Le Patriarche

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Le Patriarche Une saga maorie

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« Une fougue épatante, un style ingénieux. »Dennis McEldowney, Landfall

« Une comédie de dislocation familiale et d’adaptation cultu-relle… Le style d’Ihimaera est tellement limpide et simple en apparence que ses blagues vous prennent par surprise et vous font éclater de rire. »

James McLean, Evening Post

« Qualifier Le Patriarche de grand livre serait un euphémisme. Witi Ihimaera, maître du storytelling, nous entraîne au cœur de la campagne néo-zélandaise des années 1950 et nous invite à partager la vie du clan Mahana ; ses maisons, sa communauté, son histoire. Avec des références à des événements et protago-nistes de l’époque, des personnages authentiques, et son riche décor rural, la lecture du livre évoque de nombreux souvenirs — on sent la chaleur du soleil, on goûte la poussière de la route, on y est. »

Vanessa Hatley-Owen, The Reader

« Avec une sensibilité exquise et des tonnes d’humour, Le Patriarche traduit, à travers l’histoire d’un seul garçon maori, l’expérience de millions de jeunes gens dans des dizaines de cultures piégés entre les exigences traditionnelles de leur famille et les attentes et possibilités que leur offre le nouveau monde. Aussi pertinent aujourd’hui qu’il y a deux décennies, le roman d’Ihimaera reste une référence électrique de la littérature néo-zélandaise. »

Stéphanie Jones, Coast

« Un classique néo-zélandais… […] mais un classique désopi-lant, à l’énergie formidable, un livre fougueux, irrévérencieux avec des passages hilarants. […] Une expérience de lecture rare. »

Louise O’Brien, Radio New Zealand

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© Witi Ihimaera 1994Original title Bulibasha King of the Gypsies First published by Penguin Books, New Zealand

© Au vent des îles 2020

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Witi Ihimaera

Le Patriarche Une saga maorie

Traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Mireille Vignol

Ouvrage traduit avec le concoursdu Centre national du Livre

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Prologue

C’est à Tobio que grand-père devait le nom de Buli-basha. J’avais douze ans à l’époque et j’étais encore obéissant. Mon père, Joshua, rentrait à la maison après avoir tondu dans une station proche de Matawai. Aper-cevant Tobio, qui titubait sur la route, il s’arrêta pour porter secours à ce Maori aviné et lui éviter de se faire écraser. Mais, en s’approchant, papa se rendit compte que l’homme n’était pas ivre du tout. Tobio dansait. Une danse étrange, où il se cognait la poitrine, frappait des pieds, tournait les mains et claquait des doigts. Et Tobio n’était pas maori.

– Komm Zigany, Komm Zigany, spiel mir was vor…– Ça va ? demanda papa.Tobio suspendit ses claquements de doigts et de pieds.

Il se fendit d’un grand sourire qui souligna la blancheur de ses dents ourlées de lèvres rouge vif. Il repoussa ses boucles noires et découvrit des yeux verts et un anneau en or brillant à son oreille droite. Il avait une vingtaine d’années.

– Je danse pour être heureux, répondit-il, avant d’étreindre mon père et d’éclater en sanglots.

Papa ramena Tobio à la maison, à Waituhi. Grand-père, méfiant, redoutait sa présence, surtout avec ses trois filles célibataires. Sa circonspection empira lorsqu’il apprit que Tobio était tzigane.

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– Un Gitan, dit grand-père.– Oui ! s’écria Tobio, un éclat de fierté féroce dans les

yeux. Tzigane, oui ! Gitan, oui ! C’est alors qu’il entreprit de nous raconter, en pleu-

rant tant et plus, la triste histoire du périple qui l’avait conduit en Nouvelle-Zélande.

– Je suis né en Roumanie, commença-t-il, à Salonta, près de la frontière hongroise. Toute notre famille vit à la gitane, vous comprenez ? On voyage toute l’année : Salonta, Oradea, Marghita et Carei, puis on revient. Hiver, printemps, été, automne : toujours la même chose. Mon père est dresseur de chevaux et ma mère vend de beaux vêtements aux dames riches. Mais on vole jamais rien et on enlève jamais les jolis bébés…

Il adressa un regard malicieux à ma petite sœur Glory avant de hurler :

– … à part de temps en temps ! Puis il se jeta sur elle et la couvrit de baisers. Avant d’éclater à nouveau en sanglots.– Excusez-moi. Elle ressemble à ma petite sœur, vous

comprenez ? Bon, la vie, c’est pas formidable pour les Tziganes en ce moment avec la prise du pouvoir des communisti. Alors mon père dit à moi : «Va à Oakland en Californie. Un oncle à nous habite là-bas. Tu vas, tu restes, tu travailles pour l’oncle, puis tu nous fais venir.» Et c’est ce que je lui ai promis de faire. Mais j’ai pleuré.

Il nous fit une démonstration.– Je voulais pas quitter Salonta, ni mes belles mon-

tagnes Apuseni. J’ai voyagé seul plusieurs jours, jusqu’à Timisoara, puis Craiova et enfin Bucuresti. Je pleurais sans arrêt…

Il nous fit une autre démonstration.– J’ai eu beaucoup de mésaventures. Puis à Bucaresti,

un homme m’a dit : «Va au port de Constanta.» Alors j’y

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vais. Et là, j’en crois pas mes yeux : un bateau part pour Oakland ! Je me fais embaucher à bord, je travaille plu-sieurs mois et j’arrive…

Tobio promena son regard accablé sur nous.– J’arrive dans ce pays. Pas l’Oakland de l’Amérique,

mais l’Oakland de Nouvelle-Zélande. Vous comprenez ? Aukland.

– E hika, dit maman.

Tobio passa toute une année avec nous. Il travaillait pour grand-père, qui avait surmonté ses doutes initiaux et s’était aperçu que le Gitan avait hérité du don de son père pour dresser les chevaux. Pendant l’été, il fut inté-gré à l’équipe Mahana Quatre, menée par oncle Hone, et voyagea d’un hangar de tonte à un autre.

Les propriétaires pakeha1 des stations étaient intrigués par la présence de Tobio parmi nous. Ils lui proposaient souvent de l’accueillir chez eux, plutôt que de rester avec le clan, dans les whare2 des tondeurs. Les premières fois, Tobio se sentit flatté, il fut ensuite intrigué, et enfin, il comprit. Il déclina alors les invitations.

«Ils croient je suis comme eux, mais j’aime mieux res-ter ici avec vous. Les Maoris et les Gitans : même peuple. Même sang.»

Tobio était un peu fou. Il jouait un rôle étrange parmi nous, se montrait plein d’obstination et de passion. Il lui arrivait de provoquer des bagarres entre ses amantes et on le retrouvait au beau milieu, hilare. Avec son énorme besoin d’amour, il attisait la jalousie entre celles qui le courtisaient.

Il adorait la vie maorie, la famille, et il éprouvait une grande admiration pour grand-père Tamihana.

1. Néo-Zélandais d’origine européenne.2. Maison (prononcer faré).

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– C’est comme ma propre famille, tu comprends ? lui disait-il. Tu es comme mon père. Vous vivez comme nous, toujours en train de bouger. Je me sens chez moi, mais je suis pas chez moi. Et je suis pas encore arrivé à Oakland.

À la fin de l’année, Tobio avait conquis nos cœurs. Nous le croyions heureux en notre compagnie. Mais quand l’hiver fut venu, ses danses se firent de plus en plus fréquentes ; elles projetaient sur nous son ombre solitaire, ondoyante.

– Komm Zigany, Zeig heut was du kannst…Les siens lui manquaient. Nous savions que s’il ne les

retrouvait pas rapidement, il aurait le cœur brisé. Tobio avait gagné suffisamment d’argent pour

prendre un bateau à destination de Hawai’i, et il avait obtenu un visa pour l’Amérique. Quand grand-père lui donna le supplément qui lui permettait d’aller jusqu’en Californie, il éclata en sanglots.

Nous l’accompagnâmes tous à la gare routière, d’où il devait partir pour Auckland. Comme un gamin surex-cité, débordant d’innocence, il se précipitait de l’un à l’autre et nous couvrait de baisers. Quand ce fut l’heure de monter dans le car, il devint digne et sérieux. Il salua grand-père bien bas et lui dit :

– Dans mon pays, tous les Gitans vont au monastère de Bistrita. Les Tziganes s’y rendent par milliers. Certains de Hongrie, d’autres d’Ukraine, de Bulgarie, tous. Mon père…

Ému, Tobio marqua une pause.– … m’y a amené un jour. Il se redressa.– C’est là que tous les Gitans choisissent leur chef. Et

on le couronne Roi des Gitans. Bulibasha.Il embrassa la main de grand-père. Puis il partit. Mon

conflit avec grand-père commença peu après son départ.

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Première partie

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À l’époque, pour aller de Gisborne à Waituhi, vous deviez traverser le pont suspendu rouge sur la rivière Waipaoa, juste après l’hôtel du Pont. L’hôtel est toujours là, mais le pont a depuis longtemps été remplacé.

Abandonné sur des terres qui appartiennent main-tenant au plus gros négociant en vins de la région, Matawhero Wines, le vieux pont continue à nous han-ter en nous prouvant qu’avec le temps tout rétrécit. Je le revois comme une superstructure imposante dont l’ombre s’abattait sur notre Pontiac quand nous le tra-versions. En hiver, les eaux limoneuses de la rivière en crue, déchaînée, précipitaient des troncs d’arbres contre ses pontons. En réalité, ce pont est aussi étroit que court ; il date de la période précédant les inondations incessan-tes des plaines de la région de Gisborne. Par la suite, les ingénieurs ont réussi à canaliser les eaux en coupant les courbes en S, ce qui éventra et élargit le lit de la rivière. La Waipaoa était étroite avant cela, comme une anguille se faufilant vers le delta.

La simplification, par le génie humain, du paysage complexe des méandres de la rivière eut une autre conséquence. Chaque sculpture à coup de bulldozer et de niveleuse dépouilla la rivière de sa mythologie. Les ingénieurs la contrôlèrent avec leur précision scienti-fique et analytique, ils procédèrent à des simulations

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électroniques de ses crues et décrues et apprivoisèrent ses caprices en appuyant sur un bouton. Cette simplifi-cation suscita une accélération du temps. La dimension épique, qui existait quand on voyageait au maximum à cinquante kilomètres à l’heure sur une route sinueuse, a disparu. Alors qu’il fallait près de deux heures pour atteindre Waituhi, le trajet s’effectue maintenant en une demi-heure.

De l’autre côté du pont, vous pouviez tourner à gauche pour aller à Hukareka, ou prendre la direction de Waituhi sur la droite. La plupart des voitures viraient à gauche et suivaient la route principale qui traversait les Wharerata pour Napier, Hastings, Waipukurau et, en fin de course, Wellington. Hukareka ne se trouvait sur la tra-jectoire que par le plus pur des hasards. En revanche, si vous tourniez à droite, Waituhi était la seule destination possible. Cette position nous conférait un certain degré de supériorité, comme si notre petit village était aussi important que Wellington. Il était incontestablement plus important que Hukareka, qui pouvait se résumer à un pet de cheval : oui, un simple relent de foin digéré perceptible quand on se hâtait de traverser la ville.

Les tronçons goudronnés alternaient avec les gra-villons sur la route de Waituhi. Avec mes sœurs, nous guettions les segments noirs et brillants et nous hurlions en nous en approchant : «Kei konei ! Te rori Pakeha ! : Regarde ! La route des Pakeha !»

Pendant quelques secondes magistrales, l’air se vidait de poussière et nous en prenions d’énormes goulées.

La première chaussée goudronnée était proche du ter-rain de concours hippique, endroit privilégié où les fer-miers pakeha menaient leurs chevaux. Notre père ralen-tissait parfois en le longeant pour permettre aux enfants d’observer les silhouettes rouges et blanches qui faisaient

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caracoler leur monture. Nous surnommions les Pakeha, le peuple de l’argent, car ils utilisaient toujours des cou-teaux et fourchettes en argent, alors que les nôtres étaient en fer-blanc. Par ailleurs, ils faisaient défiler des chevaux à la robe soyeuse et argentée, qui répondaient aux noms de Garde Royale, Dame Jane ou Vanity Fair, et non pas Pancho Villa, Noiraud ou Pie comme les nôtres. Leurs chevaux, sellés et bridés, étaient montés par des cavaliers en costume de chasse avec de charmants petits casques ; tout le monde applaudissait quand un cheval de Pakeha franchissait une haie. Nous espérions bien que per-sonne n’allait applaudir les nôtres, car les propriétaires nous auraient immédiatement soupçonnés de nous être encore endettés. Par ailleurs, on ne voyait jamais trois ou quatre Pakeha se prêter leur cheval pour sauter, comme c’était le cas avec les Maoris.

Le second tronçon goudronné menait à Patutahi, lieu du pub local, de l’épicerie qui vendait de tout — des bon-bons jusqu’aux selles —, du forgeron, de la station-ser-vice de monsieur Jenkins et du bâtiment haï entre tous : l’école de Patutahi. Le cinéma était mille fois plus grand que celui de Hukareka et la ville comptait un stade de rugby et un de hockey. Ancienne terre maorie, Patu-tahi appartenait maintenant aux descendants des sol-dats qui avaient combattu Te Kooti Arikirangi dans les années 1880. Les Pakeha étaient au pouvoir. Le patron du pub, monsieur Walker, était un Pakeha, ainsi que les deux vieilles filles maigrichonnes, mademoiselle Zelda et mademoiselle Daisy, propriétaires de l’épicerie avec leur frère Scott. C’était dans l’ordre des choses. La ville entière proclamait son statut pakeha dans cette zone dépous-siérée. Les Pakeha étaient servis les premiers au bar. Les Pakeha avaient imposé leur langue sur toutes les pan-cartes. Le Pakeha était toujours le chef.

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Nos enseignants étaient pakeha. Monsieur Johnston — surnommé «trois pattes» car c’était un chaud lapin — était notre directeur, et mademoiselle Dalrymple nous enseignait l’anglais, l’histoire et une matière intitu-lée «appréciation musicale». Mademoiselle Dalrymple se chargeait aussi de nous faire perdre notre culture à grands coups de baguette et nous donnait cent lignes si nous parlions en maori. Elle n’était pas méchante, mais sa foi, en la chrétienté et l’empire britannique, la pous-sait à présumer qu’elle savait ce qui était bon pour nous. L’ironie, c’est qu’en dépit de leur statut supérieur, nos enseignants étaient en minorité parmi nous. Ce qui expli-quait peut-être leur zèle à nous imposer leurs valeurs. Mieux valait convertir la population maorie avant qu’elle ne se rebellât.

Les Pakeha étaient aussi nos créanciers. Ils nous ven-daient à crédit des articles d’épicerie, de l’essence et de la bière pendant les longs mois de vaches maigres, les hivers sans travail. Je crois qu’aucun d’entre nous ne parvenait à rembourser l’intégralité de sa dette pendant l’été. On devait toujours de l’argent sur l’ardoise que mademoi-selle Zelda affichait au-dessus du comptoir de sa bou-tique.

La route n’était plus du tout goudronnée après la traversée de Patutahi. Pour atteindre Waituhi, il y avait énormément de poussière, caractéristique incontour-nable du pays maori. Par conséquent, tout le monde, notre père y compris, conduisait en plein milieu de la route, se maintenait devant les autres voitures et refu-sait de se laisser doubler. Mieux valait respirer l’air pur à l’avant que de manger la poussière soulevée par un autre véhicule.

Mes sœurs et moi éprouvions une animosité absolue pour les voitures qui s’approchaient de l’arrière de notre

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Pontiac. Indifférents aux coups de klaxon et aux insultes — « Bouge ton cul, fumier ! Laisse nous doubler ! » — nous les regardions en battant des cils, choqués par les jurons : nous étions l’aristocratie de la route. Et nous devenions verts de rage quand une voiture parvenait à nous dépasser. Nous baissions alors nos vitres et bombar-dions l’arrière de cailloux que nous réservions précisé-ment à ce genre de situation. Quant à notre père, il pour-suivait son chemin comme si de rien n’était jusqu’à ce que nous arrivions à Waituhi. Là, si les voitures bloquées derrière nous s’avéraient appartenir à un membre de notre famille, il descendait sa vitre et feignait la surprise.

– Aue, kia ora, cousin. J’avais pas remarqué que t’étais derrière.

Des courses intrépides étaient aussi organisées sur ces routes par des jeunes, comme mon cousin, le beau Mohi. « Yahou ! » Le corps à moitié sorti des voitures ou à cali-fourchon sur les garde-boue, les sourcils et les cheveux raides de poussière, les gars frappaient des bras sur les por-tières comme s’ils chevauchaient des mustangs sauvages.

L’arrivée à Waituhi était reconnaissable entre mille. À gauche de la route, sur les terrasses, se dressait la mai-son des Dodd, une bâtisse coloniale, blanche, à deux étages, qui s’appropriait la colline. À droite, les silos-cages de maïs formaient un haut mur longeant le virage. Venait alors le village de Waituhi — une route bordée de maisons des deux côtés avec, à l’arrière, des jardins où poussaient le maïs, les patates douces, les potirons et les pastèques : les meilleures récoltes sur terre. La Waipaoa, qui rythmait nos vies, coulait en bordure du village. Son eau avait un goût exquis, supérieur à celui de toutes les autres.

Vous entriez tout d’abord dans le secteur Pakowhai de Waituhi, avec sa petite église et sa rue boueuse où

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s’agglutinaient les maisons du marae3 Pakowhai. Toutes étaient des cubes à quatre murs peints en rouge, en vert, ou par malchance en rouge et vert ensemble, avec une touche de jaune ou de violet ajoutée par plaisanterie. Vous y aperceviez parfois une vieille femme, une kuia, fumer au soleil.

Le secteur Rongopai était situé juste après la ligne droite. Là, les maisons avaient poussé parmi les flax4 et les immenses chardons écossais, symbole de notre guer-rier prophète Te Kooti Arikirangi pour qui le marae Ron-gopai avait été construit. C’était dans les années 1880, le gouvernement venait de le gracier et tout le monde attendait son retour. La police l’avait arrêté, mais nous sentions toujours sa présence — comme celle des artistes qui avaient créé Rongopai. Les couleurs des maisons étaient encore plus vives qu’à Pakowhai, comme si leurs propriétaires tenaient à indiquer qu’ils étaient les des-cendants des artistes qui avaient peint l’intérieur de la maison commune. Une foison de rouge, vert, jaune, vio-let et bleu : ces maisons prouvaient en fait que le talent artistique n’est pas systématiquement héréditaire. Vous y aperceviez parfois un fermier qui encouragerait son che-val à traîner son tombereau d’un champ à l’autre.

Au coin du quartier Rongopai, vous arriviez dans la partie Takitimu, avec son marae en contrebas du cime-tière du village. Les maisons, en retrait de la route, se détachaient comme des navires solitaires dans un océan houleux de céréales jaunes. Mis à part l’indomptable Nani Mini Tupara, qui ressemblait à une vieille princesse inca, le peuple Takitimu était plus réservé que les autres à Waituhi ; ce trait se répercutait dans leur choix de palette

3. Place de village, lieu de rassemblement d’un clan, parfois sacré.4. Lin ou chanvre de Nouvelle-Zélande (Phormium tenax), utilisé dans la fabrication artisanale de paniers et de vêtements ; en maori, harakeke.

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— ils négligeaient toutes les autres couleurs pour se can-tonner au violet et au vert.

Un peu plus loin encore, vous parveniez dans le sec-teur Wi Pere. Mon grand-oncle Ihaka habitait dans la vieille ferme Pere avec ma grand-tante Riripeti, parfois surnommée Artemis. Riripeti avait succédé à Te Kooti après sa mort et c’est elle qui avait réussi à maintenir la cohésion de Waituhi pendant la Première Guerre mondiale, l’épidémie de grippe, la Grande Dépression, la Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre. Ce qui explique pourquoi mon grand-oncle Ihaka vivait avec elle, plutôt qu’elle avec lui. Elle dirigeait la partie d’obé-dience Ringatu5 de Waituhi et quand elle nous ordon-nait de sauter, nous sautions tous — même grand-père Tamihana. Bien qu’elle fût une femme, Riripeti était la seule personne dont grand-père reconnaissait l’autorité. Sa lignée était supérieure.

Notre maison, là où mes sœurs et moi vivions avec notre père Joshua et notre mère Huria, était dans le sec-teur Rongopai de Waituhi. Nous y vivions aux côtés de grand-mère Ramona et de grand-père Tamihana.

5. Ringatu (signifie main levée) : mouvement chrétien maori fondé au dix-neuvième siècle par le prophète Te Kooti et d’origine anticoloniale.

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Éditions Au vent des îles

BP 5670 – 98716 Pirae – Tahiti – Polynésie franç[email protected] — www.auventdesiles.pf

Imprimé en Chine par PrintPlus Limited Photocomposition : Scoop - Tahiti 1re édition Dépôt légal 3e trimestre 2020 ISBN 978-2-36734-242-9 © Au vent des îles 2020

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Au vent des îles

2 500 Fcfp / 21 €ISBN 978-2-36734-242-9

Versatile et prolifique, premier romancier maori à être édité, Witi Ihimaera a publié douze romans, six recueils de nouvelles, écrit pour le théâtre et pour le cinéma, coproduit des films et documentaires, édité plusieurs livres sur les arts et la culture de Nouvelle-Zélande et enseigné à l’université d’Auckland.

Il a reçu de nombreux prix prestigieux, dont le prix inaugural Star of Oceania de l’université d’Hawai’i en 2009, le prix de la Arts Foundation of New Zealand en 2009, le Toi Maori Maui Tiketike Award en 2010 et le Premio Ostana International Award décerné en Italie en 2010.Le Patriarche

Tr a d u c t i o n M i r e i l l e V i g n o l

Witi Ihimaera

Tr a d u c t i o n M i r e i l l e V i g n o l Witi Ihimaera

Dans cette grande saga maorie au rythme endiablé, le jeune Simeon se rebelle – à ses risques et périls – contre l’autoritarisme forcené du patriarche de sa famille élargie. Il nous précipite dans sa découverte du monde – amour, injustice, compétition, religion et hypocrisie, secrets, liberté – avec un humour décapant qui rend ses combats sur tous les fronts d’autant plus poignants.

Dialogues impayables, scènes inoubliables comme la course pour traverser le pont au volant de grosses américaines, Witi Ihimaera dépeint avec brio la rivalité shakespearienne entre deux clans maoris et n’oublie aucun ingrédient pour nous convier dans une Nouvelle-Zélande picaresque dont les images et l’action ne pouvaient que donner lieu à un film, Mahana, réalisé par Lee Tamahori en 2016.

Lauréat du Montana Book Awards.

« Un classique néo-zélandais... [...] mais un classique désopilant, à l’énergie formidable, un livre fougueux, irrévérencieux avec des passages hilarants. [...] Une expérience de lecture inoubliable. » Louise O’Brien, Radio New Zealand.

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