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Le Moyen-Âge (500 - 1500) (© Philippe Kirscher) Difficile de dater avec précision le début de cette longue période d’environ mille ans. On s’accorde cependant sur quelques événements remarquables: la chute de l’Empire Romain d’Occident en 476, le baptême de Clovis (entre 496 et 499) pour en marquer le début, la découverte des Bahamas par Christophe Colomb en 1492, l’invention de l’imprimerie par Gutenberg vers 1450 ou encore la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453 pour en marquer la fin. Avec le Moyen-Âge, l’Occident se sépare de l’Orient asiatique et Européen et de l’Afrique du Nord, déborde les simples limites de l’ancien Empire romain et, au delà-du berceau méditerranéen, s’étend vers le Nord et l’Est. De l’opposition entre la Cité de Dieu et celle des Hommes introduite par Saint Augustin, va naître la dualité du Pape et de l’Empereur, réservant au Pape toute l’autorité (Pouvoir spirituel) et laissant à l’Empereur un pouvoir d’administration (Pouvoir temporel), faisant en cela écho à la division de la société en clercs et laïcs. L’histoire sociale, politique et religieuse du Moyen-Âge est en même temps l’histoire de la lente dissolution de cette partition, avec en point d’orgue les prétentions des Rois et Empereurs à être également les représentants de Dieu, et qui ne s’achèvera véritablement qu’avec les Révolutions de la fin du 18e siècle. Pour comprendre l’histoire de la philosophie médiévale, il convient de bien distinguer ce qui se passe en Occident de ce qui se passe en Orient. Avec la chute de l’Empire d’Occident et sous la pression des Grandes Invasions l’activité philosophique et intellectuelle se déplace vers Byzance (Constantinople), Damas et Bagdad. C’est essentiellement la pensée aristotélicienne qui se transmet alors aux philosophes arabes et l’Occident ne renouera avec elle que sept siècles plus tard lorsque les écoles philosophiques se seront également implantées à Cordoue et Tolède grâce au philosophe arabe et musulman Averroès (1126-1198) et au philosophe juif Maïmonide (1138-1204). Les philosophies médiévales ne sont donc pas que chrétiennes et la pensée héritée de l’Antiquité va se développer et se transformer au contact des trois grandes religions monothéistes que sont le Judaïsme, le Christianisme eI l’Islam. En Occident et jusqu’au 12é Siècle: Pendant cette période de désert culturel où le savoir sera jusqu’au 12e siècle cantonné dans les écoles monastiques, Boèce (470-525, à ne pas confondre avec Boèce de Dacie qui a vécu au 13e Siècle) diffuse les enseignements du néoplatonisme de Porphyre. Il présente ses propres pensées sur la Providence, la Sainte Trinité et sur la double nature, humaine et divine, que seul le Christ peut assumer, dans deux traités: De Philippe KIRSCHER - LA PHILOSOPHIE AU MOYEN-AGE -PAGE 1

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Le Moyen-Âge (500 - 1500)( © P h i l i p p e K i r s c h e r )

Difficile de dater avec précision le début de cette longue période d’environ mille

ans. On s’accorde cependant sur quelques événements remarquables: la chute de l’Empire Romain d’Occident en 476, le baptême de Clovis (entre 496 et 499) pour en marquer le début, la découverte des Bahamas par Christophe Colomb en 1492, l’invention de l’imprimerie par Gutenberg vers 1450 ou encore la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453 pour en marquer la fin.

Avec le Moyen-Âge, l’Occident se sépare de l’Orient asiatique et Européen et de l’Afrique du Nord, déborde les simples limites de l’ancien Empire romain et, au delà-du berceau méditerranéen, s’étend vers le Nord et l’Est.

De l’opposition entre la Cité de Dieu et celle des Hommes introduite par Saint Augustin, va naître la dualité du Pape et de l’Empereur, réservant au Pape toute l’autorité (Pouvoir spirituel) et laissant à l’Empereur un pouvoir d’administration (Pouvoir temporel), faisant en cela écho à la division de la société en clercs et laïcs. L’histoire sociale, politique et religieuse du Moyen-Âge est en même temps l’histoire de la lente dissolution de cette partition, avec en point d’orgue les prétentions des Rois et Empereurs à être également les représentants de Dieu, et qui ne s’achèvera véritablement qu’avec les Révolutions de la fin du 18e siècle.

Pour comprendre l’histoire de la philosophie médiévale, il convient de bien distinguer ce qui se passe en Occident de ce qui se passe en Orient.

Avec la chute de l’Empire d’Occident et sous la pression des Grandes Invasions l’activité philosophique et intellectuelle se déplace vers Byzance (Constantinople), Damas et Bagdad. C’est essentiellement la pensée aristotélicienne qui se transmet alors aux philosophes arabes et l’Occident ne renouera avec elle que sept siècles plus tard lorsque les écoles philosophiques se seront également implantées à Cordoue et Tolède grâce au philosophe arabe et musulman Averroès (1126-1198) et au philosophe juif Maïmonide (1138-1204). Les philosophies médiévales ne sont donc pas que chrétiennes et la pensée héritée de l’Antiquité va se développer et se transformer au contact des trois grandes religions monothéistes que sont le Judaïsme, le Christianisme eI l’Islam.

En Occident et jusqu’au 12é Siècle:Pendant cette période de désert culturel où le savoir sera jusqu’au 12e siècle

cantonné dans les écoles monastiques, Boèce (470-525, à ne pas confondre avec Boèce de Dacie qui a vécu au 13e Siècle) diffuse les enseignements du néoplatonisme de Porphyre. Il présente ses propres pensées sur la Providence, la Sainte Trinité et sur la double nature, humaine et divine, que seul le Christ peut assumer, dans deux traités: De

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Trinitae et La Consolation de la Philosophie. Selon cette Consolation, la philosophie prouve que le bonheur ne réside qu’en Dieu. Dieu créé la Nature qui ne peut que nous pousser vers le Bien. On ne saurait lui attribuer nos penchants vers le Mal, qu’il n’a pas créé, et qui donc n’est rien. Environ trois cents ans plus tard, Jean Scot Erigène (815-876) tentera d’opérer une synthèse entre le néoplatonisme et le christianisme, en abolissant la transcendance de l’Un de Plotin: la double nature du Christ permet à Dieu de s’adresser par son intermédiaire directement aux hommes. On voit entre 750 et 900, sous le règne de Charlemagne et celui de Charles le Chauve, se développer un regain culturel que l’on appellera «Renaissance Carolingienne». Un programme d’éducation est établi selon deux modalités: celle du Trivium (grammaire, dialectique et rhétorique) et du Quadrivium (astronomie, géométrie, arithmétique, musique). La Renaissance carolingienne est marquée par la victoire de la théologie sur la philosophie proprement dite, dont l’enseignement est abandonné au profit de l’étude des textes sacrés.

Il faut attendre saint Anselme de Cantorbery (1033-1109) qui cherche à justifier la foi par des arguments rationnels. La foi reste cependant première. On ne fait pas passer l’incroyant à la croyance par la raison, mais Anselme veut montrer que la foi n’est pas contraire à la raison, il s’agit d’une foi éclairée. On parle de preuve ontologique (du grec to on = l’Être) de l’existence de Dieu, même si cette expression n’est pas d’Anselme lui-même, mais de Kant commentant un propos similaire de Descartes. Il s’agit pour Anselme de montrer que nier l’existence de Dieu reviendrait à mettre la pensée logique et rationnelle en contradiction avec elle-même.

«Ayant défini Dieu comme "l'être tel que rien de plus grand ne peut être pensé", Anselme argumente que, si on affirmait que Dieu n'existe pas en réalité mais seulement dans notre pensée, comme idée, il serait possible de penser un être plus grand, qui aurait les mêmes caractéristiques mais qui, lui, existerait non seulement comme idée dans notre pensée, mais aussi en réalité. Et cet être serait Dieu, conformément à la définition initiale : l'être tel que rien de plus grand ne peut être pensé. Ainsi, en niant l'existence de Dieu tel que défini, on admet implicitement son existence, et donc on se contredit, on est "insensé".»

Saint Anselme est considéré comme le véritable fondateur de la scolastique qui a été défendue par Pierre Abélard (1079-1142) et couronnée par Thomas d’Aquin. Il faut entendre par scolastique un enseignement philosophique dispensé dans les monastères, les cloîtres des cathédrales, les écoles et les universités à partir du 12e siècle, au service de la théologie, fondé sur des théories mal comprises et tronquées d’Aristote (les catégories). Le but fondamental d’une telle démarche est de réconcilier les exigences de la Raison avec celles de la Foi sous l’autorité des Saintes Ecritures. Pour la scolastique, la dialectique est une méthode de jugement des opinions et non le chemin qui permettrait de découvrir de nouvelles vérités dans la mesure où la vérité est déjà donnée. Se développent alors les arts du langage et la dialectique règne en maîtresse.

La scolastique réintroduit la question qui opposait Platon et Aristote sous le titre de Querelle des Universaux (voir l’article) mettant face à face les partisans du nominalisme

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et du réalisme. Le problème est de savoir si les termes généraux par lesquels on désigne la diversité du monde ont une existence propre ou s’ils ne sont que des noms ou de simples concepts produits par la pensée. Par exemple, quand on emploie le terme Homme, qui est un terme générique qui s’applique à tous les hommes, malgré leurs différences, est-ce quelque chose qui existe en soi (réalisme), ou est-ce un simple mot (nominalisme)? Evidemment, la question est bien plus complexe qu’il n’y parait!

Roscelin de Compiègne, père en quelque sorte du nominalisme, pense que toutes les distinctions opérées par les dialecticiens n’existent que dans le langage et non dans les choses. Pour Abélard, la dialectique est une science qui ne porte pas sur les choses elles-mêmes, mais uniquement sur les mots en tant qu’ils permettent de signifier les choses et donc ne constitue pas une connaissance des choses à proprement parler. Pour autant, il accorde à la dialectique qu’elle n’est pas non plus complètement séparée de la connaissance. Bien qu’il soit donc du côté du réalisme, il reste néanmoins tempéré et admet que les termes généraux ont un sens réel sans pour autant désigner des choses réelles au sens des choses sensibles et particulières. Il adopte une sorte de point de vue intermédiaire entre les théologiens radicaux qui considèrent que la dialectique ne s’applique qu’aux choses sensibles mains non aux choses divines et ceux que l’ont peut appeler les «hyperdialecticiens» qui prétendent appliquer la dialectique aux choses divines et à la Trinité.

«On voit ce qu’est la théologie d’Abélard: ce n’est ni la méthode dialectique d’Anselme visant à établir par le raisonnement ce qui est cru par la foi, ni la philosophie des chartrains (...); c’est un effort pour trouver, dans les notions philosophiques, une image de la réalité divine, de manière à la penser au moins par similitude.» (E. Bréhier, Histoire de la Philosophie)

En Orient et jusqu’au 12e Siècle:De 568 à 751, la conquête arabe, depuis l’Inde jusqu’à l’Espagne, isole l’Europe de

l’Asie et apporte avec elle une nouvelle langue et une nouvelle religion (voir la carte). Les anciens territoires helléniques d’Egypte, de Perse et de Syrie deviennent musulmans. Les intellectuels convertis qui écrivent en arabe s’inspirent des traités philosophiques grecs traduits en arabe ou en syriaque par les chrétiens d’Asie Mineure et de Perse.

Le Coran n’a engendré aucune théologie dogmatique comme c’est le cas avec le christianisme et si le Coran renferme un seul dogme, c’est celui de l’unité de Dieu, simple de nature et dont la volonté est toute puissante et imprévisible. Les seules controverses possibles s’articulent autour de deux questions: celle de la négation de la multiplicité de Dieu et celle de la négation de tout pouvoir autre que celui de Dieu. L’influence hellénique qui s’oppose à cette théologie est transmise par les traductions d’Aristote, de Porphyre, de Platon, de Plutarque, etc. grâce d’abord aux écoles (essentiellement d’Edesse, aujourd’hui en Turquie) puis aux cloîtres de Syrie. A Bagdad

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(fondée au 6e siècle), le Calife créé en 832 un bureau des traducteurs. La philosophie arabe est alors constituée par de nombreuses interprétations d’Aristote.

Avant Avicenne (980-1036) on peut citer Al Kindi (mort en 872) qui développe une méthode de la pensée scientifique supposant que la démonstration s’appuie d’abord sur la connaissance de l’existence de l’objet dont on parle (connaissance donnée directement par les sens), puis la connaissance des axiomes universels, comme les 9 axiomes d’Euclide (connaissance qui n’exige ni méditation ni réflexion), enfin la connaissance de la quiddité (définition ou essence) de l’objet. A sa suite, Al Farabi (né à la fin du 9e siècle) développe une métaphysique platonicienne imprégnée d’aristotélisme. Pour lui Dieu est un être simple que l’âme peut appréhender directement en s’écartant des choses sensibles:

«Etant au dessus de tout, il est sans aucun voile; il n’a aucun accident sous lequel il se cache; il n’est ni près ni loin; il n’y a aucun intermédiaire entre lui et nous.»

Avicenne suppose l’existence d’un Dieu comme pure intelligence qui, en connaissant son essence, connaît toute chose, jusqu’aux choses individuelles. Il distingue trois ordres de connaissance. La connaissance des premiers principes ou axiomes à laquelle correspond ce qu’il appelle l’intellect préparé, la connaissance des idées abstraites à laquelle correspond l’intellect en acte, et la connaissance par révélation (comme celle de l’avenir, par exemple) à laquelle correspond l’intellect infus ou extérieur. L’homme ne peut cependant pas arriver à connaître l’essence des choses. L’âme peut se rapprocher de cette connaissance quand elle est dans un état de sommeil où, éloignée du corps, elle reçoit l’influence de l’intellect agent qui, agissant sur l’imagination produit les songes prophétiques.

Après Avicenne, la fin du 12e siècle est marquée par deux grands penseurs qui finissent de diffuser en Occident, à la faveur de la reconquête des royaumes musulmans de la péninsule ibérique (la Reconquista), la culture philosophique accumulée par l’Islam : Averroès (1126-1198) et Maïmonide (1135-1204).

Averroès est un philosophe musulman né à Cordoue. Il reçoit une éducation en théologie, médecine, sciences et philosophie. Il est d’abord juge suprême de Séville avant de devenir médecin à la cour d’Al-Mansur à Cordoue. Il commente Aristote et récapitule dans ses écrits l’ensemble des savoirs hérités de Grèce par les Arabes. Il développe la thèse de l’unicité de l’intellect en pensant une correspondance entre l’intelligence humaine et l’intelligence divine. Il réfute les thèse de ses prédécesseurs, Al Farabi et Avicenne, qui sont pour lui trop empreintes de néo-platonisme. Il remet en question l’immortalité de l’âme individuelle et fonde la liberté de l’humanité sur l’usage de la raison. Sa pensée tente de concilier ses trois sources que sont l’Islam, le Judaïsme et le Christianisme. Mais sa critique rationaliste des théologiens et de leur interprétation du Coran lui vaut d’être astreint à résidence et de subir les foudres des docteurs de la Foi. Al-Mansur le fait venir à Marrakech mais pour le condamner à la réclusion et c’est

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l’Occident Latin qui reconnaîtra sa pensée comme fondamentale et qui le considèrera comme un des pères spirituels de l’Europe. L’Averroïsme dure du 13e siècle au 17e siècle et consiste en une éthique rationaliste qui propose à l’homme de trouver bonheur et félicité intellectuelle non pas dans l’au-delà, mais ici même. Cela lui valut certaines critiques, on le jugea infidèle ou libertin, alors qu’il pensait, au delà-de chaque religion monothéiste prise séparément, la possibilité et l’aspiration pour l’homme d’atteindre par l’intellect, la vision de Dieu. L’averroïsme est en quelque sorte la clé de la séparation entre le pouvoir spirituel (religieux) et le pouvoir temporel (politique) en ce qu’il attribue comme but à l’humanité le développement de l’esprit humain dans les sciences, les techniques et les arts, but qui ne peut être atteint que si les hommes vivent en paix. La paix devient pour ceux qui se réclament d’Averroès le principe politique par excellence. Marsile de Padoue (1275-1343), qui se réclame de cette pensée, dira qu’il faut «maintenir les théories philosophiques libres de toute immixtion théologique» et que «l’Etat pourrait être reconnu comme un organisme doté de son propre sens et de ses propres buts.» Dans son Dictionnaire des Philosophes, Noëlla Baraquin écrit à propos de l’averroïsme que

«l’on se trouve ici à la source d’une conception de l’histoire de l’humanité qui allait avoir une postérité décisive dans la pensée des Lumières, chez Kant et les théoriciens de la paix perpétuelle.»

Parallèlement à la philosophie arabe, se développe la philosophie hébraïque. Deux courants: La Kabbale, qui est la connaissance secrète de la loi orale que Dieu aurait donnée à Moïse sur le Mont Sinaï et le Talmud, qui est le commentaire de la Loi écrite (la Tora) que Dieu aurait également donnée à Moïse sur le Sinaï. C’est essentiellement en Espagne et au Maroc que se développe la philosophie juive. Avicebron de Malaga (1020-1070) estime que

«toutes les choses qui émanent d’une origine sont rassemblées quand elles en sont

proches et dispersées quand elles en sont loin.» Il établit une hiérarchie avec, à son sommet, la forme universelle (Dieu) qui

contient, unies en elle, toutes les formes, et, à sa base, les choses sensibles, qui contiennent également toutes les formes, mais séparées les unes des autres. Il reprend l’idée d’Aristote qu’il n’y a pas de forme sans matière et hiérarchise les réalités (qui sont des mélanges de forme et de matière) en fonction de leur place sur l’échelle qui va du sensible à l’intelligible (substances corporelles, âme, intelligence, Dieu).

Maïmonide (1135-1204) est né à Cordoue, mais doit fuir très jeune sa ville pour échapper aux persécutions musulmanes. Il séjourne quelques temps à Jérusalem mais doit se réfugier en Egypte et s’installe au Caire où il devient médecin à la cour du Sultan Saladin. Il rédige Le Guide des Egarés où il tente de réconcilier la tradition religieuse et la pensée philosophique. Maïmonide va influencer de façon importante la tradition juive et la philosophie chrétienne et musulmane (Thomas d’Aquin, Maître Eckhart, Spinoza). Il

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pense que l’on peut démontrer que Dieu existe (en disant que le monde ne contient pas en lui la cause de son existence et qu’il nous faut pourtant penser l’existence de cette cause), mais pas ce qu’il est. Il dépouille le Dieu de la Tora de ses attributs anthropomorphiques pour penser l’idée philosophique de Dieu. Il faut dépasser les représentations que nous en donne l’imagination vulgaire pour le penser, non pas positivement, en disant qu’il est ceci ou cela, mais négativement, en lui enlevant tous les attributs anthropomorphiques dont on pourrait le qualifier et qui, en quelque sorte, le dénaturent. Dans un autre registre, Maïmonide donne de l’homme la définition d’un être rationnel et libre, maître de son destin, et responsable de ses actions (c’est-à-dire penser le vrai et pratiquer le bien) dont la sagesse consiste à penser les idées qui nous rapprochent de Dieu.

Au 13e siècle:La transmission de la culture grecque s’amplifie au cours du 13e siècle grâce à la

renaissance de villes puissantes et commerçantes qui favorisent l’échange des idées mais elle s’accompagne d’une crise politique. Les Rois (Philippe Auguste et Philippe le Bel) et Empereurs (Frédéric II) s’opposent radicalement au pouvoir spirituel et n’acceptent plus la domination des Papes. Par ailleurs, la crise devient également intellectuelle et, devant la richesse du clergé, se développent les ordres mendiants qui font de la pauvreté une vertu: les Dominicains d’abord, en 1217 et les Franciscains ensuite, en 1223. L’influence des ordres mendiants est telle qu’ils concurrencent les universités récentes de Paris (véritable université de toute la chrétienté latine), Oxford, Liège, Bologne ou Montpellier. (approfondir ce thème). C’est au sein de ces universités que naît et se développe l’enseignement scolastique, mettant en œuvre une méthode de discussion des idées qui distingue deux grands moments: le premier part d’un commentaire grammatical des textes, se poursuit par une analyse du sens et se termine par une exégèse qui dévoile alors la vérité de leur contenu; le deuxième moment s’ouvre avec une discussion dialectique sous forme d’abord de question (questio) pour finir en échange (disputatio) entre le maître et les étudiants.

Le Pape Innocent III, voulant maintenir la prééminence du Pouvoir Spirituel sur le Pouvoir Temporel se distingue par trois grandes décisions: Il créé l’Inquisition pour lutter contre les hérésies naissantes, il confirme les ordres mendiants dans lesquels il voit des hommes qui, dans la pauvreté, sont tout dévoués au service de la pensée chrétienne, et enfin, il encourage l’Université de Paris (Faculté des Arts, de Droit, de Médecine et de Théologie) pour unifier les écoles existantes et systématiser l’enseignement de la Doctrina Sacra. Il faut en effet que, comme l’écrit le Pape Grégoire IX en 1228,

«L’intelligence théologique exerce son pouvoir sur chaque faculté comme l’esprit sur la chair, et la dirige dans la voie droite pour qu’elle ne s’égare pas (...) et que les maîtres de

théologie ne fassent pas ostentation de philosophie».

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Dans un tel contexte, la question de la place de la philosophie dans l’enseignement est cruciale. La scolastique n’est qu’une méthode de discussion et non pas une science portant sur la nature ou l’essence des choses. En 1265, malgré l’interdiction formelle de Grégoire IX, La Physique et La Métaphysique, deux œuvres d’Aristote qui ne peuvent s’accorder à la théologie chrétienne, sont au programme de la Faculté des Arts de Paris.

C’est cette continuation de l’esprit aristotélicien qui va se cristalliser dans l’opposition des deux ordres mendiants des Franciscains et des Dominicains, qui recevront chacun une chaire à l’Université de Paris. Les philosophes de la fin du 13e siècle, Saint Bonaventure, Albert le Grand et Saint Thomas d’Aquin défendant l’un ou l’autre des points de vue. Les Franciscains et Bonaventure sont fidèles à Saint Augustin pour qui la philosophie et la théologie sont quasi identiques alors que Saint Thomas et Albert le Grand sont fidèles à l’esprit Dominicain issu d’Aristote pour qui la philosophie, affranchie de la théologie, affirme sont indépendance par la méthode rationnelle qu’elle met en œuvre.

Saint Bonaventure (1221-1274), franciscain, représentant de la tradition augustinienne, assigne à la philosophie une place dans la mesure où elle sert la connaissance de Dieu. Elle correspond à un état intermédiaire de la connaissance, entre une connaissance simple de Dieu qui correspond à la croyance et la connaissance supérieure de Dieu qu’est la contemplation. Il écrit:

«On commence par la stabilité de la foi, et l’on progresse par la sérénité de la raison pour parvenir à la suavité de la contemplation.»

On reconnait ici la marque du néoplatonisme qui fait de l’usage de la raison une étape entre une connaissance sensible imparfaite et une intuition intellectuelle supérieure du principe universel.

Pour Albert le Grand (1206-1280), dominicain et défendant l’aristotélisme, la raison philosophique débute avec l’appréhension du sensible et remonte, petit à petit, des effets aux causes. Si Dieu est donc premier dans l’ordre de l’être, il est second dans l’ordre de la connaissance car les causes ne sont connues qu’en partant de leurs effets.

Son élève, Thomas d’Aquin (1227-1274), également dominicain, dont la pensée est encore vivante aujourd’hui au sein de l’église chrétienne, a élaboré une philosophie où se rencontrent la pensée d’Aristote et celle des Pères de l’Eglise. Sa réflexion repose sur une distinction très nette entre la raison, faculté de penser propre à l’homme d’une part, et la foi d’autre part. Les vérité de la foi, indémontrables et liées à la Révélation, sont donc totalement séparées des vérités de la science et de la philosophie qui procèdent par affirmations démontrables, à partir d’éléments sensibles ou logiques. Cette séparation signifie qu’il n’est pas du ressort de la philosophie de prouver que la foi a tort ou raison: la raison n’a pas de prise sur la foi. On peut donc philosopher sans craindre de remettre en question les dogmes de la Révélation comme en ont peur les franciscains. Le thomisme est par ailleurs un essentialisme, ce qui veut dire que l’essence des choses et

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des être détermine leur destinée, qu’il doivent réaliser le mieux possible. L’existence, c’est-à-dire le fait de passer du néant à l’être, est pour chaque être ce qu’il y a de plus intime et de plus fondamental et qui permet aux choses de réaliser leur essence. On reconnaît là l’emprunt fait à Aristote du rapport de la puissance à l’acte selon lequel exister consiste à devenir ce que l’on doit être et que notre essence détermine. Ainsi, pour saint Thomas, Dieu est l’être le plus éminent puisqu’il est la seule essence qui possède en elle-même la raison de son existence, et la sagesse sera le bonheur lié à la connaissance de cette vérité qui rapproche l’homme de Dieu.

Au 14e siècle:On l’a vu, le 13e siècle est marqué par les oppositions. L’introduction grâce à la

philosophie arabe et juive de problèmes et de thèses incompatibles avec la théologie augustinienne, oppose les laïcs de la faculté des Arts de Paris (les philosophes) et les partisans de la théologie d’Augustin. Albert le Grand et Boèce de Dacie ont admis une autonomie de la philosophie, puis Thomas d’Aquin, dans la lignée de Saint Anselme, a poursuivi l’entreprise en faisant de la théologie l’achèvement de la philosophie.

Au 14e siècle, ces oppositions entre la Faculté de Théologie et la Faculté des Arts se durcissent. La philosophie gagne en autonomie par rapport à la théologie et le monde intellectuel commence à voir dans l’Université une force capable d’arbitrer le conflit au sein de la société chrétienne qui oppose le pouvoir temporel au pouvoir spirituel. La querelle entre franciscains et dominicains a donc des ramifications politiques. Le Grand Schisme de 1348 en est le reflet et l’effet qui voit le monde de la chrétienté divisé, avec deux papes, l’un à Rome et l’autre en Avignon.

Dans ce contexte, de nouvelles manières de penser se font jour. Duns Scot (1265-1308), franciscain, explore une voie différente de celles, opposées, de Saint Augustin et de Saint Thomas. Pour Duns Scot, il y a, entre l’être et la connaissance, une double discontinuité : discontinuité dans l’être (entre Dieu et les créatures) et discontinuité dans la connaissance (entre la foi et la raison) alors que pour Augustin, la continuité dans l’être impliquait la continuité dans la connaissance et que pour saint Thomas, s’il y avait continuité dans l’être il y avait, en revanche, discontinuité dans la connaissance (séparation de la foi et de la raison). Pour Duns Scot, Dieu n’est pas connaissable par la philosophie car la raison ne peut rien savoir de certain en dehors de ce qui est sensible. Duns Scot initie un nouvel individualisme et sa doctrine qui laisse la part belle à la liberté préfigure les futures théories démocratiques.

Influencé par Duns Scot, Guillaume d’Ockham (1285-1347), également franciscain, sera considéré comme le père du nominalisme. Il tire de l’enseignement de Duns Scot un certain empirisme qui lui fait dire que seul ce dont nous avons l’expérience existe

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Page 9: Le Moyen-Âge (500 - 1500) · PDF fileet du réalisme. Le problème est de savoir si les termes généraux par lesquels on désigne la diversité du monde ont une existence propre

réellement. Du coup, seuls les individus sont réels et non les genres ou les espèces, ce qui lui vaudra d’être rangé parmi les nominalistes dans la mesure où il est surtout antiréaliste (Cf. La querelle des universaux dont nous avons parlé plus haut et qui oppose les réalistes aux nominalistes). Il faut entendre ici «antiréaliste» comme ce qui nie l’existence des réalités au sens de Platon (idées universelles) ou d’Aristote (les genres et les espèces). Il pose la question des limites de la connaissance à travers un principe (appelé principe d’Ockham ou rasoir d’Ockham) simple qui consiste à ne pas multiplier les concepts mis en œuvre dans le processus de connaissance, ne pas forger de concepts inutiles qui permettent de justifier n’importe quoi. Pour Ockham, l’expérience d’une chose singulière (cet homme-ci, par exemple Socrate) suffit à produire dans l’esprit la connaissance de cette chose et et le concept de l’espèce (Humanité) à laquelle elle appartient. Ainsi il abolit la différence entre l’essence et l’existence. Etre et exister sont la même chose puisqu’il n’y a que des êtres singuliers: pas d’essence séparée qui attendrait d’exister et toute existence est existence de quelque chose sous forme d’espèce ou de genre. Tout ce qui est est une essence individuelle concrète. La conséquence d’une telle pensée est considérable: s’il n’y a que des existences individuelles, concrètes et contingentes, il n’y a pas de transcendance, de nécessité et d’ordre du monde. Ockham défendra la liberté de l’homme contre les pouvoirs que les uns auraient sur les autres en se réclamant d’un ordre du monde hiérarchisé selon la volonté divine et est de ce point de vue le premier théoricien du droit naturel. Noëlla Baraquin écrit à propos d’Ockham:

«Ce qu’il nie (...) c’est la confusion entre le temporel et le spirituel, qui fournit au pouvoir civil des alibis spirituels et soumet les pouvoirs spirituels à tous les vices des

puissances temporelles.» Avec Ockham, la philosophie s’affranchit de la théologie bien que l’enseignement

de sa doctrine fut interdit à la faculté des Arts de Paris en 1339 et en 1340. Avec la critique des abstractions, il rend possible l’émergence d’un nouvel objet de la philosophie et du droit: l’individu, et marque la fin de l’aristotélisme.

Sources:E Bréhier, Histoire de la Philosophie, Paris, PUF, 1981E Gilson, La Philosophie au Moyen-âge, Paris, Payot, 1962L Génicot, Art «Monde médiéval» in Encyclopædia UniversalisJ Delorme, Les grandes dates du moyen-âge, Paris, PUF, 1967E Perroy, Histoire générale des Civilisations, T3, Paris, PUF, 1965N Baraquin et J Laffitte, Dictionnaire des Philosophes, Paris, Armand Colin, 1997P Vignaux, Art «Nominalisme» in Encyclopædia UniversalisEt bien entendu, les œuvres des philosophes cités

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