventer des techniques, maisla quantité d'informations que peut "transporter" un diagramme peut êtreexploitable à ce niveau. Avec le diagramme, vous arrivez à exprimer unelogique du projet, et cette logique diffuse aussi au niveau constructif, elleinflue sur la mise en œuvre et aussi sur la répartition du programme, queles éléments soient importants ou petits. Le diagramme mute ici en quelquesorte d'une phase conceptuelle à une phase architecturale, d'autres éléments entrent en jeu, il devient "projet".AM : En effet, la logique n'a pas d'échelle. EF : Certaines équipes (FOA, Un studio, etc.) n'opèrent pas cette muta-tion sur le diagramme ; ainsi, il arrive qu'ils construisent brillamment maisaussi littéralement leur diagramme.AM : Pour terminer, quelle pourrait être la limite à cette pratique "expéri-mentale" de l'architecture ?EF : D'une certaine façon, je considère qu'en fin de compte le diagrammeest d'un côté (conceptuellement) comme le générateur de quelque chose,et de l'autre (concrètement) il doit produire une nouvelle "compilation" dechoses. Il y a en effet le risque que cette re-compilation ne soit pas probante ou exploitable architecturalement. C'est un point "critique" : comment savoir, comment ajuster d'abord l'idée et aussi, à la fin, des para-mètres. Je pense par exemple que chez FOA ils ne le font pas et que leursdiagrammes sont très formels, ils représentent l'idée.

Premières recherches diagrammatiques (digitales) comportant le site et les lignes de flux -La cité de la culture de Galice à Saint-Jacques de Compostelle - 1998-1999.

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AM : Vous pensez donc que pour eux, faire un diagramme c'est comme faireune forme, et le bâtiment serait une sorte de sculpture, ce qui semblerait êtreune limite à ce genre d'expérimentation. Qu'est-ce qui fait que les diagram-mes d'Eisenman ne sont pas que formels ?EF : À la fin, ils peuvent être "formels", mais je pense que derrière cette formeil y a un "influe" sur une quantité de choses dans le projet. Le diagramme doitcréer de nouvelles connexions.AM : Donc le diagramme n'est pas la forme, c'est ce qui apporte la forme.EF : Oui, le résultat est une forme, le diagramme a aussi une forme maisce n'est pas la même nature de forme.AM : Finalement, FOA a opéré une sorte de rationalisation du processusdiagrammatique d'Eisenman. EF : Oui. À l'inverse, je pense que les travaux d'autres équipes espagnoles,telles que CERO 9, pourraient être une bonne voie pour l'expérimentationaujourd'hui.

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En quoi l'expérience cinématique peut-elle transformer l'architecture, laville et l'espace urbain qui se substitue à celle-ci ? Comment s'opère le lienentre l'"expérience vécue" du spectateur et cette autre scène dont les filmsd'Eisenstein présentent un accès à l'imagination ? Dans une pensée sin-gulière du montage à partir de la mise en scène, Eisenstein sollicite unmode inconscient de sensibilité à l'espace concret que Benjamin, pour sapart, appellera distraction2. La distraction est un mode disruptif de relationà l'espace commun car elle n'est plus régie par une norme optique, unréglage de la bonne distance fixant le rapport représentatif entre le regardet l'ordre symbolique légitime3, mais par le contact et le principe de plaisir-déplaisir. C'est l'espace de l'interaction des corps quelconques entre la loi,telle que l'architecture la réalise, et le sens primaire du toucher4.Le mot de distraction traduit ici l'allemand Zerstreuung et Benjamin leretourne contre Georges Duhamel, qui l'emploie dans son sens moralisteclassique pour condamner violemment le cinéma. Cependant, c'est àKrakauer que l'on doit son sens descriptif et critique, destiné à rendrecompte du nouveau sens esthétique émergeant au sein des masses dansle contexte de la révolution industrielle5. La signification que Benjamin luidonne témoigne de ses échanges avec Brecht et répond ainsi à la notionde distanciation pour lui donner en quelque sorte une assise et une exten-sion dans l'espace social6. Il entend circonscrire un mode complexe deperception inhérent à la ville en mutation, où le contact, c'est-à-dire l'ordredu proche, prend le dessus sur la vue et le lointain - se présentant ainsicomme le négatif de l'aura. Or, le toucher est le principe même de l'ambi-valence entre pulsion de vie et pulsion de mort, selon Freud7, dont l'intri-cation se révèle dans l'"état de détresse" du nourrisson (Hilflosigkeit). Parl'intrigue des apparitions et des disparitions, du proche et du lointain, dujour et de la nuit, se noue la dialectique des choses, des signes et desaffects échangés avec l'Autre, donnant consistance au langage. Telle estla structure du fort-da, laquelle engage non seulement le jeu de l'enfantmimant par le truchement d'un objet les allées et venues du corps premierde l'amour, mais aussi l'espace habité de la scène du drame - l'épreuve del'indéterminé dans l'absence et la perte8. La polarité dialectique des affects,entre plaisir et déplaisir, joie et peine, c'est-à-dire de ce qui fait sens dansla relation, se constitue là pour l'être singulier - dans la répétition.

Zone1 de transfertLa distraction : entre cinéma et architecture modernechez Benjamin et Eisenstein.Pour une poïétique de l'expérience urbaine par le montage cinématographique.

Pascal Rousse

1. En hommage conjoint à Guillaume Apollinaire etAndréï Tarkovski.

2. Il sera essentiellementquestion du texte deWalter Benjamin, L'Œuvred'art à l'époque de sareproductibilité technique ;voir notre :L'Architectonique du montage selon Eisenstein et Benjamin : architecturetemporelle et transforma-tion du lieu, Cadrage.net, octobre 2006,www.cadrage.net/dossier/architectonique.htm.

3. Sur le régime représen-tatif et le régime esthétiquequi lui succède, voirJacques Rancière, Le partage du sensible.Esthétique et politique,Paris, La fabrique, 2000 ;Le destin des images,Paris, La fabrique, 2003.

4. Voir Georg Simmel, Les grandes villes et la viede l'esprit, Paris, L'Herne,2007 et l'ouvrage importantde Giuliana Bruno, Atlas ofemotion. Journeys in Art,Architecture, and Film,London-New York, Verso,2007.

5. Georges Duhamel,Scènes de la vie future,Paris, Mercure de France,1930 ; Siegfried Krakauer, Le voyage et la danse.Figures de villes et vues defilms, Saint-Denis, PUV,1996 ; cf. AndrewBenjamin, Ennui et distraction. Les humeursde la modernité, inPhilippe Simay (dir.),Capitales de la modernité.Walter Benjamin et la ville,Paris/Tel-Aviv, Éditions de l'éclat, 2005.

6. Voir W. Benjamin, Essais sur Brecht, Paris, La fabrique, 2003 ; nousempruntons les notionsd'espace social, de repré-sentation de l'espace etd'imaginaire (commeensemble d'espaces dereprésentations collectivesinconscientes) à HenriLefebvre, La production del'espace, Paris, Anthropos,2000.

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C'est la matrice de l'angoisse et du lien originaire entre l'expérience kines-thésique de l'espace et l'émotion9, dont Benjamin décèle le rôle structuraldans l'espace social.Ainsi, inspiré également par Vygotski10 et Eisenstein, il répond aux problèmesde l'approche psychanalytique des masses en déplaçant les conceptsfreudiens d'appareil (Apparat, du latin apparatus, "préparé, disposé, apprêté")et de transfert. La montée en puissance de la distraction dans la viemoderne est le signe époqual qu'un nouvel imaginaire, qui se substitue àla tradition de la narration d'expérience, surgi des ruines laissées par lamutation anthropologique en cours depuis la révolution industrielle. Si ladistraction est le symptôme de la destruction de masse de l'expériencevécue par le déchaînement d'une violence inouïe, causée par l'industriali-sation de la civilisation urbaine (on sait combien l'observation des trauma-tismes de guerre contribua au tournant métapsychologique de la penséede Freud), elle forme dialectiquement aux yeux de Benjamin le milieud'une transformation de la sensibilité la préparant aux enjeux périlleux etdifficiles de l'époque. S'ouvrent alors la chance et l'espérance d'un dépla-cement du désir collectif d'identification à l'Un vers l'accueil de l'événementet la reconnaissance du multiple. Le nouvel appareil, articulation de latechnique et du symbolique définissant une nouvelle surface d'inscription,qui doit permettre d'opérer cette transformation dans l'imaginaire, est lecinéma11. Le cinéma transfère l'espace traumatique de la "ville" industrielleà l'espace de jeu (Spielraum) de la mise en scène et du montage, en sublimant la structure du fort-da ; ainsi, écrit Benjamin, le jeu est-il "latransformation d'une expérience bouleversante en habitude"12. Mais nous rencontrons alors le problème, capital chez celui-ci, de la disjonc-tion entre expérience singulière, ou "authentique" (Erfahrung), et expériencevécue (Erlebnis). Si le concept d'expérience suppose la conscience, la perception distraite en revanche implique l'inconscient à l'œuvre dans l'espace social, que Benjamin appelle "inconscient visuel", mais que l'onpourrait généraliser en "inconscient perceptif" pour en souligner les liens,dans les relations du visible, de l'invisible et du dicible, avec deux ouvragesmajeurs de Freud : Psychopathologie de la vie quotidienne et Le mot d'espritet sa relation à l'inconscient. La perception distraite est un mode diurne dedissociation du psychisme et de la conscience. Selon Spinoza, c'est unétat provoqué par une sensation inattendue reçue de l'extérieur qui romptet suspend pour une certaine durée la chaîne des représentations,laquelle soutient et donne sens au sentiment de réalité dans la relation aumonde13.Or, depuis la révolution industrielle, la fonction protectrice que Freud attribueà la conscience subit la saturation traumatique des chocs dans l'expériencevécue du milieu urbain, de telle sorte que le sujet se trouve constammenthors de lui-même, ne parvenant plus à inscrire ses sensations dans unechaîne cohérente de faits dicibles, une narration, c'est-à-dire le récit d'une

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7. Cf. Sigmund Freud,Inhibition, symptôme

et angoisse (1925), Paris, PUF, 2005, p.37.

8. Sur le jeu de fort-da, cf. S. Freud, "Au-delà

du principe de plaisir", Essais de psychanalyse,

Lausanne-Paris,Payot,1989, pp.51-56.

9. Voir Pierre Kaufmann,L'expérience émotionnelle

de l'espace, Paris, Vrin, 1999.

10. Cf. Lev S. Vygotski,Conscience, inconscient,

émotions (1924-32), Paris, La Dispute, 2003.

11. Voir Jean-Louis Déotte,Qu'est-ce qu'un appareil ?

Benjamin, Lyotard,Rancière, Paris,

L'Harmattan, 2007.

12. W. Benjamin, Spielung und Spielen,

Gesammelte Schriften, Band III, cité par AndrewBenjamin, op. cit., p.148.

13. Cf. Spinoza, Œuvres III.Éthique. Démontrée

suivant l'ordre géométriqueet divisée en cinq parties,

Partie III, Définitions des affections, IV, Paris,

GF Flammarion, 2004, pp.198-199.

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expérience, que l'on peut dire authentique quand quelque chose de nou-veau étant appris devient constitutif de la conscience subjective de ladurée. C'est pourquoi Benjamin retrouve ce principe de dissociation entredifférentes séries d'enchaînements représentatifs dont l'accord structure laraison. La distraction est d'abord cette zone dangereuse où l'être estconfronté à l'indéterminé hors de lui et en lui, où l'expérience vécue n'estplus que la désorientation du corps livré à la discontinuité des pulsions etdes chocs, des obstacles et des passages rencontrés au hasard, dans unvertige destructeur. Elle ouvre cependant au désir la possibilité d'accéderà une forme déliée d'inconscient collectif : un réseau de coordonnées psychophysiques donné dans la nouvelle définition de la surface d'inscrip-tion, qu'Eisenstein interroge en construisant architectoniquement l'espace-ment du montage.Si nous suivons Benjamin, l'expérience vécue de la ville n'a donc pas lieu.Elle disparaît dans la distraction, c'est-à-dire le substrat inconscient inévi-tablement collectif de la perception urbaine soumis au processus primaire.Il faut une "illumination profane", une expérience poétique appareillée parla psychanalyse (surréalisme), la photographie (Brecht14, Benjamin lui-même) ou le cinéma (Dada, constructivisme, Joyce) pour que quelquechose de l'immersion dans la distraction apparaisse et puisse prendreforme signifiante. C'est là qu'intervient le pouvoir de fragmentation et deconnexions inédites du montage, exerçant une action disruptive etdéconstructive afin de penser d'autres façons de conjoindre des temps etdes lieux15. Le cinéma, en ce qu'il déborde les limites de la conscience etétend le champ de la perception par la théâtralisation du monde, permetde rendre sensible et intelligible le milieu de la distraction. Le montage pratiqué par Eisenstein, en particulier, fait exploser la latence de l'expé-rience vécue et de la mémoire collective enfouie dans l'imaginaire par ceschangements discontinus de temps et de lieux qui provoquent des rappro-chements fulgurants, sapant la continuité du présent et du grand récit del'Histoire.Comment l'architecture urbaine peut-elle répondre aux enjeux de cettenouvelle forme de sensibilité ? Faut-il "monumentaliser" la situation don-née, ou faire signe, ouvrir un espace disruptif sur d'autres possibles, quine sont pas représentables dans la mesure même où ils sont de l'ordre del'expérience singulière, non encore advenue ni prévisible ? Commentouvrir la possibilité de "non lieux" et de supports d'"immémoire" qui fassentsens en indiquant les voies de la relation ? Une architecture urbaine de ladistraction, en tant qu'elle soustrairait l'attention aux enchaînements pré-définis, est-elle possible ? Une première piste serait de reconnaître enquoi la modernité architecturale enregistre très tôt la sortie du régimereprésentatif des arts et l'avènement du régime esthétique ; ce qui impli-que en second lieu de voir comment l'architecture moderne peut faire sensen tant qu'architectonique de l'écran organisant le mouvement des imageset des signes dans l'espace urbain de la sphère publique16.

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14. Voir Georges DidiHuberman, Quand lesimages prennent position.L'œil de l'histoire, 1, Paris, Minuit, 2009.

15. Il s'agit d'une dialecti-que de la transformationde l'espace perçu : cf. Jean-Luc Antonucci,Architecture et cinéma,Cadrage.net, août 2003,www.cadrage.net/dossier/archicine/archi1.html.

16. Voir Lev Manovich, Pour une poétique de l'espace augmenté,Écrans numériques-Digitalscreens, Parachute, n°113,Hiver 2004, Montréal ; également disponible(anglais) sur son site :www.manovich.net/.

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L'habitation est, selon Benjamin, la forme la plus ancienne de sensibilitécollective, innervant les corps et ménageant l'espacement entre constanceet variation, espace et temps, limite et ouverture ; c'est dire qu'elle est lesubstrat de l'habitude. L'architecture élabore et fixe les schèmes d'organi-sation de l'habitat, donc de l'être-ensemble, selon l'appareillage techniqueet symbolique des sociétés, entre la circularité du foyer et la ligne droitedu cordeau. L'architecture grecque classique est l'un des premiers exemplesoccidentaux de dissociation marquée entre fonction porteuse et sépara-tion du dedans et du dehors, donc entre couverture et clôture par-delà lafonction de protection, ainsi que d'équivalence entre le haut et le bas. Cefaisant, en transposant dans la pierre les acquis de l'art du charpentier,elle fit faire un pas nouveau, décisif depuis les mégalithes, à l'articulationtectonique et donc symbolique de l'architecture monumentale. Le classi-cisme serait alors la consécration, dans l'usage harmonique de la réversi-bilité spatiale, des valeurs d'isonomie et d'autonomie que garantissent les lois de la Cité : une architectonique. Le problème de la modernité estd'articuler l'aspiration à l'autonomie et à l'égalité avec la multiplicité, la dispersion, l'hétérogénéité irréductibles des forces sociales et psychiquesà l'œuvre dans l'espace public. L'architecture moderne veillera donc àintensifier les valeurs omnidirectionnelles de la réversibilité spatiale, où le haut et le bas tendent idéalement à l'absolue symétrie et où la paroin'est plus qu'un écran flottant ou une membrane entièrement dissociée del'ossature, c'est-à-dire un plan constitutif de l'expérience spatiale et relatifà l'occurrence de celle-ci. Tel est notamment le sens radical de la Contre-construction (1923) de Théo van Dœsburg : le caractère d'utopie "flottante"et l'abstraction que lui confère l'axonométrie indiquent, non pas la totalisationdes points de vue, mais une ouverture infinie à la multiplicité des positionsrelatives.La perception distraite, étayée par le milieu construit et habité, est le subs-trat psychophysique du cinéma, étayant sa puissance émotionnelle pourle spectateur. Dans les différentes versions de L'Œuvre d'art à l'époque desa reproductibilité technique (1935-39), Benjamin met d'abord en place lesconcepts de reproductibilité technique et d'authenticité, de proximité etd'aura, de valeur de culte et de valeur d'exposition, de test et de jeu, detotalité et de montage. Ensuite, la présentation de la notion de distraction,anticipée par Dada comme provocation ou diversion (Ablenkung), succède à la comparaison de l'architecture, de l'épopée et du cinéma, quis'offrent à un mode collectif, simultané et inconscient de sensibilité. Enfin,la perception tactile de l'architecture est développée : coordonnée par l'habitude, elle constitue le substrat de la perception optique. L'habitudeest l'incorporation des acquis de l'intelligence technique, la mètis desGrecs, permettant la reproduction de ces habiletés au niveau du réflexe.Toutes les techniques, tous les arts, de la chasse à la rhétorique, en passant par la guerre, la navigation et la charpenterie, supposent une stratification de savoirs, de gestes, de rythmes qui étayent la pensée et lelangage17.

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17. Cf. Marcel Détienne,Jean-Pierre Vernant,

Les ruses de l'intelligence.La mètis des grecs, Paris,

Flammarion, 1978.

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La distraction implique donc l'habitude, mémoire corporelle permettant des'orienter dans l'espace à partir de zones de contact, des obstacles et despassages. Ce mode kinesthésique de l'habitude produit aussi des formesde disponibilité productive à l'événement, lesquelles sont le fond même del'invention artistique et politique. Elle combine liaison (des chaînes opéra-toires) et dé-liaison (ouverture à des usages et des situations multiples).C'est dire qu'elle est susceptible de répondre à l'événement par de nou-veaux agencements, par un nouveau montage de chaînes opératoires, detrajets, de gestes, etc., s'ouvrant au kaïros, l'instant opportun, et pouvantenchaîner par-delà toute règle connue - faire un coup : par la puissancecultivée et "souveraine"18 du singulier, le courage de répondre à l'occurrence non par un genre donné de discours, mais par une autreoccurrence, un déplacement qui ouvre au transfert du sens19. Il s'agit doncde la disponibilité armée et appareillée des masses à l'événement : cettecapacité de répondre à de nouvelles configurations est originairement liée à l'architecture ; celle-ci permet de disposer un milieu plastique entreindétermination et détermination, disposé à l'avènement des appareils entant que formes de la sensibilité de l'époque20. Or, ce potentiel psychiquede la distraction est aussi un champ collectif d'énergie libidinale soustraiteà l'identification. C'est ainsi que le cinéma est susceptible d'activer cettesensibilité de masse vers des façons de maintenir la possibilité d'autresespacements, dont l'architecture urbaine peut se ressaisir afin de penser,par-delà le déjà-là, des agencements ouverts à ce qui vient.L'architecture urbaine, qui distingue et relie le dedans et le dehors, enconstruisant des seuils entre l'un et l'autre par l'invention et la mise enforme de schèmes ambulatoires, articule perception tactile et optique.C'est alors une idée de l'inconscient qui prend le relais dans la conception,lorsqu'on est conduit à admettre que le corps appareillé sent, pense etdirige. Car les intermittences entre la chair et l'esprit, entre langage etimage, entre l'être et l'espace sont le matériau du cinéma rendant visibleles espaces sociaux voués à la perception distraite et ouverts par la péné-tration de l'œil explosif de la caméra à l'action dis-locatrice, disruptive ettransformatrice des singularités révolutionnaires issues des masses. Lapensée du montage s'appuie sur la figure et l'espace architecturaux afinde surmonter l'effet d'hypnose et d'amnésie dû à la disparition incessantedes images dans le défilement filmique. L'architecture urbaine est figurede répétition, d'immobilité et de durée21 ; répétée à l'écran, elle introduit ladiscontinuité cinématographique dans la durée d'un espace mental qui estcelui de l'écriture contre l'Histoire. Ce faisant, le montage rend sensible ladéconstruction de la continuité architectonique de la ville.L'expérience cinématographique du spectateur est alors une anamnèsede son mode d'être au monde en tant qu'il est irrémédiablement marquépar la dislocation de la représentation classique de l'espace, qui offrait ausentiment de l'inhérence au monde un cadre contraignant mais stable sou-tenant la mémoire narrative en tant que support des figures archétypales

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18. Cf. Georges Bataille,L'expérience intérieure,Paris, Gallimard, 1992, p.86.

19. Voir Jean-FrançoisLyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983.

20. Caractéristique de la pensée architecturale de Peter Eisenmann : cf. Alexis Meir,"Diagrammes et temporalitéarchitecturale : la loi des‘appareils’", Revue Appareil, n° spécial 2008,http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=332.

21. Voir Jacques Derrida, "52 aphorismes pour un avant-propos", inMesure pour Mesure,architecture et philosophie.Cahiers du CCI, n° spécial,Collège International dePhilosophie, CentrePompidou/CCI, 1987,Paris.

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de la communauté. C'est pourquoi les scansions architectoniques majeuresdu mouvement cinématographique se déclinent géographiquement sur le mode du parcours dans un monde de vestiges et de ruines, comme l'explique Eisenstein :

Parler de "parcours" au cinéma ne doit rien au hasard. Il s'agit du parcours imaginaire de l'œil, et de l'idée que l'on se fait de l'objet enfonction de ce qui apparaît à l'œil. Il peut s'agir du parcours de la pen-sée à travers la diversité des phénomènes éloignés dans le temps etl'espace mais réunis dans un concept sémantique unique selon unecertaine logique. Ces impressions qui se rapportent à des points devue différents défilent devant le spectateur immobile.Jadis, c'était l'inverse : le spectateur se déplaçait au milieu d'objets ingé-nieusement disposés, qu'il devait saisir du regard l'un après l'autre22.

C'est ainsi que le cinéaste soviétique conçoit l'articulation de l'espace etdu temps dans le mouvement : par une pensée de l'être en devenir habi-tant la terre par déplacements et variations incessants scandés designaux, de limites et de seuils concrets dans un milieu artificiel. Ce texted'Eisenstein s'appuie en particulier sur l'analyse et les gravures d'AugusteChoisy, lequel fit le premier l'hypothèse d'une composition processionnelledu site de l'Acropole d'Athènes pour en élucider l'apparent désordre.Eisenstein fait ainsi écho à Le Corbusier, qui développe l'idée de Choisypar un montage de dessins et de photographies, dans Vers une architec-ture.Or, l'idée de promenade architecturale chez Le Corbusier est exactementcontemporaine de l'invention par Murnau de la caméra mobile à hauteurhumaine, dans Der Letzte Mann (Le dernier des hommes, 102 mn), en1923. Celle-ci ne représente pas le point de vue d'un sujet en mouvement,mais au contraire sa dépossession dans l'œil de la caméra. La caméramobile de Murnau, comme la promenade architecturale, plonge la percep-tion optique dans la perception tactile : telle est bien la "zone de transfert"liant architecture et cinéma dans un espace de transformation, dont lemode de sensibilité est la distraction23. La répétition/variation, dans ce film,du plan sur la porte en tourniquet de l'hôtel en est la figure marquante. Lelien "haptique" et kinesthésique de l'optique au tactile est ce que LeCorbusier appelle "l'intention motrice", dont le plan d'architecture - para-deigma : ce qui est exposé au plus près - devient la condensation ouverte :Le plan est le générateur.L'œil du spectateur se meut dans un site fait de rues et de maisons. Ilreçoit le choc des volumes qui se dressent à l'entour. Si ces volumes sontformels et non dégradés par des altérations intempestives, si l'ordonnancequi les groupe exprime un rythme clair, et non pas une agglomération incohérente, si les rapports des volumes et de l'espace sont faits de pro-portions justes, l'œil transmet au cerveau des sensations coordonnées etl'esprit en dégage des sensations d'un ordre élevé : c'est l'architecture.24

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22. S. M. Eisenstein,"Montage et architecture",

Cinématisme. Peinture et cinéma, Paris,

Les presses du réel, 2009,p.43.

23. Le film de Tarkovskidont notre titre s'inspire,mais aussi notre propos,Stalker (1979, 155 mn),

pourraient être analysésen ce sens.

24. Le Corbusier, Vers une architecture,

Paris, Flammarion, 2004, p.35.

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Il s'agit donc plus d'un œil affecté en tant qu'organe que d'un regard sou-verain et détaché, en dépit du style "idéaliste" du discours. Le Corbusierrésume la relation cinématique à une structure construite, entre durée etdevenir, en une formule lapidaire : "La Construction, C'EST POUR FAIRETENIR ; l'Architecture, C'EST POUR ÉMOUVOIR."25 Le plan d'architecturedevient la trace d'une écriture de l'espace en plans et cadrages omnidirec-tionnels, habité kinesthésiquement dans une architecture du mouvement,cinétique ou transformable :

Faire un plan, c'est préciser, fixer des idées.C'est avoir eu des idées.C'est ordonner ces idées pour qu'elles deviennent intelligibles, exécu-tables et transmissibles. Il faut donc manifester une intention précise.Un plan est en quelque sorte un concentré comme une table analytiquedes matières. Sous une forme si concentrée qu'il apparaît comme un cristal, comme une épure de géométrie, il contient une énormequantité d'idées et une intention motrice.26

Le plan d'architecture est donc un opérateur, comme le plan de montage(script) : il transfère à l'espace concret un schème issu d'une Idée esthétique,appelée par Le Corbusier "intention motrice", laquelle doit donner sens àune multiplicité chaotique d'idées hétérogènes, comme ce que produit larencontre fortuite entre l'accumulation des demandes contradictoires d'unprogramme, les réglementations quant à l'acte de bâtir et la contingenced'un lieu. Si on relit attentivement ce texte, les idées, en effet, ne descendentpas du ciel de Platon puisqu'elles ne deviennent intelligibles que par l'organisation structurale d'un plan "précisant" le schème de réalisation.Ainsi, dans la promenade architecturale, la vision est portée par un corpsmarchant en contact avec le sol, tandis que, dialectiquement, le cinémaemporte le corps dans une vision, comme Eisenstein ne cesse de le mon-trer dans ses écrits. Les rapports entre architecture et cinéma retrouventle lien entre motion et émotion dans une "coproduction de l'espace".Le montage cinématographique n'est donc pas sans produire des effetsarchitecturaux, comme suffirait à l'attester, par exemple, l'œuvre deBernard Tschumi27. Celui-ci se réfère à Eisenstein et reprend l'idée de "promenade cinématique" pour le parc de La Villette, voué à l'accueil de ladiversité culturelle. Le principe du montage permet de relier ironiquementle parc à Paris et à l'anamnèse de sa modernité (la "ville cinéma", maisaussi la ville "révolutionnaire"). L'idée de promenade renvoie aussi defaçon complexe à l'histoire des jardins et à la sensibilité pittoresque. Lemontage montre ici encore son caractère dialectique, entre structure etévénement, architectonique et affect. L'architecture urbaine se pensedonc comme un montage d'hétérogénéités et de relations imprescriptibles.L'époque de l'appareil cinématographique, en effet, met fin au systèmedes beaux-arts dans lequel l'œuvre se conçoit comme une totalité closesur elle-même scellant l'énigme d'un sens originaire (arkhè). Elle révèle ce

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25. Id., p.9.

26. Ibid. p.145.

27. Voir Bernard Tschumi,The Manhattan Transcripts,New York, St. Martin'sPress, 1981 ; Cinégrammefolie : Le Parc de La Villette,Paris NineteenthArrondissement, Princeton,Princeton ArchitecturalPress, 1987.

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faisant un possible archaïque et utopique de l'architecture, une dialectiquenon-linéaire : l'incomplétude spatiotemporelle infinie du labyrinthe28. C'estégalement, par exemple, le sens du pavillon de l'U.R.S.S. de Mel'nikov29,le seul de l'exposition des Arts décoratifs et industriels modernes à Parisen 1925 à avoir été pensé selon le mouvement de masse aléatoire des visiteurs, grâce à un escalier traversant le pavillon en diagonale, qui résoutles problèmes de déplacement et de visibilité et organise dynamiquementla forme comme un authentique signe du temps. Mentionnons enfin, dansun même esprit, l'évolution de Vito Acconci30, réinvestissant l'expérienced'un poète devenu pionnier de l'"art corporel" dans un travail de design etd'architecture "civique". Vito Acconci Studio entreprend, en effet, de créer desaménagements urbains où le corps en repos (une sculpture pour s'asseoir et converser dans un parc) et en mouvement (la piste de skate commematrice de nouveaux sites communautaires) modèle des espaces com-plexes porteurs de signes et d'images signifiants pour une communautéen devenir dans le jeu des différences. L'architecture moderne s'ouvrealors à une poétique du mouvement, du déplacement et donc du transfert,par-delà le "fonctionnalisme". Elle appelle une poïétique du montage guidée par l'affect, de la discontinuité dans la durée, par-delà égalementles "formalismes" du n'"importe quoi", c'est-à-dire un art du transfert versl'autre scène du conflit "amoureux" des hétérogénéités.

28. Voir Daniel Payot, Le philosophe et

l'architecte. Sur quelques détermina-

tions philosophiques del'idée d'architecture, Paris,

Aubier-Montaigne, 1982 et notre "Le montage

selon Eisenstein : flânerie,monologue intérieur

et architectonique desmasses", in Suzanne

Liandrat-Guigues (dir.),Propos sur la flânerie,

Paris, L'Harmattan, 2009.

29. Voir Frederick Starr, K. Mel'nikov. Le pavillonsoviétique. Paris 1925,Paris, L'Équerre, 1981.

30. Voir Vito HannibalAcconci Studio, catalogue,

Musée des Beaux Arts de Nantes, Paris,

Les presses du réel, 2004.

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Contexte et complexitéUn édifice public à SaverneEntretien avec Dominique Coulon, architecte

Propos recueillis par Alexis Meier et Matthieu Richard, étudiant

Alexis Meier : Est-ce que votre perception du "contexte" a évolué aux coursde votre pratique ? Lisez-vous différemment le paysage, vous accrochez-vous à d'autres lignes paysagères ?Dominique Coulon : Je pense que ma vision a évolué et évoluera peutêtre dans le sens où, dans mon travail, il y a deux attitudes.La première est de se poser sur un terrain neutre qui génère des projetsde géométrie simple. C'est le cas de l'école de Marmoutier : la base est uncarré de 36 mètres de côté. La richesse spatiale est ensuite créée à l'intérieurdu bâtiment. L'autre attitude, qui est peut être plus récente, est de travailler sur la ques-tion du pli comme dispositif de transition entre le paysage et le bâtiment.Le bâtiment se plie et déplie, générant une richesse spatiale intérieure etextérieure. L'intérêt du pli est qu'il permet de travailler sur l'épaisseur, surla masse. Si on prend le plan du lycée de Saverne, il y a des moments degrandes épaisseurs et d'autres de finesses extrêmes. Ce contraste entreparties minces et parties "ventreuses" engendre des cadrages sur le loin-tain, puis un sentiment d'être très enveloppé et en même temps d'être enbalcon sur le paysage. La régularité m'intéresse assez peu, je préfèrequ'une logique mise en place soit nuancée voire contredite par d'autres.Cela génère une complexité et des lectures multiples. Je n'aime pas tropces bâtiments qui voudraient être démonstratifs, où l'architecte se sentobligé de révéler une trame constructive, un certain ordre : parfois ça peutdevenir rapidement un carcan pour le projet. Mon approche renvoie à desarchitectures que j'apprécie beaucoup, je pense par exemple à AlvaroSiza, qui est capable d'installer un ordre et en même temps de le contre-dire, enrichissant d'autant sa spatialité. Je pense aussi à la Casa Musicade Rem Koolhaas, qui est un bâtiment magnifique et qui marque à monavis une étape dans l'histoire de l'architecture. Spatialement, c'est trèsimpressionnant : une radicalité dans l'architecture des salles tout en gardant des valeurs d'usages. La grande salle est la deuxième d'Europed'un point de vue acoustique. Rem Koolhaas a apporté une nouvelle façonde générer le vide : la salle est à la fois une sorte de résultante d'un chaosdans une forme qui n'est pas non plus clairement dessinée, et pourtant çafonctionne à merveille. Je trouve ça impressionnant, tout d'un coup, c'est unchamp qui s'ouvre. Comme si d'une certaine façon l'architecte se trouvait

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dépossédé ; et ce qui devient le plus important est en amont : le jeu pro-grammatique qu'il a choisi de fabriquer pour cette architecture. Je nepense pas que Rem Koolhaas ait dessiné le volume tel qu'il est, c'est untravail plus libre que cela. La véritable force de ce projet est qu'il a modifiéles usages, dans la ville de Porto mais aussi au sein même d'une salle demusique. Le fait de pouvoir juxtaposer dans le temps des programmationsmusicales allant du concert de musique classique à la "rave party" électro-nique dans le même espace est impressionnant. Peu de bâtiments ontcette capacité de réversibilité.

A.M. : Si l'on revient sur l'extension du lycée de Saverne, quel rôle donne-riez-vous au volume penché de l'entrée ?D.C. : C'est pour accentuer l'effet de décollement de l'entrée. Le faitd'avoir cette masse qui se rabat sur la personne en contrebas. L'effet estencore accentué par la pente du terrain. Cette masse semble presquebasculer, elle produit une pression dans l'espace. On a l'impression quel'effet de porte à faux, bien que léger, est accentué par ce mur qui penche. Les briques qui sortent sont faites pour accrocher la lumière rasante et çafabrique des stries sur la façade. Elles donnent aussi un aspect de bâti-ment bouclier. C'est un dispositif qu'Henri Ciriani avait introduit dans leMusée de la Grande Guerre à Péronne. Les briques qui sortent renvoient à l'histoire de la construction. Elles correspondent à un moment où le client payait un verre aux ouvriers, unpot de vin. Pour marquer cet événement, ces derniers faisaient sortir unebrique. Je trouvais que c'était aussi une manière de renvoyer un clin d'œilà ces pratiques plus anciennes. Un pli "temporel" en quelque sorte.A.M. : Quand vous êtes arrivé sur le site, que l'on vous à demandé d'intervenir, qu'est-ce qui vous a marqué, qu'avez-vous souhaité révéler ?D.C. : Ce qui m'a marqué, c'est ce parc qui n'était pas si mal. À l'emplace-ment du bâtiment, il y avait peu d'arbres, ça paraissait assez logique de

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Lycée technologique de Saverne - extérieur

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s'y placer. Je trouvais intéressant que le lycée puisse avoir un rôle urbainsur la rue, c'est assez rare. La logique programmatique courante imposed'entrer par la cour et seulement après vient le bâtiment. Ça fabrique unedistance par rapport à la rue et réduit la capacité du bâtiment à impactersur la ville. Là, l'extension du lycée est sur les limites parcellaires quasimenttout le temps. Ensuite, ce qui me semblait important, c'était de faire échoaux altimétries qui étaient données par la villa. Il y a des correspondancesexactes entre les hauteurs de corniches et certains registres du bâtiment.Il y a un dispositif en gradins plus haut qui renvoie à d'autres altimétries demanière à avoir un rapport au ciel équivalent. A.M. : Dans le rapport au sol j'ai la sensation qu'il y a deux facettes : lecôté en belvédère présente un socle, une masse mise en lévitation et undécrochement sommital, et l'autre, côté jardin, est en retrait. Qu'est ce quia motivé ces choix ?D.C. : Il y a la contrainte donnée par le programme qui est d'établir descorrespondances avec la villa. Cette contrainte devient un prétexte pourfabriquer un socle, un effet de balcon. Mais c'est aussi une réinterprétationdu principe de grand escalier de la villa. Finalement le dispositif en creuxet le positionnement de l'escalier d'accès de l'extension ne créent pas deconcurrence avec la villa. La villa reste l'élément qui crée le premierancrage. Le bâtiment lui fait une sorte de révérence. Ce qui me plaisaitc'était la force de cette villa, il fallait que le nouveau projet la serve aussi.A.M. : De la même manière, quel rapport avec le sol avez-vous voulucréer sur la partie jardin ?D.C. : C'était plus difficile, les murs sont en limites parcellaires. La villasuggérait des murs opaques, il y avait presque cette logique à prolonger.Entre, il y a un dispositif qui permet de faire entrer la lumière naturelle au cœur du bâtiment. À la fois on joue de la profondeur et on éclaire lescirculations naturellement. Au sol, il y a ces jardins patios qui sont plutôtagréables, mis en intimité du parc par un jeu topographique.A.M. : Quel est le statut des creux générés dans les plis du ruban, dans lerapport intérieur/extérieur ? D.C. : Ça fabrique une sorte d'intériorité, on n'est pas juste dans un bâti-ment qui regarde un espace extérieur, un paysage, il y a aussi les espacesqui se regardent entre eux. Je n'ai jamais eu l'occasion d'être étudiantdans un bâtiment avec ce genre de dispositif, mais j'imagine que ça doitêtre très agréable de pouvoir à la fois avoir des échappées visuelles etdans le même temps regarder ses collègues dans la salle d'à côté. C'estcomme un espace intermédiaire.A.M. : À l'intérieur, les circulations offrent toujours des épaisseurs. En par-ticulier, le plafond présente différents reliefs et directions. Quelles sont vossources d'inspiration, et que souhaitez-vous transmettre comme ambiancedans ces lieux ?D.C. : Le parcours, dans ce type de bâtiment, est finalement le lieu où l'on peut enrichir l'espace, le rendre plus complexe, plus ludique. Il donne

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aussi l'identité d'un étage. Dans une salle de classe, par contraste, il y aune sorte d'obligation à installer une certaine sérénité, les élèves doiventpouvoir se concentrer. C'est pour ces raisons que les salles sont blanches,que la géométrie est régulière, le tableau est bien centré, la lumière homo-gène. Il y a quelque chose qui est au service de l'usage alors que dans lescirculations, l'exigence est moins forte, on peut fabriquer des espaces plusludiques.

À propos de l'usage toujours, c'est un lycée où il y a beaucoup de filles, enraison de certaines sections de BTS. Dans la villa, au moment de choisirla couleur du hall, des élèves qui passaient avaient apprécié une teinterose assez "flashy", et c'est peut être ça aussi qui évolue dans mon travail :pour moi l'architecte, même s'il n'est pas du même avis, n'est pas obligéde se mettre en résistance par rapport à l'usage. Et si des filles en BTSapprécient le rose, et bien pourquoi ne pas en mettre ? À l'intérieur, toutesces lignes qui semblent flotter sont en réalité très appuyées géométrique-ment. L'idée est de fabriquer un nouveau système à des niveaux de logiquesdifférentes : celle du toit, de la couleur au sol, de la disposition des éclai-rages, du rabattement de tel ou tel élément. Le travail de correspondanceparfaite entre tous les éléments, partir de la trame constructive pour aboutiraux dessins des sols, des lumières, des couleurs, requiert un travail labo-rieux sans générer pour autant un effet pertinent. Ce travail apparaîtcontre-nature. À l'inverse, mettre en tension différentes logiques permetune multiplicité de lecture, crée des dynamiques, des glissements.L'origine de ce déclic vient peut être de ma visite de la manufactureClaude et Duval à Saint-Dié durant mes études. Il y a un travail de la tramestructurel qui a sa logique, ensuite il y a un dessin des brise-soleils, qui ontaussi leur logique mais différente de la première, de la même manièrepour les menuiseries, la couleur. L'ensemble fabrique une sorte de glisse-ment entre ces éléments qui est à mon avis beaucoup plus dynamique

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Lycée technologique de Saverne - intérieur

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que si on travaille sur une correspondance. La correspondance totalenécessite un travail de dessin titanesque qui pour moi, ne produit pas tou-jours grand-chose.A.M. : Pour le lycée de Saverne, à grande échelle, quel rapport avez-vousvoulu établir depuis le bâtiment vers le paysage et/ou du paysage vers lebâtiment ? D.C. : Ce n'est pas ça qui a généré le projet. Le pouvoir de ce bâtimentsur la grande échelle est très limité. C'est plutôt le bâtiment qui fait échoau site dans ses cadrages, dans ses ouvertures. Mais plus largement, si on s'intéresse à la définition du paysage... Évidem-ment j'aurais envie de la définir par rapport à l'architecture car je ne suispas un paysagiste mais un architecte :

- soit l'architecture fabrique ou refabrique un nouveau paysage créant une tension entre l'architecture et le paysage.

- soit l'architecture se pose dans un paysage écrin : ce dernier a telle-ment de qualités que l'architecture doit faire écho et trouver un sys-tème de résonance avec le paysage.

Prenons des exemples pour illustrer ces deux cas. Je viens de terminer un bâtiment à Maizières-Lès-Metz. C'est une écolede musique avec un auditorium. Implanté dans un site périurbain assezmédiocre, où l'accroche paysagère est très difficile, le bâtiment s'affirmealors par contraste. Il fait cent mètres de long par quarante de large ets'inscrit en porte-à-faux par rapport à la topographie. Pour moi, il fallait quecet équipement fabrique une hiérarchie claire entre des pavillons et desimmeubles collectifs. Cet équipement culturel a une force dans la ville, ildoit marquer son statut par une rupture d'échelle et une certaine violencepar rapport au site. Pour ça, je fabrique un nouveau paysage : le bâtimentest perpendiculaire à une autoroute et va s'adosser à une forêt deséquoias géants.

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Centre national d’art dramatique de Montreuil

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Si on prend maintenant le contexte du lycée de Saverne : une très bellevilla du XIXe en brique, située dans un parc dont il fallait fabriquer uneextension. Là, l'architecture fait écho : par ses matériaux, par ses altimé-tries, par une géométrie qui s'adosse pour partie presque sagement à l'alignement des limites parcellaires. L'idée était de se faire le plus petitpossible…En bref, je reste ouvert au "jeu" initial de l'architecture, celui qui permet de se confronter intellectuellement, d'organiser spatialement et d'accom-pagner techniquement les multiples évolutions et transformations de notremilieu afin de qualifier, autant que faire se peut, de nouveaux environne-ments toujours plus riches de complexité.

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Paul-Henry Chombart de Lauwe (1913-1998) est un anthropologue spécialisé dans l'étudedes phénomènes urbains, la vie quotidienne des ouvriers, la question du logement et plusgénéralement les aspirations et les phénomènes culturels. Son œuvre est impressionnanteet attend encore une étude spécifique. En 1972, il participe au Symposium de l'Associationde psychologie scientifique de langue française qui se tient à Bruxelles et y présente lacommunication que nous reproduisons, "Eth(n)ologie de l'espace humain", dont le titreexprime bien la double démarche de l'auteur, combiner l'apport de l'ethnologie à celui del'éthologie afin d'éclairer cette notion si délicate à circonscrire, l'espace de chacun. Unepartie des actes sera publiée en 1974, De l'espace corporel à l'espace écologique (PUF,334 pages) et la table des matières confirme la qualité des contributions et l'éventail trèsouvert des disciplines sollicitées. En effet, six grands exposés sont prononcés et discutéspar des savants. L'ensemble est de très bonne tenue. Les exposés sont les suivants : "Letraitement des informations spatiales", par J. Paillard, "Les débuts de la construction del'espace chez l'enfant", par E. Vurpillot, "Les désorganisations pathologiques de l'espaceextra-corporel", par E. de Renzi, "Territoire et espace chez l'animal", par M. Cullen,"Modèles de l'espace géométrique", par F. Bresson et le texte de Paul-Henry Chombart deLauwe. Celui-ci est discuté par R. J. Tabouret ("Quand et pourquoi parler d'espace à pro-pos de l'aménagement des lieux et édifices"), M. Imbert ("Espace et vie sociale : un champinteractionnel") et le docteur C. Leroy ("L'homme et ses espaces"). Paul-Henry Chombartde Lauwe relate sa formation, ses rencontres et surtout expose sa compréhension dumonde urbain dans Un Anthropologue dans le siècle (Descartes & Cie, 1996, entretiensavec Thierry Paquot). La notion d'"espace" est cruciale dans son œuvre c'est pourquoicette courte mise au point théorique méritait, à nos yeux, d'être à nouveau accessible.

Thierry Paquot

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Pour éviter toutes confusions, la notion de l'espace humain demande àêtre située par rapport à plusieurs autres notions : milieu, environnement,milieu social. Nous retiendrons seulement ici que, du point de vue de l'eth-nologie, l'étude de l'espace est un aspect de l'étude du milieu. Nous distinguerons l'espace concret, ou espace-objet (ensemble des élémentsdisposés d'une certaine manière les uns par rapport aux autres), l'espace-représentation (ensemble de signes, de symboles permettant de se repré-senter l'espace-objet ou d'en inventer d'autres), l'espace-action (les objetssaisis dans un mouvement dans leur rapport avec le sujet-acteur). La disposition des objets dans l'espace concret est saisie par la différence(toucher, audition, vue) et le mouvement (déplacement, donc relation avecle temps).La disposition des objets dans l'espace est en partie le fait des structuresphysiques ou biologiques, en partie le résultat de l'action des hommesd'une société. Il est alors possible d'étudier les relations entre les compor-tements et l'espace, en distinguant l'espace "naturel", l'espace "social",l'espace sociogéographique.

L'espace géographique et les comportements humainsL'espace géographique (au sens des sciences de la nature) est envisagéici des points de vue physique, biologique ou écologique et cosmique, enfonction de ses relations avec les comportements humains et avec la perception qu'en ont les membres d'un groupe ou d'une société.Étudié sous l'aspect physique, l'espace correspond à la disposition desobjets matériels les uns par rapport aux autres tels qu'ils sont perçus parles hommes. Les montagnes sont hautes, la ligne d'horizon de la mer estdroite, la Lune est ronde, le désert est vide, les cristaux répètent les formes symétriques. À partir de ces objets perçus s'élaborent des repré-sentations. La hauteur, la largeur, la ligne droite, la ligne courbe, le cercle,le carré sont des abstractions à partir de ces éléments du milieu physiquequi nous permettent de les différencier permettant d'autres catégorisationssuivant d'autres dimensions. L'intensité ou la qualité du bruit ou de lalumière permettent également de situer et de différencier les objets.Les objets se déplacent. La pluie tombe, le fleuve coule, la mer monte, lesnuages changent de forme. La différence est fonction du temps, autredimension de l'espace physique perçu. Suivant les saisons, les relationsentre les objets se modifient. Les distances peuvent être plus ou moins

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1. L'n entre parenthèses indique l'intérêt qu'il yaurait à préciser les rapports entre l'Éthologieet l'Ethnologie. Nousessayerons de revenir ailleurs sur ce problème.

Eth(n)ologie de l'espace humain1

Paul-Henry Chombart de Lauwe

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grandes car le temps qu'il faut pour aller d'un point à un autre varie en raison des obstacles qui peuvent surgir. Le loin et le près sont relatifs.Diverses recherches en ethnologie ont permis d'analyser ces caractèresde l'espace écologique. Les différences dues aux changements s'accen-tuent dans les migrations et dans les bouleversements brusques tels queles éboulements, les crues, les tremblements de terre.La vie apporte dans l'espace physique des changements beaucoup plusfréquents et plus réguliers. Les arbres croissent, ils perdent leurs feuilles.Les animaux eux aussi grandissent. Ils prennent une place dans l'espaceet en modifient les éléments. Ils entrent en concurrence, ils s'approprientl'espace et défendent leur territoire. Entre eux, la vie végétale et les objetsinanimés, un équilibre s'établit. Des itinéraires, des barrières, des centresd'attraction apparaissent. Les hommes eux aussi entrent dans ce jeu per-pétuel et leur représentation de l'espace s'élabore en relation avec lui. Leschangements de végétation, les migrations d'animaux, les conflits entreles espèces sont perçus dans un espace dont les dimensions se multiplient à l'infini.L'intervention des hommes, qui modifie la disposition des objets et lerythme des changements, ne peut pas être séparée des autres aspectsphysiques de l'espace. Il y a de moins en moins d'espace "naturel", maisil serait tout aussi inexact de dire que tout est culturel dans l'espace. Lesmésaventures de l'environnement aujourd'hui viennent en partie de cetteerreur. Mais nous n'aborderons pas ici les applications pratiques.Même les aspects cosmiques et microscopiques de l'espace obligent àposer la question des modifications apportées par les hommes. L'espacecosmique qui était rêvé est maintenant "vécu" avec l'avion et la fusée.L'espace lunaire peut devenir objet d'exploitation et de concurrence, tandis que le microscope électronique nous introduit dans le monde desatomes où les hommes provoquent des changements et des mutations. La"maîtrise de l'espace" provoque des transformations de la représentationde l'espace. Que deviennent aujourd'hui les conceptions des deux infinis ?La question est posée aux psychologues, aux mathématiciens et aux physiciens.

L'espace social proprement ditL'espace "social" concerne l'interaction des individus, des groupes et de lasociété. Les individus et les groupes sont situés les uns par rapport auxautres dans des systèmes de parenté, en fonction de groupes d'âges oud'étapes d'initiation. Ils sont socialement éloignés ou proches. La sociétéest divisée suivant les systèmes économiques. Il est possible de parler desituation dans la production, dans une échelle de revenu, dans uneéchelle de prestige.Situer suppose concevoir un espace pour situer. Des distinctions peuventalors être faites entre la notion de strates superposées dans des échelles

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quantitatives et celle de groupes et de classes qui correspondent à des différences qualitatives. Les mêmes individus peuvent être situés de deuxfaçons. Leurs itinéraires varient suivant les dimensions dans lesquelles onles situe. La société tout entière constitue un espace organisé suivant desdimensions politiques : par exemple, société dualiste à deux clans oppo-sés, société pyramidale avec au sommet un roi de droit divin. L'espacesocial ne peut être compris qu'en tenant compte des tensions entre lesgroupes différemment situés, des conflits, des changements constantsdes dispositions des éléments de la société les uns par rapport aux autres.Chaque groupe social se représente à sa manière l'espace social. Leséchelles de prestige, de valorisation des individus, varient suivant les classes et les milieux. Il est sans doute superflu de rappeler les études surla perception de la "distance" qui sépare un ancien immigrant anglais d'unquartier riche et un habitant noir d'un quartier pauvre aux États-Unis. Ladistance entre un manœuvre et un directeur d'entreprise en France estégalement considérable. Au contraire, suivant l'expression du langagecourant, les parents sont des "proches". Il est question aussi de mésal-liance entre un garçon de "haute" famille (ou trivialement de la "haute") etune fille qui n'est pas de son milieu. Dans quel espace sont situés tous cesgens qui entrent, sortent, s'excluent, se rencontrent ? Les échelles devaleurs, les symboles, les croyances contribuent à rapprocher ou éloigner,à constituer des barrières, à instaurer des canaux de communication horizontale (dans un même milieu ou une même classe) et verticale hiérarchique (entre un groupe au pouvoir et des groupes qui en sontexclus).L'espace social s'organise en fonction de la dominance, de la contradiction,des tensions, des discordances. Toute cette vie de la société qui s'exprimedans l'espace social est liée aux modes de production, aux formes de travail, aux rapports de production, aux échanges, à la consommation.C'est dans l'espace économique qu'il est possible de discerner l'originedes différences, des valorisations, des barrières. Les divisions verticalesdu travail par branches professionnelles et horizontales par niveaux dequalification sont parmi les divisions majeures de l'espace social. Dans unsystème capitaliste, la valorisation des personnes est fondée largementsur la hiérarchie des revenus. Les classes et les castes sont déterminéespar les conditions économiques. Dans ce sens, l'espace social est contrainteet aliénation pour les individus et les groupes. Mais la représentation de la situation dans l'espace social, la prise de conscience des conditionne-ments, des itinéraires obligatoires, des obstacles à la montée sociale, permettent d'accéder à un premier stade de libération. Elle est en tout casla condition indispensable pour pouvoir entreprendre une action de trans-formation.

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L'espace sociogéographiqueIl est souvent difficile et dangereux d'étudier l'espace social sans tenircompte de sa relation à l'espace géographique. La société existe dans unespace socio-géographique. Elle projette dans l'espace géographique desstructures sociales, des représentations, des symboles, des mythes qui luisont propres. Elle différencie l'espace suivant des systèmes de valeurs quise sont élaborés dans son sein.Un schéma polyvalent d'observation permettra de confirmer cette remar-que dans tous les domaines de la vie sociale2. Quelques exemples peuventêtre étudiés :Le travail, l'organisation de la production modifient l'espace géographique"naturel" (limites de champs, sillons, arrières de défenses contre la mer oules fleuves, forme des outils, implantation des ateliers, puis des entreprises)tout en dépendant de lui.Les déplacements des hommes dans l'espace géographique dépendenten partie des conditions naturelles, mais de plus en plus tissent sur le soldes réseaux correspondant à leurs activités. Les chemins, les routesrelient des maisons, des villages, des villes. La concentration s'accentue,marquant dans l'espace géographique des différences de densité, de puis-sance de production, de pouvoir politique. Le centre de la ville a un caractèrefonctionnel et un caractère symbolique. L'apparition d'un centre principalet de centres secondaires dans un schéma radioconcentrique traduit uneconception de l'autorité dans l'État et dans la vie économique.La maison correspond à une certaine image de la famille et de la parentédans une société. Elle est en même temps refuge, protection, intimité.Symbole, elle est signifiant de tout un signifié personnel et social que sonplan, sa forme, sa décoration laissent pressentir.

L'espace imaginaireLes hommes d'une société ne se représentent pas seulement d'une certainemanière l'espace géographique et l'espace social. Ils construisent desespaces imaginaires qui leur permettent de s'évader des contraintes desdeux autres. Le rêve se déroule dans un espace qui lui est propre, où lesemprunts à l'espace naturel, à l'espace social, à l'espace sociogéographiquese recomposent d'une manière nouvelle. Il est question aussi de l'espacepoétique, de l'espace pictural, de l'espace musical. Les espaces qu'utilisentles sciences sont eux-mêmes construits en tenant compte de l'"expérience"sociale, car l'imagination des chercheurs travaille dans un cadre social quiagit sur la démarche de leur pensée.Le dessin des jardins est souvent la projection de l'imaginaire dans la vieréelle, tout en exprimant la démarche logique d'une culture. Enfant et jardin,enfant et espace de jeu sont des thèmes privilégiés pour l'étude de lasocialisation de l'individu dans le cadre d'une société. La comparaison entredes jardins anglais, français, japonais, arabes, est à ce sujet expressive.Que dire de l'espace religieux projeté dans le plan de la cathédrale, dutemple, de la pagode !

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2. Voir une première formulation de

ce schéma in Aspirationset transformations sociales,

Paris, éd. Anthropos,1970, pp.281-293.

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C'est peut-être dans le théâtre et dans le cinéma que la projection de l'ima-ginaire dans la vie quotidienne trouve le médiateur le plus efficace.L'espace dans lequel le comique et le tragique s'expriment sur la scène ousur l'écran emprunte des éléments à la fois aux détails du cadre habituelet à l'imaginaire. C'est un rêve recomposé dans lequel les désirs des spec-tateurs rejoignent ceux de l'auteur, grâce à la construction d'un espace quiéchappe aux règles habituelles. Auteur et spectateurs peuvent construireensemble une société d'évasion, une société utopique, échappant aux loishabituelles de l'espace, mais qui peut garder des aspects d'une sociétéréelle où ils se sentent portés vers l'action.Mais nous ne pouvons pas aborder ici l'étude de tous les rapports entrel'esthétique de l'espace, les comportements quotidiens et l'organisationsociale. Le domaine est trop vaste pour être résumé en quelques lignes.C'est notamment toute la symbolique de l'espace sur laquelle il seraitnécessaire de s'interroger.

Multiples dimensions et déformations de l'espaceL'espace topographique à deux ou trois dimensions ne peut suffire à situerles éléments de la vie sociale. Il emprisonne les hommes dans un cadrerigide et irréel. De nouvelles dimensions demandent à être prises enconsidération, ou, plus exactement, l'espace libre voudrait échapper à lacatégorisation des dimensions.Quelques distorsions sont particulièrement frappantes. Deux exemples dela correspondance temps-espace sont ici à citer. Le premier concerne larépartition des commerces dans l'espace topographique urbain suivant lesrythmes auxquels ils correspondent dans l'emploi du temps des citadins.Le second se rapporte au calcul des distances non plus en fonction dunombre des kilomètres mais en fonction du temps de parcours, qui varieavec les moyens de transport utilisés. Mais cette distance-temps devienten fait une distance temps-argent, car le prix du transport augmente souventavec la vitesse du véhicule. Cette intervention de l'argent comme dimen-sion de l'espace entraîne de nouvelles ségrégations sociales suivant lesrevenus, en modifiant la situation des individus les uns par rapport auxautres dans l'espace social et dans l'espace sociogéographique.Mais l'argent n'est pas la seule "dimension" qui s'ajoute aux précédentes.Si nous étudions les comportements des individus et des groupes dansl'espace socio-géographique, nous constatons qu'il est divisé en zones deplus ou moins forte densité, en zones résidentielles ou industrielles, enrégions plus ou moins développées, en zones plus ou moins privilégiéessuivant le prestige des habitants, en sacré et en profane. La question estde savoir si les échelles correspondantes permettent aux groupes demieux se situer ou si elles sont des obstacles à la communication, quifavorisent l'établissement de systèmes autocratiques.

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Création et organisation de l'espace - l'espace-actionEn tenant compte des rapports entre l'espace-objet et l'espace-représen-tation, entre l'espace social et l'espace géographique, il devient possibled'analyser de quelle façon les hommes organisent l'espace socio-géogra-phique en fonction de leurs représentations de l'espace et, plus largement,de leurs systèmes de représentations et de leurs systèmes de valeurs.L'espace vécu dans les comportements quotidiens n'est pas rigide, il semodifie constamment au niveau de l'individu, des groupes, de la société.Or il existe, dans la civilisation industrielle notamment, une dissociation deplus en plus accentuée entre l'organisation de l'espace d'après la repré-sentation qu'en ont les classes ou les pays dominants et l'espace vécuquotidiennement. Les hommes sont mal à l'aise dans l'espace construitpour eux mais non par eux. L'espace leur est étranger, ce qui est unaspect de l'aliénation.L'espace exprime non seulement les structures sociales mais les tensions,les conflits, les dominances, en particulier entre classes, entre groupesethniques, entre groupes d'âges, entre catégories de sexes. Les différentesformes de pouvoir y sont symbolisées dans des monuments dont la répartition marque des points de repère et des pôles d'attraction ou derépulsion.Mais aujourd'hui surtout, l'espace tel qu'il est perçu dans la ville a perduses significations. Plus les points de repère deviennent fonctionnels, plusla ville est techniquement organisée, plus l'espace économique est efficace, et plus le décalage entre l'espace imaginaire, l'espace vécu etl'organisation de l'espace tend à s'accroître. Ici nous revenons à la faillitede la symbolique de l'espace dans la civilisation industrielle. La rationali-sation provoque un étouffement qui finit par exploser en révoltes du désir.Tout ce qui a été dit sur les contradictions de l'environnement, sur la pertedu sens dans l'espace urbain, ressort ici avec plus d'évidence.L'aménagement de l'espace sociogéographique consisterait à saisir lesrelations entre les individus et les groupes dans un mouvement perpétuelet à créer le cadre qui faciliterait ce mouvement au lieu de l'entraver. C'estalors qu'il serait possible de parler d'espace-action, de la remise en questionet de la création d'espaces permettant aux sociétés de se développer.Cet effort supposerait une connaissance de plus en plus approfondie desbesoins, des intérêts, des désirs, des aspirations relatives à l'espace enrapport avec tous les domaines de la vie sociale. Plus précisément, ils'agirait surtout de connaître les processus par lesquels ces besoins, inté-rêts et aspirations se modifient pour pouvoir organiser l'espace de lasociété à venir. Le schéma polyvalent auquel il a été fait allusion plus hautpourrait, dans une certaine mesure, y contribuer.Tout aménagement de l'espace suppose une prise de décision, c'est-à-dire un choix entre ces besoins, ces intérêts, ces aspirations, ces valeurs.La préparation de cette décision aboutit donc finalement à définir une poli-tique de l'espace. Toute création d'espace est un acte politique.

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La thèse interroge la démarche de conception architecturale. Il s'agit d'essayer de cerner la nature des rapports du lieu et du projetarchitectural. Cette question dépasse l'approche topologique (la topogra-phie, la nature du sol et du climat, les dimensions de la parcelle, …) pourintéresser les fondements intellectuels spécifiques de la démarche.Il s'agit plus précisément d'essayer de comprendre et d'interpréter ladimension subjective inscrite au cœur de la conception architecturale. L'architecte se construit humainement et professionnellement en toutesubjectivité, relativement à la perception phénoménologique chère àMerleau-Ponty : "…ce qui ressort (…) de la plupart des analyses merleau-pontiennes est que l'univers des vérités prédicatives et des significationsest (…) tout d'abord univers perceptif, monde phénoménal : comme il y aune phénoménologie de la perception des choses, il y a une phénoméno-logie de la manifestation des idées ou significations ; notre accès à lavérité a pour condition les conditions de la perception des idées, et celles-ci sont analogues à celles de la perception des choses."1

Dans ce cadre, la notion de lieu est complexe car le lieu, déterminé àl'aune d'une perception phénoménologique, est toujours l'objet d'uneexpérience singulière, à la fois conséquence et cause d'une connaissancetoute aussi singulière.Il semble donc pouvoir être intéressant de questionner en ce début de XXIe siècle les rapports du projet architectural et du lieu, à une période particulière de l'histoire des hommes, où les lieux semblent particulière-ment malmenés et perçus ; entre la ville générique de Rem Koolhaas, laville franchisée de David Mangin et les planétaires proliférations immobi-lières, les problématiques architecturales et urbaines contemporaines propres à la détermination et à l'identité des lieux sont innombrables, suscitent polémiques et débats.Au-delà de l'approche phénoménologique dont il est l'objet, le lieu recouvrediverses définitions, notamment sous la plume d'Augustin Berque qui endétermine une double dimension cartésienne et sensible, le topos et lachorâ.2

D'autres approches et considérations du lieu existent, mais, des penseursaux artistes3 et aux architectes, c'est bien la question de la contempora-néité des rapports de l'intervention et du lieu qui se pose. Ainsi, même s'il

De l'idée architecturale aux lieux de l'architectureL'approche du lieu comme révélateur de la posture et du regard de l'architecte sur le mondeFranck Guêné, thèse de doctorat en architecture soutenue en 2009

1. Anne-Marie Roviello, in Marc Richir et ÉtienneTassin, Merleau-Ponty,Phénoménologie et expérience, éditions Jérôme Million, Grenoble 2008, premièreédition Gallimard, 1998, p.163.

2. Selon Augustin Berque, le lieu est d'abord le lieu du topos, "parfaitement définissable en lui-même,indépendamment des choses. C'est le lieu descoordonnées cartésiennesdu cartographe, dont l'ordonnée (la longitude),l'abscisse (la latitude) et la cote (l'altitude) s'établissent dans l'espace absolu desPrincipia mathematica deNewton. Le lieu y est unpoint abstrait, totalementobjectif. Il relève d'une géométrie qui permet de définir non moins strictement les objets qui peuvent ou non s'y trouver".Le lieu est également le lieu de la chorâ, "essen-tiellement relationnelle. Le lieu y dépend des choses, les choses endépendent, et ce rapportest en devenir : il échappeau principe d'identité. C'est le lieu du “croîtreensemble” (crum crescere,d'où concretus) des chosesdans la concrétude dumonde sensible".

3. On pense ici plus particulièrement aux artistes du Land'art qui se sont appropriés leslieux et ont approprié leurs œuvres aux lieux.

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en situe l'origine au siècle des Lumières, Christian Norberg-Schulz associeà l'architecture du XXe siècle la notion de perte du lieu. L'historien norvé-gien pense plus particulièrement au Mouvement moderne, son influence,ses conséquences, sa dégénérescence4, dont Augustin Berque dénoncelui aussi la logique : "Cette logique-là, c'est celle du topos ou de la Stellede l'objet architectural solitaire ou ubiquiste, toujours identique à lui-même,qui est issu du Mouvement moderne en architecture et en urbanisme. Lemême parallélépipède A (soit dit pour simplifier), indifférent à quelquemilieu que ce soit, se retrouvera de Romorantin à Valparaiso, en haut dela colline comme au fond de la vallée, derrière l'usine aussi bien que devantla mer. Dans une version un peu plus élaborée de la même logique, Starckou Takamatsu imposeront la même “architecture bruyante” ici ou ailleurs :n'importe où."5

Pour A. Berque et C. Norberg-Schulz, l'architecture contemporaine sembledonc avoir pris ses distances et ne plus générer aucun rapport au lieu.Mais ce constat est-il aussi radical dans la mesure où l'architecte prendtoujours formellement position vis-à-vis du lieu ? Si Shin Takamatsu reven-dique toute rupture du rapport de l'architecture et du lieu, il génère cependantpar son architecture un événement au lieu précis de l'édification du projet ;et si Andô semble se déterminer en fonction du lieu, la question se posede savoir si sa posture est juste dans tous les cas…Si le constat indéniable est que l'architecte, comme tout être humain, induit dans ses actes et a fortiori son architecture, une dimension subjective,personnelle et phénoménologique, la question semble donc plutôt devoirêtre : de quelle manière la pensée subjective du monde et du lieu entre-t-elledans le processus de conception du projet architectural ?À partir de ce positionnement phénoménologique, la thèse se construit surla base d'une hypothèse en deux parties.1| Le rapport singulier que l'individu/architecte entretient avec le mondedéveloppe chez l'architecte une pensée préalable, politique, culturelle et/ousociale qui oriente la démarche de projet. Cette pensée consciente ouinconsciente est une idée spatialisée du monde, l'expression d'un projetpour le monde ou conforme au monde. Ce concept, entre l'idée et le projet, est nommé l'idée architecturale. Une illustration de ce que peut êtrel'idée architecturale réside dans l'utopie. Le projet utopique (qu'il s'agissede celui de Platon, de Thomas More ou d'Étienne Cabet, entre autres)s'accommode et fait l'objet d'une description spatiale, alors que sur le fond, le projet est un projet politique, un projet d'urbanité et non unprojet d'urbanisme.2| C'est la rencontre de l'architecte et du lieu qui permet ou non l'émer-gence de l'idée architecturale. Parce que le lieu est toujours lu à traversun filtre culturel et personnel, il est décrypté par l'architecte comme le lieuéventuel et possible d'une démonstration politique, culturelle et/ou sociale,en opposition ou en phase avec le monde contemporain.

4. Le terme tel qu'il est employé ici est

de Tadao Andô. Tadao Andô,

in Yann Nussaume, Tadao Andô et la question

du milieu, le Moniteur, collection Architextes,

Paris, 1999.

5. Augustin Berque, in Yann Nussaume,

Tadao Andô et la questiondu milieu, le Moniteur, collection Architextes,

Paris, 1999, p.22.

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Si cette attitude doit pouvoir être déterminée comme une constante del'histoire de l'architecture, les architectes du XXe siècle semblent bienexpérimenter, plus qu'à toute autre période de l'humanité, des voies com-plexes, novatrices, contradictoires, expérimentales et incertaines…La démonstration s'établit autour d'architectes chez qui une démarcheparait être plus ou moins clairement assumée et définie (en l'occurrenceici, Le Corbusier, Tadao Andô et MVRDV).Il s'agit alors de rechercher et d'analyser la nature des fondamentaux quitransparaissent dans les rapports des projets d'architecture aux lieux.Dans l'exemple de Le Corbusier, il est cherché à montrer que l'architectedéveloppe d'une manière personnelle, et absolument indépendante detoute doctrine ou système, une vision panthéiste du monde dont l'idéalitéperceptible se réalise dans le paysage. Cette relation au monde lui est inspirée par sa rencontre en 1907 avec la Chartreuse de Galluzzo enToscane. Dès lors, l'ensemble de l'œuvre corbuséenne peut être analysée auregard de cette référence qui constitue l'idéalité d'un bonheur universeldont l'architecte a le pouvoir de recréer les conditions. Cette ambitionimplique le rapport de l'architecture à une nature puissante et divinisée. LeCorbusier intègre ainsi de manière permanente le paysage à son architec-ture, comme le moyen d'être à la fois seul et en relation avec le monde.Le Corbusier a le projet utopique et universel de mettre en place les condi-tions architecturales de l'établissement d'une société de frères, une sortede communisme platonicien. Face et/ou au cœur d'un lieu idéal6, Le Corbusier ambitionne de développerson projet politique (les Cités Radieuses, les projets pour Alger, Rio deJaneiro, Montevideo, Sao Paulo, La Tourette, …)Face à un paysage de moindre ampleur, Le Corbusier met en exergued'autres aspects du projet architectural que le projet politique : la compo-sition, les tracés régulateurs. Pour l'essentiel, Le Corbusier n'a d'ailleursréalisé que des propositions politiquement non subversives, notammentles villas blanches : la villa Stein, la villa Savoye, etc.Toutes ces recherches individuelles constituent des fins en soi, mais ellescontribuent à une ambition plus profonde, celle d'œuvrer pour le bien del'humanité, ambition que Le Corbusier n'a finalement jamais pu réaliser demanière absolue, essentiellement parce qu'il a toujours offert et défenduun projet architectural alors qu'il revendiquait en fait un projet politique.Si les rapports de l'architecture et du lieu sont différents chez Andô etMVRDV, il est cependant montré l'existence d'une lecture préalable du lieuà la lumière d'une idée architecturale basée sur des approches culturelleset métaphysiques chez Tadao Andô, et écologique, au sens de science dumilieu chez MVRDV7.En conclusion, bien qu'il s'avérerait nécessaire de développer cetteréflexion à d'autres architectes pour en vérifier l'absolue réalité, il semblebien que l'idée architecturale puisse être un concept récurrent au cœur

6. Caricaturalement, la présence de la meret/ou de la montagne suffit à générer chez Le Corbusier la nécessitéd'un rapport puissant del'architecture au paysage.

7. Le développement dusentiment écologique (au sens d'une science du milieu) chez MVRDVest partiellement établi et étayé à partir des pensées et théories dusociologue Ulrich Beck.

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des démarches de conception architecturale. À l'analyse des projets étudiés,cette idée ne semble devoir émerger qu'à certaines conditions du lieu.L'architecte lit et décrypte le lieu à la lumière de signes propres à l'idéearchitecturale ; soit que le lieu porte des signes contraires, soit qu'il soit enphase avec l'idée architecturale. La radicalité prégnante des postures destrois architectes étudiés montre la puissance du lien qu'ils entretiennentavec le monde qui leur est contemporain. C'est l'insatisfaction d'un état dumonde qui semble générer leur posture intellectuelle ; on peut ici établirune similitude avec la démarche des utopistes. Par réaction, cette insatisfaction semble pouvoir et peut-être même devoirêtre exprimable et exprimée dans le projet architectural. Le message n'estpas toujours aisément décryptable, mais l'architecte se positionne relative-ment à la conscience qu'il a du monde. Aussi cette démonstration s'avérerait vraisemblablement difficile à établir chez des architectes dontla posture par rapport au monde serait plus floue, plus ambiguë, incons-ciemment conforme ou nihiliste : Sur le fond, tout ceci renvoie à un questionnement peut-être fondamentalaujourd'hui : "accepter le monde tel qu'il est", est-ce une posture encoreadmissible pour un architecte ? L'attention critique qu'il porte au monde, aux milieux, aux lieux, ne leconstruit certes pas de manière exclusive, mais elle lui permet d'avoir uneconscience claire des responsabilités, nécessités et implications de sadémarche. Cette conscience peut vraisemblablement lui permettred'adopter un nécessaire positionnement, d'interpeller le monde et de jouerpleinement un rôle au cœur des problématiques contemporaines.

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Les auteurs

Frédéric BonnetArchitecte-urbaniste et paysagiste, maître-assistant à l'École Nationale Supérieured'Architecture de Paris-Belleville

Patrice CeccariniArchitecte, docteur École des hautes études en sciences sociales (Histoire et civilisation, option sciences du langage), professeur à l'ENS Architecture etPaysage de Lille et ENSA Paris-Val de Seine

Dominique CoulonArchitecte, professeur à l'École Nationale Supérieure d'Architecture de Strasbourg

Franck GuênéArchitecte, docteur en esthétique, enseignant à l'INSA Strasbourg

François GuéryNormalien, philosophe, professeur émérite Université Lyon III

Alexis MeierArchitecte, docteur en philosophie, maître de conférences à l'INSA Strasbourg

Thierry PaquotPhilosophe de l'urbain, professeur des universités (IUP - Paris XII), éditeur de larevue Urbanisme

Philippe RahmArchitecte, professeur invité à l'École d'architecture de la royal Danish Academy ofFine Arts (Copenhague)

Pascal RousseArchitecte, docteur en philosophie et esthétique, professeur d'arts plastiques

Pau de Solà-Morales i SerraArchitecte, docteur Theory of Design, Harvard, enseignant Universitat Rovira i Virgili(Tarragone)

Chris YounèsPhilosophe, responsable du laboratoire GERPHAU (philosophie architecture urbain)UMR LAVUE et du réseau PhilAU, professeur à l'ENSA Paris-la Villette et ESA

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Le numéro 8, à paraître en décembre 2010, traitera de : "Hommes etanimaux, ensemble dans la cité. Esquisse d'une urbanité partagée"Les villes édifiées par les hommes pour les hommes constituent des universirrémédiablement éloignés des animaux qui ont pourtant quotidiennementaccompagné notre condition d'humains pendant plus de 350000 générations.Partant de ce constat, ce numéro du Philotope regroupera interrogations,intuitions, réflexions, récits d'expériences urbaines où interviennentensemble hommes et animaux. Il s'agit de réfléchir à l'hybridation de nosmilieux habités.C'est l'opportunité d'un travail philosophique et anthropologique sur lafrange de notre condition humaine, l'occasion d'interroger une frontière dif-férente de celle ouverte par les nouvelles technologies qui nous équipentdorénavant chaque jour un peu plus. C'est un champ relationnel qui nenous est pas totalement étranger, mais qu'il s'agit de revitaliser, tant lemonde urbain est bâti sur un imaginaire étranger à la zoosphère et à labiodiversité.C'est aussi l'occasion de nouvelles relations, de nouveaux partages de ter-ritoires, de rencontres, de poésies, d'horizons dans lesquels les registresde l'intentionnalité, de l'agir, du faire, de l'innovation se trouvent souventdésorientés : bref, d'esquisser une urbanité plus ample et plus ouverte. L'argumentaire complet est disponible sur demande à [email protected] comité de lecture a aussi été mis en place.Afin de diversifier les contributions, nous lançons un appel sous deux formes : soit un article court de 6 000 signes sur une thématique plutôtd'actualité, soit un texte long de 15 000 à 20 000 signes pour une présen-tation plus argumentée d'une recherche en cours.Un synopsis de votre proposition doit nous être transmis pour le 19 juillet à :[email protected] [email protected]@club-internet.frEn vous en remerciant par avance.

Chris Younès et Xavier Bonnaud

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ContactRéseau PhilauÉcole Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand71 boulevard Cote-Blatin63000 Clermont-Ferrand04 73 34 71 [email protected] de la publicationChris YounèsÉditeurRéseau PhilauComité de rédactionXavier BonnaudStéphane BonzaniMarc-Antoine DurandThierry PaquotPhilippe SimayChris YounèsNuméro réalisé en partenariatavec l’INSA de StrasbourgCoordinateur de ce numéroAlexis MeierOnt collaboré à ce numéroFrédéric BonnetPatricio CecarriniFranck GuênéFrançois GuéryAlexis MeierThierry PaquotPhilippe RahmMatthieu RichardPascal RoussePau de Solà-Moralès i SerraChris YounèsSecrétaire de rédactionNathalie SabatéCréation graphique, mise en page et maquetteSophie LoiseauCrédits photosCouverture et texte “Contexte et complexité”Dominique Coulon“La dissociation du paysage”p.22 Marc Domagep.25 Adam Rzepkap.27 Philippe Rahmp.32 Noboru KawagishiImprimé par Diazo 1Chamalières (63400)

ISSN : 1278-6071Dépôt légal : juin 2010

Appel à contributionPhilotope 8

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