Le national régionalisme de la Charte du Nord en Côte d'Ivoire

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Christophe SANDLAR, doctorant, Paris-Sorbonne, Paris IV. Rappels historiques Les populations du Nord sont diverses. Elles se partagent principalement entre les Mandé du Nord et les Gur, Sénoufo en grande partie. Le nord de la Côte d’Ivoire constituait la marge méridionale de l’espace économique actif qu’était la boucle du Niger avant la colonisation. Comme dans l’espace akan, il y eut ici des États précoloniaux : l’empire de Kong, les royaumes de Bouna ou encore le deuxième empire de Samory. Ces États débordaient parfois les fron- tières actuelles de la Côte d’Ivoire, et le Nord est la partie du pays la plus anciennement islamisée. Mais ce territoire qui constitue aujourd’hui le nord de la Côte d’Ivoire a perdu son éclat d’antan, sous les effets conjugués des guerres samoriennes, de la colonisation et de la mise en place de l’économie de plantation. C’est seule- ment au milieu des années 1970 que Félix Houphouët-Boigny (FHB) va prendre véritablement conscience du manque de développement de cette région – à la suite de sa visite, en 1974. Deux ans plus tard, le pouvoir va afficher une volonté de développement territorialement rééquilibré qui concerne le Nord mais aussi l’Ouest. L’État réalise des complexes sucriers dans le Nord, un certain nombre d’infrastructures (routes, écoles, etc.) et lance la culture du coton. Par ailleurs, une partie impor- tante des élites du Nord sont largement intégrées dans l’appareil de l’État-parti houphouëtiste. Mais ces mesures de compensation n’arrivent pas à inverser les effets du développement économique qui accentuait les avantages du Sud et de l’Est, Le national-régionalisme de la charte du Nord Christophe Sandlar

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Christophe SANDLAR, doctorant, Paris-Sorbonne, Paris IV.

Rappels historiques

Les populations du Nord sont diverses. Elles se partagent principalemententre les Mandé du Nord et les Gur, Sénoufo en grande partie. Le nord de laCôte d’Ivoire constituait la marge méridionale de l’espace économique actifqu’était la boucle du Niger avant la colonisation. Comme dans l’espace akan, ily eut ici des États précoloniaux : l’empire de Kong, les royaumes de Bouna ouencore le deuxième empire de Samory. Ces États débordaient parfois les fron-tières actuelles de la Côte d’Ivoire, et le Nord est la partie du pays la plusanciennement islamisée.

Mais ce territoire qui constitue aujourd’hui le nord de la Côte d’Ivoire aperdu son éclat d’antan, sous les effets conjugués des guerres samoriennes, dela colonisation et de la mise en place de l’économie de plantation. C’est seule-ment au milieu des années 1970 que Félix Houphouët-Boigny (FHB) va prendrevéritablement conscience du manque de développement de cette région – à lasuite de sa visite, en 1974.

Deux ans plus tard, le pouvoir va afficher une volonté de développementterritorialement rééquilibré qui concerne le Nord mais aussi l’Ouest. L’Étatréalise des complexes sucriers dans le Nord, un certain nombre d’infrastructures(routes, écoles, etc.) et lance la culture du coton. Par ailleurs, une partie impor-tante des élites du Nord sont largement intégrées dans l’appareil de l’État-partihouphouëtiste.

Mais ces mesures de compensation n’arrivent pas à inverser les effets dudéveloppement économique qui accentuait les avantages du Sud et de l’Est,

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1. Cf. O. Dembélé, « La construction économique et politique de la catégorie “étranger” enCôte d’Ivoire », dans M. Le Pape, C. Vidal (sous la direction de), Côte d’Ivoire, L’Annéeterrible 1999-2000, Paris, Karthala, 2002, p. 142.2. Le taux élevé de l’analphabétisme limitant évidemment la diffusion des idées contenuesdans la Charte. Mais celle-ci est sans doute plus accessible que les textes fondateurs de l’ivoi-rité qui restent cantonnés à une petite élite. Par ailleurs, point de débats compliqués, ici, oude points de vue contradictoires, mais des axes de combat clairement énoncés en vue d’unseul objectif : la prise du pouvoir.3. Cf. J.-P. Chauveau, J.-P. Dozon, « Au cœur des ethnies ivoiriennes… L’État », dans E. Terray(sous la direction de), L’État Contemporain en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 282.

fondés sur la concentration des grandes cultures et sur une meilleure commer-cialisation des produits vivriers, du fait de la présence de nombreux centresurbains drainant la main-d’œuvre du Nord.

S’ajoute à cela un fort taux d’analphabétisme, malgré d’importants efforts del’État en la matière, dont les causes endogènes ne sont pas négligeables : « Bienque tous, au Nord comme au Sud, Ivoiriens comme étrangers, aient accès àl’école comme moyen d’uniformisation sociale à terme, l’offre scolaire estdifféremment exploitée selon les groupes. Dans le Nord, il existe très peu descolarisation des enfants. Malinké, Sénoufo, Maliens, Guinéens, Dioula, engénéral, forment peu leurs enfants à l’école, mais les intègrent plutôt dans l’ap-prentissage des fonctions de production familiales traditionnelles dont ils ont laressource : métayers, commerçants, colporteurs ou artisans, apprentis mécani-ciens 1, etc. »

D’autre part, le rôle du poro – rite initiatique – chez les populations sénoufo,longtemps majoritairement animistes, et une éducation souvent exclusivementcoranique au détriment de l’enseignement classique en français ne sont proba-blement pas non plus sans relation avec ce décalage par rapport aux autres popu-lations ivoiriennes 2.

Tout cela engendre une situation ambiguë pour les « nordistes », d’ailleursen nombre considérable au sud du pays : « Aujourd’hui encore, bien que trèsprésents dans la vie économique et dans l’appareil d’État (surtout dans l’armée),ils occupent une position ambivalente, à la fois plus ou moins extérieure à cetunivers ivoirien dont l’histoire s’est faite autour de la zone forestière, et toujourssusceptible de pouvoir peser sur son destin, si au bout du compte les contradic-tions y devenaient trop fortes 3. » Par ailleurs, les Dioula, puis les étrangers issusde l’espace sahélien, marquent fortement l’identité urbaine de la colonie et dupays qui est en train de naître.

Parallèlement et paradoxalement, un sentiment de supériorité se développe,peut-être en partie à partir du traitement de la question de l’islam au début de lacolonisation européenne. Cette religion compte aujourd’hui, en Côte d’Ivoire,

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4. Cf. J.-L. Triaud, « La question musulmane en Côte d’Ivoire (1893-1939) », dossier« Société française d’outre-mer », Revue française d’histoire d’outre-mer n° 225, Paris,1974, p. 550.5. Ibid p. 566.6. Cf. E. Terray, Une histoire du royaume abron du Gyaman, Des origines à la conquête colo-niale, Paris, Karthala, 1995, p. 79-847. FHB, déjà très affaibli, entra, après avoir pris connaissance de cette charte, dans une colèrenoire. Il ne réussit pas à en identifier formellement les auteurs. Plusieurs sources concor-dantes donnent Lamine Diabaté, dirigeant du RDR (Rassemblement des républicains, partid’obédience libérale) et mari d’Henriette Diabaté, actuelle ministre de la Justice et secrétairegénérale, comme l’auteur, ou du moins l’inspirateur de cette charte. Quant à AlassaneDramane Ouattara (ADO), au départ plutôt réticent, il se serait laissé convaincre de jouer lerôle de leader que d’autres, parmi lesquels son grand frère Gaoussou Ouattara, lui assi-gnaient.8. Nous nous référons au tract de 1991 et non à sa reproduction dans Fraternité matin du21 octobre 2003.

plus d’adeptes que jamais, en particulier parmi les étrangers. Si la position descolons envers l’islam ivoirien fut plutôt marquée de méfiance durant presquetout le premier tiers du XXe siècle, il n’en fut pas de même au début du proces-sus de colonisation à proprement parler, car cette religion était considéréecomme un moindre mal par rapport à l’animisme : « Cette attitude procédaitd’une conception évolutionniste un peu sommaire selon laquelle l’islam repré-sentait une étape intermédiaire sur le chemin qui menait de la “sauvagerie”primitive, et animiste, à la “civilisation” occidentale, et chrétienne. Puisque lesNègres de la Forêt ne pouvaient sauter deux étapes successives d’un coup, ilfallait au moins leur en faire franchir une, qui les rendrait plus ouverts aux bien-faits de la civilisation 4. » D’ailleurs : « [c’est] la situation coloniale elle-mêmequi créait les conditions favorables au ralliement des populations conquises sousla bannière de l’islam – comme au Sénégal. Persécuté, l’islam incarnait les aspi-rations populaires ou aristocratiques à la résistance ; comblé de faveurs, il profi-tait des allées du pouvoir pour consolider son autorité sur les masses. Dans lesdeux cas, et parfois successivement, il était gagnant 5 ». La question musulmanes’imposera désormais avec plus de force à la nation ivoirienne en gestation,alors qu’au début du processus colonial cette religion était très faiblement etsuperficiellement présente 6.

La charte du Nord : acte fondateur d’une stratégie de pouvoir

En 1991, paraît une Charte nordiste anonyme 7, intitulée Le Grand Nord enmarche, largement diffusée sous forme de tract, puis reprise en tant qu’extraitsdans différents journaux 8. Elle se prononce, dès la première page, pour un

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9. La problématique national-régionaliste initiée par la charte du Nord connut, en 1992, un« pic » sécessionniste avec l’appel du chanteur Alpha Blondy en faveur de la « Républiquedes peuples du nord de la Côte d’Ivoire (Les Malinké, les Sénoufo, les Tagbana, les Djimini,les Lobi, les Mahouka, les Dioula, les Koulango etc.) ». Car : « Nous ne voulons plus fairepartie de la république de Côte d’Ivoire après Houphouët-Boigny » et de manière prémoni-toire : « Qui veut la paix prépare la guerre. » Le 4 décembre 2000, Le Patriote, soit la voixquasi officielle du RDR, anticipera également sur les événements en publiant une carte divi-sant la Côte d’Ivoire en deux moitiés, Nord et Sud ; le journal accusant le pouvoir d’avoirproduit la coupure. La carte annonçait, exception faite de la partie Nord-Est, la zone d’occu-pation de la rébellion de septembre 2002 et incluait Bouaké, capitale du Centre, dans le Nord.10. La charte du Nord laisse entendre que Gbon Coulibaly était le leader de toutes les popu-lations du Nord. Or, une partie des populations du Nord, notamment malinké, soutinrentSékou Sanogo jusque dans les années 1950. Gbon Coulibaly (1860-1962) avait dû sesoumettre à Samory et ensuite aux colons français, non sans avoir chaque fois essayé des’aménager des marges de manœuvre pour asseoir un pouvoir personnel. Il fut l’alllié de FHB

au PDCI-RDA. Il contribuait de manière importante à mobiliser en particulier les populationssénoufo, dont il faisait partie, aux côtés du PDCI-RDA, surtout après que ce parti eut opté, en1950, pour une ligne plus conciliante à l’égard du pouvoir colonial.11. O. Dembélé, « La construction », op. cit., p. 166.12. Fraternité Matin, 21 octobre 2003.

« Grand Nord uni, fort, crédible, partenaire à part entière et arbitre des situationsfutures 9 ».

Cette charte tire argument du sous-développement du Nord pour y victimi-ser les populations et tente de faire de semblable posture un ressort de mobili-sation important. Par ailleurs, elle insinue qu’alors que les Akan du Sudboudaient le RDA (Rassemblement démocratique africain dont faisait partie lePDCI, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire, ancien parti unique), les popula-tions du Nord et leur leader de l’époque, Gbon Coulibaly, auraient été jadis à lapointe du combat anticolonial 10.

La charte du Nord participe d’une arrogance de certains « Sahéliens » majo-ritairement issus des élites à l’encontre des « bushmen » : « Ils ont le sentimentde leur supériorité culturelle et religieuse et n’hésitent pas à dire qu’ils auraientaccompli des fonctions civilisatrices en colonisant le Sud si les Européens ne lesavaient pas précédés 11. » Une seconde charte du Nord répond, en 2002, à ce queses auteurs considèrent comme une mise en cause des origines des « Nordistes »par l’« ivoirité » élaborée au Sud : « Les Nordistes ne sont-ils pas les premiersà avoir foulé la terre d’Éburnie dès le XIIIe siècle ? La Côte d’Ivoire, notre Côted’Ivoire appartient avant tout au Nordiste qui a toujours su défendre ses inté-rêts 12. »

Quant à Gaoussou Ouattara, le frère aîné d’ADO, il entretient ce sentiment– ou complexe (?) – de supériorité traduit dans la charte : « Je vais dire pour-quoi les chefs du Nord et du Sud ne s’entendent pas souvent. C’est simplement

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13. Soir Info, 13 décembre 2000.14. Soir Info, 1er août 2000.15. Cf. C. Tiémoko, « Démocratie et surenchères identitaires en Côte d’Ivoire », dans Poli-tique Africaine n° 58, juin 1995, p. 14.

parce que ceux du Sud, pour des raisons historiques, on leur a donné une primautésur la chefferie du Nord. Oubliant que les vrais chefs de ce pays, en définitive,quand on regarde bien, sont d’ici. J’ai souvent dit aux gens qu’on naît chef, on nele devient pas. Vous avez à Abidjan des chefs-cuisiniers qui, à la fin, deviennentdes chefs traditionnels. Ils portent leur couronne pour aller nous embêter au palaisprésidentiel. Ils n’ont même pas un millier de personnes derrière eux. Moi, j’aiderrière moi des territoires qui s’étendent jusqu’au fleuve Niger 13. »

Le 1er octobre 1992, ADO, au plus fort de sa lutte contre Henri Konan Bédié(HKB), ira lui-même, sous couvert de panafricanisme, dans le même sens lorsd’une visite officielle au Nord : « Je suis fier d’être du Nord, de cette granderégion du Nord qui faisait partie d’un autre pays, la Haute-Volta, à un momentdonné. La Côte d’Ivoire allait, à l’époque, de Korhogo à Bobo Dioulasso. Peut-être qu’en l’an 2000, la Côte d’Ivoire ira encore jusqu’à Niamey. C’est celal’Afrique, et c’est ce que nous devons rechercher et non le micronationalismequi donne une localisation régionale de la nationalité de la personne 14. »

Le chercheur Coulibaly Tiémoko, quant à lui, analyse la tournée d’ADO auNord comme point de départ de sa stratégie national-régionaliste : « [ADO]commença à courtiser très tôt l’électeur nordiste musulman, allant jusqu’à effec-tuer une tournée dans le nord du pays au plus fort de la guerre de successionavec le dauphin constitutionnel. Plusieurs de ses anciens ministres ont affichéleur appartenance à ce parti dirigé par Djény Kobina, un des anciens animateursde l’aile rénovatrice du PDCI. La propagande du RDR s’appuie sur deux registres :affirmer la nécessité de la démocratie, d’élections transparentes, tout en militantpour une alternance dans laquelle les populations du Nord, qui constituent offi-ciellement plus du tiers, devraient jouer un rôle essentiel. L’objectif est donc deséduire l’électorat des “démocrates” et des musulmans du Nord. La question sepose de savoir quel est l’enjeu majeur : démocratiser le pays ou assurer unealternance politique à caractère ethnico-religieux ? 15 »

La charte du Nord veut, par ailleurs, obtenir une réhabilitation des régionsseptentrionales et aspire donc à un retour à l’ordre ancien par le rétablissementdes structures de pouvoir traditionnelles.

Les auteurs dénoncent encore, comme la plupart des acteurs politiques, lerégime de la propriété foncière qui subordonne théoriquement la terre à l’État ;mais ils affirment qu’au Sud l’autochtone aurait des droits de propriété, alorsqu’on appliquerait au Nord le droit commun de l’appartenance de la terre àl’État. Il est frappant que la charte avance de tels arguments, alors que toutes les

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16. Pour une analyse récente des conflits fonciers actuels au nord de la Côte d’Ivoire, cf.T. Le Guen, « Le développement agricole et pastoral du nord de la Côte d’Ivoire : problèmesde coexistence », dans Les Cahiers d’Outre-Mer, Revue de Géographie de Bordeaux, TomeLVII, n° 226-227, avril-mai 2004.

batailles des autochtones du Sud tendent à la « récupération » des terres que lesallochtones ivoiriens ou étrangers se seraient, selon eux, appropriées. Mais cepassage paraît moins surprenant si l’on veut bien se remémorer que les relationstendues entre autochtones et allochtones ne sont pas l’apanage du seul Sud. LeNord aussi a vécu de fortes tensions entre autochtones et allochtones, surtoutdans les années 1970, à la suite de l’immigration dans le Nord ivoirien demilliers de Burkinabé, Maliens et Nigériens, surtout éleveurs, en raison deterribles sécheresses. Ces derniers, accompagnés de leur bétail, entraient enconflit avec des populations pastorales, et il y eut, dans la région de Boundiali,en 1974, 1980 et 1981, des affrontements avec mort d’homme 16.

Les auteurs souhaitent « battre le rappel de tout le Grand Nord en vue d’uneaction concertée résolument tournée vers une option dont le principe directeursera : “ni à droite, ni à gauche, mais au milieu”. » Et ils y insistent : « […] ilimporte désormais de situer le Grand Nord à l’écart du PDCI, très loin du FPI

(Front populaire ivoirien, composante de l’Internationale socialiste et dont l’ac-tuel président Laurent Gbagbo est membre) et de l’opposition, parce que cetterégion doit emprunter sa propre voie, car la différence de zone entraîne, ipsofacto, une différence de compréhension et de comportement et une différenced’intérêts, lesquels peuvent être complémentaires mais jamais semblables ». Etenfin : « Le Grand Nord entend donc s’organiser en fonction de ses intérêts bienpropres. »

Mais la charte ne se contente pas de l’affirmation d’une sorte de particula-risme. Les auteurs affichent une volonté de pouvoir absolu pour les ressortis-sants du Grand Nord : « Jouer éternellement les seconds rôles n’a absolumentrien d’honorable pour ses fils. Se prêter à servir toujours de supports aux autrespour la réalisation de leurs desseins ne peut que déranger l’amour-propre et laconscience des uns et des autres, avec le sentiment coupable de notre inaptitudeà pouvoir s’entendre, à faire l’union et l’unanimité autour d’un des nôtres. »

Les choses se clarifiant par la suite : « Faire bloc autour d’Alassane avait éténotre intention première. Celle-ci date de 1989, comme l’atteste l’en-tête de cedocument, alors qu’Alassane n’était encore que le président du comité ministériel.Lui prêter main-forte dans le bras de fer qui l’oppose à la gauche devient unenécessité absolue que nous envisageons de prendre à notre compte le momentvenu. L’assister de notre concours afin qu’il ne tombe pas dans les pièges quelui tendent certains ténors du Régime s’inscrit en bonne place de nos prochaines

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17. P. 9-10. En décembre 2000, peu après l’accession de Gbagbo au pouvoir, lorsque la Coursuprême déclara ADO inéligible parce qu’il n’avait pu, selon elle, apporter la preuve de sanationalité, on se rendit compte à quel point il n’y avait pas là des paroles en l’air. En effet,selon Soir Info du 2 décembre 2000, Alphonse Soro, président du Forum des associations duGrand Nord déclare : « Nous donnons 72 heures aux autorités afin qu’elles prennent leursresponsabilités, sinon nous allons nous déchaîner. Il n’y aura pas de campagne électoraledans le Grand Nord. » Le boycott sera effectivement des plus efficaces. Lorsque quelquessemaines plus tard, le scrutin put y avoir lieu, le taux de participation y était de 13 % ! Cetaux d’abstention extrêmement élevé des partisans du RDR et des électeurs intimidés par leboycott permit au PDCI, avec ce qui lui restait de ses réseaux, de remporter la mise et de fairejeu égal avec le FPI à l’Assemblée nationale. Seul le siège de Kong où se présentait ADO restejusqu’aujourd’hui vacant.

activités. La défense d’Alassane figure en bonne place parmi nos objectifs.Cependant, nous tenons à préciser, tout de suite, que nous ne connaissons pas lePremier ministre, nous ne l’avons jamais approché ni de loin ni de près, et notreintention n’est pas de le côtoyer et encore moins de l’intéresser à notre projet.Nous préférons l’ignorer et le tenir à l’écart de nos futures activités pourplusieurs raisons, dont la principale demeure notre position face au problème dela succession, afin qu’il ne puisse lui être reproché d’être à l’instigation ou lecommanditaire de notre projet. Qu’Alassane réussisse sa mission et sorte laCôte d’Ivoire du marasme économique que connaît notre pays, il doit être toutindiqué comme celui devant assurer la succession et prendre le relais, car ilserait inconcevable qu’Alassane tire les marrons du feu et qu’un autre s’enrégale 17. »

Après avoir longuement tenté de démontrer à quel point les « fils du GrandNord » sont délaissés, la charte du Nord revendique le pouvoir pour l’un dessiens. Une stratégie qui va dans le sens des thèses du chercheur Paul N’Da :D’emblée, notons que l’ethnicité se présente comme l’expression d’un besoinde pouvoir, d’un désir d’hégémonie politique. Et si l’on l’élève au-dessus ducirconstanciel pour aller au substantiel, le problème de l’ethnicité apparaît sousun angle de combat double sinon trouble, pour ne pas dire fourbe.

La perfidie, mais aussi le pervertissement se donnent à voir dans un doublelangage : d’abord, l’acharnement à étriller, sur un ton dolent, un système dedomination politique soupçonné de se fonder sur l’ethnie, de combler la préten-tion de groupes ethniques à croire qu’à eux sied le gouvernement de la Répu-blique ; ensuite, l’engagement à revendiquer, en même temps, pour l’ethnied’appartenance, plus de participation politique, plus de pouvoir et peut-être lepouvoir.

Le combat de l’ethnicité apparaît donc comme une lutte pour s’imposer eten imposer aux autres ; ce qui a pour conséquence d’engendrer des conflits d’in-térêt pour participer en position avantageuse à la nationalité et à la citoyenneté.

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18. Cf. P. N’Da, Le drame démocratique africain sur scène en Côte d’Ivoire, Paris, L’Har-mattan, 1999, p. 266-267.19. Cf. J.-P. Dozon, « La Côte d’Ivoire entre démocratie, nationalisme et ethnonationa-lisme », dossier « Côte d’Ivoire : La tentation ethnonationaliste », Politique Africaine n° 78,Paris, Karthala, 2000, p. 57-58.20. Cf. J. Carle, « Quand la crise influe sur les pratiques nominales, Les changements de nomchez les Sénoufo de Côte d’Ivoire », Politique Africaine n° 95, 2004.

Seulement, ces conflits d’intérêt se donnent l’apparence d’être essentiellementdes conflits ethniques 18.

La charte du Nord et la production de kystes identitaires

La diffusion massive de la charte contribuera à renforcer le kyste identitaireNord-Dioula-Ouattara. Un kyste renforcé aussi par l’association Nord-étrangerssahéliens, déjà plus ou moins présente dans l’esprit d’un grand nombre d’Ivoi-riens : « Au fur et à mesure que le Sud devenait le pôle d’attraction croissantedu pays et, après l’indépendance, la manifestation concrète d’un certain“miracle ivoirien”, les gens du Nord représentent de plus en plus davantagequ’eux-mêmes. Car, tout en étant originaires de régions ayant toujours relevé,depuis sa création, du territoire ivoirien et fait normalement partie de nationauxà part entière, ils n’en furent pas moins également associés, du point de vue desgens du Sud, à une sorte de Grand Nord duquel provenaient quantité d’immi-grants guinéens, maliens et burkinabé 19. » Juliette Carle voit aussi apparaître, enparticulier chez certains Sénoufo, plutôt jeunes, diplômés et urbains, l’aspirationà un Petit Nord ivoirien, par opposition à un Grand Nord sahélien transnational ;une représentation qui a pour objectif de se distinguer des immigrants 20.

En tout état de cause, la charte du Nord recommande à tout ressortissant duGrand Nord et à tout ami du Grand Nord de faire de l’appel son livre de chevet.Les auteurs de ce document, dont nous venons de citer de larges extraits, ontdonc grandement contribué à la crise identitaire actuelle en accentuant avecforce la confusion Grand Nord/Dioula/étranger/Alassane qui préexistait. Deplus, les réponses ambiguës d’Alassane Ouattara aux questions concernant cettecharte donneront l’impression qu’il y était plus ou moins associé, ou qu’il enpartageait au moins l’esprit.

La charte constitue sans doute le début d’une mobilisation politique surbases essentiellement régionalistes et ethniques, que le RDR, puis la rébellion duMPCI, sauront utiliser et améliorer en vue de peser toujours plus fortement sur lapolitique ivoirienne et tenter de conquérir le pouvoir. Elle produit et renforce leressentiment des « nordistes » envers le pouvoir, de façon à pouvoir mobiliserceux-ci comme un masse de manœuvre homogène. Le wishful thinking

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21. Cf. Y.Konaté, « Le destin d’Alassane Dramane Ouattara », dans M. Le Pape et C. Vidal,Côte d’Ivoire, L’Année terrible 1999-2000, op. cit., p. 290.22. Soir Info, 21 mai 2002.23. Ces derniers tribalisant bien souvent le débat politique à la manière de monsieur Jour-dain.24. Le caractère transnational des Dozo est souligné sur leur site par les Forcesnouvelles (nouvelle appellation des rebelles du MPCI) : « L’histoire des Dozo remonte auMoyen Âge, lorsque le Dozo Soundjata Keïta créa l’empire mandingue qui s’étendait sur unegrande partie du Sahel actuel. »

d’Y. Konaté résume cette volonté politique : « Dans les faits comme dans l’ima-gination, nordistes et musulmans, musulmans et nordistes tendent à seconfondre, la mobilisation de la majorité des Ivoiriens du Nord et de la quasi-totalité des musulmans pour la cause d’Alassane le dote d’un instrument poli-tique puissant et redoutable 21. »

Jean-Jacques Béchio, dirigeant du RDR, poussera le raisonnement encoreplus loin de manière subreptice : « En Côte d’Ivoire, malgré notre majoritésociologique, tout le monde sait que nous sommes les plus nombreux, nousavons subi trop de sortes de brimades : injures, humiliations, massacres. Noussommes des orphelins parce que nous ne sommes pas encore au pouvoir 22. »

Qui est ce « nous » ? Sont-ce seulement les électeurs du RDR ? Pourtant, mêmeles municipales favorables au RDR ont montré que ce dernier était loin de repré-senter une majorité. Sont-ce alors les musulmans ou les Sahéliens en général,nationaux et étrangers confondus ? Ou est-ce tout cela à la fois ? Les déclarationsde Béchio et d’autres dirigeants du RDR et de ses satellites entretiennent ainsi, dansles représentations de ses partisans comme dans celles de ses adversaires, l’imaged’un Grand Nord, libérateur pour les uns, menaçant pour les autres.

Il est d’ailleurs à noter que ce discours est peu ou prou légitimé par nombrede médias occidentaux qui considèrent l’accession du RDR au pouvoir commeinéluctable, compte tenu de la supposée majorité sociologique des musulmanset des Sahéliens nationaux et étrangers. Le « tout le monde sait » de Béchios’adresse sans doute autant à ses partisans qu’à nombre d’observateurs et dejournalistes occidentaux 23.

Mais le « nordisme » ne présente pas seulement un aspect politique. Ilcomporte aussi un aspect paramilitaire. La fin des années 1990 sera notammentmarquée par un regain de l’activité et du nombre des dozos auxquels on prêtedes pouvoirs magiques. À l’origine chasseurs traditionnels du Nord, et plusgénéralement de la zone sahélienne (Mali, Burkina Faso), ils sont de plus enplus souvent devenus des miliciens et mercenaires qui proposent leurs servicesaux plus offrants, et sont souvent employés à des missions de surveillance et degardiennage 24. Un nombre croissant de paysans gur, sénoufo en particulier,deviendront dozos par appât du gain.

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25. Cf. le site des Forces nouvelles : « Dès le début des événements du 19 septembre 2002,les Dozo ont rejoint les rangs du MPCI. Considérant leur territoire agressé depuis trop long-temps, leur historique mission de protection les a conduits à s’impliquer aux côtés deséléments du MPCI (actuelles Forces Nouvelles). Ils ont créé leur propre section : la Compa-gnie des guerriers de la lumière, avec à sa tête le charismatique commandant Bamba. Nombredes éléments de cette section sont détachés au sein de la Compagnie Guépard. »26. Soir Info, 19 mars 2001.27. Soir Info, 9 décembre 2000.

Au fil du temps, ces dizaines de milliers de dozos sont toujours plus diffi-ciles à contrôler et favorables à la cause du Grand Nord incarnée par ADO. En1998, HKB encadre strictement leur activité par une loi, sans parvenir à cassercette dynamique paramilitaire nordiste. Après son coup d’État du 24 décembre1999, le général Gueï réhabilite les dozos et leur confie des fonctions de police.Il libère ainsi une force de frappe favorable à la dynamique nordiste que HKB

avait tenté d’endiguer.Le 25 janvier 2001, peu après l’accession au pouvoir de Laurent Gbagbo, les

ministres de la Défense du Conseil de l’entente se rencontrent, notamment, pour« sensibiliser les chasseurs traditionnels, dont les actes déviants constituent unemenace pour la sécurité des États ». On parle alors de plus de 40 000 dozosrecensés en Côte d’Ivoire ! À partir de septembre 2002, les dozos seront desmilliers à affluer de toute la sous-région vers le nord de la Côte d’Ivoire pourdonner un coup de main à la rébellion 25. Cette dernière se présentant commeune branche paramilitaire plus classique, encadrée par des officiers ivoiriens etburkinabé.

En tout état de cause, le RDR et ses organisations satellites ont évincé le FPI

de tout le Nord à l’exception d’une petite partie du Nord-Est. À tel point qu’en2001, lors des élections municipales, certains supposent même une politiqued’exclusion des non-nordistes à l’œuvre dans le nord de la Côte d’Ivoire : « Àce jeu, le nord se présente aujourd’hui comme une zone d’exclusion politique,ou ZEP. Non seulement les Ivoiriens originaires d’autres régions du pays ont étédéclarés personae non gratae au lendemain de l’invalidation de la candidatured’Alassane Ouattara, mais les listes en compétition ne comportent que des nomsà consonance nordique 26. »

De plus : le boycott actif, mais en dernière minute après dépôt des dossiersde candidature, des législatives de 2000 par le RDR, ne doit pas non plus faireoublier la forte proportion de « nordistes » candidats, y compris et surtout, auSud. Sur 957 candidats retenus, 258 sont originaires du Nord ou ont des noms àconsonance nordique. Et puis le RDR présentait 94 candidats du Nord sur 214, lePDCI 59 sur 219, le FPI 44 sur 208. Sur 32 candidatures rejetées, 8 seulementétaient du Nord 27. L’argument de l’exclusion des ressortissants du Nord, qui

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28. Cf. G. Faes, « Faut-il avoir peur des Nordistes ? », Jeune Afrique, n° 1724 du 26 janvier1994.29. Ibid., p. 33-34.30. Ibid.31. Mais sans doute ses positions hostiles à Ouattara et au RDR feront que son nom disparaîtdans la version 2002 de la charte du Nord.

pouvait sembler pertinent à l’élection présidentielle où avaient été exclus tousles candidats aux noms à consonance nordique, perd ici de sa force. À moinsque le Nord ne se résumât à ADO, qui fut exclu des deux élections !

En tout état de cause, la progression du RPR au nord de la Côte d’Ivoire estd’autant plus notable que le FPI y avait conquis, au début des années 1990, unecertaine influence au détriment du PDCI, et avec l’appui d’une partie des notableslocaux 28. Sans la propagation massive de la problématique initiée par la chartedu Nord et l’éternelle polémique autour de son éligibilité, ADO et ses « FMI

boys », auteurs d’une politique impopulaire, auraient sans doute été vite oubliés,y compris au Nord !

La dynamique « nordiste » ne s’est mise en place que progressivement. Ellen’arrive pas à convaincre immédiatement tous les « fils du Nord » : « Défavo-risé, le Nord ? On a du mal à le croire. Certes, la radio n’arrive pas jusque-là, etla télévision offre des images le plus souvent striées de bandes blanches ouconstellées de points gris. Le téléphone, en cette fin de 1993, est coupé depuisune semaine, ce qui arrive, paraît-il, épisodiquement. [mais] nous n’envions pasles gens du Sud, et je n’ai jamais entendu quelqu’un me dire qu’on les avaitfavorisés, estime un médecin malinké, je préfère vivre ici qu’à Bingerville, àquelques kilomètres d’Abidjan 29 ! »

C’est seulement au milieu des années 1990 qu’une grande partie des chefsdu Nord, jusqu’alors divisés entre PDCI, RDR et FPI, feront d’ADO leur leaderincontesté, poussés en cela par les imams de la mouvance Ouattara 30.

Les auteurs de la charte prévoyant cependant une solution de repli sur lesecrétaire général du PDCI, le Sénoufo Laurent Dona Fologo 31.

Pour en finir avec les origines d’ADO, lui-même se dit significativementdescendant du roi de Kong, Sékou Ouattara, lequel réussit à établir un empirequi tomba quelque peu en déliquescence après sa mort, en 1745. Ce dernier,soutenu par les commerçants et les partisans de l’islam, était parvenu àsoumettre, mais aussi à intégrer les populations rurales souvent de languesénoufo. ADO entretient sans doute cette image de descendant du roi de Kongpour témoigner du caractère incontestable de ses origines ivoiriennes, et en

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32. ADO a, qui plus est passé, une grande partie de sa vie en Haute-Volta ; il reçut une boursed’études attribuée au titre de la Haute-Volta et occupa de hautes fonctions à la Banquecentrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) en qualité de ressortissant de ce pays ; il allaitacheter des biens immobiliers en Côte d’Ivoire avec un passeport burkinabé. Tous ces faitsconstituent, aux yeux de ses adversaires, autant de preuves de son extranéité, tandis que sespartisans et lui-même n’y voient pas d’effet sur sa nationalité ivoirienne.33. Cf. J. Carle, « Quand la crise », op. cit.

même temps apparaître comme le nouveau leader des peuples du Nord, voire del’espace sahélien en Afrique de l’Ouest et de ses ressortissants 32.

En tout état de cause, le processus susceptible de constituer un bloc autourd’ADO n’est pas aussi abouti que le souhaiteraient probablement les dirigeantsdu RDR et de la rébellion, puisqu’une grande partie du Nord-Est et une fractiondes électeurs musulmans, ou considérés comme tels, leur échappent encore. Ilspeinent à élargir leur sphère d’influence. Par ailleurs, le RDR est confrontécomme tous les partis politiques ivoiriens, au faible taux de participation élec-torale, même si son électorat semble mieux se mobiliser que celui des autrespartis. Un récent article 33 énonce au demeurant l’hypothèse que la refondationrestrictive de la citoyenneté et de l’identité ivoirienne des dernières annéesaurait, par effet inverse, accéléré les changements de nom, notamment parmi lesSénoufo jeunes, urbains et diplômés, du dioula au sénoufo. Un processus cepen-dant enclenché de manière déterminante chez les Sénoufo, depuis les années1980 avec J’ai changé de nom, de Valy Charles Tuho (1987) ; le livre connut ungrand succès.

Mis à part ces contradictions secondaires, force est de reconnaître que lastratégie de pouvoir déclenchée par la charte du Nord a permis la constitutiond’un courant d’opinion extrêmement fort qui va très au-delà de l’électorat ivoi-rien. Elle a aussi contribué, à sa façon, à une division de plus en plus profondedu pays et de la population entre « nordistes » et « sudistes », entre musulmanset non-musulmans, entre Dioula et « bushmen ».

Cette stratégie ethniciste a gagné en efficacité au fur et à mesure que lespouvoirs successifs, partie prenante des politiques de régression sociale prônéespar les institutions financières internationales, se sont révélés incapables de faireémerger d’autres pôles d’identités collectives orientés vers la satisfaction desbesoins sociaux et démocratiques des populations, notamment étrangères.

Cependant, tout en perpétuant la logique ethniciste contenue dans la chartedu Nord, ADO semble avoir dernièrement modifié en superficie sa stratégie. Lacharte du Nord affirme qu’il y avait eu entre FHB et Gbon Coulibaly une sortede pacte secret prévoyant le transfert du pouvoir à un Nordiste, une fois lepremier chef de l’État décédé ; or, ADO, qui par tous ses actes donnait l’impres-sion de s’inscrire dans pareille logique, s’est récemment prononcé en faveur

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34. Jeune Afrique, l’Intelligent, 21 novembre 2004.

d’une poursuite de l’alliance qui aurait existé entre Baoulé, Agni, Sénoufo etMalinké : « L’avenir passe par la reconstitution des grandes alliances qui ont faitla stabilité de ce pays », explique-t-il, avant de se livrer à une comptabilité à sesyeux indiscutable : « Les Baoulé et les Agni représentent 35 % de la population,les Sénoufo et les Malinké 35 % également. Bédié et moi sommes donc l’éma-nation de 70 % des Ivoiriens 34. »

Quoi qu’il en soit, une telle approche ethniciste qui enferme tout membreautoproclamé ou assimilé d’un groupe dans une opinion politique préalable estloin d’être isolée et participe à la mise en place d’un scénario : nombre d’acteurspolitiques d’aujourd’hui imposeront de nouveau, à l’approche des élections de2005, une logique identitaire qui s’est révélée extrêmement « rentable ». Ellen’exige pas, en effet, des programmes très différents et ignore la questionsociale, tous se partageant les parts d’un gâteau auquel n’accèdent que ceux quidisposent de la force brutale. Cependant, le sentiment des populations, victimesdes conséquences directes et indirectes de la guerre et, dans les zones occupéespar les rebelles, de l’absence d’État et d’administration, peut redistribuer lescartes du jeu politique et identitaire ivoirien, avec une issue plus incertaine quejamais.

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