Le mythe d'Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression ...

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UNIVERSITE LYON 2 INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE LYON Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique. CLAIRE SOBIENIAK Directeur de mémoire : JACKY BUFFET Date de soutenance : 3 septembre 2007

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UNIVERSITE LYON 2INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE LYON

Le mythe d’Aztlán et le MouvementChicano : entre expression culturelle etstratégie politique.

CLAIRE SOBIENIAKDirecteur de mémoire : JACKY BUFFETDate de soutenance : 3 septembre 2007

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Table des matièresRemerciements . . 5Introduction . . 6I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethniquechicana . . 10

A) La Construction de l’identité ethnique « chicana » dans son rapport à l’« Anglo ». . . 101/ La dichotomie ethnique entre « Chicanos » et « Anglos » dans la littératurechicana. . . 102/ Etre « Chicano » : le refus des catégorisations imposées ? . . 17

B) La revendication de l’indianité. . . 241/ La mise en question des discriminations ethniques. . . 242/ Le « renversement du stigmate » : la fierté du « peuple de bronze ». . . 28

C) Le syncrétisme culturel chicano. . . 361. La « Race de bronze » et l’idéologie révolutionnaire mexicaine. . . 362/ Le syncrétisme de deux cultures populaires. . . 40

II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale . . 45A) Réécrire l’histoire : le tracé géographique d’Aztlán. . . 45

1/ Du Traité de Guadalupe Hidalgo à la reconquête démographique. . . 452/ « Nous sommes les autochtones, vous êtes les étrangers » : la réappropriationdu mythe d’Aztlán par les Chicanos. . . 50

B) Un travail intellectuel à portée politique. . . 541/ Une écriture littéraire chicana militante. . . 542/ Les écrivains chicanos à la conquête de l’institution universitaire. . . 58

C) Les écrivains chicanos dans l’arène des mouvements sociaux. . . 621/ Les mobilisations politiques mexicaines-américaines : vers une unification desrevendications ? . . 622/ Les limites de l’ethnicisation du politique. . . 68

Conclusion . . 72Bibliographie . . 74

OUVRAGES . . 74ARTICLES . . 75SOURCES INTERNET . . 77INTERVIEW . . 77

Annexes . . 78ANNEXE 1: Le syncrétisme poétique . . 78ANNEXE 2: Frontière actuelle entre le Mexique et les Etats-Unis . . 78ANNEXE 3: Affiche chicana (1969) . . 79ANNEXE 4: Le muralisme chicano . . 80ANNEXE 5: Traité Adams-Onis, 1819 . . 80ANNEXE 6: Le territoire des Usa en 1850 . . 81ANNEXE 7: El Plan Espiritual de Aztlán . . 81ANNEXE 8: The Plan of Delano . . 83ANNEXE 9: El Plan de Santa Bárbara . . 85

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ANNEXE 10 : Rencontre avec le Conjunto Aztlán . . 88

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Remerciements

SOBIENAK Claire 5

RemerciementsJe tiens tout d’abord à remercier les personnes qui m’ont soutenue dans l’élaboration de ce travail :

Mr Jacky Buffet et Mr. Bernard Lamizet pour leurs précieux conseils ;

Les membres du groupe Conjunto Aztlán pour m’avoir éclairée sur certains aspects de laculture chicana ;

Mes parents, pour leur soutien ;

Julien, pour sa patience et sa clairvoyance ;

Enfin tous ceux qui, par leurs conseils, m’ont aidée à écrire ce mémoire.

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Introduction

« L’identité est devenue aujourd’hui un slogan brandi comme un totem ou répétéd’une manière compulsive comme une évidence paraissant avoir résolu ce qui

précisément pose problème : son contenu, ses contours, sa possibilité même » 1 .François LAPLANTINE

En 1969, un groupe d’étudiants mexicains-américains se réunit à Denver lors de laConférence Nationale sur la Libération de la Jeunesse Chicana (National Chicano YouthLiberation Conference)2, et adopte le Plan Spirituel d’Aztlán 3. Il s’agit d’un texte politiquedans lequel ils revendiquent la légitimité de reconquérir « Aztlán », la terre de leurs ancêtres :

Dans l’esprit d’un peuple nouveau, conscient non seulement de son glorieuxhéritage historique mais aussi de l’invasion brutale de nos territoires par lesGringos, nous, habitants Chicanos et civilisateurs de la terre septentrionaled’Aztlán d’où sont originaires nos ancêtres, revendiquons la terre où sont nésnos aïeux, célébrons la détermination de notre peuple du soleil, et déclarons que

l’appel du sang est notre force, notre devoir, et notre inévitable destinée. 4

Aztlán est le lieu mythique de l’origine des Aztèques. Dans la mythologie de cette civilisationpréhispanique, les premiers hommes quittèrent Aztlán guidés par un présage divin poureffectuer une migration vers le Sud, jusqu’à l’emplacement de leur sédentarisation, Mexico-Tenochtitlan. Des anthropologues ont tenté de retrouver l’emplacement de ce berceau dela civilisation aztèque, sans toutefois parvenir à un résultat concluant. La localisation resteimprécise et sujette à controverse. Au fil du métissage biologique et culturel du Mexique,Aztlán a été relégué au plan de la mythologie d’une civilisation disparue.

Dès lors, il peut sembler surprenant que plusieurs siècles après l’extinction de lacivilisation aztèque, ce mythe ressurgisse sous la plume d’un groupe d’étudiants mexicains-américains. Nous retrouvons des références au mythe d’Aztlán aussi bien dans destextes politiques comme le Plan Spirituel d’Aztlán que dans des ouvrages littéraires du« Mouvement Chicano ». Quel est donc le lien entre le mythe d’Aztlán et cette mobilisationpolitique et culturelle de la fin des années 1960 et des années 1970 aux Etats-Unis?Pourquoi des intellectuels mexicains-américains ressortent-ils ce mythe de l’oubli à cemoment précis de l’histoire?

Nous formulons l’hypothèse que les intellectuels du Mouvement Chicano réinvententle mythe d’Aztlán pour construire une identité ethnique susceptible d’unifier la population

1 LAPLANTINE, François (1999) Je, nous et les autres, Paris : Le Pommier-Fayard, p.17.2 La conférence réunit plus de 2 000 représentants des étudiants Chicanos et des organisations politiques Chicanas.3 Cf. ANNEXE 7 de notre mémoire.

4 «In the spirit of a new people that is conscious not only of its proud historical heritage but also of the brutal “gringo”

invasion of our territories, we, the Chicano inhabitants and civilizers of the northern land of Aztlán from whence came our

forefathers reclaiming the land of their birth and consecrating the determination of our people of the sun, declare that the

call of our blood is our power, our responsibility, and our inevitable destiny. ».

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Introduction

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mexicaine-américaine. Aztlán est l’origine commune symbolique, vecteur de différenciationculturelle et de mobilisation politique, qui permet aux écrivains mexicains-américains deformuler une définition endogène et militante du groupe ethnique « Chicano ». Nousconsidérons donc que les identités ethniques sont des constructions sociales susceptiblesde créer des mobilisations politiques.

Le mythe est un type particulier de récit appartenant à une mémoire collective ; il sedistingue du fait historique par son fort pouvoir symbolique. Dès lors, lorsque nous parlonsde « mythe d’Aztlán », nous ne faisons pas uniquement référence au lieu d’origine desAztèques mais à l’ensemble des représentations associées à ce mythe. Notre travail derecherche tente de reformuler (et donc de déconstruire) ce que peut signifier le concept de « mythe d’Aztlán » dans l’espace américain, pour des personnes se définissant« Chicanas ». Ce concept, nous le verrons, est le fruit d’une longue construction historique,ce qui nous amène à repousser les limites que l’on pourrait juger « naturelles » du « mythed’Aztlán ». Nous estimons que le sens de ce mythe s’est forgé dans les deux contextes oùle mythe est invoqué (la migration des Aztèques à l’époque précolombienne ; le MouvementChicano à partir des années 1960), mais aussi entre ces contextes historiques, notammentau contact de l’indigénisme mexicain du XXème siècle et de l’évolution des relations entrele Mexique et les Etats-Unis. Nous inclurons donc sous le terme de « mythe d’Aztlán »l’ensemble des représentations que les acteurs chicanos lient à ce terme, de notre pointde vue. Aztlán, pour les Chicanos, c’est un lieu géographique, un épisode historique, maisaussi une spiritualité, un phénotype, des coutumes, des arts,…

Pour vérifier notre hypothèse, nous avons choisi d’étudier trois oeuvres littéraires duMouvement Chicano qui contiennent le terme « Aztlán » dans leur titre : Floricanto en Aztlán,de Alurista, Heart of Aztlán (Le cœur d’Aztlán) de Rudolfo Anaya et Peregrinos de Aztlán

(Les pèlerins d’Aztlán) de Miguel Mendez. Le premier ouvrage, Floricanto en Aztlán 5 , est

un recueil de cent poèmes publié en 1971. Le mot « floricanto », littéralement « fleur etchant », est la traduction d’un terme nahuatl qui désigne une forme de poésie orale. Nousavons sélectionné ce recueil pour le rôle déterminant de son auteur dans le MouvementChicano : Alurista, de son vrai nom Alberto Urista, semble avoir été le premier Mexicain-Américan à réutiliser le mythe d’Aztlán dans les années 1960. Par ailleurs, nous avonsvoulu représenter dans notre corpus de texte le genre poétique en raison de l’abondancede cette forme littéraire dans le Mouvement Chicano. Nous avons ensuite choisi Peregrinos

de Aztlán 6 et Heart of Aztlán

7 , publiés respectivement en 1974 et 1976pour pouvoircomparer deux styles d’écriture romanesque. Comme nous aurons l’occasion de l’évoquerplus en détail, les œuvres de Mendez et d’Anaya partagent un même thème, la peinturedes conditions sociales des Mexicains-Américains, mais les auteurs se distinguent dansleur façon de l’aborder.

Nous étudierons le lexique des œuvres, c’est-à-dire le choix des mots utilisés ainsi queleur articulation dans le récit. Ce qui nous intéresse, ce sont les associations de mots et lesens qu’elles dégagent. Par ailleurs, il sera nécessaire d’approfondir le rôle des écrivainsdans le Mouvement Chicano, pour comprendre à qui s’adressent leurs œuvres et commentelles peuvent être perçues. Bien sûr, nous ne prétendons pas définir catégoriquement lesintentions des auteurs ; mais nous pouvons émettre des pistes d’analyse en étudiant lecontexte dans lequel s’insèrent les ouvrages.

5 Alurista (1971), Floricanto en Aztlán, Los Angeles, Chicano Studies Research Center.6 Méndez, Miguel (1974) Peregrinos de Aztlán, Edition 1991,Tempe : Biligual Press.7 Anaya, Rudolfo (1976) Heart of Aztlán, Berkeley, Editorial Justa Publications.

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Signalons dès à présent que les trois écrivains, Alurista, Mendez et Anaya, ont encommun d’utiliser à la fois l’espagnol et l’anglais dans leurs ouvrages. Nous avons parfoisrencontré des difficultés de traduction pour retranscrire les jeux de langage. Nous signalonsque les passages cités dans le corps du texte ont tous été traduits par nos soins, la versionoriginale étant mentionnée en note de bas de page.

Cadre théorique :Avant d’entrer dans l’analyse du sujet, il est nécessaire d’éclairer la signification de

certains concepts théoriques qui seront employés tout au long de ce mémoire. Pourcela, nous nous réfèrerons principalement à la synthèse des travaux sur les relationsinterethniques élaborée par Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart dans leur ouvrage

Théories de l’ethnicité 8 .

Commençons par définir le sens de l’expression « groupe ethnique ». Pendantlongtemps, le terme « ethnie » a été utilisé sans que sa définition ne soit posée.Terme employé par les occidentaux au temps de la colonisation, en opposition à la« nation » qui désignait des « Etats civilisés », il qualifiait des « tribus », ou « sociétésprimitives » auxquelles on niait toute histoire. L’ethnie serait donc d’abord une constructionde l’anthropologue occidental. Si l’ethnicité passe dans le champ de la sociologie dès ledébut du XXème siècle, grâce à l’étude de l’école de Chicago sur le processus d’assimilationculturelle des immigrants dans les villes américaines, il faut attendre les années 1960 pourque la question des identités ethniques au sein des sociétés occidentales soit réellementdébattue. Dans leur ouvrage Beyond the Melting-Pot, Glazer et Moynihan notent que malgréle modèle d’assimilation prôné par le gouvernement américain, les anciennes distinctionsethniques persistent et que, chose nouvelle, elles sont le moteur de mobilisationscollectives9. Les auteurs observent en effet aux Etats-Unis un « réveil ethnique » (« ethnicrevival ») caractérisé par la multiplication des revendications identitaires : chaque individuse proclame membre d’un groupe ethnique : « African-American », « White Anglo SaxonProtestant », « Chicano », etc. Ainsi, Glazer et Moynihan corroborent ce que Hansen avaiténoncé en 1938 : ce que le fils veut oublier, le petit-fils veut se le rappeler10.

Ces travaux sociologiques modifient la conception de la société américaine, considéréenon plus comme une totalité monolithique mais comme une mosaïque de groupesethniques, une société « multiculturelle ». Le gouvernement fédéral américain institueun Programme sur l’héritage ethnique en 1972, qui aboutit à la publication en 1980 del’Encyclopédie des groupes ethniques américains.

Enfin, soulignons que Glazer et Moynihan ne considèrent pas que les groupesethniques se forment en raison de l’attachement « primordial » qui unirait des individus demême origine (même langue, même religion, même culture, etc.)11. Selon eux, les groupesethniques sont une forme d’organisation des individus lors d’une lutte d’intérêts. Leur forcemobilisatrice réside dans l’établissement de liens affectifs entre les individus, plus puissants

8 Poutignat Phillipe et Streiff-Fénart Jocelyne (1995) Théories de l’ethnicité, Paris, Presses Universitaires de France, 2005.9 Cf. Glazer Nathan et Moynihan Daniel (1963) Beyond the Melting-Pot, Cambridge, Mass., Havard University Press et MIT

Press.10 Cf., Hansen M.L. (1938) The problem of the third generation immigrant, Rock Island, III, Augustana Historical society.11 Les principaux auteurs de la théorie « primordialiste » sont Shils et Geertz. Cf. Chapître « L’ethnicité comme donnée

primordiale », in Poutignat et Streiff-fénart, op.cit., pp.95-102

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Introduction

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que l’idée de classe sociale. On perçoit ainsi que l’ethnicité peut sous certains aspects êtreconsidérée comme une ressource politique, particulièrement pour des groupes dominés.

Après ces quelques éclaircissements, nous pouvons affirmer que nous nousrapprochons de la définition du groupe ethnique proposée par De Voos : « un groupe quise perçoit lui-même comme uni par un ensemble de traditions que ne partagent pas sesvoisins et dont les membres utilisent subjectivement de façon symbolique ou emblématiquedes aspects de leur culture, de façon à se différencier des autres groupes ».12

Quelques précisions terminologiques :Au cours de notre développement, nous emploierons le terme « Anglo » abréviation

d’ « Anglo-Américain », pour désigner la population reconnue comme telle par les Chicanos.Dans le discours chicano, l’Anglo est l’Autre, celui qui n’est pas chicano. Dans leur bouche,le terme ne fait pas référence aux seuls descendants des Européens anglophones maisplus généralement à tous les Américains à peau blanche.

Par ailleurs, nous utiliserons le terme « Mexicain-Américain » pour désigner de façongénérale la population d’origine mexicaine résidant aux Etats-Unis. Le terme englobe à lafois les immigrés mexicains et les Américains d’origine mexicaine. Nous sommes conscientsde la confusion que peut entraîner une telle dénomination ; néanmoins, nous choisissons ceterme car il est le plus fréquemment utilisé dans les médias et dans les études historiqueset sociologiques.

Enfin, nous emploierons le terme « Chicano » uniquement pour nous référer auxpersonnes qui s’auto-désignent comme telles. En effet, seule une fraction limitée de lapopulation mexicaine-américaine se considère chicana et l’objet de notre étude sera decomprendre les implications du terme « chicano ».

Sans prétendre fixer une quelconque véracité ou un contenu à ces termes, nous lesutiliserons plutôt comme des outils d’analyse, car ils correspondent aux représentationscommunes employées dans la réalité. Pour contestables que soient les frontières de cescatégories et leur contenu réel, nous prendrons au sérieux le contenu symbolique etperformatif de ces catégories.

Nous pouvons à présent commencer notre analyse. Dans une première partie, nousétudierons le rôle du mythe d’Aztlán dans la construction de l’identité ethnique chicana,identité construite, selon nous, par les écrivains du Mouvement Chicano. Puis, dans unedeuxième partie, nous dégagerons les implications politiques de l’utilisation du mythed’Aztlán par les écrivains chicanos.

12 De Vos G., « Conflict and accomodation », in Devos et Romanucci-Ross (eds), Ethnic identity : cultural continuities andchange (1975) Palo-Alto, Calif, Mayfied, p.9, cité par Poutignat et Streiff-Fénart, op.cit.,p. 91

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I- le mythe d’Aztlán : une référenceculturelle au service de la constructionethnique chicana

A) La Construction de l’identité ethnique « chicana »dans son rapport à l’« Anglo ».

Revendiquer sa propre identité, c’est admettre l’existence d’autres identités. En effet, c’estbien l’usage négatif de l’identité qui permet de définir le sens de ce mot : ce qui n’est pasdifférent est identique. Dès lors, pour comprendre ce qu’englobe le terme « Chicano », nousdevons commencer par définir ce qu’il n’est pas. Or, dans le discours chicano, cet autreest l’Anglo-Américain, ou le Gringo ou encore le Gabacho. Nous allons étudier commentl’identité ethnique chicana se définit par rapport à l’identité anglo-américaine. Dans unpremier temps, nous examinerons les marques de dichotomie dans la littérature chicana,pour souligner la volonté des écrivains chicanos de se démarquer de l’ « Anglo ». Puis, nousverrons que la définition du « Chicano » est néanmoins indissociable de celle de l’autre : enauto-définissant son identité en opposition avec l’ « Anglo », le Chicano accepte son altérité.

1/ La dichotomie ethnique entre « Chicanos » et « Anglos » dans lalittérature chicana.

L’opposition constante entre « nous » les « Chicanos », et « eux », les « Anglos13 »est une des caractéristiques de l’énonciation du discours chicano. Les textes littérairesétudiés nous donnent la vision d’une société segmentée entre les Chicanos d’un côté, etles Anglos de l’autre. Lorsqu’ils se rencontrent, c’est dans un rapport de confrontation.La différenciation ethnique semble résulter d’oppositions fondamentales entre les deuxgroupes. La frontière paraît infranchissable, car le Chicano et l’Anglo n’ont ni les mêmesvaleurs, ni les mêmes références culturelles. Les auteurs chicanos s’inscrivent dans undiscours ethnique essentialiste, c’est-à-dire qu’ils présentent les Chicanos comme unis parun lien affectif résultant d’un ensemble de traditions et de pratiques culturelles partagéesdepuis leur naissance, et cela en raison de leur origine.

En me fondant pour ma part sur les théories interactionnistes qui considèrent aucontraire que les groupes ethniques sont une construction sociale au cours de laquelleles acteurs cherchent à se différencier les uns des autres, je vais tâcher de montrer que

13 Par commodité et pour aérer la lecture, nous ne ferons plus usage par la suite des guillemets autour des termes « Chicanos » et« Anglos ». Mais, dans l’optique dénaturalisante qui est la nôtre, nous continuerons à considérer ces vocables comme produits d’uneconstruction sociale en partie artificielle et schématique.

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I- le mythe d’Aztlán : une référence culturelle au service de la construction ethnique chicana

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la dichotomie linguistique opérée par les écrivains chicanos sert à consolider la frontièreethnique qui les sépare des Anglos. Selon Frederik Barth, l’ethnicité est « interactionnelle »car elle se construit et se modifie au contact de l’autre. Les acteurs fixent des frontièresmouvantes qui les distinguent des autres. « Pour que la notion de groupe ethnique aitun sens, il faut que les acteurs puissent rendre compte des frontières qui marquent lesystème social auquel ils estiment appartenir et au-delà desquelles ils identifient d’autresacteurs impliqués dans un autre système social. »14. Ni figée, ni essentialiste, cette frontièreethnique (« ethnic boundary ») est une forme de socialisation car elle permet aux acteursde s’identifier lors qu’ils entrent en contact. « Certains traits culturels sont utilisés par lesacteurs comme signaux et emblèmes de différences, alors que d’autres ne sont pas retenus,et que dans certaines relations, des différences raciales sont minimisées ou niées. »15

Ainsi, je considère que l’écrivain chicano construit une identité en opposition à l’identitéanglo, de manière à se différencier de celui-ci. Il met en avant certains symboles et certainesvaleurs qui, selon lui, ne sont pas partagés par l’Anglo et il fixe ainsi les frontières de sonethnicité. Dans un premier temps, je vais étudier l’énonciation dans le discours chicano,afin d’illustrer les marques de la dichotomie dans le langage ; j’analyserai ensuite les jeuxd’opposition de valeurs qui fixent les frontières de l’ethnicité chicana.

a. L’énonciation comme marqueur d’ethnicité.L’étude des pronoms personnels sujets et des pronoms possessifs nous permet decomprendre qui parle derrière la voix des narrateurs et des personnages. Dans le recueilFloricanto en Aztlán, le poète Alurista utilise fréquemment la première personne du singulierpour s’exprimer. Le « je » qu’il emploie est indéfini : Alurista confond sa propre expérienceavec celle de tous les Chicanos. Dans un jeu linguistique continu entre l’anglais etl’espagnol, Alurista évoque : « my gente », mes gens, « our people », notre peuple, « mipueblo », mon peuple. Alurista emploie 112 fois le terme « raza » dans son recueil depoèmes. Le terme dont le sens strict est celui de « race » désigne ici le peuple chicano.Dans le poème Chance bénie, cette identification avec son peuple se matérialise par uneunion : le narrateur épouse la Raza :

Les fiançailles ont duré longtemps,Aujourd’hui je fête mes vingt-et-un ans,Mes noces,- celles de sangMa fiancée a été patiente

Aujourd’hui j’épouse la Raza 16

A l’opposé de ce Chicano qui s’exprime par lui-même, la troisième personne, singulierou pluriel, désigne l’ « Anglo », le « Gringo », le blanc. Cet autre, cet étranger est nommé parAlurista: « The man », ou encore « Mr Jones », nom anglo-saxon très courant qui désigneici un Anglo-Américain pris au hasard . Les deux groupes ethniques, Chicanos et Anglos,

14 Poutignat Philippe et Streiff-Fénart Jocelyne, op.cit., p.16615 Barth, Frederik (1969) « Les groupes ethniques et leurs frontières », in Poutignat Philippe et Streiff-Fénart Jocelyne, op.

cit. p.21116 « el noviazgo ha sido largo/ hoy veintiuno celebro, /mi boda/- la de sangre/ mi novia ha sido paciente/ today i marry la Raza »,

Alurista, extrait de « Bendita suerte », Alurista (1971), Floricanto en Aztlán, opus cité, p.70

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ne doivent pas se mélanger comme nous le montre cet extrait: « l’homme/ il dit qu’il veutépouser ma sœur/ ça va pas non/ elle est une femme, et non un jouet »17.

Quant à l’interlocuteur du poète, dans la majorité des poèmes, Alurista s’adresse àses comparses, aux autres Chicanos. Néanmoins, il convoque le « Gringo » à quelquesoccasions ; mais c’est alors pour souligner l’impossibilité de communiquer car le « Gringo »ne comprend pas le « Chicano ». Ainsi, dans The homeland of my heart, Alurista écrit :

Tu ne comprendras jamaisTu ne boiras pas non plus mon sang […]Sans savoir pourquoi, tu pleureras […]Mais tes pleurs sanglants

Resteront ignorants, perplexes et gringos 18

Dans Heart of Aztlán, de Rudolfo Anaya, le narrateur est omniscient : il se glissedans la peau des personnages pour nous livrer leurs sentiments, leurs frustrations et leursaspirations, dans un récit à la troisième personne. Le roman débute avec le déménagementde la famille Chávez qui quitte son ranchito dans le village de Guadalupe, au Nouveau-Mexique, pour s’installer dans le quartier mexicain de Barelas dans la ville voisine,Albuquerque. Le récit ne s’éloigne jamais de ce territoire mexicain-américain. C’est doncdepuis le point de vue de cette communauté que l’action nous est contée19. La séparationdes quartiers fixe les univers respectifs des Chicanos et des Anglos. Lorsque Jason, filsaîné de la famille Chávez, commence à fréquenter une jeune fille anglo du quartier voisin,il franchit une limite qui n’est acceptable ni pour les Chicanos, ni pour les Anglos. Benjie,le jeune frère de Jason, dit à sa mère :

- J’ai entendu dire [que Jason] passe beaucoup de temps dans le quartier CountryClub--

- Le Country Club ? ohlala ! Comment s’appelle-t-elle ? demanda Juanita (sœur deJason et de Benjie)

- Cindy, répondit Benjie, elle est Anglo…- Tu te moques de moi ! s’exclama Ana (autre sœur de Jason et de Benjie), Où est

le problème, Jason, les filles du quartier ne sont pas assez bien pour toi ? demanda t-ellesarcastiquement. […] Mon garçon, tu ferais mieux d’apprendre où est ta place. Tu ne saispas ce qu’il arrive aux garçons du quartier qui fréquentent ces riches filles ? Ils pourraient

bien te couper… 20

17 “The man/ he say he wanna marry mi carnala/ hell no!/ ella es mujer, no juguete”, in “tarde sobria, Ibid., p.9618 “you will never understand/nor drink my blood/ in agony you’ll find a sacrificial daggered mind/ to carve/ to cut/ to thrust and

find in your heart/ el vacio de tu sangre transparente/ sin saber porqué, has de llorar/ sin saber que tu lloro carece de razon/ mas esla vida misma (the word of which jehova spoke)/ mas tu sangriento lloro/ permanecera ignorante, perplejo y gringo” extrait de “thehomeland of my heart”, Alurista, op.cit. p.86

19 Signalons que Rudolfo Anaya est lui-même né dans un village du Nouveau-Mexique et a déménagé à Albuquerque pendantson adolescence.

20 « “I hear he spends a lot of time around the Country Club” “The Country Club? Ooo-la-la! What’s her name?” Juanita asked.“ Cindy”, Benjie answered, “es gabachita… ” “No kidding ! ” Ana exclaimed, “What’s the matter, Jason, ain’t the girls from the barriogood enough for you ? ” she askeds sarcastically.[…]Boy, you better learn your place. Don’t you know what happens to barrio boyswho date those riche girls? Why they’re liable to cut off your…”» Anaya Rudolfo, Heart of Aztlán (1976), opus cité, p.72

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Enfin, dans Peregrinos de Aztlán, de Miguel Mendez, la narration est assez complexe.Le narrateur, omniscient, suit le personnage principal, Loreto Maldonado, « el viejo Loreto »,vieil indien yaqui qui vit pauvrement à Tijuana. Lorsque Loreto croise un autre personnage,le narrateur s’arrête sur l’histoire de celui-ci, ou livre une anecdote à son sujet, parfois parle biais de dialogues. Mendez semble alors vouloir rendre l’importance de la transmissionorale. L’auteur retrace ainsi, dans un récit où les histoires s’imbriquent et se répondent,parfois grâce à des monologues intérieurs et aux souvenirs de Loreto, l’histoire non-écritede personnes oubliées, invisibles aux yeux du monde. Leurs voix semblent sortir descaniveaux, les rues sont pleines de leurs lamentations :

Les voix que les rues et les ruelles sordides avortent, tant de voix blessées,fuyaient la planète amère pour se mettre à l’abri dans les cavernes des vastesmondes de l’esprit des êtres sensibles. C’est ainsi que les lamentationsparvenaient au yaqui Loreto, racontant des histoires vulgaires qui n’émeuventpersonne, en dépit de leur aspect tragique, parce qu’elle se répètent tous les

jours. 21

Ainsi, à travers les jeux de narrations dans les trois ouvrages étudiés, nous observonsune prise de position des auteurs qui nous livrent des récits de vie de Chicanos selonleur propre perspective. Les trois oeuvres ont en commun de se positionner au sein de lacommunauté chicana (ou au Mexique pour Peregrinos de Aztlán). En faisant appel à leurpropre expérience, les auteurs se proposent d’éclairer le lecteur sur la perception que lesChicanos ont de la société dans laquelle ils vivent.

b. L’opposition des valeurs.Derrière cette opposition dans l’énonciation, c’est tout un système de valeurs qui est diviséentre les valeurs chicanas, et les valeurs anglos. L’Anglo est individualiste, matérialiste,voire violent et sans cœur. Alurista nous parle de « son inhumanité, à travers ses massacreset (de) sa quête de pouvoir, amassée dans le sang »22. Les auteurs chicanos consolidentla séparation entre les deux groupes ethniques et illustrent ce qu’Alber énonce ainsi : « dupoint de vue de l’ethnicité, il n’y a pas plus étranger que son voisin »23. La proximité spatiale,loin de fédérer un sentiment de communauté, crée un besoin de se différencier de son voisinen insistant sur ce qui sépare les deux groupes ethniques.

Alurista est l’auteur chez qui la dichotomie Chicanos/Anglos est la plus visible. Dans letableau suivant, nous retranscrivons les termes utilisés pour désigner les deux catégories,les pronoms personnels et les principaux thèmes associés à chacune d’elle. Nous notonsque le Chicano est associé à des images positives, de solidarité et de combativité parexemple, tandis que l’Anglo est l’oppresseur sans cœur.

21 «Las voces que abortan las calles, los callejones sórdidos y los tugurios, tantas voces llagadas con dolor humano,

huían del planeta amargo a guarecerse en las cavernas de los vastos mundos de la mente de los seres sensibles. Así le

llegaban los lamentos al yaqui Loreto, contando historias vulgares que a nadie conmueven, pese a lo trágico, porque se

repiten a cada dia » Miguel Méndez, Peregrinos de Aztlán (1974), p.5822 «his inhumanity through his massacres and his lust for power amasadas con sangre», in “I can’t”, Alurista, op.cit., . p.323 Alber (1992), cité dans Poutignat Philippe et Streiff Fenart Jocelyne, op. cit. p.135

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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.

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Chicanos AnglosDénomination gente, people, pueblo, raza,

Raza de bronze, tribu, carnales,Chicano brothers UlissesChicano…

the man, Mr. Jones, norte-americanagente, amérika la del norte, el Gringo,the anglo, pobre humano, niño deplástico, hombre ciego for power, ciclopegringo…

Pronoms 1ère personne: I, my, our, mi,mis, nuestra, nuestras, nosotros,mis, we, us, 2ème personne:you, tu

3 ème personne : he,his, 2 ème personne : you

Thèmesassociés

famille (padres, grandfathers,madre, sister) liberté(libertad,freedom,unchained) volonté (will,voluntad,self-determination, self-willed) fierté (pride, proud) corps etesprit (corazon, cuerpo, alma,heart, sangre, feet, personalidad,vientre) héritage (herencia,heritage, legado, ancestry) lacouleur bronze quartier et village(barrio, aldea) terre (comunioncon nuestra tierra, the earth,land) joie (joy) nature(sol, fertility,humanity)

inhumanité (inhumanity,inhuman) oppression et violence(massacres, yugo, esclavizante,oppressive, incarcerated) pouvoir(lust for power,possessions) culpabilité(guilt) ignorance aveuglement (ciega,blind) froideur (plasticity, inorganic, fría,sin calor, descabellada sin ideales, sinorgullo, sin legado)

Nous retrouvons l’idée du Gringo avide de pouvoir et d’argent dans Peregrinos deAztlán. Le fils unique des Foxye, envoyé en pension depuis son plus jeune âge car lesparents ne veulent pas s’en occuper, rentre à la maison familiale à l’âge de vingt ans.Devenu hippy, en opposition totale avec ses parents avares, il fait le choix de vivre dansle dénuement et espère ainsi leur faire honte. La famille Foxye nous est présentée commedégénérée : alors que les parents renient leur fils, ils offrent une télévision au chien, véritablemembre de la famille qui mange à table avec eux.

Quant à la mère de Tony Baby, autre personnage « gringo » du roman, elle a fondé uncommerce aux Etats-Unis en employant des immigrés clandestins qu’elle dénonce parfoisaux autorités pour ne pas avoir à leur payer un mois de salaire. Elle méprise tant lesMexicains qu’elle a l’impression de leur faire une faveur en les employant clandestinement :

Elle se donnait un air de dame charitable et se faisait passer pour une femme trèschrétienne, car grâce à elle, ces pauvres mexicains mangeaient pour la premièrefois jusqu’à satiété et il découvraient la sensation de mettre des chaussures,et même après cela, ils arrivaient à mettre de côté quelques dollars, ou bien ilsles envoyaient à leurs foyers pour que leur famille mange autre chose que des

feuilles de cactus 24 .

24 « Se daba aire de caritativa, presumiendo de muy cristiana, pues gracias a ella comían aquellos pobres mexicanos por

primera vez hasta que se les saltaba el ombligo y conocían lo que es ponerse zapatos, y todavía alcanzaban a guardar

algunos dólares o los mandaban a sus hogares para que sus familiares comieran algo mas que nopalitos. » Méndez,

op.cit.,p.46

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Un autre personnage « Gringo », le juge Rudolph Smith, tient également des proposderrière lesquels nous percevons l’ironie de l’auteur: « Qu’adviendrait-il de nos Chicanoss’ils n’étaient pas soulagés par leur travail qui les aide à vivre grâce à la bonté de notreseigneur.[…] Nous vivons dans un paradis. »25

Le roman Heart of Aztlán est lui aussi construit autour de toute une série d’oppositionsqui rendent compte de la difficulté, pour les Chicanos, de se sentir chez eux aux Etats-Unis.Les valeurs chicanas sont soulignées par l’utilisation de mots espagnols pour les désigner,alors que la narration est en anglais. Ainsi, le vocabulaire de la famille et de l’amitié estutilisé en espagnol: la familia, los vecinos, los compadres, etc 26 ou encore le vocabulaire dela religion27. Enfin, les mots évoquant des lieux : pueblo, ranchito, barrio, etc.,28distinguentle territoire chicano du territoire anglo. Grâce à ce procédé, Rudolfo Anaya souligne leséléments indissociables de l’identité chicana29.

Par ailleurs, l’opposition ville/ campagne renforce la dichotomie établie par l’auteur entreles Chicanos et les Anglos. Au début du roman, les Chávez quittent la campagne pours’installer en ville. Ce déménagement constitue un changement important pour les membresde la famille qui sont alors confrontés à un univers anglo-américain (alors même que lequartier dans lequel ils vivent est un quartier chicano, Barelas). En effet, le mode de viecitadin est imprégné de la culture « anglo ». Tout au long du roman, l’opposition est constanteentre la nostalgie du llano, et plus particulièrement du ranchito des Chávez, associé autemps d’avant, à l’époque où la famille était soudée, où les traditions étaient respectées,et la violence du présent, de la ville, où les Chávez n’ont pas d’attaches et où la famille sedésunit. Lorsqu’il quitte Guadalupe, Clemente éprouve déjà de la crainte :

Sans la terre, la relation qu’un homme crée avec la planète sera perdue, lesvieilles coutumes et traditions tomberont sur le bas-côté, et ils seront comme des

gitans errants sans territoire où ancrer leur esprit. 30

25 « Que seria de nuestros chicanos si no tuvieran el alivio de estas labores, que con la divina gracia de Dios Nuestro Señor seayudan a vivir.[..] Vivimos pues en un paraiso. » Ibid. p.124

26 Voici les mots espagnols recensés se rapportant à la famille ou à l’amitié : Mama, papa (p.3), familia (pp.4, 5, 6, 12, 30, 39,70, etc), vecinos and compadres (pp.4, 6), vecino (pp.11, 78), el abuelo Chávez (p.5), abuelita (pp.20, 40), the cuates (pp.34, 44, 51,etc), crianza (p.40), compadres (pp.40, 78, 99, 133), las viejitas (p.40), una tía (p.40), carnal (pp.41, 42), camarada (pp.41, 64), jefito(désigne le père, p.51), raza (p.51), padrino (p.99) et madrina (p.100).

27 « dios los bendiga. » (p.4), « vamos ! alabados sean los dulces nombres » p.7, la virgen de Guadalupe (p.25), Padrenuestro que estas en los cielos, santificado sea tu nombre (p.27), el pésame (p.30) Ave María Purísima, Gracias a Dios (p.30), ‘enel nombre del Padre, del Hijo, y del Espíritu Santo’ (p.37), padrecito (p.46) que dios te bendiga ! (p.73) velorio (p.113) : « arrímensevivos y difuntos, aquí estamos todo juntos ![…] óyeme dios ![…]La voz de Dios habla por el espíritu humano, y no hay muerte eneste mundo ![…]alabados sean los dulces nombres […]padre nuestro que’stas en los cielos, santificado sea tu nombre » (p.116), pordios santo ! (p.122), Santo niño de Atocha (p.134), the nacimiento de Jesús (p.171) por la seña de la Santa Cruz ( p.175) la misade gallo (pour Noel, p.178).

28 Pueblo (p.2), ranchito (p.2, 77), llano (p.2, 6, 15, 17, 36, 78, 86, 135, etc), jardin (p3, 18), la sagrada tierra, campo santo(p.4), the cañon (p.8), the barrio (p.10, 11, 12, 13,16, 20, 22, 35, 40, etc), the bosque (p.86) arroyo (p.149)

29 Nous reparlerons plus en détail de l’alternance des langues dans le discours chicano car cela constitue une véritable« marque de fabrique » identitaire des chicanos.30 “Without the land, the relationship a man created with the earth would be lost, old customs and traditions would fall by

the wayside, and they would be like wandering gypsies without a homeland where they might anchor their spirit.” Anaya,

op.cit., p.3

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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.

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La terre est le symbole de la tradition ancestrale. A l’inverse, la ville, personnifiée, symbolisele monde anglo moderne et ses perversions. Cet univers individualiste et matérialistes’oppose à la solidarité du village. Lorsque son fils Benjie se bagarre avec des trafiquantsde drogue du quartier, Clemente « maudit la ville et se reproche d’y être venu. »31 Alorsque les enfants de la famille Chávez s’adaptent vite à la ville, Clemente, le père, s’y sentperdu et anonyme.

Cela pouvait prendre des semaines, des mois, ou des années, mais l’homme[…] se retrouvait dans sa terre, et il se sentait bien. Et il y avait aussi les gens,les compadres, les voisins, les habitants des petits villages, ils comprenaient etapportaient leur soutien, et un homme n’était jamais perdu, jamais séparé de sonesprit. […] Maintenant, les choses ont changé, et votre père (Clemente), est un

homme perdu en terre étrangère. 32

Contrairement à Heart of Aztlán, le récit de Peregrinos de Aztlán se situe dans la villemexicaine de Tijuana, ville de transit entre les deux pays. Les Mexicains du roman onttous traversé la frontière à un moment ou à un autre de leur vie et ils ont donc partagél’expérience des Chicanos. Les Américains, eux, effectuent le trajet inverse pour fréquenterdes prostituées, boire de l’alcool et faire des achats bon marché. Cette ville « singulière àla réputation douteuse »33 est décrite comme un lieu de misère et de tous les vices. Elle estdonc associée à la perversion exercée par les Etats-Unis :

(Les américains) viennent avec beaucoup, beaucoup d’argent, suffisammentpour payer celui qui fera avorter leurs filles, pour payer leurs divorces, dépenserde l’argent au jeu, dans l’alcool, les drogues, les putes et tout ce que vouspouvez imaginer. Quand ils voudraient échapper à la justice, on les met en prisonpour s’être conduits comme des porcs et ils sortent en jacassant à tout va quela frontière est la déchetterie du monde et ils ne se rendent pas compte, ces

imbéciles, que ce sont eux avec leur argent dégueulasse qui pourrissent tout. 34

Ainsi, ces premières remarques sur l’énonciation et sur les jeux d’opposition dans lesœuvres étudiées mettent en lumière le rapport dichotomique de la construction de l’identitéethnique chicana, construite en opposition avec l’identité de « l’autre » Anglo. L’affirmationdu « nous Chicanos » passe par le rejet de l’Anglo. Selon les auteurs, le Chicanoporte en lui l’héritage noble de ses ancêtres qui savaient accorder une juste valeur auxrapports humains, comme la famille, et aux choses simples, comme la nature. Le Chicanoa gardé cet esprit solidaire qui le dissocie de l’Anglo, présenté comme l’égoïste résultat

31 « He cursed the city and blamed himself for ever having come to it.” Ibid. p.4332 “It might take weeks, or months, or years, but always the man […] found himself in his earth, and he was well. And

there were also the people, los compadres, los vecinos, the people of the small pueblos, they understood and lent their

support, so a man was never lost, never separated from his soul.[…]Now, well, things have changes, and your father, he is

a man lost in a foreign land”. Ibid.,p.7833 « Esta ciudad singular con aires a reputación « dudosa », Mendez, op.cit. p.3034 « Vienen con mucha, muchísima lana, suficiente para pagar quien haga malparir a sus hijas coscolinas, para pagar

divorcios al plumazo, tirar en el juego, en la tomada, drogas, putas y cuantos fregados pueda usted imaginarse. Cuando

ya se quieren pasar de la raya los echan a la cárcel por cochinos y salen cacaraqueando por todas partes que la frontera

es el basurero del mundo y no se dan cuenta estos estupidos que son ellos con su puerco dinero los que le pudren todo. »

Ibid.,pp.80-81

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de l’idéologie moderniste du self-made-man. L’affirmation de l’identité chicana sembletrouver sa justification dans l’impossibilité de se fondre dans la population anglo. Mais encherchant à tout prix à s’opposer aux Anglos, les Chicanos n’acceptent-ils pas la différenceet l’exclusion qu’on leur impose ?

2/ Etre « Chicano » : le refus des catégorisations imposées ?Nous émettons l’hypothèse qu’en revendiquant l’appartenance à un groupe ethnique distinctdu groupe « Anglo », les Chicanos acceptent en partie l’identité que les Anglos leurattribuent. Pour appuyer mon argumentation, je développerai deux points : tout d’abordj’étudierai la construction du sentiment d’appartenance à une communauté élargie chicana,processus impulsé selon moi par les écrivains chicanos. Dans un deuxième temps, jecomparerai les appellations « Chicano », « Mexican-American », « Latino », et « Hispanic »,pour déterminer dans quelle mesure les Chicanos parviennent à s’auto-définir sous labannière « chicana ».

a. De la famille à la « communauté imaginée ».Commençons par distinguer deux types de communautés : la communauté fondée surdes liens réels et des interactions entre individus (comme la famille, ou le voisinage) et lacommunauté fondée sur la croyance en l’appartenance à une communauté élargie, en dépitde la méconnaissance des autres membres de la communauté (la Nation par exemple).Benedict Anderson nomme cette dernière « communauté imaginée » 35, car les individusse sentent liés avec d’autres individus qu’ils n’ont pourtant jamais rencontrés, mais aveclesquels ils partagent un système de valeur, des symboles, une histoire, des mythes. Selonmoi, le mythe d’Aztlán fait partie de ce système de représentations qui permet aux Chicanosde passer du sentiment d’appartenance à une communauté restreinte (la familia, le barrio, lacolonia) au sentiment d’appartenance à une communauté élargie : la communauté chicana.

A propos de la formation de l’identité ethnique des populations immigrées, Sarna note« d’une part l’uniformisation (assimilation) de groupes qui s’identifiaientjusque-là sur des bases locales ou villageoises en collectivités définies parl’appartenance nationale, sous l’effet de l’attribution pas les natifs d’une identitéglobalisante ; d’autre part, l’effet de l’hostilité et des préjugés qui poussent lesimmigrés à accepter cette contribution et à se reconnaître comme membresdu groupe plus large ainsi défini, pour se défendre collectivement contrel’adversité »36.

Dans un premier temps, la définition du groupe ethnique serait donc exogène, c’est-à-dire élaborée par les non-membres de l’ethnie qui ne voient pas de différence entre lesorigines locales et les différentes vagues d’immigration qui distinguent les membres de cettepopulation. Les membres de l’ethnie, eux, n’ont pas conscience à ce moment là d’appartenirà un tel groupe. Ils se rebellent d’ailleurs souvent contre cet amalgame, car ils s’identifient àune communauté restreinte. Puis, dans un deuxième temps, les membres de la supposéeethnie acceptent l’identité globalisante qu’on leur attribut et la brandisse même haut et

35 Anderson, Benedict (1996) L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte (traductionde Imagined Communities, 1983), p.20.36 Poutignat et Streiff-fénart, op.cit., p.85

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fort car elle leur permet de dialoguer avec « l’autre ». En nous fondant sur ces réflexionsthéoriques, nous allons analyser comment certains Mexicains-Américains37 ont accepté,dans les années 1960, l’identité globalisée proposée par les Anglos, et ont fait émerger lacommunauté imaginée «Chicana ».

Il convient tout d’abord de souligner la grande diversité de la population mexicaine-américaine. Les descendants des Mexicains devenus Américains par la force des chosesen 1848, lors de la cession de la Californie, du Nevada, de l’Utah, de l’Arizona, du Nouveau-Mexique et d’une partie du Colorado aux Etats-Unis38 n’ont pas grand-chose à voir avecles derniers immigrés tout juste arrivés du Mexique dans les années 1960. Leur histoirefamiliale est très différente, leur culture également et leur attitude vis-à-vis des Etats-Unisplus encore.

Dès le XIXème siècle, les Mexicains-Américains ont été victimes de la négationde leur identité locale et familiale. Alors qu’ils s’identifiaient d’une part en des termesrégionaux (« Californios », « Tejanos », « Nuevomexicanos », etc.) et d’autre part entermes raciaux issus de la colonisation (« español », « criollo », « mestizo » ou « indio »),les Anglo-Américains les désignèrent sous le nom général et péjoratif de « greaser »,quisignifiait graisseux39. Tout au long du XXème siècle, au fur et à mesure de l’augmentation dunombre d’immigrés mexicains, un amalgame fut également effectué entre les descendantsdes premiers Mexicains-Américains et les nouveaux immigrés. Le terme « greaser » futprogressivement abandonné dans le langage populaire au profit de « beaner », « mangeurde haricots », en référence à cet aliment de base de la nourriture mexicaine.

Les Mexicains-Américains, eux, opèrent une distinction entre les « pochos », mexicainsnés aux Etats-Unis qui ont adopté la culture américaine, qui sont « agringados », et les« cholos », immigrés mexicains arrivés récemment aux Etats-Unis. Dans Peregrinos deAztlán, un des personnages parle de ces « pochos » ou « coco » à un autre :

« On les appelle coco parce qu’ils sont café, you know, de l’extérieur ; à l’intérieurils sont blancs comme les « gabas »40; on appelle aussi ces types brown anglos ;ces mecs ont honte de ce qu’ils sont. »41

Assimilés aux nouveaux arrivants, les Américains d’origine mexicaine souffrent des mêmesdiscriminations, et c’est finalement pour se battre contre les inégalités de traitement dontils sont la cible et pour se défendre collectivement qu’ils acceptent l’identité globalisantequ’on leur attribue. L’étude de Heart of Aztlán est très éclairante pour comprendre ceprocessus, car la trame du récit suit précisément le cheminement d’un individu, Clemente

37 Nous emploierons le terme « Mexicain-Américain » pour désigner de façon générale les Américains d’origine mexicaine et lesMexicains vivant aux Etats-Unis, car c’est une appellation moins politisée que celle de « chicano », comme nous le verrons par la suite.

38 En 1848, le Mexique perdit la guerre qui l’opposait aux Etats-Unis depuis deux ans et il céda près de 50 % de son territoireà son voisin Américain. Cet épisode et ses conséquences seront plus largement détaillés dans la seconde partie du mémoire.

39 Plusieurs origines sont attribuées au mot : il pourrait venir du graissage des essieux des charrues, activité réaliséeprincipalement par les Mexicains. Une autre explication serait l’aspect luisant et gras des cheveux des Mexicains.40 Abréviation de « gabachos » : les Mexicains emploient ce terme péjoratif pour désigner les Anglos. Il s’agit en fait d’un

mot espagnol déjà employé au XVIIème siècle pour désigner un « homme de néant, un gueux » et qui était utilisé pour

nommer les étrangers. Cf. Poitrineau Abel, Les Espagnols de l’Auvergne et du Limousin du XVIIème au XIXème siècle

(1985), Aurillac, Malroux-Mazel, p.1741 « Les dicen cocos porque son cafeses, you know, por fuera ; por dentro blancos como los gabas ; tambien les dicen

brown anglos a los batos ; se agüergüenzan de a buti los batos de los que son. » Mendez, op.cit., p.83

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Chávez, depuis son attachement à sa famille et à son village d’origine, jusqu’à son sentimentd’appartenir à une communauté chicana qu’il doit aider à émanciper.

La famille constitue la première expérience de socialisation des individus. Aux yeux deClemente Chávez, l’unité de la famille est primordiale et en tant que chef de cette famille,il se sent responsable de ses proches. Lorsqu’il perd son autorité face à ses enfants caril est licencié et ne peut donc plus subvenir à leurs besoins, il sombre dans l’alcoolisme.Par ailleurs, alors que les fêtes qui réunissent les jeunes sont plutôt sources de conflits,les fêtes familiales (mariages, baptêmes, funérailles) permettent de « réaffirm[er] la foi enla communauté »42.

Les relations de voisinage dans le village constituent le deuxième degré desocialisation. Un système d’entraide lie les individus qui se considèrent comme une familleélargie :

La vie communautaire du Pueblo 43 ou du ranchito apportait une aide à chacun.Et la vie du village se reflétait dans l’esprit de la familia. Nous n’avions pasbesoin de sécurité sociale, nous nous entraidions : et nos personnes âgéesn’étaient pas placées dans des hospices, elles occupaient une place respectée

dans la familia. 44

Dans le quartier de Barelas, les voisins se considèrent aussi comme des compadres.Néanmoins, les relations sont plus conflictuelles car face aux situations difficiles, chacundéfend ses propres intérêts. Par exemple, les ouvriers ne sont pas d’accord sur la tenued’une grève : certains pensent qu’elle est nécessaire pour obtenir des améliorations desconditions de travail, alors que d’autres estiment qu’elle ne fera qu’empirer la situation. A lafin du roman, Clemente veut dépasser les conflits qui divisent les Chicanos et les incite às’unir contre l’adversité. Pour cela, il fait appel au sentiment fraternel qui existe au sein dela famille et demande à ses compadres de l’étendre à tous les membres de la communautéchicana élargie. Devant une assemblée réunie pour décider de mener ou non la révolte, ilse propose d’être le chef dont la communauté a besoin :

Il y a longtemps, les gens ont construit des ponts pour combler cet espace videqui nous sépare de nos frères, et par la volonté des Dieux ils ont nommé cet âmedu peuple « el alma de la Raza » ! Ce lien nous unie tous, il est le saint sacrementdu mouvement, il représente la fraternité universelle ![…] Si nous voulonssurvivre en tant que peuple, et si ne voulons pas devenir comme l’Américain,alors l’âme du peuple doit s’élever au-dessus de cette aliénation individuelle

infernale ! 45

42 “reaffirmat[e] faith in the community of people.” Anaya, op.cit., p.9943 Volontairement, je n’ai pas traduit les mots espagnols pour retranscrire le bilinguisme du texte, par ailleurs écrit en

anglais.44 “The communal life of the Pueblo or the ranchito supported each person. And the life of the village was reflected in the

spirit of la familia. We didn’t need welfare, we helped each other: and our old people were not put in nursing hoes, they

occupied a role of respect in la familia.” Anaya, op.cit. p.10345 « Long ago our people built bridges across that wide chasm and empty space that separates us from our brothers, and

by the gods sacred command they called this soul of the people el alma de la raza ! That bond unites us all, it is the holy

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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.

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Dans le dernier chapitre, les hommes se réunissent de plus en plus nombreux et la tensionmonte dans le barrio ; Les hommes attendent Clemente pour lancer le mouvement. Avantde les rejoindre, Clemente annonce à sa famille :

« Je dois les rejoindre […] Ils font partie de ma famille. Nous sommes uneseule famille, et il y a beaucoup à faire pour que cette famille grandisse ets’épanouisse. »46

Ainsi, Clemente Chávez effectue une sorte de voyage initiatique qui passe d’abord parla décomposition de sa propre famille pour trouver enfin sa place, celle de meneur de larévolte d’une communauté à laquelle il se sent désormais lié, car il a compris que tousles Chicanos souffrent du même mal : l’oppression anglo. L’itinéraire de Clemente Cháveznous montre que le sentiment d’appartenance à la communauté chicana ne va pas de soi, iln’est pas « préexistant». Dans l’environnement hostile de la ville, les hommes sont diviséspar des intérêts individualistes car, comme les extraits cités le laissent entendre, la sociétéanglo les a pervertis. Un retour aux valeurs fondamentales de solidarité qui existent ausein de la famille et du village est nécessaire. Ainsi, l’esprit de la Raza renaîtra, grâce àl’effet combiné de la « communalisation » et de la « sociation » des individus. Ces deuxconcepts de Max Weber définissent d’une part les relations sociales qui s’établissent enraison « du sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à unemême communauté »47 (la communalisation), et d’autre part les relations sociales fondéessur des compromis d’intérêts (sociation).

b. Une définition militante du Chicano.Chicano, Hispanic, Latino, Mexican-American, Greaser, Beaner,… : devant la multiplicitédes termes utilisés pour désigner la population d’origine mexicaine aux Etats-Unis, ilconvient de définir ces mots, afin de comprendre les enjeux liés à la dénomination d’unepopulation. En effet, chaque terme est porteur de signification, pour l’émetteur comme pourle récepteur. C’est pourquoi toutes les personnes d’origine mexicaine habitant les Etats-Unis ne se considèrent pas de la même façon. Ces éclaircissements nous permettront demieux délimiter les contours du « chicanismo » et de répondre, au fond, à la question : quiest « Chicano » ?

Comme le font remarquer Poutignat et Streiff-Fénart, « le fait de nommer a le pouvoirde faire exister dans la réalité une collectivité d’individus en dépit de ce que les individusainsi nommés pensent de leur appartenance à une telle collectivité »48. Autrement dit, unecommunauté commence à exister dès lors qu’un nom la désigne et la distingue des autres.Nous rejoignons ici la thèse de Jean-Loup Amselle selon laquelle les frontières ethniquessont avant tout « des barrières sémantiques ou des systèmes de classement».49

sacrament of the movement, it is a universal brotherhood![…] If we are to survive as a people, and if we are not to become

like the Americano, then the soul of the people must rise above that hell of individual alienation!” Ibid. p.14746 « I must go to them.[…]They are a part of my family. We are one family, and there are many things that must be done so

that the family can grow and flourish” Ibid.,p.20647 Weber, Max (1995) Economie et Société, Paris, Pocket, (1ère éd. Française, Plon, 1967), tome 1, p. 78.

48 Poutignat et Streiff-Feinart, op.cit., p.15749 Amselle Jean-Loup (1999) « Ethnies et espaces : pour une anthropologie topologique », in Amselle J.L. et M’Bokoko E. (Ed)

(1999) Au cœur de l’ethnie, Paris, La découverte, p.34.

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Le terme le plus « neutre », le plus fréquemment utilisé par les autorités américaines,mais aussi par la population concernée est : « Mexican-American ». Ce nom politiquementcorrect renvoie à une double identité, mexicaine et américaine. Elle fait ainsi référence auxorigines familiales de l’individu concerné, tout en reconnaissant sa citoyenneté américaine.Or, cette double identité est difficile à accepter pour ceux qui ne se sentent ni vraimentMexicains, car ils n’ont jamais vécu au Mexique, ni vraiment Américains, car la discriminationdont ils sont victimes aux Etats-Unis les en empêche. Nous retrouvons ce malaise dans cetextrait de Peregrinos de Aztlán :

- Là-bas, et ben on est un « greaser », un « Mexican » ; on vient ici, et puis voilà qu’onest « pocho » ; je commence à aimer qu’on m’appelle chicano, mon pote, ça me plaît, aumoins on est quelque chose, et pas n’importe quel greaser ou pocho, tu crois pas ? Toi quia lu beaucoup, mon pote, nous sommes quoi ?

- et bien… mexicain-américains.- A d’autres ! ça c’est du bidon, « mexicain » seulement pour te faire suer dans les

champs, dans les mines, ou dans d’autres endroits pires que ça. « Américain », tu vas vitet’en rendre compte, camarade, c’est pour nous envoyer au casse-pipe dans leurs guerrespourries.50

Nous retrouvons la même idée dans le passage suivant :- Papa, on est quoi, nous ?- Mexicains, mon fils.- Mexicains et on habite pas au Mexique. Alors on n’est pas américains ?- Si, fiston, nous sommes aussi américains.

- Pourquoi, alors, papa, au Mexique on nous appelle pochos et ici Mexican greasers ? 51

Le terme chicano permet de rompre avec cette situation schizophrène en renvoyantà une seule identité, spécifique, qui se distingue à la fois de l’identité mexicaine, et del’identité américaine. Refusant d’être une simple composante de l’identité américaine, leChicano se dote d’une identité à part entière. Selon Philip D. Ortega, professeur à l’universitéde El Paso, au Texas, le terme « chicano » trouve son origine dans le mot nahuatl« mexicano », prononcé par les indiens « me-shi-ca-no ». Dans les années 1930, les Anglo-Américains déformèrent le terme en le prononçant « chicano ». Le terme avaient pour euxune connotation péjorative : il désignait des paysans pauvres incapables de prononcer lemot « Mexican » à l’anglaise52. A partir du milieu des années 1960 et le début du MouvementChicano, le terme prend une connotation militante certaine. Selon Rudolfo O. de la Garza:

Quelque soit l’origine du terme, il s’applique aujourd’hui aux Mexicains-Américains refusant d’être plus longtemps traités comme des citoyens de

50 « Alla ese, pos es uno « greaser », un « mexican »; viene uno acá, ese, y quesque uno es « pocho » ; me empieza a cuadrarque me llamen chicano, bato, me caí a toda madre, carnal, siquiera ya es uno algo, no cualesquier greaser o pocho, que no ?usté queha leyido tantos funnys, carnalito, que somos, ese ? - Bueno…pues mexico-americanos. - Chale, ese ! esa es la pura pinchi madera,lo de mexicano domas pa meterlo al surco, a las minas, nel, pos otra chinga pior. Lo de americanos, pos ya te darás cola, camarada,pa darnos en la madre en sus pinchis guerras puercas. », Mendez,op.cit., p.37-38.

51 “- Apa, que somo nosotros? - Mexicanos, hijo. - Mexicanos y no vivimos en México. Entonces no somos americanos? - Si,hijito, también somos americanos. - Por que entonces, papa, en México nos llaman pochos y aquí Mexican greasers ?» Ibid. p176-177.

52 Cf. Edward R. Simmen Richard F. Bauerle (1969) “Chicano : origin and meaning” American Speech , Vol. 44, No. 3(Autumn, 1969), pp. 225-230

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seconde classe. Le Chicano tire son orgueil de son héritage culturel, et se dressecontre ceux qui le présentent comme culturellement défavorisé ou inférieur.Affirmant l’égalité de tous, le Chicano cherche, par des voies pacifiques ouviolentes, à obliger le pays tout entier à reconnaître le rôle joué par son peupledans l’histoire nationale, et revendique pour tous les Mexicains-Américains le

respect et la dignité promis aux citoyens des Etats-Unis par la Constitution. 53

De la Garza propose une définition du terme « chicano » ancrée dans le présent (1979).Il marque ainsi une rupture avec les Mexicains-.Américains qui, avant cette période,acceptaient d’être « traités comme des citoyens de seconde classe », comme il le sous-entend. Il associe donc le terme de « chicano » au Mexicain-Américain militant, fier deses origines mexicaines. Une étude réalisée par Hirsch et Gutierrez auprès des lycéensde Crystal City, Texas, en 1977 vient renforcer cette corrélation entre identité chicana etmilitantisme. Les auteurs montrent que les jeunes qui s’identifient comme Chicanos croientdavantage à la nécessité de créer de nouvelles organisations politiques spécifiquementchicanas et font moins confiance aux autorités et aux institutions américaines que ceuxqui s’identifient comme des Mexicains-Américains54. Enfin, nous retrouvons cette distinctionentre Mexicains-Américains et Chicanos dans le Plan de Santa Bárbara, texte politiquerédigé par des étudiants de l’université de Santa Bárbara en 1969. Les auteurs déclarent :

« Le chicanisme implique une distinction cruciale en terme de consciencepolitique entre le Mexicain-Américain (ou hispanique) et la mentalité du Chicano.Le Mexicain-Américain ou Hispanique est une personne qui manque d’auto-respect et de fierté envers ses origines ethniques et culturelles. A l’opposé, leChicano agit avec confiance […]. Il est capable de développer une idéologieefficace par l’action. Les Mexicains-Américains (ou Hispaniques) doivent êtreconsidérés comme des Chicanos potentiels. »55

Cette connotation militante du terme Chicano peut être considérée, selon les personnes quil’emploient, comme un aspect positif, et être ainsi revendiquée, ou peut être au contrairesource de méfiance. Arturo Flores évoque le fait que pour beaucoup d’américains, leterme possède une connotation négative, liée à l’engagement militant parfois violent desMexicains-Américains dans les années 1970. Pour justifier ses propos, il cite EdwardSimmen qui défini le Chicano ainsi

: “un Américain d’origine mexicaine insatisfait dont les idées concernant sonstatut économique et social sont en général considérées comme libérales ou

53 De la Garza (1979), pp.101-102 cité dans Grandjeat Yves-Charles (1989) Aztlán, Terre volée, terre promise, Paris,

Presses de l’Ecole Normale Supérieure.54 Cf. Hirsch Herbert et Gutierrez Armand (1977) Learning to be militant: ethnic identity and the development of political militance ina Chicano community, San Francisco: R and E research associates.55 “Chicanismo involves a crucial distinction in political consciousness between a Mexican American (or Hispanic)

and a Chicano mentality. The Mexican American or Hispanic is a person who lacks self-respect and pride in one’s ethnic

and cultural background. Thus, the Chicano acts with confidence […]. He is capable of developing an effective ideology

through action. Mexican Americans (or Hispanics) must be viewed as potential Chicanos.” Plan de Santa Barbara, en

ANNEXE 9.

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radicales et dont les déclarations et les actions sont souvent extrêmes et parfoisviolentes»56.

L’émergence des termes « Hispanic » et « Latino » marque une nouvelle étape dans leprocessus de regroupement identitaire opéré aux Etats-Unis. En effet, en se référant àl’origine latino-américaine dans son ensemble, ces noms peuvent désigner aussi bien leMexicain-Américain que le Cubain, le Porto-ricain, le Chilien, etc. « Hispanic » et « Latino »sont donc des termes encore plus englobants que celui de « Mexican-American. » Cesdeux appellations furent impulsées par le gouvernement américain pour prendre en compte,lors des recensements, les personnes originaires d’autres pays d’Amérique latine que leMexique. Les noms utilisés lors des recensements sont à la fois significatifs des évolutionsdu langage et eux-mêmes moteurs d’un changement linguistique. En effet, même si laméthode américaine de recensement est fondée sur l’auto-désignation, les termes sontnéanmoins suggérés et ils s’insinuent donc dans l’esprit des personnes interrogées.Lanouvelle identité globalisante « Latino » semble de plus en plus acceptée par une partde la population désignée comme telle. Lors du recensement de l’an 2000 qui permettaitaux personnes de spécifier leur pays d’origine en plus de l’appellation « Spanish/Hispanic/Latino », 17,3 % des personnes qui se sont désignées comme telles n’ont précisé aucuneorigine particulière, montrant ainsi leur acceptation de cette identité globalisante57.

Dans cette première sous-partie, nous venons donc d’établir que l’identité chicana estune communauté imaginée construite en opposition à l’identité de « l’autre » Anglo. D’abordsuggérée par la population anglosaxonne et par les autorités américaines, cette identitéglobalisante est reprise par certains Mexicains-Américains qui rejettent les termes péjoratifsqui les désignent et redéfinissent leur identité en s’appropriant le nom « chicano ». Ilsopèrent ainsi un changement linguistique similaire aux Noirs Américains qui refusèrent pluslongtemps d’être nommés « Nègres » et se revendiquèrent « Noirs».

L’étape d’appropriation du nom est essentielle dans l’affirmation d’une population entant que groupe ethnique car elle n’est possible que lorsque « les groupes dominésont atteint un niveau d’acculturation leur permettant d’en apprécier les enjeux et demanipuler les significations attachées aux catégories ethniques dans les termes de lasociété globale »58. Les Chicanos, comprenant les enjeux que revêt leur dénomination,rejettent l’identité «Hispanic » qui fait référence à l’ascendance espagnole des latino-américains. En effet, comme nous allons le voir à présent, ils vont s’auto-définir en tantqu’héritiers du peuple aztèque, premiers habitants d’Aztlán, c'est-à-dire du Sud-ouest desEtats-Unis.

56 « a dissatisfied American of Mexican descent whose ideas regarding his position in the social and economic order

are, in general, considered to be liberal or radical and whose statements and actions are often extreme and sometimes

violent. » Simmen Edward, The Chicano: from caricature to self-portrait, 1971, cité dans Flores, Arturo (1997), "Etnia,

cultura y sociedad: apuntes sobre el origen y desarrollo de la novela chicana", Estudios filológicos, N°32, pp.123-13657 Cf. U.S. Census Bureau.

58 Poutignat et Streiff-Fénart, op.cit., p.160-161. Les auteurs donnent ainsi l’exemple des Beurs français, qui reprennent à leurcompte « le terme péjoratif d’arabe qu’on leur applique, tout en soulignant le retournement du stigmate par l’inversion ironique dessyllabes ». En utilisant le verlan, ils montrent leur maîtrise de la langue française et « la distance prise par rapport aux identités localesou nationales propres à la première génération ».

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B) La revendication de l’indianité.Nous allons à présent nous intéresser à un deuxième aspect de l’attribution catégorielleexogène des Mexicains-Américains. Nous allons voir comme les Anglo-Américains ontcherché à exclure les Mexicains-Américains de l’espace public américain en les assimilantaux populations indiennes. Ce point de l’analyse éclairera notre compréhension del’utilisation de symboles aztèques dans la littérature chicana. En effet, comme nous lemontrerons dans un deuxième temps, les Chicanos renversent le préjugé qui les désignecomme des indiens en se revendiquant héritiers des premiers habitants du continentaméricain. Le mythe d’Aztlán ne peut se comprendre sans se référer à cette attribution del’indianité.

1/ La mise en question des discriminations ethniques.

a. Les Chicanos face à la discrimination institutionnelle.Intéressons-nous tout d’abord aux procédés d’exclusion et de discrimination mis en placepar les Anglos envers les Mexicains. Au lendemain de la cession d’une partie des territoiresmexicains aux Etats-Unis, les lois américaines qui régissent ces nouveaux états américainssont ouvertement dirigées contre les Mexicains. Alors que la constitution de l’état deCalifornie votée en 1849 prévoit la traduction de tous les textes législatifs en langueespagnole, dès 1855, celle-ci est interdite et l’anglais est décrété seule langue d’instructionautorisée. Les Anglo-Américains imposent également leurs formes d’organisation, et ainsi,« en Californie, la fin du XIXème siècle marque la disparition de l’infrastructure mexicaine,dont il ne reste plus que des reliques comme le rancho, le pueblo ou la mission. »59

En 1855, le gouvernement de Californie vote une loi contre le vagabondage, le« Vagrancy Act », surnommé le « Greaser Act ». La loi définit le vagabond comme toutepersonne connue communément sous le nom de « greaser », ou descendant de sangespagnol ou indien, qui se déplace armée et qui paraît agressive. Cette loi est clairementdirigée à l’encontre des Mexicains et les assimile à des délinquants. La même année, laséparation des écoliers en fonction de leur race et de leur nationalité devient légale et lesautorités judicaires de Californie décident de classifier les Mexicains en tant qu’indiens. Ilsrendent ainsi la ségrégation possible pour cette population. « A la fin des années 1920, laCalifornie ne compte pas moins de soixante-quatorze écoles élémentaires pour les résidentsd’origine mexicaine et vingt-cinq écoles pour les enfants des migrants. […] Dans 85 %des écoles de l’état de Californie, les élèves mexicains sont relégués dans des bâtimentsséparés. »60 Dans les autres états, la ségrégation scolaire des Mexicains-Américains n’estpas inscrite dans la loi, mais les enfants sont aussi scolarisés à part, arbitrairement. L’arrêtIndependent School District vs. Salvatievva justifie la ségrégation des Mexicains-Américainspar leur supposé « language deficiency », c’est-à-dire leur manque de maîtrise de la langueanglaise.

En 1947, l’arrêt Mendez contre Westminster rend la ségrégation scolaire des Mexicains-Américains illégale, mais la ségrégation persiste de facto. Les immigrés qui ne maîtrisentpas bien l’anglais restent l’objet de remarques désobligeantes. Comme le note Ada Savin,“dans la vallée du Rio Grande, la Spanish detention, à savoir, des élèves détenus après les

59 Savin Ada (1998) Les Chicanos aux Etats-Unis : étrangers dans leur propre pays ?, Paris, L’Harmattan, p.35.60 Ibid., p. 39

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heures de cours pour avoir parlé en espagnol, était encore une punition courante à la findes années 1960.”61 Il faut attendre 1970 et l’arrêt Cisneros vs. Corpus Christi IndependentSchool pour que les Chicanos soient reconnus « minorité ethnique » victime de ségrégationscolaire au même titre que les Noirs, et que les politiques de lutte contre les discriminationsraciales soient appliquées à cette population.

Ces phénomènes discriminatoires constituent un thème important dans la littératurechicana, et les écrivains évoquent à plusieurs reprises l’adversité rencontrée sur le solaméricain, comme ici Miguel Mendez, dans Peregrinos de Aztlán :

- Papa, pardonne-moi si l’autre jour j’ai refusé de parler espagnol. A l’école, on m’avaitfrappé parce que je l’avais parlé, j’ai pensé que c’était une faute très grave.

- Perdre sa langue maternelle, mon petit, c’est comme perdre son âme. Nous, nousl’avons perdu petit à petit, soumis à un travail bestial, comme si nous étions des soushumains.

- Comme des esclaves, papa ?- C’est ce que nous sommes, mon fils.- Jusqu’à quand, papa ?

- Jusqu’à ce que n’accordions plus aucune attention à la vie 62 (…)(…)Nous, Chicanos, nous sommes nés sans droit à la parole, les plus jeunes ont

oublié leur langue, dans les écoles anglos, on nous met à l’écart comme si nous étions des

attardés, parce que nous ne parlons pas anglais. 63

Un autre personnage de Peregrinos de Aztlán qui a émigré aux Etats-Unis et qui estrentré au Mexique raconte qu’on le traitait de fainéant, de « chicano borracho » alors qu’ila travaillé dur toute sa vie. « Pour la Raza, il n’y a pas de loi en notre faveur […]. Commeon ne parle pas anglais, on ne peut pas se plaindre »64.

Si la pratique de l’espagnol est un des griefs adressé au Mexicains, leur aspectphysique reste le principal élément qui les distingue des Anglos : dans l’imaginaireaméricain, ils ont le teint basané, les cheveux noirs et leurs pommettes sont saillantes. Alorsqu’ « aux yeux des Mexicains, sont indiens ceux qui parlent des langues héritées de l’époqueprécolombienne et qui ont des pratiques religieuses, politiques, thérapeutiques, culinairesou musicales particulières »65, il semble qu’aux yeux des Américains, tous les Mexicainssoient des indiens. Comme le remarque Mariangela Rodriguez, « au Mexique, nous vivons

61 Ibid., p.12162 “ - Papa, perdoname porque aquel día me negué a hablar español. En la escuela me habían pegado para que no lo hablara,

yo pensé que era un delito muy malo. - Perder el idioma materno, mijito, es como perder el alma. Nosotros la hemos ido perdiendopoco a poco, sometidos a trabajos de bestias, como si fueramos subhumanos. - Como esclavos, papa? -Eso es lo que somos, hijito.- Hasta cuando, papacito ? - Hasta que la vida ya no nos importe nada » . Mendez, op.cit., pp.176-177.

63 “nacimos sin palabras nosotros los chicanos, a los jefecitos se les ha olvido su lengua, en las escuelas gabachas nos apartancomo a retardados por no hablar totacha…”Ibid., p.83

64 « pa la raza no hay leyes a favor, […] Como no sabes ingles, no te puedes quejar.” Ibid.65 Françoise Lestage (2001) « La construction des différences chez les migrants à la frontière mexico-étasunienne », in Etudes

Rurales,http://etudesrurales.revues.org/document76.html, consulté le 08 février 2007

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le métissage comme une réalité, mais il est intéressant de noter que le fait de traverser lafrontière nous efface nos racines espagnoles, et seule notre part indigène demeure. »66

Pour illustrer cette assimilation du Mexicain avec l’indien, nous pouvons citer un extraitde l’ouvrage de Yves-Charles Grandjeat, Aztlán, terre volée, terre promise qui rapporte leprocès de vingt-deux adolescents mexicains-américains, en 1942, accusés d’avoir tué unde leurs camarades. Un policier, témoin au procès « affirme que les Mexicains-Américainssont des criminels en puissance, portés sur la violence et les effusions de sang parce qu’ilsdescendent des Aztèques, qui pratiquaient les sacrifices humains. »67

Pour échapper à la ségrégation qui les touchent, les Mexicains vont dans un premiertemps chercher à se définir comme blancs, et non comme indiens ou métis. Un article deJohn Nieto-Phillips et de Corinne Datchi-Phillips nous enseigne qu’au XIXème siècle, lesMexicains du Nouveau-Mexique (Nuevomexicanos) se revendiquaient comme « Spanish-American ». L’origine de cette appellation remonte à l’époque où les Nuevomexicanostentaient d’obtenir le statut d’état pour le Nouveau-Mexique, afin de jouir d’une plus grandeautonomie vis-à-vis du pouvoir fédéral. Ne cherchant nullement à faire scission avec lereste des Etats-Unis, ils souhaitaient simplement participer à la gestion des affaires localesd’un territoire sur lequel ils étaient alors majoritaires. Pour cela, ils devaient montrer leurallégeance à la nation états-unienne et leur appartenance à la race blanche. En effet, lacitoyenneté américaine était alors accordée sur des critères raciaux. C’est pourquoi, laclasse dirigeante du Nouveau-Mexique réfuta l’argument selon lequel elle était métisse. Enallant « jusqu’à minimiser la quantité de sang non-blanc qui coule dans ses veines et ceuxde ses constituants : elle contribue ainsi au maintien du privilège de la blancheur»68, selonNieto-Phillips et Datchi.

Les requêtes successives, entre 1891 et 1903, des Spanish-American furent toutesrejetées. Elles suscitèrent de nombreux commentaires racistes publiés dans les journaux :« les deux tiers de la population sont des bâtards »69, « ce sont des greasers ignorants denos lois, de nos mœurs, de nos coutumes, de notre langue et de nos institutions »70.

Les Spanish-American redoublèrent alors d’efforts pour prouver leur appartenance àla race blanche. Ainsi, ils organisèrent des manifestations pour célébrer leurs ancêtresconquistadors et clamèrent, comme ici un jeune avocat : « nos ancêtres sont venusd’Espagne…le sang qui coule dans mes veines n’est autre que celui de Don Juande Oñate. »71. Le Nouveau-Mexique accèda finalement au statut d’état en 1912. Cetteacceptation s’explique sans doute par l’arrivée massive et continue d’américains classéscomme « blancs » en provenance de l’Est : les Nuevomexicanos ne représentaient plus quela moitié de la population de cet état à cette date.

66 « En México, vivimos la realidad del mestizaje como un hecho dado, pero resulta muy interesante como el proceso decruzar la frontera te borra al español de la frente y de ti queda exclusivamente tu parte indigena. » Mariangela Rodríguez (1998) Mito,identidad y rito : Mexicanos en California, México D.F. : CIESAS, p.32

67 Grandjeat Yves-Charles (1989) Aztlán, terre volée, terre promise, Paris, Presse de l’Ecole Nationale Supérieure, p.12068 Nieto-Phillips John et de Datchi-Phillips Corinne, "Mémoire et consanguinité: les origines de l'identité spanish-american au

Nouveau-Mexique », in Cahiers ALHIM, 2003, http://alhim.revues.org/document371.html69 La voz del pueblo, 7 octobre 1893, cité dans Savin, opus cité.70 New York Times, 6 février 1882, cité dans Ibid.71 La voz del pueblo, 2 novembre 1901, cité dans Ibid.

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Si les premiers Mexicains-Américains se sont auto-définis comme « blancs », lesChicanos, dans les années 1960, revendiquent au contraire leurs origines indiennes. Ques’est-il donc produit pour que la composante indienne devienne subitement si importanteaux yeux de certains Mexicains-Américains ? Pour le comprendre, il nous faut éclairer lecontexte d’ « ethnic revival », c’est-à-dire de réveil ethnique qui s’opère aux Etats-Unis dansles années 1960.

b. L’émergence d’un contexte favorable aux revendications ethniques.Les années 1960 sont marquées aux Etats-Unis par un vent de contestation et demobilisations politiques dont une des plus importantes manifestations est le Mouvementpour les Droits Civiques des Noirs-Américains. Sans décrire dans le détail ce combat,il convient néanmoins d’en rappeler les principales évolutions, de manière à situer leMouvement Chicano dans le contexte général de l’histoire de la déségrégation et del’émergence du multiculturalisme aux Etats-Unis. On peut affirmer que sans ce contextepolitique, les revendications chicanas n’auraient sans doute pas pris la même forme.

La population noire-américaine, victime d’une ségrégation légale depuis le XIXèmesiècle et de la doctrine « Separate but equal » avalisée par la Cour Suprême des Etats-Unis en 1896, s’engage dès les années 1940 dans un combat pour l’égalité de traitementavec les blancs. L’Association Nationale pour l’Avancement des Gens de Couleur (NationalAssociation for the Advancement of Colored People : NAACP), dirigée par William E.Duboisjoue un rôle majeur dans le démantèlement du racisme institutionnalisé aux Etats-Unis. LaNAACP lance une grande offensive au début des années 1950 en portant devant le tribunalla question de la ségrégation scolaire et celle-ci est déclarée inconstitutionnelle par l’arrêtBrown vs. Board of Education of Topeka, en 1954. De plus, les grandes mobilisations autourde l’arrestation de Rosa Park, fin 1955, pour avoir refusé de laisser sa place à un blancdans un bus permettent de franchir un pas décisif. La législation sur la ségrégation dans lesbus est abolie et en 1956, Martin Luther King, figure emblématique du mouvement, s’assoitsymboliquement à l’avant d’un bus à Montgomery. Le président républicain Eisenhower,pourtant très frileux sur la question des droits civiques, promulgue le Civil Rights Act de1957 et octroie ainsi le droit de vote aux noirs.

Au cours des années 1960, les militants multiplient les actions symboliques, commeles boycotts, les sit-in ou encore les « voyages de la liberté » dans les états du Sud où leségrégationnisme est le plus virulent. Le 28 août 1963, ils organisent à Washington uneGrande marche pour le travail et la liberté lors de laquelle Martin Luther King prononceson célèbre discours « I had a dream ». Une étape décisive est franchie en 1964 lorsqueLyndon Johnson promulgue le Civil Rights Act, marquant la fin de la ségrégation danstous les lieux publics et forçant les états récalcitrants à reconnaître le droit de votedes noirs-américains. Ceux-ci acquièrent ainsi un poids politique considérable. De plus,le gouvernement américain met en place une politique d’ « Affirmative action », traduiten français par « discrimination positive », qui consiste à faciliter l’accès des noirs auxuniversités et aux emplois publics.

Néanmoins, la même année, les émeutes raciales de Watts soulignent la persistancedes tensions entre les groupes ethniques. La fin des années 1960 est marquée par lamultiplication des émeutes raciales et par la scission du mouvement pour les droits civiquesen deux branches distinctes : une branche modérée représentée par Martin Luther King, etune branche plus radicale, celle du « Black power » de Stokely Carmichael, qui soulignele basculement de certains militants dans un registre d’affirmation culturelle. En 1966, lesBlack Panthers et les Black Muslims représentés par Malcom X adoptent un style agressif et

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exaltent l’identité noire en promouvant un retour aux racines africaines et une réécriture del’histoire de l’esclavage. Ainsi, les années 1960 sont fortement marquées aux Etats-Unis parla mobilisation politique autour de la déségrégation raciale et de la valorisation de l’identiténoire, mobilisation qui prend un tournant de plus en plus radical à partir de l’assassinat duleader politique non-violent Martin Luther King en 1968.

Suivant la voie ouverte par les Noirs-Américains, les « Native-Americans » (indiensdes Etats-Unis) se mobilisent à leur tour pour la défense de leurs droits et de leur identité.L’American Indian Movement (AIM) est créé en 1968 pour dénoncer les abus de pouvoiret de violence perpétrés par la police américaine. Les militants se fixent également pourobjectif de lutter contre l’image stéréotypée de l’indien, en particulier en s’opposant à l’usagede noms ou de mascottes indiennes par les équipes sportives américaines comme les« Washington Redskins » et renversent les préjugés dont ils sont la cible en défendant le« red power ». Nous pouvons signaler quelques exemples de manifestations organiséespar l’American Indian Movement comme l’occupation de l’île d’Alcatraz, au large de SanFrancisco, en 1969, ou la saisie de la réplique du Mayflower lors de la cérémonie de

commémoration du 350ème anniversaire de l’arrivée des immigrants à Plymouth Rock,en 1970. L’Association porte également des revendications territoriales au gouvernementaméricain lors de la « marche des traités brisés » (Trail of Broken Treaties), en 1972. Enfin,signalons en 1973 l’occupation du site de la dernière grande bataille entre les indiens et lescolons anglo-saxons, à Wounded Knee, dans le Dakota du Sud72.

Pour répondre aux diverses demandes de reconnaissance culturelle des Noirs et desNative-Americans, le gouvernement américain entreprend une politique multiculturalistedès les années 1960. Selon la définition la plus générale, le multiculturalisme désigne lacoexistence de plusieurs cultures au sein d’un même pays. Le terme prend une significationpolitique lorsqu’il est associé à un projet de gestion politique des différences culturelles etpasse par la reconnaissance des droits des minorités culturelles. Dès lors, se revendiquercomme membre d’une minorité ethnique devient un moyen de prendre la parole dansl’espace public. C’est sous l’influence du « Black power » et du mouvement des « NativeAmericans » que les Chicanos, discriminés en raison de leur langue maternelle, de leurspratiques culturelles, mais aussi en raison de leur apparence physique, retournent lepréjugé qui les désigne comme des indiens et affirment leur fierté d’être les héritiersdu peuple aztèque. Ils bénéficient de la sorte de l’admiration portée à cette civilisationprécolombienne et deviennent les interlocuteurs des politiques publiques multiculturalistes.Ils se réapproprient l’espace politique institutionnel ouvert par les mouvements ethniquesantérieurs.

2/ Le « renversement du stigmate » : la fierté du « peuple de bronze ».Nous considérons que le fait d’être d’origine mexicaine aux Etats-Unis constitue un« stigmate » dans le sens défini par Erving Goffman73. Selon lui, le stigmate est un attributqui discrédite une personne et entraîne des sanctions sociales allant de l’infériorisationsymbolique à la violence physique. Le stigmate peut être d’ordre physique (le handicap),ou d’ordre social (l’appartenance à un groupe) comme c’est le cas pour les Mexicains-Américains. Le stigmatisé, réduit à son stigmate par les personnes « normales », peutadopter différentes postures. Il peut renier son stigmate (comme le font les Spanish-

72 Cf. « http://www.aimovement.org »73 Goffman, Erwing (1975) Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Editions de Minuit.

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Americans) ou l’inverser. Michel Wieviorka nomme « renversement du stigmate » le« processus au terme duquel une identité jusque-là cachée, refoulée, plus ou moinshonteuse ou réduite à l’image d’une nature se transforme en affirmation culturelle visibleet assumée »74 . En nous référant à cette analyse, nous considérons que les écrivainschicanos renversent le stigmate qui désigne les Mexicains-Américains selon une définitionraciale, et proclament leur fierté d’appartenir à « la Raza », la « race », terme génériquedésignant la communauté mexicaine-américaine. Ils s’attachent à transformer le stéréotyperacial, l’image de l’indien mexicain laid et apathique telle qu’elle apparaît dans la littératureet dans les films Anglo-Américains75, en un portrait noble et combatif de l’indien.

a. Le renversement des valeurs morales et esthétiques américaines.Un peuple à la peau de « bronze ».

Les écrivains chicanos font tout d’abord des traits physiques de l’indien des critères debeauté. Dans leurs écrits, la peau brune des Mexicains devient une peau de « bronze ».Le bronze résiste à l’usure du temps, contrairement au plastique auquel Alurista associeles Anglos dans le poème « Insane buildings ». Ce métal peut être fondu, façonné selonla volonté des Chicanos. « Nous forgerons un amour ardent dans notre bronze »76, « nousdevons affirmer notre bronze et forger l’épée de la justice »77, nous dit Alurista. Dans lepoème « Fruit de bronze », il emploie neuf fois ce nom de métal évocateur de brillance etde résistance.

Les « pommettes saillantes » et la « crinière féline »78 s’ajoutent à la couleur de peaudans l’évocation des critères de beauté. Dans le poème « Chicano infante », Alurista enviele sourire de l’enfant chicano, ses lèvres rouges, ses cheveux aux mèches soyeuses etses yeux noirs qui sont ceux du soleil79. Ces « traits indigènes [portent les] cicatrices del’histoire »80et constituent la marque de noblesse de la riche lignée aztèque, opposée àla jeunesse du peuple anglo-américain. Celui-ci « n’a pas d’ombre »81 contrairement auxChicanos qui portent en eux un « fier héritage solaire »82, « l’héritage des pyramidessacrées »83. Le poète clame fièrement sa « lignée royale/ faite de plumes de Quetzal»84.

La combativité indienne.

74 Michel Wieviorka (2001) La différence, Paris, Balland, p.3175 Dans Aztlán, terre volée, terre promise, Yves-Charles Grandjeat évoque les Dime novels où “l’image des Mexicains sert derepoussoir à la bonne conscience nationaliste américaine” (op.cit., p.38) et les films hollywoodiens du début du XXème siècle, telsTony the Greaser ou The Greaser’s revenge. (p.40)

76 “with our bronze/ amor ardiente forjaremos”, in “hombe ciego”, Ibid.,p.677 « we must assert our bronze y forjar la espada justiciera », in « la cucaracha », Ibid., p.778 “pomulos salientes-leoninos cabellos- negros- ojos » in « pomulos saliente », Alurista, op.cit., p. 5179 “envidio tu sonrisa/ rojos labios/ tiernos/ envidio tu pelo/ sedosos mechones”, in “chicano infante”, Ibid., p. 5480 « razgos indigenas/ the scars of history », in “mis ojos hinchados”, Ibid., p.4081 « no tiene sombra/we do », in « hombre ciego », Ibid., p682 « pride herencia solar », in « Chicano heart », Ibid, p.983 « heritage of piramides sagradas », in « el sarape de mi personalidad », Ibid, p.1084 “our royal lineaje/con plumas de quetzal”, in “el leon ruge”, Ibid., p37

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Le deuxième stéréotype stigmatisant que les écrivains chicanos tentent de renverserest l’image de l’indien apathique, « endormi sous un cactus ». Pour s’opposer à cettevision, les auteurs n’ont de cesse de rappeler la combativité des Aztèques, car c’est enleur mémoire que les Chicanos doivent lutter contre l’oppression, comme dans le poème« Liberté sans larmes » :

Nous ne devons pas la laisser ! La liberté ne doit pas nous échapper… Notre auto-détermination et notre volonté d’être des hommes : Chevaliers tigres

Fier plumage guerrierLibre comme l’aigle et le serpent.Les « caballeros tigres » et « caballeros aguilas », chevaliers tigres et chevaliers aigles,

étaient les deux principaux ordres militaires aztèques. Nous les retrouvons dans le poème« I can’t » et dans « Las tripas y los condes » où Alurista compare ces armées avec lesgangs des quartiers chicanos. Dans le dernier paragraphe de Peregrinos de Aztlán., MiguelMendez, sur un ton lyrique, invite les Chicanos à se soulever: « Chevaliers tigres, chevaliersaigles, luttez pour le destin de vos fils ! Sachez, vous, les immolés, que dans cette régionvous serez aurore et vous serez aussi rivière… »85

L’image de la spiritualité indienne.

Enfin, les Chicanos accusés d’être ignorants, fourbes et voleurs86, deviennent sous laplume des écrivains chicanos les héritiers d’un peuple spirituel. Les références aux dieuxaztèques abondent dans la littérature chicana, conférant un ton mystique aux œuvres.Alurista évoque Tlaloc, le dieu de la pluie, Tonantzin, le dieu de la lune, Ehecatl, le dieudu vent, Tonatiuh, le dieu du soleil. Dans « Chants de vieilles grenouilles », Alurista décritun rite aztèque :

L’aigle flotte dans les nuages :Mélodies dans le marécageRythme fugace de plumes dansantes ; prêtres [...]Dans leur tribut au soleil TonatiuhEmanant des rayons d’obsidienneDans les yeux tristes de la grenouille sage : traditionPrétérite de quetzales sacrés : ritesNocturnes de lune roucoulante […]

Lamentation de la tempête de Tlaloc 87

Dans Heart of Aztlán, l’indien est celui qui apporte une touche de spiritualité aurécit par ailleurs réaliste. Des passages écrits en italique semblent retranscrire unemémoire collective, des légendes, comme si une mystique flottait dans l’air, au dessus despersonnages :

85 « Caballeros tigres, caballeros águilas, luchad por el destino de vuestros hijos ! sabed, los inmolados, que en esta regiónseréis alborada y también seréis río… », Mendez, op.cit., p184

86 Pour une étude approfondie des stéréotypes dont sont victimes les mexicains, consulter Greandjeat Yves-Charles, op.cit.87 « el águila flota en las nubes : roncas/melodías en el pantano/ fogoso ritmo de plumas danzantes ; sacerdotes[…]en su

tributo al solar tonatiuh/emanando rayos de obsidiana/ en los tristes ojos de la rana sabia : tradición/pretérita de quetzales sagrados :ritos/ nocturnos de luna arrulladora[…] –tempestuoso lamento de Tlaloc », in « cantos de ranas viejas », Alurista, op.cit.,p.73

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La terre sacrée… Des siècles auparavant, les mains brunes d’une femmeindienne s’étaient emparées de la terre pour la mettre dans un récipient moulé,comme les cendres d’un homme sont versées dans une urne, et le peupleavait porté cette urne sacrée tandis qu’il errait à travers la nouvelle terre pouraccomplir sa destinée. La terre était le nouveau lien entre le peuple et leurs dieux88 .

Un autre versant de la spiritualité de la Raza tient au rapport intime que les indiens sontsupposés entretenir avec la nature. Dans les œuvres étudiées, les personnages indienspersonnifient les rivières, les astres et les animaux, et ils entrent en communion avec eux.Dans Peregrinos de Aztlán, Jesusito de Belen, indien aux pouvoirs de guérisseurs dit :

J’ai alors su que j’étais un vieil arbre, très vieux, et tu ne me croirais pas si jete dis que je sentais la sagesse qui courrait en moi.[…] Bientôt tu te sens arbreen même temps que rivière : tu te sens aussi cerf quand tu les vois courir alorsqu’ils donnent l’impression de voler avec leurs bois qui sont en réalité des ailesdémembrées.[…] si tu veux sentir quelque chose de vraiment très beau, sens-toicactus89.

Alurista utilise lui aussi le champ lexical de la nature à de nombreuses reprises. Il évoquetour à tour l’aigle, le serpent, l’oiseau, le cygne, la lune, les éclipses, etc. Il suggère que lanature permet de dresser un parallèle entre les Aztèques et les Chicanos qui travaillent laterre de leurs mains, dans les plantations américaines.

Dans Peregrinos de Aztlán, Miguel Mendez apporte une nuance importante à cetteimage romantique de l’indien. Si l’on retrouve dans son roman l’idée selon laquelle l’indienest combatif et proche de la nature, Mendez ne se contente pas d’évoquer l’héritage laissépar les civilisations préhispaniques : il dresse également le portrait des indiens de sonépoque. Loreto Maldonado, le personnage principal du roman, est un indien yaqui, du norddu Mexique. Il vit dans la misère, dans une cabane en tôle, lavant des voitures pour survivre. Il est oublié de tous, « comme un étranger orphelin de sa patrie, honteux d’exister dans unespace étranger »90. Loin de l’image idéalisée donnée dans les deux autres ouvrages, pourMendez, « être indien signifiait l’oubli, l’opprobre, le mépris, la sentence inique des misèresles plus abjectes et le dédain injurieux envers leurs peaux brunes »91.

Mendez souligne que le peuple Yaqui a fièrement défendu son territoire contrel’envahisseur espagnol puis américain. Il a réussi à survivre, grâce à son caractère combatif,mais il vit désormais dans des conditions misérables :

88 La sagrada tierra…centuries before, the brown hands of an Indian woman had scooped the earth of the heartland into

a clay vessel, like the ashes that remain of the man are poured into the urn, and the people had carried that sacred urn as

they wandered across the new land to complete their destiny. The earth was the new covenant between the people and

their gods—“. Anaya, op.cit., p.789 « Supe entonces que soy árbol viejo, muy viejo, y a que no crees que sentía la savia que me corría por dentro.[…] No

tardas en sentirte árbol al mismo tiempo que arroyo ; también te sientes venado cuando los ves corriendo que casi vuelan

con esos cuernos que en realidad son alas desmembradas.[…] si quieres sentir algo muy, pero muy bonito, siéntete

nopal. » Méndez, op.cit., pp.103-10490 « como un extranjero huérfano de patria, avergonzado de existir en espacio ajeno » Mendez, op.cit., p3991 « el ser indio significaba el olvido, el oprobio, el desprecio, la inicua sentencia de las mas vil de las miserias y el afrentoso

desden hacia sus pieles prietas. » Mendez, op.cit., p.168

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Cela faisait environ quatre cents ans que la tribu yaqui était en guerre pour nepas être soumise comme les autres indiens […] Jamais aucune autre race n’alutté avec une telle volonté et une telle bravoure pour son terrain comme lepeuple yaqui l’a fait ; déterminé à mourir pour la terre, mourir avec tout ce que le

terme comporte de cru dans la réalité 92 .La comparaison de la figure de l’indien dans les trois ouvrages nous permet de distinguerdeux genres de représentation : l’indien préhispanique et l’indien contemporain. Alors quel’indien du présent est misérable, oublié de tous, l’indien préhispanique est idéalisé. Lesauteurs chicanos nous en livrent une image romantique : il est présenté comme un valeureuxguerrier, un homme spirituel, en communion avec la nature. Nous voyons donc que dans lalittérature chicana, la fierté d’être indien est constituée en référence au passé et au non auprésent, car une image idéalisée de l’indien contemporain pourrait être facilement contestée.

Cette représentation des Aztèques trouve sa place dans le système d’oppositions quenous avons présenté dans la première sous-partie du mémoire. L’Aztèque est cet ancêtrequi a transmis aux Chicanos les valeurs de solidarité et d’amour de la nature alors queles européens ont transmis l’idéologie individualiste et matérialiste aux Anglos-Américains.Dès lors, les auteurs chicanos incitent leurs pairs à effectuer un retour à leurs racines, pourpuiser dans l’histoire et dans la mythologie aztèque l’inspiration de leur autodétermination.Mais pourquoi réduisent-ils le passé préhispanique au seul peuple aztèque ?

b. L’héritage aztèque, ciment de l’unité chicana.Dans Heart of Aztlán, alors que les membres de la famille Chávez et les autres personnagesont tous une identité, l’indien, lui, n’a pas de nom. Les références mystiques écrites enitalique qui ponctuent le récit évoquent « le vieil indien » ou « la femme indienne », sansplus de précision. Si le nom « Aztèque » n’apparaît pas directement, la multiplicité dessymboles associés à cette civilisation ne laisse pas de doute possible : du mythe d’Aztlánaux « chevaliers aigles » et « chevaliers tigres », ce sont bien les Aztèques qui se cachentderrière cette figure de l’indien.

Les écrivains chicanos réduisent le passé préhispanique à la civilisation aztèque.Cette rhétorique constitue un raccourci simplificateur. En effet, la population mexicaineconstitue une véritable mosaïque ethnique : Zapotèques, Mixtèques, Yaquis, Lacandons,Mayas, etc, il n’existe pas moins de 62 ethnies indiennes recensées à ce jour93. Lorsquel’on parle d’Aztèques, on se réfère à l’empire qui dominait le plateau central lorsque lescolons espagnols conquirent le Mexique. Le peuple aztèque avait assujetti de nombreusesethnies militairement mais il ne constituait qu’un peuple indien parmi d’autres. Comme lesouligne Ricardo Sanchez, poète chicano très critique envers ses comparses aux discoursindigénistes : « ceux d’entre nous qui ont du sang indigène, irrévocablement coupé de sangespagnol, ont sans doute du sang apache, tarahumara, yaqui, pueblo, tewa, huasteca, etdescendent d’un pauvre paysan n’ayant jamais vu l’ombre d’une pyramide. » Pourquoi les

92 « Por esas calendas la tribu yaqui iba por los cuatrocientos años de guerrear para no ser uncida al yago como los

demás indios […]. Jamás ha existido raza alguna que haya luchado con semejante ímpetu y bravura por su terruño, como

el pueblo yaqui lo hiciera ; determinados a morir por el suelo, morir con toda la crudeza de lo que en la realidad encierra el

termino. » Ibid., p15793 La Commission National pour le Développement des peuples indigènes, connue sous l’acronyme CDI, et le Programme des

Nations Unies pour le Développement recensent 62 langues indigènes.

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Aztèques deviennent-ils les seuls ancêtres indiens aux yeux d’auteurs comme Alurista ouAnaya ? Nous pouvons émettre plusieurs hypothèses à ce sujet.

D’une part, il est possible que les écrivains chicanos n’aient pas eu une connaissancetrès approfondie de l’histoire et de la composition ethnique du Mexique. Anaya est né auxEtats-Unis ; Alurista et Mendez sont nés au Mexique, mais ils ont vécu la majeure partiede leur vie aux Etats-Unis. Il est probable que les auteurs aient grandi avec pour seuleconnaissance du passé préhispanique l’histoire simplifiée qui consiste à dire que lorsqueles conquistadors espagnols débarquèrent au Mexique, ils découvrirent une civilisationindienne très organisée : la civilisation aztèque.

La seconde hypothèse est que le nom « Aztèque » est évocateur pour le grand public,aussi bien pour les Chicanos que pour les Anglos. Le quidam américain, sans connaîtreles caractéristiques de l’histoire et de la civilisation aztèque a cependant une vague idée dece qui se cache derrière ce nom : un peuple préhispanique du Mexique. Par ailleurs, cettecivilisation est auréolée de prestige. Les écrivains chicanos aiment rappeler les pyramidesqu’elle bâtit ou encore les plumages qu’arboraient les guerriers. Nous retrouvons ici unecaractéristique du discours chicano que nous avons déjà évoquée : les écrivains reprennentdes symboles compréhensibles à la fois par les Chicanos et par les Anglos, de manière àinstituer un dialogue. Ce faisant, ils reproduisent cependant les lieux communs qui associentla population précortésienne aux seuls Aztèques.

D’autre part, nous émettons l’hypothèse que les écrivains chicanos cherchent à unifiersymboliquement les Mexicains-Américains pour faire vivre le sentiment d’appartenance àune communauté chicana. Le rôle de l’écrivain dans la construction de l’identité ethniqueprend ici tout son sens : devant l’hétérogénéité de la population mexicaine-américaine, lesécrivains font le choix de sélectionner le peuple aztèque comme seul ancêtre préhispaniquedes Mexicains pour forger l’unité du groupe. Sous la plume des écrivains, les Chicanosayant les mêmes ancêtres, ils appartiennent à la même famille. Enfin, notons dès à présent,avant de l’étudier plus en détail dans la seconde partie du mémoire, que l’évocation de lacivilisation aztèque permet de faire des Chicanos les indigènes du sud-ouest des Etats-Unis. En effet, selon la légende, les Aztèques sont originaires d’un endroit nommé Aztlán,situé quelque part « au Nord ».

c. Aztlán dans la littérature chicana : un paradis perdu.Le mythe d’Aztlán est l’une des composantes principales de ce système de représentationde l’indianité aztèque que les Chicanos se réapproprient. L’évocation de la terre d’origineest un symbole très puissant, comme le raconte Crispin, le voisin de la famille Chávez àAlbuquerque :

…Dans les légendes anciennes, il y avait un désert blanc, brûlant, qu’unerivière traversait, et à l’est, en direction du soleil qui donne la vie, il y avait unemontagne magique. Là-bas, dans ces contrées sauvages se trouvent les ruinesd’Aztlán ; là-bas, dans cette montagne sacrée se trouve la fontaine d’Aztlán, la

source de la rivière de notre peuple… 94

94 « … In the ancient legends there was a white, burning desert through which the sacred river ran, and to the east in the

direction of the life-giving sun there was the magic mountain. There in that wilderness are the ruins of Aztlán; there in that

sacred mountain is the fountain of Aztlán, the source of the river of our people.” Ibid., p.122

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Dans cette description, Aztlán est un lieu mystérieux, empreint de magie. Crispin continueson récit de la pérégrination des premiers hommes jusqu’au lieu où ils ont vu un oiseau géantavec dans ses griffes un serpent. Une fois la légende racontée, il précise sa portée spirituellepour les Chicanos:

…Nous sommes le fruit du peuple qui erra depuis la terre mythique d’Aztlán,le premier peuple de cette terre qui erra vers le sud en quête d’un signe. […]Toutes les histoires ont un sens.[…] c’est pourquoi nous ne devons pas laisserces légendes mourir… Penses-y mon ami, pense à l’exode du peuple d’Aztlán…C’est une histoire qui surpasse de loin les errances des Juifs de la Bible, c’estune odyssée où les dieux viennent à la rencontre des hommes, comme ils lefirent jadis dans les histoires de la Grèce antique…il y a de la passion, et il y ade la tragédie, et il y a les fondements de civilisations qui égalent celles du vieux

continent…et tout ceci ici, sur cette terre, sur cette terre d’Aztlán 95 .Plus qu’ un lieu géographique d’où provenaient les Aztèques, Aztlán est présenté commeun paradis perdu. « Les gens [y] vivaient en paix et en harmonie avec la terre et sesdieux »96. Dès lors, il devient un idéal à retrouver. Après avoir écouté le récit de Crispin,Clemente Chávez, hanté par la légende d’Aztlán, rend visite à une sorcière qui lui fait vivreune expérience spirituelle intense, à l’aide d’une boisson concoctée par ses soins. Il se sentalors investi de la mission de retrouver Aztlán. Dans son voyage mystique, Clemente voitses collègues de travail le prier de les aider, de les guider. Ils crient « Injustice ! Misère! ».La recherche d’Aztlán est en fait l’allégorie de la libération du peuple chicano :

A ce moment-là il sentit le rythme du cœur d’Aztlán battre la mesure de sonpropre cœur. Les rêves et les visions devinrent réalité, et la réalité n’était quela mince substance des mythes et des légendes. Une puissance joyeuse courutdepuis le cœur sombre de la terre jusqu’à son âme et il cria : JE SUIS AZTLÁN ! 97

Dans l’ouvrage de Miguel Mendez, les « pèlerins d’Aztlán » sont les immigrés mexicainsqui gagnent les Etats-Unis, poussés par la faim et la misère et non par un quelconqueprésage ou volonté divine. « Ils venaient du sud, à l’inverse de leurs ancêtres, dans unpèlerinage sans prêtres ni prophètes, traînant une histoire sans aucun mérite pour celuiqui parviendra à la raconter, à cause du caractère commun et répété de leurs tragédie. »98

Mais, la pérégrination ne mène nulle part, car si les Mexicains traversent la frontière, ils sont95 « …We are the fruit of the people who wandered from the mythical land of Aztlán, the first people of this land who

wandered south in search of a sign. […]There is a meaning in all the stories of the people », Crispin smiled, « that is why

we cannot let those legends die… Think on it, my friends, think of the exodus of the people from Aztlán… It is a story

which far surpasses the wanderings of the Jews of the Bible, it is an odyssey where gods visited with men as they once

did in stories of ancient Greece…there is passion, and there is tragedy, and there are the foundings of civilizations that

equal those of the old world…and all of it here, on this earth, on this land of Aztlán… » Ibid., pp. 83-8496 “the people lived in peace and harmony with the earth and her gods”, Ibid., p.12397 “in that enduring moment he felt the rhythm of the heart of Aztlán beat to the measure of his own heart. Dreams and

visions became reality, and reality was but the thin substance of myth and legends. A joyful power coursed from the dark

womb-heart of the earth into his soul and he cried out I AM AZTLÁN !” Anaya, op.cit., p.13198 « Del sur iban, a la inversa de sus antepasados, en una peregrinación sin sacerdotes ni profetas, arrastrando una historia sinningún merito para el que llegara a contarla, por lo vulgar y repetido de su tragedia. » Mendez, op.cit.,p.66

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aussi exploités aux Etats-Unis. Ainsi, malgré la frontière, il y a une certaine continuité dansle territoire, et le désert entre les deux pays n’est que « la tombe immense des proscrits etde l’empire des indiens. » Dans ce panorama désolant, Aztlán représente la patrie rêvéedes clandestins mexicains, « los espaldas mojadas », ou « wetbacks » :

Je fus gagné par l’illusion et je vis dans la solitude cosmique du désert Sonora-Yuma la république que nous habiterions, nous les espaldas mojadas, lesindiens soumis à la disgrâce et les Chicanos rendus esclaves. Elle sera à nous,la « République des Mexicains décharnés ». Depuis les dunes qui s’élèvent etqui simulent des tombes, des foyers bourgeonneraient, et la race nomade, lespieds blessés d’un pèlerinage de plusieurs siècles, aurait enfin un toit auréoléde bonaventure. […] Je fus gagné par l’imagination et je vis le pèlerinage debeaucoup de peuples indiens abaissés par la torture de la faim et l’humiliation dela dépossession, ils parcourraient à l’inverse les anciens chemins, à la recherche

de l’origine lointaine 99 .Si Mendez se différencie de Anaya et de Alurista en accordant une importance particulièreaux conditions de vie contemporaines des indiens, il les rejoint dans sa vision mythiqued’Aztlán vu comme un Eden perdu et comme la patrie symbolique des Chicanos :

Quand l’amnésie commençait à planter ses ténèbres dans notre mémoire, noussommes retournés à nos lacs antiques, cherchant au fond les visages que nousavions perdus ; […] Nous sommes arrivés là-bas, jusqu’au lit cristallin d’unerivière, face à la montagne de granit ; nous avons crié pour que l’écho nous rendeles noms et les voix qui s’en allaient…nous laissant vides.[…] Nous sommesallés au fond de la mer, où les étoiles ont leur nid, pour demander si le ciel sait où

nous allons ou d’où nous venons… 100

Ainsi, pour conclure sur le caractère symbolique des références aztèques dans la littératurechicana, nous rappellerons les points suivants :

Depuis le XIXème siècle, les Mexicains-Américains sont victimes de discriminations surle sol états-unien. Les Anglo-américains nie leur identité métisse en les considérant commedes indiens à cause de certains traits de leur physique.

Dans les années 1960, l’effervescence politique et culturelle aux Etats-Unis secaractérise notamment par l’ethnicisation des mobilisations politiques. C’est sous l’influencedu mouvement des Noirs et du mouvement des Native Americans que le MouvementChicano voit le jour.

99 « Me gano la ilusión y vi en la cósmica soledad del desierto Sonora-Yuma la república que habitaríamos los espaldas

mojadas, los indios sumidos en la desgracia y los chicanos esclavizados. Seria la nuestra, la « Republica de Mexicanos

escarnecidos ». De las dunas que se alzan simulando tumbas brotarían hogares, y la raza nómada con los pies llagados

de siglos de peregrinación tendría por fin un techo nimbado de bienaventuranza.[…] Me gano la imaginación y vi en

peregrinaje a muchos pueblos de indios hollados por la tortura del hambre y la humillación del despojo,recorrían a la

inversa antiguos caminos en busca del origen remoto. » Ibid., p.96100 « Cuando la amnesia empezaba a plantar tinieblas en nuestra memoria, fuimos a nuestros antiguos lagos, buscando

en el fondo los rostros que habíamos perdido ; […] Allá llegamos, hasta el lecho prístino de un río, frente a la montaña de

granito ; gritamos para que el eco nos volviera los nombres y las voces que se iban…dejándonos vacíos.[…] Fuimos al

fondo del mar, donde las estrellas bajan a sus nidos, a preguntar si el cielo sabe a donde vamos o de donde venimos… »

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Les auteurs chicanos renversent le stigmate qui qualifie les Mexicains-Américainsd’indiens et invitent leurs pairs à honorer l’héritage aztèque. Ils véhiculent une imageidéalisée et stéréotypée de l’indien, homme combatif, spirituel et proche de la nature.

Dans la littérature chicana, Aztlán, la terre d’origine des Aztèques, devient un paradisperdu que les Chicanos doivent retrouver. Aztlán tisse un lien entre le passé et le présent,car c’est par cette allégorie du retour aux sources que les écrivains chicanos prétendent selibérer de l’oppression anglo.

Il serait pourtant réducteur de n’évoquer que les références aztèques brandies parles auteurs chicano. Si elles constituent une composante importante du système dereprésentation chicano, nous ne considérons pas pour autant que la littérature étudiée selimite à faire revivre le passé préhispanique. Nous allons voir que la culture chicana est plutôtune forme de syncrétisme culturel, mêlant certains éléments choisis du passé mexicain àdes pratiques culturelles états-uniennes.

C) Le syncrétisme culturel chicano.Nous allons à présent nous attacher à analyser le syncrétisme culturel « chicano » quidonne, selon nous, la spécificité au mouvement culturel du même nom. Par syncrétismeculturel, nous entendons la fusion d’éléments issus de différentes cultures pour former unenouvelle expression culturelle. Les trois cultures dans lesquelles le « Chicanismo » puiseses références sont la culture préhispanique, la culture mexicaine, et la culture américaine.Notons que la culture mexicaine est déjà une forme de syncrétisme dans la mesure où elleest issue de la rencontre des cultures préhispaniques et espagnole.

Puisque nous avons déjà abordé les éléments aztèques du système de représentationchicano, nous allons à présent évoquer l’héritage mexicain, notamment par le biais de laréappropriation de l’idéologie révolutionnaire et du concept de « race cosmique ». Puis, nousétudierons la persistance des pratiques religieuses mexicaines et le syncrétisme langagieranglo-espagnol propre à la culture chicana.

1. La « Race de bronze » et l’idéologie révolutionnaire mexicaine.Commençons par relever une contradiction apparente : d’une part, les écrivains chicanosprétendent assister à la naissance d’un peuple « nouveau », le peuple « chicano », maisd’autre part, ils insistent sur le glorieux héritage laissé par les ancêtres de ce peuple. Cettecontradiction est particulièrement visible dans l’introduction que Alurista rédige pour le textepolitique « Plan spirituel d’Aztlán », connu comme étant la charte du Mouvement Chicano :« Dans l’esprit d’un peuple nouveau, conscient non seulement de son fier héritage historiquemais aussi de l’invasion brutale de notre territoire par les « gringos »… ».

Comment un peuple « nouveau » peut-il avoir un héritage ? La dénomination « peuplenouveau » est essentiellement symbolique : si les hommes sont toujours les descendantsd’autres hommes, la conscience de l’appartenance à une communauté chicana est nouvelle,en revanche, et ce sentiment d’appartenance nécessite un travail de création, voire derecréation. Les auteurs chicanos s’attachent donc à former un imaginaire national, composéde la mémoire des grands hommes qui sont supposés avoir forgé la nation chicana.

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La lecture des œuvres choisies nous révèle que les héros de ce « nouveau peuple » nesont autres que les héros de l’histoire officielle du Mexique. Ainsi, dans Floricanto en Aztlán,Alurista cite Benito Juarez, le président constitutionnaliste ou encore Emiliano Zapata, lehéros de la révolution mexicaine à qui le poète adresse une lettre et imagine la réponsedu révolutionnaire101. Quant à Rudolfo Anaya, dans Heart of Aztlán, il évoque Hidalgo, leprêtre qui lança le « grito de Dolores » marquant ainsi, dit-on, le début de l’insurrectionqui mena à l’indépendance du Mexique. L’étude d’un poème d’un autre écrivain chicano,Rodolfo Corky Gonzales confirme cette corrélation entre les héros chicanos et les hérosmexicains. Dans le poème « I am Joaquin », l’écrivain s’identifie tour à tour à l’empereuraztèque Cuauhtémoc, Hidalgo, Benito Juarez, Pancho Villa, aux présidents Porfirio Diaz,Huerta, et Francisco Madero, au premier indien catholique, Juan Diego, etc :

Je suis Cuauhtemoc, fier et noble, chef des hommes, roi d’un empire civilisé au-delà des rêves de Cortes l’espagnol, qui est aussi le sang, l’image de moi-même.[…] Je suis le despote Diaz et Huerta et le chantre de la démocratie, Francisco

Madero.[…] Je suis le prince Aztèque et le Christ chrétien. 102

En incarnant des figures opposées par les combats passés, le poète devient le chantre de laNation mexicaine. Dans son poème, Rodolfo Corly Gonzalez réactive en réalité la rhétoriquedu Mexique révolutionnaire : d’une part, il glorifie les personnages historiques indiens etissus de milieux modestes (Benito Juarez, Juan Diego, Emiliano Zapata) et d’autre part ilconsacre le métissage des Mexicains.

a. Les héros mexicains dans la littérature chicana : une vision de l’histoireinspirée du muralisme.Les écrivains et les artistes chicanos reconnaissent volontiers l’influence qu’ont exercé sureux les fresques des peintres muralistes de l’époque post-révolutionnaire, tels que DiegoRivera, David Alfaro Siqueiros ou Clemente Orozco pour ne citer que les plus connus.Il est intéressant de noter que certains peintres chicanos ont même repris le muralismecomme mode d’expression103. Comme le notent Virginia Fields et Victor Zamudio Taylor

dans le catalogue de l’exposition The road to Aztlán : Art from a mythic homeland 104 ,

muralistes mexicains et muralistes chicanos se différencient par leur support : les premierspeignaient leurs fresques sur les murs des bâtiments publics mexicains car il s’agissaitde commandes d’Etat, alors que le muralisme chicano est confiné dans la marginalité, lesartistes s’exprimant sur les murs des maisons de leurs quartiers.

Les similitudes entre les sujets des fresques mexicaines et les thèmes de prédilectionde la culture chicana sont fortes. Les peintures murales post-révolutionnaires représententl’époque préhispanique comme une époque glorieuse. La conquête espagnole vient briser

101 Cf. poème “Once, I wrote a letter to Emiliano”, in Alurista, op.cit.102 « I am Cuauhtemoc, proud and noble,leader of men, king of an empire civilized beyond the dreams of the gachupin

cortes, who also is the blood, the image of myself[…] I am the despot Diaz and Huerta and the apostle of democracy,

Francisco Madero[…] I am the Aztec prince and Christian christ”. Corky Gonzales Rodolfo, “I am Joaquin”, http://

latinamericanstudies.org/latinos/joaquin.htm103 Voir ANNEXE 4.104 The Road to Aztlán: art from a mythic homeland fut une exposition sur l’art chicano, organisée au Los Angeles County Museumof Art de West Hollywood, en 2001.

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brutalement l’harmonie d’un peuple montré comme spirituel et civilisé. Par la force,espagnols et indiens se mélangent pour former le peuple métis, symbolisé dans lespeintures par l’union de Cortes et de la Malinche105. Malgré cette violence physique etsymbolique, le peuple métis parait assoupi : la domination exercée par l’élite blanche,représentée comme avide de pouvoir et d’argent, empêche la conscience de leur condition.Seule la révolution mexicaine, grâce à ses héros Zapata, Villa, Madero et Carranza, permetau peuple de se réveiller : ainsi, le nouveau peuple métis, uni et humble, accède enfinà l’éducation, et au pouvoir grâce à ses représentants. Le rappel de l’idéologie post-révolutionnaire mexicaine et de son expression culturelle dans le muralisme nous permetde mieux comprendre le processus de formation de l’identité culturelle chicana : de mêmeque le peuple métis renaît grâce à la Révolution mexicaine idéalisée sous le pinceau despeintres muralistes, le peuple Chicano renaît symboliquement avec le Mouvement Chicano,sous la plume de ses écrivains et de ses artistes.

Précisons enfin que si Alurista glorifie la révolution mexicaine dans plusieurs de cespoèmes, Miguel Mendez apporte un regard beaucoup plus critique sur cette période del’histoire. Dans cette guerre fratricide, les victimes sont encore une fois les plus pauvres.Chayo Cuamea, indien yaqui ayant combattu avec Loreto aux côtés des révolutionnaires seretrouve seul. Miséreux, il va demander à ses anciens supérieurs de la lutte révolutionnaireune aide, une reconnaissance, mais ceux-ci vivent à présent dans des palaces et refusentde le recevoir. Le rapport des écrivains à l’héritage mexicain n’est donc pas univoque. Malgréle travail d’unification qu’entreprennent certains auteurs chicanos comme Alurista, il existeplusieurs mémoires mexicaines.

b. La « race cosmique » et la « race de bronze ».Par ailleurs, les écrivains chicanos s’inspirent fortement du concept de « race cosmique »de José Vasconcelos pour façonner leur image de la « Race de bronze ». Dans un ouvragede 1927 qui connut un grand retentissement au Mexique et dans le reste de l’Amériquelatine, et dont l’influence persiste jusqu’à aujourd’hui, cet ancien ministre de l’éducationdu gouvernement Obregon (1920- 1925) développe l’idée selon laquelle le peuple latino-américain, issu du métissage des peuples indigènes et européens, porte en lui les germesd’une « race cosmique » à venir qui sera la symbiose des peuples de tous les continents.En effet, selon lui, les métis latino-américains sont d’ors et déjà en train de se fondre avecles descendants des esclaves venus d’Afrique et des migrants arrivés d’Asie. Le métissagetotal de ces populations créera une cinquième race, la « race cosmique »106, lorsque lesdeux grandes cultures linguistiques américaines que sont la culture saxonne et la culturehispanique se fondront en une seule et même race.

Cette race cosmique devient « race de bronze »107 sous la plume des écrivainset militants chicanos. A la manière de Vasconcelos, les auteurs se font analystes etcréateurs. Les auteurs du Plan de Santa Bárbara le soulignent en disant que « le conceptde La Raza procure une dimension internationale au Chicanismo et la Race cosmiquefournit un précédent philosophique. » Les écrivains présentent les Chicanos comme un

105 Peu après son arrivée au Nouveau Mexique, le célèbre conquistador espagnol Cortes s’est vu offrir une belle et nobleindienne, La Malinche. L’enfant qui est né de cette union représente dans l’imaginaire national mexicain le métissage violent entreles deux cultures.106 VASCONCELOS, José (1927) La Raza cosmica, México, Fondo de Cultura Economica, Ed.1988.

107 Précisons que l’expression « raza de bronce » n’a pas été inventée par Alurista. Amado Nervo l’utilise dès 1902 dans unpoème du même nom qu’il prononce devant la Chambre des députés du Mexique, en hommage à Benito Juarez.

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« peuple nouveau» : ni mexicain car le territoire de ce peuple est « Aztlán », c’est-à-dire le sud-ouest des Etats-Unis, ni américain car il refuse ses valeurs. Leur intuition leurfait imaginer la prophétie d’une nouvelle « race ». Derrière la métaphore du travail dubronze c’est bien l’écrivain lui-même qui façonne l’image du peuple chicano, à qui il donnesymboliquement naissance :

NaissanceNaissance de mon peupleEnfant de bronze,Peau de bronze,Vierge de bronzeJ’ai vu naître le bronzeAlurista reprend également l’idée de « pureté » de la race cosmique, comme dans le

poème « chicano infante » : « Enfant chicano/ enfant de l’illusion/ j’envie ta pureté »108.

c. La reproduction des contradictions post-révolutionnaires au sujet del’héritage indigène.En reprenant à leur compte l’idéologie post-révolutionnaire, les écrivains chicanos nedécèlent pas le leurre de l’idéologie officielle indigéniste et reproduisent, malgré eux, lescontradictions et les travers de ce discours : si l’élément indigène a été au cœur despréoccupations des gouvernements mexicains du XXème siècle, cela a été pour le maintenirdans sa position de dominé, objet des politiques de l’Etat, et non sujet de la politiquenationale. En effet, par des programmes d’assistance économique et sociale connus sousle nom d’ « indigénisme », l’Etat mexicain entreprit de réaliser l’idéal de métissage demanière active et idéologique. Ces programmes constituaient des chevaux de Troie destinésà inculquer la culture dominante, notamment en obligeant à la pratique du castillan. Le butrecherché était bel et bien de faire disparaître les cultures indigènes en les assimilant à laculture métisse soutenue par le gouvernement.

Les écrivains chicanos qui se sont largement inspirés des écrits de José Vasconcelosn’ont vraisemblablement pas lu cet auteur en détail. En effet, José Vasconcelos neconsidérait nullement que la civilisation précolombienne avait surpassé la civilisationeuropéenne. Pour Vasconcelos, « seul l’ignorant peut répéter l’absurdité selon laquelleles conquistadors ont détruit une civilisation (…) L’Espagne n’a rien détruit parce qu’iln’existait rien de digne d’être conservé quand elle arriva sur ces terres. »109. Vasconcelosreconnaît que les espagnols ont exploité les indiens, et que les Mexicains continuent à fairede même, mais selon lui, dans une moindre mesure que les propres chefs aztèques quiles soumettaient avant la conquête. Il ne va pas jusqu’à dire que l’indien est un « bon àrien », mais selon lui, le métissage constitue une véritable chance pour l’indien car le sangeuropéen lui permet de sortir de son état apathique. La « race cosmique » est un idéal àatteindre pour que la « race indienne » disparaisse. Le peuple métis gardera simplement enmémoire l’image romantique de l’indien préhispanique, telle qu’elle est présentée dans lespeintures post-révolutionnaires (combatif, spirituel et proche de la nature). En reproduisantl’idéologie officielle révolutionnaire, les Chicanos reproduisent ce travers : ils relèguent

108 « Chicano infante/ niño de ilusion / envidio tu pureza », Anaya, op.cit.109 JACINTO, Augustin (2002) “Las Etnias y la cultura mexicana en José Vasconcelos”, Relaciones, vol.23, n°91. Zamora.

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l’indien à un passé lointain. Cet indien a laissé un héritage mais il n’existe plus que dansla mémoire collective.

2/ Le syncrétisme de deux cultures populaires.Si la Révolution mexicaine et son idéologie constituent une source d’inspiration importantepour les écrivains chicanos, leur écriture est également empreinte d’autres éléments dela culture mexicaine métis, comme l’évocation des pratiques religieuses. D’autre part, lesyncrétisme des cultures mexicaine et américaine est également une des caractéristiquesde la littérature chicana, exprimée notamment à travers le langage.

a. L’évocation du christianisme et des pratiques religieuses mexicaines.La religion catholique constitue un élément important de la culture mexicaine : elleest pratiquée par 89 % de la population du pays. Importés par les espagnols lors dela conquête, les rites catholiques mexicains ont intégré certaines pratiques religieusesindiennes, opérant ainsi un syncrétisme religieux. Aux Etats-Unis, les rites syncrétiquesdistinguent la population d’origine mexicaine du reste des Américains, à majorité protestanteet renforcent les frontières ethniques entre les deux groupes. Dans les œuvres chicanasétudiées, nous retrouvons des références à ces pratiques, comme le culte de la Viergede Guadalupe évoqué dans les poèmes “you know that I would be untrue” et dans « acualquier hora » de Alurista. Rappelons brièvement cette pratique religieuse : en 1531, laVierge apparut à un jeune indien, Juan Diego, récemment converti au catholicisme, surl’emplacement du temple de la déesse aztèque Tonantzin, à Tepeyac, Mexico. Une basiliquefut construite à cet endroit pour honorer un culte à cette vierge brune. Chaque année, le12 décembre, des milliers de pèlerins mexicains se rendent à la basilique Notre Damede Guadalupe pour prier devant le vêtement de Juan Diego où l’image de la Vierge s’estmiraculeusement imprimée. Le culte de cette vierge brune superposé au culte de la déesseindienne Tonantzin est aujourd’hui le symbole du syncrétisme religieux mexicain.

Les auteurs soulignent également les tensions que les pratiques religieuses desChicanos peuvent engendrer aux Etats-Unis. Dans Heart of Aztlán, un conflit éclate autourde l’enterrement d’Henry, un jeune chicano qui s’est noyé dans une rivière. Le shérifs’oppose à l’ouverture du cercueil en raison de l’état du corps du défunt. La famille ne peutl’accepter, car elle tient à respecter les traditions religieuses de la famille. Le père dit aushérif :

Nous devons faire une veillée comme il se doit pour notre fils. C’est notrecoutume de veiller les morts. […] Je vais ramener mon fils chez moi. Là-bas, lesvivants pourront voir le mort, nous prierons et nous chanterons les louanges. Laveillée durera toute la nuit, comme la coutume le prévoit ; le corps ne sera pas

laissé seul. Ensuite, le lendemain matin, il pourra être enterré. 110

Les femmes préparent ensuite le repas pour la veillée. « La coutume voulait qu’il y aitbeaucoup de nourriture pour les visiteurs qui venaient monter la garde de nuit ». Le ritueldu repas, vraisemblablement issue des pratiques religieuses indiennes, vient s’intégrer à

110 “He must have a proper velorio. It is our custom to have a wake for the dead.[…]I will take my son home. There the

living will view the dead, the rosary will de prayed, the alabados will be sung. The velorio will last all nught as is prescribed

by custom: the body will not be left alone. Then in the mornig he can be buried.” Anaya, op.cit., p.113

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la veillée funéraire catholique, où les prières sont récitées en espagnol. Nous notons quedans ce passage, la religion est davantage associée à une coutume qu’à une croyance.

Dans Peregrinos de Aztlán, le personnage de Jesusito de Belen nous offre un autreexemple de syncrétisme culturel indien et catholique. Il s’agit d’un jeune garçon yaqui d’unvillage indien nommé Belen qui révèle des dons de guérisseurs.

On raconte que lorsqu’il touchait de vieux cactus jaunes, ceux-ci redevenaientverts.[…] Certaines personnes l’entendirent parler le nahuatl et le maya, alors quesa langue maternelle était le yaqui ; il parlait aussi le castillan comme n’importequel espagnol. On l’a aussi entendu parler des langues très mystérieuses, siétranges qu’elles ne paraissaient pas être du continent, mais plutôt des languestrès anciennes. On raconte que de près on le voyait marcher comme n’importe

quel chrétien, mais que de loin, il flottait dans l’air 111

Surnommé « Jesusito de Belen », son histoire est d’abord racontée comme celle d’unsaint : le jeune garçon ne fait pas payer les soins qu’il prodigue. Pourtant, plus tard dans lerécit, une conversation qu’il entretient avec Loreto montre qu’il est lui-même désabusé, qu’il ne croit guère à ses dons. Il est un imposteur : « Les gens ont fait de moi un rédempteuralors que je ne suis qu’un pauvre pêcheur. »112 Jesus de Belen raconte qu’il parvient àsoigner les gens grâce à leur foi. Il les aide à expulser leurs frustrations et non-dits, et àcroire au pardon. Jesusito de Belen meurt finalement assassiné par le gouvernement.

Cette histoire est intéressante car elle mêle les superstitions et les mystères indiens(la sorcellerie) à la religion catholique (le surnom Jesusito de Belen, on croit le voir flotter,etc.) Miguel Mendez semble s’être inspiré pour ce personnage de la figure de Teresa Urreaguérisseuse et Sainte mexicaine du XIXème siècle. Comme Jésus de Belen, Teresa Urreaétait une indienne yaqui par sa mère. A l’âge de 16 ans, une guérisseuse lui enseignacomment soigner les maux avec des herbes. Victime d’une attaque cataleptique, TeresaUrrea se réveilla du coma et commença à avoir des visions et des dons de guérisseuse,grâce à l’usage de terre, de sa salive et parfois de son propre sang. Teresa Urrea exprimaégalement son opposition à la corruption de l’église catholique et incita les gens à s’adresserà Dieu directement. Désignée comme coupable d’hérésie et de trahison à la patrie par legouvernement de Porfirio Diaz, elle devint une icône pour les opposants à la dictature. Le 19mai 1892, Teresa Urrea fut arrêtée et elle dut s’exiler en Arizona où elle continua à prodiguerdes soins, en particulier aux mexicains immigrés dans la région. Elle effectua une tournéeaux Etats-Unis, mais en dehors de l’aire d’influence mexicaine, elle rencontra peu de succès.

Teresa Urrea est fréquemment citée par les historiens chicanos comme précurseur dela révolution mexicaine de 1910 et du mouvement chicano, en raison de son action en faveurdes pauvres et des opprimés. Sa condition sociale populaire, son dévouement et son exilaux Etats-Unis en font une icône pour les Chicanos. La manière dont elle reprit la pratiqueindienne de la médecine en fait aussi un modèle d’affirmation ethnique.

111 « Cuentan que tocaba a los nopales amarillos de viejos y a luego se tornaban verdes.[…] Algunos le oyeron hablar

a un tiempo el náhuatl y el maya, siendo su lugar madre el yaqui ; hablaba el castilla como un Cervantes cualquiera.

También le oyeron hablar lenguas muy misteriosas, tan extrañas que no parecían del continente, mas bien lenguas

antiquísimas. Dicen que de cerca se miraba caminar igual que lo hace todo cristiano, pero que ya a lo lejos se divisaba

flotando; tenía veredas en el aire. », Mendez, opus cité.112 « La gente me hizo rendento siendo yo un pobre pecador tan llenos de pasiones. » Ibid. p.105

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b.Le syncrétisme langagier anglo-espagnol.Si les écrivains chicanos vont puiser dans la culture mexicaine des éléments qu’ils intègrentà leur système de représentation, les marques de la culture américaine, pourtant si décriée,sont elles aussi présentes. L’alternance de l’anglais et de l’espagnol dans l’énonciationconstitue l’expression principale de ce syncrétisme.

Aux Etats-Unis, la concentration spatiale de familles mexicaines dans certains quartiersdes villes113 (les barrios, les colonias) et l’arrivée continue de nouveaux immigrés favorisentle maintien de la transmission de l’espagnol de génération en génération. La grande majoritédes Mexicains-Américains est bilingue : de façon générale, elle pratique l’anglais dans lasphère publique, et l’espagnol dans la sphère privée. Dans Heart of Aztlán, les enfants dela famille Chávez jonglent ainsi d’une langue à l’autre: « Ils parlaient parfois en espagnol,qui était la langue de leur peuple, et ils parlaient parfois en anglais, qui était la langue qu’ilsadoptaient à l’école. »114.

Notons que tous les auteurs étudiés utilisent à la fois l’anglais et l’espagnol dansleurs ouvrages. Heart of Aztlán est rédigé en anglais, mais comme nous l’avons évoquéplus haut, des mots espagnols se glissent dans le récit (familia, barrio, compadre, etc.)Dans Peregrinos de Aztlán, la situation est inversée : le récit est écrit en espagnol, maiscertains personnages emploient des mots anglais au cours des conversations. Ainsi, lepersonnage de El Chuco, qui a vécu une partie de sa vie aux Etats-Unis, utilise lesexpressions suivantes : « esta pinchi life », « un drink » (p.36), « apenas me estoy poniendofeeling good » ou encore « si uno pide help » (p.37). Enfin, dans Floricanto en Aztlán,Alurista joue sur l’alternance des deux langues qu’il utilise indifféremment au sein desmêmes poèmes, comme dans les vers suivants : « our tomorrow es hoy »115, « libertad sinlagrimas/ sin dolor/ and with pride »116, ou encore « hombre ciego for power »117. Ce procédé,nommé « code-switching » est fréquemment utilisé par les poètes chicanos. Comme le noteAda Savin, « les sociolinguistes y voient l’expression verbale des valeurs culturelles et desconditions sociales ambivalentes des locuteurs bilingues »118.

Ces observations nous permettent d’énoncer que si les Mexicains vivent souventdans des quartiers à part et peuvent ainsi maintenir certains traits culturels, les frontièresrestent perméables : l’usage de l’anglais et de l’espagnol n’est pas cloisonné. Lorsquedes Mexicains-Américains parlent entre eux, ils mélangent souvent les deux langues aucours d’une même conversation, comme le fait El Chuco. L’inter-linguisme des chicanosest le meilleur exemple du syncrétisme anglo-mexicain. Il permet des jeux de languespermanents.

Une langue hybride naît alors de la fusion de l’anglais et l’espagnol. Les motstechniques anglais sont « hispanisés » et intégrés à l’espagnol parlé en famille, commedans le terme « cookiar », cuisiner (issu du mélange de « to cook » et de « cocinar »),alors que les mots liés à la famille et à la communauté restent utilisés en espagnol dans les

113 Selon le recensement de l’an 2000, 96,8 % de la population du quartier East Los Angeles est recensée comme « hispanic ».114 « Sometimes they spoke in Spanish, which was the language of their people, and sometimes they spoke in English, which

was the tongue they adopted in school;. » heart of Aztlán, p.2115 Alurista, op.cit., in “when raza”, p.1116 Ibid, in « libertad sin lagrimas », p.5117 Ibid, in “hombre ciego”, p.6118 Cf. Savin Ada, op.cit, p.101.

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conversations que les chicanos entretiennent en anglais. Les jeunes Mexicains-Américainsnés aux Etats-Unis sont surtout responsables de cette hybridation, au grand dam de leursparents qui préféraient un usage puriste de la langue. Pour les jeunes, il s’agit d’un véritablejeu linguistique qui conduit Juan Bruce-Novoa à dire que « les Chicanos seraient interlingueset non pas bilingues, leur langage étant un mélange, une synthèse des deux langues dontil résulte une autre langue. »119

Intéressons-nous à présent aux liens entre la langue utilisée et les destinataires desouvrages étudiés. Dans la première sous-partie de ce mémoire, nous avons soulignéle fait que les auteurs positionnent leurs narrateurs au sein de la population mexicaine-américaine et nous donnent ainsi une vision ethnocentrée des évènements. Derrièreleurs personnages, les auteurs semblent s’adresser à des lecteurs chicanos à même decomprendre leur situation. Ainsi, les destinataires des ouvrages sont principalement lesMexicains-Américains. Comme ces derniers sont bilingues, les auteurs peuvent choisir des’adresser à eux dans l’une ou l’autre des langues. Dans Heart of Aztlán, l’utilisation del’anglais comme langue de narration peut s’expliquer simplement par le fait que RudolfoAnaya est né aux Etats-Unis, contrairement à Miguel Mendez et à Alurista. Cependant, lechoix de la langue utilisée a des conséquences sur la répercussion de l’ouvrage : RudolfoAnaya a rapidement été considéré comme une référence aux Etats-Unis en tant qu’écrivainchicano, alors que Miguel Mendez est devenu plus emblématique de cette culture auMexique.

Enfin, dans son ouvrage Les Chicanos aux Etats-Unis, étrangers dans leur proprepays ?, Ada Savin insiste sur l’importance de l’usage de la langue dans la constitutiond’une identité ethnique : l’utilisation de l’espagnol, comme langue du discours ouseulement à l’occasion de mots glissés dans un discours en anglais, renforce le sentimentd’appartenance à une communauté hispanique et met à distance l’Anglo qui ne parle pascette langue. « L’alternance des codes est une forme de langage subversif, un défi adresséà l’autorité de la langue dominante, et une affirmation implicite de solidarité ethnique »120.

Cependant, le statut de la langue est ambivalent, car il touche à la fois au culturel et aupolitique. L’espagnol seul ne permet pas aux chicanos d’employer toutes les fonctionnalitésde la langue car les revendications politiques qu’ils exprimeraient ne pourraient êtreentendues par la société américaine et le gouvernement. L’anglais est la langue dupouvoir car elle est institutionnalisée comme telle par les Anglos. Comme le fait remarquerPierre Bourdieu, « les rapports de communication par excellence que sont les échangeslinguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent les rapports deforces entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs. »121. Dès lors, pour une populationbilingue, le choix de la langue parlée dépend du public auquel on souhaite s’adresser.L’adoption de l’anglais par les Chicanos n’est pas seulement la marque de l’acceptationde la domination des anglophones et de l’acculturation des Chicanos, elle est aussi unestratégie, preuve de la compréhension des enjeux de pouvoir : la maîtrise de l’anglaisest primordiale pour accéder à l’espace public américain et ne pas rester reclus dans lacommunauté mexicaine. Nous comprenons ainsi pourquoi les textes politiques chicanossont principalement rédigés en anglais.

En conclusion, les marques de syncrétisme culturel rencontrées dans la littératurechicana renforcent notre sentiment de l’évolution constante des cultures et des identités.

119 Savin, op.cit., p.143120 Savin, Ada, op.cit., p.104121 Bourdieu, Pierre (1982) Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, p.14. Cité par Savin Ada, op.cit. p.78

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Malgré les efforts des écrivains pour fixer des frontières ethniques entre l’Anglo et leChicano, le syncrétisme langagier laisse transparaître la perméabilité de ces frontières.Contrairement à ce que certains poèmes d’Alurista laissent entendre, la culture chicanan’est pas seulement héritière du peuple préhispanique. Elle n’est pas non plus la simpletransposition de la culture mexicaine aux Etats-Unis. Elle est une forme d’expressionculturelle originale issue d’un double syncrétisme, le syncrétisme mexicain des culturesindiennes et espagnol, et le syncrétisme chicano des cultures mexicaines et américaines.

Nous nous proposons à présent de mettre à jour le lien étroit entre littérature chicana etmobilisation politique. Si nous avons choisi d’évoquer dans un premier temps la constructionde l’identité ethnique chicana, et dans un deuxième temps l’idéologie nationaliste duMouvement politique, cette séparation ne signifie en rien que les deux éléments sontdéconnectés l’un de l’autre. Les écrivains et poètes chicanos jouent un rôle essentiel dansla formation du Mouvement politique en célébrant dans leurs ouvrages l’identité du peuplechicano. De la sorte, ils contribuent à faire naître un sentiment d’appartenance à unecommunauté, étape préalable et concomitante de la mobilisation politique.

Le syncrétisme culturel de cette communauté laisse la voie entrouverte à de multiplescombinaisons, qui sont autant de stratégies ethniques possibles pour les chicanos. Dès lors,la forme littéraire de ce syncrétisme prend une dimension idéologique : les auteurs chicanossélectionnent dans la culture préhispanique et dans la culture mexicaine les élémentssusceptibles de donner un sens, une direction à l’histoire du « peuple nouveau ». En mettantl’accent sur deux héritages supposés avoir transmis aux Chicanos une âme spirituelleet révolutionnaire (l’héritage des Aztèques et l’héritage de la révolution mexicaine), lesécrivains chicanos ne se contentent pas de faire vivre l’expression culturelle d’un peupleopprimé : ils s’attachent à construire un discours porteur de mobilisation politique.

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II- Aztlán, une référence politique porteuse de mobilisation sociale

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II- Aztlán, une référencepolitique porteuse de mobilisationsociale

Dans cette seconde partie, nous allons tâcher de dégager les implications politiquesde l’utilisation du mythe d’Aztlan par les écrivains chicanos. La mémoire qu’ils tententde construire autour de celui-ci vise à susciter une mobilisation politique générale desMexicains-Américains, dont ils seraient les têtes pensantes. A la frontière entre travailintellectuel et travail militant, nos écrivains chicanos ont pour objectif de donner auxMexicains-Américains leur juste place dans la société américaine.

La réécriture d’une histoire commune à tous les Mexicains-Américains paraît à leursyeux une étape nécessaire à la formulation de revendications politiques. Pour ce faire, ilsvont utiliser l’université pour diffuser ce message, en profitant du statut institutionnel de celle-ci. Enfin, nous examinerons la réception de ce message par les organisations mexicaines-américaines impliquées dans les luttes politiques et sociales.

A) Réécrire l’histoire : le tracé géographique d’Aztlán.La frontière entre le Mexique et les Etats-Unis constitue à la fois une ligne de divisionsprofondes et une zone de contact. Elle sépare le continent américain en deux airesculturelles majeures : l’Amérique anglophone d’un côté, et l’Amérique latine de l’autre. Elledélimite aussi une frontière économique entre la première puissance mondiale et un paysen voie de développement dont le Produit Intérieur Brut par Habitant est quatre fois inférieurà celui de son voisin. Ce fossé crée néanmoins des échanges dont chaque pays tire profità sa façon : les Etats-Unis bénéficient d’une main d’œuvre mexicaine bon marché tandisque l’argent que les immigrés mexicains renvoient à leur famille restée au pays constitue latroisième source de devises du Mexique122. Mais pour les Mexicains, cette frontière est aussiliée, depuis son origine, à un sentiment de frustration. Pour le comprendre, il est nécessairede rappeler l’histoire du tracé géographique de la frontière entre les deux pays.

1/ Du Traité de Guadalupe Hidalgo à la reconquête démographique.

a. La frustration liée à l’amputation territoriale.Après avoir vaincu l’empire aztèque à Tenochtitlan en 1521, les colons espagnolsentreprirent la conquête du territoire américain en direction du Nord. Durant trois siècles, ils

122 Les « remesas » constituent la troisième entrée de devises au Mexique, après les exportations de pétrole et les InvestissementsDirects Etrangers. Source : Pnud.

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progressèrent lentement, en raison de la résistance indienne et de l’immensité du territoire.Ils établirent cependant des colonies et des missions catholiques sur leur chemin, jusqu’auxconfins de la Californie et du Nouveau-Mexique. Les noms des localités du sud-ouest desEtats-Unis attestent encore aujourd’hui de cette première colonisation espagnole : SanFrancisco, Los Angeles, Sacramento, Santa Fé, etc.

Dans le même temps, les Anglo-saxons conquirent l’actuel territoire des Etats-Unisd’est en ouest. En 1819, un premier traité de délimitation, le Traité Adams-Onis123, fut signéentre l’Espagne et les Etats-Unis. Il fixa la frontière entre les deux colonies sur le 42°parallèle et octroya donc au royaume d’Espagne les territoires conquis en premier lieu parses colons. Le Mexique devint indépendant en 1821, et en 1827 un nouveau traité confirmale premier tracé de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. De 1831 à 1835, les colonsanglo-saxons protestants du Texas, devenus majoritaires sur ce territoire se rebellèrentcontre le gouvernement mexicain et demandèrent leur indépendance. "Selon les estimationsles plus basses, on dénombre en 1834 environ 20 000 colons américains au Texas, esclavescompris, contre seulement 4 000 mexicains."124 Ils obtinrent satisfaction en mars 1835 et leTexas resta indépendant jusqu’en 1845, date à laquelle il fut annexé par les Etats-Unis.

Les colons anglo-saxons poursuivirent leur conquête vers l’ouest, en s’appuyant surl’idéologie de la Destinée Manifeste, définie ainsi par John O’Sullivan : « Le droit de notredestinée manifeste à s’étendre sur tout le continent, à le posséder, droit que la Providencenous a donné pour développer la grande aventure de la liberté ». Le gouvernementaméricain cherchait en réalité à rejoindre San Francisco, porte du commerce vers l’orient. Ilproposa d’abord au gouvernement mexicain d’acheter la Californie, mais face au refus dece dernier, il choisit l’épreuve de force en postant des troupes américaines le long du RioGrande.Le gouvernement mexicain conclut à une invasion étrangère et déclara la guerreaux Etats-Unis. M Mais le Mexique manquait de moyens et d’organisation : trois ans aprèsle début de la guerre, en septembre 1847, les américains occupaient Mexico.

Le Traité de Guadalupe Hidalgo fut signé entre les deux pays en 1848. Le Mexique,battu, céda plus de la moitié de son territoire aux Etats-Unis : la Californie, le Nevada, l'Utah,l'Arizona, le Nouveau Mexique et une partie du Colorado, soit une superficie de 2 400 000Km². Si 25 % des Mexicains habitant ces territoires choisirent de regagner le Mexique, tousles Mexicains ne vécurent pas cet évènement comme une défaite. Certains d’entre eux, enparticulier les grands propriétaires terriens avaient même combattu auprès des Américains.En effet, ils considéraient alors que le gouvernement des Etats-Unis serait plus protecteur deleurs intérêts économiques, notamment en maintenant l’esclavage. La signature du Traitéde Guadalupe Hidalgo leur sembla un bon compromis car elle prévoyait une cohabitationpacifique entre Mexicains et Américains sur un même territoire. Les Etats-Unis s’engagèrentà respecter le droit de propriété et la culture des mexicains. Ceux-ci purent choisir, durantun an, de conserver la nationalité mexicaine ou d’acquérir la nationalité américaine.

Cependant, la situation tourna très vite au désavantage des Mexicains. Leur droit depropriété fut largement bafoué : les Californios125 furent expropriés et ne reçurent aucunejustification car les autorités américaines refusèrent de traduire en espagnol les décisionsde justice. Pablo de la Guerra, propriétaire terrien mexicain ayant participé à la rédactionde la Constitution de la Californie rapporta devant le Sénat américain le désarroi de lacommunauté mexicaine aux Etats-Unis : « Vendus par le Mexique comme des morceaux de

123 Voir ANNEXE 5.124 VAGNOUX, Isabelle (2003) Les Etats-Unis et le Mexique, histoire d'une relation tumultueuse, Paris, L’Harmattan.125 Terme désignant les mexicains vivant sur le territoire de l’actuelle Californie au XIXème siècle.

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viande, ils se sentent abandonnés et rejetés. Ils sont étrangers dans leur propre pays. »126.Comble de malchance pour les Californios, les premières pépites d’or furent découvertesen Californie quelques mois à peine après la signature du Traité, marquant le début de lafameuse « ruée vers l’or » qui attira des milliers d’américains dans l’ouest des Etats-Unis.Cette coïncidence historique accentua le sentiment de dépossession, de vol éprouvé parles Mexicains.

Enfin, en 1853, un nouveau différend opposa les Etats-Unis et le Mexique au sujetdu tracé de la frontière séparant le Nouveau-Mexique et Chihuahua, querelle motivéenotamment par la fertilité des régions concernées et la richesse de leurs sous-sols. Legouvernement mexicain refusa de céder gratuitement les territoires réclamés par lesEtats-Unis mais il accepta de vendre 110 000 km² des états actuels de l’Arizona et duNouveau-Mexique127. Ainsi, l’amputation territoriale et le non-respect des clauses du traitéde Guadalupe Hidalgo firent naître un sentiment de frustration et de rancune dans l’espritdes premiers Mexicains-Américains qui se sentirent trahis à la fois par le gouvernementaméricain et par le gouvernement mexicain.

b. L’évocation du Traité de Guadalupe Hidalgo dans la littérature chicana.Plus d’un siècle après, l’épisode de Guadalupe Hidalgo semble encore très présent dansl’esprit des écrivains chicanos. En effet, dans les œuvres étudiées, nous retrouvonsplusieurs allusions aux « territoires volés » par les Etats-Unis. Dans le poème « Me hablo enel sueño », Alurista évoque « les traités d’Amérique rompus une fois négociés » et le « traitéde Guadalupe Hidalgo, balle tirée sur la justice ». Dans « Once, I wrote a letter to Emiliano »,le poète écrit une lettre à Emiliano Zapata, puis imagine la réponse de ce dernier :

Cher Cactus,En lisant votre lettre, j’ai examiné la substance de votre problème incongru et j’aidécouvert que la terre de nos ancêtres (rappelez-vous : la terre volée) était fertileau moment où l’assaut et le génocide ont été commis. Cette accusation ne prêtepas à rire, au contraire elle est très sérieuse. Un tel acte criminel est une félonie.

Dans le poème, Zapata dit ensuite que la sentence correspondant à un tel crime doit êtreune indemnisation matérielle des victimes, ajoutée à une peine d’incarcération « d’uneéternité ». Le coupable « aura peut-être recours à son « white-anglo-saxon-protestantism » »et parviendra peut-être à attendrir son interlocuteur, mais il ne faut pas pleurer sa mort.Notons que le poète ne vise pas les colons espagnols qui ont soumis les populationsamérindiennes les premiers. Il s’attaque aux « White-Anglo-Saxon-Protestants » et faitdonc bien référence aux territoires cédés en 1848. En s’adressant à Emiliano Zapata et enimaginant la réponse de ce dernier, Alurista donne au lecteur un gage de confiance à sespropos : il sous-entend que si Zapata avait été encore en vie, il aurait soutenu les Chicanosdans leur lutte pour la récupération des terres volées.

Enfin, notons que des passages de Heart of Aztlán et de Peregrinos de Aztlán fontégalement allusion au Traité de Guadalupe Hidalgo. Dans le premier ouvrage, au coursd’une réunion, les hommes se lamentent sur leurs conditions de vie : « Nous avons étééloignés de notre propre terre, nos modes de vie ont été détruits, nous avons du recréer

126 El Clamor Publico, 26 avril 1856, cité par SAVIN Ada, op.cit. p.30127 Cette vente est conclue sous le nom de Traité de Gadsen ou de la Mesilla.

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nos villages dans les banlieues misérables des villes ! »128 Dans Peregrinos de Aztlán, undes personnages dit que « les gabas ont volé cette terre à la Raza »129.

Nous voyons donc que les écrivains chicanos mettent l’accent sur ce sentiment dedépossession de la terre et font du Traité de Guadalupe Hidalgo le point de départ dela misère et de la domination des Chicanos. Les auteurs trouvent dans cette mémoirehistorique un point d’appui essentiel pour faire vivre la communauté ethnique Chicana : lesentiment d’injustice, pour ne pas dire de colère, est un ferment puissant de mobilisationpolitique. Ce travail de mémoire tend à rendre légitimes leurs revendications politiques,en arguant d’une injustice originelle : les chicanos ne présentent pas des réclamationsincongrues, ils demandent seulement ce qu’ils considèrent leur appartenir, et qui leur a étéconfisqué.

Revenons à présent sur l’évolution des relations entre le Mexique et les Etats-Unis. Carla délimitation définitive du tracé de la frontière ne figea pas pour autant les caractéristiquesdémographiques de la région. Dès la fin du XIXème siècle, et tout au long du XXème siècle,l’arrivée continuelle de nouveaux immigrants mexicains modifia la démographie du sud-ouest américain en faveur des Chicanos.

c. La reconquête démographique.Peu nombreux sur le territoire américain en 1848, les premiers Mexicains-Américainsfurent rejoints dès 1890 par des immigrés mexicains attirés par la richesse des ressourcesnaturelles découvertes sur ces terres. De plus, la construction de voies de chemins de ferdans l’ouest américain nécessita beaucoup de main d’oeuvre. Certaines entreprises comme« Santa Fé » recrutèrent jusqu’à 70 % de travailleurs mexicains dans leurs effectifs. Enfin,pendant la Révolution mexicaine de 1910, la violence des combats opposant les différentesfactions poussa les habitants du nord du Mexique à fuir cette région où régnaient l’insécuritéet le grand banditisme. Entre 1900 et 1930, un total d’un million de Mexicains immigra auxEtats-Unis130.

La Grande dépression de 1929-1934 ralentit nettement le flux migratoire, car lesEtats-Unis cessèrent d’être un pays attractif. D’autre part, alors que le gouvernementaméricain s’était montré laxiste durant les décennies précédentes et avait laissé entrerles Mexicains clandestinement, ces derniers devinrent alors indésirables. On les accusade voler le travail des citoyens américains. Le gouvernement mit donc en place un vasteprogramme de rapatriement : 345 000 Mexicains furent arrêtés, emprisonnés, puis renvoyésdans leur pays. Le gouvernement mexicain se vit forcé d’organiser un Comité National deRapatriement pour aider les Mexicains expulsés et leur attribua des terres dans le cadre dela réforme agraire mise en place au même moment. Cette initiative permit à des famillessans ressources de reprendre ancrage au Mexique.

Le flux migratoire reprit en 1942, avec la mise en place du programme « bracero »qui organisa l’immigration temporaire de travailleurs agricoles mexicains. Ce programmevisait au départ à pallier la pénurie de main d’œuvre due à l’engagement des Etats-Unis dans la seconde guerre mondiale ; il resta néanmoins en place jusqu’en 1964. En1942, 4 203 Mexicains participèrent au programme « bracero ». Ils furent 192 000 en

128 ”We were dispersed from our own land, our way of life was destroyed, we had to recreate our pueblos in the slum-barriosof the cities!” Anaya, op.cit. p.103

129 « Los gabas les apañaron esta land a la raza », Mendez, op.cit., p.58130 Savin Ada, op.cit., p.37

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1951 et 445 000 en 1956. Le flux diminua ensuite jusqu’au nombre de 177 000 en 1964.Parallèlement à cette arrivée massive d’immigrants légaux, un flux d’immigration illégalerenforça le nombre de Mexicains aux Etats-Unis. Les mojados, ou wetbacks bénéficiaientdu soutien des Mexicains déjà installés pour trouver un travail, tandis que les employeursaméricains se montraient souvent peu soucieux du statut légal de leur ouvriers. En 1964,le gouvernement américain mit fin au Programme bracero et la loi sur l’immigration de1965 privilégia le regroupement familial et l’octroi de visas aux personnes possédant desqualités professionnelles exploitables sur le marché américain. L’instauration de quotas parhémisphère de provenance limita partiellement l’immigration mexicaine.

Mais ce n’est qu’en 1986 que le gouvernement américain commença réellement àcontrôler et à freiner l’immigration en provenance du Mexique. L’Immigration Reform andControl Act mit en place des sanctions contre tout employeur d’immigrés clandestins. Dansle même temps, les immigrés illégaux qui pouvaient justifier de quatre années de résidenceaux Etats-Unis furent régularisés. En 1990, le gouvernement américain instaura un nouveauquota mondial de 675 000 nouveaux immigrés par an. Il accru la sélection sur critèresprofessionnels et favorisa les immigrés en provenance de pays moins représentés auxEtats-Unis, par le biais du programme « Diversity visa ». Malgré les efforts du gouvernementaméricain, le flux d’immigration mexicaine continua sa progression. Si en 1900 la populationhispanique ne représentait que 0,9 % de la population totale des Etats-Unis, en 2000 cechiffre s’élevait à 12,5 %, soit 35 305 906 personnes.

Ce rappel nous permet de mesurer l’évolution du poids démographique des Mexicainsaux Etats-Unis, en particulier dans les états du sud-ouest américain où les trois-quartsde la population mexicaine-américaine sont installés. Dès les années 1960, les Chicanoscommencent à entrevoir les possibilités de mobilisations politiques entrouvertes par cette« reconquête » démographique. En effet, en 1960, 85 % de la population recensée comme« hispanique » est née aux Etats-Unis. La majorité d’entre eux sont citoyens américainset sont donc susceptibles de participer à la vie politique du pays. Les paysans employésdans le cadre du programme bracero sont également suffisamment nombreux pour se faireentendre : les ouvriers agricoles de Delano se mettent en grève en 1966131 et rédigentun texte politique connu sous le nom de « Plan de Delano » dans lequel ils proclament :« Nous devons nous unir pour former des collectifs et nous servir de notre seule force, notrenombre »132.

Toutefois, aux yeux de la population américaine, les Chicanos restent des étrangerset leur légitimité à vivre sur le territoire états-unien est régulièrement remise en cause :l’immigré reste sur un fil, accusé de tous les maux en cas de crise, expulsé lorsque saprésence est jugée indésirable. Pour se défendre, les militants chicanos pourraient rappelerque les Etats-Unis sont une terre d’immigrants et que les ancêtres des Européens onteux aussi tenté leur chance aux Etats-Unis. Ils pourraient également se contenter derappeler le non-respect des clauses du traité international de Guadalupe Hidalgo ou fairedavantage valoir leur poids démographique. Cependant, ils choisissent de mettre l’accentde manière plus forte sur la référence au mythe d’Aztlán, peu connu des Mexicains etsurtout des Américains. Pourquoi les écrivains chicanos ont-ils estimé que la réhabilitation,la reconstruction de ce mythe constituerait un fondement plus solide de l’identité ethniquechicana ?

131 Nous parlerons plus largement de cet épisode dans la dernière sous-partie de ce mémoire.132 Plan de Delano, voir en ANNEXE 8.

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2/ « Nous sommes les autochtones, vous êtes les étrangers » : laréappropriation du mythe d’Aztlán par les Chicanos.

Loin de n’être que l’expression de l’admiration portée aux cultures précolombiennes, lemythe d’Aztlán joue selon nous un rôle idéologique fondamental dans le discours chicano.Il confère aux Chicanos une légitimité territoriale bien plus puissante que la référence auTraité de Guadalupe Hidalgo : les Chicanos effacent l’étape de la colonisation espagnoleet s’affirment comme les descendants des premiers habitants d’Aztlán, c’est-à-dire dusud-ouest des Etats-Unis. Avant d’envisager la réappropriation du mythe d’Aztlán par lesChicanos, commençons par rappeler brièvement son rôle dans la mythologie aztèque.L’ouvrage de Christian Duverger, L’origine des Aztèques, constituera notre principal supportd’analyse.

a. Aztlán dans la mythologie aztèque : une construction idéologique ?Les codex préhispaniques relatent que les premiers Aztèques vivaient dans un lieunommé Aztlán, « lieu de la blancheur », « lieu des aigrettes » ou « pays des héronsbleutés », selon les traductions. Guidés par le dieu Uitzilopochtli, les Aztèques auraientquitté cette sorte de paradis terrestre, décrit comme une île montagneuse au milieu d’unlac, cernée par les roseaux, pour effectuer une migration devant les conduire jusqu’aulieu de leur sédentarisation. Selon les différentes versions de la légende, les Aztèquesauraient emprunté un axe nord-sud, en passant par Tula, ou un axe nord-ouest-centre parle Michoacán. Les différents codex et les récits coloniaux s’accordent sur un point : lesAztèques sont un peuple venu du nord. Plusieurs anthropologues ont émis des hypothèsesvariées quant à la localisation d’Aztlán, depuis la Floride jusqu’à l’état mexicain du Nayarit,en passant par la Californie. En somme, comme le note Christian Duverger, « le souvenird’Aztlán se nimbe de l’opacité propre à toute origine. »133.

Selon cet auteur, la localisation d’Aztlán importe peu car les Aztèques auraientconstruit l’image d’Aztlán comme un double de Mexico, pour justifier leur présence dans unenvironnement inhospitalier. En effet, les Aztèques fondèrent leur capitale Tenochtitlan surun lac. Selon C. Duverger, lorsqu’ils arrivèrent dans la vallée de Mexico, les Aztèques furentperçus comme des conquérants par les peuples qui habitaient déjà la région. Ils s’établirentd’abord sur les berges du lac, mais ils en furent chassés. Contraints de se replier sur un îlotau milieu du lac, ils imaginèrent alors la légende d’Aztlán comme une pérégrination vouluepar les Dieux. Leur présence sur le territoire inhospitalier se trouvait légitimée car Mexico-Tenochtitlan ressemblait en tout point à Aztlán, la terre des origines. « Poser Mexico commeun doublet équivalent de l’origine, cela revient dans le fond, et à la limite, à présenter Mexicocomme une origine. L’histoire de la pérégrination devient alors l’histoire d’une migrationcirculaire, au terme de laquelle les Aztèques ne font que retrouver une terre qu’ils ont jadispossédée ; […] Le problème posé n’est autre que celui de la légitimité de l’occupationterritoriale »134.

Nous manquons d’éléments pour juger de la validité de la thèse de Duverger ;néanmoins, la lecture de cet auteur nous livre une piste précieuse pour interpréter laréappropriation du mythe d’Aztlán par les Chicanos. Selon nous, la thèse selon laquelle« Aztlán est une construction, une image composée a posteriori, soigneusement élaborée

133 Duverger Christian (1983) L’origine des Aztèques, Paris, Editions du Seuil, Ed. 2003, p.9134 Ibid., p.120

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par les anciens historiens de l’empire aztèque »135 peut tout a fait s’appliquer à la réécriturede ce mythe par les Chicanos.

b. La réécriture du mythe d’Aztlán par les Chicanos : l’idéologie du double-enracinement.A la lumière des données historiques et démographiques concernant la populationmexicaine-américaine dans le sud-ouest des Etats-Unis, nous considérons que les écrivainschicanos opèrent à leur tour un mouvement circulaire et réinventent le mythe d’Aztlán enfonction de leur propre réalité: ils construisent a posteriori une image d’Aztlán qui ressembleau territoire qu’ils occupent démographiquement pour des raisons économiques (et nonidéologiques, comme le laisserait entendre le terme de « reconquête d’Aztlán ») et seproclament descendants des premiers habitants d’Aztlán pour justifier leur présence surce territoire où ils sont perçus comme des étrangers. Ainsi, comme le note Yves-CharlesGrandjeat : « l’entreprise de réhabilitation historique permet de substituer le déterminismeéconomique au déterminisme culturel »136.

Sous la plume des écrivains, Aztlán cesse d’être une île montagneuse au milieu d’unlac pour devenir une aire géographique, le sud-ouest des Etats-Unis, territoire où vivent lamajorité des Mexicains-Américains. Pour renforcer la légitimité des Chicanos à vivre surces terres, les écrivains jouent avec le double-enracinement, préhispanique et mexicain : ilsfixent les limites d’Aztlán aux frontières du traité Adams-Onis, avant la guerre qui opposa leMexique et les Etats-Unis. Or, les chicanos sont tiraillés par une contradiction : ces territoires« volés » en 1848 avaient eux même été conquis par les ancêtres espagnols des Mexicains.Cette première conquête était-elle plus légitime que la conquête anglo-saxonne ?

Conscients de cet obstacle, les écrivains chicanos trouvent dans la mythologie aztèqueles fondements de leur légitimité à vivre sur ces terres car la référence au peuple amérindienconfère une antériorité territoriale incontestable. Les Chicanos affirment alors qu’ils ontété deux fois spoliés : en tant qu’héritiers des Aztèques, et en tant que Mexicains. Lasuperposition des deux références historiques et mythologique est complémentaire : Aztlánconfère une origine commune, référence nécessaire à l’unité du groupe, tandis que la guerreentre le Mexique et les USA crée une tragédie commune, nécessaire à la mobilisationpolitique. L’évocation d’Aztlán permet également de mettre en retrait la défaite de la guerre :alors que la mémoire du Traité de Guadalupe Hidalgo est douloureuse, car elle rappellela supériorité militaire et diplomatique des Etats-Unis sur le Mexique, la mémoire d’Aztlánest celle d’un grand peuple. Selon la légende, les Aztèques n’ont pas été chassés d’Aztlán,ils l’ont quitté volontairement guidés par un présage divin. Ainsi, le mythe d’Aztlán joueune nouvelle fois le rôle qu’il avait tenu pour les Aztèques : « une antiquité digne de leursaspirations et un prestige à la mesure de leurs ambitions. »137.

En somme, la réappropriation du mythe d’Aztlán par les écrivains et militantschicanos constitue un très bon exemple de syncrétisme culturel idéologique: les écrivainssuperposent une légende aztèque, le tracé d’une frontière coloniale et le territoire depeuplement d’immigrants métis !

C. La négation de l’immigration et la théorie du colonialisme interne.135 Ibid., p.105

136 Grandjeat Yves-Charles (1989), opus cité, p.22.137 Ibid., p.387

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Sous la plume des écrivains chicanos, la reconquête d’Aztlán devient une prophétie. A partirdu constat de l’implantation géographique des Mexicains sur le territoire du sud-ouest desEtats-Unis, les auteurs livrent au lecteur une explication mythique. Dans le roman de RudolfoAnaya, lorsque Clemente Chávez prend connaissance de la légende d’Aztlán, il analysel’immigration des Mexicains aux Etats-Unis comme un retour à la terre sacrée :

Ils n’ont jamais oublié la terre mère, elle les a rappelé à elle, et ils ont effectuéle chemin en sens inverse ; peuple nouveau, sous un nouveau déguisement, ilssupportent maintenant de nouveaux dieux sur leurs épaules ; ils sont à présentà la recherche de l’or—mais ce n’est pas le véritable motif de leur retour ![…]Plusieurs centaines d’années ont passé et ils n’ont pas oublié la terre de leur

naissance ! Ils rentrent pour compléter le cycle 138 .En clamant qu’ils sont les descendants des premiers habitants d’Aztlán, les Chicanosabandonnent leur habit d’immigrés et se positionnent en peuple autochtone colonisé.La terre où ils vivent devient la terre ancestrale dont ils sont les héritiers légitimes :« nous avons encore la force de lutter contre ce gouvernement pour défendre ce qui estlégitimement à nous. Nous devons reconquérir la terre, et nous devons enseigner à nosenfants l’attachement spirituel qui nous lie à elle. »139, nous dit Clemente. La référenceà Aztlán devient, dès lors, idéologique. Elle sort du folklore pour venir au secours d’unpeuple en quête de passé. Aztlán sert à l’écriture d’une contre-histoire : dans un discoursqui pourrait être résumé par « nous étions là les premiers », ils accusent les Européensd’avoir envahi leurs terres et se placent ainsi en victimes140. Leur combat se situe alors dansle champ de l’émancipation des peuples colonisés.

A un autre niveau d’analyse, des travaux sociologiques viennent appuyer la thèseselon laquelle les Mexicains-Américains seraient un peuple colonisé. Dans un article intitulé« Internal colonialism and racial minorities in the US : Ail overview »141, publié en 1973,les sociologues Guillermo Flores et Ron Bailey appliquent aux Chicanos le concept de« colonialisme interne » qui sera par la suite plus largement développé par MichaelHechter142. Ce concept opère un parallèle entre la domination exercée sur les peuplescolonisés et la domination exercée à l’encontre des minorités ethniques d’un pays. SelonGuillermo Flores, « les Native-Americans, les Chicanos, les Afro-Américains, les Porto-ricains, les Philippins et les Asian-Americans constituent des colonies internes de la sociétéaméricaine « blanche ». Dans un sens qui va au-delà de la métaphore, ces groupes

138 « They never forgot the heartland, it called them back, and they returned, a new people, under a new guise, they now

bore new gods upon their backs, they now sought gold—but that is not why they returned ! […] Hundreds of years passed

and they never forgot the homeland! They returned to complete the cycle. Now I must move in search of that source of

strength-- » Anaya Rudolfo, op.cit., p.126139 “we still have the strength to fight this government for what is rightfully ours. We must regain the land, and we must teach ourchildren that spiritual attachment to the earth” Ibid. p.104140 Voir affiche chicana en ANNEXE 3.

141 Flores Guillermo, Bailey Ron, “Internal colonialism and racial minorities in the US : Ail overview”, in Structures of dependency,Frank Bonilla et Robert Girling, Ed. Stanford University, 1973, pp.149-160

142 Hechter Michael, Internal colonialism : the Celtic Fringe in British National Development, 1536-1966, Routledge et FeganPaul, London, 1975.

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sont « des nations à l’intérieur d’une nation »143. Flores justifie son propos en disant quel’immigration à elle seule ne suffit pas à recréer une nation au sein d’une autre : c’est lanon-assimilation d’une population en raison des discriminations qu’elle rencontre qui forgela nation colonisée. Dès lors, les mobilisations ethniques doivent être considérées commedes luttes de libération nationale dans lesquelles l’auto-définition joue un rôle essentiel144.

La théorie du colonialisme interne est très présente dans les écrits politiques chicanos,et ce dès la fin des années 1960. Dans le Plan de Santa Bárbara, texte politiqueestudiantin que nous avons déjà évoqué, les auteurs déclarent qu’ « un nombre croissantd’étudiants chicanos sont en train de prendre conscience de l’étendue des caractéristiquescoloniales de leur condition. Le résultat de ce colonialisme interne est que les barrios et lescolonias sont des communautés dépendantes sans pouvoir institutionnel et sans influencesignificative dans la prise de décision.

La théorie du colonialisme interne s’avère intéressante pour analyser les rapports dedépendance et de domination entre les institutions américaines et les minorités ethniques.Néanmoins, nous ne rejoignons pas Flores et Bailey lorsqu’ils s’appuient sur une conceptionessentialiste de la culture : selon ces auteurs, les immigrés conservent dans le paysd’accueil la culture de leur pays d’origine en raison de leur non-assimilation au reste dela population. Or, au cours de notre étude, nous avons constaté au contraire que lesidentités culturelles sont en constante évolution. Si les immigrés mexicains conserventcertaines coutumes mexicaines aux Etats-Unis, comme le culte de la Vierge de Guadalupe,la portée symbolique des références à Aztlán n’est pas la même pour eux que pourles Mexicains. Pour notre part, nous privilégions l’interprétation de la mise en avant decertains traits culturels, par exemple l’indianité chez les Chicanos, comme une stratégiepolitique de prise de parole sur la scène publique. L’affirmation de la différence culturelle,par le « renversement du stigmate », leur permet de se positionner aux côtés des Native-Americans, dans le combat des peuples colonisés.

Les militants chicanos sont conscients que le droit des peuples autochtones estune thématique qui commence à être défendue au sein des institutions internationales àla même époque. L’effervescence intellectuelle et institutionnelle au niveau internationals’affiche comme une solide pierre de touche de leurs revendications. En 1972, l’OrganisationInternationale du Travail (OIT) élabore la « Convention concernant la protection etl’intégration des Indigènes et autres populations tribales dans les pays indépendants ».Elle reconnaît l’existence « dans divers pays indépendants [de] populations aborigèneset d'autres populations tribales et semi-tribales qui ne sont pas encore intégrées dans lacommunauté nationale et [dont] la situation sociale, économique ou culturelle empêche debénéficier pleinement des droits et des avantages dont jouissent les autres éléments dela population ». Sont considérés comme « aborigènes » les « populations qui habitaient lepays, ou une région géographique à laquelle appartient le pays, à l'époque de la conquêteou de la colonisation et qui, quel que soit leur statut juridique, mènent une vie plus conformeaux institutions sociales, économiques et culturelles de cette époque qu'aux institutionspropres à la nation à laquelle elles appartiennent »145. Le texte de la Convention se poursuit

143 “it is our belief that Native-Americans, Chicanos, Afro-Americans, Puerto-Ricans, Philipinos, and Asian-Americans constitutedomestic colonies of white U.S. society. In more than a metaphoric sense, these groups are nations within a nation, fragmented fromtheir native lands by experiential, temporal, and spatial barriers and from themselves as populations dispersed throughout the urbanand rural centers of this country” Flores Guillermo, op.cit. p.189.

144 Cf. Bailey Ronald et Flores Guillermo, "Internal Colonialism and Racial minorities in the U.S.: Ail Overview”, opus cité.145 Cf.www.ilo.org

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avec des recommandations concernant la mise en œuvre d’une protection spécifique de cespopulations. Ainsi, les écrivains et militants chicanos qui s’appuient sur le mythe d’Aztlánpour revendiquer leur antériorité territoriale cherchent à bénéficier du statut protecteurréservé aux populations indigènes.

Par ailleurs, nous analysons la rhétorique de l’antécédence territoriale comme unemarque de la difficulté à vivre sur une terre où l’on est considéré comme étranger.Comme nous l’avons souligné dans la première partie du mémoire, qu’ils soient eux-mêmes immigrés ou qu’ils soient nés aux Etats-Unis, les Mexicains-Américains subissentles mêmes discriminations liées à leurs origines. Plutôt que de revendiquer leur citoyennetéaméricaine, leur droit à vivre sur une terre où ils sont nés, en dépit de l’immigration de leursparents ou de leurs grands-parents, les Chicanos s’attachent à contredire leur statut depopulation immigrée. Comme le résume Elyette Benjamin-Labarthe dans son introductionà l’Anthologie thématique de poésie chicano : « La véritable patrie sera ainsi non plusle Mexique, mais plutôt la terre de l’exil qui devient paradoxalement le lieu des origines,de sorte que les chicanos vont cesser de se sentir en situation irrégulière, immigrantsopprimés ou méprisés par un consensus souvent raciste, pour retrouver, dans le sud-ouestdes Etats-Unis, à la fois le berceau du peuple aztèque et le lieu d’ancrage de populationshispaniques, bien antérieurs aux migrations anglo-américaines. »146. Certains Chicanosvont même plus loin : ils retournent la situation en accusant les Anglos d’être des étrangers,entrés illégalement sur le territoire. Une « affiche militante, néo-indigéniste et nationalistede l’année 1969 [montre] une figure d’Aztèque menaçant qui crie « Who’s the illegal alien,pilgrim ? »147, pour renvoyer la Nation américaine face à son propre passé colonial.

Ces réflexions nous permettent de percevoir la dimension politique de la réappropriationdu mythe d’Aztlán dans la littérature et la poésie chicanas. Comme nous allons le voirà présent, les écrivains chicanos s’inscrivent dans un projet à tendance nationaliste dontl’expression culturelle n’est qu’une composante.

B) Un travail intellectuel à portée politique.Etre écrivain est synonyme pour les auteurs chicanos d’une participation aux mouvementssociaux de leur époque, même si on peut la considérer comme indirecte. Le choix desmots est un engagement : ils estiment servir la cause politique à laquelle ils adhèrentpar leurs talents artistiques. D’une part, ils s’attachent à peindre les conditions de vie desChicanos et à dénoncer les injustices dont ceux-ci sont victimes. Ils espèrent ainsi insufflerune conscience politique à leur lectorat mexicain-américain. D’autre part, ils se chargent devéhiculer des représentations et des symboles susceptibles d’éveiller un sentiment nationalchicano. Dans ce processus, nous mettrons l’accent sur l’importance de la formation d’uneélite universitaire chicana en évoquant la diffusion de l’idéologie nationaliste par le biais derevues universitaires et des Chicanos Studies.

1/ Une écriture littéraire chicana militante.146 BENJAMIN-LABARTHE Elyette, Vous avez dit Chicano: anthology thématique de poésie chicano, Edition de la Maison

des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1993, p.8147 « Qui est l’étranger illégal, colon ? », in Benjamin-Labarthe Elyette, op.cit., p.46. Cf. affiche en annexe.

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Les deux romans étudiés, Peregrinos de Aztlán et Heart of Aztlán, ont en communde dresser un portrait des conditions de vie des Mexicains-Américains. Les écrivains ydénoncent l’exploitation des travailleurs chicanos et la misère dans laquelle ceux-ci sontcontraints à vivre. Ils abordent divers sujets dramatiques, tels que l’alcoolisme, la drogue,la prostitution et la mendicité. Alors que dans la littérature anglo, le Mexicain-Américainjoue souvent un rôle de second plan, les auteurs chicanos l’élèvent en sujet principal et seproposent de témoigner de son existence.

a. Le réalisme social de la littérature Chicana.Dans Peregrinos de Aztlán, le personnage principal, Loreto Maldonado vit dans une extrêmepauvreté. Pour survivre, il lave les pare-brises des voitures arrêtées aux feux de circulation,mais refuse de mendier pour garder sa dignité. Durant la journée, il parcourt la ville,invisible, « comme un de ces nombreux malheureux à qui personne ne fait attention »148.Il y côtoie bon nombre d’indigents, enfants des rues, prostituées et mendiants. Mendezutilise abondamment le calo, argot des Mexicains-Américains pour retranscrire le parler crude ces personnages aux origines populaires. D’autre part, l’auteur s’attache à décrire lesconditions de vie des immigrés clandestins. Comme nous l’avons signalé, l’action se dérouleprincipalement à Tijuana, au Mexique. La ville est un lieu de passage où anciens et futursespaldas mojadas se croisent et évoquent leurs expériences. Les anciens racontent la faimet la soif éprouvées lors de la traversée du désert, et la mort de certains d’entre eux. Mendezévoque également le travail agricole saisonnier des Chicanos aux Etats-Unis, et son écritureprend alors une connotation militante certaine :

Panfilo Perez, comme la majorité des travailleurs agricoles chicanos, n’était pasprotégé par la Sécurité Sociale, ni par aucune autre aide, encore moins par unepension ou une retraite. Comme tant de chicanos travaillant dans les champs,il vécut toute sa vie oublié des lois qui sont censées protéger les ouvriers,comme un sous-citoyen de la plus infâme catégorie, avec un salaire et dans desconditions que seul l’esclavage légal peut imposer inhumainement, en tournant le

dos à tout principe de justice véritable 149 .L’auteur dénonce également l’hypocrisie des Américains qui accusent les clandestins detous les maux alors qu’ils tirent partie de cette main d’œuvre bon marché. Par la voix dunarrateur, Mendez s’exclame :

La migra ! Les Border Patrols, qui arrêtent des wetbacks, qui les maltraitent, quiles enferment, parce qu’ils violent la loi en travaillant sur une terre étrangère.Ah ! les clandestins violent la loi en travaillant aux Etats-Unis, mais ceux quiemploient les clandestins, eux, peuvent les employer librement et les payer

148 « como uno de tantos desgraciados en quien nadie se fija ». Mendez Miguel, op.cit., p.38149 « Panfilo Perez, como la mayoria de los trabajadores agricolas chicanos, no estaba protegido por Seguro Social, ni

apoyo alguno, mucho menos alguna pension o retiro.Como tantos chicanos que trabajan en el campo, vivio olvidado de

las leyes que protegen a todo obrero, fue como un subciudadano de la mas infama categoria, con sueldo y condiciones

que solamente la esclavitud legalizada puede imponer inhumanamente, de espaldas a todo principio de verdadera

justicia. » Ibid., p.182

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comme ils l’entendent, eux ne sont pas maltraités, taxés ou enfermés, comme

s’ils disposaient d’un passe-droit pour rendre les gens esclaves 150 .Enfin, l’auteur insiste sur la relation intime qui lie les différents acteurs : les gens fortunéstirent leur richesse de l’exploitation des pauvres. L’un ne va pas sans l’autre et les Anglosse sont enrichis en appauvrissant les Chicanos :

Parce que eux, les faibles, se promenaient sales et à moitié nus, une autre partiedu genre humain, élégante, recréait le luxe. Parce qu’une humanité lassée,pervertie dans l’égoïsme, se délectait dans le vin, eux, les humiliés, dans le jeutrès cruel des contrastes, n’étaient qu’une douloureuse vision, nécessaire pour

que les autres se sentent élus 151 .Mendez rapporte l’histoire d’individus oubliés de l’histoire officielle, trop misérables pour quel’on s’intéresse à eux. Un policier dit à propos de l’un d’entre eux : « C’était un fainéant,un de ces inutiles que n’ont même pas d’histoire. »152. En dressant les portraits de cesindigents, l’auteur participe à l’écriture d’une contre-histoire. Comme l’un des personnagesle remarque, cette contre-histoire n’est pas un conte de fée : « Je sais que dans les contesle jeune homme pauvre qui part à l’aventure rentre chez lui avec des richesses et épousela fille du roi, mais maintenant, je sais aussi qu’être chicano ou espalda mojada c’est êtreesclave et subir le mépris. »153.

La rudesse des conditions de vie des Chicanos est également évoquée dans Heartof Aztlán. Les ouvriers des chemins de fer d’Albuquerque exercent un travail précaire etdangereux pour lequel ils sont mal payés, mais ils ne peuvent pas se plaindre car ilscraignent pour leur emploi. Adelita, l’épouse de Clemente, explique à ses enfants :

Ils ont peur de réclamer leurs droits parce qu’ils perdraient leur emploi, et letravail ne court pas les rues, ce n’est pas comme pendant la guerre quand tout lemonde pouvait travailler et que les salaires étaient corrects. Les ouvriers n’ont

plus aucun droit, aucun moyen de décider de leur sécurité et de leurs salaires 154

. Il existe pourtant un syndicat, mais il est « infiltré » : les dirigeants de l’entreprise en ont choisile représentant et lui ont promis la sécurité de son emploi. Clemente Chávez est licencié

150 « La migra! Los border patrol, arrestendo wetbacks, maltratandolos, encarcelandolos, porque violan las leyes

trabajando en tierra ajena. Ah ! los espaldas mojadas violan las leyes trabajando en los Estados Unidos, pero los que

emplean a los espaldas mojadas no, ellos tienen libertad de emplearlos para pagarlos lo que les dé la gana, ellos no son

maltratados, multados, ni encarcelados, como si tuvieron licencia para esclavizar. », Ibid., p.56151 « Porque ellos, los débiles, andaban semidesnudos y sucios, otra humanidad, elegante, recreaba el lujo. Porque el

vino y los manjares deleitaban a una humanidad harta, pervetida en el egoismo, a ellos, los humillados, en el crudelisimo

juego de los contrastes los correspondia su dolorosa vision para que los otros se supieran selectos. » Ibid. p63-64152 « era un vago, de esos inutiles que ni siquiera tienen historia. » Ibid., p.137153 « yo sé que en los cuentos el joven pobre que sale a aventurar vuelve rico a su tierra y se casa con la hija del rey, pero tambiensé ahora que ser chicano o espalda mojada es ser esclavo y vivir menospreciado. » Mendez, op.cit., p.70154 “They are afraid to demand their rights because they lose their jobs, and jobs are scarce, it is not like during the war

when everyone could work and wages were goods. So, the workers have no rights, no way of deciding their security and

wages..” Anaya, op.cit.,p.77

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après s’être rendu à une réunion pour former un nouveau syndicat. Ne retrouvant de travailnulle part, car son nom est inscrit sur une « liste noire », il sombre dans l’alcoolisme. L’hiver,les conditions de vie se détériorent : la faim, la maladie et la fatigue s’ajoutent à la pauvretédes habitants. D’autre part, dans le quartier de Barelas, les jeunes n’ont pas confiance dansle système éducatif qui selon eux ne leur permettra pas d’accéder à de meilleurs postes queceux de leurs parents. C’est pourquoi Ana, une des filles de Clemente, abandonne l’école.Dickie et Willie, des amis des enfants de la famille Chávez commentent : « Personne àBarelas n’est jamais allé à l’université… » dit Dickie. « Jason pourrait le faire », réponditWillie. « Bon sang, n’importe lequel d’entre nous pourrait le faire! Si seulement nous savionscomment. »155. L’armée représente parfois la seule échappatoire à la misère du quartier.Willie s’engage, malgré l’expérience déplorable qu’en a eue Jessie, jeune Chicano revenude la guerre de Corée à moitié fou.

D’autres jeunes intègrent des gangs urbains comme les Pachucos. Pour se distinguerdes Anglos et des Mexicains-Américains qui ne font pas partie du gang, ils adoptent unetenue vestimentaire nommée « zoot suit » composée d’un pantalon large à pinces, d’unbandeau rouge sur le front et d’un chapeau en feutre. Notons que ce gang n’est pas uneinvention de Rudolfo Anaya : le Pachuquismo s’est réellement développé dans les quartierspauvres mexicains-américains des années 1930 aux années 1950. Les Pachucos formaientun gang très reconnaissable et entraient souvent en conflit avec la police.

Enfin, signalons que la misère et les inégalités sociales sont également un des thèmesabordés par Alurista dans Floricanto en Aztlán. Dans « La canería y el sol », le poèteévoque les travaux agricoles effectués sous un soleil brûlant : « Je me tue, et ma familleaussi transpire du sang…mais Mr Jones est gros grâce à notre sueur, à notre sang,pourquoi ? »156. Nous retrouvons la même description des tâches harassantes auxquellessont soumises les Chicanos dans « Los nopales con espinas carnes » :

« Papa s’est tué, seul pendant la récolte / Face au soleil, dans la boue de lasemence… / Juan, ton frère à l’usine, devant l’ampoule, dans le vide de la

machine… » 157 .

b. Un appel à la rébellion.Par l’évocation de la vie de ces êtres oubliés, les écrivains chicanos veulent éveiller lesconsciences et susciter une volonté de révolte. La libération du peuple est un des thèmesde prédilection d’Alurista. Le poète insiste sur la nécessité pour les Chicanos de prendreleur destin en main. Les notions d’auto-détermination et de souveraineté sont au centre despoèmes. Il clame « notre liberté d’être des hommes de volonté »158, et la nécessité de bâtir« l’auto-détermination de nos vies et de notre environnement »159. Les Chicanos doivent

155 « Nobody from Barelas ever went up the hill to the university… » dit Dickie “Jason could do it”, Willie nodded. “Hell, any one ofus could do it ! If only we knew how.” Anaya, op.cit., p.94

156 « y yo me mato, y mi familia tambien suda sangre… but Mr Jones is fat with money with our sweat our blood why ? »157 “papa se mato solo en la cosecha/ ante el sol, en el lodo de la siembra…/ juan, tu carnal en la fabrica/ ante el foco, en

el vacio de la maquina…”158 « our freedom to be men de voluntad propia » Alurista, op.cit., dans “hombre ciego”, p.6159 « the self determination of our lives and of our ambiente » Ibid., dans “we walk on pebbled streets”

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agir maintenant, sans remettre la révolte à demain, car « demain se définit aujourd’hui »160.Alurista clôt Floricanto en Aztlán par une ouverture optimiste : dans le derniers vers dupoème intitulé « Can this really be the end » (Est-ce que c’est vraiment la fin) le poète clame :« Nous sommes vivants, raza ! ».

La fin des deux romans étudiés porte également un message d’espoir : les Chicanosne sont pas condamnés à vivre misérablement dans l’indifférence générale. Ils peuventinverser la situation en se révoltant. A la fin de Heart of Aztlán, Anaya suggère que lerenversement de la situation au bénéfice des Chicanos est possible : cela passe parune lutte non-violente, dont Clemente serait le chef politique et spirituel. Le combat desChicanos ne doit pas se limiter aux revendications sociales ; les hommes doivent aussi s’unirdans l’adversité et retrouver la fierté de leur peuple, en s’affirmant collectivement face aux« Gringos ». Enfin, les derniers mots du roman Peregrinos de Aztlán sont également teintésd’optimisme. Miguel Mendez s’adresse aux lecteurs chicanos et les invite à la déterminationpour inverser le sens de l’histoire:

Retournez au-delà des carrefours, rompez le silence des siècles par l’agonie devos cris, vous verrez des champs fleuris où vous avez planté des enfants et desarbres qui ont bu la sagesse des siècles, arbres pétrifiés sans gazouillementet sans hiboux, là où habitent les voix de ceux qui ont succombé. Le destin estl’histoire et l’histoire est le chemin tendu vers les pas du futur. Qui vous a faitcroire que vous êtes des moutons et des bêtes de somme ? Chevaliers tigres,chevaliers aigles, luttez pour le destin de vos fils ! Sachez, vous les immolés, que

dans cette région vous serez aurore et vous serez aussi rivière… » 161

Ainsi, les écrivains chicanos se sentent investis d’un rôle dans la mobilisation politique :témoins lucides de la misère de leur peuple, ils incitent les lecteurs chicanos à se rebellercontre l’oppression anglo. D’une certaine façon, ils deviennent les chefs spirituels de larévolte : en traduisant poétiquement la violence des rapports humains, ils guident le peupledans sa libération. De manière parfois paradoxale, nos écrivains vont faire reposer leurlégitimité d’éclaireur de conscience sur une institution américaine : l’université et le prestigedu statut de professeur.

2/ Les écrivains chicanos à la conquête de l’institution universitaire.A la fin des années 1960, les Mexicains-Américains forment un ensemble hétérogène,issu de différentes vagues d’immigration : l’intégration socio-économique et l’assimilationculturelle diffèrent selon l’antécédence sur le territoire, et selon le mode de vie, urbain ourural. Par ailleurs, au sein d’une même famille, on observe souvent des niveaux d’instructiontrès différents suivant les générations. Alors que les parents étaient rarement scolarisés

au-delà du 1er cycle, les enfants de la génération du « Baby boom » ont souvent eu160 « Define tu mañana hoy », Ibid., dans “When raza?”161 Regresad mas alla de la cruz de caminos, romped el silencio de las centurias con la agonia de vuestros gritos, vereis

campos floridos donde plantasteis niños y arboles que se han bebido la savia de los siglos, arboles petrificados sin trinos

y sin buhos, ahi donde moran las voces de los sucumbidos. El destino es la historia y la historia es el camino tendido

ante los pasos que no han sido. Quien os ha hecho créer que sois corderos y bestias para el yugo ?Caballeros tigres,

caballeros aguilas, luchad por el destino de vuestros hijos ! sabed, los inmolados, que en esta region sereis alborada y

tambien sereis rio… », Mendez, op.cit., pp.183-184

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accès à l’université. Peu nombreux en proportion dans ce milieu culturel anglo, ces jeunes,dont Rudolfo Anaya et Alurista font partie, se sentent en décalage avec l’histoire et laculture transmises par l’institution universitaire. Ils prennent conscience que la nation est« un phénomène, essentiellement construit d’en haut »162, par les élites intellectuelles etpolitiques, comme le souligne Eric Hobsbawm. Comprenant que toute mémoire nationaleest idéologique, la jeune élite universitaire chicana exige que l’histoire, la littérature etles arts chicanos constituent un champ universitaire à part entière et soient enseignéspar des membres de la communauté. Les Chicanos Studies des universités américainesdeviennent le foyer du nationalisme chicano, théorisé, historicisé, romancé et enfin enseignéaux nouveaux étudiants. Contrairement à leurs personnages qui sont exclus (ou qui s’auto-excluent) du système éducatif américain, Alurista, Anaya et de nombreux autres écrivainschicanos participent à ce mouvement universitaire.

a. Les « chicano studies » dans les universités américaines, foyer dunationalisme culturel chicano.En 1969, des étudiants chicanos de l’Université de Santa Bárbara, en Californie (UCSB),élaborent le Plan de Santa Bárbara dans lequel ils déclarent leur intention de créer undépartement d’ « études chicanas». Les auteurs du texte mettent l’accent sur le rôlede l’éducation dans la formation d’une conscience politique. Selon eux, les Mexicains-Américains ne parviennent pas à améliorer leur condition sociale car le mode d’éducationanglo-américain les infériorise, les dévalorise culturellement et les empêche de s’épanouir.C’est la raison pour laquelle les étudiants demandent la création d’unités d’enseignementspécialisées dans l’histoire et la culture chicanas. Ils considèrent que la survie de la culturechicana nécessite l’écriture de sa propre histoire, le développement de sa littérature ouencore l’étude sociologique de la communauté. Le Plan est une réussite puisque lespremiers Départements de Chicano Studies voient le jour dès cette année-là dans plusieursuniversités, dont celles de Santa Barbara et de Los Angeles.

Les étudiants chicanos deviennent alors professeurs au sein de ces départementset enseignent l’histoire précolombienne, l’histoire des mouvements sociaux auxquels lesMexicains-Américains ont participé, la peinture, la musique et la littérature chicanas. Or, iln’existe aucun manuel pour enseigner de telles matières ; les enseignants vont donc secharger de rédiger eux-mêmes une contre-histoire chicana, depuis leur perspective. En1972, l’historien Rodolfo Acuña alors professeur à l’Université de Northridge, Californie,rédige L’Amérique occupée : une histoire des Chicanos. Les premières phrases decet ouvrage qui deviendra un classique pour les étudiants des Chicano Studies, sontrévélatrices de l’intention de l’auteur : « L’Amérique occupée est née de ma convictionque l’histoire des Chicanos aux Etats-Unis doit être réexaminée. La connaissance de sonhistoire, de ses contributions et de ses luttes, la conscience qu’il ne fut pas l’ « ennemitraître » que peignent les historiens anglo-américains, peut rendre l’orgueil et l’estime de soià un peuple opprimé depuis tant d’années. La connaissance peut l’aider à se libérer. »163.

Nous retrouvons la même intention de corriger l’histoire officielle et d’insuffler unsentiment de révolte chez les Chicanos dans cet extrait de l’introduction à Apprendre àêtre militant : l’identité ethnique et le développement de la militance politique dans unecommunauté chicana,rédigé par les sociologues et historiens chicanos Hirsch et Guttierezen 1977 : “Les Chicanos ont commencé à écrire leur propre histoire […] Il est désormais

162 Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris : Gallimard, 1992, p. 21.163 Acuña Rodolfo, América ocupada : los Chicanos y su lucha de liberacion, New York : Harper and Row, 1972, p.11

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reconnu que le Chicano n’était pas un immigrant. Tout comme le Native-American, leChicano occupa le sud-ouest bien avant l’invasion anglo […] [Ce livre] est l’histoire d’unpeuple colonisé qui se révolte contre une structure de pouvoir impérialiste et coloniale et quiréussit. »164. Selon Hirsch et Gutierrez, il est nécessaire d’écrire une contre-histoire qui metteen avant les luttes auxquelles les Chicanos ont participé dans le passé, afin de briser lestéréotype du Mexicain passif, « endormi sous un cactus ». Les auteurs tournent en ridiculeles multiples études anthropologiques sur les Chicanos menées par des Anglos en estimantqu’elles servent le seul prestige des chercheurs qui les mènent. Les stéréotypes visantles Chicanos s’en trouvent renforcés sans que la communauté ne reçoive une quelconquecontrepartie. Selon Hirsch et Gutierrez, les chercheurs anglos commencent seulement(dans les années 1970) à prendre conscience que les Chicanos sont acteurs de leurspropres vies et qu’ils jouent un rôle dans l’espace public américain. Les deux sociologuesrefusent de voir dans le Mouvement Chicano le réveil de la communauté. Selon eux, lesChicanos ont toujours été actifs, mais leurs actions étaient maintenues sous silence. « Enfait, ce sont seulement les universitaires et les autorités politiques qui se sont réveillées. »165.Ils concluent en affirmant que les études sur les groupes ethniques étant nécessairementsubjectives, les personnes les mieux placées pour décrire la vie des populations concernéessont soit ces populations elles-mêmes, soit des individus extérieurs qui prennent le tempsde s’intégrer à la population étudiée.

Ainsi, les historiens chicanos rédigent une version de l’histoire susceptible d’inspirerun sentiment de révolte chez leurs étudiants. L’écriture de cette contre-histoire passe parla redécouverte de certains mythes et personnages historiques oubliés de la mémoirecollective mexicaine. Le mythe d’Aztlán est l’un d’entre eux et nous comprenons mieuxà présent pourquoi il ressurgit dans le milieu universitaire. La première personne à avoirréutilisé le mythe d’Aztlán dans le contexte du Mouvement chicano semble avoir étéAlurista : il aurait évoqué la légende au cours d’une leçon qu’il donnait à l’Université de SanDiego en 1968166. Dès l’année suivante, le mythe est repris dans un texte politique : le PlanSpirituel d’Aztlán, adopté lors de la Conférence National sur la libération de la jeunessechicana. Alurista semble être une nouvelle fois l’instigateur de la démarche : il rédigel’introduction du texte politique où il présente les Chicanos comme les « civilisateurs de laterre septentrionale d’Aztlán ». La réappropriation du mythe d’Aztlán serait donc étroitementliée à la création des Chicano Studies et à l’émergence, dans les universités du sud-ouestdes Etats-Unis, d’un nationalisme chicano intellectuel et politique.

b. Le Rôle des revues universitaires et des maisons d’édition chicanas.Dans l’idéologie du Mouvement chicano, la littérature doit participer à la libération du peuple.En 1969, les auteurs du Plan spirituel d’Aztlán notent à ce sujet: “Nous devons nous assurerque nos écrivains, poètes, musiciens et artistes produisent une littérature et un art qui parlent

164 “Chicanos have begun to write their own history.[…] It is by now well known that the Chicano was not an immigrant. Like theNative American, the Chicano occupied the Southwest long before the Anglo invasion.[…] [This book] is the story of a colonized people(colonia’s) revolting against an imperialistic colonial power structure and succeeding.” Hirsch et Gutierrez, Learning to be militant:ethnic identity and the development of political militancy in a Chicano community. San Francisco: R&E research associates, 1977, p.1

165 « In fact, it was only the scholars and political authorities who had awakened. » (Hirsch et Gutierrez, p.2)166 « The modern reintroduction of Aztlán is traceable to 1968, when the poet Alurista mentioned the homeland and concept

to his class at San Diego State University. A year later, in 1969, Rodolfo Corky Gonzales introduced it to the general public at theNational Chicano Youth Liberation Conference held in Denver.” Fields et Zamudo-Taylor, op.cit., p.363.

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à notre people et qui soit lié à notre culture révolutionnaire. »167. Or, à la fin des années1960, cette littérature chicana reste à écrire. En effet, s’il existe des ouvrages écrits par desMexicains-Américains au cours de la première moitié du XXème siècle, ces ouvrages sontpeu nombreux.

A partir de la création des Chicano Studies, les écrits littéraires chicanos se multiplient.L’explication de ce changement soudain réside dans la création de revues et de maisonsd’édition chicanas au sein des universités, et en particulier des universités californiennes.La revue El Grito : A Journal of Contemporary Mexican American Thought (Le cri : unjournal de la pensée contemporaine mexicaine-américaine) voit le jour à l’université deBerkeley en 1967 et sert de « vitrine littéraire [aux] premières œuvres chicanos [et de]forum aux premiers débats intellectuels concernant l’identité ethnique des Chicanos »168.Le titre de la revue, « Le cri », renvoie au « cri de Dolores » qui lança en 1810 l’insurrectionMexicaine menant à l’indépendance du pays, bien qu’il s’agisse également du cri de révoltedes Chicanos. Le créateur de la revue, Octavio Ignacio Romano, institue également le prixQuinto Sol « destiné à encourager et récompenser les œuvres de fiction produites par les

écrivains chicanos »169. Quant à la revue Aztlán 170 , elle est créée à UCLA en 1970.

Les titres des articles dénotent une volonté de théoriser l’ethnicité chicana et d’analyser lesformes d’action politique. Par exemple, le premier article est intitulé : « Vers une définitionopérationnelle du Mexicain-Americain ». Un autre article a pour titre : « L’organisationpolitique de la communauté mexicaine-americaine : les clés du pouvoir politique chicano ».Le premier numéro publie également dans ses pages le Plan Spirituel d’Aztlán.

D’autre part, nous pouvons souligner le nombre élevé de publications universitairesspécifiquement chicanas dans notre propre bibliographie : Heart of Aztlán est publié auxEditions « Justa publications » de Berkeley, Floricanto en Aztlán au « Chicano StudiesResearch Center » de Los Angeles. Enfin, Miguel Mendez a créé sa propre maison d’édition,« Peregrinos », pour publier Peregrinos de Aztlán.

Ainsi, nous pouvons considérer que les jeunes étudiants chicanos de la fin des années1960 créent leurs propres tribunes institutionnelles : ils demandent l’ouverture d’unitésd’enseignement dont ils sont les seuls à pouvoir assurer la charge, selon leur dire, et fondentdes revues et des maisons d’édition pour publier leurs propres écrits. Les Chicano Studiesdeviennent rapidement un lieu de création littéraire et artistique et le lieu de diffusion del’idéologie nationaliste chicana. En quelque sorte, le Mouvement chicano s’autoalimente :les étudiants des Chicanos Studies n’ont guère d’autres débouchés que de devenir àleur tour écrivain et enseignant au sein de l’université. S’agit-il pour eux d’une stratégied’accession à des postes privilégiés ? La contrepartie négative de ce cloisonnementethnocentrique est le manque de diffusion de la création chicana en dehors des murs del’Université. Selon Ada Savin, il faut attendre 1991 pour que les écrits d’un écrivain chicano(en l’occurrence Sandra Cisneros) soient publiés dans une maison d’édition américaine nonspécialisée dans la littérature chicana171.

167 « We must insure that our writers, poets, musicians, and artists produce literature and art that is appealing to our people andrelates to our revolutionary culture ». Plan spiritual d’Aztlán, op.cit.

168 Savin, Ada, op.cit., p.66.169 Grandjeat Yves-Charles, op.cit., p.24.170 La revue n’étant pas disponible sur internet, et difficilement accessible sous format papier, nous n’avons eu connaissance

des seuls sommaires de la revue.171 Savin Ada, op.cit., p.163.

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Il est important de souligner que la diffusion du nationalisme chicano se fait au sein uneinstitution américaine, l’université, avec le soutien du gouvernement américain qui s’engageau même moment dans une politique multiculturaliste. En 1969, le gouvernement financel’ouverture de quatre départements d’ « ethnic studies » à l’université de Los Angeles(UCLA) : les Chicano Studies, mais aussi les African-American Studies, les Asian-AmericanStudies et les American-Indian Studies. Nous pouvons nous interroger sur les intentions dugouvernement américain à l’égard de ces « ethnic studies ». Il convient de rappeler qu’encette période de guerre du Vietnam, un climat très fortement contestataire agite les campusaméricains. Le nationalisme chicano n’est pas perçu comme une menace à l’intégrité dela Nation ; tout au plus comme une marque supplémentaire de l’effervescence politiqueet culturelle de l’époque. La création des Ethnic Studies peut être interprétée comme uneconcession faite aux étudiants pour calmer leurs ardeurs. D’autre part, le cloisonnementdes études universitaires ne représente-t-il pas un moyen pour le gouvernement américainde maîtriser les impulsions politiques en contrôlant ce qui se dit et ce qui se fait au sein duMouvement chicano ?

Ainsi, l’université est le lieu où les écrivains deviennent militants et où les militants sefont écrivains. Alurista rédige l’introduction du Plan Spirituel d’Aztlán, et en contre partie,Juan Gomez-Quiñones, historien chicano préface le recueil Floricanto en Aztlán. Il écrit :« En temps de crise, le poète a confiance en son peuple et transforme l’expérience etles aspirations de la communauté en art. […] La poésie transcende l’histoire »172. Dans leMouvement Chicano, comme le note Yves-Charles Grandjeat, « l’idéologue, l’historien et lepoète écrivent de concert. »173.

A ce stade, il convient de s’interroger sur la réception du Mouvement Chicano etsa représentativité au sein de la communauté des Mexicains-Américains. Les écrivains,historiens et théoriciens de l’ethnicité chicana issus du milieu universitaire avaient-ilsconscience des attentes des Chicanos auxquels ils prétendaient s’adresser ? L’analysede l’évolution des mobilisations politiques chicanas va nous permettre de mieux mesurerl’intensité des liens entre le mouvement culturel et le mouvement social.

C) Les écrivains chicanos dans l’arène desmouvements sociaux.

1/ Les mobilisations politiques mexicaines-américaines : vers uneunification des revendications ?

Les écrivains et professeurs d’université chicanos offrent un discours rassembleur danslequel ouvriers agricoles, ouvriers urbains et étudiants luttent main dans la main. Ils sontportés par leur sentiment d’appartenance à un peuple chicano insoumis, uni au-delàde l’adversité. Dans quelle mesure cette image est-elle représentative des mobilisationspolitiques mexicaines-américaines des années 1960 et 1970 ? Dans cette partie, nousallons tâcher de déterminer s’il exista ou non un mouvement politique chicano unifié. Si

172 Gomez-Quiñones Juan, Préface à Floricanto en Aztlán, Alurista, op.cit.173 Grandjeat Yves-Charles, op.cit., p.23.

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tel fut le cas, quel rôle que jouèrent les intellectuels chicanos dans cette unification ? Maistout d’abord, commençons par retracer brièvement l’histoire des mobilisations mexicaines-américaines car les premières formes d’organisation politique des Mexicains-Américainssont bien antérieures aux années 1960, et conditionnèrent en partie la période que nousétudions.

a. Les premières formes d’organisation politique mexicaines-américaines.Dès l’annexion des territoires mexicains par les Etats-Unis, des formes d’associationmexicaines-américaines virent le jour : les mutualistas. Il s’agissait de systèmes d’entraide,réservés aux Mexicains-Américains, qui proposaient des services bancaires et jouaient lerôle de compagnie d’assurances. A partir des années 1870, ces associations devinrentle lieu privilégié de la défense de la culture mexicaine dans le sud-ouest des Etats-Unis car elles organisaient diverses manifestations culturelles, notamment à l’occasiondes fêtes nationales mexicaines174. Les mutualistas se limitaient cependant au rôled’organisation communautaire et ne formulait pas de revendications politiques en dehorsde la communauté.

Les Mexicains-Américains de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècleétaient peu syndicalisés. En effet, les dirigeants syndicalistes américains se montraientréticents à les accepter au sein de leurs organisations car ils craignaient que lesparticularismes culturels des Mexicains ne divisent les ouvriers. Nous pouvons néanmoinsnoter la participation de mineurs mexicains à plusieurs mouvements de grève commeceux de Clifton, Morenci et Mecalf, en Arizona, en 1913. Mais la présence de contratistas,employés mexicains qui « serv[aient] de tampon entre les patrons et les travailleurs »175

diminua le sentiment de solidarité au sein de la population mexicaine. Par ailleurs, lesouvriers prirent conscience qu’en faisant grève, ils risquaient de perdre leur emploi etd’être rapidement remplacés par des immigrés clandestins prêts à accepter ces travauxdégradants. Ainsi, au cours du XIXème siècle et au début du XXème siècle, les Mexicains-Américains restèrent divisés par des intérêts divergents et ne s’organisèrent pas de façonuniforme.

A partir de la crise de 1929, des associations à vocation assimilationniste virent le jour.La ligue des citoyens latino-américains (League of Latin American Citizens : LULAC) futcréée par des Mexicains-Américains pour lutter contre les préjugés racistes dirigés à leurencontre. Les militants s’efforcèrent de montrer qu’ils étaient des citoyens honorables etqu’ils souhaitaient se fondre dans la société américaine. Dans la même mouvance, desvétérans mexicains-américains de la seconde guerre mondiale fondèrent le G.I. Forum,suite au refus d’un entrepreneur de pompes funèbres texan d’inhumer la dépouille de l’undes leurs dans un cimetière pour « Blancs ». Les anciens soldats membres du G.I. Foruminsistèrent sur leur allégeance à la Nation américaine, allégeance, disaient-ils, prouvée lorsdes combats. Ces deux organisations politiques demandèrent une égalité de traitementavec les Anglos mais ne formulèrent pas de revendications nationalistes. Au contraire, ellescherchaient à minimiser les différences culturelles entre Anglos et Mexicains-Américains.

La fin des années 1950 marqua une évolution en vue de la défense d’intérêtsspécifiquement mexicains-américains, avec la création de l’Association Politique Mexicaine-Américaine (Mexican American Political Association: MAPA) et de l’Association

174 Cf. MARQUEZ, Benjamin (2003) Constructing identities in Mexican American political organizations: choosing issues, takingsides, Austin, University of Texas Press.

175 Grandjeat, op.cit., p.107

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Politique des Organisations Hispanophones (Political Association of Spanish-speakingOrganizations). Si ces associations se revendiquaient mexicaines-américaines, elles neprétendaient pas pour autant représenter la totalité de cette population, mais seulement lesclasses moyenne et urbaine. Lors de la campagne présidentielle de 1960, elles accordèrentleur soutien au Parti Démocrate auquel elles transmirent des revendications liées àl’éducation des jeunes mexicains-américains ou encore aux intérêts de certaines catégoriesprofessionnelles. Certains membres de ces associations participèrent à l’organisation declubs nommés « Viva Kennedy ! »176. Par la suite, nous allons voir que les organisationspolitiques mexicaines-américaines se multiplièrent, dans un contexte d’effervescencepolitique.

b. Les années 1960 : des mobilisations sociales diverses.Les années 1960 furent une riche page de l’histoire politique des Etats-Unis, et lamobilisation ethnique que nous étudions ne s’en tint pas à l’écart. Nous pouvonsdistinguer plusieurs pôles qui cristallisèrent les revendications chicanas : la mobilisationdes travailleurs agricoles, représentée par César Chávez; la mobilisation des propriétairesterriens, portée par Reies Lopez Tijerina, et enfin la mobilisation lycéenne et étudiante dontle leader fut José Angel Gutierrez. Dans un premier temps, ces mobilisations restèrentétanches les unes aux autres : elles émergèrent dans des lieux distincts et portèrent desrevendications très différentes.

La grève du raisin de DelanoCommençons pas évoquer la mobilisation en milieu rural. En 1964, César Chávez,

ouvrier agricole de Delano (Californie), fonde l’Association nationale des ouvriers agricoles(National Farm Workers Association). Chávez mène la grève des ramasseurs de raisins quimarque la première mobilisation de grande ampleur des Mexicains-Américains. La grèvedébute en 1965, suite à la fin du programme « bracero » et dure cinq longues années. Dansle même temps, Chávez organise des campagnes de boycott national du raisin et du vinde table.

En 1966, les paysans grévistes de Californie rédigent le Plan de Delano, connu commele premier texte politique chicano. Ce texte contient des revendications politiques liées à l’idée de « justice sociale » : les paysans réclament une « égalité de conditions de travailavec les autres travailleurs américains, [des] salaires justes, [de] meilleures conditions detravail, et un avenir décent pour [leurs] fils »177. S’il est rédigé en espagnol et si les auteursmentionnent que la majorité des grévistes sont des Mexicains qui se sont « sacrifiés »sur ces terres « depuis presque cent ans », le texte ne comporte aucune revendicationnationaliste. Le Plan de Delano a pour sous-titre « Plan de libération des fils paysans del’état de Californie, affiliés à la grève du raisin de Delano qui défend l’accomplissement dela justice sociale dans le travail agricole, incluant les réformes qu’ils estiment nécessairespour augmenter leur bien-être en tant que travailleurs aux Etats-Unis». Ils s’adressent, selonleurs propres mots, « à la Nation à laquelle [ils appartiennent] » et demandent « l’appuide tous les groupes politiques et la protection du gouvernement qui est aussi le [leur] ».Les auteurs demandent la bénédiction de la Vierge de Guadalupe mais précisent qu’ils nesont pas sectaires et s’en réfèrent à Benito Juarez en citant ses mots : « le respect du droitd’autrui fonde la paix » (« El respeto al derecho ajeno es la paz »).

176 Cf., Grandjeat, op.cit., p.119177 Cf ANNEXE 8, The Plan of Delano.

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La grève des ouvriers agricoles est une réussite : les propriétaires des exploitationsacceptent de négocier et les ouvriers obtiennent des augmentations de salaires et demeilleures conditions de travail. César Chávez poursuit ses activités syndicales et en 1966,il organise une marche de 450 km arborant l’étendard de la Vierge de Guadalupe178. Il afficheégalement sa religiosité en suivant une grève de la faim pour expier les violences commisespendant la grève.

Nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle Rudolfo Anaya se serait inspiré deCésar Chávez pour façonner son héros, Clemente Chávez. En effet, au-delà du nom defamille que les deux homme partagent, Anaya confère à Clemente les qualités attribuées àCésar Chávez : sa spiritualité et son dévouement à la cause politique.

La lutte contre l’expropriation des terres mexicaines.Dans un registre de mobilisation différent, les années 1960 voient émerger un

mouvement politique pour la récupération des terres expropriées après le Traité deGuadalupe Hidalgo. En 1963, Reies Lopez Tijerina réunit 4000 descendants de propriétairesespagnols dépossédés et fonde l’Alliance Fédérale de Mercedes, connue plus tard sousle nom de Alliance Fédérale des Peuples Libres (Alianza federal de Pueblos Libres).179.En 1966, l’Alliance occupe une forêt du Nouveau-Mexique et déclare ce territoire « libreet indépendant ». Devant le peu de retentissement médiatique de l’action, les membresde l’organisation décident l’année suivante de prendre d’assaut le palais de justice deTierra Amarilla, également au Nouveau-Mexique. La police intervient, procède à plusieursarrestations, mais n’interpellent pas les dirigeants comme Tijerina. Plus de 2000 hommessont mobilisés pour traquer les rebelles partis se réfugier dans les montagnes. Ne parvenantpas à les débusquer, « les autorités décident alors de prendre en otage les familles desinsurgés et de les parquer en plein air, nuit et jour, dans un enclos à moutons entouré debarbelés »180. Tijerina est finalement incarcéré et disparaît de la scène politique pendantplusieurs années.

Le mouvement des lycéens urbainsEnfin, le dernier volet des mobilisations politiques mexicaines-américaines est constitué

par le mouvement lycéen. Signalons la forme particulière de l’une des nombreusesorganisations lycéennes qui voient le jour en 1967: les « Brown Berets » (les béretsmarrons), organisation politique inspirée des Black Panthers. Les jeunes membres adoptentun style vestimentaire militaire composé d’une veste kaki et d’un béret marron. Derrièrele slogan : « servir, observer et protéger », ils exhortent les Chicanos à se défendrecontre les abus de la police. En mars 1968, ils participent à la grève lycéenne de EastLos Angeles, quartier où la grande majorité de la population est d’origine mexicaine, etélaborent une Charte en dix points dans laquelle ils exposent des revendications variées.Ils demandent des programmes d’éducation bilingue, une police civile, le droit de vote pourles non anglophones, mais aussi le droit de porter des armes, ou encore l’enseignementdans les états du sud-ouest de la « véritable histoire des Mexicains-Américains ». S’ilssont peu nombreux et très jeunes (entre 14 et 18 ans), ils parviennent à éditer leur proprejournal, La Causa, à partir de mai 1969, et ouvrent une clinique gratuite. Ils entrent ensuite

178 Cet étendard avait été utilisé comme symbole indépendantiste lors de la guerre d’Indépendance du Mexique, notammentpar Hidalgo.

179 Cf. Grandjeat, op.cit., p.102180 Ibid.

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en campagne contre la guerre du Vietnam en créant le Comité Moratoire Chicano (ChicanoMoratorium Committee).

Ainsi, au milieu des années 1960, diverses mobilisations politiques mexicaines-américaines voient le jour. Ces mobilisations émergent indépendamment les unes desautres et représentent des intérêts divergents. Si nos écrivains chicanos n’ont pas participéactivement à ces mobilisations sociales, leur message les touche et constituent pour euxun moment de conscientisation ethnique et sociale. Ces écrivains perçoivent l’impasse quereprésente l’éclatement des luttes et vont tenter de rassembler ces différentes initiatives ausein d’un même mouvement: le Mouvement Chicano.

c. L’unification des mobilisations politiques par le mouvement universitaire.Dès la fin des années 1960, les intellectuels chicanos cherchent à allier affirmation culturelleet mobilisation politique. Ils espèrent ainsi apporter une conscience ethnique unificatrice etcréer un grand mouvement culturel et politique chicano.

Luis Valdez est le premier intellectuel à tenter de rassembler le milieu ouvrier agricoleet le milieu artistique. Alors jeune étudiant en art dramatique, il part à la rencontre despaysans grévistes de Delano en 1965. Il fonde le Teatro Campesino (théâtre paysan) etenjoint les paysans à participer à une forme artistique engagée, à la fois en tant qu’acteurset en tant que public. Valdez définit son objectif en ces termes: « Mobiliser le public. Mettreen évidence certains aspects de problèmes sociaux. Ridiculiser l’adversaire. Proposer unesolution. Exprimer ce que pensent les gens. »181 Les pièces sont jouées dans les villages,sous la forme d’actos, sketchs dont les personnages sont des caricatures du patron et del’ouvrier. Dans l’esprit de son créateur, le Teatro campesinosert de « thérapie de groupe »car « le truchement des masques et des changements de rôles» 182, permet d’inverser lasituation de domination. Par exemple, dans la pièce « Las dos caras del patroncito » (Lesdeux visages du petit patron), jouée en 1965, le patron et le paysan échangent leurs rôlessuite à une remarque hypocrite du patron qui dit qu’il préférerait être à la place du paysan. Lepaysan satisfait de sa nouvelle position sociale ne veut pas rendre l’habit du maître : celui-cise rend alors compte que la grève est la seule issue possible. Si Luis Valdez s’inspire de lamobilisation paysanne pour écrire ses textes, il apporte également sa propre interprétationde la grève et des actions syndicales : selon lui, la grève des ouvriers agricoles dépasse lesintérêts propres à cette classe. Elle montre une volonté d’en finir avec 500 ans d’exploitationdes Mexicains-Américains.

Cette première rencontre entre un intellectuel et des ouvriers agricoles inspire ungroupe d’étudiants qui fonde en 1969 le Mouvement des Etudiants Chicanos de Aztlán(Movimiento Estudiantil Chicanos de Aztlán, MEChA). Les étudiants adoptent le PlanSpirituel d’Aztlán dans lequel ils proclament que « les Chicanos (la Race de Bronze)doivent utiliser leur nationalisme comme un dénominateur commun pour une mobilisationet une organisation de masse »183. Les membres de la Raza doivent s’unir dans un objectifde libération, au-delà des différences entre « les barrios , les pueblos , le campo ,

181 Valdez Luis, cité par Grandjeat, op.cit. p.131182 Treguier Annick (1993) « Les Chicanos face à l’autre Anglo-Américain : de la vision de l’exploiteur à la vision de

l’usurpateur », in Cahiers de l’UFR d’Etudes Ibériques et Lation-américaines, N°9, Paris, p.165.183 « …the Chicanos (La Raza de Bronze) must use their nationalism as the key or common denominator for mass mobilization

and organization”. Plan spirituel d’Aztlán en ANNEXE 7.

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les pauvres, la classe moyenne, et les professionnels »184. Quelques mois plus tard, lesétudiants consolident le Plan de Aztlán en rédigeant le Plan de Santa Bárbara. Dans cetexte, ils définissent des objectifs plus spécifiquement liés à l’enseignement et insistent sur lanécessité de ne pas rompre les liens avec le barrio. « Il convient de faire le nécessaire pourporter l’université au barrio , que ce soit sous la forme de classes rétribuées par des créditsuniversitaires ou en finançant des centres communautaires. Par ailleurs, le barrio doit êtreamené sur le campus […]. Les gens du barrio doivent avoir conscience que les écolesleur appartiennent et que leurs ressources sont à leur disposition. »185 Les étudiants invitentalors les dirigeants des différentes mouvances politiques dont César Chávez et Reies LopezTijerina à donner des conférences au sein des universités.

L’émergence d’un parti politique : La Raza unida:Les étudiants chicanos sont ainsi à l’origine de la tentative d’unification politique des

différentes organisations mexicaines-américaines, qui se concrétisera par l’émergence d’unparti politique chicano : la Raza unida.

En 1969, des étudiants de la ville de Cristal City, au Texas, se mobilisent avec l’aide del’organisation MAYO (Mexican American Youth Organisation), sous le leadership de JoséAngel Gutierrez. Les étudiants réclament une meilleure représentation des Chicanos auConseil d’Administration de leur lycée. Des représentants des étudiants se déplacent àWashington pour rencontrer des élus dont le député George Bush et le sénateur EdwardKennedy.

C’est dans ce contexte que José Angel Gutierrez, ancien membre de MAYO, fonde leParti de la Raza Unida, en 1970. Le parti présente un candidat aux élections municipaleset parvient à mobiliser l’électorat mexicain-américain. Malgré la campagne menée par lesAnglos, répandant la peur du déclin économique et du chômage en raison de l’agitationpolitique, le taux de participation aux élections de 1970 dépasse celui de tous les scrutinsprécédents et le parti de la Raza unida remporte les élections.

Le rapport de forces change diamétralement et presque deux tiers des familles Anglosquittent la ville de Cristal City en 1971. La municipalité chicana vote des programmesd’éducation bilingue ainsi qu’une distribution gratuite de petits-déjeuners. Des Chicanossont également placés à la tête des instances administratives des établissements scolaires.Enfin, en 1973, les Chicanos forment leur propre syndicat dans la principale usineagroalimentaire de la ville et deviennent les interlocuteurs officiels de la direction.

Ainsi, l’émergence du Parti de la Raza Unida couronne les efforts des universitaireschicanos pour unifier la population mexicaine-américaine de Cristal City. Dès l’année 1970,le parti présente des candidats dans différentes villes du Texas, puis dans les autres états dusud-ouest des Etats-Unis. Néanmoins, le nouveau parti politique ne parvient pas à fédérerles Mexicains-Américains pendant très longtemps. La divergence des intérêts de chaquecatégorie de la population ressurgit dès le milieu des années 1970.

184 “Unity in the thinking of our people concerning the barrios, the pueblo, the campo, the land, the poor, the middle class,the professional-all committed to the liberation of La Raza”. Ibid.

185 « All attempts must be made to take the college and university to the barrio, whether it be in form of classes giving collegecredit or community centers financed by the school for the use of community organizations and groups. Also, the barrio must bebrought to the campus […]. The idea must be clear to the people of the barrio that they own the schools and the schools and all theirresources are at their disposal.” Plan de Santa Barbara, op.cit.

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2/ Les limites de l’ethnicisation du politique.Au début des années 1970, le discours nationaliste chicano développé par les universitaireset les écrivains connaît un succès certain auprès des dirigeants politiques des principalesorganisations mexicaines-américaines. César Chávez et Reies Lopez Tijerina adhèrent auParti de la Raza unida et s’efforcent d’intégrer la dimension ethnique chicana au sein desrevendications sociales de leurs associations. Mais la dimension mythologique du discourset les profondes contradictions concernant le double-enracinement indigène et colonialsuscitent l’incompréhension de leur auditoire. Progressivement, les dirigeants politiquesrejoignent les rangs de la faculté où leur discours reçoit un écho plus important et prennentleur distance avec le milieu ouvrier, marquant l’échec du mouvement d’unification de lamobilisation politique et du nationalisme culturel.

a. Les contradictions du discours chicano.Examinons tout d’abord la réception du nationalisme culturel chicano au sein de lapopulation ouvrière. En 1965, les ouvriers agricoles de Delano participent activement àla naissance du Teatro Campesino qui met en scène leur propre vie, leurs malheurset leurs luttes. Mais Luis Valdez, l’auteur des pièces, abandonne progressivement lesthèmes concernant la vie quotidienne des ouvriers agricoles. Influencé par le travail deshistoriens chicanos dans les universités, il évolue vers un discours nationaliste et intègreprogressivement à ses pièces de théâtre le thème du double-enracinement indigène etcolonial des Chicanos aux Etats-Unis. Il espère ainsi insuffler un sentiment national chicanoaux paysans. Selon les propres mots de Valdez, il n’y a pas de contradiction entre lesréférences préhispaniques et les références coloniales car « le colonisateur espagnol offritaux Indiens la colonisation. L’Anglo lui offrit l’annihilation. Il ne fait aucun doute que laNouvelle Espagne fit preuve de plus d’humanité que la Nouvelle Angleterre envers lesindigènes. »186. Fait-il preuve de naïveté? Toujours est-il que les paysans se sentent demoins en moins concernés par les thèmes abordés dans ses pièces, et le dramaturge quitteDelano au début des années 1970. A partir de cette date, Valdez resserre son travail surdes objectifs plus spécifiquement théâtraux et spirituels. Sa troupe de théâtre devient unesorte de communauté mystique telle qu’il en existe en Californie dans les années 1970.Enfin, en 1978, le Teatro Campesino cesse de se produire en extérieur pour jouer dansdes salles de spectacle, marquant ainsi le glissement de cette forme d’expression originalevers un art plus classique. Valdez énonce : « J’en ai assez de voir la troupe se produirepour des organisations inorganisées d’étudiants incapables de faire assez de publicité pourrassembler un grand public. »187. Valdez joue la pièce Zoot Suit à Broadway avec des acteursprofessionnels, mais son succès se limite aux cercles chicanos.

Quant à Reies Lopez Tijerina, les autorités américaines conditionnent sa sortie deprison à son abandon de la lutte politique. Il se rapproche alors des intellectuels chicanosqui lui offrent la possibilité de donner des conférences dans les universités. Au contactdes universitaires, Tijerina délaisse les intérêts des descendants de propriétaires terriensespagnols et s’imprègne de la vision indigéniste de l’histoire chicana : « L’important, cen’est ni l’aspect politique, ni l’aspect économique [de la possession de la terre]. C’est lelien spirituel et psychologique qui unissait les premiers colons à leurs terres. […] Nousn’avons pas spolié les indiens, comme certains nous en accusent, et nous ne leur voulons

186 in Valdez et Steiner (1972), pp.21-22, cité par Grandjeat, op.cit., p.114187 Ibid., p.143

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pas de mal. Les Indiens sont nos frères. »188. Tout comme Luis Valdez, il adapte la réalitéhistorique à un idéal de métissage pacifique. Tijerina abandonne définitivement ses objectifspolitiques pour s’investir pleinement dans le Mouvement culturel. Il y trouve une grandereconnaissance, car les universitaires l’érigent en symbole de résistance politique.

Ainsi, en adoptant le discours ethnique chicano, Luis Valdez et Reies Lopez Tijerinase détournent de leur engagement politique sur le terrain. Plus qu’à une conjonction desluttes politiques et culturelles qui auraient fait naître un mouvement de grande ampleur,nous assistons à l’étouffement des revendications sociales par la rhétorique nationalistedes penseurs chicanos. Comme le note Sandra V. Angeleri « la construction de l’identiténationaliste utilise le passé mythologique et le futur indéfini pour articuler une identitéinsurgée qui paradoxalement finit par paralyser le présent. »189. Dès le milieu des années1970, il ne reste que peu de traces de l’unification politique et culturelle chicana. Le Parti dela Raza unida ne parvient pas à se consolider et disparaît en 1978. Quant au mouvementculturel, il continue de se développer dans l’échappatoire que constitue la revendication nonréflexive de l’héritage aztèque.

b. La folklorisation de l’indianité.En valorisant certains traits culturels attribués à la civilisation aztèque, les auteurs chicanosopèrent une simplification historique et culturelle qui aboutit finalement à la folklorisationde la tradition. Les Chicanos deviennent en quelque sorte leur propre caricature. Certes,ils renversent le préjugé de l’indianité à leur avantage, mais ce faisant, ils reproduisentl’idée selon laquelle tous les Mexicains seraient des indiens, et tous les indiens seraientdes Aztèques. L’anthropologue Françoise Lestage observe ce processus de folklorisationde la tradition à Tijuana où les Mexicains mettent en scène leurs fêtes traditionnelles pourle public américain. Selon elle, les Américains se rendent au Mexique avec l’idée que « làoù il y a des Mexicains, il y a des indiens ». Les médias américains sont friands des fêtestraditionnelles, telles que la fête des morts, car elles « actualisent cette « évidence » ».Lors de ces manifestations, « la présence indienne leur procure une image du Mexiquequi correspond à leurs fantasmes d’un lieu « du passé, un lieu sauvage ». De même, selonnous, un ouvrage comme Heart of Aztlán perpétue l’image de l’indien mystique aux valeurssimples et pures. De la même manière, certains groupes de musique corroborent l’imagepasséiste et folklorique que les Anglo-Américains ont des Mexicains par leurs instrumentsdits « aztèques » ou les thématiques folkloriques abordées190 . En somme, le retour auxracines indiennes confère aux Chicanos un gage d’ « authenticité » auprès des Américains,mais cette authenticité est parfois synonyme de conformité, et de soumission aux attentesdes « autres ».

Allons plus en avant dans cette réflexion critique. Nous avons expliqué que l’émergencedu « je » chicano est présentée dans la littérature chicana comme la marque d’émancipationd’une communauté opprimée. Les auteurs suggèrent que le peuple chicano, forcé parles Anglos à vivre dans l’ombre pendant plus d’un siècle, se réveille enfin et ose

188 Ibid., p.103189 ANGELERI, Sandra V. (2001) “Rearticulación del nacionalismo ante la globalización. El movimiento chicano en la frontera

Sur de California”, Cuestiones Políticas, Facultad de Ciencias Jurídicas y Políticas del Zulia, Venezuela, No. 26, Junio.190 L’occasion nous a été donnée d’assister au concert d’un groupe chicano, El Conjunto Aztlán (Festival des Nuits Atypiques,Langon), et de dialoguer avec ses membres. Nous avons pu observer cette folklorisation au cours du concert ainsi que dans leurpropos. Si les conséquences de cette folklorisation sont fortement contestables, nous ne remettons absolument pas en cause lasincérité de ces artistes.

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s’exprimer. Or, en évoquant un réveil de la communauté chicana, ne reproduisent-ilspas l’image du mexicain apathique, « endormi sous un cactus » ? Ils prétendent révélerl’histoire des Mexicains-Américains qui n’ont cessé de lutter contre l’oppresseur anglo,mais paradoxalement présentent le Mouvement Chicano des années 1960 comme unerenaissance dont la grève des paysans de Delano aurait été le déclencheur.

Enfin, nous souhaitons apporter une nuance au constat que nous venons de dresser car certains Mexicains-Américains n’approuvent pas la conceptualisation d’Aztlán. Lepoète Ricardo Sanchez dénonce ainsi l’indigénisme chicano comme « le produit d’unonirisme universitaire coupé des problèmes du peuple et de surcroît, contraire à la réalitéhistorique (…) les pyramides, emblèmes de la puissance et de la gloire des souverainsaztèques, sont symboles d’oppression pour les masses indiennes écrasées par le pouvoirthéocratique des chefs de la tribu guerrière. » 191 . Le poète joue avec les sonorités dumot « Aztlán » qu’il détourne en « asylum » (l’asile) puis en « slum » (taudis).192. Dansle poème « Denver… », il se moque du « ron-ron de la révolution/ berceau du néo-algo-Aztlánesque/ creuset phénoménal/ associant haine, espoir, misère-/ avenues boisées dontl’ombre/ masque des enfants aux yeux caverneux. »193. Il est intéressant de noter queRicardo Sanchez est autodidacte, tout comme Miguel Mendez. Les deux hommes partagentune origine familiale modeste qui peut expliquer leur discours critique et pessimiste. Lesécrits de Sanchez et Mendez reflètent un discours moins dogmatique et moins manichéenque ceux de Alurista ou de Anaya. Dégagés du poids de l’entreprise d’unification culturelledes universitaires chicanos, ils offrent une écriture poétique plus libre et raffinée.

c. La « reconquista de Aztlán »: une obsession territoriale.Enfin, pour conclure sur les limites de l’ethnicisation du Mouvement Chicano, soulignonsque la multiplication des références à Aztlán a cristallisé ce mouvement autour desrevendications territoriales. En 1969, le plan spirituel d’Aztlán stipule les objectifs del’association étudiante MEChA : “le plan d’Aztlán est un plan de libération (…) Une nationautonome et libre - culturellement, socialement, économiquement et politiquement- prendrases propres décisions sur l’utilisation de nos terres, la taxation de nos biens, l’utilisation denos corps pour faire la guerre, le choix de notre justice (récompenses et punitions), et leprofit de notre transpiration. »194 Les étudiants de MEChA ne cherchent pas l’indépendancedu territoire à proprement parler, mais plutôt le contrôle des institutions locales dans leslieux où ils sont majoritaires. Reies Lopez Tijerina, lui-même militant pour la récupérationdes terres « volées » en 1848, ne demande pas la cession de l’ensemble des territoires dusud-ouest américain, mais le respect des clauses du Traité de Guadalupe Hidalgo.

Cependant, la métaphore du retour à la terre ancestrale va être ressentie par certainsAnglo-Américains comme une attaque à l’intégrité du territoire américain et la relationentre Anglo et Chicanos va rapidement se focaliser autour de la question de l’autonomiedu territoire. Si la question des conditions sociales des Chicanos peut être discutée, lesrevendications autonomistes sont inacceptables aux yeux des Anglo-Américains. Dès lors,

191 Grandjeat Yves-Charles, op.cit., p.141-142192 Benjamin-Labarthe, op.cit., p.40193 Sanchez Ricardo, « Denver… », in Benjamin-Labarthe, op.cit., p.189

194 “A nation autonomous and free - culturally, socially, economically, and politically- will make its own decisions on the usage of ourlands, the taxation of our goods, the utilization of our bodies for war, the determination of justice (reward and punishment), and theprofit of our sweat.” Plan Spirituel d’Aztlán, op.cit.

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la simple évocation du mot « Aztlán » cristallise la peur de « l’invasion hispanique ».Aujourd’hui encore, des militants radicaux issus des deux groupes, Anglo et Mexicains-Américains s’affrontent dans un dialogue de sourds au sujet de la « reconquête d’Aztlán ».L’exemple qui suit montre à quel point l’utilisation du mythe d’Aztlán est source de conflit.

En mai 2004, Joe Turner, le président de l’association de lutte contre l’immigration Save-our-State (SOS), organise une manifestation pour protester contre une inscription qu’il juge« anti-américaine » sur un monument public du Baldwin Park, en Californie. L’inscriptiongravée reprend une phrase de la poétesse chicana Gloria Anzaldua : « Cette terre fut unjour mexicaine, elle fut indienne toujours, elle l’est encore et le sera à nouveau »195. Lamanifestation de Save-our-State tourne à l’affrontement verbal entre militants américains etmilitants mexicains-américains. Le site internet de l’organisation nationaliste The AmericanResistance, fondée en 2003 « pour faire ce qui est à notre portée pour combattre l’invasion etla colonisation de l’Amérique »196 relève que les Mexicains-Américains criaient des sloganscomme : « Retournez en Europe ! ». Il publie ensuite des photos montrant des Mexicainsarborant des drapeaux et des pancartes avec écrit : « Cette terre a été volée ! » ou encore« Si tu penses que je suis un immigrant illégal, apprend la véritable histoire, car je suisici chez moi ! ». Joe Turner rédige la légende suivante pour ces photos: « Beaucoupde membres de notre gouvernement et des médias nient l’existence du projet militantmexicain de la Reconquista de Aztlán. Ils disent qu’il s’agit seulement d’une théorie ducomplot. »197. Les sites Internet des associations américaines contre l’immigration, commeSave-our-State, The Minutemen Project ou The American Resistance abondent de ce typede commentaires. Quant aux Mexicains-Américains qui scandent des slogans séparatistes,il semble que cela soit davantage sur le ton de la provocation que de la revendicationpolitique. Loin d’être une base de rassemblement pour instaurer un dialogue avec lesinstitutions, et obtenir des concessions, la question du territoire marginalise la communautémexicaine-américaine et produit même des divisions en son sein.

Ainsi, nous pouvons dire que la mobilisation politique globale dont rêvaient lesintellectuels chicanos n’a jamais véritablement existé. La création du parti la Raza Unidaconstitua une ébauche de rassemblement politique, mais son succès fut éphémère. Leparti n’est jamais devenu la troisième force politique du pays que ses créateurs espéraient.Aujourd’hui, José Angel Gutierrez, le fondateur de la Raza Unida a rejoint le PartiDémocrate, pour défendre les intérêts des Mexicains-Américains en son sein. Il reprendainsi une forme de militantisme, le lobbying, proche de l’action de MAPA, la premièreassociation politique mexicaine-américaine. Par ailleurs, l’ethnicisation du MouvementChicano a conduit essentiellement à masquer la complexité de l’identité métisse par lafolklorisation de l’indianité. Enfin les revendications politiques se sont polarisées sur laquestion d’ « Aztlán », territoire fantasmé, au détriment de la question sociale.

195 « This land was Mexican once, was Indian always and is, and will be again. », cf « www.theamericanresistance.com ».196 Cf. « www.theamericanresistance.com »197 Ibid.

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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.

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Conclusion

Au cours de ce travail de recherche, nous avons tenté de définir le rôle du mythe d’Aztlándans la construction d’une identité ethnique porteuse de mobilisation politique. Nous avonsmontré qu’à partir de la fin des années 1960 et dans les années 1970, les écrivains chicanoss’efforcent de susciter chez leurs lecteurs un sentiment d’appartenance à une communautéethnique. Pour ce faire, ils élaborent un système de valeurs dichotomique entre l’universchicano et l’univers anglo. La désignation de l’Autre leur permet d’auto-définir le Chicano enopposition avec le gringo, le gabacho. D’autre part, le contexte de « réveil ethnique » auxEtats-Unis dans les années 1960 favorise l’émergence d’un Brown Power : les écrivainsretournent le préjugé qui qualifie les Mexicains d’indiens et présentent le peuple chicanocomme l’héritier de la glorieuse civilisation aztèque. Ce renversement du stigmate permetaux Mexicains-Américains victimes de discriminations de retrouver l’estime de soi.

Le sentiment d’appartenance à la communauté imaginée chicana se construitégalement par la mobilisation de symboles et de mythes unificateurs. Le poète Aluristaressort alors de l’oubli la légende d’Aztlán, terre mythique de l’origine des Aztèques. Lemythe est mobilisateur à plusieurs égards : il évoque un paradis perdu qui ne demandequ’à être retrouvé ; il renforce également le sentiment d’appartenir à une même famille,à une même civilisation dont le berceau serait Aztlán. Enfin, les écrivains trouvent dansl’histoire mexicaine les héros de la communauté chicana : Benito Juarez, Emiliano Zapata ouJuan Diego sont autant de figures historiques dont la simple évocation suffit à susciter unesolidarité entre Mexicains-Américains. Le groupe ethnique est alors constitué : ni « mexicain-américain », car il ne s’agit pas d’une simple composante de l’identité américaine, ni« hispanique », car il est avant tout l’héritier de la civilisation aztèque, mais « Chicano »,peuple nouveau, « race de bronze » issue du syncrétisme préhispanique, coloniale etaméricain.

Le processus de construction ethnique opéré par les écrivains chicanos est identifié,mais son rôle politique reste alors à étudier. Or, nous considérons que la formation d’uneidentité ethnique chicana s’inscrit dans le cadre d’une revendication politique d’accessionà la parole dans le débat sur le multiculturalisme américain. Les écrivains chicanos, alorsétudiants ou professeurs d’université ayant bénéficié d’une certaine ascension socialepar rapport à leurs parents, cherchent à unifier les membres d’une population mexicaine-américaine hétérogène, issue de différentes vagues d’immigration. Ils espèrent ainsi créerun vaste mouvement politique et culturel dont l’objectif serait la juste représentation deleur communauté, importante du point de vue démographique dans le sud-ouest des Etats-Unis. Ils se donnent pour mission de transmettre aux organisations politiques mexicaines-américaines déjà actives un discours rassembleur capable de transcender les divergencesde classes. Mais comment unifier les descendants des premiers colons espagnols quipeuplèrent le sud-ouest américain et les immigrés arrivés aux Etats-Unis dans le cadredu programme Bracero ? Les écrivains se font alors historiens et transforment Aztlán enune double origine, à la fois terre mythique des Aztèques, et territoires mexicains perdusen 1848. Profitant des premières mesures gouvernementales multiculturalistes, ils fondentles Chicano Studies pour stimuler la création chicana et éditer leurs travaux. Les écrivainsse laissent alors prendre à leur propre jeu : ils auto-alimentent un discours nationaliste etindigéniste qui, s’il trouve un certain écho auprès des étudiants mexicains-américains et

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Conclusion

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des dirigeants des principales organisations politiques, n’en reste pas moins déconnectédes préoccupations des différentes couches de la population mexicaine-américaine. LeMouvement Chicano s’enlise alors dans ses propres contradictions et ne parvient pas àrassembler la population mexicaine-américaine autour du mythe d’Aztlán. Les référencesau mythe aztèque folklorisent l’indianité mexicaine et polarisent les revendications chicanasur la question de l’autonomie territoriale, entretenant le fantasme américain de « l’invasionhispanique ».

Après étude de notre corpus de textes, nous pensons pouvoir affirmer que le mythed’Aztlán constitue l’origine symbolique du groupe ethnique « chicano ». Le mythe estporteur de sens pour les universitaires qui s’efforcent de construire « d’en haut » cetteidentité en opposition à l’Anglo. Néanmoins, nous émettons des réserves quant à laportée mobilisatrice d’Aztlán. L’évolution du Mouvement Chicano a montré les limites desa puissance symbolique, puisque ce mouvement est aujourd’hui quasiment éteint. Lesnouvelles générations ne se sont pas appropriées l’identité ethnique chicana198. Mon opinionest que le Mouvement Chicano n’a pas réussi à évoluer avec le temps : à force de symboleset de références historiques et mythologiques, les militants chicanos ont figé une identitédans laquelle les nouvelles générations ne se reconnaissent pas. Comme le dit si bienFrançois Laplantine199:

En renvoyant chaque individu ou chaque culture à une appartenance, l’identitéleur désigne leur origine. Elle attire l’attention sur ce qu’il y a de plus stable et deplus permanent dans un être humain ou dans un groupe social, appréhendés àpartir de ce qu’ils étaient autrefois, et non de ce qu’ils sont en train de devenir.L’identité conduit à s’identifier à, au point de coïncider avec un état révolu dusujet ou du social. Dans ces pensées en marche arrière, on avance pour ainsidire « à rebours » du temps. En valorisant ce qui est atavique, on revient abruti deracines.

Ainsi, l’identité latina est désormais plus fédératrice que l’identité chicana. Elle a l’avantagede pouvoir être reprise par les immigrés, de plus en plus nombreux, en provenance d’autrespays latino-américains que le Mexique. Nous pensons que le système de représentationchicano, construit autour de l’héritage aztèque et de l’héritage mexicain, est trop restrictifpour cette population hispanophone élargie. Il serait intéressant de poursuivre notre étudesur la construction ethnique en étudiant les symboles que les Latinos cherchent aujourd’huià s’approprier.

198 Ce constat s’appuie notamment sur l’échange que nous avons eu avec le groupe de musique El Conjunto Aztlán (Langon,28/07/07).

199 Laplantine François, op.cit., p.41

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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.

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INTERVIEW

EL CONJUNTO AZTLÁN (28/07/2007) Rencontre en marge du Festival des NuitsAtypiq

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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.

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Annexes

ANNEXE 1: Le syncrétisme poétiqueA consulter sur place au Centre de Documentation Contemporaine de l'Institutd'Etudes Politiques de Lyon

Alurista (1971) « Fruto de bronze », Floricanto en Aztlán.Tiré de BENJAMIN-LABARTHE, Vous avez dit Chicano, opus cité, p.115.

ANNEXE 2: Frontière actuelle entre le Mexique et lesEtats-Unis

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Annexes

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http://www.lib.utexas.edu/maps/americas/mexico_pol97.jpg(Université du Texas), consulté le 21 juillet 2007.

ANNEXE 3: Affiche chicana (1969)A consulter sur place au Centre de Documentation Contemporaine de l'Institutd'Etudes Politiques de Lyon

In BENJAMIN-LABARTHE, Vous avez dit Chicano, opus cité, p.141.

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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.

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ANNEXE 4: Le muralisme chicanoA consulter sur place au Centre de Documentation Contemporaine de l'Institutd'Etudes Politiques de Lyon

In BENJAMIN-LABARTHE, Vous avez dit Chicano, opus cité, p.141.

ANNEXE 5: Traité Adams-Onis, 1819

http://fr.wikipedia.org/wiki/Image:Adams_onis_map-fr.png#filehistory ,consulté le 6 août 2007

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Annexes

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ANNEXE 6: Le territoire des Usa en 1850

http://www.lib.utexas.edu/maps/united_states/us_terr_1850.jpg(Université du Texas), consulté le 21 juillet 2007.

ANNEXE 7: El Plan Espiritual de Aztlánhttp://carbon.cudenver.edu/MEChA/plan- Aztlán.html ,

Université du TEXAS Panaméricaine, consulté le 6 juin 2007.In the spirit of a new people that is conscious not only of its proud historical heritage

but also of the brutal "gringo" invasion of our territories, we, the Chicano inhabitants andcivilizers of the northern land of Aztlán from whence came our forefathers, reclaiming theland of their birth and consecrating the determination of our people of the sun, declare thatthe call of our blood is our power, our responsibility, and our inevitable destiny.

We are free and sovereign to determine those tasks which are justly called for by ourhouse, our land, the sweat of our brows, and by our hearts. Aztlán belongs to those whoplant the seeds, water the fields, and gather the crops and not to the foreign Europeans. Wedo not recognize capricious frontiers on the bronze continent

Brotherhood unites us, and love for our brothers makes us a people whose time hascome and who struggles against the foreigner "gabacho" who exploits our riches anddestroys our culture. With our heart in our hands and our hands in the soil, we declare theindependence of our mestizo nation. We are a bronze people with a bronze culture. Beforethe world, before all of North America, before all our brothers in the bronze continent, weare a nation, we are a union of free pueblos, we are Aztlán.

For La Raza to do. Fuera de La Raza nada.Program :El Plan Espiritual de Aztlán sets the theme that the Chicanos (La Raza de Bronze)

must use their nationalism as the key or common denominator for mass mobilization and

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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.

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organization. Once we are committed to the idea and philosophy of El Plan de Aztlán, we canonly conclude that social, economic, cultural, and political independence is the only road tototal liberation from oppression, exploitation, and racism. Our struggle then must be for thecontrol of our barrios, campos, pueblos, lands, our economy, our culture, and our politicallife. El Plan commits all levels of Chicano society - the barrio, the campo, the ranchero, thewriter, the teacher, the worker, the professional - to La Causa.

Nationalism :Nationalism as the key to organization transcends all religious, political, class, and

economic factions or boundaries. Nationalism is the common denominator that all membersof La Raza can agree upon.

Organizational Goals :1. UNITY in the thinking of our people concerning the barrios, the pueblo, the campo, the

land, the poor, the middle class, the professional-all committed to the liberation of La Raza.2. ECONOMY: economic control of our lives and our communities can only come about

by driving the exploiter out of our communities, our pueblos, and our lands and by controllingand developing our own talents, sweat, and resources. Cultural background and valueswhich ignore materialism and embrace humanism will contribute to the act of cooperativebuying and the distribution of resources and production to sustain an economic base forhealthy growth and development Lands rightfully ours will be fought for and defended. Landand realty ownership will be acquired by the community for the people's welfare. Economicties of responsibility must be secured by nationalism and the Chicano defense units.

3. EDUCATION must be relative to our people, i.e., history, culture, bilingual education,contributions, etc. Community control of our schools, our teachers, our administrators, ourcounselors, and our programs.

4. INSTITUTIONS shall serve our people by providing the service necessary for a fulllife and their welfare on the basis of restitution, not handouts or beggar's crumbs. Restitutionfor past economic slavery, political exploitation, ethnic and cultural psychological destructionand denial of civil and human rights. Institutions in our community which do not serve thepeople have no place in the community. The institutions belong to the people.

5. SELF-DEFENSE of the community must rely on the combined strength of the people.The front line defense will come from the barrios, the campos, the pueblos, and the ranchitos.Their involvement as protectors of their people will be given respect and dignity. They in turnoffer their responsibility and their lives for their people. Those who place themselves in thefront ranks for their people do so out of love and carnalismo. Those institutions which arefattened by our brothers to provide employment and political pork barrels for the gringo willdo so only as acts of liberation and for La Causa. For the very young there will no longer beacts of juvenile delinquency, but revolutionary acts.

6. CULTURAL values of our people strengthen our identity and the moral backbone ofthe movement. Our culture unites and educates the family of La Raza towards liberationwith one heart and one mind. We must insure that our writers, poets, musicians, and artistsproduce literature and art that is appealing to our people and relates to our revolutionaryculture. Our cultural values of life, family, and home will serve as a powerful weapon to defeatthe gringo dollar value system and encourage the process of love and brotherhood.

7. POLITICAL LIBERATION can only come through indepen-dent action on our part,since the two-party system is the same animal with two heads that feed from the same

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Annexes

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trough. Where we are a majority, we will control; where we are a minority, we will representa pressure group; nationally, we will represent one party: La Familia de La Raza!

Action:1. Awareness and distribution of El Plan Espiritual de Aztlán. Presented at every

meeting, demonstration, confrontation, courthouse, institution, administration, church,school, tree, building, car, and every place of human existence.

2. September 16, on the birthdate of Mexican Independence, a national walk-out byall Chicanos of all colleges and schools to be sustained until the complete revision of theeducational system: its policy makers, administration, its curriculum, and its personnel tomeet the needs of our community.

3. Self-Defense against the occupying forces of the oppressors at every school, everyavailable man, woman, and child.

4. Community nationalization and organization of all Chicanos: El Plan Espiritual deAztlán.

5. Economic program to drive the exploiter out of our community and a welding togetherof our people's combined resources to control their own production through cooperativeeffort.

6. Creation of an independent local, regional, and national political party.A nation autonomous and free - culturally, socially, economically, and politically- will

make its own decisions on the usage of our lands, the taxation of our goods, the utilizationof our bodies for war, the determination of justice (reward and punishment), and the profitof our sweat.

El Plan de Aztlán is the plan of liberation!

ANNEXE 8: The Plan of Delanohttp://farmworkermovement.org/essays/essays/Plan%20of%20Delano.pdf

Consulté le 8 mai 2007.PLAN for the liberation of the Farm Workers associated with the Delano Grape Strike

in the State of California, seeking social justice in farm labor with those reforms that theybelieve necessary for their well-being as workers in these United States.

We, the undersigned, gathered in Pilgrimage to the capital of the State in Sacramentoin penance for all the failings of Farm Workers as free and sovereign men, do solemnlydeclare before the civilized world which judges our actions, and before the nation to whichwe belong, the propositions we have formulated to end the injustice that oppresses us.

We are conscious of the historical significance of our Pilgrimage. It is clearly evidentthat our path travels through a valley well known to all Mexican farm workers. We knowall these towns of Delano, Madera, Fresno, Modesto, Stockton and Sacramento becausealong this very same road, in this very same valley, the Mexican race has sacrificed itselffor the last hundred years. Our sweat and our blood have fallen on this land to make othermen rich. This pilgrimage is a witness to the suffering we have seen for generations.

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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.

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The Penance we accept symbolizes the suffering we shall have in order to bring justiceto these same towns, to this same valley. The Pilgrimage we make symbolizes the longhistorical road we have traveled in this valley alone, and the long road we have yet to travel,with much penance, in order to bring about the Revolution we need, and for which we presentthe propositions in the following PLAN:

1. This is the beginning of a social movement in fact and not in pronouncements. Weseek our basic, God-given rights as human beings. Because we have suffered—and arenot afraid to suffer—in order to survive, we are ready to give up everything, even our lives,in our fight for social justice. We shall do it without violence because that is our destiny. Tothe ranchers, and to all those who oppose us, we say, in the words of Benito Juarez, “ELRESPETO AL DERECHO AJENO ES LA PAZ.”

2. We seek the support of all political groups and protection of the government, whichis also our government, in our struggle. For too many years we have been treated like thelowest of the low. Our wages and working conditions have been determined from above,because irresponsible legislators, who could have helped us, have supported the ranchers’argument that the plight of the Farm Worker was a “special case.” They saw the obviouseffects of an unjust system, starvation wages, contractors, day hauls, forced migration,sickness, illiteracy, camps and sub-human living conditions, and acted as if they wereirremediable causes.

The farm worker has been abandoned to his own fate—without representation, withoutpower—subject to the mercy and caprice of the rancher. We are tired of words, of betrayals,of indifference. To the politicians we say that the years are gone when the farm worker saidnothing and did nothing to help himself. From this movement shall spring leaders who shallunderstand us, lead us, be faithful to us, and we shall elect them to represent us. WE SHALLBE HEARD.

3. We seek, and have, the support of the Church in what we do. At the head ofthe Pilgrimage we carry LA VIRGEN DE LA GUADALUPE because she is ours, all ours,Patroness of the Mexican people. We also carry the Sacred Cross and the Star of Davidbecause we are not sectarians, and because we ask the help and prayers of all religious.All men are brothers, sons of the same God; this is why we say to all men of good will, inthe words of Pope Leo XIII, “Everyone’s first duty is to protect the workers from the greed ofspeculators who use human beings as instruments to provide themselves with money. It isneither just nor human to oppress men with excessive work to the point where their mindsbecome enfeebled and their bodies worn out.”GOD SHALL NOT ABANDON US.

4. We are suffering. We have suffered, and we are not afraid to suffer in order to win ourcause. We have suffered unnumbered ills and crimes in the name of the Law of the Land.Our men, women, and children have suffered not only the basic brutality of stoop labor,and the most obvious injustices of the system; they have also suffered the desperation ofknowing that the system caters to the greed of callous men and not to our needs. Now wewill suffer for the purpose of ending the poverty, the misery, and the injustice, with the hopethat our children will not be exploited as we have been. They have imposed hunger on us,and now we hunger for justice. We draw our strength from the very despair in which we havebeen forced to live. WE SHALL ENDURE.

5. We shall unite. We have learned the meaning of UNITY. We know why these UnitedStates are just that—united. The strength of the poor is also in union. We know that thepoverty of the Mexican or Filipino worker in California is the same as that of all farmworkers across the country, the Negroes and poor whites, the Puerto Ricans, Japanese,

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and Arabians; in short, all of the races that comprise the oppressed minorities of the UnitedStates. The majority of the people on our Pilgrimage are of Mexican descent, but the triumphof our race depends on a national association of all farm workers. The ranchers want to keepus divided in order to keep us weak. Many of us have signed individual “work contracts”with the ranchers or contractors, contracts in which they have all the power. These contractswere farces, one more cynical joke at our impotence. That is why we must get together andbargain collectively. We must use the only strength that we have, the force of our numbers.The ranchers are few; we are many. UNITED WE SHALL STAND.

6. We shall strike. We shall pursue the REVOLUTION we have proposed. We are sonsof the Mexican Revolution, a revolution of the poor seeking bread and justice. Our revolutionwill not be armed, but we want the existing social order to dissolve; we want a new socialorder. We are poor, we are humble, and our only choice is to Strike in those ranches wherewe are not treated with the respect we deserve as working men, where our rights as free andsovereign men are not recognized. We do not want the paternalism of the rancher; we do notwant the contractor; we do not want charity at the price of our dignity. We want to be equalwith all the working men in the nation; we want a just wage, better working conditions, adecent future for our children. To those who oppose us, be they ranchers, police, politicians,or speculators, we say that we are going to continue fighting until we die, or we win. WESHALL OVERCOME.

Across the San Joaquin Valley, across California, across the entire Southwest of theUnited States, wherever there are Mexican people, wherever there are farm workers, ourmovement is spreading like flames across a dry plain. Our PILGRIMAGE is the MATCH thatwill light our cause for all farm workers to see what is happening here, so that they may doas we have done. The time has come for the liberation of the poor farm worker.

History is on our side.MAY THE STRIKE GO ON!VIVA LA CAUSA!VIVA LA HUELGA!

ANNEXE 9: El Plan de Santa BárbaraExtraits. http://www.utpa.edu/orgs/mecha/st_barbara.html

(University of Texas-Panamerica), consulté le 23 juin 2007.ManifestoFor all peoples, as with individual, the time comes when they must reckon with their

history. For the Chicano the present is a time of renaissance, of renacimiento. Our peopleand our community, el barrio and la colonia, are expressing a new consciousness and a newresolve. Recognizing the historical tasks confronting our people and fully aware of the costof human progress, we pledge our will to move. We will move forward toward our destinyas a people. We will move against those forces which has denied us freedom of expressionand human dignity. Throughout history the quest for cultural expression and freedom hastaken the form of a struggle. Our struggle tempered by the lessons of the American past,is an historical reality.

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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.

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For decades Mexican people in the United States struggle to realize the ''AmericanDream''. And some, a few, have. But the cost, the ultimate cost of assimilation, requiredturning away from el barrio and la colonia. In the meantime, due to the racist structure of thissociety, to our essentially different life style, and to the socio-economic functions assignedto our community by Anglo-American society - as suppliers of cheap labor and dumpingground for the small-time capitalist entrepreneur- the barrio and colonia remained exploited,impoverished, and marginal.

As a result, the self-determination of our community is now the only acceptable mandatefor social and political action; it is the essence of Chicano commitment. Culturally, the wordChicano, in the past a pejorative and class-bound adjective, has now become the root idea ofa new cultural identity for our people. It also reveals a growing solidarity and the developmentof a common social praxis. The widespread use of the term Chicano today signals a rebirthof pride and confidence. Chicanismo simply embodies and ancient truth: that a person isnever closer to his/her true self as when he/she is close to his/her community.

Chicanismo draws its faith and strength from two main sources: from the just struggle ofour people and from an objective analysis of our community's strategic needs. We recognizethat without a strategic use of education, an education that places value on what we value,we will not realize our destiny. Chicanos recognize the central importance of institutionsof higher learning to modern progress, in this case, to the development of our community.But we go further: we believe that higher education must contribute to the information of acomplete person who truly values life and freedom.

The destiny of our people will be fulfilled. to that end, we pledge our efforts and take asour credo what Jose Vasconcelos once said at a time of crisis and hope: "At this moment wedo not come to work for the university, but to demand that the university work for our people.''

Political ActionIntroductionFor the Movement, political action essentially means influencing the decision-making

process of those institutions which affect Chicanos, the university, community organizations,and non-community institutions. Political action encompasses the elements which functionin a progression: political consciousness, political mobilization, and tactics. Each part breaksdown into further subdivisions. Before continuing with specific discussions of these threecategories, a brief historical analysis must be formulated.

Historical PerspectiveThe political activity of the Chicano Movement at colleges and universities to date

has been specifically directed toward establishing Chicano student organizations (UMAS,MAYA, MASC, M.E.Ch.A., etc.) and institutionalizing Chicano Studies programs. A varietyof organizational forms and tactics have characterize these student organizations.

One of the major factors which led to political awareness in the 60's was the clashbetween Anglo-American educational institutions and Chicanos who maintained theircultural identity. Another factor was the increasing number of Chicano students who becameaware of the extent to which colonial conditions characterized their communities. The resultof this domestic colonialism is that the barrios and colonias are dependent communitieswith no institutional power base and significantly influencing decision-making. Within the lastdecade, a limited degree of progress has taken place in securing a base of power withineducational institutions.

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Other factors which affected the political awareness of the Chicano youth were: theheritage of the Chicano youth movements of the 30's and 40's; the failure of the Chicanopolitical efforts of the 40's and 50's; the bankruptcy of the Mexican- American pseudo-political associations; and the disillusionment of Chicano participants in the Kennedycampaigns. Among the strongest influences of Chicano youth today have been the NationalFarm Workers Association, the Crusades for Justice, and the Alianza Federal de PueblosLibres, The Civil Rights, the Black Power, and the Anti-war movements were otherinfluences.

As political consciousness increased, there occurred a simultaneously a renewedcultural awareness which, along with social and economical factors, led to the proliferation ofChicano youth organizations. By the mid 1960's, MASC, MAYA, UMAS, La Vida Nueva, andM.E.Ch.A. appeared on campus, while the Brown Berets, Black Berets, ALMA, and la Juntaorganized the barrios and colonias. These groups differed from one another depending onlocal conditions and their varying state of political development. Despite differences in nameand organizational experience, a basic unity evolved.

These groups have had a significant impact on the awareness of large numbers ofpeople, both Chicano and non-Chicano. Within the communities, some public agencies havebeen sensitized, and others have been exposed. On campuses, articulation of demandsand related political efforts have dramatized NUESTRA CAUSA. Concrete results arevisible in the establishment of corresponding supportive services. The institutionalization ofChicano Studies marks the present stage of activity; the next stage will involve the strategicapplication of university and college resources to the community. One immediate resultwill be the elimination of the artificial distinction which exist between the students and thecommunity. Rather than being its victims, the community will benefit from the resources ofthe institutions of higher learning.

Political ConsciousnessCommitment to the struggle for Chicano liberation is the operative definition of the

ideology used here. Chicanismo involves a crucial distinction in political consciousnessbetween a Mexican American (or Hispanic) and a Chicano mentality. The Mexican Americanor Hispanic is a person who lacks self-respect and pride in one's ethnic and culturalbackground. Thus, the Chicano acts with confidence and with a range of alternatives in thepolitical world. He is capable of developing and effective ideology through action.

Mexican Americans (or Hispanics) must be viewed as potential Chicanos. Chicanismois flexible enough to relate to the varying levels of consciousness within La Raza. Regionalvariations must always be kept in mind as well as the different levels of development,composition, maturity, achievement, and experience in political action. Cultural nationalismis a means of total Chicano liberation.

There are definite advantages to cultural nationalism, but no inherent limitations. AChicano ideology, especially as it involves cultural nationalism, should be positively phrasedin the form of propositions to the Movement. Chicanismo is a concept that integrates self-awareness with cultural identity, a necessary step in developing political consciousness. Assuch, it serves as a basis for political action, flexible enough to include the possibility ofcoalitions. The related concept of La Raza provides an internationalist scope of Chicanismo,and La Raza Cosmica furnishes a philosophical precedent. Within this framework, the ThirdWorld concept merits consideration.

Political Mobilization

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Political mobilization is directly dependent on political consciousness. As politicalconsciousness develops, the potential for political action increases.

The Chicano student organization in institutions of higher learning is central to alleffective political mobilization. Effective mobilization presupposes precise definition ofpolitical goals and of the tactical interrelationships of roles. Political goals in any givensituations must encompass the totality of Chicano interests in higher education. Thedifferentiations of roles required by a given situation must be defined on the basis ofmutual accountability and equal sharing of responsibility. Furthermore, the mobilizationof community support not only legitimizes the activities of Chicano student solidarity inaxiomatic in all aspects of political action.

Since the movements is definitely of national significance and scope, all studentorganizations should adopt one identical name throughout the state and eventually thenation to characterize the common struggle of La Raza de Aztlán. The net gain is astep toward greater national unity which enhances the power in mobilizing local campusorganizations.

When advantageous, political coalitions and alliances with non-Chicano groups maybe considered. A careful analysis must precede the decision to enter into a coalition.One significant factor is the community's attitude toward coalitions. Another factor is theformulation of a mechanism for the distribution of power that ensures maximum participationin decision making: i.e., formulation of demands and planning of tactics. When no longerpolitically advantageous, Chicano participation in the coalition ends.

Of the community, for the community. Por la Raza habla el espiritu.

ANNEXE 10 : Rencontre avec le Conjunto AztlánLors du Festival Les nuits Atypiques qui s’est déroulé à Langon (33) du 26 au 29 juillet2007, j’ai pu rencontrer les membres du groupe texan Conjunto Aztlan. Il s’agit d’un groupede musique fondé à Austin en 1977 dont la composition varie selon les représentations ;lors de leur concert à Langon, le groupe était composé de Juan Tejeda à l’accordéon etau chant, de José Flores Peregrino au « bajo sexto » et au chant, et de Jean-JacquesBarrera à la contrebasse. Les musiciens ont donné un concert le dimanche 29 juillet et ilsont participé à une rencontre avec le public le samedi 28 juillet. Les observations qui suiventrapportent le déroulement de cette rencontre ainsi que la conversation que j’ai pu entretenirpersonnellement avec les musiciens.

Rencontre du Conjunto Aztlan avec le public du festival, le samedi 28 juillet2007 :

Les musiciens du Conjunto Aztlan se présentent au public en disant qu’ils forment ungroupe de « musique chicana ». Ils annoncent qu’ils parleront à la fois en anglais et enespagnol au cours de la conversation, comme le font tous les Chicanos. Juan Tejeda préciseque les Chicanos parlent généralement l’espagnol en famille, et l’anglais avec les autrespersonnes.

Les musiciens expliquent qui sont les Chicanos : ils énoncent que lorsque les Espagnolsont traversé l’Atlantique, ils ont découvert un pays qu’ils pensaient être l’Inde. « C’estpourquoi ils nous ont nommé Indiens », dit Juan Tejeda. Pourtant il précise « nous sommes

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métisses, notre musique est le résultat de plusieurs influences, indiennes, européennes,mexicaines, etc. »

Après cette brève présentation, un membre du public (entre 20 et 30 personnesassistent à la rencontre) demande ce que les musiciens pensent des mobilisations desimmigrés aux Etats-Unis et des mobilisations dans l’état de Oaxaca, au Mexique. Un desmusiciens répond : « le sud-ouest des Etats-Unis appartenait au Mexique avant. Nous, nousavons émigré depuis l’époque aztèque ; il ne devrait pas y avoir de frontière entre les deuxpays. » En ce qui concerne les mobilisations à Oaxaca, il précise qu’eux-mêmes vivent auxEtats-Unis et qu’ils ont peu d’informations sur ce mouvement. Ils en ont entendu parler maiscela s’arrête là.

Conversation personnelle avec les membres du groupe, à la suite de la rencontre avecle public :

Je demande à José Flores pourquoi les membres de groupe ont choisi un nom aztèquepour leur groupe. Il me répond qu’ Aztlan est la terre d’origine des Aztèques, selon l’histoire.Mais il souligne qu’Aztlan est aussi une interprétation, car le mythe n’est pas vérifié. Il s’agitplutôt d’un concept. A la question «Vous rappelez-vous dans quelles circonstances vousavez entendu parler d’Aztlan pour la première fois ? », Flores répond sans hésitation : « en1970 ». Lorsque les musiciens ont choisi le nom de Conjunto Aztlan pour leur groupe, Aztlanétait déjà un symbole chicano, c’est pour cela qu’ils l’ont repris, pour sa connotation. Floresprécise que les trois membres du groupe ont eu Alurista comme professeur à l’universitéd’Austin, au Texas. Il leur enseigna entre autre les danses aztèques. José Flores est lui-même aujourd’hui professeur de littérature à l’université.

Je demande ensuite si selon eux le Mouvement Chicano fut plutôt un mouvementpopulaire ou un mouvement universitaire. Juan Tejeda me répond qu’il s’agissait surtout d’unmouvement étudiant et universitaire. Ses parents ne comprenaient pas les revendicationsidentitaires du Mouvement. Ils étaient fiers de leur enfant mais préféraient ne pas se mêler auMouvement et ne pas se revendiquer Chicanos car le terme était synonyme de « rebelle ».Tejeda ajoute : « nous nous sommes donnés le nom de « Chicano ». Il s’agit d’un nompolitique. Ceux qui sont nés au Mexique se disent Mexicains car ils pensent rentrer unjour au pays. Nous, nous ne sommes pas des Mexicains-Américains, des Latinos ou desHispaniques, termes inventés par les Anglos, nous sommes des Chicanos. »

Je demande ensuite si le Mouvement Chicano est encore vivant aujourd’hui. JuanTejeda répond que de nombreux militants sont morts, et que d’autres ont arrêté lemilitantisme. Il souligne que ses enfants ne se sentent pas concernés par les revendicationsdes années 1970. Les militants comme lui n’ont pas bien préparé la génération à venir, car,selon ses dires, ils se focalisaient trop sur le présent. Aujourd’hui, il existe de nouvellesformes de militantisme, comme celle des immigrés. Il s’agit d’une mobilisation différente decelle du Mouvement Chicano car lui-même, ainsi que les deux autres membres du groupe,sont nés aux Etats-Unis de parents eux-mêmes nés aux Etats-Unis. Juan Tejeda préciseque son père a combattu dans l’armée américaine durant la seconde guerre mondiale.

Je les interroge ensuite sur le concept de « reconquête d’Aztlan ». Tejeda répond qu’ily a bien une reconquête démographique, à cause de l’immigration.

A la question « quels liens entretenez-vous avec le Mexique ? », les musiciens merépondent qu’ils ont gardé des liens, mais ils restent vagues. Il semble que ces liens soientminces, toute leur famille vivant aux Etats-Unis.

Enfin, je demande s’ils considèrent qu’il existe une identité chicana ; Juan Tejeda merépond « oui, nous l’avons créée ».Il ajoute que cette identité passe par une revalorisation

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Le mythe d’Aztlán et le Mouvement Chicano : entre expression culturelle et stratégie politique.

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des racines indiennes mexicaines. Je demande alors ce que pensent les Mexicains-Américains indiens de leurs revendications (Les Mixtèques de l’état de Oaxaca sont trèsprésents en Californie). Juan Tejeda me répond : « Cela ne les intéresse pas ; ils viennentaux Etats-Unis pour gagner de l’argent, ce sont des capitalistes ! Ils ne s’intéressent pas àla culture de leurs ancêtres ».

Précisons enfin que lors du concert donné le dimanche 29 juillet 2007, les musiciensont commencé par rappeler qu’ils sont un groupe « chicano » et qu’ils sont les héritiersdes Aztèques. Ils ont ensuite récité un poème en nahuatl, de Netzahualcóyotl, empereur deTexcoco. Puis, leurs chansons ont évoqué à la fois les conditions sociales des paysans etdes ouvriers chicanos et l’identité métisse chicana. Notons enfin que certaines chansonsétaient issues des pièces du Teatro Campesino de Luis Valdez.