Brecht_sur le réalisme

175
BERTOLT BRECHT Ecrits sur la littérature et l'art 2 Sur le réalisme précédé de Art et politique Considérations sur les arts plastiques Texte français d'ANDRÉ GISSELBRECHT L'ARCHE 86, rue Bonaparte Paris 6e

Transcript of Brecht_sur le réalisme

Page 1: Brecht_sur le réalisme

BERTOLT BRECHT

Ecrits sur la littérature et l'art 2

Sur le réalismeprécédé de

Art et politique

Considérationssur les arts plastiques

Texte françaisd'ANDRÉ GISSELBRECHT

L'ARCHE86, rue Bonaparte

Paris 6e

Page 2: Brecht_sur le réalisme

La version originale allemande du présent ouvrage, miseen ordre et annotée par Werner Hecht, figure auxpages 217 à 382 des Schriften 2 (Zur Literatur und Kunst,Politik und Gesellschaft) qui constituent le tome VIIIdes « Gesammelte Werke » de Bertolt Brecht, dont lesEditions Suhrkamp, de Francfort, ont assuré la publi-cation, avec la collaboration d'Elisabeth Hauptmann.

Les notes du traducteur sont suivies de la mention(N. d. T.). Toutes les autres notes, sans mention, sont deBrecht lui-même.

Art et politique

1933-1938

© 1967, Stefan S. Brecht.Tous droits réservés.

© 1970, L'Arche, Editeur, Paris,pour la traduction française.

Page 3: Brecht_sur le réalisme

La version originale allemande du présent ouvrage, miseen ordre et annotée par Werner Hecht, figure auxpages 217 à 382 des Schriften 2 (Zur Literatur und Kunst,Politik und Gesellschaft) qui constituent le tome VIIIdes « Gesammelte Werke » de Bertolt Brecht, dont lesEditions Suhrkamp, de Francfort, ont assuré la publi-cation, avec la collaboration d'Elisabeth Hauptmann.

Les notes du traducteur sont suivies de la mention(N. d. T.). Toutes les autres notes, sans mention, sont deBrecht lui-même.

Art et politique

1933-1938

© 1967, Stefan S. Brecht.Tous droits réservés.

© 1970, L'Arche, Editeur, Paris,pour la traduction française.

Page 4: Brecht_sur le réalisme

En ce temps de choix décisifs, l'art aussi doit choisir. Ilpeut se faire l'instrument de quelques-uns, qui jouent auprèsdu grand nombre le rôle des dieux et du destin, et exigentune foi dont la qualité première soit d'être aveugle ; ou ilpeut se ranger aux côtés du grand nombre, et remettre sondestin entre ses propres mains. Il peut livrer les hommesaux ivresses, aux illusions et aux miracles, et il peut livrerle monde aux hommes. Il peut accroître l'ignorance, et ilpeut accroître le savoir. Il peut en appeler aux puissancesqui font leurs preuves dans la destruction, et à celles quifont leurs preuves dans l'aide apportée aux hommes.

Page 5: Brecht_sur le réalisme

[Le dernier mot]

Le premier pays qu'Hitler ait conquis, ce fut l'Allema-gne ; le premier peuple qu'il ait opprimé, ce fut lepeuple allemand. On a tort de dire : la littérature alle-mande s'est exilée en totalité. On ferait mieux de dire :on en a exorcisé le peuple allemand. La plus antique despoésies existantes à ce jour, la chinoise, a joui de laconsidération de certains princes du fait que les meilleurspoètes ont été forcés de quitter individuellement lesprovinces où leurs poèmes plaisaient trop. Li T'ai-po a étéau moins une fois en exil, Tu Fu au moins deux fois,Po Chü-yi au moins trois fois. Comme on le voit, c'étaitune littérature qui ne visait pas principalement à demeurersédentaire, et ce n'était pas non plus un art qui voulaitsimplement séduire. Mais, en vérité, on ne connaît guèrede littérature qui ait été respectée, honorée à un teldegré par l'Etat comme l'a été de nos jours la littératureallemande sous forme de bannissement total ; quand lesfascistes la piétinent, c'est leur façon de s'incliner devantelle. J'espère que la littérature allemande se montreradigne de cette attention exceptionnelle. Des écrivains ontcité avec fierté la parole biblique : « Au commencementétait le verbe », c'est-à-dire le mot ; de tous les mots,celui qui me paraît, à moi, le plus important, c'est...le dernier.

[Pas de place pour la musique progressiste]

[Projet de lettre à Paul Hindemith]

Cher Hindemith, on me dit que vous êtes entré enconflit grave avec les milieux dirigeants. Et qu'on vous

Page 6: Brecht_sur le réalisme

10 Art et politique

reproche des textes que vous avez mis en musique jadis.Les pires seraient de moi. Je m'empresse de vous confir-mer que ce ne sont pas les tendances « destructrices »de mes écrits qui vous ont incité à collaborer avec moi.Vous m'avez souvent dit que les idées socialistes nesont pas l'affaire des musiciens. D'où je dois bien conclureque seul un certain talent littéraire vous a attiré versmoi. Je n'ai pas réussi à vous convaincre que ce talentlittéraire ne pouvait absolument pas être séparé de cesidées socialistes. Vous souteniez qu'en cas de nécessité(et l'on s'y trouvait déjà alors) on pouvait mettre enmusique les annuaires. Or même si je vous avais composéun annuaire, cela aurait bien pu susciter des conflitsavec certains milieux dirigeants : songez seulement auxprofessions que j'aurais pu inventer pour accompagnercertains noms, pour leur donner un peu d'envoléepoétique...

Supposons qu'après l'irruption du Troisième desfunestes Empires allemands vous vous soyez appliquéà composer musicalement des annuaires : on vous enaurait su gré infiniment, vous auriez fait montre par làd'un grande complaisance. Mais voilà qu'on me dit quevotre talent musical serait inséparable, lui aussi, decertaines idées.

Les journaux amis font valoir que vos adversaireseux-mêmes n'auraient pas mis en doute votre talentmusical. Mais comme une simple circonstance atténuante,comme pour excuser d'autres choses qu'on a fait valoircontre vous. En vérité, le chef d'accusation principalcontre vous, c'était et c'est toujours votre talent musical.Quelle sorte de musique vous écrivez, ce n'est nullement,en effet, une affaire de bonne volonté : il faut pouvoir ;or, le voudriez-vous, qu'écrire une musique comme on enexige dans l'Allemagne d'Hitler, vous ne le pourriez pas.A quoi bon mettre en musique Mein Kampf, un livredont l'auteur compte parmi ses amis les policiers les plushaut placés ? Vous ne tromperiez personne. Je ne peuxm'empêcher de rire quand je lis qu'on vous accuse de

Page 7: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 11

faire une musique « mouvementée ». Comment pourriez-vous vous arrêter d'en faire ? On n'en veut pas, dumouvement, évidemment. Dans aucun domaine, sousaucun prétexte. Et vous, on vous laisserait le droit debouger ? Une musique qui se veut le reflet véridiquedu monde du xx e siècle, monde indubitablement troublé,compliqué, brutal, contradictoire, ne peut espérer trouvergrâce. Mais sinon, de quoi pourrait-elle bien être le refletSans doute de la prétention, chez quelques puissantsde ce monde, d'avoir ordonné eux-mêmes l'univers : unpré où paissent quelques moutons sous la houlette d'unchef ? Vous pouvez lever le bras pour faire le saluthitlérien (on arrivera peut-être à vous y forcer), maisdès lors que vous levez la baguette, les concurrents veil-lent et la police ne tardera pas à surgir. La musiquen'est pas une Arche de Noé qui puisse vous faire tra-verser sans dommage le déluge.

Qu'il s'agisse de la philosophie, de la littérature, del'architecture, des sciences, de la musique enfin, toutesces branches de la culture participent de l'évolution dela société à laquelle elles appartiennent. Cette sociétécomportant des tendances progressistes et des tendancesréactionnaires, la musique, comme toute autre productionde l'esprit, incarnera ou les premières ou les secondes.Les couches progressistes du peuple auront besoin d'uneautre musique que les couches rétrogrades, et la musiqueprogressiste (car la musique a aussi, bien sûr, ses loisinternes et son évolution autonome) trouvera ses auditeurspropres, ou ses exécutants, en tout cas ses bénéficiaires,chez ces couches progressistes du peuple.

Les seigneurs en chemise brune ont parfaitement raisonde trouver votre musique impropre à servir leur cause,qui est la cause de la réaction, et de n'admettre d'autretalent musical que le talent pour la réaction !

Alors, disparaissez !

Date probable : 1934

Page 8: Brecht_sur le réalisme

12 Art et politique

[ Vénalité]

Serait-il possible par exemple de les acheter tous avecde l'argent ? On pourrait en acheter neuf sur dix. Poursept de ceux qu'on aurait achetés, on pourrait prouverqu'ils l'ont été. Pour les deux autres, non. Qu'en serait-ildu dixième ? Il serait incorruptible. Sur cent à qui onne pourrait pas permettre d'écrire la vérité, il y aurait,si nos calculs sont justes, dix de ces incorruptibles.Pourrait-on rendre à tous la littérature impossible ? Non,seulement à neuf.

Cinq difficultés pour écrire la vérité

Qui se propose aujourd'hui d'engager la lutte contrele mensonge et l'ignorance et d'écrire la vérité doit venirà bout d'au moins cinq difficultés. Il faut avoir le couraged'écrire la vérité, quand elle est partout étouffée ; l'intel-ligence de la reconnaître, quand elle est partout dissi-mulée ; l'art d'en faire une arme maniable ; assez dediscernement pour choisir ceux entre les mains de quielle devient efficace ; et de ruse pour la diffuser parmieux. Pour ceux qui écrivent sous le fascisme, ces diffi-cultés sont particulièrement grandes, mais elles existentaussi pour ceux qui ont été chassés ou se sont enfuis,et même pour ceux qui écrivent dans les pays de libertébourgeoise.

1. Le courage d'écrire la vérité

Il peut sembler aller de soi que l'écrivain écrive lavérité, en ce sens qu'il ne doit pas la taire, ni l'étouffer,ni rien écrire de faux. Qu'il ne doit pas plier devantles puissants, ni tromper les faibles. Mais, naturellement,il est très difficile de ne pas plier devant les puissants,et très avantageux de tromper les faibles. Déplaire auxpossédants, c'est renoncer à posséder soi-même. Renoncerau salaire pour un travail qu'on a fourni, c'est renoncer

Page 9: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 13

à la limite au travail lui-même ; et refuser la gloire quevous font les puissants, c'est souvent renoncer à touteespèce de gloire. Il faut pour cela du courage. Les époquesd'extrême oppression sont généralement des époques oùil est beaucoup question de grandeur et d'idéal. Parlerà de telles époques de choses aussi basses et mesquinesque la nourriture et le logement des travailleurs, alorsqu'il est fait un tel battage autour de l'esprit de sacrificecomme vertu première, cela exige du courage. Au momentoù les paysans sont abreuvés de belles paroles et cou-verts de décorations, il faut, pour parler des machines etdes fourrages bon marché qui allégeraient leur travailtant honoré, du courage. Quand on crie partout sur lesondes qu'un homme sans savoir et sans culture vautmieux qu'un homme savant, il faut du courage pourdemander : mieux pour qui ? Quand on parle de bellesraces et de races dégénérées, il faut du courage pourdemander si par hasard la faim, et l'ignorance, et laguerre ne produiraient pas de terribles malformations.Du courage, il n'en faut pas moins pour dire la véritésur soi-même, lorsqu'on est vaincu. Il y en a beaucoupqui, sous l'effet des persécutions, perdent la faculté dereconnaître leurs fautes. Etre persécuté leur semble être lemal absolu. Les méchants, ce sont les persécuteurs, puis-qu'ils persécutent ; eux, qui sont persécutés, ne peuventl'être que pour leur bonté. Cette bonté, pourtant, a bienété battue, vaincue, réduite à l'impuissance ; c'était doncune bonté faible, une bonté inconsistante, sur qui on nepouvait compter, une mauvaise bonté : on ne voit pas eneffet pourquoi on accepterait que la bonté soit faiblecomme on accepte que la pluie soit humide. Il faut avoirle courage de dire que les bons ont été vaincus non parcequ'ils étaient bons, mais parce qu'ils étaient faibles. Biensûr, il faut écrire la vérité, mais la vérité en lutte contrele mensonge ; et il ne faut pas en faire une généralitévague, sublime et à multiples sens ; cette généralité vague,sublime et à multiples sens est précisément le propre dumensonge. Lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il a dit la vérité,

Page 10: Brecht_sur le réalisme

14 Art et politique

c'est que certains, ou beaucoup, ou un seul, ont commencépar dire des généralités vagues, ou carrément un men-songe, mais que lui a dit la vérité, c'est-à-dire quelquechose de pratique, de concret, d'irréfutable, la chosemême dont il fallait parler.

Ce n'est pas du courage que de se lamenter en termesgénéraux sur la méchanceté du monde et le triomphede la bassesse, quand on écrit dans une partie du mondeoù il est encore permis de le faire. Beaucoup font lesbraves comme si des canons étaient braqués sur eux,alors que ce ne sont que des jumelles de théâtre. Ilslancent leurs proclamations générales dans un monde oùl'on aime les gens inoffensifs. Ils réclament une justiceuniverselle, pour laquelle ils n'ont jamais rien fait aupa-ravant, et la liberté universelle de recevoir leur part d'ungâteau qu'on les a longtemps laissé partager. Ils nereconnaissent comme vérité que ce qui sonne bien. Sila vérité consiste en faits, en chiffres, en donnéessèches et nues, si elle exige pour être trouvée de lapeine et de l'étude, alors ils n'y reconnaissent plus lavérité, parce que ça ne les exalte pas. D'écrivains quidisent la vérité, ils n'ont que l'extérieur, les gestes. Lemalheur avec eux, c'est qu'ils ne savent pas la vérité.

2. L'intelligence de reconnaître la vérité

Comme il est difficile d'écrire la vérité, parce qu'elleest partout étouffée, écrire ou non la vérité apparaît àla plupart comme une question morale. Ils croient qu'ilsuffit pour cela de courage. Ils oublient la seconde diffi-culté, celle qu'il y a à trouver la vérité. Non, il n'estpas du tout vrai qu'il soit facile de trouver la vérité.

Il n'est déjà pas facile, tout d'abord, de déterminerquelle vérité vaut la peine d'être dite. C'est ainsi qu'ence moment, par exemple, tous les grands Etats civiliséssombrent l'un après l'autre dans la barbarie. De plus,chacun sait que la guerre intérieure, qui se mène avecles moyens les plus effroyables, peut chaque jour setransformer en guerre extérieure, qui ne laissera de

Page 11: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 15

notre partie du monde qu'un amas de ruines. Voilà àn'en pas douter une vérité, mais il existe naturellementbien d'autres vérités. Ce n'est pas une contre-vérité, parexemple, de dire que les chaises ont une partie faitepour qu'on s'assoie dessus, et que la pluie tombe dehaut en bas. Il y a beaucoup d'écrivains qui disent desvérités de ce genre-là. Ils font penser à des peintresqui couvriraient de natures mortes les parois d'un navireen perdition. Pour eux la première difficulté que nousavons signalée ne vaut pas, et ils n'en ont pas moinsbonne conscience. Ils barbouillent leurs images sans selaisser troubler par les puissants, mais sans se laissertroubler non plus par les cris de leurs victimes. L'absur-dité de leur façon d'agir engendre en eux-mêmes un pessi-misme « profond », qu'ils monnayent convenablement,et que d'autres auraient de meilleures raisons d'éprouver,à la vue de ces maîtres et de la manière dont ils vendentleurs sentiments. On reconnaîtra par là sans peine queleurs vérités sont du même ordre que celles sur leschaises ou la pluie, mais d'ordinaire elles sonnent diffé-remment, comme des vérités portant sur des choses impor-tantes. Aussi bien est-ce le propre de la création artis-tique que de conférer de l'importance aux choses dontelle parle.

Il faut y regarder de plus près pour s'apercevoir qu'ilsne disent rien d'autre que : « Une chaise est une chaise »,et : « Personne ne peut rien contre le fait que la pluietombe de haut en bas ».

Ces gens ne trouvent pas la vérité qu'il vaut la peinede dire. D'autres s'occupent vraiment, eux, des tâches lesplus urgentes, ils craignent les puissants et ne craignentpas la pauvreté, mais n'arrivent pas, cependant, à trouverla vérité. C'est qu'ils manquent de connaissances. Ils sontpleins de vieilles superstitions, de préjugés vénérableset que les temps anciens ont souvent revêtu d'une belleapparence. Pour eux, le monde est trop embrouillé, ilsne connaissent pas les faits et n'aperçoivent pas les liai-sons entre ces faits. Il ne suffit pas de la droiture, il

Page 12: Brecht_sur le réalisme

16 Art et politique

faut des connaissances susceptibles d'être acquises et desméthodes susceptibles d'être apprises. En ces temps decomplications et de grands bouleversements, les écrivainsont besoin de connaître la dialectique matérialiste, l'éco-nomie et l'histoire. Cette connaissance peut s'acquérirpar les livres et par une initiation pratique, pour peuqu'on s'y applique. Il y a beaucoup de vérités qu'on peutdécouvrir de manière plus simple, des fragments de lavérité ou des données qui conduisent à la découvrir.Quand on a la volonté de chercher, il est bon d'avoirune méthode, mais on peut aussi trouver sans méthode,et même sans chercher. Cependant, en procédant ainsi,au hasard, on ne peut guère atteindre à une représentationde la vérité telle que sur la base de cette représentationles hommes sachent comment agir. Des gens qui n'enre-gistrent que de petits faits ne sont pas en mesure derendre maniables les choses de ce monde. Or c'est bienà quoi sert la vérité, et à rien d'autre. Ces gens ne sontpas à la hauteur de l'exigence de vérité.

Si quelqu'un est prêt à écrire la vérité, et capablede la reconnaître, trois difficultés l'attendent encore.

3. L'art de faire de la vérité une arme maniable

S'il faut dire la vérité, c'est en raison des conséquencesqui en découlent pour la conduite dans la vie. Commeexemple de vérité dont on ne peut tirer aucune consé-quence, ou seulement des conséquences fausses, nous pou-vons prendre l'idée très répandue selon laquelle le régimebarbare qui règne dans certains pays provient de la bar-barie. D'après cette conception, le fascisme est un défer-lement de la barbarie qui s'est abattue sur ces pays avecla violence d'un élément naturel.

D'après cette conception, le fascisme serait une troi-sième voie, une voie nouvelle entre le capitalisme et lesocialisme, ou dépassant l'un et l'autre ; d'après elle,non seulement le mouvement socialiste, mais aussi lecapitalisme auraient pu continuer à exister sans le fas-cisme, et ainsi de suite. C'est là évidemment la thèse

Page 13: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 17

fasciste, une capitulation devant le fascisme. Le fascismeest une phase historique dans laquelle est entré le capi-talisme ; c'est-à-dire qu'il est à la fois quelque chose deneuf et quelque chose d'ancien. Dans les pays fascistes,le capitalisme n'existe plus que comme fascisme, et lefascisme ne peut être combattu que comme la forme laplus éhontée, la plus impudente, la plus oppressive, laplus menteuse du capitalisme.

Dès lors, comment dire la vérité sur le fascisme, donton se déclare l'adversaire, si l'on ne veut rien dire contrele capitalisme, qui l'engendre ?

Comment une telle vérité pourrait-elle revêtir uneportée pratique ? Ceux qui sont contre le fascisme sansêtre contre le capitalisme, qui se lamentent sur la barbarieissue de la barbarie, ressemblent à ces gens qui veulentmanger leur part du rôti de veau, mais ne veulentpas qu'on tue le veau. Ils veulent bien manger du veau,mais ils ne veulent pas voir le sang. Il leur suffirait, pourêtre apaisés, que le boucher se lave les mains avant deservir la viande. Ils ne sont pas contre les rapportsde propriété qui engendrent la barbarie, ils sont seule-ment contre la barbarie. Ils élèvent leur voix contre labarbarie dans des pays où règnent les mêmes rapportsde propriété, mais où les bouchers se lavent les mainsavant de servir la viande.

Récriminer bien haut contre des mesures barbares peutavoir de l'effet provisoirement, tant que ceux qui vousécoutent s'imaginent que ces mesures sont impensablesdans leur propre pays. Certains pays sont encore à mêmede maintenir leurs rapports de propriété par des moyensmoins violents. La démocratie leur rend encore les servicespour lesquels d'autres doivent faire appel à la violence,à savoir : garantir la propriété privée des moyens deproduction. Le monopole des usines, des mines, des biensfonciers engendre partout un régime de barbarie ; maisil est plus ou moins visible. La barbarie ne devientvisible que lorsque le monopole ne peut plus être protégéque par la dictature ouverte.

2

Page 14: Brecht_sur le réalisme

18 Art et politique

Certains pays qui n'ont pas encore besoin de renoncer,à cause de la barbarie des monopoles, aux garanties for-melles de l'Etat libéral, ainsi qu'à des agréments telsque l'art, la littérature, la philosophie, prêtent une oreillecomplaisante aux réfugiés qui accusent leur pays d'originede renoncer à ces agréments, car ils en tireront avantagedans les guerres qui s'annoncent. Peut-on vraiment direque c'est reconnaître la vérité que d'exiger bruyammentun combat inexpiable contre l'Allemagne, parce que c'estelle « le vrai berceau du Mal à notre époque, la filialede l'Enfer, le séjour de l'Antéchrist » 1 ? Disons plutôtqu'il s'agit là de gens stupides, impuissants et nuisibles.Car la conclusion de cette phraséologie est que le paysen question doit être rayé de la carte. Tout le pays, avectous ses habitants, car les gaz toxiques ne font pas letri, lorsqu'ils tuent, entre les innocents et les coupables.

L'homme superficiel qui ne connaît pas la vérités'exprime en termes élevés, généraux et vagues. Il discourtsur « les » Allemands, se lamente sur « le » Mal, eten mettant les choses au mieux, le lecteur ne sait jamaisce qu'il doit faire. Doit-il décider de n'être plus Alle-mand ? L'enfer disparaîtra-t-il si lui au moins est unjuste ? Les discours sur la barbarie qui vient de la bar-barie sont de la même espèce. Si la barbarie vient dela barbarie, elle cesse avec la moralité, qui vient de laculture et de l'éducation. Tout cela dit en termes trèsgénéraux, et non en vue des conséquences à en tirerpour l'action ; un discours qui au fond ne s'adresse àpersonne.

De telles considérations ne montrent que quelquesmaillons dans l'enchaînement des causes et ne présententque certaines forces motrices, et comme des forces impos-sibles à contrôler, à dominer. De telles considérationsrenferment une grande obscurité, qui dissimule les forcesd'où sortent les catastrophes. Un peu de lumière, et onverra apparaître des hommes comme causes des catas-

1. Brecht vise ici des émigrés comme Thomas Mann. (N.d.T.)

Page 15: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 19

trophes ! Car nous vivons en un temps où le destinde l'homme est l'homme lui-même.

Le fascisme n'est pas une calamité naturelle qui pour-rait se comprendre à partir d'une autre « nature », la« nature » humaine. Or il y a des descriptions de cala-mités naturelles qui sont dignes de l'homme, parce qu'ellesfont appel à ses vertus combatives.

Dans beaucoup de revues américaines on a pu voir,après le tremblement de terre qui avait détruit Yokohama,des photos représentant des décombres. La légende aubas disait : « Steel stood » (l'acier a tenu) ; et de fait,après n'avoir vu au premier coup d'oeil que des ruines,on découvrait, alerté par cette inscription, que quelquesgrands immeubles étaient restés debout. Parmi toutes lesdescriptions que l'on peut donner d'un tremblement deterre, celles des ingénieurs du bâtiment sont d'uneimportance exceptionnelle, parce qu'elles tiennent comptedes glissements de terrain, de la violence des secousses,de la chaleur dégagée, etc., ce qui permet d'envisagerdes constructions qui résistent aux tremblements de terre.Quand on veut décrire le fascisme et la guerre, ces catas-trophes majeures, qui ne sont pas des catastrophes natu-relles, il faut dégager une vérité dont on puisse fairequelque chose. Il faut montrer que ce sont là des catas-trophes réservées par les possesseurs de moyens de pro-duction à la masse énorme de ceux qui travaillent sansmoyens de production à eux.

Si l'on veut écrire; sur un état de choses mauvais,une vérité efficace, il faut l'écrire de façon telle qu'onpuisse reconnaître ses causes et les reconnaître commeévitables. Si elles sont reconnues comme évitables, l'étatde choses mauvais peut être combattu.

4. Le discernement pour choisir ceux entre les mainsde qui la vérité devient efficace

Les usages séculaires du commerce de la chose écritesur le marché des idées et des représentations descriptives,

Page 16: Brecht_sur le réalisme

20 Art et politique

en ôtant à l'écrivain tout souci de ce qu'il advient deses écrits, lui ont donné l'impression que l'intermédiaire,client ou commanditaire, les transmettait à tout le monde.Il pensait : je parle, et m'entendent tous ceux quiveulent bien m'entendre. En réalité, il parlait, et l'écou-taient ceux qui pouvaient payer. Ce qu'il disait n'étaitpas entendu de tous, et ceux qui l'entendaient ne vou-laient pas tout entendre. C'est une question sur laquelleil s'est dit déjà beaucoup de choses, mais pas encoreassez ; je me bornerai à souligner qu' « écrire pour quel-qu'un » est devenu « écrire » tout court. Or on nepeut comme cela écrire la vérité, sans plus ; il fautabsolument l'écrire à quelqu'un, quelqu'un qui peut enfaire quelque chose. Connaître la vérité, c'est un processuscommun aux écrivains et aux lecteurs. Pour dire debonnes choses, il faut bien entendre, et entendre debonnes choses. La vérité doit être pesée, calculée parcelui qui la dit, et pesée par celui qui l'entend. Il nousimporte beaucoup, à nous écrivains, de savoir à qui nousla disons et qui nous la dit.

Nous devons dire la vérité sur un état de chosesmauvais à ceux pour qui il est le plus mauvais, et c'estd'eux que nous devons l'apprendre. Il ne faut pass'adresser seulement à des gens d'une certaine opinion,mais aussi à des gens auxquels il conviendrait qu'ils aientcette opinion, en raison de leur situation. Et puis, vosauditeurs ne cessent de se transformer ! Même avec lesbourreaux on peut causer, s'ils ne touchent plus la primepour chaque pendaison, ou si le métier devient trop dan-gereux. Les paysans bavarois étaient contre tout boule-versement social, mais lorsque la guerre eut duré assezlongtemps et que les jeunes revinrent au foyer et ne trou-vèrent plus de place dans les fermes, alors on a pu lesgagner à la révolution.

Il importe beaucoup pour les écrivains de trouverl'accent de la vérité. D'ordinaire, les accents qu'on entendsont douceâtres, geignards, on dirait des gens qui ne veu-lent pas faire de mal à une mouche. Entendre ces accents-

Page 17: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 21

là quand on est dans la misère, c'est devenir encore plusmisérable. C'est le ton de gens qui ne sont sans doutepas des ennemis, mais non plus, à coup sûr, des compa-gnons de lutte. La vérité est militante, guerrière, ellene combat pas seulement le mensonge, mais aussi certainshommes qui le répandent.

5. La ruse pour répandre la vérité parmi le grand nombre

Beaucoup, fiers d'avoir le courage de dire la vérité,heureux de l'avoir trouvée, fatigués peut-être par la peineque leur a coûté le fait de la mettre en forme maniable,attendant avec impatience que s'en saisissent ceux dontils défendent les intérêts, n'estiment pas nécessaire d'userpar-dessus le marché de ruses particulières pour sa diffu-sion. Et c'est ainsi qu'ils perdent souvent tout le fruitde leur travail. En tous temps on a usé de ruse pourrépandre la vérité, lorsqu'elle était étouffée ou cachée.Confucius falsifia un vieil almanach patriotique. Il secontentait de changer des mots. Là où il y avait : « Leseigneur de Kun fit mettre à mort le philosophe Wan,parce qu'il avait dit ceci et cela.... », il remplaçait « mettreà mort » par « assassiner ». Disait-on que le tyran Untelavait été victime d'un attentat, il mettait : « avait étéexécuté ». Ce faisant, Confucius ouvrit la voie à une vuenouvelle de l'Histoire.

A notre époque, mettre au lieu de « peuple » la« population » et au lieu de « sol » « propriété ter-rienne », c'est déjà retirer son soutien à bien des men-songes. C'est retirer aux mots leur auréole mystique etfrelatée. Le mot « peuple » implique une certaine unité,évoque des intérêts communs ; il ne devrait donc êtreemployé que lorsqu'il est question de plusieurs peuples,car c'est au mieux dans ce cas qu'une quelconque com-munauté d'intérêts peut se concevoir. La population d'unterritoire a des intérêts divers, voire antagonistes, etc'est là une vérité constamment étouffée. De même, parlerde sol et faire des champs une peinture qui parle aux

Page 18: Brecht_sur le réalisme

22 Art et politique

yeux par la couleur et à l'odorat par les senteurs de laterre, c'est apporter son appui aux mensonges des puis-sants. Car ce qui est en question n'est pas la féconditédu sol, ni l'amour que l'homme lui porte, ni l'ardeurau travail, mais essentiellement le prix du blé et le salairedu travail. Ceux qui tirent profit du sol ne sont pasceux qui en tirent du blé, et le parfum de la glèbe estinconnu à la Bourse ; elle préfère d'autres parfums.Tandis que « propriété terrienne » est le mot juste ; ilse prête moins à l'illusion. A la place de « discipline »,là où règne l'oppression, il faudrait dire « obéissance »,car il peut y avoir discipline sans oppression et le mota par là même plus de dignité qu'obéissance. Et à la placed' « honneur » il serait préférable de mettre « dignitéhumaine » : l'individu ne sort pas aussi facilement duchamp de vision. On sait tout de même quelle canaille sepermet de vouloir défendre l'honneur d'un peuple ! Etavec quelle profusion les gens repus distribuent de l'hon-neur à ceux qui les nourrissent tout en souffrant eux-mêmes de la faim. La ruse de Confucius peut encoreservir de nos jours. Confucius remplaçait des appréciationsinjustifiées sur des événements de l'histoire nationalepar des appréciations justifiées. L'Anglais Thomas More

décrivit dans son Utopie un pays où règne un étatde choses juste, et c'était un tout autre pays que celuioù il vivait, mais il lui ressemblait comme deux gouttesd'eau, à l'état de choses près !

Lénine, menacé par la police tsariste, voulait dépeindrel'exploitation et l'oppression de l'île de Sakhaline parla bourgeoisie russe. Il mit la Corée à la place de Sakha-line et le Japon à la place de la Russie. Les méthodesde la bourgeoisie japonaise rappelèrent à tous les lecteurscelles de la bourgeoisie russe à Sakhaline, mais le textene fut pas interdit parce que le Japon était ennemi dela Russie. Ainsi beaucoup de choses qu'on ne peut pasdire en Allemagne sur l'Allemagne, on peut les dire enAutriche.

Il y a bien des ruses pour berner l'Etat soupçonneux.

Page 19: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 23

Voltaire combattit la croyance de l'Eglise aux miraclesen écrivant un poème galant sur la Pucelle d'Orléans.Il décrivit les miracles que Jeanne dut en effet accom-plir, selon toute vraisemblance, pour demeurer vierge aumilieu d'une armée, d'une cour et des moines. Par l'élé-gance de son style, en décrivant des aventures érotiquesdans le cadre luxueux et luxurieux de la vie des puissants,il amenait subrepticement ceux-ci à sacrifier une religionqui leur fournissait les moyens de mener cette vie dissolue.Mieux, il se donna ainsi la possibilité de faire parvenirses oeuvres par des voies illicites à leurs destinatairesnaturels. Ceux d'entre ses lecteurs qui étaient des puis-sants en facilitèrent ou pour le moins en tolérèrent la dif-fusion. Ils sacrifièrent ainsi la police, qui protégeait leursplaisirs. Le grand Lucrèce, lui, souligne expressément qu'ilcompte beaucoup pour la propagation de l'athéisme épi-curien sur la beauté de ses vers.

De fait, un haut niveau littéraire peut servir d'enve-loppe protectrice à une idée. Mais il est de fait aussiqu'il éveille souvent les soupçons. Il peut être alors indi-qué de le rabaisser intentionnellement. C'est le cas parexemple lorsque dans la forme méprisée du roman poli-cier on glisse en contrebande en quelques endroits, sanséveiller l'attention, des descriptions de maux sociaux.De telles descriptions suffiraient à justifier l'existenced'un roman policier. Pour des considérations bien moin-dres, le grand Shakespeare abaissa ce niveau lorsque,volontairement, il fit parler sans éclat la mère de Coriolanau moment où elle va à la rencontre de son fils quimarche avec son armée contre sa ville natale : il voulaitque Coriolan ne soit pas détourné de son plan pour desraisons valables ou par un mouvement profond, mais parune sorte de paresse qui le fait retourner à ses habitudesde jeunesse. Chez le même Shakespeare, on trouve unmodèle de vérité répandue par la ruse : le discoursfunèbre de Marc-Antoine devant la dépouille de César.Il ne se lasse pas de répéter que le meurtrier de César,Brutus, était un homme honorable, mais en même temps

Page 20: Brecht_sur le réalisme

24 Art et politique

il décrit le meurtre, et l'évocation de cet acte est plusimpressionnante que celle de l'auteur du meurtre ; l'ora-teur laisse ainsi aux faits le soin de vaincre pour lui, illeur confère une plus grande éloquence qu'à « lui-même ».Un poète égyptien, qui vivait il y a quatre mille ans, ausé d'une méthode identique. C'était une époque degrandes luttes de classes. La classe jusque-là dominantese défendait à grand-peine contre son grand antagoniste,la partie jusque-là serve de la population. Dans lepoème, on voit un sage paraître à la cour du pharaonet appeller à la lutte contre les ennemis de l'intérieur.Il décrit longuement et de façon prenante le désordrequi est résulté du soulèvement des couches inférieures.Voici ce que cela donne :

« Or donc : les grands sont pleins de lamentations etles petits de joie. Chaque ville dit : chassons les puissantsd'entre nous tous.

« Or donc : les chambres des scribes sont ouvertes, etles listes emportées ; les serfs deviennent les maîtres.

« Or donc : on ne reconnaît plus le fils du maître res-pecté ; l'enfant de la maîtresse est devenu le fils de la ser-vante.

« Or donc : on a attelé les riches aux meules ; ceux quin'avaient jamais vu la lumière sont sortis au jour.

« Or donc : l'ébène des cassettes de sacrifice a été bri-sée ; on débite à la hache le santal merveilleux pour enfaire des lits.

« Voyez : la résidence s'est écroulée en une heure.« Voyez : les pauvres sont devenus riches. Voyez, celui

qui n'avait pas de pain possède maintenant une grange, etce dont son grenier est pourvu, c'est le bien pris sur unautre.

« Voyez : l'homme se sent bien de manger sa nourri-ture.

« Voyez : celui qui n'avait pas de blé possède maintenantdes granges ; celui qui comptait sur les distributions gra-tuites de blé en distribue maintenant lui-même.

« Voyez : celui qui n'avait pas une paire de boeufs sousle joug possède maintenant des troupeaux ; celui qui nepouvait se procurer de bêtes de trait possède maintenant dubétail en grand nombre.

« Voyez : celui qui ne pouvait se bâtir une chambre pos-sède à présent quatre murs.

Page 21: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 25

« Voyez : les conseillers cherchent refuge dans les silosà grain, et celui qui avait à peine le droit de se reposer surles murs possède maintenant un lit.

« Voyez : celui qui ne pouvait se construire une barquepossède à présent des navires, et le propriétaire jette unregard vers eux, mais ils ne sont plus à lui.

« Voyez : ceux qui avaient des habits vont maintenanten loques ; celui qui tissait pour les autres est vêtu à pré-sent de lin. Le riche a soif dans son sommeil ; et celui quilui demandait la lie de ses outres possède à présent descaves de cervoise.

« Voyez : celui qui n'entendait rien au jeu de la harpepossède maintenant une harpe, celui devant qui on nechantait jamais célèbre à présent la musique.

« Voyez : celui qui par dénûment dormait sans femmetrouve à présent des dames, et celle qui se regardait dansl'eau possède à présent un miroir.

« Voyez : les puissants du pays errent sans trouver d'oc-cupation • on ne donne plus aux grands de nouvelles surrien. Celui qui était messager en envoie maintenant lui-même.

« Voyez : voilà cinq hommes envoyés par leurs maîtres,et qui disent : faites maintenant vous-mêmes le chemin ;nous, nous sommes arrivés. »

Il saute aux yeux qu'il s'agit là de l'évocation d'undésordre qui doit apparaître aux opprimés comme un étathautement désirable. Cependant, le poète se laisse diffi-cilement saisir. Il condamne explicitement cet état dechoses, mais il le condamne mal...

Jonathan Swift proposa dans une brochure, pour quele pays devienne prospère, qu'on sale les enfants despauvres, qu'on les mette en conserves et qu'on les vendecomme de la viande. Il alignait des calculs précis quidémontraient qu'on peut faire beaucoup d'économiesquand on ne recule pas devant les moyens.

Swift faisait la bête. Il avait l'air de défendre unefaçon de penser bien définie, qui lui était odieuse, avecbeaucoup de conviction et de sérieux, dans une questionoù son ignominie apparaissait à l'évidence à n'importequi. N'importe qui pouvait être plus avisé, ou en toutcas plus humain que Swift, surtout celui qui jusque-là

Page 22: Brecht_sur le réalisme

26 Art et politique

n'examinait pas les idées sous l'angle de leurs consé-quences.

La propagande pour la pensée, en quelque domainequ'elle se fasse, est utile aux opprimés. Une telle propa-gande est très nécessaire. Car la pensée passe dans desrégimes d'exploitation pour une occupation basse.

Ce qui passe pour bas, c'est ce qui est utile à ceuxqui sont maintenus en bas de l'échelle. Sont tenus pourbas : le souci constant de manger à sa faim ; le dédaindes honneurs qu'on fait miroiter à ceux qui défendentle pays où on les laisse mourir de faim ; le manque defoi dans le chef lorsqu'il vous conduit à l'abîme ; lemanque de goût au travail quand il ne nourrit pas sonhomme ; la révolte contre l'obligation de se comporter defaçon absurde ; l'indifférence à la famille lorsqu'il neservirait à rien de s'y intéresser. Les affamés sont accusésdu péché de gourmandise ; ceux qui n'ont rien à défendre,de lâcheté ; ceux qui doutent de leurs oppresseurs, dedouter de leur propre force ; ceux qui veulent être payésde leur travail, de paresse, et ainsi de suite. Sous de telsrégimes, la pensée est tenue généralement pour quelquechose de vil, elle a mauvaise réputation. On ne l'enseigneplus nulle part, et dès qu'elle apparaît, on la persécute.Mais il reste toujours des domaines où l'on peut impuné-ment faire allusion aux réussites de la pensée : ce sontceux où la dictature a besoin d'elle. C'est ainsi, par exem-ple, qu'on peut exposer les réussites de la pensée dans latechnique et l'art militaire. Une organisation permettantde faire durer les stocks de laine et d'inventer des textilessynthétiques exige de la pensée. La détérioration des den-rées alimentaires, la préparation de la jeunesse à la guerre,voilà qui exige de la pensée, et c'est une chose que l'onpeut exposer. L'éloge de la guerre, but irréfléchi de cettepensée, peut être astucieusement évité ; ainsi la pensée,qui part de la question du meilleur moyen pour fairela guerre, peut amener à se demander si cette guerre aun sens, et s'appliquer à la question du meilleur moyend'éviter une guerre absurde.

Page 23: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 27

Naturellement, cette question est difficile à poser publi-quement. Est-ce que la pensée qu'on a propagée peutêtre exploitée, c'est-à-dire présentée de façon telle qu'elleait prise sur les événements ? Elle peut l'être.

Pour qu'en un temps comme le nôtre l'oppression, quisert à l'exploitation d'une partie (majoritaire) de la popu-lation par une autre partie (minoritaire), demeure possible,il y faut une certaine attitude fondamentale de la popu-lation, qui doit s'étendre à tous les domaines de l'exis-tence. Une découverte en biologie, comme celle deDarwin, a pu tout d'un coup constituer un danger pourl'exploitation ; pourtant l'Eglise fut longtemps la seuleà s'en préoccuper, la police ne s'apercevait encore de rien.Ces dernières années, les recherches des physiciens ontabouti à des conséquences dans le domaine de la logiquequi ont pu devenir dangereuses pour toute une séried'articles de foi sur lesquels reposait l'exploitation. Lephilosophe d'Etat prussien Hegel, occupé à de difficilesrecherches logiques, livra à Marx et Lénine, les classiquesde la Révolution, des méthodes de pensée d'une valeurinestimable. Le développement des sciences s'accomplitavec cohérence, mais selon un rythme inégal, et l'Etatn'est pas en mesure de tout suivre et de tout surveiller.Les champions de la vérité peuvent se choisir des empla-cements de combat relativement à l'abri des regards. Cequi importe avant tout, c'est qu'une pensée juste soitenseignée, à savoir une pensée qui interroge les choseset les événements pour en dégager l'aspect qui changeet que l'on peut changer.

Les puissants éprouvent une vive aversion contre lesgrands changements. Ils aimeraient bien que tout resteen l'état, mille ans si possible. Si seulement la lune restaitsur place, si seulement le soleil arrêtait sa course ! Per-sonne n'aurait plus faim et ne voudrait plus dîner. Quandils ont tiré au fusil, l'adversaire ne devrait plus tirerlui-même, leur coup devrait être le dernier. Une visiondes choses qui en dégage particulièrement l'aspect transi-toire est un bon moyen d'encourager les opprimés. De

Page 24: Brecht_sur le réalisme

2 8 Art et politique

même, dans l'idée qu'en chaque chose, chaque état, s'an-nonce et grandit une contradiction, il y a quelque chose àopposer aux vainqueurs, qui permet de leur résister. Unetelle vision du monde (la dialectique, ou la doctrine del'écoulement perpétuel des choses), on peut s'y exercerdans l'analyse d'objets qui échappent temporairement auxpuissants. On peut l'appliquer à la biologie ou à lachimie. On peut s'y exercer aussi dans la peinture desdestinées d'une famille, sans trop se faire remarquer.L'idée que chaque chose est dépendante de beaucoupd'autres, elles-mêmes en constant changement, est uneidée dangereuse pour les dictatures, et elle peut se pré-senter sous bien des formes, sans donner prise à l'inter-vention de la police. Une description complète de toutesles circonstances, de tous les processus dans lesquels setrouve pris un homme qui ouvre un débit de tabac, peutêtre un rude coup porté à la dictature. Les gouver-nements qui mènent les masses à la misère doivent abso-lument éviter que dans la misère on pense au gouver-nement. Ils parlent beaucoup de destin. C'est lui, etnon pas eux, qui serait responsable de la pénurie. Quise mêle de rechercher la cause de la pénurie est arrêtéavant même d'avoir pu atteindre le gouvernement. Maisil est possible en général de parer à la phraséologie dudestin ; on peut montrer que le destin de l'homme luiest réservé par d'autres hommes.

Cela à son tour peut se faire de multiples façons. Onpeut par exemple raconter l'histoire d'une ferme, mettonsd'une ferme islandaise. On dit dans tout le village qu'unsort lui a été jeté. Une paysanne s'est précipitée dansle puits, un paysan s'est pendu. Un jour on célèbreun mariage, le fils du paysan épouse une fille qui apporteen dot quelques arpents. Le sort s'éloigne du village.Le village n'est pas d'accord sur les causes de l'heureuxdénouement. Les uns l'attribuent à la nature radieuse dujeune paysan, les autres aux arpents de terre de la jeunepaysanne qui permettent enfin à la ferme de vivre. Mêmeavec un poème qui évoque un paysage, on peut faire

Page 25: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 29

avancer les choses, pour autant qu'on incorpore à lanature les choses créées par l'homme.

Pour que la vérité se répande, il y faut de la ruse.

Résumé

La grande vérité de notre temps (qu'il ne sert pasencore à grand-chose de simplement connaître, mais sansla connaissance de laquelle aucune autre vérité d'impor-tance ne peut être trouvée), c'est que nos contrées som-brent dans la barbarie parce que la propriété privée desmoyens de production est conservée de force. A quoi bonécrire quelque chose de courageux d'où il ressort quel'état dans lequel nous sombrons est un état barbare(ce qui est bien vrai), si l'on n'éclaire pas pourquoinous y tombons ? Il faut dire que l'on torture parceque les rapports de propriété actuels entendent subsister.Certes, si nous disons cela, nous perdrons beaucoupd'amis, qui sont contre la torture, parce qu'ils croientqu'on pourrait conserver les rapports de propriété exis-tants sans torture (ce qui n'est pas vrai).

Nous devons dire la vérité sur le régime barbare quiest celui de notre pays, afin que puisse être fait ce quiseul peut le faire disparaître, c'est-à-dire ce qui permetde changer les rapports de propriété.

Il nous faut la dire, d'autre part, à ceux qui souffrentle plus des rapports de propriété, qui sont le plus inté-ressés à leur abolition, les ouvriers, et à ceux que nouspouvons leur amener comme alliés parce que, mêmes'ils sont associés aux profits, ce sont des gens qui nepossèdent pas eux non plus de moyens de production.

Et cinquièmement nous devons procéder par ruse.Et ces cinq difficultés, nous devons les résoudre en

même temps, car nous ne pouvons pas étudier la véritésur un régime de barbarie sans penser à ceux qui ensouffrent, et pendant que, repoussant toujours toute vel-léité de lâcheté, nous recherchons les liaisons causales enpensant à ceux qui sont prêts à rendre leur connaissance

Page 26: Brecht_sur le réalisme

30 Art et politique

utile, nous devons également penser à leur présenterla vérité de façon telle qu'elle puisse entre leurs mainsêtre une arme, et en même temps de façon assez ruséepour que cette transmission échappe à la vigilance et àla riposte de l'ennemi.

Exiger que l'écrivain écrive la vérité, c'est exiger toutcela.

1935

[Jugement sur un livre]

J'ai connu H. L. 1 sur un paquebot, où il m'a prêtéson livre sur les camps de concentration. Il m'a racontéque, malade, il s'était accoutumé à se réfugier dans ladrogue, et il me demanda, non sans inquiétude, si toutce qu'il avait écrit ne perdrait pas toute valeur si l'onapprenait qu'il avait eu recours à la drogue. Il est bienconnu, disait-il, que les drogués ne peuvent assumeraucune responsabilité. Je réfléchis et je lui dis : « Votrelivre me parait utile. Je pense qu'il dit la vérité. Savoircomment vous l'avez fait m'est indifférent. Il y a desgens qui font beaucoup parler d'eux et dont on saitqu'ils n'ont jamais porté à leurs lèvres la moindre goutted'alcool, et que d'ailleurs ils ne mangent pas non plusde viande, et qui ne disent ou n'écrivent que des chosesqui sont pure démence. Ils pourraient très bien mangerun peu de viande, si seulement en échange ils laissaientaux autres du beurre, au lieu de les atteler à des canons.Et à supposer qu'on arrive à tirer d'eux ne serait-cequ'une seule parole de vérité, s'ils étaient en état d'ivressecomplète, faudrait-il alors leur interdire l'alcool ? Jesuis convaincu que même si l'on déversait sur ces genstout l'alcool du monde, il ne sortirait pas de leur bouchela moindre parole de vérité. Je ne suis pas pour que

1. Heinz Lieprnann. (N.d.T.)

Page 27: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 31

vous vous bourriez de drogue, je crois que vous-mêmen'en êtes pas partisan, mais quel que soit l'état danslequel vous arriveriez, si c'est avec votre livre à lamain et en mettant le doigt sur un passage où vousécrivez la vérité, je parlerai à l'avenir de cette vérité,et je vous serai reconnaissant de m'avoir donné quelquechose dont il vaut la peine de parler ».

J'ai tenu à répéter cela par écrit, non que cela mesemble bien extraordinaire, mais parce que beaucoupsaisissent le premier prétexte venu pour parler de chosesqui ne les concernent en rien, même si cela menace leschoses qui, elles, les concernent vraiment.

Discours au I" Congrès internationaldes écrivains pour la défense de la culture

Précision indispensable à toute lutte contre la barbarie

Camarades, sans prétendre apporter beaucoup de nou-veauté, j'aimerais dire quelque chose sur la lutte contreces forces qui s'apprêtent, aujourd'hui, à étouffer laculture dans le sang et l'ordure, ou plutôt les restes deculture qu'a laissé subsister un siècle d'exploitation. Jevoudrais attirer votre attention sur un seul point, surlequel la clarté devrait, à mon avis, être faite, si vraimentl'on veut mener contre ces puissances une lutte efficace,et surtout si l'on veut la mener jusqu'à sa conclusionfinale.

Les écrivains qui éprouvent les horreurs du fascisme,dans leur chair ou dans celle des autres, et en demeurentépouvantés, ne sont pas pour autant, avec cette expériencevécue ou cette épouvante, en état de combattre ces hor-reurs. Beaucoup peuvent croire qu'il suffit de les décrire,surtout lorsqu'un grand talent littéraire et une sincèreindignation rendent la description prenante. De fait, cesdescriptions sont d'une grande importance. Voilà qu'oncommet des horreurs. Cela ne doit pas être. Voilà qu'on

Page 28: Brecht_sur le réalisme

32 Art et politique

bat des êtres humains. Il ne faut pas que cela soit. A quoibon de longs commentaires ? Les gens bondiront, et ilsarrêteront le bras des bourreaux. Camarades, il faut descommentaires.

Les gens bondiront, peut-être, c'est relativement facile.Mais pour ce qui est d'arrêter le bras des bourreaux,c'est déjà plus difficile. L'indignation existe, l'adversaireest désigné. Mais comment le vaincre ? L'écrivain peutdire : ma tâche est de dénoncer l'injustice, et il abandonneau lecteur le soin d'en finir avec elle. Mais alors, l'écri-vain va faire une expérience singulière. Il va s'apercevoirque la colère comme la pitié sont des phénomènes demasse, des sentiments qui quittent les foules comme ilsy sont entrés. Et le pire est qu'ils les quittent d'autant plusqu'ils deviennent plus nécessaires. Des camarades medisaient : la première fois que nous avons annoncé que desamis étaient massacrés, il y a eu un cri d'horreur, et l'aideest venue, en quantité. Puis on en a massacré cent. Etlorsqu'on en eut tué mille et que le massacre ne semblaplus devoir finir, le silence recouvrit tout, et l'aide se fitrare. C'est ainsi : « Lorsque les crimes s'accumulent, ilspassent inaperçus. Lorsque les souffrances deviennent into-lérables, on n'entend plus les cris. Un homme est frappéà mort, et celui qui assiste est frappé d'impuissance. Rienlà que de normal. Lorsque les forfaits s'abattent commela pluie, il n'y a plus personne pour crier qu'on lesarrête ».

Voilà ce qu'il en est. Comment y parer ? N'y a-t-il doncaucun moyen d'empêcher les hommes de se détourner del'horreur ? Pourquoi s'en détournent-ils ? Parce qu'ils nevoient pas la possibilité d'intervenir. S'il n'a pas la pos-sibilité de les aider, l'homme ne s'attarde pas sur la dou-leur des autres. On peut retenir le coup lorsqu'on sait où,quand, pour quelle raison, dans quel but il est donné.Et lorsqu'on peut arrêter le coup, lorsqu'il subsistepour cela une possibilité, fût-ce la plus mince, alors onpeut avoir pitié de la victime. On le peut aussi dans le cascontraire, mais pas longtemps, en tout cas pas au-delà du

Page 29: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 33

moment où les coups commencent à s'abattre sur la vic-time comme la grêle. Alors, pourquoi les coups tom-bent-ils ? Pourquoi la culture, ou ces restes de culturequ'on nous a laissés, pourquoi est-ce jeté par-dessus bordcomme un poids mort et encombrant ? Pourquoi la viede millions d'hommes, de la grande majorité des hommes,est-elle à ce point appauvrie, dénudée, à moitié ou com-plètement détruite ?

Il y en a parmi nous qui ont une réponse. Ils disent :c'est la sauvagerie. Ils croient assister chez une part, etune part de plus en plus grande, de l'humanité, à undéchaînement effrayant, un déchaînement soudain, sanscause décelable, et qui disparaîtra peut-être, du moinsils l'espèrent, aussi vite qu'il est survenu ; à l'irrésistibleremontée au grand jour d'une barbarie longtemps répri-mée ou en sommeil, et de nature instinctuelle.

Ceux qui répondent de la sorte sentent évidemmenteux-mêmes qu'une telle réponse ne porte pas très loin.Et ils sentent également eux-mêmes qu'il n'est pas justed'attribuer à la sauvagerie l'apparence d'une force natu-relle, d'une invincible puissance infernale.

Aussi disent-ils qu'on a négligé l'éducation du genrehumain. Il y a un devoir dans ce domaine auquel on amanqué, ou bien c'est le temps qui a manqué. Il fautrattraper cela, réparer cette négligence, et mobiliser contrela barbarie — la bonté. Il faut faire appel aux grandsmots, conjurer les grandes et impérissables idées quinous ont déjà sauvés une fois : liberté, dignité, justice,dont l'histoire passée est là pour garantir l'efficacité. Etles voilà tout à leurs grandes incantations. Que sepasse-t-il alors ? Lui fait-on reproche d'être sauvage, lefascisme répond par un éloge fanatique de la sauvagerie.Accusé d'être fanatique, il répond par l'apologie dufanatisme. Le convainc-t-on de violation, de destruction dela raison, il franchit le pas allègrement, et il condamnela raison.

C'est que le fascisme trouve, lui aussi, qu'on a négligél'éducation des masses. Il attend beaucoup de la sug-

3

Page 30: Brecht_sur le réalisme

34 Art et politique

gestion des esprits et de l'endurcissement des coeurs. Ala barbarie de ses chambres de torture, il ajoute celle deses écoles, de ses journaux, de ses théâtres. Il éduquel'ensemble de la nation, il ne fait même que cela du matinau soir. Il n'a pas grand-chose d'autre à distribuer auxmasses : d'où un gros travail d'éducation. Comme il nedonne pas aux gens de quoi manger, il leur apprendcomment se discipliner. Il n'arrive pas à mettre del'ordre dans son système de production, il lui faut pourcela des guerres, il développera donc l'éducation et lecourage physiques. Il lui faut sacrifier des victimes, ildéveloppera donc le sens du sacrifice. Cela aussi, c'estexiger beaucoup des hommes, cela aussi, ce sont bel etbien des idéaux, parfois même des exigences très hautes,des idéaux élevés.

Seulement, nous savons à quoi servent ces idéaux, quiest ici l'éducateur, et au service de qui cette éducationest mise : sûrement pas au service des éduqués. Qu'enest-il de nos idéaux à nous ? Même ceux d'entre nousqui aperçoivent dans la barbarie la racine du mal neparlent, on l'a vu, que d'éduquer, d'influencer les esprits— sans rien influencer d'autre. Ils parlent d'apprendreaux gens la bonté. Mais on n'arrivera pas à la bonté parl'exigence de bonté, de bonté sous n'importe quellesconditions, même les pires ; pas plus que la barbarie nerésulte de la barbarie.

Pour ma part, je ne crois pas à la barbarie pour labarbarie. Il faut défendre l'humanité quand on prétendqu'elle serait barbare même si la barbarie n'était pasune bonne affaire. Mon ami Feutchwanger parodie avecesprit les Nazis lorsqu'il dit : la bassesse générale primel'intérêt particulier ; mais il n'a pas raison. La barba-rie ne provient pas de la barbarie, mais des affaires ;elle apparaît lorsque les gens d'affaires ne peuvent plusfaire d'affaires sans elle.

1. Calembour. Le slogan démagogique des Nazis qui estainsi parodié (« Gemeinnutz geht vor Eigennutz ») signifie :

« L'intérêt général prime l'intérêt particulier. » (N.d.T.)

Page 31: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 35

Dans le petit pays d'où je viens 1 , le régime est moinsterrible que dans bien d'autres. Et pourtant, chaquesemaine, on y détruit cinq mille têtes du meilleur bétail.C'est un malheur, mais ce n'est pas le déchaînementsubit d'instincts sanguinaires. S'il en était ainsi, ce seraitmoins grave. La cause commune à la destruction dubétail et à la destruction des biens culturels, ce nesont pas des instincts barbares. Dans un cas comme dansl'autre, on détruit une partie de ces biens qui ont coûtébeaucoup de peines, parce qu'elle est devenue une gêneet une charge. Quand on sait que les cinq continentssouffrent de la faim, ces mesures sont à n'en pas douterdes crimes, mais ils n'ont rien, absolument rien d'actesgratuits commis par malignité pure. Dans le régimesocial en vigueur actuellement dans la plupart des paysdu globe, les crimes en tous genres sont largement récom-pensés et les vertus coûtent très cher. « L'homme bonest sans défense et l'homme sans défense se fait matra-quer : mais avec de la bassesse on obtient tout. La bas-sesse s'installe pour dix mille ans. La bonté, elle, abesoin de gardes du corps, et elle n'en trouve pas. »

Gardons-nous d'exiger des hommes la bonté, sans autreprécision ! Puissions-nous, nous aussi, ne rien demanderd'impossible ! Ne nous exposons pas, nous aussi, aureproche d'exhorter l'homme à des performances surhu-maines, comme de supporter un régime effroyable grâceà de hautes vertus, un régime dont on dit qu'il pourraitsans doute être changé, mais non pas qu'il doit l'être !Ne défendons pas que la culture !

Ayons pitié de la culture, mais ayons d'abord pitié deshommes !

La culture sera sauvée quand les hommes seront sauvés.Ne nous laissons pas entraîner à dire que les hommessont faits pour la culture et non la culture pour leshommes ! Cela rappellerait trop la pratique des foires

I. Le Danemark (N.d.T.)

Page 32: Brecht_sur le réalisme

36 Art et politique

où les hommes sont là pour les bêtes de boucherie, etnon l'inverse !

Camarades, réfléchissons aux racines du mal !Voici qu'une grande doctrine, qui s'empare de masses

de plus en plus grandes sur notre planète (laquelle estencore très jeune), dit que la racine de tous nos mauxest dans les rapports de propriété. Cette doctrine, simplecomme toutes les grandes doctrines, s'est emparée desmasses qui ont le plus à souffrir des rapports de pro-priété existants, et des méthodes barbares par lesquellesils sont défendus. Elle devient réalité dans un pays quicouvre le sixième du globe, où les opprimés et les non-propriétaires ont pris le pouvoir. Là-bas on ne détruitpas les denrées alimentaires, on ne détruit pas les biensculturels.

Beaucoup d'entre nous, écrivains, qui apprenons etréprouvons les horreurs du fascisme, n'ont pas encorecompris cette doctrine, et n'ont pas décelé les racines dela barbarie. Ils courent toujours, comme avant, le dangerde considérer les cruautés du fascisme comme des cruautésgratuites. Ils demeurent attachés aux rapports de pro-priété parce qu'ils croient que les cruautés du fascismene sont pas nécessaires pour les défendre. Mais ces cruau-tés sont nécessaires à la préservation des rapports de pro-priété existants. En cela les fascistes ne mentent pas, ilsdisent la vérité. Ceux d'entre nos amis que les cruautésdu fascisme indignent autant que nous, mais qui tiennentaux rapports de propriété existants, ou que la questionde leur maintien ou de leur renversement laisse indiffé-rents, ne peuvent mener le combat contre une barbariequi submerge tout avec suffisamment d'énergie et depersévérance, parce qu'ils ne peuvent nommer, et aiderà instaurer, les rapports sociaux qui devraient rendre labarbarie superflue. Par contre, ceux qui, à la recherche dessources de nos maux, sont tombés sur les rapports depropriété, ont plongé toujours plus bas, à travers unenfer d'atrocités de plus en plus profondément enracinées,pour en arriver au point d'ancrage qui a permis à une

Page 33: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 37

petite minorité d'hommes d'assurer son impitoyable domi-nation. Ce point d'ancrage, c'est la propriété individuelle,qui sert à exploiter d'autres hommes, et que l'on défenddu bec et des dents, en sacrifiant une culture qui nese prête plus à cette défense ou refuse désormais de s'yprêter, en sacrifiant les lois de toute société humaine,pour lesquelles l'humanité a combattu si longtemps etavec l'énergie du désespoir.

Camarades, parlons des rapports de propriété !Voilà ce que je voulais dire au sujet de la lutte contre

la barbarie montante, afin que cela fût dit ici aussi,ou que moi aussi je l'aie dit.

Juin 1935

[Source de toute barbarie]

Des congrès comme ceux des écrivains antifascistesmontrent qu'il y a dans la bourgeoisie des hommes quine sont pas disposés à préserver la propriété privée desmoyens de production par tous les moyens, y compris lesplus infâmes. Alors que beaucoup d'écrivains (en nom-bre croissant) sont déjà prêts à ne plus rien faire enfaveur de la propriété privée des moyens de production,qui suscite et nécessite de telles méthodes barbares poursa préservation, que d'autres sont déjà prêts à tout fairecontre elle, il y en a d'autres encore, et encore nombreux,qui se bercent de l'espoir de voir la propriété privée desmoyens de production se passer pour sa défense deméthodes telles que celles du fascisme, qu'ils abominent.Ceux qui pensent de la sorte ne sont pas encore toutà fait gagnés contre le fascisme. Ils peuvent encore selaisser perdre par le fascisme, ils sont susceptibles de nerien faire contre lui, voire de faire quelque chose pourlui. Ils peuvent vaciller, dans la mesure où leur espoirs'évanouira de voir sauvée sans barbarie la propriété pri-vée des moyens de production. C'est simplement qu'ils

Page 34: Brecht_sur le réalisme

38 Art et politique

n'ont pas compris au départ que la source de toute bar-barie était précisément cette appropriation privée desmoyens de production ; mais cette incompréhension lesmènera à coup sûr à approuver un jour jusqu'à desméthodes barbares. Que la source du fascisme soit l'ap-propriation privée des moyens de production, c'est uneaffirmation qui peut être discutée à perte de vue, letemps qu'au bout de cent congrès les barbes des congres-sistes passent à travers les tables ; mais une chose meparaît sûre : sans l'espoir que l'élimination de la propriétéprivée des moyens de production tarisse et obstrue lasource de la barbarie, nul ne peut être aujourd'hui uncombattant sûr contre le fascisme.

Discours au IP Congrès internationaldes écrivains pour la défense de la culture

Il y a maintenant quatre ans que s'est déroulée dansmon pays une série d'événements effroyables qui ontdémontré que la culture dans toutes ses manifestationsétait entrée dans la zone des périls mortels. Le boulever-sement fasciste éveilla immédiatement dans une grandepartie du monde les protestations les plus passionnées,ses violences suscitèrent l'horreur. Cependant, les des-sous profonds demeurèrent parfaitement obscurs à beau-coup de ceux qu'emplissait l'horreur. De certains de cesévénements, bien qu'on en ait pris connaissance, on n'anullement reconnu en général la signification élémentaire,qui décidait de la vie ou de la mort de la culture.

Les épouvantables événements d'Espagne, les bombar-dements de villes ouvertes, de villages, l'exterminationde populations entières, ouvrent désormais les yeux àdavantage de gens sur la signification d'événements, aufond pas moins épouvantables, simplement d'apparencemoins dramatique, qui se sont déroulés alors dans despays comme le mien, où le fascisme s'est emparé dupouvoir. Ils découvrent maintenant la même terrible

Page 35: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 39

cause à la destruction de Guernica et à l'occupation dusiège des syndicats allemands en mai 33. Le cri deceux qui sont tués sur les places publiques amplifie lecri anonyme, et qu'on ne peut pas entendre, de ceux quisont torturés derrière les murs des caves de la Gestapo :les dictatures fascistes ont commencé à appliquer surdes prolétariats étrangers les méthodes qu'elles ont inau-gurées sur leurs propres prolétariats ; elles traitent lepeuple espagnol comme si c'était le peuple allemand ouitalien. Lorsque les dictatures fascistes fabriquent leurparc d'avions, le peuple de l'intérieur n'a pas de beurreet le peuple étranger a des bombes. Les sièges des syn-dicats étaient là pour qu'on ait du beurre et pas debombes : on les a fermés. Qui peut encore douter queles dictatures aient une seule et même façon de se prêterréciproquement leurs régiments de guerriers et de don-ner au marché de la force de travail un essor gigantesqueen jetant dans les bras du Capital les bataillons civils duService volontaire du travail ?

Lorsque se produisit l'attaque généralisée contre lespositions économiques et politiques des classes ouvrièresallemande et italienne, lorsque la liberté de coalitiondes travailleurs, la liberté d'opinion de la presse, la démo-cratie furent étranglées, cela signifiait l'attaque généraliséecontre la culture dans son ensemble.

Ce n'est pas tout de suite, pas immédiatement que ladestruction des syndicats fut jugée à l'égal de celle descathédrales et d'autres monuments historiques. Et pour-tant, là s'opérait l'attaque contre le centre de touteculture.

En se voyant arracher leurs positions politiques etéconomiques, le peuple italien et le peuple allemand per-dirent toute possibilité d'une productivité culturelle quel-conque (même Monsieur Goebbels s'ennuie dans ses théâ-tres) ; le peuple espagnol, en défendant son sol et sadémocratie les armes à la main, conquiert et défend saproductivité culturelle : avec chaque hectare de terreun centimètre carré de toile du Musée du Prado.

Page 36: Brecht_sur le réalisme

40 Art et politique

S'il en est ainsi, si la culture est quelque chose d'in-séparable de la productivité d'ensemble des peuples,quand un seul et même assaut de violence peut ôter auxpeuples à la fois le pain et le sonnet, si la culture,donc, est ce quelque chose de matériel, que faut-il fairepour la défendre ?

Que peut-elle faire elle-même ? Se battre ? Elle sebat, donc elle le peut. Le combat comporte des phasessuccessives. Ceux qui sont des producteurs culturels indi-viduels se distancient souvent au début d'une façon pure-ment impulsive des horreurs perpétrées dans leur pays.Mais le seul fait de qualifier la barbarie de barbarie signi-fie qu'on se bat. Ensuite, ils s'unissent contre la barbarie ;pour se battre, il le faut. Ils passent de la protestationindividuelle au manifeste, des lamentations à l'appel aucombat. Ils ne montrent plus seulement du doigt l'actecriminel, ils appellent les criminels par leur nom etexigent leur châtiment. Ils reconnaissent que la condam-nation de l'oppression ne peut cesser qu'avec l'anéantis-sement des oppresseurs, que la pitié pour les , victimesde la violence doit se changer en vengeance impitoyablecontre les sacrificateurs, que la compassion doit devenircolère et l'horreur de la violence devenir elle-même vio-lence. A la violence des individus, comme de la classe pri-vilégiée, doit s'opposer la violence, tout le pouvoir anéan-tissant de la violence du peuple.

Car leurs guerres n'ont plus de fin. Les escadrilles ita-liennes, qui s'étaient abattues sur la malheureuse Abys-sinie, sentaient encore l'huile chaude lorsqu'elles allèrentretrouver les escadrilles allemandes pour se jeter avecelles sur le peuple espagnol. La bataille n'est pas ter-minée que déjà les escadrilles du Japon impérialiste sur-volent la Chine.

A ces guerres, comme à d'autres guerres dont nousparlions, il faut déclarer la guerre, et conduire cette guerrecomme une guerre.

La culture, trop longtemps défendue avec les seulesarmes de l'esprit, mais attaquée avec des armes maté-

Page 37: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 41

rielles, elle-même chose non seulement spirituelle, maisaussi et même surtout matérielle, doit être défendue avecdes armes matérielles.

Juillet 1937

[Tâche primordiale des écrivains antifascistes]

[Lettre à l'Assemblée générale de l'Unionpour la défense des écrivains allemands en France]

Chers collègues, j'entends dire que, récemment, onteu lieu de grandes discussions qui ont amené une désu-nion toujours plus grande parmi les écrivains en exil. Cer-tains, dit-on, estiment que la lutte contre le fascismepeut être menée sans et indépendamment de ceux d'entrenous qui sont communistes. A cela je voudrais objecterque les communistes parmi nous ont toujours fait tousles sacrifices dans une lutte commune pour ramener lapaix et la démocratie en Allemagne. Ce n'est pas tropdemander, me semble-t-il, que d'exiger de tous les anti-fascistes qu'ils en fassent autant. En ces temps deconfusion grandissante, c'est la tâche primordiale desécrivains antifascistes d'aiguiser le sens de la distinctionentre l'essentiel et le secondaire. Or la seule chose essen-tielle, c'est le combat général inlassable contre le fascisme,poursuivi sur la base la plus large possible.

Avec mes sentiments de camaraderie,Bert Brecht.

18 octobre 1937

Art ou politique ?

Je comprends votre question. Vous me voyez là, assis,à regarder par la fenêtre le Sund, qui n'a rien de guerrier.Qu'est-ce donc qui me pousse à m'occuper de la luttedu peuple espagnol contre ses généraux ? Mais deman-

Page 38: Brecht_sur le réalisme

42 Art et politique

dez-vous pourquoi je suis là ? Comment pourrais-je éli-miner de mes écrits ce qui a tant influencé ma vie, etaussi mes écrits ? Car enfin, si je suis là, c'est commeproscrit, et avant toute chose on m'a pris mes lecteurset mes spectateurs, dans la langue desquels j'écris ; et cene sont pas là seulement des hommes que j'ai ravitaillésen oeuvres littéraires, ce sont des hommes auxquels jem'intéresse du plus profond de moi-même. Je ne peuxécrire que pour des hommes qui m'intéressent ; il en vapour cela des oeuvres littéraires comme de la corres-pondance. Or ces hommes endurent présentement dessouffrances indicibles. Comment pourrais-je m'en abstrairedans mes écrits ? Pour peu que je porte mes regards au-delà de l'endroit où cesse ce détroit du Sund, je ne voisque des hommes endurant ces souffrances. Or, si l'huma-nité est détruite, l'art cesse d'exister. Comment l'art pour-rait-il émouvoir les hommes s'il ne se laisse plus lui-mêmeémouvoir par leurs destinées ? L'art, ce n'est pas assem-bler des mots qui sonnent bien. Si moi-même je m'endurciscontre les souffrances des hommes, comment espérer quemes écrits vont leur dilater le cœur ? Et si je ne m'efforcepas de trouver une issue à leurs souffrances, commenttrouveraient-ils l'issue qui mène à mes livres ? La petitepièce en question traite de la lutte d'une femme depêcheur andalouse contre les généraux franquistes J'es-saie de montrer comme il lui est difficile de se résoudreà cette lutte, comment elle ne recourt au fusil qu'auplus profond de la détresse. C'est un appel aux opprimés,pour qu'ils se soulèvent contre leurs oppresseurs au nomde l'humanité. Car, par les temps qui courent, l'huma-nité doit se faire guerrière, si elle ne veut pas être exter-minée. En même temps, c'est une lettre adressée à lafemme de pêcheur, pour l'assurer que tous ceux quiparlent la langue allemande ne sont pas pour les géné-raux et l'envoi des tanks et des bombes dans son pays.Et cette lettre, je l'écris au nom d'un grand nombre

1. Les Fusils de la mère Carrar (N.d.T.)

Page 39: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 43

d'Allemands, à l'intérieur et à l'extérieur des frontièresallemandes, et même, j'en suis certain, du plus grandnombre.

Février 1938

[La bête intellectuelle est dangereuse]

Si par exemple la guerre étaitla mère de toutes choses, ilfaudrait appeler les gens à tuerleur mère.

Par habitude, les fascistes exorcisent le diable quipourrait faire que les choses tournent mal pour eux,ils le peignent au mur, en bons peintres en bâtimentqu'ils sont. Moi, je pense que si c'est une bonne chosed'être le mal pour eux, alors il faut être ce diable-là.Si l'on veut leur faire du mal (et il faut vouloir leurfaire du mal, si on veut faire du bien à l'humanité), ilfaut regarder vers le mur pour voir ce qu'ils y ontpeint. Vous y verrez par exemple la « bête intellec-tuelle ». Eh bien, nous sommes beaucoup à regarder lemur et à y voir l'image de la bête intellectuelle, etnous disons : oui, ce sont les intellectuels dont ils neveulent pas, et à juste titre ; et ce sont les intellectuelsqu'il faut mobiliser contre eux. Mais ceux-là n'ont pasparfaitement compris l'image, qui croient que le fascismeest d'accord avec eux pour penser que la bonté vaincra« à la longue » la bassesse, par sa seule existence, commel'intelligence devra vaincre la bêtise. Car ils passent surl'essentiel : le mot « bête » ; la question essentielle esten effet celle-ci : comment pouvons-nous devenir desbêtes, des bêtes dans un sens tel que les fascistes crai-gnent pour leur domination ? Une bête, c'est quelquechose de fort, de terrible, de dévastateur. Le mot rendun son barbare. Mais croit-on pouvoir combattre la bar-barie en faisant l'ange ? Ce serait vouloir parer uncoup de sabre avec son poignet nu. Il faut s'en pénétrer :la bonté aussi doit blesser. Blesser la sauvagerie. La pègre

Page 40: Brecht_sur le réalisme

44 Art et politique

assassine, mais on ne peut l'amener à disparaître quepar l'assassinat. Comprenez-moi : je ne dis pas que nousdevons aller tuer Hitler. Ce serait bestial, mais pas intel-ligent. Cependant, il faut employer des armes meurtrières,sinon la pègre vivra jusqu'à la fin des temps, du moins denotre temps. Comment avoir, nous écrivains, une écriturequi tue ?

Nous savons qu'autour des Etats fascistes s'élève unmur épais, énorme, d'élucubrations verbales et écrites, dephilosophie frelatée, derrière lequel on fait ses affaires.Ce nuage de fumée est une merveille de la technique del'obscurcissement. Désormais, un grand nombre d'entrenous sommes occupés à démontrer le caractère brumeux,le manque de solidité, etc., de ce mur. Je crains qu'il n'yait rien là qui tue. Ce qui tue, c'est de révéler les affairesqui se font derrière. Ça demande un peu plus de travail,et des études, c'est quelque chose d'étranger à notredomaine propre, nous n'y comprenons pas grand-chose ;c'est terre-à-terre, mais c'est mortel.

Le plus grand de tous les artistesPetite table du Café du Commerce, couvre-toi !

Le petit et vieux continent est de nouveau ébranlépar le pas cadencé de millions d'hommes en armes etles éclats de discours-ultimatums. Les peuples tendentl'oreille pour savoir ce que va leur dire le Führer de ladeuxième République allemande, celle de Bayreuth. Il atransféré le Festival annuel à Nuremberg ; là, il faitdes discours ; son premier discours traite de... la culture.

Comme il l'a déjà précisé maintes fois, il édifie unReich millénaire, avec tout ce qu'il faut, donc aussiavec de la culture. Il a évidemment ses vues particulièressur la chose. Il s'agit là essentiellement d'art, or il estlui-même un artiste, et son ministre de la propagande vajusqu'à dire : le plus grand. Comme il ne parle que demaindevant le Front du Travail, il deviendra pour de bon

Page 41: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 45

ouvrier ; aujourd'hui, c'est au tour de la culture et del'art, et il a été peintre pour de vrai. Il n'a pas étéreconnu comme tel, les Juifs lui ont fait échec, parcequ'il n'était pas suffisamment décadent ; il a dû prendreun chemin détourné, combattre les Juifs, et quelquesautres encore. Mais il est resté un artiste, il aime parlerd'art, maintenant que personne ne peut plus le brimer,même pas les généraux. Il proclame que tous les siècles« propres » ont eu un art.

Sur la science, il ne fait que glisser. Ce sont cesgens qui fabriquent des ersatz : avec du bois, ils vousfabriquent non seulement une table, mais des dessertsà servir dessus. Ce sont les techniciens qui reçoivent lesplus grands prix d'art plastique, pour la construction deroutes stratégiques et de bombardiers. Mais il ne fait làqu'effleurer. Même du plus grand artiste après lui, leDocteur Schacht, il ne parle pas (il n'a pas reçu de prix,ces derniers temps il est parfois défaillant, il est entrédans une période de faiblesse créatrice).

Parmi tous les arts, c'est dans la littérature qu'il sesent le moins à l'aise. Il n'en parle pas du tout. Il ordonneaux musiciens, sans lesquels il ne peut vivre, de sepasser de texte : la musique n'en a pas besoin. L'auditeurpeut s'en confectionner un sur mesure. La musique, elle,doit s'en tirer uniquement avec des sons. Lui aussi,comme orateur, il fait presque tout avec les sons. Entout cas, en musique, lorsque des paroles s'y glissent, c'estl'abomination de la désolation. Pour peu qu'elles soientplacées imprudemment, les paroles donnent un sens : iln'y a plus qu'à sévir. Or la musique n'est pas un artcontre lequel on doive sévir ; c'est un art dans lequelon doit se perdre. Le voilà donc qui constate avec plaisir :il est rare que l'oreille et l'intelligence soient réuniesdans un même corps. Bons bougres, ces musiciens : qu'onles laisse comme ils sont. Sur la peinture, il ne perd pasbeaucoup de temps en paroles, cette fois : il a déjà ditl'an dernier ce qu'il fallait en dire. La critique d'art estabolie (ses Festivals n'ont du reste plus rien à craindre

Page 42: Brecht_sur le réalisme

46 Art et politique

d'elle non plus : personne ne peut critiquer ce qu'il ditpar exemple en ce moment !) : à la place des critiquesd'art, les médecins. On n'éreinte plus personne, tout eststérilisé au départ. Ils y regarderont à deux fois, avantde continuer à peindre comme il ne faut pas ! Ils s'ensont pris même à la guerre, à un moment ; ces gars-làne respectent rien. Mais venons-en à l'architecture.

De tous les arts, l'architecture lui est le plus cher.Pas de texte. Pas de texte, et ça vous a de l'allure...Voilà de la pierre qui défie les siècles. Et qui ne parlepas. Son urbaniste, l'artiste qui a eu le prix, raconte quela poussière qu'il a soulevée en creusant, c'est plus fortque les trois (ou quatre ?) pyramides de Chéops. Cespyramides aussi proviennent d'un siècle propre : on yprocurait du travail sur la plus grande échelle ! Sa pyra-mide à lui est trois (ou quatre ?) fois plus grande, neserait-ce que de ce point de vue. Et puis il construit descasernes, des édifices gigantesques. Les générations futuress'arrêteront devant avec étonnement, comme nous devantles cathédrales médiévales. Ce qu'on construit dépend dumoment : pour l'instant, ce sont des casernes (et desministères). On ne construit plus d'églises ; c'est de lafaute des gens : ils ne feraient qu'y lire des textes.

Oui, les temps futurs parleront de ses constructions. Ony a veillé. Il a le ton assuré. Pour prononcer la phrasequi mettra le point final à tout, le « quel artiste l'universperd en moi ! », il n'a pas encore, apparemment, com-mencé les répétitions.

22 septembre 1938

[L'intérêt pour l'art]

1

On sait avec quelle ardeur suspecte les gens descouches dirigeantes combattent l'idée que l'art pourraitreprésenter leurs intérêts, ou mieux : qu'ils souhaite-

Page 43: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 47

raient voir leurs intérêts représentés dans leur art. Ilsfont comme s'ils devaient absolument récuser avec indi-gnation un art qui défend des intérêts, même si d'aven-ture ce sont précisément les leurs (nous entendons évi-demment des intérêts de classe, en tant qu'ils s'opposentà d'autres intérêts de classe). Ils rappellent et se rap-pellent mutuellement les beaux sentiments, la bonté, lapitié, l'enthousiasme, qu'ils ont observés chez eux-mêmesdans la jouissance artistique, des sentiments qui au grandjamais ne devraient apparaître liés à des calculs égoïstesou à des intérêts plus ou moins lucratifs. Malheureuse-ment, ils oublient quel enthousiasme peuvent déchaînerles intérêts égoïstes. La réplique de Florian Geyer 1 :« Frappons au coeur la discorde allemande » déchaîneévidemment l'enthousiasme chez ceux dont la concordeentre Allemands à tout prix sert les très sombres inté-rêts. Ceux qui sont la cause vivante de l'inexistence decette concorde trouvent qu'appeler à l'unité est une« grande pensée », que c'est « voir les choses de trèshaut » ; tant il est vrai que l'appel à l'unité nationalene signifie qu'une chose : qu'à l'avenir on ne parlera plusde gains matériels, c'est-à-dire de leurs gains à eux.C'est un appel au désintéressement (des autres), à l'espritde sacrifice (chez ceux qu'ils sacrifient) ; et en tendantune main fraternelle à ceux qu'ils exploitent, ils se font àeux-mêmes l'effet d'être désintéressés : ne renoncent-ilspas, ce faisant, à faire pointer les canons contre Iesexploités et à injurier ceux qu'ils piétinent ? Ils renon-cent à toute la haine que déchaîne leur ignominie ! Eux-mêmes trouvent quelque chose d'incompréhensible à cedésintéressement, il a quelque chose d'étonnant, voire desurnaturel, ça vous fait venir les larmes aux yeux. Celaprouve que l'homme a des profondeurs qu'il peut à peinesoupçonner. C'est l'art qui pousse ainsi l'homme à sortirde soi-même. Dans toute assemblée de créanciers, on peutobserver combien facilement les gens s'émeuvent lors-

1. Pièce de Gerhart Hauptmann (1896) sur la guerre despaysans du xvr siècle. (N.d.T.)

Page 44: Brecht_sur le réalisme

48 Art et politique

qu'ils voient représentés leurs intérêts. Les yeux de l'usu-rier le plus endurci s'humectent lorsqu'il voit qu'il n'estpas seul de son espèce : plus il y en a, et plus il luisemble avoir de droits. En général, il suffit de simple-ment ménager les intérêts, et la réaction humaine ne sefait pas attendre. Dans le théâtre de la fin du xixe siècle,la pitié était la force principale des Naturalistes : defieffés exploiteurs, assis à des places chères, vêtus d'im-payables smokings, avec leurs agents les plus dénués descrupules, versaient des larmes sur le destin de RoseBernd 1 , la fille du peuple devenue enceinte hors mariage.Qu'est-ce qui s'était passé ? La créature s'était-elle avéréesecourable à la créature ? L'ère de la barbarie était-elleclose ? Le meurtrier avait-il inventé le cinquième com-mandement ? Les oppresseurs, surpris et débordés l'es-pace de quelques minutes au moins, percevaient-ils lesintérêts des opprimés ? Au moins abstraitement ? Pas lemoins du monde. Tout ce qu'on montrait était l'effet dela nature. C'est la nature qui exigeait que la fille soitenceinte ; qui exigeait qu'elle tue le fruit de ses amours,et qu'elle soit punie pour ce crime. Les rapports sociauxétaient déclarés naturels. Le meurtrier n'avait pas à abju-rer le meurtre pour se livrer à la pitié, le meurtre étantaussi naturel que la pitié. Celui qu'on faisait crier criait,mais il ne se montrait pas en cela plus naturel que celuiqui éprouvait de la pitié pour lui. Celui qui versait là deslarmes tenait en effet solidement, quoique les larmes auxyeux, à l'ordre social qui interdisait à une partie de lapopulation de procréer, lui laissant le choix entre laprison et l'asile. Ne voulaient-ils pas pour le moins sup-primer la prison ? Sinon dans cette pièce-là, du moinsdans d'autres ? Un quart de siècle plus tard, il y avaitbien encore des pièces qui touchaient les âmes sensiblesen prêchant l'abolition de l'accouchement forcé ! Est-cequ'enfin ceux qui se laissaient toucher désormais votaient

1. Héroïne et titre d'une des pièces de Gerhart Hauptmann,1903. (N.d.T.)

Page 45: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 49

contre leurs intérêts, y avait-il chez le spectateur cettelarge humanité, seule instance à laquelle on devait enappeler ?

Pour comprendre que les gens qui se laissaient toucherlà n'avaient pas renoncé à leurs intérêts et adopté unpoint de vue largement humain, il suffit d'étudier l'his-toire sociale de ce quart de siècle. La classe dominanteavait vu changer sa composition, des couches féodalesavaient été partiellement évincées par des couches bour-geoises ; l'accouchement forcé avait cessé d'être uneaffaire capitale (rationalisation de l'économie, progrès dela technique militaire, etc.), tandis que la misère prenantdes proportions effrayantes imposait la discussion sur lasuppression des naissances forcées. La classe dirigeantene voyait plus du tout la possibilité d'offrir un exutoireà la croissance non rentable de la population, par exemplepar des aventures guerrières : sa dernière guerre avaitéchoué, et à l'échelle internationale, c'est-à-dire que lesbourgeoisies victorieuses n'avaient pas été plus que lesautres en mesure d'aplanir leurs difficultés sociales. Dèslors, à quoi était dû l'effet tragique des pièces qui plai-daient pour l'abolition de l'accouchement forcé dans lesmasses paupérisées ? L'effet, s'entend, sur les membresdes classes dominantes ou sur ceux qui continuaient àêtre intéressés, du moins leur semblait-il, à la conser-vation du système en vigueur ? A l'apparence qui étaitdonnée d'une situation impossible à changer. Effective-ment, le capitalisme ne pouvait plus survivre sans limi-tation des naissances. Lesquels maintenant ne ressentaientpas d'effet tragique ? Ceux qui voyaient déjà la possi-bilité de réaliser la liberté de conception, qui n'étaientdonc pas intéressés au maintien d'un ordre social exi-geant la régulation des naissances. C'est que, abstractionfaite des intérêts parfaitement égoïstes de la classe diri-geante, la situation n'était pas du tout impossible àchanger ; en abolissant radicalement le système socialrégnant, on pouvait éliminer la misère elle-même.L'homme ému au théâtre n'avait nullement été enlevé

4

Page 46: Brecht_sur le réalisme

50 Art et politique

subrepticement à ses intérêts par l'effet de l'art ; aucontraire, l'émotion s'accordait avec son intérêt, car ellereposait sur la confirmation du caractère immuable d'unesituation qui lui était favorable, et à lui seul.

2

Ainsi des écrivains pourraient être objets d'étude etsoumis à l'analyse dans la mesure où ils sont sociale-ment des fonctionnaires de la culture, où ils représententou influencent des couches déterminées, où ils assumentou encourent directement la responsabilité d'actes sus-ceptibles de changer ou, au contraire, de consolider lasociété existante, raison pour laquelle on pourra invo-quer la moindre de leurs déclarations, en l'arrachant aucontexte de l'oeuvre, pour l'introduire dans le contextesocial. En effet, comment pourrait-il y avoir pour la cri-tique des choses intouchables, alors qu'il n'y en a paspour la crise ? Et comment satisfaire l'exigence de cer-tains d'être jugés sur leur personnalité globale, si cettepersonnalité globale, quelle qu'elle soit, ne satisfait plus ànos exigences ? On sait que les aigles ont besoin pourvivre de boire de l'eau, mais même si vraiment, commeils le disent, ils effleurent les flots, que font-ils despoissons des eaux profondes ? On ne devrait avoir besoinni de telles images ni de telles considérations, à unmoment où demandent à être satisfaites des exigencesaussi pressantes que celle des grandes masses : avoir lenécessaire pour vivre. Mais le vol des oiseaux trahitl'état des profondeurs, car l'ordre des profondeurs troublece vol. A notre époque, la profondeur d'une pensée semesure uniquement à la profondeur de la couche socialequi peut encore être touchée. Il ne s'agit pas d'êtresimple (comment représenter simplement quelque chosedans un espace rempli de conflits ?), il s'agit d'être com-pliqué, mais c'est bien pourquoi il faut anéantir toutsouci des nuances. L'intuition directe se décompose sousles coups de la physique, le concret perceptible ne peut

Page 47: Brecht_sur le réalisme

Art et politique 51

être complété que par du concret perceptible, ses signesne doivent donc pas être enrichis par des signes d'autrenature. Une telle méthode exige un travail collectif,une vue comparée des choses, un contrôle réciproque, etune idée de vécu qui permet de voir l'humanité danssa totalité (mais comme quelque chose de contradic-toire). La personnalité entre par là-même dans une crisepermanente, la critique est devenue quasiment son moded'existence. C'est pourquoi il faudra s'accorder sur unedéfinition de ce que sont au juste les intellectuels. Carle « rayonnement d'une personnalité », insaisissable maisrapportant gros du fait même de cette impossibilité dela saisir, est une notion inutilisable (bien qu'utilisée defaçon lucrative), qui n'arrive pas à s'arracher aux pursjugements de goût. Faisant travailler sa raison, on a dûplonger plus loin et atteindre un point où des représen-tations isolées ou des complexes de représentations ontpu être un tant soit peu délimitées les unes par rapportaux autres, et ces représentations n'ont pas pu de nou-veau être situées dans la sphère du général et de l'univer-sel, mais on a dû présumer en elles les émanations d'in-térêts propres à certains groupes. On n'a pu en aucunemanière s'en tenir à cette impression superficielle qui voitdans les écrivains en tant que tels un groupe particulier,dont les idées représenteraient les intérêts. Car ce« groupe » devrait de nouveau planer dans l'air libreau-dessus de tous les autres, il n'aurait pas de groupeantagoniste, il produirait de manière incontrôlable, c'est-àdire sans système de références. Même là où la littéra-ture, comme partie écrivante (écrivant bien) de la société,est vue comme dépendante d'une partie bien déterminéede la société, à savoir la bourgeoisie, on n'a pu la traiteren vrac, comme un groupe d'un seul tenant, une moissonachetée sur pied, dès lors que, précisément, on s'efforçaitde vérifier la nature de l'intelligentsia. Bien au contraire,c'est là qu'un traitement individuel s'imposait. Car jus-tement la personnalité ne traduit pas seulement, par lesdifférences qui lui permettent de se démarquer d'autres

Page 48: Brecht_sur le réalisme

52 Art et politique

personnalités, différents degrés d'aperception conceptuelledes intérêts de groupes déterminés, mais bien l'échelle dela diversité de ces intérêts : la bourgeoisie, en effet, n'estpas unifiée, son degré d'avancement est très divers.

[Le domaine de l'art]

Il ne faut pas perdre de vue que ceux qui écrivent surl'art sont pour l'essentiel ceux qui en ont fait leurdomaine propre. Aussi soulignent-ils la particularité de cedomaine, qu'ils isolent de tout ce qui n'est pas lui.

On trouve plus d'adeptes lorsqu'on dit : l'art doit êtrehumain et l'homme artiste, que lorsqu'on dit : l'art esthumain et l'homme est artiste. L'homme au demeurantest loin d'être le seul artiste parmi les êtres vivants, maisc'est l'un des plus grands.

Beaucoup de ceux qui assignent à l'art une place àpart se sont même réclamés pour cela abusivement despropos de Lénine sur la légitimité (et l'utilité) du rêve.Mais Lénine parle de la politique, et il ne pense certaine-ment pas que l'homme politique doive (ou puisse) faire làquelque chose qui est le propre de l'artiste. Il considèreque rêver est humain. Et il vaudrait mieux interpréterson conseil en ce sens que les artistes aussi peuvent (etdoivent) rêver.

Cela vaut aussi pour les émotions qui ne sont pasordonnées par l'intelligence et doivent néanmoins êtreintégrées et utilisées telles quelles, à l'état désordonné,aussi bien par l'homme politique que par l'artiste. Certes,les intégrer et les utiliser, cela veut dire déjà que l'intel-ligence en fait toutes sortes de choses, du provisoire, del'expérimental. Mais rien n'est plus faux que d'assignerprécisément à l'art comme son domaine propre ce seuldomaine des émotions non contrôlées.

Page 49: Brecht_sur le réalisme

52 Art et politique

personnalités, différents degrés d'aperception conceptuelledes intérêts de groupes déterminés, mais bien l'échelle dela diversité de ces intérêts : la bourgeoisie, en effet, n'estpas unifiée, son degré d'avancement est très divers.

[Le domaine de l'art]

Il ne faut pas perdre de vue que ceux qui écrivent surl'art sont pour l'essentiel ceux qui en ont fait leurdomaine propre. Aussi soulignent-ils la particularité de cedomaine, qu'ils isolent de tout ce qui n'est pas lui.

On trouve plus d'adeptes lorsqu'on dit : l'art doit êtrehumain et l'homme artiste, que lorsqu'on dit : l'art esthumain et l'homme est artiste. L'homme au demeurantest loin d'être le seul artiste parmi les êtres vivants, maisc'est l'un des plus grands.

Beaucoup de ceux qui assignent à l'art une place àpart se sont même réclamés pour cela abusivement despropos de Lénine sur la légitimité (et l'utilité) du rêve.Mais Lénine parle de la politique, et il ne pense certaine-ment pas que l'homme politique doive (ou puisse) faire làquelque chose qui est le propre de l'artiste. Il considèreque rêver est humain. Et il vaudrait mieux interpréterson conseil en ce sens que les artistes aussi peuvent (etdoivent) rêver.

Cela vaut aussi pour les émotions qui ne sont pasordonnées par l'intelligence et doivent néanmoins êtreintégrées et utilisées telles quelles, à l'état désordonné,aussi bien par l'homme politique que par l'artiste. Certes,les intégrer et les utiliser, cela veut dire déjà que l'intel-ligence en fait toutes sortes de choses, du provisoire, del'expérimental. Mais rien n'est plus faux que d'assignerprécisément à l'art comme son domaine propre ce seuldomaine des émotions non contrôlées.

Considérations sur les arts plastiques

1935-1939

Page 50: Brecht_sur le réalisme

Critique de l'identification

1. La vérité dans l'art

Les artistes ont presque toujours découragé ceux quivoulaient ériger en critère la ressemblance entre leursimages de la réalité et la réalité elle-même. En peinture,du moins à notre époque, la capacité de peindre ressem-blant passait pour une pure habileté technique, qui n'avaitencore rien à voir avec l'art. Même lorsqu'il s'agissaitde commandes, de reproduire un jardin, un animal domes-tique ou un membre de la famille, on n'accordait devaleur qu'au caractère reconnaissable, on devait pouvoirse donner l'illusion d'avoir l'objet ou l'être cher devantsoi. (L'acheteur se fâchait presque lorsque les artistes luilivraient simplement leurs associations libres autour del'objet). En général, il s'agissait que l'usage optique qu'onpouvait faire d'un objet offrît le même genre de jouissanceque l'usage manuel qu'on fait d'un objet en le manipu-lant. (On peut aussi transporter la jouissance dans lapartie du corps qui peut se présenter à propos pourcela). C'est ainsi que se comprend le plaisir pris auxcerises de Cézanne, mais non peut-être celui qu'on pre-nait à celles d'Apollonius, que les oiseaux attaquaient dubec.

Ce fut un gain réel pour l'amateur, lorsqu'il apprit àfaire un usage de l'objet ainsi représenté, ou de sesyeux.

2

La meilleure façon d'en user avec les émotions dansl'art, c'est de procéder comme dans la vie ordinaire. Onne vit pas pour avoir des émotions : on vit et on ades émotions.

Page 51: Brecht_sur le réalisme

56 Considérations sur les arts plastiques

3

Sous le coup de l'émotion, on peut aussi bien voirmieux que plus mal, c'est-à-dire que nos intérêts, unefois transposés en émotions, peuvent rendre nos actionsplus efficaces ou moins efficaces.

Sur la peinture abstraite

Je vois que vous avez éliminé tout sujet de vostableaux. On n'y retrouve plus d'objets reconnaissables.Vous rendez la courbe élancée d'une chaise, mais jamaisla chaise ; le rougeoiement du ciel, mais non la maisonqui brûle. Vous rendez le mélange des lignes et descouleurs, non le mélange des objets. Je dois dire quecela m'étonne, justement parce que vous vous ditescommunistes, c'est-à-dire des hommes qui visent à latransformation du monde, lequel n'est plus habitable.Si vous ne l'étiez pas, mais au contraire des espritsdociles au service des puissants, votre peinture nem'étonnerait pas. Elle ne me paraîtrait pas déplacée, aucontraire, elle me paraîtrait logique. Car les choses (dontfont partie également les hommes) telles qu'elles sontaujourd'hui suscitent pour la plus grande part de vivessensations de désagrément, mêlées à des pensées critiques,à l'idée qu'on les voudrait autres qu'elles ne sont, et lapeinture, en les restituant de façon reconnaissable, seraitentraînée dans cette mêlée des sensations et des idées ;si donc vous étiez des esprits dociles au service despuissants, il serait rusé de votre part de rendre les chosesméconnaissables, puisque ce sont des choses mal faites etqu'aussi bien vos commanditaires en sont rendus respon-sables. Si vous étiez des esprits dociles au service despuissants, vous feriez bien de satisfaire le désir de voscommanditaires qui veulent des représentations un peuvagues, générales, et n'engageant pas à grand-chose. Cesont les puissants qui aiment à entendre des propos du

Page 52: Brecht_sur le réalisme

Considérations sur les arts plastiques 57

genre : « Il faut prendre plaisir à son travail, peu importedans quelles conditions on le fait, pourquoi on le fait,ce qu'il rapporte », ou encore : « Une forêt fait lajoie de tous, de celui qui ne la possède pas comme del'autre. » Inversement, ce sont ceux qu'ils dominent quine trouvent aucune joie au plus beau paysage, lorsqu'ilsdoivent comme cantonniers y casser des pierres, et chezqui des émotions aussi fortes que l'amour ne résistentpas à des conditions de logement par trop mauvaises.Comme peintres et esprits dociles au service des puis-sants, vous pourriez proclamer que ce sont les ligneset les couleurs qui suscitent les sensations les plus belles,les émotions les plus capitales. (De sorte que chacunpeut les éprouver, puisqu'on peut avoir vos lignes et voscouleurs gratis, même s'agissant des objets les plus coû-teux). Et comme peintres des puissants, vous pourriezévacuer du monde des sensations tous les objets, toutes lesvaleurs matérielles, tout ce qui est du domaine du néces-saire, du substantiel. Comme peintres des puissants, vousn'auriez que faire de sentiments déterminés, tels que lacolère contre une injustice déterminée, ou le désird'objets déterminés dont on est privé, ou encore dessentiments liés à un savoir, produisant eux-mêmes dessentiments qui transforment le monde, et d'une façondéterminée ; il vous suffirait de sentiments très généraux,très vagues, très indéfinissables, à la portée de tous, desvoleurs comme des volés, des oppresseurs comme desopprimés. Vous peignez donc par exemple quelque chosed'indéterminé en rouge ; les uns, à la vue de cette choseindéterminée et rouge, pleurent, parce qu'ils pensent àune rose, et les autres parce qu'ils pensent à un enfantdéchiqueté par des bombes d'avion et ruisselant de sang.Vous avez accompli votre tâche : susciter des sentimentspar la ligne et la couleur. Il est clair que dans notremonde, celui de la guerre des classes, les sujets destableaux, les objets qu'on y reconnaît doivent nécessai-rement libérer les sentiments les plus divers. Lorsquel'exploiteur rit, l'exploité pleure. Le pauvre, qui ne dis-

Page 53: Brecht_sur le réalisme

58 Considérations sur les arts plastiques

pose pas d'une chaise de cuisine, dispose des couleurs etdes formes. Le riche, qui possède une belle chaise, yvoit non un moyen de s'asseoir, mais une forme et unecouleur. Nous autres communistes, nous voyons leschoses autrement que les exploiteurs et les esprits docilesà leur service. Mais notre façon autre de voir a trait auxchoses. C'est des choses qu'il s'agit, non des yeux pourles voir. Si nous voulons apprendre aux autres à voir leschoses autrement, il faut que nous le leur apprenions surles choses. Et ce que nous voulons obtenir, ce n'est pastellement que l'on regarde « autrement », c'est que l'onregarde d'une façon bien déterminée, d'une façon autre,non pas autre que toutes les autres, mais d'une façonjuste, c'est-à-dire conforme aux choses. Nous ne voulonspas simplement atteindre « à la maîtrise », en art commeen politique, mais à la maîtrise des choses. Supposonsque quelqu'un vienne dire : « J'ai atteint la maîtrise ».Est-ce qu'il ne s'entendrait pas demander par tous : « Lamaîtrise de quoi ? ». J'entends que vous dites : « Avecnos tubes et nos crayons nous ne pouvons que rendreles couleurs et les lignes, et rien d'autre ». Vous vousdonnez ainsi l'air de gens honnêtes, modestes, qui répu-gnent à faire illusion. Mais vous l'êtes moins que vousn'y paraissez. Il est prouvé par des milliers d'exemplesqu'on peut dire, dévoiler, enseigner sur les choses, avecdes lignes et des couleurs, plus que ce qui n'est quelignes et couleurs. Breughel aussi n'avait que des tubeset des crayons, lui aussi rend les couleurs et les lignes deschoses, mais avec quelque chose en plus. Les sentimentsqu'il suscite dérivent de son rapport aux objets ; c'estpourquoi ce sont des sentiments déterminés, qui modifientle rapport de ceux qui regardent ses tableaux avec lesobjets représentés. Vous avez tort aussi de dire : « Il y abeaucoup d'exemples de grand art qui n'a pas été comprisdes contemporains. » Il n'en découle pas que tout cequi n'a pas été compris par les contemporains est néces-sairement du grand art. Montrez plutôt dans vos tableauxcomment pour nos contemporains à nous l'homme est un

Page 54: Brecht_sur le réalisme

Considérations sur les arts plastiques 59

loup pour l'homme, et dites : on n'achète pas celaaujourd'hui ; car seuls de nos jours les loups ont del'argent pour des tableaux ; mais il n'en sera pas tou-jours ainsi, et nos tableaux contribueront eux aussi à cequ'il n'en soit pas toujours ainsi.

Peintres communistes

Si l'on vous demande si vous êtes communistes, mieuxvaut produire comme preuve vos tableaux plutôt que votrecarte du Parti.

Les chevaux bleus

J'aime les chevaux bleus [de Franz Marc I ], qui ontsoulevé plus de nuages de poussière que ceux d'Achille.Et cela me met en colère d'entendre lancer à la face despeintres qu'ils ne devraient pas peindre des chevaux enbleu ; je ne vois pas où est le crime, la société se remettrabien de cette légère entorse au réel. Au besoin, disons,pour ne pas vexer nos peintres, que nos biologistes pour-raient même essayer d'élever des chevaux bleus pour lespeaux, si ça ne leur prend pas trop de temps, et naturel-lement en toute petite quantité. Mais ce qui ne me metpas moins en colère, ce sont certaines affirmations despartisans [de Franz Marc]. En effet, je doute fortementque l'éducation artistique fasse des travailleurs des parti-sans des chevaux bleus, et plus fortement encore qu'unetelle éducation soit souhaitable. Puisqu'aussi bien il s'agitdes membres d'une classe qui entretient un tout autre

1. Le peintre allemand Franz Marc (1880-1916), que sesGrands chevaux bleus » rendirent célèbre, publia, en

1911, avec Kandinsky et Mack, un almanach, dont le titre :Blaue Reiter, fut repris par le groupe d'avant-garde le plusactif d'Allemagne. (N.d.T.)

Page 55: Brecht_sur le réalisme

60 Considérations sur les arts plastiques

rapport avec le monde que [Franz Marc] et moi-même,et qu'ils sont là généralement pour monter ces animaux,les étriller, les harnacher, les ferrer et les abattre. Ilsn'ont pas, comme nous, que des impressions de chevaux.Pour le voyageur oisif et d'occasion, des empreintes depas dans le sable peuvent être une chose très plaisante,mais pour le cordonnier elle peut être moins satisfai-sante : afin de ne pas préférer des empreintes en plâtre, ildevrait d'abord s'affranchir de tous ces désirs de précision,qu'il éprouve en permanence.

Le peintre ouvrier

Comme tu es peintre, nous aimerions savoir commenttu vois les choses. Tu les vois sans doute autrement quenous, car tu as le nerf optique plus sensible. Ce qui tepermet d'ouvrir sur les choses des aperçus que nous, nousn'y voyons pas. Le fait de voir te procure des plaisirs quenous n'avons pas, mais ces plaisirs visuels, tu peux nousles procurer : avec tes tableaux.

Mais comme tu es aussi un ouvrier, nous aimerionssavoir comment on voit les choses quand on est l'unde ceux qui produisent tant de choses, avec lesquels tantde choses sont produites. Tu les vois sans doute autrementque les puissants, car tu vis autrement qu'eux et tu pour-suis d'autres buts.

Comme tu es un ouvrier qui peint, tu peux sur testableaux nous montrer les choses autrement que nousne sommes habitués à les voir, de façon plus précise,plus riche, plus praticable. Un plat n'est sans doute paspour toi et pour ton employeur le même objet. Ce ne sontpas seulement les lignes et les couleurs que tu vois autre-ment qu'un autre peintre, c'est aussi le plat en tant queplat. Avec tes lignes et tes couleurs, tu ouvres sur leshommes aussi des aperçus nouveaux.

Page 56: Brecht_sur le réalisme

Considérations sur les arts plastiques 61

[ Sur la photographie ]

La vue historique que montrent certaines photos dela période primitive du genre, comme le splendide « Saint-Cloud 1871 », semble aujourd'hui perdue. Je ne pensepas seulement au choix des objets, quoique j'y penseaussi, mais avant tout à cette expression d'unicité, dechose qu'on ne reverra plus jamais, de particularité dansle temps, que peuvent donner à leurs images des artistesqui savent ce qu'est un document. Mais il faut pour celade l'intérêt pour les choses mêmes ; l'intérêt pour l'éclai-rage ne suffit pas.

La photographie devrait définitivement dépasser l'épo-que où l'artiste ne cherchait jamais qu'à montrer, sempi-ternellement, toutes les belles choses qu'on peut faireavec un appareil photographique ; surtout lorsqu'il veutseulement prouver qu'on peut faire avec cela ce qu'onpeut faire aussi bien avec un pinceau. On est loin ducompte.

Il vous vient souvent, à la vue des tableaux de l'avant-garde, la question naïve que voici : « Savez-vous aujuste à quoi ressemble le derrière d'une femme ; non,je veux dire : à quoi il ressemble réellement ? » Il n'yaurait que demi-mal, si l'on n'avait pas l'impression queles artistes ne sont même pas tellement intéressés àrépondre à cette question toute simple, mais bien davan-tage à faire naître une oeuvre d'art pour qui ce derrièren'est qu'un prétexte. Il s'agit bien en effet, avant tout,de montrer que « malgré tout la vie est belle ». Qu'onme comprenne bien : si ce tableau était la commanded'un bordel, on pourrait être absolument ravi de saperfection artistique. On sera rassuré sur la destination ;on préfère se réjouir de quelque chose qui n'a pas commeunique visée de nous réjouir. En un temps comme lenôtre, s'en remettre exclusivement au fait que des valeursnaîtraient simplement de ce que nous concevons tellechose de telle façon et pas autrement, c'est pire que dela naïveté. Les photographies de ce genre que je connais

Page 57: Brecht_sur le réalisme

62 Considérations sur les arts plastiques

ne me donnent pas la conviction que nous serions parti-culièrement doués pour faire cas de la beauté féminine, etque nos « vues » sur la question mériteraient d'êtreléguées aux générations futures. De plus, la photographiea l'inconvénient de trouver rarement dans son objectifles meilleurs derrières, pas même les plus chers. Lesmodèles professionnels sont aussi trop peu excités parl'appareil ; ils se présentent à lui autrement qu'ils ne seprésenteraient au spectateur qui regarderait ensuite laphoto ; il en résulte une atmosphère anodine et fade [ ...1

Inachevé

Sur la part prise par le « modèle »dans la sculpture

Nos sculpteurs connaissent deux sortes de rapports avecleurs modèles. Lorsqu'il s'agit de portraits, ils repèrentdans le modèle, avec des yeux de lynx, une quelconque« essence », qu'ils vendent ensuite ad memoriam. Là oùils veulent représenter plastiquement des idées, ils choi-sissent des inconnus, les mettent dans des postures pré-fabriquées et font oublier par la reproduction le sujetreproduit.

Les bustes de Lénine fondus à la chaîne, en quantitéindustrielle, qui représentent un Lénine assez ressemblantdans des postures célèbres (assis en train d'écrire, faisantun discours, pointant le doigt, écoutant les mains dansles poches, etc.), et qui constituent ce que le pays leplus progressiste de la terre a produit jusqu'ici de plusimportant en fait de sculpture, témoignent d'un rapportnouveau entre le modèle et le modeleur.

Les masques de plâtre font le même effet. Le modèlepeut participer au moment où on coule le plâtre, l'expres-sion du masque dépendra de lui-même. On voit s'annon-cer ici une manière nouvelle pour le modèle de prendrepart à la sculpture, une nouvelle coopération, une éman-cipation du modèle, qui n'a longtemps été qu'un objet.

Page 58: Brecht_sur le réalisme

Considérations sur les arts plastiques 63

Observation de l'art et art de l'observation

Réflexions sur le genre du portrait en sculpture

Selon une opinion très ancienne et très enracinée, uneoeuvre d'art doit avoir pour l'essentiel le même effet surtous, indépendamment de l'âge, de la condition sociale,du degré d'instruction. L'art, dit-on, s'adresse à l'homme,et un homme est un homme, qu'il soit jeune ou vieux,travailleur manuel ou intellectuel, cultivé ou inculte. D'oùil résulte que tous les hommes peuvent comprendre etgoûter une oeuvre d'art, parce que tous les hommes ontpart aux choses de l'art.

Il découle fréquemment de cette opinion une aver-sion prononcée contre tout ce qui est commentaire del'oeuvre d'art ; on s'élève contre tout art qui a besoin detoutes sortes d'explications, qui serait incapable d'agir« par lui-même ». Quoi, dit-on, il faudrait, pour quel'effet de l'art se fasse sentir sur nous, que les savantsaient d'abord fait des conférences là-dessus ? Il faudrait,pour être ému par le « Moïse » de Michel-Ange, se lefaire expliquer par un professeur ?

Ce disant, on sait pourtant très bien qu'il y a desgens qui vont plus loin dans l'art, qui en tirent davan-tage de jouissance que d'autres. C'est le trop fameux« petit cercle des connaisseurs ».

Il ne manque pas d'artistes, et non des pires, qui sontrésolus à ne travailler à aucun prix pour ce petit cercled' « initiés » : ils veulent faire de l'art pour tous. Ça faitdémocratique mais, selon moi, ça ne l'est pas tellement.Ce qui est démocratique, c'est d'arriver à faire du« petit cercle des connaisseurs » un grand cercle desconnaisseurs.

Car l'art demande des connaissances. L'observation del'art ne peut donc donner un plaisir véritable que s'ilexiste un art de l'observation.

Autant il est juste de dire qu'en tout homme il y a

Page 59: Brecht_sur le réalisme

64 Considérations sur les arts plastiques

un artiste en puissance, que l'homme est de tous les êtresvivants le plus artiste, autant il est certain que cettedisposition peut aussi bien se développer que s'atrophier.L'art suppose un savoir-faire, qui est un savoir-travailler.Quiconque admire une oeuvre d'art admire un travail, untravail habile et réussi. Il est donc indispensable desavoir quelque chose de ce travail, si l'on veut l'admireret jouir de son produit, qui est l'oeuvre d'art.

Pour la sculpture, ce savoir, qui n'est pas seulement unsavoir, mais aussi une faculté de sentir, s'impose tout par-ticulièrement. Il faut, rien qu'un peu, sentir la pierre, oule bois, ou le bronze ; il faut, rien qu'un peu, savoircomment se travaillent ces matériaux. Il faut pouvoirsuivre par la sensation le chemin du couteau qui pénètrela souche de bois, la figure que prend lentement l'informemotte de glaise, le passage de la boule à la tête, de lasurface convexe au visage.

A notre époque, il y faut peut-être même une certainerééducation, à la différence des époques antérieures. L'es-sor de nouvelles méthodes de production fondées sur lemachinisme a d'une certaine façon ruiné l'artisanat. Lesqualités propres des matériaux sont tombées dans l'oubli ;le processus du travail n'est plus lui-même ce qu'il étaitjadis. Chaque objet est désormais produit par un grandnombre d'hommes, collectivement ; ce n'est plus le créa-teur travaillant individuellement qui fait tout, commejadis, il ne contrôle jamais, dans chaque cas, qu'unephase de la genèse de l'objet. De même, le sens du travailindividuel s'est perdu, on ne le connaît plus, on ne le sentplus. En régime capitaliste, l'homme individuel se trouveà l'égard du travail en état de guerre. Le travail menacel'homme individuel. Tout ce qui est individuel est éliminéet du processus de travail et du produit du travail. Unechaise ne nous apprend plus rien sur l'originalité decelui qui l'a faite. La sculpture est restée au stade arti-sanal. Mais aujourd'hui on contemple une sculpturecomme si, à l'instar de tout autre objet, elle avait étéproduite mécaniquement, en série. On ne considère que

Page 60: Brecht_sur le réalisme

Considérations sur les arts plastiques 65

le résultat du travail (éventuellement même, il procure duplaisir), mais non le travail lui-même. Cela est pour lasculpture d'une grande portée.

Si l'on veut arriver à la jouissance artistique, il nesuffit jamais de vouloir simplement consommer conforta-blement et à peu de frais le résultat d'une productionartistique ; il est nécessaire de prendre sa part de laproduction elle-même, d'être soi-même à un certain degréproductif, de consentir une certaine dépense d'imagination,d'associer son expérience propre à celle de l'artiste, oude la lui opposer, etc. Rien que de manger, c'est un tra-vail : il faut couper la viande, la porter à sa bouche,mâcher. Il n'y a pas de raison que le plaisir esthétiques'obtienne à meilleur compte.

D'où la nécessité de revivre pour soi les peines del'artiste, en réduction, mais à fond. Il a de la peineavec son matériau, le bois rétif, la glaise souvent tropmolle, et il a de la peine avec le modèle, disons par exem-ple une tête d'homme.

Comment en arrive-t-il à reproduire une tête ?Il est instructif — et plaisant — de voir au moins

fixées dans l'image les diverses phases qu'a traverséesune oeuvre d'art, travail de mains habiles et pénétréesd'esprit, et de pouvoir soupçonner quelque chose despeines et des triomphes qu'a connus le sculpteur dansson travail.

Il y a tout d'abord les formes de départ, grossières, unpeu sauvages, extraites avec audace ; c'est l'exagération,l'héroïsation, si l'on veut ; la caricature. C'est encore unpeu bestial, informe, brutal. Puis viennent les expressionsplus précises, plus fines. Un détail, mettons le front,commence à devenir dominant. Ensuite viennent les cor-rections. L'artiste fait des découvertes, bute sur des obsta-cles, perd de vue l'ensemble, en construit un autre, aban-donne une idée, en formule une nouvelle.

En regardant l'artiste, on commence à connaître safaculté d'observation. C'est un artiste de l'observation. Ilobserve son modèle vivant, la tête, qui vit et a vécu,

Page 61: Brecht_sur le réalisme

66 Considérations sur les arts plastiques

et il a un grand entraînement, il est passé maître dansl'observation, dans l'art de voir. On pressent qu'on pourraapprendre quelque chose de sa capacité d'observer. Il vousapprend l'art d'observer les choses.

C'est là pour tout homme un art très important.L'oeuvre d'art n'apprend pas seulement à observer avec

justesse, c'est-à-dire avec profondeur, en totalité, et avecdu plaisir, l'objet précis que l'on modèle, mais aussi d'au-tres objets. Elle apprend à observer en général.

L'art de l'observation est déjà indispensable si l'onveut avoir une expérience de l'art en tant qu'art, si l'onveut savoir ce qu'est l'art, pour pouvoir trouver labeauté belle, jouir avec ravissement des proportions del'oeuvre d'art, admirer l'esprit de l'artiste ; mais il estencore plus nécessaire si l'on veut comprendre les objetsque l'artiste traite comme oeuvres d'art. Car l'oeuvre del'artiste n'est pas qu'un témoignage de beauté sur unobjet réel (une tête, un paysage, un événement survenuentre des hommes, etc.), ce n'est pas qu'un témoignagede beauté sur la beauté de l'objet, c'est précisément etavant tout un témoignage sur ce qu'est l'objet, une expli-cation de l'objet. L'oeuvre d'art explique la réalité qu'ellemet en forme, elle rend compte et transpose les expé-riences que l'artiste a faites dans la vie ; elle apprend àbien voir les choses du monde.

Les artistes de différentes époques voient bien sûr leschoses différemment. Leur vision ne dépend pas seule-ment de leur personnalité à chacun, mais aussi du savoirqu'eux et leur temps possèdent sur les choses. C'est uneexigence de notre temps que de considérer les chosesdans leur évolution, comme des choses qui se transfor-ment, qui sont influencées par d'autres choses et d'autresprocessus. Cette façon de voir, nous la retrouvons aussibien dans notre science que dans notre art.

Les reproductions esthétiques des choses exprimentplus ou moins consciemment les expériences nouvellesque nous avons faites avec les choses, la connaissancegrandissante que nous avons de la complication, du

Page 62: Brecht_sur le réalisme

Considérations sur les arts plastiques 67

caractère transformable et contradictoire des choses autourde nous, et de nous-mêmes.

Il faut savoir que pendant longtemps les sculpteursont compris leur tâche comme étant de donner forme à

« essence », à « éternité », à « ce qui reste », brefà l' « âme » de leurs modèles. Leur idée était que chaquehomme a un certain caractère, qu'il apporte en naissant,et qu'on peut observer déjà dans son enfance. Ce carac-tère peut évoluer, mais cela veut dire qu'il s'affirmerade plus en plus ; à mesure que l'homme avance en âge, ilressort de plus en plus nettement, l'homme devient pourainsi dire de plus en plus clair à déchiffrer, et d'autantplus qu'il vit plus longtemps. Naturellement, il peut aussidevenir plus obscur, il peut atteindre à un certain pointde son existence, soit dans sa jeunesse, soit dans sonâge mûr, le sommet de la clarté et de la netteté, pourensuite redevenir flou, s'estomper, s'évaporer. Mais cequi se dégage ainsi, fortement marqué ou dilué, c'esttoujours quelque chose de bien déterminé, à savoir l'âmestrictement individuelle, unique et éternelle de cet hommeparticulier. Et l'artiste n'a plus qu'à dégager ce caractèrefondamental, cette caractéristique décisive de l'individu,lui subordonner tous les autres traits, et extirper la contra-diction entre traits différents chez un seul et mêmehomme, d'où il ressort une harmonie lumineuse, que, lemodèle lui-même ne peut présenter dans la réalité, maisque l'oeuvre d'art, la reproduction artistique, se doitd'offrir.

Cette conception de la mission de l'artiste semble actuel-lement avoir été abandonnée par beaucoup, et elle cèdela place à une autre. Ces sculpteurs comprennent bien,certes, qu'il y a en chaque individu quelque chose commeun caractère bien déterminé qui le distingue d'autres indi-vidus. Mais ils ne voient pas ce caractère comme quelquechose d'harmonieux, ils le voient plein de contradictions,et ils n'estiment pas que leur tâche soit d'extirper lescontradictions qui traversent un visage, mais de leurdonner forme. Pour eux un visage humain est une

Page 63: Brecht_sur le réalisme

68 Considérations sur les arts plastiques

manière de champ de bataille où des puissances adversesse livrent un combat sans fin, un combat sans déci-sion. Ils ne sculptent pas l' « idée » de l'homme, ouquelque chose comme « l'archétype qui a dû inspirerle créateur », mais une tête qui a été façonnée par lavie, prise dans un constant processus de remodelage parla vie, si bien que le Nouveau lutte avec l'Ancien, parexemple l'orgueil avec la modestie, le savoir avec l'igno-rance, le courage avec la lâcheté, la gaîté avec la mélan-colie, etc. Un tel portrait restitue la vie même du visage,qui est un procès antagonique, un combat. Le portraitne représente pas un état dernier, un solde, ce quireste après décompte des profits et pertes ; il embrassele visage humain comme quelque chose qui vit et qui,saisi en évolution, continue à vivre. Non pas qu'il enrésulterait de l'harmonie ! Les forces qui se livrent combatse contrebalancent. De même qu'un paysage peut être enlutte (voici par exemple un arbre qui combat avec laprairie, avec le vent, avec l'eau, etc. ; ou un bateau quidoit son équilibre sur l'eau à un combat incessant entredes forces contraires) et communiquer néanmoins uneimpression de calme et d'harmonie, de même en est-ilpour un visage. C'est une harmonie, mais une harmonienouvelle.

Cette nouvelle façon de voir des sculpteurs représenteà n'en pas douter un progrès dans l'art de l'observation,et le public éprouvera pendant quelque temps certainesdifficultés à contempler leurs oeuvres — jusqu'à ce quelui aussi ait accompli ce progrès.

Août 1939

Sur la peinture chinoise

On sait que les Chinois n'usent pas de la perspective ;ils n'aiment pas considérer toutes choses sous un angleunique. Leurs peintures juxtaposent plusieurs choses, quise répartissent sur la feuille comme les habitants d'une

Page 64: Brecht_sur le réalisme

Considérations sur les arts plastiques 69

seule et même ville se répartissent dans cette ville, nonpas indépendamment les uns des autres, mais pas dansune dépendance telle qu'elle menace leur existence même.Car il faut pousser la métaphore plus avant : les famillesque nous comparons avec ces choses peintes habitentdans la ville, représentée par notre feuille, plus libre-ment que nous n'y sommes accoutumés. Elles ne viventpas seulement par leurs relations avec une seule famille.Il manque à la composition chinoiGe l'élément decontrainte qui nous est à nous absolument familier. Sonordre ne coûte aucune violence. Les feuilles comportentune grande liberté. L'oeil peut partir à la découverte. Leschoses représentées jouent le rôle d'éléments qui pour-raient exister séparément et indépendamment, et pour-tant ils forment un tout par les liaisons qu'ils entretien-nent entre eux sur la feuille ; un tout cependant nonindivisible. On peut détacher au ciseau les planches lesunes des autres : aucune n'en devient absurde, maisaucune ne reste non plus telle qu'elle était. Les artisteschinois ont aussi beaucoup de place sur leur papier. Cer-taines surfaces paraissent inutilisées ; mais elles jouentun grand rôle dans la composition, elles semblent avoirété prévues, pour ce qui est de la dimension et de laforme, avec autant de soin que les contours des objets.Dans ces vides, le papier ou le lin ressortent comme desvaleurs toutes particulières. L'artiste ne se contente pasde nier la surface d'ensemble en la couvrant entièrement.Le miroir dans lequel quelque chose ici se reflète demeureen valeur comme miroir. Ce qui implique entre autresun heureux renoncement à la complète soumission decelui qui regarde, dont l'illusion ne peut jamais êtreentière. Tout comme ces peintures, j'aime les jardins oùla nature n'a pas été utilisée en totalité par les jardiniers ;où il reste de la place ; où les choses sont posées côteà côte.

Page 65: Brecht_sur le réalisme

70 Considérations sur les arts plastiques

L'effet de distanciationdans les tableaux narratifs

de Breughel l'ancien

En approfondissant les contrastes picturaux de Breu-ghel, on aperçoit des contradictions. Dans La Chuted'Icare, par exemple, la catastrophe s'abat sur l'idylled'une façon telle que l'une se détache sur l'autre avec ladernière netteté, et que cela fait comprendre des chosesprécieuses sur l'idylle elle-même. Il ne permet pas à lacatastrophe de transformer l'idylle ; plutôt que détruite,celle-ci, maintenue inchangée, est simplement dérangée.Dans le grand tableau guerrier La folle Grete, ce n'estpas le sentiment de l'horreur de la guerre qui guidele pinceau du peintre, car il montre la cause de tout, lafurie de la guerre, modeste et désemparée, il lui donnele caractère d'une servante ; il suscite par là une horreurplus profonde. Lorsqu'un massif alpin est planté aumilieu d'un paysage flamand ou qu'au costume européende son temps est opposé le costume asiatique de l'Anti-quité, l'un dénonce l'autre et le révèle dans sa particu-larité ; mais en même temps nous avons le paysage engénéral, et des gens partout.

Ce n'est pas une impression globale qui se dégage deces tableaux, mais une multiplicité d'impressions. S'ilmet ses oppositions en équilibre, il ne les annule cepen-dant jamais. Pas davantage chez lui de séparation entrecomique et tragique ; son tragique inclut lui-même ducomique, et son comique du tragique.

Aucun peintre, peut-être, n'a peint le monde aussi beauque Breughel ni représenté en même temps l'agitationdes hommes comme aussi illogique. Il a transmis à seshommes gauches, ignorants, égarés, un univers superbe.La beauté de la nature a chez lui quelque chose de sou-verain, d'inexploité ; elle n'a pas encore été soumise,infectée par les hommes.

Page 66: Brecht_sur le réalisme

Considérations sur les arts plastiques 71

Jésus chassant les marchands du templeAssocié sur la toile au Portement de croix, à l'expul-

sion ultérieure de Jésus par les marchands. Le premierépisode en gros, le second en petit. L'architecture dutemple païenne, avec des emblèmes chrétiens ; et à gauche,à l'arrière-plan, une ville allemande. Jésus en habitsd'Orient au milieu de contemporains flamands. Le faiseurde miracles dans la cour à gauche. La mère châtiant sonenfant à côté. L'homme au pilori (les criminels ne sontpas absents d'un endroit pareil). L'heure du jour : ladouzième.

La Chute d'IcareInsignifiance voulue de cet épisode légendaire (il faut

chercher le personnage qui donne son titre au tableau).Les figures apparaissent détournées de l'événement. Bellereprésentation de l'attention que requièrent les labours.L'homme qui pêche sur le devant droit, entretenant avecl'eau un rapport tout particulier. Que le soleil se couchedéjà, ce qui en a étonné beaucoup, doit signifier que lachute a duré longtemps. Comment figurer autrementqu'Icare volait trop haut ? Dédale n'est plus visible depuislongtemps. Des Flamands de l'époque, en costume antiqueet méridional. Beauté et gaîté particulières du paysagependant un aussi horrible événement.

Paysage avec rivière et paysan semantPaysage flamand avec chaîne alpine. Le paysan jette la

semence sur la pente, dans les fourrés épineux. Lespigeons picorent les grains aussitôt. Ils ont l'air detenir un véritable conseil de guerre. Le vaste monde.

Le Portement de croixUne exécution capitale vue comme une kermesse. Cava-

liers espagnols en habits rouges : une troupe étrangère ;le fil rouge qui donne la direction et le mouvement, etdétourne de l'exécution. Au bord à gauche, des gens autravail, ne manifestant aucune espèce d'intérêt. A l'ar-

Page 67: Brecht_sur le réalisme

72 Considérations sur les arts plastiques

rière-plan gauche, des personnages qui courent par crainted'arriver trop tard. A droite, faisant cercle autour dulieu d'exécution, d'autres déjà en attente. La scène quise passe sur le devant à gauche, une arrestation, éveilleplus d'intérêt que la chute du Christ. Maria plus à sonchagrin que préoccupée de Jésus. Voyez la femme à sagauche, celle qui pleure, en vêtements riches et soigneu-sement drapés ! Le monde est plein de beauté et deséductions.

La Conversion de Saint PaulC'est une chute de cheval ; la conversion d'un homme

de qualité. La traversée des Alpes par les armées du ducd'Albe est plaisamment distanciée par l'idée de la conver-sion. Des couleurs choisies, et réparties arbitrairement,soulignent les intérêts propres du peintre.

Le Sermon de Saint Jean sur la pénitenceIl y a parmi les spectateurs des moines qui semblent

avoir besoin d'être sermonnés sur la pénitence. L'oierichement vêtue qu'est le personnage de gauche. Leriche contemporain de Breughel qui se fait lire dans leslignes de la main.

Les EstropiésLe petit plat avec lequel la duchesse de Parme a donné

à manger aux gueux invalides qui ont combattu les occu-pants espagnols.

L'Archange Saint MichelLa beauté du monde (le paysage) et la laideur de ses

habitants (le diable). Le diable porte la couleur terrestrecomme couleur protectrice. Son domaine est la terre.Apparemment, l'ange l'a plutôt découvert que terrassé(pas de traces de combat). L'ange armé et cuirassé, lediable sans arme et sans défense. L'expression du diableest tragique et méditative, celle de l'ange triste et dégoû-tée. Décapiter est pour lui un travail de chirurgien. La

Page 68: Brecht_sur le réalisme

Considérations sur les arts plastiques 73

taille des personnages suggérée par la petitesse des arbresà l'arrière, qui sont très grands, mais plus petits que lespersonnages.

La Tour de BabelLa tour est construite de travers. Elle comprend du

rocher, dévoilant ainsi ce que la construction en pierrea d'artificiel. L'acheminement des matériaux se fait àgrand-peine, peine manifestement gaspillée en pure perte ;en haut, un nouveau plan semble en cours d'exécution,qui réduit les proportions initialement prévues de l'entre-prise. Forte atmosphère d'oppression, l'attitude des per-sonnages qui apportent les matériaux est très servile. Lemaître d'oeuvre est surveillé par des hommes en armes.

Le Recensement d'Auguste et Le Massacre des Inno-cents

Le peuple semble trouver dangereux de se faire recen-ser ; il vaut beaucoup mieux qu'on ne vous trouve pas.

La Folle GreteLa furie qui défend son ménage minable et hétéroclite

avec une épée. L'univers est désaxé. Peu de cruauté, maisbeaucoup d'hypersensitivité.

Page 69: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme

1937-1941

Page 70: Brecht_sur le réalisme

Il est absurde de vouloir élaborer une critique qui seraitdevant les oeuvres comme le sujet devant l'objet, un pou-voir législatif par rapport auquel l'art ferait figure de pou-voir exécutif. La littérature doit acquérir un caractèrescientifique, au moins dans la mesure où seraient assuréesla continuité de la production et la disponibilité des mé-thodes. Mais la critique ne peut devenir plus artistiqueque si elle aide dans les faits à la production. (C'est déjàle cas lorsqu'elle ne récuse que pour mettre quelque chosed'autre à la place. Peu importe comment les connaissancess'obtiennent. Ce pourrait être l'art qui offre ses formes,modes d'écriture, etc., et la critique qui les utilise.) Quelleque soit sa volonté de se développer en toute indépendance,l'art doit absolument contenir en soi le moment du con-trôle (la critique). Il doit laisser des places libres, le droitde réplique au contradicteur, etc.

Est formalistecelui qui se cramponne à des formes, anciennes ou nou-velles. Et celui qui se cramponne à des formes est formaliste,qu'il écrive des oeuvres ou qu'il critique celles des autres.

Page 71: Brecht_sur le réalisme

Principes directeurs pour les correspondanceslittéraires de la revue Das Wort

1

De façon générale, ne pas se contenter de donner unaperçu de la littérature du pays considéré, mais suivrela vie littéraire elle-même. Considérer les phénomènes lit-téraires comme des événements, et des événements sociaux.

2

Dégager dans les oeuvres particulières les représentationssociales qu'elles défendent ou combattent, les complexesthématiques anciens ou nouveaux qu'elles présentent aulecteur.

3

En dégager aussi les novations formelles qu'elles intro-duisent pour traiter ces thèmes. Décrire ces novationscomme des pratiques techniques, et pas seulement commeles formes d'expression propres au génie de tel ou tel.

Autocritique

En l'an quatre de l'ère national-socialiste, le Ministrede la Propagande a tout simplement interdit en Alle-magne toute espèce de critique d'art. C'était aux yeuxde beaucoup pousser trop loin la nervosité contre lacritique. Mais l'interdiction n'a rien que de très logique.Primo, on n'a plus besoin de critique d'art dès lors qu'iln'y a plus d'art. L'interdiction de la critique est le cor-rollaire de l'interdiction de l'art. En quoi elle constitue

Page 72: Brecht_sur le réalisme

78 Sur le réalisme

une mesure de sauvegarde pour les artistes. Impossiblede permettre qu'ils soient critiqués s'il ne leur est paspermis de faire de l'art. Secundo, la critique en général,comme attitude, est odieuse au national-socialisme, tandisque l'attitude esthétique lui est sympathique. Le Führern'aime-t-il pas par-dessus tout être qualifié, et pas seule-ment par lui-même, d' « artiste de l'Etat » ? Ce qui sous-entend une acception particulière du mot « art », quien fait un instinct d'expression de soi. L'acte de l'artistes'effectue inconsciemment, il est somnambulique, il enignore lui-même le plus souvent les motivations, il obéità des inspirations, et il ne demande pas qu'on le com-prenne, mais qu'on s'identifie à lui. C'est la définitionfameuse de l'art selon laquelle un artiste peut être grandtout en étant idiot. Face à cet « art » de l'Etat, c'est lavictime qui passe pour bêtement inculte. La critique faitplace au communiqué, c'est lui qu'il faut artistementenjoliver.

Si la critique d'art est ainsi jugulée sous le TroisièmeReich (la critique des oeuvres au sens d'appréciation,mais non de dénonciation), qu'en est-il de l'art dansl'émigration ? Cette revue lui donne la parole, mais com-ment pratiquer sur lui la critique ? Peut-on même êtrecritique envers lui ?

On pourrait reprocher avant tout à cette revue den'être pas elle-même assez critique. Je dois dire que nimoi ni aucun de mes co-rédacteurs n'avons jamais étéd'accord avec tous les textes que nous avons publiés.Nous étions en désaccord avec bien des choses, du moinscertains d'entre nous, et pourtant nous les avons impri-mées. Pourquoi ?

La littérature de l'émigration suit des chemins pénibles,inégaux, compliqués, tout comme cette fraction du peupleallemand à laquelle elle est liée. Comme elle, elle neforme pas une unité ; ce qui la réunit est pour l'es-sentiel l'hostilité commune au fascisme. Ses connaissancesen politique sont inégalement développées. Une bonnepart de ses représentants ont été traités (et expulsés)

Page 73: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 79

comme des êtres politiques avant même qu'ils n'aient euconscience d'agir politiquement. Ce que ceux-là ont appris,ils l'ont appris par les faits, par l'expérience subie, alorsque, précisément, se laisser instruire par les faits n'étaitpas leur fort. Et dans l'émigration les autres sources deconnaissance sont plus difficilement accessibles qu'aupa-ravant. Un processus de rééducation comporte presqueinévitablement des perturbations dans la production ;mais celles-ci, dans les conditions de l'émigration, mena-cent l'existence même. Ceux d'entre nous qui sont davan-tage versés dans les questions politiques découvrent avecun certain embarras qu'il y a beaucoup de choses qu'onexplique à son voisin plus facilement qu'à son hôte...

Cependant, les difficultés majeures que rencontre lalittérature ne proviennent pas de l'émigration, mais biende l'état du monde, dont l'émigration est une consé-quence parmi d'autres. Il n'y a pas que la littératureallemande qui se trouve dans une crise profonde ; elley est peut-être seulement plus visible parce qu'elle a étéportée en même temps que son peuple quasiment aucentre de la crise mondiale. La contradiction sans cessegrandissante entre le mode de production capitaliste etles forces productives du capitalisme irrite de plus enplus la littérature ; celle-ci devient positivement l'expres-sion de cette contradiction. Représenter les modes devie en commun des hommes devient d'autant plus malaiséque cette vie en commun devient elle-même plus malaisée.

Date probable : 1937

Page 74: Brecht_sur le réalisme

Formalisme et réalisme

Le débat sur l'expressionnisme

Voici qu'on reparle de l'expressionnisme. Et qu'on res-sort l'analyse marxiste traditionnelle, qui loge telle outelle tendance artistique, avec un amour de l'ordre terri-fiant, dans de certains tiroirs où sont déjà logés despartis politiques ; l'expressionnisme ira par exemple avecl'USPD (Parti Socialiste Indépendant). Il y a dans le pro-cédé quelque chose de sénile et d'inhumain. On vousordonne les choses non par la production, mais par l'éli-mination. On les réduit chacune « à leur plus simpleexpression ». Quelque chose qui était vivant devientsoudain faux. Je me souviens toujours, avec un mélangede plaisir et d'horreur (ce qui est incongru, n'est-ce pas ?),de ce journal humoristique où l'on racontait l'histoired'un spécialiste de la navigation dans les airs qui disaitpéremptoirement : les pigeons par exemple ne saventpas voler.

Plusieurs générations d'écrivains ont traversé unepériode expressionniste. Ce mouvement était contradic-toire, inégal, confus (il érigeait même la confusion enprincipe), il était essentiellement protestataire (et protes-tait essentiellement de son impuissance). La protestationétait dirigée contre les modes de représentation artistiques,en un moment où les réalités représentées provoquaientelles-mêmes à la protestation. Cette protestation étaitbruyante et brouillonne. Puis les artistes en questionpoursuivirent leur évolution, dans des directions diverses.Mais le censeur d'aujourd'hui dit des uns : ils sontdevenus quelque chose malgré l'expressionnisme, et desautres : ils n'ont rien donné, à cause de l'expressionnisme.

Qu'est-ce qui m'agace chez ce genre de critique ? C'estque je ne peux me défendre de l'impression que pourlui il faut laisser l'église au milieu du village. Il pense,

Page 75: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 81

en réalité : ces expressionnistes n'ont fait que déplacer leuréglise, au lieu de la faire disparaître. Mais ce qu'il dit, c'estqu'on doit la laisser dans le village. Personnellement, jen'ai jamais été expressionniste, mais ces critiques m'aga-cent. Concernant le débat sur le formalisme, on est enpleine confusion. Celui-là dit : vous ne changez que laforme, pas le contenu. Les autres ont l'impression sui-vante : tu sacrifies d'autant plus le contenu à la formequ'il s'agit de la forme conventionnelle. Ce que beaucoupn'ont pas encore saisi, c'est ceci : face aux exigences tou-jours nouvelles d'un environnement social en constantetransformation, s'en tenir aux formes anciennes et conven-tionnelles, cela aussi, c'est du formalisme.

Est-ce que nous pouvons vraiment nous permettre denous prononcer contre l'art expérimental, nous, les révo-lutionnaires ? Quoi, « on n'aurait pas dû prendre lesarmes » ? Mieux vaudrait expliquer les défauts du putschen expliquant en même temps les avantages de la révo-lution ; mais non ceux de l'évolution.

Faire du réalisme une question de forme, le lier àune forme, à une seule, et à une vieille, c'est le stériliser.Faire une littérature réaliste n'est pas affaire de forme.Jetons par-dessus bord toutes les formes qui nous empê-chent de révéler en pleine lumière la causalité sociale,il faut s'en débarrasser ; et à nous toutes les formesqui nous aident à le faire.

Quand on veut parler au peuple, il faut se fairecomprendre de lui. Mais là encore ce n'est pas affairede forme. Le peuple ne comprend pas seulement lesformes anciennes. Pour dévoiler la causalité sociale, Marx,Engels, Lénine n'ont cessé de recourir à des formes nou-velles. Lénine ne disait pas seulement autre chose queBismarck, il le disait autrement. Au vrai, il n'entendaitparler ni dans les formes anciennes, ni dans les formesnouvelles : il parlait dans la forme appropriée.

Certains futuristes ont commis des erreurs et desfautes manifestes. Ils ont posé une citrouille géante surun cube géant, ils ont peinturluré le tout en rouge et

Page 76: Brecht_sur le réalisme

82 Sur le réalisme

ont appelé ça : portrait de Lénine. Ce qu'ils voulaientobtenir, c'était que Lénine ne ressemble à rien de cequ'on pouvait avoir vu ailleurs. Ce qu'ils obtenaient,c'était que son portrait ne ressemblait à aucun des por-traits qu'on avait pu voir ailleurs. Le portrait ne devaitrappeler en rien ce qu'on connaissait et qui appartenaità tout le maudit passé. Malheureusement, il ne rappelaitpas non plus Lénine. Voilà qui est effroyable. Mais celane donne pas pour autant raison à ceux dont les portraitsde Lénine sont certes ressemblants, mais dont la façonde peindre ne rappelle en rien les méthodes de luttede Lénine. Erreur non moins manifeste.

Le combat contre le formalisme, nous devons le meneren réalistes et en socialistes.

Date probable : 1938

Au dossier du débat sur l'expressionnisme :réflexions pratiques

Le débat sur l'expressionnisme engagé par la revueDas Wort a vite fait de dégénérer en une bataille oùl'on se jette à la face les cris de guerre : « Expression-nisme ! », « Réalisme ! » On rouvre de vieilles plaies,on en ouvre de nouvelles, on voit de nouveau célébrerdes amitiés et se déchaîner des inimitiés qu'on croyaitrévolues, on se frappe la poitrine et on frappe celledes autres. Personne ne semble convaincu, sinon de sespropres idées. Autant dire que tout est pour le mieuxdans le meilleur des désordres, puisque les partis nepassent pas de compromis boiteux, mais forgent leursarmes. Sur le champ de bataille, deux spectateurs restentlà passablement abattus : l'écrivain et le lecteur. Lesecond a lu ou a vu les choses qui ont déchaîné leshostilités ; le premier en a encore à écrire ; il observeen rentrant les épaules la mobilisation générale, il écouteles autres affûter leurs couteaux.

Page 77: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 83

Le lecteur (ou observateur, lorsqu'il s'agit de tableaux)est pareillement mortifié. Voilà que le plaisir qu'il a prisà observer un Chagall, dont il se souvient très distinc-tement, est dénoncé comme un péché. Chose plus grave,un roman qualifié en son temps de modèle, qu'il n'apas lu jusqu'au bout, il sait maintenant qu'il ne trouverapas la force morale de s'y remettre. Et puis, c'est vraique les chevaux ne sont pas bleus, hérésie qui a été àjuste titre stigmatisée dans le débat.

La mortification engendre l'humour noir ; chez desconstitutions robustes, le scepticisme. Peut-être que leslignes de front ne sont pas assez bien délimitées ? Auquelcas il s'ensuivrait une confusion qui ressemblerait assezà la nôtre. Si, par exemple, il se trouvait dans le partiqui crie « Expressionnisme ! » nombre de réalistes, etdans le parti qui crie « Réalisme ! » une poignée de genshonteux qui ne veulent rien d'autre que « s'exprimer »(ex-primere) ? Le drame de Toller : Die Wandlung 1,était une pièce expressionniste, et il montrait beaucoupde choses réelles, que beaucoup ignoraient ou ne savaientqu'à demi. Mais il ne montrait pas tout, et tout ce qu'ilmontrait n'était pas parfaitement vraisemblable. Et lesHistoires de Joseph de Thomas Mann, est-ce que parhasard elles contiendraient toute la réalité ? Pas plusque ses Buddenbrooks. Et est-ce que les Histoires deJoseph sont écrites dans un style tellement plus populaireque Ulysse ? J'ai entendu des lecteurs très intelligentsvanter le livre de Joyce pour son réalisme. Ce n'estpas qu'ils disaient du bien de l'écriture en elle-même(beaucoup parlaient de maniérisme), c'est le contenu quileur paraissait réaliste. Parions qu'on me traitera d'oppor-tuniste si j'avoue que j'ai ri à Ulysse presque autant qu'àSchweyk, et d'habitude il n'y a que les satires réalistesqui font rire des gens dans mon genre. [ ...]

Il y a suffisamment d'adversaires déclarés et conséquents

1. a La transformation » créée en 1919 à Charlottenbourg,par a Die Tribune », dans une mise èn scène de KarlheinzMartin. (N.d.T.)

Page 78: Brecht_sur le réalisme

84 Sur le réalisme

du réalisme. Par exemple les fascistes. Leur intérêt estqu'on ne décrive pas le réel tel qu'il est. Intérêt qu'ilspartagent avec le capitalisme dans son ensemble, quandbien même celui-ci ne le défend pas aussi crûment. GeorgeGrosz ne s'est pas permis beaucoup plus de libertés for-melles que Franz Marc. Monsieur Hitler s'est déchaînécontre les chevaux de Franz Marc qui ne sont pas devrais chevaux, mais il n'a pas dit tout haut que lesbourgeois de George Grosz ne sont pas de vrais bour-geois. C'est que Grosz s'était permis quelques libertéssupplémentaires.

Il ne faut pas trop s'attarder sur la forme. Ou bienalors il faut être précis et concret dans ses affirmations.Sinon, nous serons des critiques formalistes, en dépitdu vocabulaire que nous pourrons employer. Nos narra-teurs d'aujourd'hui sont effarés d'avoir à s'entendre diresans cesse que « nos grand-mères savaient raconter autre-ment bien ». Admettons que la brave dame ait été uneréaliste. Et admettons que nous le soyons également.Serions-nous obligés pour cela de raconter exactementcomme la brave dame ? Il doit y avoir là un malentendu.

Ne proclamez pas avec des airs d'infaillibilité qu'iln'existe qu'une seule façon de décrire une chambre, hors

[

de quoi il n'est point de salut ! N'excommuniez pas lemontage, ne mettez pas le monologue intérieur à l'index !N'assommez pas les jeunes avec les grands noms dupassé ! Admettez qu'en art la technique a continué d'évo-luer à partir de 1900 ! Ce Balzac, à coup sûr grandécrivain, et réalistuassable, qu'en est-il au juste ? Le PèreGoriot a une intrigue grandiose, au contraire de L'Educa-tion sentimentale, mais dans d'autres romans de Balzacla fable est moins fable, plus faible, elle vous restemoins en mémoire. La Peau de chagrin est un romansymbolique ; l'écriture de cet écrivain change constam-ment, et Taine estime, tout en l'admirant énormément,qu'il ne savait tout simplement pas écrire, chose impar-donnable chez un Français ! Par exemple, il insère sansarrêt, ar montage, des dizaines et des dizaines de pages

Page 79: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 85

sur des thèmes « qui n'ont rien à voir avec le sujet » !C'est un réaliste, il travaille avec le souci d'approcherla réalité par tous les moyens. Mais en même temps, nel'oublions pas, la concurrence littéraire le force à d'éton-nantes déviations romantiques ou autres. Conseiller des'en tenir à Balzac, c'est comme si l'on conseillait de s'entenir à la mer !

Aussi longtemps qu'on ne dispose pas d'une définitiondu réalisme fondée scientifiquement, on ferait peut-êtremieux, c'est-à-dire qu'il serait plus pratique, qu'il seraitplus stimulant pour une nouvelle littérature réaliste, deparler d'écrivains réalistes et de leurs méthodes pourinfluer sur la réalité au moyen de reproductions fidèlesde cette réalité. Nous ne nous attacherons pas spécia-lement, en l'occurence, à réduire le nombre de ces métho-des, mais bien plutôt à l'étendre. De cette façon nousencouragerons l'invention, au lieu de la décourager. C'està la vérité que nous attacherons du prix, et nous laisse-rons les coudées franches pour y arriver. Bref, nousagirons en réalistes.

Il y a une formule du vieux Hegel à laquelle lesclassiques du marxisme ont accordé beaucoup d'attentionet sur laquelle ils ont attiré celle des autres : la véritéest concrète. Elle a démontré une puissance explosiveextraordinaire, et ne cessera de la démontrer à l'avenir.Aucun réaliste ne devrait la négliger, avec la significationqu'elle a reçue chez les classiques du marxisme. On nedevrait pas dégrader le réalisme, avec lequel la littératuredes antifascistes fait cause commune, en en faisant uneaffaire de formes. Quand on est critique, on devraitêtre également réaliste dans la critique (et pas seulementêtre « pour le réalisme »). On devrait dire : telle ou tellescène dans tel ou tel roman ne correspond pas à laréalité, car... ; ou bien : le comportement de l'ouvrier xdans la situation Y ne correspond pas au comportementréel d'un ouvrier présentant ces caractéristiques, car... ;ou encore : la façon dont on traite dans ce roman de latuberculose éveille des représentations tout à fait fausses,

Page 80: Brecht_sur le réalisme

86 Sur le réalisme

car en réalité... Il est tout à fait vrai que si l'on consacretrop peu de pages à sa description, une chose peut neplus produire aucun effet. C'est à démontrer concrète-ment, dans chaque cas particulier. Un réaliste écrit defaçon à pouvoir être compris, parce qu'il veut agir véri-tablement sur des hommes véritables. Ce qui est com-préhensible et ce qui ne l'est pas, c'est à démontrerconcrètement, dans chaque cas particulier. (Par exem-ple, n'est pas compréhensible seulement ce qui est déjàcompris). Un réaliste qui s'occupe d'art (par exemplecomme critique) lui accorde une certaine liberté demouvement, pour lui permettre d'être réaliste. Il luiconcède le droit à l'humour (celui de grossir ou de rape-tisser les choses), à la fantaisie, à la joie de l'expression (ycompris celle de l'expression nouvelle, de l'expressionindividuelle). Il sait que sans cela il n'est pas de véritableartiste.

Le réalisme n'est „pas une affaire de formes. On nepeut preTiale—ra—TOrme propfe-I un réaliste unique (ouà un nombre limité de réalistes) et l'appeler la formedu réalisme. C'est anti-réaliste. Si l'on procède ainsi,il en découle que les réalistes, c'étaient ou bien Swiftet Aristophane, ou bien Balzac et Tolstoï ; et que, si l'onn'admet que les formes des morts, aucun vivant n'estun réaliste.

Est-ce là abandonner la théorie ? Non, c'est en assurerles fondements. C'est empêcher qu'on ait une théoriequi consiste uniquement en une description ou une inter-prétation d'oeuvres d'art existantes, dont on extrait desdirectives purement formelles. Il faut une théorie desoeuvres qui sont encore à créer. Le mal que nous pré-venons, c'est le formalisme dans la critique. Il y va duréalisme 1.

1938

1. L'expression (ironique) de Brecht reprend littéralement,en allemand, le titre de l'essai de Lukacs Le Réalisme enquestion, que nous avons traduit ainsi dans les notes à lafin du présent ouvrage. (N.d.T.)

Page 81: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 87

[Les essais de Georg Lukacs]

Je me suis souvent demandé pourquoi certains essaisde Georg Lukâcs, malgré tout ce qu'ils contiennent devalable, laissent insatisfait. Lukâcs part d'un principesain, et cependant on ne peut se défendre de l'impres-sion qu'il manque du sens des réalités. Il examine ledéclin du roman bourgeois depuis les hauteurs mêmesqu'il occupait lorsque la classe bourgeoise était encoreprogressiste. Il a beau traiter les romanciers contempo-rains avec la plus grande courtoisie, dans la mesure oùils sont les successeurs des classiques du roman bourgeois,pour autant qu'au moins sur le plan formel leur écritureest réaliste, il ne peut faire autrement que d'apercevoirsur ce plan aussi un déclin. Il lui est tout à fait impos-sible de trouver chez eux un réalisme comparable àcelui des classiques pour ce qui est de la profondeur,de l'ampleur, de l'agressivité. Comment, au demeurant,auraient-ils pu s'élever au-dessus de leur classe ? Il ya aussi, il doit nécessairement y avoir aussi décadencede la technique romanesque. Ce n'est pas que l'on ren-contre moins d'habileté technique, mais la techniquecommence à devenir terriblement... technique, on assisteà un impérialisme de la technique. Même dans la cons-truction réaliste de type classique se glisse du formalisme.On tombe sur d'étranges détails. Même les écrivains quiperçoivent la paupérisation, la déshumanisation, la méca-nisation de l'homme du fait du capitalisme, semblentparticiper de ce phénomène de paupérisation ; en effet,dans leurs descriptions, ils semblent faire moins de casde l'homme, ils le lancent à travers les événements àun rythme d'enfer, ils traitent sa vie intérieure comme« quantité négligeable » 1 , etc. Eux aussi, ils font pourainsi dire de la rationalisation capitaliste. Ils marchentavec les « progrès » de la physique. Ils quittent leterrain de la causalité rigoureuse et passent sur celui

1. En français dans le texte. (N.d.T.)

Page 82: Brecht_sur le réalisme

88 Sur le réalisme

de la causalité statistique, en abandonnant l'homme indi-viduel comme noeud causal, en limitant ce qu'ils affir-ment à de grandes unités. Ils observent même, à leurfaçon, les relations d'incertitude d'Heisenberg 1 . Ils reti-rent à l'observateur son autorité et son crédit, et ils mobi-lisent le lecteur contre lui-même, en ne risquant que desaffirmations subjectives, ne caractérisant expressément quecelui qui les profère (ainsi chez Gide, chez Joyce, chezDiiblin). Lorsque Lukâcs se livre à toutes ces observations,on ne peut que le suivre, et souscrire à sa protestation.Mais qu'en est-il de la partie positive, constructive, reven-dicative, des conceptions de Lukâcs ? D'un revers de main,il balaie cette technique comme « inhumaine ». Il revientvers les ancêtres et conjure les héritiers dégénérés desuivre leur exemple. Les écrivains trouvent aujourd'huidevant eux un homme déshumanisé ? un homme dontla vie intérieure est dévastée ? Il est traqué, il mèneune vie d'enfer ? Ses facultés logiques sont affaiblies, leschoses ne semblent plus liées comme elles l'étaient ?Raison de plus, selon Lukâcs, pour que les écrivainss'en tiennent aux vieux maîtres, nous produisent desvies intérieures riches, se jettent au travers du rythmeeffréné des événements, le retiennent par la lenteur durécit, rétablissent par leur art l'homme individuel aucentre de ces événements, etc., Quant aux conditionsd'exécution de tout cela, elles se perdent dans les sables.Or il est manifeste que ces préceptes sont inapplicables.Rien d'étonnant pour qui approuve les conceptions d'en-semble de Georg Lukâcs. Mais n'y a-t-il pas une autrevoie pour s'en sortir ? Il y en a une, que montre lanouvelle classe montante. Elle n'est pas, elle, un retouren arrière. Il ne s'agit pas de renouer avec le bon vieuxtemps, mais de nouer des liens avec les sales tempsmodernes. Il ne s'agit pas de démanteler la technique,mais de la perfectionner. L'homme ne retrouve pas sonhumanité perdue en sortant de la masse, mais en se

1. Brecht écrit, par erreur, semble-t-il : de Schrôdinger.(N.d.T.)

Page 83: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 89

plongeant dans la masse. La masse accouche de soninhumanité, afin que l'homme redevienne homme (maispas le même qu'auparavant). C'est ce chemin que doitprendre la littérature de notre temps, où les massescommencent à tirer à elles ce qu'il y a de valeurs etd'humanité, où les masses mobilisent les écrivains contrela déshumanisation par le capitalisme dans sa phase fas-ciste. C'est l'élément de capitulation, de recul, l'élémentutopique et idéaliste, qui subsiste dans les essais de Lukàcset que certainement il surmontera, qui fait le caractèreinsatisfaisant de ses travaux, si pleins de choses valablespar ailleurs, et qui donne l'impression que ce qui luiimporte, c'est la jouissance esthétique et non la lutte,la fuite et l'échappatoire et non l'attaque et l'avancée.

Sur le caractère formaliste de la théorie du réalisme

Le caractère formaliste de la théorie du réalisme nese marque pas uniquement dans le fait qu'elle se fondesur la seule forme d'une poignée de romans bourgeoisdu siècle dernier (on ne se réfère à des romans plusrécents que pour autant qu'ils observent cette forme),mais aussi dans le fait qu'il ne s'agit que d'une certaineforme de roman. Qu'en est-il du réalisme en poésie,dans l'art dramatique ? Deux genres littéraires qui, enAllemagne notamment, témoignent d'un haut niveau.

Pour argumenter sur du concret, ce qui suit sera per-sonnel. Ma propre activité, à ce qu'il me semble, estplus vaste et diverse que ne le croient nos théoriciensdu réalisme. Je ne me sens que très insuffisamment servipar eux. Je travaille présentement à deux romans, à unepièce et à un recueil de poèmes. L'un des romans esthistorique, il exige de vastes recherches sur l'histoireromaine. Il est satirique. Or le roman est le domainepropre de nos théoriciens. Mais c'est sans malice aucuneque je dis que pour travailler à ce roman, Les Affaires

Page 84: Brecht_sur le réalisme

90 Sur le réalisme

de Monsieur Jules César, je ne peux trouver chez euxla moindre indication qui puisse m'orienter. Je ne voisaucune utilisation possible de cette accumulation deconflits personnels que le roman bourgeois du siècledernier a empruntée au drame, de ces scènes longues,peintes à fresque, avec évocation d'intérieurs. Pour desparties importantes, j'utilise la forme du journal intime.Pour d'autres parties, il s'est avéré nécessaire de changerle « point of view » 1 . Quant à mon point de vue àmoi, il apparaît dans le montage des deux points devue des narrateurs fictifs. Peut-être bien qu'une tellechose n'aurait pas dû s'avérer nécessaire ? De toute façon,elle sort du schéma que j'avais initialement prévu. Maiscette technique s'est avérée nécessaire pour une saisiejuste de la réalité ; mes mobiles étaient strictement réa-listes. La pièce, c'est un cycle de scènes qui traitent dela vie sous la dictature brune 2 . Jusqu'à maintenant j'aifait le montage de vingt-sept scènes séparées. Pour quel-ques-unes d'entre elles, le schéma « réaliste » x peut àla rigueur coller, à condition qu'on ferme les yeux. Pourd'autres, non, et pour une raison ridicule : c'est qu'ellessont courtes. Pour l'ensemble, il ne colle pas. Je tienspourtant cette pièce pour une pièce réaliste. Pour l'écrire,j'ai tiré davantage des tableaux de Breughel que desdissertations sur le réalisme. Du deuxième roman 3, auquelje travaille déjà depuis longtemps, j'ose à peine parler,tellement les problèmes sont compliqués, alors que levocabulaire que m'offre l'esthétique du réalisme, dansson état présent, est primitif. Les difficultés de formesont extraordinaires, je dois sans cesse construire desmodèles ; si on me voyait y travailler, on croirait queje ne m'intéresse qu'aux questions de forme. Or je faisces modèles pour pouvoir mieux représenter la réalité.Pour ce qui est de la poésie, il y a aussi un point de

1. En anolais dans le texte. (N.d.T.)2. Grancirpeur et misère du 111e Reich. (N.d.T.)3. Sans doute s'agit-il du Roman des Tui, resté inachevé.

(N.d.T.)

Page 85: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 91

vue réaliste en poésie... Mais je sens que si l'on veutécrire là-dessus, il faut procéder avec une extrême pru-dence. Pourtant, si on le faisait, on y gagnerait desaperçus nouveaux sur le roman et sur le théâtre.

Cependant que je feuillette un monceau de gros bou-quins d'histoire (ils sont rédigés en quatre langues, aux-quelles s'ajoutent des traductions de deux langues mortes),et que je cherche à approfondir certains faits, plein descepticisme, essuyant sans arrêt, pour ainsi dire, le sablede mes yeux, j'ai des impressions de couleurs vagues àl'arrière du crâne, des impressions de saisons, j'entendsdes sons sans paroles, je vois des gestes sans signification,je pense à des groupements souhaitables de personnagesqui n'ont pas encore de nom, etc. Ces impressions sontlargement indéfinies, nullement excitantes, passablementsuperficielles, à ce qu'il me semble. Mais je les ai. C'estle « formaliste » qui travaille en moi.

Pendant que s'éclaire lentement pour moi la signifi-cation des caisses d'assurance-vie de Clodius et que mesaisit quelque chose comme la joie des découvreurs, jepense : si l'on pouvait seulement écrire un chapitre trèslong, transparent, automnal, d'une clarté de verre, avecune courbe irrégulière, une sorte de ligne rouge onduléeet continue ! La City de Rome porte son démocrateCicéron au consulat, elle interdit les clubs plébéiensarmés, ils se transforment en pacifiques caisses d'assurance-vie, le feuillage est jaune en automne. L'enterrement d'unchômeur coûte dix dollars, on a payé pour cela ses coti-sations ; mauvaise affaire si on meurt trop tard ; maisnous avons la ligne ondulée, souvent on trouve toutd'un coup dans ces caisses des armes, Monsieur Cicéronest banni de la ville, il subit des pertes, sa villa estincendiée, elle a coûté des millions, combien ? Feuilletons,non, ça ne s'y trouve pas ; où étaient les clubs plébéiensle 9 novembre 91 avant Jésus-Christ ? « Messieurs, je neréponds de rien » (César).

J'en suis à un stade premier de mon travail.

Page 86: Brecht_sur le réalisme

92 Sur le réalisme

Comme l'artiste a affaire constamment aux formes,qu'il met en forme constamment, il faut donner de cequ'on appelle formalisme une formulation précise et pra-tique, sinon cela ne dit à l'artiste absolument rien. Si l'onveut appeler formalisme tout ce qui fait que des oeuvresd'art ne sont pas réalistes, il faut, pour qu'on se com-prenne, ne pas donner à cette notion de formalisme uneacception purement esthétique. Par ici les formalistes !— Par ici les « contenutistes »! C'est quand même unpeu trop simple et métaphysique !

Pris dans un sens purement esthétique, la notion nefait guère difficulté. Lorsque, par exemple, quelqu'unaffirme quelque chose qui n'est pas vrai (ou n'a rien àvoir avec le sujet), simplement pour faire une rime,c'est un formaliste. Mais il y a d'innombrables œuvresnon réalistes qui, si elles le sont devenues, ne le sontpas devenues à cause d'un foisonnement d'inventionsformelles.

Tout en restant parfaitement compréhensibles, nouspouvons donner à la notion un autre sens, plus fécondet plus pratique. Il nous faut simplement détourner lesyeux un moment de la littérature et les abaisser versla vie « ordinaire ». Et là, qu'est-ce que le formalisme ?

Prenons l'expression : « Il a raison dans la forme ».Cela veut dire qu'il n'a pas raison, mais que dans laforme, rien que dans la forme, il a raison. Ou bien :« Formellement, la tâche est remplie » ; cela veut direqu'elle n'est pas précisément remplie. Ou encore : « J'aifait cela pour sauvegarder les formes » ; cela veut dire :ce que j'ai fait là ne signifie pas grand-chose, je faisce que bon me semble, mais les formes sont sauves,c'est-à-dire que c'est la meilleure façon pour moi defaire ce que je veux.

Lorsque je lis que l'autarcie du Troisième Reich estparfaite « sur le papier », je sais qu'on a affaire là àdu formalisme politique. Le national-socialisme est dusocialisme « dans la forme » : c'est du formalisme poli-

Page 87: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 93

tique. Rien dans tout cela qui ressemble à quelquefoisonnement d'inventions formelles.

Si l'on aborde la notion de cette façon (qui seule luidonne son importance et permet de la comprendre), noussommes en état, pour revenir à la littérature (mais enabandonnant cette fois complètement la vie ordinaire),de qualifier de formalistes et de dénoncer comme tellesdes oeuvres qui ne placent pas la forme littéraire au-dessusdu contenu social et n'en trahissent pas moins la réalité.On peut aussi dénoncer des oeuvres qui sont « dans laforme » réalistes. Elles sont légion.

En conférant à la notion de formalisme ce sens-là,nous tenons les critères qu'il nous faut pour des phéno-mènes tels que l'avant-garde. Elle peut en effet marcherallègrement en retraite ou vers l'abîme. Elle peut allerde l'avant si loin que le gros est incapable de la suivre,parce qu'il la perd de vue, etc. On peut reconnaître àcela son caractère non réaliste. On peut indiquer lepoint où elle se sépare du gros des troupes, la raisonet le moyen de la réunir de nouveau au gros des troupes.On peut confronter le naturalisme et un certain montageanarchique avec leurs effets sociaux, en montrant com-ment ils ne font que traduire des symptômes de surface etnon le complexe causal des relations sociales profondes.Des tonnes de littérature apparemment révolutionnaire,« dans la forme », peuvent être ainsi dénoncées commepurement réformistes, comme des déclarations purementformelles avec des solutions « sur le papier ».

Une telle définition du formalisme sert à la fois le ,roman, la poésie et le théâtre, et, last but not least,elle liquide une certaine critique formaliste qui ne sembles'intéresser qu'aux formes, ne jure que par certainesformes bien définies et situées dans le temps, et necherche à résoudre les problèmes de composition litté-raire, quand bien même elle « injecte » à l'occasion dansses considérations des aperçus historiques, que dans lechamp de la littérature pure.

Page 88: Brecht_sur le réalisme

94 Sur le réalisme

Dans un grand roman satirique, l'Ulysse de JamesJoyce, il y avait, à côté de l'emploi de plusieurs modesd'écriture, et de quelques autres procédés inusités, cequ'on appelle le monologue intérieur. Une petite bour-geoise méditait dans son lit au réveil. Ses pensées étaienttranscrites en désordre, l'une traversant l'autre, l'unepassant dans l'autre. Difficile d'imaginer qu'on ait puécrire ce chapitre avant Freud. Les griefs qu'il valut àl'auteur furent les mêmes que ceux que Freud s'attirade son vivant. Ça pleuvait : pornographie, prédilectionmorbide pour les choses sales, surestimation des phéno-mènes situés au-dessous du bas-ventre, immoralité, etc.Chose étonnante, quelques marxistes firent chorus à cessottises, en y ajoutant avec dégoût l'étiquette de « petit-bourgeois ». On rejetait du même coup le monologueintérieur comme procédé technique, on le taxait de forma-lisme. Je n'en ai jamais compris la justification. QueTolstoï aurait fait cela autrement, c'est évident, mais cen'est pas une raison pour rejeter la façon dont Joyce l'afait. Les objections étaient présentées de façon tellementsuperficielle qu'on se demandait : si Joyce avait transposéce monologue au cours d'une séance de psychanalyse, onaurait trouvé cela tout à fait normal. Cela dit, le mono-logue intérieur est un procédé très difficile à manier, ilest nécessaire de le souligner. Si l'on ne prend pascertaines mesures, d'ordre technique à leur tour, lemonologue intérieur ne rend nullement, comme il a l'airextérieurement de le faire, la réalité, c'est-à-dire la totalitéde la pensée ou des associations de pensée. Il y a làun « dans la forme seulement » qui est à considérer,une falsification de la réalité. Il ne s'agit pas seulementd'un problème formel (dont on pourrait venir à boutpar un retour à Tolstoï). Nous avons déjà eu, sur le planpurement formel, le monologue intérieur : je pense auxpièces de l lols i.)

Le souvenir de l'expressionnisme, c'est pour beaucouple souvenir de grands élans de liberté. A l'époque, j'étais

Page 89: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 95

déjà contre ceux pour qui « s'exprimer » devenait unmétier (voir mes directives aux acteurs dans les Essais).Ces crises pénibles, inquiétantes, où tel ou tel était« hors de lui », me laissaient sceptique. S'il était horsde lui, où donc était-il ? Il devint vite clair qu'on s'étaitémancipé de la grammaire, mais non du capitalisme.La palme revenait à Hasek -cour son Schweyk. Mais jepense que les libérât-ions sont toujours à prendre ausérieux. Aujourd'hui encore, beaucoup répugnent à voirl'expressionnisme scié, condamné en vrac, parce qu'ilscraignent qu'on n'étouffe par là tout acte de libération,toute émancipation des réglementations paralysantes, despréceptes anciens devenus entraves ; qu'on tente de secramponner, après qu'on a liquidé les propriétaires ter-riens, à des modes descriptifs qui convenaient à des pro-priétaires terriens. Pour emprunter une image à la poli-tique : si l'on veut combattre l'idée de Coup d'Etat,il faut enseigner la Révolution (et non l'évolution).

Il y a là une nécessité, si l'on veut considérer la litté-rature dans son développement (ce qui ne veut pas dire :développement autonome, auto-développement). On voitalors apparaître des phases d'expérimentation, qui pré-sentent souvent un rétrécissement des points de vue àla limite du supportable, qui donnent des produits à uneseule face, ou à peu de faces, où la possibilité d'appli-cation des résultats devient problématique. Il y a desexpérimentations qui se perdent dans les sables, des expé-rimentations qui portent des fruits tardifs ou rabougris.On voit des artistes succomber sous leur sujet, desgens consciencieux qui voient bien où est leur tâche, etqui l'affrontent, mais ils ne sont pas à la hauteur. Eux-mêmes ne voient plus toujours leurs défauts, ce sontsouvent les autres qui les voient, en même temps queles tâches. On en voit quelques-uns s'entêter sur desquestions de détail ; tous ne sont pas occupés à résoudrela quadrature du cercle. A l'égard de ces gens, le mondeest autorisé à s'impatienter, et il ne manque pas de

Page 90: Brecht_sur le réalisme

96 Sur le réalisme

faire abondamment usage de cette autorisation ; maisil est également justifié d'être patient.

En matière d'art existe le phénomène de la chose ratéeou à demi réussie. A nos métaphysiciens de comprendrecela. Il est facile de rater une oeuvre, compte tenu dufait qu'il est difficile d'en réussir une ! L'un se tait parceque le sentiment lui manque, l'autre, parce que le senti-ment lui coupe la langue. L'un se libère, non du fardeauqui lui pèse réellement sur la poitrine, mais seulementd'une sensation de servitude. L'autre brise son outilparce qu'on en a trop longtemps mésusé pour l'exploiter.Le monde n'est pas tenu à la sentimentalité. Mais rienn'autorise à tirer des défaites, qu'il faut bien constater, laconclusion qu'il ne faut plus se battre.

Pour moi, l'expressionnisme n'est pas qu'une « pénibleaffaire », une déviation, un cul-de-sac. Motif : je ne leconsidère pas du tout comme un simple « phénomène »,je ne lui accole pas d'étiquette. Il y avait en lui beau-coup à apprendre pour des réalistes, qui sont gens portésà s'instruire, des esprits pratiques qui cherchent à pren-dre leur bien où ils le trouvent. Chez Kaiser, chez Stern-berg, chez Toner, chez Goering 1 , il y avait de quoiprendre pour un réaliste. Pour être franc, je m'instruisplus facilement auprès des auteurs qui se proposent desbuts proches des miens. Je dirai donc sans ambages, enregardant la mort en face : je m'instruis plus diffici-lement (c'est-à-dire moins) auprès de Balzac et Tolstoï :les objectifs à atteindre n'étaient pas pour eux les mêmes.Et puis, il s'en est passé pas mal dans ma propre sub-stance, je les ai dans le sang, si l'on me permet l'expres-sion. Bien sûr que j'admire ces hommes, et la manièredont ils ont su maîtriser les tâches qui étaient les leurs.Bien sûr qu'on peut aussi apprendre auprès d'eux. Maisil serait de bon conseil de ne pas avoir recours à eux

1. Il s'agit de Reinhard Gcering, connu pour sa pièce surla révolte des marins lors de la bataille du Skagerrak inti-tulée Combat naval. (N.d.T.)

Page 91: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 97

seuls, de leur adjoindre d'autres écrivains, qui s'étaientfixé d'autres objectifs, tels que Swift ou Voltaire. Ladiversité des objectifs n'en apparaît que plus clairement,nous pouvons en tirer plus facilement des généralisations,et aborder ces écrivains du point de vue de nos objectifs.

La façon dont se sont posés les problèmes pour notrelittérature engagée a eu pour conséquence de rendre trèsactuelle une question précise : le saut d'un mode dereprésentation dans un autre à l'intérieur d'une seule etmême oeuvre d'art. Cela s'est fait très pratiquement. L'as-pect idéologique, politique n'englobait pas toute la repré-sentation, l'éditorial de journal s'y trouvait introduit et« monté » avec le reste. Cet éditorial était la plupart dutemps rédigé de façon très peu « artistique », et soncaractère non artistique sautait à tel point aux yeux qu'onne s'apercevait pas du caractère non artistique de l'actiondans laquelle il venait s'insérer (l'action a toujours étéquelque chose de plus artistique que ne le sont leséditoriaux). D'où une rupture sensible. Pratiquement, il yavait deux possibilités de s'en tirer. Ou bien on dissolvaitl'éditorial dans l'action, ou bien on dissolvait l'actiondans l'éditorial, en composant celui-ci artistiquement. Maison pouvait faire une présentation esthétique de l'actionet une présentation esthétique de l'éditorial (qui évidem-ment perdait du même coup sa nature d'éditorial), conser-ver le saut d'un idiome dans l'autre et en donner aussiune présentation esthétique. Cela paraissait neuf, mais sil'on veut, on peut toujours citer des précédents dont lecaractère artistique n'est pas douteux, comme l'inter-ruption de l'action par des choeurs dans le théâtre d'Athè-nes. On trouve des procédés semblables dans le théâtrechinois.

Savoir s'il faut tant ou tant d'indications pour fairede bonnes descriptions, savoir ce qui est trop, ce quin'est pas assez plastique, c'est une question à résoudrepratiquement et cas par cas. Pour certaines choses, il noussuffit de moins d'indications que nos prédécesseurs. En

7

Page 92: Brecht_sur le réalisme

98 Sur le réalisme

ce qui concerne la psychologie, on peut se demander sil'on doit exploiter les résultats de sciences nouvellementconstituées ; mais ce n'est pas un article de foi : il fautvérifier, cas par cas, si l'incorporation de connaissancesscientifiques améliore ou non la peinture des caractères,et si cette incorporation a été ou non bien faite. On nepeut interdire à la littérature de profiter des facultésnouvellement acquises de l'homme d'aujourd'hui, tellesque la perception simultanée, l'audace dans l'abstraction,la rapidité des combinaisons mentales. Si l'on prétend àla rigueur scientifique, il faut aussi examiner, avec lapatience de bénédictin qui est précisément celle du savant,quel effet résulte dans chaque cas particulier de l'usagede ces facultés adapté au domaine de l'art. Que l'artisteemprunte partout des raccourcis, qu'il « saisisse au vol »beaucoup de choses, qu'il parcoure consciemment ou nonde grandes parties d'un procès qui ne s'arrête jamais— la critique, elle, en tout cas la critique marxiste, doitprocéder en la matière de façon concrète et méthodique,c'est-à-dire justement scientifique. Rien ne sert ici debavarder, quel que soit le vocabulaire dont on use. Il nesaurait en aucun cas suffire, pour une définition opéra-toire du réalisme, d'extraire des directives aux écrivainsuniquement d'oeuvres littéraires (faites comme Tolstoï —mais sans ses points faibles ! Faites comme Balzac — maisen hommes d'aujourd'hui !). Le réalisme n'est pas seule-ment affaire de littérature, c'est une grande affaire, poli-tique, philosophique, pratique ; elle doit être déclaréetelle et traitée comme telle : comme une affaire quitouche l'ensemble de la vie des hommes.

Date probable : 1938

[Remarques sur un article]

Il n'y a pas grand-chose à attendre de ceux qui necessent d'employer le mot de « forme » comme quelquechose de différent du contenu, ou en rapport avec le

Page 93: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 99

contenu, ou que sais-je encore, et qui abominent partrop le mot « technique » comme tout ce qui est « méca-nique ». Il ne faut pas s'arrêter au fait qu'ils citent lesClassiques (du marxisme), et qu'on trouve chez eux effec-tivement le mot « forme » : les Classiques n'ont pasenseigné la technique romanesque. Et le mot de « méca-nique » n'est pas pour épouvanter qui que ce soit, dèslors qu'il s'applique à la technique ; il y a une mécaniquequi a rendu de grands services à l'humanité, qui enrend toujours, et ce sont, bel et bien, les services de latechnique. Les « orthodoxes » qui, parmi nous, dansun autre domaine, distinguent Staline des esprits créa-teurs, ont coutume d'exorciser les esprits avec certainsmots, employés de la façon la plus arbitraire.

Nos gardiens de l'Héritage décrètent que sans « inter-relations antagonistes des hommes les uns avec lesautres », sans « mise à l'épreuve des hommes dans desactions réelles », sans « actions et réactions entrecroiséeset antagonistes des hommes les uns sur les autres », onne peut créer des personnages qui resteront. Mais les« méthodes compliquées (!) avec lesquelles les écrivainsanciens ont fait démarrer leurs actions », où sont-elleschez Ha gek ? Pourtant, son Schweyk est à coup sûr unpersonnage qu'on n'oubliera pas de sitôt. Je ne sais pass'il « restera », je ne sais pas si tel ou tel personnage deBalzac ou de Tolstoï restera, j'en sais là-dessus aussi peuque tout un chacun ; personnellement, pour parler franc,je ne me sens pas une envie immodérée de faire du « ilrestera » un critère... Comment prévoir à l'avance si lesgénérations futures voudront garder en mémoire cesfigures (ce n'est pas Balzac ni Tolstoï qui pourront les yforcer, même pas avec les méthodes, si ingénieuses soient-elles, avec lesquelles ils font démarrer leurs actions) ? Celadépendra, je suppose, de la réponse à la question : direde quelqu'un « celui-là (et il s'agira en ce cas d'uncontemporain) est une nature à la Père Goriot » est-ilun énoncé qui donne prise sur la réalité sociale ? Après

Page 94: Brecht_sur le réalisme

100 Sur le réalisme

tout, ces natures-là ne font peut-être que passer. Peut-êtresont-elles liées justement à ces « actions et réactionsréciproques et antagonistes » qui un jour cessent d'exister.

Je n'ai pas de raison de me faire le propagandisteinconditionnel de la technique du montage de Dos Passos ;lorsque j'ai écrit un roman, j'ai moi-même essayé de mettreen forme quelque chose comme des « actions et réactionsentrecroisées et antagonistes ». (J'ai bien utilisé le mon-tage dans ce roman, mais à d'autres endroits). Je n'ad-mettrais pourtant pas que l'on condamne cette techniqueau bénéfice unique de la création de personnages « quirestent ». D'abord Dos Passos a précisément représentédes « relations entre les hommes antagoniques 1 et entre-lacées », et de manière remarquable, quoique ses conflitsne soient pas ceux des personnages de Tolstoï et quesa façon d'entrelacer les fils ne soit pas celle des intriguesde Balzac. Deuxièmement, le roman n'est pas lié, souspeine de disparition, à l'existence du « personnage », etsurtout du personnage tel qu'il a existé au siècle dernier.On ne devrait pas alimenter l'idée d'un Walhalla des per-sonnages « qui restent », d'une sorte de Cabinet deMme Tussaud 2 où l'on ne verrait que des figures qui« sont restées », d'Antigone à Nana, d'Enée à Nekhljudov(au fait, qui est-ce, celui-là ?). Que cette idée fasse rire, jen'y verrais aucun irrespect. Nous sommes un peu payéspour savoir sur quelles bases repose le culte de l'individutel qu'il a été pratiqué dans la société de classes : cesont des bases historiques. Loin de nous l'idée de vouloirabolir l'individu. Nous n'en constatons pas moins avecquelque perplexité combien ce culte (encore une fois his-torique, déterminé, passager) empêche un André Gide dedécouvrir des individus en Union soviétique. En lisantGide, j'étais bien prêt de renoncer à Nekhljudov (peu

1. Terme affreux et précieux pour dire riche en con-flits », qui sent trop 1' « intrigue ».

2. Le Musée Grévin de Londres. (N.d.T.)3. Personnage de Dostoïevski. (N.d.T.)

Page 95: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 101

importe qui c'était) comme « figure qui reste », si parimpossible c'était le seul moyen de faire « rester » lespersonnages de la jeunesse soviétique qu'il m'a été donnéde connaître. Pour en revenir à la question de fond : ilest archifaux, autrement dit cela ne mène à rien, ouencore cela ne vaut pas la peine pour l'écrivain, desimplifier le problème de telle sorte que le processuseffectif, compliqué, gigantesque, de l'existence des hommesà l'ère de la lutte finale entre la classe bourgeoise et laclasse des prolétaires soit utilisé comme toile de fond,décor, « fable » pour la création de « grands individus ».On ne peut pas donner beaucoup plus de place aux indi-vidus dans les livres qu'ils n'en ont dans la réalité, etsurtout pas une place autre. Pour parler en termes pra-tiques : pour nous les individus naissent lors de la miseen forme des processus de la vie des hommes en société,laquelle peut être « grande » ou « petite ». Il est radica-lement faux de dire : prenons d'abord une grande figure,et soumettons-la à des réactions multiples, en veillant àce que ses rapports avec les autres soient le moins fugitifset le moins superficiels possibles.

L'aspect dramatique (la violence des collisions), les pas-sions (le degré d'échauffement), la surface couverte parun personnage, rien de tout cela ne peut être envisagé etpropagé séparément, détaché de la fonction sociale.

Les combats (dans les relations « compliquées et anta-gonistes ») sont les combats pour la concurrence du capi-talisme développé, qui ont engendré des individus surun mode bien déterminé. L'émulation socialiste a uneautre façon de produire des individus, et des individusautres. Et il reste encore à se demander si elle a des effetsaussi individualisants que la lutte capitaliste pour laconcurrence. On pourrait dire, en un sens, que nos cri-tiques font retentir à leur manière le slogan funeste, etqui s'adressait à des individus isolés : « Enrichissez-vous ! »

Page 96: Brecht_sur le réalisme

102 Sur le réalisme

Balzac est le poète des monstruosités. Ses personnagesà multiples faces (ampleur de leurs côtés lumineux, pro-fondeur de leurs côtés ténébreux) reflètent la dialectiquedu progrès de la production qui est en même tempsprogrès de la misère. « Il rendit les affaires poétiques »(Taine). Mais, d'abord, « Balzac fut un homme d'affaires,et un homme d'affaires endetté [...], il se fit spécula-teur [...], il vit s'approcher la faillite [...], il liquida,resta chargé de dettes, et écrivit des romans pour lespayer. » On peut donc dire aussi bien qu'il a fait dela poésie une affaire ! Dans cette jungle du capitalismenaissant, les individus luttent contre les individus, contredes groupes d'individus et, fondamentalement, contre lasociété tout entière. C'est précisément là ce qui consti-tue leur individualité. Voilà maintenant qu'on nousexhorte à continuer, non, à recommencer, encore et tou-jours, à créer des individus, évidemment autres, mais à lescréer de la même façon qu'avant, quoique de façon dif-férente... Allez vous y retrouver ! « [Balzac] était col-lectionneur, presque monomane », etc.'. Ce fétichisme del'objet, on le retrouve dans ses romans, sur des cen-taines, des milliers de pages. Mais, bien sûr, il ne fautpas en parler : pour avoir développé des considérationssemblables, Tretiakov 2 se fait rappeler à l'ordre etmontrer du doigt par Lukâcs. Or c'est précisément cefétichisme qui fait des personnages de Balzac des indi-vidus. Il serait ridicule de ne voir là que le simpleéchange des passions et des fonctions sociales quiconcourent à faire un individu. Est-ce que, par hasard,la production de biens de consommation pour la col-

1. Cf. Hippolyte Taine, « Balzac », I, 1 et I, 2, in Nou-veaux essais de critique et d'histoire, 2. éd., Hachette, Paris,1866. (N.d.T.)

2. Ecrivain et critique soviétique, lié aux futuristes et for-malistes, ami de Brecht, chez qui celui-ci a trouvé des élé-ments de la théorie de la « distanciation ». Cf. dans Poèmes5, l'Arche, Paris 1967 : « Conseil à Tretiakov : qu'il guérisse »,traduction de Gilbert Radia et Claude Duchet, p. 100, et « Lepeuple est-il infaillible '? », traduction de Jean-Paul Barbe,p. 150. Ce dernier poème fut écrit par Brecht alors qu'ilvenait d'apprendre la mort de Tretiakov. (N.d.T.)

Page 97: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 103

lectivité produirait des individus au même titre quel'esprit « collectionneur » ? Bien sûr, on peut là aussirépondre : oui. Une telle production s'opère sous nosyeux, et il y a toujours des individus. Mais ce sont desindividus tellement changés que Balzac ne les aurait toutsimplement pas reconnus comme tels (et qu'aujourd'huiGide, pour de bon, ne les reconnaît pas comme tels) : illeur manquera la monstruosité, l'union dans un seul êtredu sublime et de l'abject, du crime et de la sainteté, etc.

Non, Balzac n'use pas du montage. Mais il écrit degigantesques généalogies, il marie les créatures de sonimagination comme Napoléon mariait ses frères et sesmaréchaux, il suit le devenir des fortunes (fétichisme del'objet) à travers des générations, leur passage d'unefamille dans l'autre. Il ne voit devant lui que de l' « orga-nique », les familles sont des organismes, les individusy « poussent ». Devons-nous donc aujourd'hui remettreà la place la cellule, l'usine, le soviet, compte tenu dufait que, de notoriété publique, avec la disparition de l'ap-propriation privée des moyens de production, la famillea bien dû perdre de son pouvoir formateur sur les indi-vidus ? Mais ces formations nouvelles, indubitablementcréatrices d'individus, sont justement comparées à lafamille, « montées » ! Faites littéralement de pièces etde morceaux assemblés ! Déjà dans le New York d'au-jourd'hui, pour ne rien dire du Moscou d'aujourd'hui, lafemme, par exemple, est beaucoup moins « formée » parl'homme que dans le Paris de Balzac, elle est moinsdépendante de lui, chose en soi simple à comprendre. Ilen résulte qu'un certain type de conflits avec des armes« chauffées à blanc » disparaît ; les conflits nouveaux quiprennent leur place (évidemment que d'autres prennentleur place 1) sont au moins aussi durs, mais de naturepeut-être moins individualiste. Non qu'ils ne possèdentrien d'individuel, ce sont bien des individus qui livrentcombat, mais les alliés dans la bataille y jouent un rôleconsidérable, qu'ils ne jouaient pas du temps de Balzac.

Page 98: Brecht_sur le réalisme

104 Sur le réalisme

Commentaires sur une théorie formalistedu réalisme

Lorsqu'on ne définit pas le réalisme de façon purementformaliste (à savoir, ce qu'on entendait par réalismedans le domaine du roman bourgeois autour des annéesquatre-vingt-dix), on peut objecter tout ce qu'on veut àdes techniques de narration telles que le montage, lemonologue intérieur, la distanciation, mais on ne peut pasle faire au nom du réalisme. Bien sûr, il peut y avoirun monologue intérieur qu'on peut qualifier de forma-liste, mais il y en a aussi de réalistes ; et avec le montageon peut [...] représenter le monde, sans aucun doute, defaçon aussi bien véridique que fausse. S'agissant de puresquestions de formes, gardons-nous de parler trop à lalégère au nom du marxisme : ce n'est pas marxiste.

On ne devrait pas confondre le montage avec cettemaladresse technique qui consiste à insérer dans un récitparfaitement conventionnel des passages assez longs de« théorie », des idées de l'auteur, des manifestes, des des-criptions sans lien avec l'action. Défaut de maîtrise artis-tique avec lequel le montage n'a rien à voir.

Conseiller d'étudier les romans de Balzac et de Tolstoïn'est pas une mauvaise chose : ces écrivains développentcertaines techniques très importantes pour un mode dereprésentation réaliste. (Au demeurant, c'est un vice deraisonnement proprement inconcevable que de reprocher,sans autre forme de procès, à quelqu'un qui propose defaire un choix dans les techniques de représentation desécrivains, de vouloir sabrer dans leurs oeuvres. Les oeuvresne s'en portent pas plus mal. Les chercheurs doivent évi-demment les considérer chacune comme un tout, poureux ce ne sont pas des recueils de recettes techniques.C'est clair. Mais l'écrivain, lui, qui fait son apprentissagetechnique, aborde d'un autre point de vue les oeuvresdes générations antérieures et des autres classes. C'estnon moins clair.)

Page 99: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 105

[Remarques sur le formalisme]

1

La lutte contre le formalisme en littérature est de laplus haute importance, elle n'est nullement liée à une« phase » transitoire. Il faut la mener jusqu'au bout,dans toute son ampleur et sa profondeur, donc pas d'unefaçon « formelle », afin que la littérature puisse remplirsa fonction sociale. Lorsqu'on s'efforce de liquider lesformes vides et les dits anciens qui ne disent plus rien,il est capital que les formes ne soient pas adoptées ourejetées indépendamment, abstraction faite de leurs fonc-tions sociales. Qu'est-ce que le formalisme ?

La littérature prolétarienne est soucieuse de prendredes leçons de forme dans les oeuvres anciennes. C'estchose naturelle. On reconnaît ainsi qu'on ne peut passauter tout bonnement les phases qui ont précédé. Lenouveau doit surmonter l'ancien, mais il doit comprendreen lui l'ancien à l'état dominé, « le supprimer en le conser-vant ». Il faut bien comprendre qu'il y a aujourd'huiune nouvelle façon d'apprendre, une façon critique, oùl'on transforme ce qu'on apprend, une façon d'apprendrerévolutionnaire. Le nouveau existe, mais il ne naît quedans la lutte avec l'ancien, et non pas sans lui, pas dansle vide. Beaucoup oublient d'apprendre, ou traitent celapar le mépris (« ce n'est qu'une question de forme »), etd'autres considèrent le moment de la critique comme unequestion de forme, comme quelque chose qui va de soi.

Il en résulte des attitudes bizarres. Des gens vantent lecontenu d'une certaine oeuvre et condamnent sa forme,d'autres procèdent à l'inverse. On confond sujet etcontenu ; on met en contradiction les choix personnelsde l'auteur avec la tendance de son sujet.

Le réalisme est assimilé au sensualisme, bien qu'il yait évidemment des oeuvres sensualistes à l'opposé duréalisme, et des oeuvres tout à fait réalistes qui n'ont rien

Page 100: Brecht_sur le réalisme

106 Sur le réalisme

de sensualiste. Pour beaucoup, une description plastiquepasse pour n'être réalisable que sur une base sensualiste ;tout le reste, ils l'appellent reportage ; comme s'il n'yavait pas de reportages très plastiques. La « mise enoeuvre » est présentée comme une pure affaire de forme.A force de condamner le montage, beaucoup, qui ne l'ontpas vraiment étudié, qui n'ont pas délimité le champde son efficacité, ni apprécié ce qu'il peut rendre, abou-tissent dans une très dangereuse proximité du mythe duSang et du Sol et de la métaphysique suspecte de l'orga-nicisme 1 . On tente de combattre l'esthétisme avec unvocabulaire purement esthétique ; et de tordre le cou auformalisme en ne considérant que les formes. Dès lors,la littérature n'a plus d'autre tâche que d'être littérature ;la seule tâche des écrivains est de perfectionner leursformes.

On ne peut bien comprendre la géométrie non eucli-dienne si l'on n'a pas appris la géométrie euclidienne. Maisla géométrie non euclidienne suppose non seulement qu'onconnaisse l'euclidienne, mais aussi que d'une certainefaçon on ne la comprenne plus.

Des changements qui ne sont pas des changements, deschangements « de forme », des descriptions qui ne resti-tuent que l'extérieur des choses, sans qu'on puisse seformer un jugement, un comportement formel, une actionqui ne fait que satisfaire aux formes, sauver les formes,des créations qui restent sur le papier, les adhésions dubout des lèvres, c'est tout cela, le formalisme. Dansl'emploi de certaines notions en littérature, on devraitne pas trop s'éloigner de la signification qu'elles ont dansd'autres domaines. Le formalisme en littérature est unphénomène littéraire, mais pas seulement littéraire. Le réa-lisme non plus, on ne peut pas le définir si l'on ne pensepas au réalisme et aux réalistes dans d'autres domaines,à ce qu'est une action réaliste, un jugement réaliste.

1. Composante de l'idéologie fasciste. (N.d.T.)

Page 101: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 107

2

Notre lutte contre le formalisme dégénérerait elle-mêmeen un désespérant formalisme si nous nous accrochions àquelques formes bien déterminées, mais historiques etdonc passagères.

Un exemple. Nous trouvons dans la réalité du capita-lisme développé non seulement le désir chez les capita-listes de négliger l'épanouissement complet des hommes,mais aussi leur pratique de fait, qui les vide, les mutile,en fait des êtres unilatéralement développés, etc. Nousy trouvons donc aussi des hommes vidés, mutilés, uni-latéralement développés. Nous ne pouvons pas, sansautre forme de procès, accuser l'écrivain qui dépeint detels hommes, de faire sien le désir des capitalistes, de« traiter » lui-même ses personnages comme un capita-liste traite les hommes. Certes, la lutte pour un huma-nisme total développe chez les hommes qui luttent lesattitudes humaines, mais c'est un processus compliqué,et qui ne s'opère que chez ceux qui luttent. L'écrivainqui s'attacherait uniquement à apprécier les hommes« autrement » que ne le font les capitalistes, et à lesdépeindre en conséquence comme « cohérents », « har-monieux », « riches intellectuellement et moralement »,ne créérait de tels hommes que sur le papier ; ce seraitun sale formaliste. La technique de Balzac ne fait pasd'Henry Ford une personnalité de la nature de Vautrin ;ce qui est pire, c'est qu'elle ne permet pas de représenterl'humanisme nouveau du prolétaire conscient de notretemps. Pour une semblable tâche, la technique d'UptonSinclair n'est pas trop neuve, elle est trop vieille ; loinqu'il n'y ait là pas assez de Balzac, il y en a trop.

Nous commettons une lourde erreur en mélangeantdeux tâches : apprendre à goûter Balzac, et en tirer despréceptes pour la construction de romans nouveaux etvraiment de notre temps. Pour la première, il est néces-

Page 102: Brecht_sur le réalisme

108 Sur le réalisme

saire de prendre les romans de Balzac comme un tout ; ilfaut pouvoir s'identifier avec son temps, le considérercomme quelque chose de cohérent, de spécifique, et quise suffit à soi-même ; il ne faut pas faire là de critiquede détails, etc. Pour extraire de ces romans des recettesde composition, il faut également faire effort pour s'iden-tifier avec l'époque, mais il faut prendre aussi en consi-dération les questions de technique. Nous nous transfor-mons en critiques, et nous lisons en constructeurs.

3

Dans les regrets chagrins de Lukâcs devant l'éclatementqu'opèrent dans le récit bourgeois classique de Balzacdes écrivains comme Dos Passos se marque un penchantsingulier pour l'idylle. Il ne voit pas, il ne veut pasvoir que l'écrivain contemporain n'a que faire d'un stylede narration qui a servi comme celui de Balzac à roman-tiser les luttes pour la concurrence de la France post-napoléonienne (on sait que Balzac mentionne avecinsistance les inspirations qu'il a puisées dans les histoiresd'Indiens de Fenimore Cooper !)

Pour un révolutionnaire comme Lukàcs, c'est enjoliveret affadir étonnamment l'Histoire que d'éliminer presquecomplètement de l'histoire de la littérature la lutte desclasses, et de voir dans la décadence de la littératurebourgeoise et la montée de la littérature prolétariennedeux phénomènes complètement distincts. En réalité, ladécadence de la bourgeoisie se marque dans le vide crois-sant de sa littérature demeurée formellement réaliste ;inversement, des oeuvres comme celles de Dos Passosmarquent, malgré et par leur démolissage des formesréalistes, l'irruption d'un nouveau réalisme, rendu pos-sible par la montée du prolétariat. Il ne s'agit pas entout cela de simples relèves de l'un par l'autre, mais dudéroulement de combats. Assumer l' « héritage » n'estpas un processus qui va sans combats. Il ne s'agit passimplement d'hériter de formes après la mort de celui

Page 103: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 109

qui laisse l'héritage, qui serait intervenue par suite dedécrépitude due à l'âge, d'une décadence naturelle de sesforces.

4

De temps en temps, lorsqu'on considère une époquede la littérature, on voit plusieurs groupes de littérateursoccupés à des activités très différentes. Pendant qu'ungroupe fait sciemment abstraction des tensions socialeset retrace les destins des personnages comme si ces ten-sions n'existaient pas, un autre groupe tente délibérémentde démontrer que ces tensions n'existent pas. Un troi-sième les accepte comme des données naturelles (inévi-tables, insurmontables). Un quatrième les fait ressortir,prend parti, fait des propositions plus ou moins radicalesvisant à les éliminer. Un cinquième s'enivre du plaisirdouteux de les escamoter. Bien entendu, il y a encored'autres groupes ; tous travaillent en même temps, avecles mots d'ordre les plus disparates, ce qui rend les rela-tions qu'ils entretiennent entre eux peu claires ou carré-ment insaisissables ; et de temps à autre il se trouve deslittérateurs qui appartiennent en même temps à tous cesgroupes ou à certains d'entre eux, c'est-à-dire que dansleurs travaux ils adoptent tantôt l'un, tantôt l'autre pointde vue.

Le fascisme est le plus grand des formalismes. Il faitde l'économie planifiée, mais sa planification ne supprimenullement l'anarchie du mode de production ; au contraire,elle la stabilise. Il produit fébrilement, mais des moyensde destruction ; il élimine la lutte des classes, non pas ensupprimant les classes (les « états » ou corporations),mais leurs préjugés. Il lutte contre le chômage quicondamne les masses à la famine ; mais il procure untravail qui condamne les masses à la faim. Il réhabilitel'honneur du peuple allemand, mais en divisant cepeuple en deux groupes : les écorcheurs et les écorchés.

Page 104: Brecht_sur le réalisme

110 Sur le réalisme

Il leur promet qu'ils seront les maîtres du monde, et ilfait d'eux les esclaves d'une petite clique. Par des plé-biscites géants, il se soumet au verdict du peuple, qu'ila lui-même soumis. Le régime tient énormément à êtreun régime populaire, il ne se lasse pas de parler dupeuple et au peuple ; il met tout au compte du peuple,excepté tout ce qu'il n'y met pas, c'est-à-dire tout ce qui,lorsqu'on en fait le compte, s'avère être le peuple. Nousfaisons donc bien de n'employer le terme « populaire »qu'assorti des plus vives critiques. Car nous représentonsle peuple, qui n'est ici représenté que formellement, danssa réalité. Nous avons été exilés parce que nous lereprésentions. Nous sommes entrés dans les pays voisins,déshonorés au nom de l'honneur, en fuite devant leshordes qui viendront nous y talonner. Formellement, nousne sommes plus des Allemands. Il est clair que nous necombattons pas ce régime simplement à cause de saforme, que nous sommes en droit de soutenir dans soncombat le peuple que ce régime opprime pour autrechose que la forme. Il ne suffit pas de protester et devaquer par ailleurs à ses occupations. Ce serait le piredes formalismes. Et nous devons savoir que le métierdes lettres offre bien des tentations de formalisme. Lalittérature allemande en exil et le peuple allemandopprimé ont conclu alliance, et c'est l'ennemi commun quil'a soudée, en créant une communauté de destin. Pource qui est des souffrances communes, l'alliance n'est passeulement de forme. Pourtant, bien souvent, nos travauxne témoignent pas avec assez de profondeur de cettealliance ; nous le savons ou nous devrions le savoir. Notrenotion du peuple manque aussi parfois de réalité. Beau-coup d'entre nous ont encore une idée vague de cequ'est le peuple, et chacun est susceptible de se fairelà-dessus des illusions et d'en engendrer autour de lui.Beaucoup pensent qu'il s'agit seulement d'avoir un langagesimple, en foi de quoi ils évitent les choses compliquées.D'autres ont un langage compliqué et passent à côté desvérités les plus simples et fondamentales. « Le peuple,

Page 105: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 111

dit celui-ci, ne comprend pas lorsqu'on s'exprime entermes compliqués ». Et les travailleurs qui ont biencompris Marx ? « Rilke est trop compliqué pour lesmasses ». Et les travailleurs qui me disent qu'il esttrop simpliste ?

L'esprit des Essais (extrait)

A la recherche de modèles pour la jeune littératureprolétarienne, un fort groupe de théoriciens marxistes dela littérature a mis au point dernièrement le slogan :revenez au roman de la première période bourgeoise ! Enmême temps, il a engagé un combat acharné contre cer-tains éléments techniques développés par le roman de ladernière période bourgeoise, mais repris et développés pardes écrivains connus et d'orientation révolutionnaire etantifasciste.

Ce groupe était dirigé par Georg Lukâcs, et ses argu-ments étaient partiellement éclairants. Selon lui, les nou-veaux procédés techniques étaient de purs phénomènes dedécomposition. Etant donné l'état du monde bourgeois,il n'y avait pas de quoi surprendre un marxiste. Dans tousces phénomènes, dans le montage, dans le monologueintérieur, dans l'attitude critique de la dramaturgie non-aristotélicienne face à l'identification, le récit épique, har-monieux, du grand roman et du drame bourgeois sedissolvait, les genres se confondaient. Le cinéma faisaitirruption dans le théâtre, et le reportage dans le roman.On n'attribuait plus au lecteur ou au spectateur cetteplace confortable en plein milieu des événements, et on leprivait de ce personnage individuel avec lequel il pouvaits'identifier. Le trouble était grand et correspondait partrop, je le répète, à la confusion sociale du monde bour-geois, ce chaos improductif, pour qu'on ait évité deconfondre les deux dans la même réprobation.

Page 106: Brecht_sur le réalisme

112 Sur le réalisme

[Sur le réalisme]

Je n'ai pas l'impression que nous ayons bien menénotre affaire en ce qui concerne la cause du réalismeen littérature. Les faiblesses des principales oeuvres expres-sionnistes n'ont pas été relevées par des réalistes ; lanotion de réalisme est apparue dans une acception trèsétriquée, on avait presque l'impression qu'il s'agissaitd'une mode littéraire avec des règles déduites de quelquesgrandes oeuvres arbitrairement sélectionnées. On peutfouler autant d'oeuvres expressionnistes qu'on voudradans un tonneau de cuivre, goûter le jus ainsi extraitavec une expression de dégoût, et refouler, et ainsi desuite : on n'opère jamais qu'avec le jus ; ce n'est pas làprocéder de façon réaliste. Ce qui en résulte comme idéedu réalisme produit, du fait de la maladresse de sesinterprètes, une impression d'arbitraire. Les critères sontplus que douteux, pris dans la vie, si larges qu'ils auto-risent toutes les nuances ; on se demande toujours si parréaliste il ne faut pas entendre comme Tolstoï, ou minu-

tieux comme Balzac, ou tout bonnement célèbre. Le réa-

lisme se trouve opposé au formalisme, comme s'il étaittout bêtement un contenutisme. Enfin, vous savez... Onénumère quelques romans illustres du siècle précédent, onleur adresse des louanges parfaitement méritées, et on entire le réalisme. Exiger ce réalisme-là d'écrivains vivants,c'est comme si on exigeait d'un homme qu'il mesuresoixante-quinze centimètres de largeur d'épaules, qu'il aitune barbe d'un mètre et des yeux étincelants, sans luidire où il peut s'acheter tout ça. Je pense qu'on nepeut pas, dans une affaire aussi importante, procéder dela sorte. Nous sommes tout de même en état de préciserune notion du réalisme beaucoup plus généreuse, produc-tive et intelligente.

Page 107: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 113

Résultats du débat sur le réalisme en littérature

Le grand débat sur le réalisme en littérature qui, partide l'Union soviétique, a suscité un mouvement interna-tional, me semble avoir dégagé les points suivants :

1. Les romanciers qui remplacent la description del'homme par une description de ses réactions psychiques,qui donc dissolvent l'homme dans un pur complexe deréactions psychiques, sont infidèles au réel. On ne rendvisibles ni l'homme ni le monde (c'est-à-dire qu'on nepeut les reconnaître, agir sur eux) lorsqu'on ne décrit lemonde que reflété dans la psyché de l'homme ou lapsyché de l'homme seulement en tant qu'elle reflète lemonde. L'homme doit être décrit dans ses réactions etaussi dans ses actions.

2. Les romanciers qui ne décrivent que la déshumani-sation opérée par le capitalisme, qui donc ne décriventl'homme que dévasté intérieurement, sont infidèles auréel. Le capitalisme ne fait pas que déshumaniser, il engen-dre aussi de l'humanisme, précisément dans la lutte activecontre la déshumanisation. Même aujourd'hui, l'hommen'est pas une machine, il ne fonctionne pas seulementcomme pièce d'une machinerie. Du point de vue socialégalement, c'est le décrire insuffisamment que le décrireuniquement comme facteur politique.

Popularité et réalisme

Quand on veut définir des mots d'ordre pour la littéra-ture allemande contemporaine, il faut tenir compte du faitque tout ce qui peut prétendre au nom de littérature estimprimé exclusivement à l'étranger et lu presque exclu-sivement à l'étranger. Ce qui confère au mot d'ordre de« popularité » une résonance tout à fait particulière.L'écrivain doit en effet écrire pour un peuple avec lequelil ne vit pas. Cependant, à y regarder de plus près, ladistance entre l'écrivain et son peuple ne s'est pas aggravée

8

Page 108: Brecht_sur le réalisme

114 Sur le réalisme

autant qu'on aurait pu le craindre. Elle n'est pas actuelle-ment tout à fait aussi grande qu'il n'y paraît, et ellen'était pas auparavant aussi mince qu'on le croyait. L'es-thétique régnante, le prix des livres et la police onttoujours mis une distance considérable entre l'écrivain etle peuple. Il serait faux, néanmoins, c'est-à-dire irréaliste,de considérer l'accroissement de la distance comme pure-ment « extérieure ». Il faut, à n'en pas douter, déployeraujourd'hui des efforts particuliers pour écrire populaire-ment. D'un autre côté, c'est devenu plus facile, plus facileet plus urgent. Le peuple s'est séparé plus nettement deses dirigeants, ses oppresseurs et exploiteurs sont sortis deson sein et se trouvent impliqués dans une lutte san-glante avec lui dont on ne perçoit pas la fin. Il est devenuplus facile de prendre parti. Une bataille ouverte a étéengagée pour ainsi dire parmi le « public ».

De même, il est plus difficile aujourd'hui de faire lasourde oreille devant l'exigence d'une écriture réaliste.Elle a acquis le caractère d'une évidence. Les couchesdominantes usent de mensonges plus ouvertement qu'au-paravant, et de mensonges plus gros. Dire la vérité appa-raît comme un devoir de plus en plus urgent. Lessouffrances ont augmenté, la masse de ceux qui souffrenta grossi. Face aux grandes souffrances des masses, traiterde petites difficultés, ou des difficultés de petits groupesde personnes, est ressenti comme ridicule, voire mépri-sable.

Contre la montée de la barbarie il n'y a qu'un allié : lepeuple, qui en souffre tellement lui-même. Il n'y a quede lui qu'on puisse attendre quelque chose. Il est doncnaturel de se tourner vers le peuple, et plus nécessaireque jamais de parler son langage.

C'est pourquoi les mots d'ordre de « popularité » etde « réalisme » sont faits naturellement pour s'apparier.Il est de l'intérêt du peuple, des larges masses travail-leuses, de recevoir de la littérature des images véridiquesde la vie, et les images véridiques de la vie ne serventeffectivement que le peuple ; elles doivent donc lui être

Page 109: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 115

compréhensibles, lui être profitables, donc être popu-laires. Malgré tout, ces notions, avant que l'on n'alignedes phrases où elles seront employées et fondues, doi-vent d'abord être soigneusement tirées au clair. Ce seraitune erreur de croire ces notions parfaitement éluci-dées, sans histoire, libres de compromissions, univoques(comme lorsqu'on dit : « Nous savons tous de quoi nousparlons, ne coupons pas les cheveux en quatre »). Lanotion de « populaire » n'est elle-même pas spécialementpopulaire. Il n'est pas réaliste de le croire. Sur le modèlede « volkstümlich » (« populaire ») et de « Volkstum 1 »,il y a ainsi toute une série de « -tum » qui exigent d'êtreabordés avec circonspection. Il suffit de penser à « Brauch-tum » (coutume ancestrale), « Kiinigtum » (royauté),« Heiligtum » (sanctuaire) ; et l'on sait que « Volkstum »a lui aussi une résonance toute particulière, sacralisée,solennelle, suspecte, qui ne peut passer inaperçue. Ce n'estpas parce que nous avons absolument besoin de lanotion de « populaire » que nous pourrions ne pasprêter l'oreille à cette résonance suspecte.

C'est précisément dans les versions prétendument poé-tiques que le peuple est présenté comme particulière-ment superstitieux ou plutôt comme suscitant la supers-tition. Le peuple y est doté de ses qualités immuables, deses traditions sacrées, de ses formes d'art, de ses uset coutumes, de sa religiosité, de ses ennemis hérédi-taires, de son énergie inépuisable, etc. Il s'y manifesteune étonnante unité du tortionnaire et du torturé, del'exploiteur et de l'exploité, du trompeur et du trompé,et il ne s'agit nullement des seules « petites » gens,du grand nombre, de ceux qui travaillent, par oppositionaux Grands.

L'histoire de toutes les falsifications auxquelles a donnélieu cette notion de « Volkstum » est une histoirelongue et compliquée, une histoire de lutte des classes.Nous n'entrerons pas ici dans les détails, nous nous atta-

1. Peuple au sens de Communauté nationale ”, en fait :raciale. (N.d.T.)

Page 110: Brecht_sur le réalisme

116 Sur le réalisme

cherons au seul fait de la falsification, lorsqu'on ditqu'il nous faut un art populaire, et que nous entendonspar là un art pour les larges masses, pour le nombre,qui est opprimé par une minorité, pour « les peupleseux-mêmes », la masse des producteurs, qui furent silongtemps objets de la politique et doivent en devenirles sujets. Nous nous souvenons que ce peuple a été trèslongtemps empêché par des institutions puissantes de sedévelopper pleinement, qu'il a été baîllonné artificielle.ment et de force par des conventions, et que cette idéede « populaire » a gardé l'empreinte du statisme, de laprivation d'histoire et d'évolution. Avec cette version del'idée, nous n'avons rien à faire, plus exactement, nousavons à la combattre.

Notre « populaire » à nous a trait au peuple qui nonseulement prend une part pleine et entière à l'évolution,mais la détermine, la force, en usurpe pour ainsi dire ladirection. Nous pensons à un peuple qui fait l'Histoire,qui transforme le monde et lui-même avec le monde. Nouspensons à un peuple militant, et donc à un sens militantdu mot « populaire ».

« Populaire » veut dire : compréhensible aux largesmasses ; adoptant et enrichissant leurs modes d'expres-sion ; adoptant leur point de vue, le consolidant et lecorrigeant ; représentant la partie la plus avancée dupeuple de telle sorte qu'il puisse accéder au pouvoir,c'est-à-dire dans des formes compréhensibles aux autresfractions du peuple ; renouant avec les traditions et lescontinuant ; transmettant à la partie du peuple quiaspire à la direction les conquêtes de celle qui assumecette direction actuellement.

Venons-en maintenant à la notion de réalisme. Cettenotion-là aussi, il va falloir la nettoyer avant usage,comme une notion ancienne, dont beaucoup ont déjà uséet abusé pour des fins trop nombreuses et diverses. C'estnécessaire, car la prise de possession d'un héritage parle peuple ne peut s'opérer que sous la forme d'un acted'expropriation. On ne prend pas possession d'oeuvres

Page 111: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 117

littéraires comme d'usines, de modes d'expression litté-raires comme de recettes de fabrication. L'écriture réalisteelle aussi, dont la littérature aligne un grand nombred'exemples très différents les uns des autres, est marquée,jusque dans les moindres détails, par la façon dont ellea été mise en oeuvre, le moment où elle l'a été, la classepour laquelle elle l'a été. Si nous gardons présent à l'espritle peuple militant, le peuple qui transforme la réalité,nous ne pouvons nous cramponner à des règles « éprou-vées » de l'art narratif, à des modèles vénérables de lalittérature, à des lois esthétiques éternelles. Nous nedevons pas déduire le réalisme par extraction de certainesoeuvres existantes, nous emploierons au contraire, pourmettre la réalité sous forme maîtrisable entre les mainsdes hommes, tous les procédés, les anciens et les nouveaux,les éprouvés et les inédits, ceux empruntés à l'art et ceuxqui proviennent d'ailleurs. Nous nous garderons de nedécerner le titre de réaliste qu'à une forme romanesquedéterminée, appartenant à une époque historique déter-minée, disons celle de Balzac ou Tolstoï, autrement dit den'instituer pour le réalisme que des critères littéraires etformels. Nous ne parlerons pas de réalisme dans les seulscas où l'on peut « tout » sentir, renifler, goûter, où il ya de l' « atmosphère », où les intrigues sont conduitesde telle façon qu'on aboutit à exposer l'état de l'âmedes personnages. Notre idée du réalisme doit être large etpolitique, et souveraine à l'égard des conventions.

Réaliste veut dire 1 : qui dévoile la causalité complexedes rapports sociaux ; qui dénonce les idées dominantescomme les idées de la classe dominante ; qui écrit dupoint de vue de la classe qui tient prêtes les solutionsles plus larges aux difficultés les plus pressantes dans les-quelles se débat la société des hommes ; qui souligne lemoment de l'évolution en toute chose ; qui est concrettout en facilitant le travail d'abstraction.

1. La Revue Das VI' ort est redevable en particulier à GeorgLukàcs de quelques essais remarquables qui éclairent lanotion de réalisme, bien qu'en la définissant, à mon avis, defaçon trop étroite.

Page 112: Brecht_sur le réalisme

118 Sur le réalisme

Ce sont là des directives gigantesques, et on peut encoreles compléter. On permettra à l'artiste d'y consacrer sonimagination, son originalité, son humour, sa puissance d'in-vention. Nous ne collerons pas à des modèles littérairespar trop détaillés, nous n'obligerons pas l'artiste à seconformer à des variétés trop précises de l'art narratif.

Nous constaterons que l'écriture appelée sensualiste(celle qui permet de tout sentir, renifler, goûter) ne s'iden-tifie pas sans autre forme de procès avec l'écriture réa-liste ; nous reconnaîtrons au contraire qu'il y a desoeuvres écrites sur le mode sensualiste qui ne sont pasréalistes, et des oeuvres réalistes qui ne sont pas écritessur le mode sensualiste. Nous devrons examiner soigneu-sement si la meilleure manière de conduire l'intrigue estde viser comme effet dernier l'exposition de l'âme despersonnages. Nos lecteurs ne trouveront peut-être pasqu'on leur a livré la clef des événements si, séduits par demultiples artifices, ils n'ont part qu'aux émotions, auxétats d'âme des héros de nos livres. En reprenant sansexamen approfondi les formes de Balzac et de Tolstoï,nous fatiguerions peut-être nos lecteurs, le peuple, autantque le font souvent ces écrivains. Le réalisme n'est passeulement une question de forme. Si nous copions l'écri-ture de ces réalistes, nous ne serions plus nous-mêmesdes réalistes.

Car le temps fuit, et s'il ne fuyait pas, ce serait trèsmauvais pour ceux qui ne mangent pas à des tables d'or.Les méthodes s'usent, les charmes deviennent inopérants.De nouveaux problèmes surgissent, qui exigent de nou-veaux moyens. La réalité se transforme ; pour la repré-senter, il faut changer de modes de représentation. Onne tire rien de rien, le nouveau vient de l'ancien, maisil n'en est pas moins le nouveau.

Les oppresseurs ne travaillent pas en tous temps dela même manière. On ne peut pas les repérer et mettrela main dessus en tous temps de la même manière. Il va tant de méthodes pour éviter de se faire reconnaître...Ils baptisent autostrades leurs routes stratégiques. Ils

Page 113: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 119

peinturlurent leurs tanks de telle sorte qu'ils ressem-blent aux buissons de Macduff dans Macbeth. Leursespions présentent des cals aux mains comme si c'étaientdes ouvriers. Non, pour transformer le chasseur en gibier,il y faut de l'invention. Ce qui était « populaire » hierne l'est plus aujourd'hui, car le peuple n'est plus aujour-d'hui ce qu'il était hier.

Tous ceux qui ne sont pas prisonniers de préjugésformels savent qu'il y a bien des manières de dire lavérité et bien des manières de la taire. Que l'on peutsusciter de bien des manières l'indignation contre unrégime inhumain : par la description directe, en stylepathétique ou froidement objectif, par des fables ou desparaboles, par des plaisanteries, en grossissant ou enrabaissant les choses. Au théâtre, la réalité peut être repré-sentée sur le mode concret ou sur le mode fantastique.Les acteurs peuvent ne pas (ou presque pas) se grimer,se présenter « au naturel », et le tout peut n'être qu'illu-sion qui escamote la réalité ; à l'inverse, ils peuvent mettredes masques grotesques et restituer la réalité. Cela nedevrait guère se discuter : les moyens doivent être jugésen fonction des fins poursuivies. Le peuple, lui, s'entendà juger des moyens selon la fin. Les grandes expériencesde Piscator (et les miennes propres), qui brisaient conti-nuellement des formes traditionnelles, trouvèrent leursplus fermes soutiens chez les cadres les plus avancésde la classe ouvrière. Les travailleurs jugèrent de toutd'après le contenu de vérité, ils accueillirent toutes lesinnovations qui favorisaient la représentation de la vérité,des vrais rouages de la vie sociale, ils boudèrent tout cequi paraissait du jeu, la machinerie qui fonctionnait pourelle-même, c'est-à-dire qui ne remplissait pas encore (oune remplissait plus) sa fonction. Les arguments desouvriers n'étaient jamais des arguments littéraires ou d'es-thétique théâtrale. On ne les a jamais entendus dire qu'ilne fallait pas mélanger le cinéma avec le théâtre. Si lesprojections ne s'inséraient pas bien dans la pièce, ilsdisaient tout au plus : le film est superflu, il détourne

Page 114: Brecht_sur le réalisme

120 Sur le réalisme

l'attention. Des choeurs ouvriers récitaient des rôles envers à la rythmique compliquée (« Si c'était rimé, çaglisserait comme l'eau, ça n'accrocherait pas »), ils chan-taient des compositions d'Eisler difficiles, tranchant surl'ordinaire (« Ça a de la force »). Par contre, nous avonsdû changer des vers dont le sens apparaissait mal ouétait tout simplement faux. Lorsque dans des marches'qui étaient rimées pour être apprises plus vite, et plussimplement rythmées pour mieux « passer », se trou-vaient certaines finesses (complications, irrégularités), ilsdisaient : « Il y a là un truc qui est drôle ». Ils n'aimaientpas ce qui était rebattu, trivial, si habituel qu'on lefait sans y penser. (« Ça ne rend rien »). Si l'on avaitbesoin d'une esthétique, c'est là qu'on pouvait la trouver.Je n'oublierai jamais le regard que me jeta un ouvrierqui me proposait d'introduire quelque chose en plus dansun choeur sur l'Union soviétique (« Il faut que cela ysoit, sinon... »), et à qui je répondais que cela feraitéclater la forme : il sourit, la tête penchée sur l'épaule.Ce sourire poli faisait s'écrouler tout un pan de l'esthé-tique. Les ouvriers n'avaient pas peur de nous apprendredes choses, et ils n'avaient pas peur d'apprendre eux-mêmes.

C'est l'expérience qui me fait dire : il ne faut jamaisavoir peur de se présenter devant le prolétariat avec deschoses insolites, audacieuses, pour peu qu'elles aientquelque chose à voir avec la réalité qu'il vit lui-même.Il y aura toujours des gens de culture, des connais-seurs d'art, pour venir s'interposer en disant : « le peuplene comprend pas ces choses-là ». Mais le peuple impatientécarte ces gens-là du coude et s'entend directement avecles artistes. Il y a des plantes de serre, des choses ultra-raffinées, faites pour des coteries et pour en constituerd'autres, la deux millième forme « toute nouvelle » dumême vieux chapeau de feutre, l'assaisonnement trèsrelevé du même vieux morceau de viande entré en décom-position : le peuple rejette tout cela (« ils ne vont pasbien ») d'un hochement de tête sceptique et en vérité

Page 115: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 121

indulgent. Ce n'est pas le paprika qu'il rejette, mais laviande pourrie ; ce n'est pas la deux millième forme nou-velle, mais le vieux feutre. Là où ils ont écrit, fait duthéâtre eux-mêmes, les ouvriers étaient d'une originalitésaisissante. Ce qu'on appelle l'Agitprop 1 , devant lequelon fait la petite bouche (mais ce ne sont pas les meilleuresbouches), a été une mine de procédés artistiques et demoyens d'expressions nouveaux. On y a vu ressurgirde merveilleux éléments, depuis longtemps oubliés, pro-venant d'époques authentiquement populaires, et commetaillés sur mesure pour les objectifs sociaux d'aujour-d'hui ; des raccourcis, des condensés d'une audace inouïe,de magnifiques simplifications ; il s'y manifestait souventune élégance, une prégnance étonnante, et un sens intré-pide de la complexité. Bien des choses étaient sans douteprimaires, mais jamais comme le sont les paysages inté-rieurs apparemment si différenciés de l'art bourgeois.On a tort de condamner pour quelques stylisations ratéesun mode de représentation qui s'efforce (et souvent avecsuccès) de dégager l'essentiel et de permettre l'abstraction.L'oeil exercé des ouvriers perçoit la surface des repré-sentations naturalistes. Devant Le Voiturier Henschel 2 lesouvriers disaient des dissections de l'âme : « On ne veutpas savoir tout ça ». Il y avait là-derrière le désirde voir représentées plus nettement, sous la surface dece qui simplement se voit, les forces motrices réelles dela société. Pour citer des expériences personnelles : ilsne se sont pas choqués de l'affabulation fantastique, dumilieu apparemment irréel de L'Opéra de quat'sous. Ilsn'étaient pas étroits, ils haïssaient l'étroitesse (leurs loge-ments étaient étroits). Ils étaient généreux, les patronsétaient pingres. Ils ont trouvé certaines choses super-fétatoires, que les artistes prétendaient nécessaires ; maisils ont été généreux, ils n'étaient pas contre le superflu ;au contraire, ils étaient contre les gens superflus. Ils ne

(N1. Art d'agitation et de propagande, en partie amateur..d.T.)2. Pièce de Gerhart Hauptmann. (N.d.T.)

Page 116: Brecht_sur le réalisme

122 Sur le réalisme

muselaient pas la gueule du boeuf qui aide à battre leblé, ils regardaient simplement si le blé était battu. Ilsne croyaient pas à quelque chose qui s'appelle « la »méthode. Ils savaient que pour arriver à leurs fins il leurfallait beaucoup de méthodes.

Les critères de la popularité et du réalisme doiventdonc être définis avec autant de générosité que de soin ;ils ne doivent pas être tirés exclusivement d'oeuvresréalistes ou d'oeuvres populaires existantes, comme celase fait couramment. A vouloir procéder de la sorte, onn'obtiendrait que des critères formalistes, un réalismeet une popularité de pure forme.

On ne peut pas décider si une oeuvre est réaliste ounon en vérifiant seulement si elle ressemble ou non àdes oeuvres existantes, qu'on appelle réalistes, qu'onappelait réalistes de leur temps. Dans chaque cas parti-culier, il faut comparer la peinture de la vie, non passimplement avec une autre peinture, mais avec la vieelle-même. Pour ce qui concerne encore la popularité,il y a une façon de procéder des plus formalistes dontil faut bien se garder. Une oeuvre littéraire n'est pasd'emblée compréhensible simplement parce qu'elle estécrite de la façon dont furent écrites celles qui l'ontprécédée. Pour que ces dernières soient elles-mêmescompréhensibles, il avait fallu faire quelque chose. Demême nous devons faire, nous, quelque chose pourrendre les oeuvres nouvelles compréhensibles. Il n'y a passeulement « l'être-populaire », il y a le « devenir-popu-laire ».

Si nous voulons une littérature vraiment populaire,vivante, militante, saisissant pleinement la réalité et saisiepar elle, il nous faut marcher au même rythme impétueuxque la réalité en mouvement. Les grandes masses dupeuple travailleur ont déjà réalisé leur percée. Pour s'enconvaincre, il n'est que de voir comment leur ennemis'affaire et devient brutal.

1938

Page 117: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 123

[A propos de] popularité et réalisme

1. Se tourner vers le peuple

Une partie de la littérature en exil (enfuie, chassée,discriminée) s'adresse encore à la classe bourgeoise. Elledénonce la liquidation des idéaux humanistes, elle parlede barbarie pour la barbarie. Elle laisse entendre àl'occasion que les mesures inhumaines sont liées à certainsprofits, voire à des intérêts de caste. Mais elle n'admetpas que la liquidation des idéaux humanistes serve laperpétuation des rapports de propriété bourgeois. Entoute naïveté, elle cherche à convaincre la bourgeoisiequ'on pourrait préserver ces rapports de propriété sansces mesures inhumaines, avec un peu plus de bonté, deliberté, d'humanité. Le peuple trouverait de telles naï-vetés, si elles venaient à pénétrer à l'intérieur, quelquepeu comiques. Il croirait assister à une discussion sur laquestion de savoir combien il faut d'oppression pourmaintenir l'exploitation. Que cela se fasse avec ou sansguerre. Avec une guerre humaine ou une guerre inhu-maine. Et ainsi de suite. Là où le mot d'ordre « Pourl'humanisme ! » n'est toujours pas complété par le motd'ordre « Contre les rapports de propriété bourgeois ! »,le tournant de la littérature en direction du peuple nes'est pas encore accompli.

2. Le moment

En définitive, pour soumettre une certaine entrepriseà la critique, il faut tout de même bien rappeler quandelle a eu lieu. Accrocher certains tableaux aux paroisintérieures des navires peut être parfaitement stupide,si cela se fait au moment où le naufrage a déjà commencé,ce qui est le cas avec le déclenchement d'une guerrenavale. Pour poursuivre la métaphore, c'est un fait quenous trouvons encore des artistes qui, au moment oùl'on va sombrer, sont encore occupés à imaginer et exé-cuter des peintures.

Page 118: Brecht_sur le réalisme

124 Sur le réalisme

3. S'adresser à tous

Inutile d'exiger que des oeuvres d'art soient immé-diatement compréhensibles de ceux à qui il est donnéde les voir ; ce n'est pas la condition pour avoir unelittérature populaire. Le peuple peut s'emparer d'oeuvreslittéraires de bien des façons, par exemple en groupe,même en petits groupes, qui comprennent vite et répan-dent la compréhension autour d'eux ; ou bien en s'entenant à un aspect des oeuvres en question qu'il comprendimmédiatement, et à partir duquel, par récurrence etrecoupements, il s'explique par l'ensemble ce qu'audébut il ne comprenait pas. Ecrire pour de petits groupesne veut pas dire que l'on méprise le peuple. Tout dépendde savoir si à leur tour ces groupes servent les intérêtsdu peuple, ou si au contraire ils travaillent contre eux,ce qui s'accomplit en vérité lorsque ces petits cerclesne savent utiliser ce qu'on leur sert que pour leur propreconservation et lorsqu'on vise le monopole (rendu possiblepar l'écrivain lui-même). Le flot doit, en quelque sorte,submerger les réservoirs d'accueil.

4. Populaire par le haut

Il n'est pas douteux que le terme de « populaire »charrie avec lui quelque chose de dédaigneux. Le motse prononce pour ainsi dire du haut vers le bas. Il semblerenfermer une exigence de simplification à l'extrême. Ilfaut faire quelque chose pour le peuple, ce n'est pas decaviar qu'il a besoin ! Il faut quelque chose que le peuplecomprenne ; le peuple, ça renâcle devant les concepts ;le peuple, c'est arriéré. Il faut lui servir les choses toutespréparées, comme il en a l'habitude. Il a du mal àapprendre, il n'est pas ouvert aux nouveautés. L'écrivainprolétarien danois Henry Jul Andersen a écrit un poèmesur ces chaînes d'esclave que constituent les habitudes.Nous n'avons que faire de cette notion de « populaire »énoncée de haut en bas. Ecrire populairement, ce n'estpas un problème de forme.

Page 119: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 125

5. Les écrivains, porte-parole du peuple

Le peuple, qui use des écrivains, de certains, commede porte-parole, exige qu'on l'écoute parler, mais nonque l'on parle comme lui. Il exige que l'on serve sesintérêts, tout l'énorme complexe de ses intérêts, desplus élémentaires et existentiels jusqu'aux plus sublimes.La forme romanesque, il s'y intéresse autant et aussipeu qu'à la forme de l'Etat. Il ne s'agit pas de conser-vatisme. Continuer la tradition n'a rien pour lui d'unetâche sacrée, ça se fait parfois sur un mode tout à faitprofane.

Littérature populaire

Savoir si une oeuvre littéraire est ou non populaire,ce n'est pas une question de forme. Il ne s'agit nullementd'éviter, pour être compris du peuple, tout style outournure insolite, de n'adopter que des points de vuereçus. Il n'est pas de l'intérêt du peuple que l'onconcède à ses habitudes (en l'espèce, ses habitudes delecture) un pouvoir dictatorial. Le peuple comprend lesformulations audacieuses, approuve les points de vuenouveaux, surmonte les difficultés de forme, quand cesont ses intérêts qui parlent. Il comprend Marx mieuxque Hegel, et lorsqu'il a reçu une formation marxiste,il comprend aussi Hegel. Rilke n'est pas populaire ; pours'en assurer, point n'est besoin d'invoquer ses poèmescompliqués, à la forme torturée ; ceux de ses poèmesqui sont écrits dans le ton du chant populaire ne sont pasplus populaires que les autres. A ce sujet, Lukâcs relèveune strophe très démonstrative (« Et quand le deuill'envahissait ») ; elle est formellement bien plus com-préhensible que les strophes de Maïakovski. Mais il n'ya rien là-dedans que le peuple puisse comprendre : c'estdu formalisme, parce qu'il y est parlé d'horreurs bestialessur un ton de commisération, que l'objet de la pitié

Page 120: Brecht_sur le réalisme

126 Sur le réalisme

est le criminel ; on y exprime un « deuil » d'une façontelle que tout le monde devrait pouvoir le partager, cequi n'est pas le cas. Formellement, sur le papier, par lesimple choix d'une forme, d'un truc esthétique, on crée \l'impression que cela pourrait être chanté, c'est-à-direpensé et éprouvé par le peuple. Si le peuple le pensaitet l'éprouvait effectivement, il trahirait ses intérêts.Dans les poèmes les plus « raffinés », les plus « subli-mes » du même Rilke, on constatera la même hosti-lité au peuple, sous une autre forme : celle de lafuite hors de la banalité dans le snobisme. Formelle-ment, ça tient, mais pour ce qui est du contenu, il n'ya rien ; formellement, c'est neuf ; pour ce qui est ducontenu, c'est vieux. Ces poèmes « ne disent rien aupeuple », que ce soit sous une forme compréhensible(pour une part) ou incompréhensible (pour l'autre).

Hanns Eisler

[Notes pour servir au] thème de la « popularité »

Nous devrions y regarder à deux fois avant de risquerdes formules telles que « Toutes les grandes oeuvresont été populaires ». Un bref survol montre qu'il estradicalement impossible de ne qualifier de grand quece qui était populaire, autrement dit de présenter laformule comme valable pour tous les temps. Pour quela popularité puisse être prise comme critère de la gran-deur, il faut des conditions sociales bien déterminées.

Reproduire toutes chaudes les paroles qui sortent dela bouche du peuple, c'est tout autre chose que parlerle langage du peuple. Aux yeux du public bourgeois,beaucoup de réalisations artistiques traduisant le point devue du prolétariat (dues à des artistes prolétariens ouconçues à l'usage exclusif du prolétariat) sentaient lescolaire, le dogme, la mise en tutelle. Au tout début,les critiques bourgeois ont repoussé globalement toutce qui était didactique. Par la suite, s'avisant que le

Page 121: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 127

classicisme bourgeois avait été abondamment didactiqueet que la critique bourgeoise avait, il n'y a pas si long-temps, célébré des dramaturges comme Ibsen et GeorgeBernard Shaw, précisément pour leur didactisme moral,ils s'en tirèrent en avouant que ce qui ne leur convenaitpas, ce n'était pas le caractère doctrinaire, mais la doc-trine. Ils trouvaient la leçon naïve. Mais, bien entendu,ils trouvaient en même temps naïves les prétentions aupouvoir du prolétariat.

Certaines simplifications dont on a usé dans la nouvelledramaturgie pour représenter la vie intérieure des indi-vidus lui ont valu d'être traitée de « primaire ». Lescritiques bourgeois s'en désintéressaient, dès lors qu'ony procédait à des simplifications en matière de vie inté-rieure, puisque pour eux l'essentiel était celle-ci. Ladestinée des personnages leur paraissait résulter exclu-sivement des mouvements de leur âme, ou du moins n'êtrelisible qu'à travers eux. C'est justement ce point de vueque la nouvelle dramaturgie trouvait primaire. Elle necessait de souligner à quelles simplifications l'anciennedramaturgie avait donné lieu dans la représentation desprocessus sociaux.

Quant à la classe opprimée, elle ne voyait rien dansles oeuvres nouvelles qui fût à proprement parler didac-tique ou scolaire ; elles lui servaient simplement à secomprendre elle-même. Cette compréhension de soi-mêmeétait un processus générateur de plaisir. C'était du plaisirque de se sentir maîtriser une matière ; de se sentir pro-gresser. Les artistes, de leur côté, n'avaient pas l'impres-sion d'endoctriner les masses, même pas lorsqu'ils lesinformaient [...].

Des cinq artistes les plus connus parmi ceux ayantpris le parti de ce peuple dont on avait abusé dans laguerre mondiale et que la République n'avait pas dédom-magé, celui qui me semble offrir l'exemple le plus heu-reux de popularité, c'est le musicien. L'écrivain du lot

1. Brecht lui-même. (N.d.T.)

Page 122: Brecht_sur le réalisme

128 Sur le réalisme

n'avait poussé que dans le dernier tiers des quatorze ■

années de la République son art d'opposition assez loinpour venir se mesurer sur le champ de bataille. Ledessinateur I avait beaucoup de mal à faire pénétrer dansles foules ses représentations du visage des classes domi-nantes, comme le photographe 2 ses montages de docu-ments accusateurs. Et le directeur de théâtre

a avait sou-

vent quelque peine à franchir le mur des spectateursaisés capables de payer leur place à ses représentationscoûteuses pour atteindre le public des places à bonmarché. Lui aussi avait à refondre tout l'art dramatique,entreprise telle qu'il n'a pu mener à bien que quelquesgrandioses ébauches, dont il n'était pas satisfait lui-même,lorsque la spéculation sur les loyers, nerf de son métier,le forçait à les montrer quel que fût leur degré d'achè-vement. De tous, c'est le musicien qui rencontra dansson art la moins grande résistance ; et il eut des massespopulaires pour exécutants.

L'époque était de transition, les oeuvres des artistestraduisaient aussi bien un déclin et une fin qu'un essoret un commencement. Elles portaient les signes distinctifsde la dissolution, elles dissolvaient l'état de choses exis-tant, et en même temps elles portaient ceux de laconstruction, elles aidaient effectivement à construire.L'art des classes dominantes était fini, au bon sens(produit fini) comme au mauvais sens (épuisé) du terme,et celui des opprimés ne l'était pas, également au boncomme au mauvais sens du terme.

Les cinq que j'ai en vue, et quelques autres qui devin-rent moins célèbres, soit parce qu'ils étaient moins forts,soit parce qu'ils ont eu moins de chance, étaient tousen possession d'une technique hautement développée, etla ligne d'évolution des arts menait dans leur directionsans solution de continuité ; même celui d'entre eux

1. George Grosz. (N.d.T.)2. John Heartfield, pseudonyme de Hellmut Herzfelde.

(N.d.T.)3. Erwin Piscator. (N.d.T.)

Page 123: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 129

dont l'art était le plus jeune, l'affichiste, poursuivit dansson domaine la tradition. Et cependant leurs travauxsemblent prouver par leur effet que le peuple torturé,libéré pour un temps de quelques-unes de ses nombreuseschaînes, reprend son souffle et part en guerre.

Le musicien, Hanns Eisler, était l'élève d'un maîtrequi avait mathématisé la musique à un point tel queses travaux n'étaient plus accessibles qu'à quelques spé-cialistes. Mais le disciple se tourna vers les larges masses.Alors que seule une poignée de virtuoses était capable dejouer les pièces de Schinberg, des millions reproduisaientcelles d'Eisler. Le maître travaillait dans une petitechambre qui avait l'air d'un laboratoire secret, et regret-tait sincèrement l'écroulement de la monarchie austro-hongroise. Le disciple travaillait avec les foules, dansdes lieux de rassemblement, sur des stades, dans degrands théâtres, et combattait déjà la République [deWeimar]. Des oeuvres du maître toute espèce de politiqueétait absente, on y aurait même cherché en vain une allu-sion aux mérites de la monarchie ; dans celles du dis-ciple ne manquait aucune de ses idées politiques.

Petite mise au point

Au cours du débat sur l'expressionnisme dans DasWort, il s'est passé quelque chose, dans l'ardeur de lapolémique, qui nécessite une petite mise au point.

Mon ami Hanns Eisler, qui ne passe pas en généralpour un pâle esthète, s'est fait, comme on dirait, passerun savon par Lukâcs, parce que lors de l'exécution testa-mentaire de « l'héritage » il n'aurait pas manifesté l'émo-tion et la piété filiales de rigueur. Il a farfouillé dedanspour faire son tri, il s'est refusé à hériter de tout. Aufait, c'est peut-être qu'en exil il n'est pas en état detrimballer tout avec lui.

Mais qu'on me permette au sujet de cette affaire quel-ques lignes sur la forme et la manière. On a parlé « des »

9

Page 124: Brecht_sur le réalisme

130 Sur le réalisme

Eisler, qui auraient ou n'auraient pas fait ceci ou cela.A mon avis les Lukâcs devraient cesser absolument d'em-ployer ces pluriels, aussi longtemps que parmi les musi-ciens il n'existera qu'un Eisler. Les millions de travail-leurs de race blanche, noire ou jaune qui ont hérité deschansons de masse d'Eisler seront certainement d'accord.Mais aussi nombre de spécialistes de la musique, quiapprécient les travaux d'Eisler, dans lesquels, me dit-on,il continue magnifiquement l'héritage de la musique alle-mande, seraient très troublés si l'émigration allemande,à l'inverse des sept villes grecques qui se disputaientl'honneur d'avoir engendré un Homère, cédait à la van-tardise d'avoir à elle seule sept Eisler.

Page 125: Brecht_sur le réalisme

Sur l'écriture réaliste

[Remarque sur mon article ]

J'ai rédigé ce court essai parce que j'ai l'impressionque nous définissons l'écriture réaliste dont nous avonsbesoin dans la lutte contre Hitler de façon par tropformelle ; d'où le danger que nous allions, face à l'ennemiqui fait front, nous empêtrer dans des querelles deformes. Je n'arrive pas vraiment à croire que pour l'écri-ture réaliste Lukâcs n'entende effectivement proposerqu'un unique modèle, celui du roman réaliste bourgeoisdu siècle dernier, un modèle dont je ne suis pas seul,parmi tous les combattants antifascistes, communistes, àne pouvoir rien faire. Il est absolument indispensable (etcela sans polémique publique qui envenime les rapportset fait perdre du temps) de concevoir le réalisme d'unefaçon beaucoup plus large, accueillante, c'est-à-dire plus...réaliste, et de ne pas laisser rabaisser le problème desmoyens d'écrire la vérité contre le fascisme au niveaud'un problème de forme. Chaque œuvre doit être jugéeselon le degré de réalité qu'elle arrive à saisir danschaque cas concret, et non selon son degré de conformitéà un modèle historique préétabli. Je propose donc qu'onne fasse pas de la question de l'extension du conceptde réalisme l'objet d'un nouveau débat dans notre revuede large union antihitlérienne. Un semblable débat avive-rait les antagonismes, dans la mesure où ils existent déjà,jusqu'à les rendre insupportables ; chose qui doit malgrétout être évitée. C'est pourquoi j'ai opté pour un exposépositif de mes vues, et écrit de façon telle qu'on enreste là de l'affaire (qui dans le dernier numéro d'Inter-nationale Literatur a déjà pris un tour très malveillant,puisque Lukàcs y dénonce, sans démonstration à l'appui,« certains drames de Brecht » comme formalistes).

Page 126: Brecht_sur le réalisme

132 Sur le réalisme

Ampleur et variétédu registre de l'écriture réaliste

La lecture de certains essais, entre autres, qui s'atta-chaient notamment à un mode d'écriture réaliste biendéfini, celui du roman bourgeois, a amené dernière-ment des lecteurs de Das Wort à exprimer la crainteque la revue ne veuille assigner au réalisme en littératureun champ trop étriqué. Sans doute certains développe-ments y prescrivaient pour l'écriture réaliste des critèrespar trop formels, si bien que beaucoup de lecteurs en ontconclu qu'on voulait dire : un livre est écrit de façonréaliste lorsqu'il est écrit « comme les romans réalistesbourgeois du siècle dernier ». Il n'en est évidemmentrien. On ne peut distinguer un mode d'écriture réalisted'un autre qui ne l'est pas qu'en confrontant l'oeuvreavec la réalité dont elle traite. En la matière, il n'y aaucune espèce de conditions formelles à respecter. Ontrouvera peut-être bon que je présente ici au lecteur unécrivain du passé qui écrivait autrement que les roman-ciers bourgeois et qui n'en doit pas moins être qualifiéde grand réaliste : il s'agit du grand poète révolution-naire anglais Percy Bysshe Shelley. S'il s'avérait que sagrande ballade « Le Carnaval de l'anarchie » 1 , écriteimmédiatement après les troubles de Manchester (1819)étouffés dans le sang par la bourgeoisie, n'est pas conformeaux définitions habituelles de l'écriture réaliste, eh bien,il faudrait faire en sorte que la définition de l'écritureréaliste soit modifiée, élargie, complétée.

Shelley décrit un effrayant cortège qui se déroule deManchester à Londres :

1. Je l'ai utilisée comme modèle pour mon poème « Frei-heit und Democracy ». (Note de Brecht.) Cf. dans Poèmes 6,p. 155, la version française de ce poème : « Le Défilé ana-chronique ou Liberté et Democracy », établie par Guillevic,L'Arche Editeur, 1967. (N.d.T.)

Page 127: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 133

III met Murder on the way He had a mask like Castlereagh —Very smooth he looked, yet grim ;Seven blood-hounds followed him.

IrEn chemin j'ai rencontré l'assassinat.Il portait le masque de Castlereagh 2.Il avait l'air lisse, mais sinistre.Il était suivi de sept molosses.

IIIAll were fat ; and well they mightBe in admirable plight,For one by one, and two by two,He tossed them human hearts to chewWhich from his roide cloak he drew.

IIITous étaient gras, et devaient êtreDe merveilleuse humeurCar à chacun il jetait en pâtureUn ou deux coeurs humainsQu'il tirait de son grand manteau.

IvNext came Fraud, and he had on,Like Eldon, and ermined gown ;His big tears, for he wept well,Turned to mill-stones as they fell.

IvSuivait l'escroquerie, qui portaitComme Lord Eldon 3 un habit d'hermine ;Elle savait bien pleurer, et ses grosses larmesse changeaient en tombant en autant de meules

And the little children, whoRound his feet played to and fro,Thinking every tear a gem,Had their brains knocked out by them.

1. Traduction littérale. (Note de Brecht.) Le texte françaisest tiré de cette « traduction littérale » et non du texte ori-ginal anglais que Brecht fait figurer avant chaque strophe.(N.d.T.)

2. Homme politique anglais (1769-1822).3. Homme politique anglais (1757-1844).

Page 128: Brecht_sur le réalisme

134 Sur le réalisme

VQui fendaient le crâneAux petits enfants qui jouaientAutour de ses pieds et prenaientChacune de ses larmes pour une pierre précieuse.

VIClothed with the Bible, as with light,And the shadows of the night,Like Sidmouth, next, HypocrisyOn a crocodile rode by.

VISuivait, enfourchant un crocodile,Vêtue de la Bible comme de lumièreEt de l'ombre de la nuit,Avec les traits de Sidmouth 1 , l'hypocrisie.

VIIAnd many more Destructions playedIn this ghastly masquerade,All disguised, even to the eyes,Like Bishops, lawyers, peers or spies.

VIIEt bien d'autres fléaux dévastateursFiguraient dans ce cortège d'épouvante.Tous travestis jusqu'aux yeuxEn évêques, avocats, pairs et espions.

VIIILast came Anarchy : he rodeOn a white horse, splashed with blood ;He was pale even to the lips,Like Death in the Apocalypse.

VIIIPour fermer la marche, l'anarchie,Eclaboussée de sang, sur un cheval blanc,Elle était livide jusqu'aux lèvresComme la mort dans l'Apocalypse.

IXAnd he wore a kingly crown ;And in his grasp a sceptre shone ;On his brow this mark I saw « I AM GOD, AND KING, AND LAW ! »

1. Homme politique anglais (1751-1838).

Page 129: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 135

IXElle portait une couronne royale,Se cramponnait à un sceptre flamboyant.Mais sur son front je vis une devise :

JE SUIS DIEU, LE ROI ET LA LOI. »

XWith a pace stately and fastOver English land he passed.Trampling to a mire of bloodThe adoring multitude.

D'un pas auguste et rapideElle parcourait le pays d'AngleterrePiétinant la foule adoranteDont elle faisait une bouillie sanglante.

XIAnd a mighty troop around,With their trampling shook the ground,Waving each a bloody sword,For the service of their Lord.

XIL'entourait une puissante troupeQui faisait trembler le sol sous ses pas.Chacun brandissait une épée sanglanteAu service de sa maîtresse.

XIIAnd with glorious triumph, theyRode through England proud and gay,Drunk as with intoxicationOf the wine of desolation.

XIIEt dans la gloire et le triompheIls parcouraient joyeux et fiers l'AngleterreIvres jusqu'à l'intoxicationDu vin de la désolation.

XIIIO'er field and towns, from sea to sea,Passed the Pageant swift and free,Tearing up, and trampling down ;Till they came to London town.

XIIIPar les champs et les villes, de mer en mer,Le cortège avançait rapidement, sans encombre,

Page 130: Brecht_sur le réalisme

136 Sur le réalisme

Défonçant tout, piétinant tout,Et atteignit enfin la ville de Londres.

XIVAnd each dweller, panic-stricken,Felt his heart with terror sickenHearing the tempestuous cryOf the triumph of Anarchy.

xivChaque habitant, saisi de panique,Sentit son sang se figerLorsqu'il entendit les éclatantsCris de triomphe de l'anarchie.

xvFor with pomp to meet him came,Clothed in arms like blood and flame,The hired murderers, who did sing" Thou art God, and Law, and King.

XvA leur rencontre s'avançaient pompeusementEn armes, comme habillés de flamme et de sang,Les tueurs à gages qui chantaient :« Tu es Dieu, la loi et le roi.

xviWe have waited, weak and loneFor thy coming, Mighty One !Our purses are empty, our swords are cold,Give us glory, and blood, and gold."

XVINous avons attendu ton arrivée,Faibles, abandonnés, puissante reine !Nos bourses sont vides, nos épées sont froides,Donne-nous la gloire, le sang et l'or. »

XVIILawyers and priests, a motley crowd,To the earth their pale brows bowed ;Like a bad prayer not over loud,Whispering — "Thou art Law and God."

xvi'Avocats et pasteurs, en troupe bigarrée,Courbèrent à terre leurs fronts pâles,Murmurant comme une mauvaise prièreSans élever la voix : « Tu es Dieu et la loi. »

Page 131: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 137

XVIIIThen all cried with one accord,"Thou art King, and God, and Lord ;Anarchy, to thee we bow,Be thy narre made holy now !"

XVIIIAlors tous crièrent d'une seule voix :« Tu es roi, Dieu et seigneur,Anarchie, nous nous prosternons devant toi.Que ton nom soit désormais sanctifié. »

XIXAnd Anarchy, the Skeleton,Bowed and grinned to every one,As well as if his educationHad cost ten millions to the nation.

xixEt l'anarchie, ce vieux squelette,S'inclina et ricana comme il faut.A croire que son éducationAvait coûté des millions à la nation.

xxFor he knew the PalacesOr our Kings were rightly his ;His the sceptre, crown, and globe,And the gold-inwoven robe.

xxCar elle savait que les palais de nos roisLui appartenaient légitimement,Qu'à elle étaient le sceptre, la couronne et le globeEt la robe tissée de fils d'or.

Nous suivons donc le cortège de l'anarchie jusqu'àLondres, nous voyons défiler de grandes images symboli-ques, mais nous savons à chaque ligne que c'est la réalitéqui parlait ainsi. Non seulement l'assassinat était désignépar son vrai nom, mais tout ce qui s'intitulait « ordre »et « paix publique » était démasqué comme étant

« anarchie » et le crime. Et cette écriture « symbo-liste » n'empêchait nullement Shelley d'être extrêmementconcret. Dans son envolée il gardait le contact avec lesol. Dans la seconde partie, la ballade parle de la liberté,et dans les termes suivants :

Page 132: Brecht_sur le réalisme

138 Sur le réalisme

XXXVIII"Rise like Lions after slumberIn unvanquishable number,Shake your chains to earth like dewWhich in sleep had fallen on you —Ye are many — they are few.

XXXVIII« Levez-vous comme des lions qui s'éveillent,Invincibles par le nombre !Secouez vos chaînes comme la roséeTombée sur vous dans le sommeil :Vous êtes beaucoup, ils sont peu.

XXXIXWhat is Freedom ? — ye can tellThat which slavery is, too well —For its very narre has BrownTo an echo of your own.

XXXIXQu'est-ce que la liberté ? Ce qu'est l'esclavageVous ne savez que trop bien le dire.Car son nom même est devenuComme l'écho de votre propre nom.

XLTis to work and have such payAs just keeps life from day to dayIn your limbs, as in a cellFor the tyrants' use to dwell,

XLCela s'appelle : travailler pour un salaireQui suffit juste à laisser jour après jourUn peu de vie dans vos os. Et nicher dans une cavePour le seul usage des tyrans.

XLISo that ye for them are madeLoom, and plough, and sword, and spade,With or without your own will bentTo their defence and nourishment.

XLIComme si vous aviez été faits pour eux,Métier à tisser, charrue, épée, bêche à la fois !Contraints de gré ou de forceA les défendre, à les nourrir.

Page 133: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 139

XLIITis to see your children weakWith their mothers pine and peak,When the winter winds are bleak, —They are dying whilst I speak.

XLIICela s'appelle : voir vos enfants dépérirEt vos mères au désespoir parce qu'ils tombent maladesLorsque les vents d'hiver apportent les grands froids.Le temps de le dire, et ils sont en train de mourir.

XLIIITis to hunger for such dietAs the rich man in bis riotCasts to the fat dogs that lieSurfeiting beneath his eye."

XLIIICela s'appelle : réclamer pour sa faimCe que le riche dans sa gloutonnerieJette aux chiens bouffis de graisseQui sont couchés à ses pieds. »

Il y a beaucoup à apprendre chez Balzac, à conditionqu'on ait déjà beaucoup appris. Mais il faut faire à despoètes comme Shelley une place encore plus marquée qu'àBalzac dans la grande école des réalistes, car le premierpermet davantage que le second la généralisation abstraite,et il n'est pas un ennemi des basses classes, mais leurami.

On peut voir chez Shelley que l'écriture réaliste n'estpas synonyme de renoncement à l'imaginaire, encore moinsà l'affabulation esthétique. Rien n'empêche non plus lesréalistes Cervantès et Swift de voir des chevaliers sebattre contre des moulins à vent et des chevaux fonderdes Etats. Le qualificatif qui convient au réalisme n'estpas l'étroitesse, mais l'ampleur. C'est que la réalité elle-même est ample, diverse, contradictoire. L'histoire créedes modèles et les rejette. L'esthète peut par exemplevouloir enfermer la morale de l'histoire dans les événe-ments mêmes et interdire à l'écrivain de formuler desjugements. Mais Grimmelshausen ne s'interdit pas de

Page 134: Brecht_sur le réalisme

140 Sur le réalisme

généraliser, d'abstraire, de moraliser ; Dickens non plus ;Balzac non plus. Admettons que Tolstoï facilite l'identi-fication du lecteur avec les personnages, et que Voltairey fait obstacle. La construction de Balzac regorge detensions et de conflits ; celle de Hdek se passe de tensionet repose sur de tout petits conflits. Ce ne sont pas lesformes extérieures qui font le réaliste. Et il n'y a pas nonplus de prophylaxie infaillible : un sens artistique trèsvif dégénère en esthétisme puant, une imagination puis-sante en arides divagations, et cela bien souvent chez unseul et même écrivain ; ce n'est pas une raison pourmettre en garde contre le sens artistique et l'imagination.De même le réalisme se dégrade constamment en natura-lisme mécaniste, et cela chez les plus grands. Un conseildu genre : « Ecrivez comme Shelley ! » serait absurde ;tout autant qu' « Ecrivez comme Balzac ! » Ceux quiseraient gratifiés de ces conseils voudraient alors s'expri-mer par des images empruntées à l'existence de gensmorts depuis longtemps, et spéculer sur des réactionspsychiques qui ne se produisent plus. Mais lorsque nousvoyons avec quelle multiplicité de formes la réalité peutêtre décrite, nous voyons du même coup que le réalismen'est pas une question de forme. Rien de pire, lorsqu'onprésente des modèles formels, que d'en présenter trop peu.Il est dangereux de lier la grande idée du « réalisme »à quelques noms, si illustres soient-ils, et de ramener àquelques formes, seraient-elles même très précieuses, laméthode de création hors de laquelle il n'y a point desalut. Sur la validité des formes littéraires, c'est la réalitéqu'il faut interroger, pas l'esthétique, pas même celle duréalisme. Il y a cent moyens de dire et de taire la vérité.Nous déduisons notre esthétique, comme notre morale,des exigences de notre combat.

1938

Page 135: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 141

Notes sur l'écriture réaliste

1. Réalisme et technique

En comparaison de la littérature, d'autres arts, commela musique et les arts plastiques, en usent de manière pluslibre et naturelle à l'égard de leur technique. Musicienset peintres discutent volontiers de leurs techniques res-pectives, ils créent toutes sortes de termes spécialisés etexigent des études spécialisées, etc. Les écrivains sont enla matière beaucoup plus inhibés et secrets ; même lors-qu'ils ont déjà à l'égard de bien des choses une attituderéaliste, ils répugnent toujours à discuter de leur tech-nique propre. Bien que les écrivains entendent commu-nément par « art » quelque chose de bien déterminé, detrop déterminé même, de limité (« Ce n'est pas encorede l'art », « En art, c'est tout différent »), ce domaine,qui se déclare si étranger à d'autres et s'en distingue soi-disant tellement, reste lui-même passablement vague etobscur.

Il serait d'une plus grande utilité de ne pas circonscriretrop étroitement l'idée d' « art ». Dans sa définition,on ne devrait pas hésiter à inclure des arts comme celuid'opérer, celui de faire des cours, celui de construire desmachines, celui de l'aviation. On courrait moins de lasorte le danger du bavardage sur quelque chose qui s'in-titule le « domaine de l'art », quelque chose de trèsétroitement borné et laissant place à des doctrines aussiobscures que sévères. Selon ces doctrines, il y a telle outelle chose qui appartient au domaine de l'art, et telleou telle qui n'y appartient pas. Le domaine de l'art estréservé. Il est lié à toutes sortes de conditions en l'ab-sence desquelles il ne serait prétendument pas de l'art.C'est ainsi que seule serait de l'art une littérature oùune seule et même émotion est contagieuse pour tous leslecteurs quels qu'ils soient. Si tous les lecteurs (indépen-damment de leur appartenance de classe) ne réagissentpas de la même façon, c'est-à-dire aussi fortement, devantune oeuvre, c'est que ce n'est pas de l'art. Là où la science

Page 136: Brecht_sur le réalisme

142 Sur le réalisme

a accès, il n'y aurait pas de place pour l'art. L'art n'apas à se justifier, à prendre ses responsabilités devant lascience. Un savoir-faire, un « artifice », ne devient unart qu'appliqué à certains domaines bien définis ; etquelques transformations qui puissent s'accomplir dansle monde, ces domaines restent toujours les mêmes.L' « art » est proprement voué à ne traiter que de chosesimmuables, « éternelles ». Les instincts et mobiles tran-sitoires des hommes ne sont pas dignes de traitement artis-tique. Au théâtre, l'art de l'acteur doit être d'amenerle spectateur à sympathiser avec un personnage ; si l'ac-teur se fixe un autre but, il aura beau déployer autant desavoir-faire qu'il voudra, ce ne sera pas de l' « art », etc.

Ce n'est pas que les écrivains n'emploient eux aussien pleine conscience des techniques, mais ce sont destechniques étrangement isolées des autres, ce ne sontpas des techniques communicatives, elles ont un carac-tère totalement privé, elles sont prétendument, voireréellement intransmissibles ; le style est si personnelque sa reprise par un autre écrivain est immédiatementstigmatisée comme un manque d'originalité. En consé-quence, parler de la construction d'un roman ou d'unepièce d'une manière aussi technique que de la cons-truction d'un pont est aussi absurde que de parler de laconstruction d'un cheval (ce que la science, du reste, seraitéventuellement prête à faire). Bref, les rapports des artistesdes lettres avec la technique sont empreints de mystère.

2

La superstition chez les artistes est une survivanceintéressante dans notre siècle scientifique. Mais la scienceelle-même est loin d'être aussi exempte de superstitionqu'elle veut bien le dire. Là où le savoir est insuffisant,elle produit de la croyance, et cette croyance est toujourssuperstitieuse. Elle aussi est trop liée à une classe quine prospère par le savoir que dans des domaines biendéfinis, et par l'ignorance dans beaucoup d'autres. Malgrétout, l'art s'est assuré à tel point un droit à la supers-

Page 137: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 143

tition, et s'est entouré d'une si épaisse muraille de nuéessuperstitieuses, que ça ne laisse pas d'étonner. Dans lesdomaines où la science a le droit et l'obligation de com-battre la superstition, elle a capitulé devant l'art à lademande pressante de celui-ci, et elle considère (en l'ab-sence de ses instruments et méthodes) l'art comme le lieude refuge des illusions, dont la nécessité, vu notre ordresocial, ne lui apparaît qu'obscurément. Mais la science quis'est établie sur le domaine de l'art lui-même s'est établiesur un domaine où la classe qui la tolère prospère parl'ignorance et non par le savoir. Les artistes, eux, ontde la science une sainte horreur, qui se donne parfoispour une « timide » et humble déférence. L'antique imagede Saïs, cette oeuvre d'art que d'après le mythe grec lesprêtres dérobent à la vue des « mortels », devait être àn'en pas douter une oeuvre réaliste. L'artiste a tradition-nellement peur de perdre, par le contact de la science,sa spontanéité originaire. S'il vérifiait la nature de cettespontanéité, il découvrirait que c'est quelque chose detrès terrestre ; et le lieu où la Chose a surgi « origi-nairement », s'il lui était donné de le voir, lui sembleraitpeu plaisant. L'éternité de sa sensibilité n'a que quelquesdizaines d'années, et beaucoup de ses « instincts millé-naires » lui ont été inculqués à coups de règle par sonmaître d'école. La voix qui sort de sa bouche n'estpas tant celle de son Dieu que celle de quelques exploi-teurs, c'est-à-dire, peut-être, quand même de son Dieu.L' « horreur sacrée » avec laquelle l'écrivain se refuse àconsidérer l'origine de ses idées et de ses sentiments secomprend, pour peu qu'on la découvre, et la crainte chezlui de ne plus pouvoir crier s'il « en sait trop » n'estpas sans quelque justification, car il est bien plus difficilede rendre crédibles des mensonges auxquels on ne croitpas soi-même. C'est un axiome (qui se trouve dans tousles journaux) que l'artiste n'a pas de meilleure sourced'inspiration que son inconscient. Il se peut bien quel'artiste de notre temps, lorsqu'il exclut sa raison deson travail ou la réduit au côté purement artisanal de

Page 138: Brecht_sur le réalisme

144 Sur le réalisme

celui-ci, laisse de temps en temps échapper quelques véri-tés, ce qui jette sur sa raison une vive lumière. Ce n'estpas particulièrement bon signe pour un ordre social,lorsque seuls disent la vérité ou sont prêts à la direceux qui ne sont pas majeurs ou qui sont en étatd'ivresse. Le pire, c'est que, la plupart du temps, l'artistene tire de son inconscient que des erreurs et des men-songes. Car il n'en tire que ce qu'on y a mis, et s'ill'en tire de façon inconsciente, il y a été mis générale-ment de façon très consciente. Les partisans de la théoriede l'inconscient font observer triomphalement que l'artne « supporte pas le calcul », qu'il ne peut pas être fabri-qué à l'établi, mécaniquement. Pure lapalissade : toutepensée authentique contient un élément de jeu, elleest tissée de liens multiples, elle est émotionnelle, elleglisse, elle va vite. Elle implique effectivement une multi-tude d'opérations inconscientes. Mais ce n'est pas làce qu'entendent nos théoriciens du « retour à l'in-conscient ». Ils déconseillent brutalement d'user de laraison et renvoient au riche trésor du savoir incons-cient, qui doit être obligatoirement plus riche que lapauvre petite poignée de savoir conscient qu'ils ont eux-mêmes organisée. C'est la vieille thèse des curés, quis'adresse aux mal nourris (lesquels par contre nourrissentles curés) : leur père les nourrit toujours, même s'ils nepensent pas ou justement parce qu'ils ne pensent pas.La science elle-même, d'ailleurs, a éprouvé l' « horreursacrée » à des époques où elle n'était pas encore lascience selon sa propre définition actuelle. On a destémoignages écrits de cette horreur chez les premiersanatomistes ; bien que ne craignant plus Dieu depuis long-temps, longtemps après ils eurent à craindre la police.Il ne fait plus guère de doute qu'il existe comme descrises de production chez des artistes, en liaison avecdes efforts scientifiques. De nos jours, des poètes lyriquesont désappris le chant après avoir lu Le Capital. DéjàGoethe et Schiller avaient leurs périodes scientifiques, oùle flot de la création artistique « coulait plus mince ».

Page 139: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 145

Mais si le contact avec la science produit des crises, c'estseulement dans la mesure où il en résulte un contact avecla réalité. Nos poètes lyriques n'ont pas tant perdu leurvoix à la vue du Capital (le livre) qu'à la vuè du capitallui-même. Et ce genre de crise ne prouve pas que l'artsoit indépendant de la réalité, mais au contraire combienil en est dépendant. Nos artistes cessent de voir dansleur classe ce qu'elle n'est pas (et de le montrer), etvoilà qu'ils cessent de voir (et de montrer) quoi que cesoit. Leurs yeux ne sont pas des microscopes derrièrelesquels on voit tout ce qu'on met devant eux, ils nevoient que certaines choses bien déterminées ou rien dutout. Ces voyants sont facilement saisis de panique àl'idée que leur objet ait pu se trouver au fond du micros-cope, et pas sous lui. Le danger, parfois supposé, souventeffectif, réside dans le saut d'une classe dans l'autre.L'écrivain qui émigre d'une classe dans l'autre ne passepas de rien à quelque chose, mais de quelque chose à autrechose. Il arrive de sa classe doté de toute la formationqu'elle donne et de tous ses perfectionnements dans lesmoyens d'expression, et il voudrait désormais compterparmi ses ennemis. Il a appris tous ses artifices, y com-pris les pires, il est maître dans l'assouvissement de sesvices ; c'est un jeu pour lui de démontrer que deuxet deux font cinq. Bien, il en est dégoûté ; mais com-ment démontre-t-on que deux et deux font quatre ? Avrai dire, selon le mot de Lénine, il a toujours eu àdémontrer que deux et deux font une brosse à chaus-sures ! Il en résulte une gigantesque pagaille, non seule-ment dans ses pensées, mais dans ses sentiments. Il saitqu'il a défendu la contre-nature, mais il l'a fait de façonnaturelle. Désormais, ça lui semble, tout naturellement,contre nature. S'il éprouve de la colère, il doit s'examiner,pour voir si elle est bien justifiée, sa compassion, son idéede la justice, de la liberté, de la solidarité, il est obligéde les considérer avec méfiance, il frappe le moindre deses élans de suspicion. Que le monde nouveau ne soit pasabsolument différent de l'ancien n'est pas fait pour

10

Page 140: Brecht_sur le réalisme

146 Sur le réalisme

alléger sa situation ; elle s'en trouve même aggravée. Enun sens, c'est dans un seul et même monde que lesdeux classes vivent. Il n'est pas vrai que certains senti-ments ou certaines idées n'existent tout simplement pasdans l'ancien monde ; ils s'y trouvent, mais ils sont faux.Pour les gens dont je parle, le moment où le voile selève devant leurs yeux est peut-être (mais pas toujours,tant s'en faut) celui où ils voient le mieux ; mais celane veut pas dire qu'ils montrent mieux ce qu'ils voient.Revenons aux artistes chez qui des puissances encoreinconnues tiennent la plume ou le pinceau. Par exemple,nous savons que nos peintres, loin d'être mécontentsque leurs tableaux ne ressemblent pas à la réalité repré-sentée, sont au contraire insatisfaits aussi longtemps qu'ilslui ressemblent. Ils ont le sentiment que leur devoir estde livrer autre chose que de simples reproductions. L'objetdevant eux se scinde pour donner deux objets : un quiexiste réellement, un autre qui est à créer, un qui estvisible et un autre qu'il faut rendre visible ; quelquechose est là, mais quelque chose aussi est caché derrière.C'est une résurrection des archétypes, des idées de Pla-ton, que Bacon avait sécularisées dans ses Idoles. Lascience moderne s'est développée en critiquant les Idées,qu'elle a traitées comme des reproductions du réel éla-borées par les hommes. On peut admettre, pour ce quiest de l'art, qu'à chaque nouvel usage optique qui a étéfait d'un objet correspondait un usage social universel quiétait fait du même objet. Derrière les objets se cachaienteffectivement bien des choses. Et pas seulement des pro-cessus tels que les processus électriques ou biologiques,dont on a bien dû découvrir les lois avant qu'on puissemanier les objets ; mais aussi des processus sociaux, quine sont pas moins décisifs pour savoir si l'on a prise surles choses. L'inquiétude des artistes était compréhen-sible. Cependant, la conscience des artistes est encoreà maints égards déterminée par des représentations trèsanciennes et quasi primitives. Telles sont les idées qu'onse fait du pouvoir créateur, qui rappellent celles cons-

Page 141: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 147

tatées par Lévy-Bruhl chez les primitifs ; telle aussil'idée des mondes créés « en imagination », des « mondesde l'écrivain », mondes où l'on « vit ». On tue lesennemis en fusillant leurs portraits. Evidemment, cesreprésentations n'apparaissent qu'entremêlées presqueinextricablement avec d'autres représentations plus moder-nes. Les premières oeuvres plastiques ont dû présentertoutes les caractéristiques de l'art révolutionnaire. On yvoyait triompher la sûreté de la main obtenue par letravail, mais ne constituent-elles pas aussi, en quelquesorte, des documents de l'athéisme primitif (malgré toutce qu'assurent nos archéologues sur leurs fouilles) ? Aumilieu des « choses créées », l'homme commençait àêtre lui-même créateur ; on se passait, tout de même, plusfacilement des dieux ; et ne dit-on pas qu'on comprendmieux ce qu'on peut soi-même fabriquer ? (C'est au plustard avec le premier prêtre qu'apparaît le premier athée :celui qui met Dieu à son service). Nous voilà entrésdans la sphère des primitifs et des curés, mais il le fautbien, si nous voulons examiner les idées que se fontnos artistes, c'est-à-dire nos prêtres de l'art (parmi les-quels on compte nombre d'athées). A l'idée que l'artdoit s'occuper de science ou, mieux, que les artistesdevraient, avec leurs moyens propres, donner du monderéel des représentations aussi utiles que celles des savants,on oppose d'ordinaire l'argument : « Le monde devien-drait aride ». Il ne le deviendra pas plus qu'il ne l'estdéjà, car aride il l'est déjà, bel et bien. C'est qu'on voittous ceux qui le pillent laisser passer leur tête grimaçante.Pour que l'homme puisse vivre dans un monde effecti-vement « aride » (dépouillé), il doit être transformé. Etl'art, pense-t-on, doit l'adapter à un monde qui ne doitpas être transformé. Il y a d'un côté le monde, de l'autrel'homme, l'homme n'habite pas le monde, qui est déjàoccupé, il ne peut qu'y prendre location, à terme. Ce donton a besoin, c'est d'images de l'homme, et de l'hommesans le monde, on ne veut pas d'images du monde quien permettent le maniement.

Page 142: Brecht_sur le réalisme

148 Sur le réalisme

La crise de production des artistes qui commencentà prendre part à la transformation du monde est unphénomène annexe de l'acte d'expropriation qui s'opèreici sur une énorme échelle ; les destructions sont inévi-tables, mais l'enjeu en vaut la peine. Le regard impavided'un art neuf tombera aussi sur ce qui aura été détruit.

3. Réalisme et technique (suite)

On n'arrivera à discuter plus librement de la techni-que, on n'aura une attitude plus naturelle envers la tech-nique que lorsqu'on aura bien compris la nouvelle fonctionsociale qui est celle de l'écrivain quand il veut écrire defaçon réaliste, c'est-à-dire se laisser consciemment influen-cer par la réalité et en retour influer consciemment surelle. Considérons la technique communément en usage,surtout celle qui est pseudo-réaliste : nous y voyons unetechnique extraordinairement retardataire et indigente,correspondant à une fonction ancienne. Très rares parexemple sont nos « réalistes » qui ont pris connaissancede l'évolution des conceptions psychologiques dans lascience et la pratique sociale contemporaines. Ils s'entiennent toujours à une psychologie introspective, unepsychologie sans expérimentation, une psychologie sansHistoire, etc. Non pas que leurs descriptions soient sansintérêt pour le psychologue, mais précisément, pour entirer profit (c'est-à-dire pour en tirer des connaissances surl'homme), il faut être psychologue. La formule « uncoin du monde vu à travers un tempérament » signifieen fait : « un tempérament vu à travers un coin dumonde ». C'est eux-mêmes que ces gens décrivent, etrien qu'eux-mêmes. Pour dire quelque chose sur leshommes, chacun se prend pour son propre cobaye et sesoumet soi-même à des expériences imaginaires. Commeils sont prêts à tout pour que le lecteur, de gré ou deforce, s'identifie à leurs personnages, opération dont laréussite semble déterminer entièrement, selon eux, lavaleur artistique de leurs travaux, ils rétrécissent à chaque

Page 143: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 149

fois le personnage de façon telle que « n'importe quel »lecteur puisse s'identifier à lui. Leurs hommes se res-semblent non seulement par-delà les classes, mais par-delàles siècles, ils ne renferment en eux aucune stratificationde couches superposées, aucune contradiction ; c'est bienpire que si La Guerre des Gaules de César avait pu êtrecomposée à la machine à écrire, si seulement elle avaitexisté alors. Cette technique d'observation et de repré-sentation de la réalité humaine est tout à fait primitive,et la connaissance des hommes qu'ont ces écrivains est,chacun peut s'en assurer, infantile : avec elle, on ne pour-rait même pas vendre une voiture. Leurs personnages sontrudimentaires, pauvres en réactions, routiniers, statiques,ce qui suffirait déjà à provoquer des réserves chez toutun chacun. Partout la vraie richesse se voit substituer lanuance et l'anormalité. D'ailleurs, ces constatations nes'imposent pas du premier coup à la lecture de ces romans,car ceux-ci paraissent parfaitement clos sur eux-mêmes,ils offrent l'édifice d'un univers sui generis, qui évidem-ment possède d'ordinaire une certaine logique bien àlui : à force d'amputations et d'atrophie générale, à forcede primitivité poussée jusqu'aux dernières conséquences,on retrouve une impression de logique. (Si, par exemple,dans un roman policier, on campe un détective primitif,il suffit que l'assassin soit lui aussi primitif, et ainsi desuite.) Mais si l'on extrait quelques traits, passages, per-sonnages, actions menées par des personnages, et qu'onles confronte avec le monde réel, on aperçoit immédiate-ment l'insuffisance et la pauvreté de la construction. Sansdoute l'esthétique que j'ai en vue repoussera ce genred'approche comme barbare et profane : il faut considérer,dira-t-elle, la chose en sa totalité, se placer du point devue de l'artiste lui-même, etc. Cette injonction ne visebien sûr qu'à nous empêcher d'user de notre sens critique,de notre expérience propre de la vie, qui, s'ils sont endéfaut pour bien des problèmes, suffisent largement pourceux-là.

Il ne faut pas non plus s'imaginer que certains romans

Page 144: Brecht_sur le réalisme

150 Sur le réalisme

prétentieux, qui décrivent des états d'âme compliqués 1,sont exempts de cette étonnante primitivité. Ces auteursnous présentent des constellations psychologiques trèscomplexes, mais on chercherait en vain à la ronde unequelconque causalité, ce sont des psychés coupées de leurenvironnement. On y rencontre également des déroule-ments compliqués, mais eux aussi tournent court sanscause. On a affaire là à une technique hautement évoluée,mais stérile. Comment donc mettre au point une techni-que ? Sûrement pas en niant ce qu'on rencontre en faitde technique, simplement parce que c'est primitif et sté-rile. Primitivité et stérilité sont en l'occurence des carac-tères acquis. La technique ancienne (qu'on rencontre sousforme de routine) a été jadis en état de remplir desfonctions nouvelles ; cependant, ces fonctions nouvellesse mêlent aux anciennes, et nous avons un besoin absolud'une technique, même vieillie et dépassée. Complémen-tairement, la technique moderne, qui est stérile si elleest isolée, sans échanges sains avec le monde qui nousentoure, devient, si l'on étudie en même temps qu'elleles fonctions nouvelles qu'elle doit remplir, d'un profiténorme. Ce qui nous amène au problème de l'héritageculturel.

4

Quand on propose des modèles littéraires, il faut sedonner la peine d'être le plus concret possible. Il faut eneffet parler à des techniciens, et le faire en technicien. Ilest très difficile de détacher dans chaque cas la technique(la façon de formuler, de « voir », de composer, etc.) du« contenu ». Le modèle dont on parle, non seulementil voit le monde autrement que nous, mais il voit unautre monde. Il ne suffit pas bien sûr de montrer qu'unecertaine époque historique a été convenablement reflétéedans telle oeuvre d'art modèle. Avec le même miroir,on ne peut refléter en littérature des époques différentes

1, Brecht viserait ici, entre autres, Thomas Mann. (N.d.T.)

Page 145: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 151

comme on peut refléter avec un seul et même miroirplusieurs têtes, et par-dessus le marché des chaises et desnuages. Il ne suffit pas non plus de montrer que lesprocédés de représentation correspondaient au niveautechnique de l'époque considérée. Ce que cela nousapprend sur la technique littéraire que nous devonsconquérir, c'est simplement qu'elle doit correspondre auniveau technique de notre époque, ce qui demeure unvœu pieux. Comme c'est un voeu pieux d'exiger quenos oeuvres servent aux besoins sociaux de la classe quenous défendons « de la même façon » que les oeuvresde nos modèles ont servi la leur. Avec de telles orienta-tions, infiniment précieuses pour l'histoire de la littéra-ture, nous sommes si peu avancés que nous doutons depouvoir utiliser quoi que ce soit de la technique de nosmodèles du passé, s'il est vrai qu'elle était si étroitementliée aux contenus propres, aux techniques, aux viséessociales d'autres époques. Balzac écrivait dans un mondequi était profondément différent du nôtre, avec desmoyens perceptifs et des procédés de représentation quine correspondent en rien à notre niveau (pour ce qui estde l'économie, de la technologie, de la biologie, etc.), etpour une classe qui commençait seulement à se servirdu Code Napoléon. Evidemment, notre technique, pourparler d'elle, est le produit d'un devenir historique, l'ac-cumulation de connaissances et de pratiques remontantà bien des siècles ; autrement dit, beaucoup de l'anciennetechnique se perpétue dans la nôtre, qui en est lacontinuation, encore que ce ne soit pas une continuationlinéaire, une pure et simple addition. Il y a donc dansBalzac, aussi dans Balzac, des éléments de techniqueque nous pouvons reprendre. En confrontant son monde,sa classe, le niveau technique de son temps, avec notremonde, notre classe, notre niveau technique, nous obtien-drons de précieux critères, mais il faut absolument ana-lyser le comment de sa façon de travailler, comment ilvoyait et décrivait les choses, pourquoi il employait cer-taines méthodes plutôt que d'autres (dans la caractérisa-

Page 146: Brecht_sur le réalisme

152 Sur le réalisme

tion des personnages, le rassemblement des matériaux, lemode d'exposition de ses connaissances, la compositionde la fable, etc.). Le plus dangereux, c'est de parler d'unmodèle unique sans compter qu'un tel modèle, une foispropagé, tout seul, en vient à perdre tout contour ; enaucun cas un modèle unique ne saurait suffire. Si l'onpart du principe qu'on peut détacher tout ce qui esttechnique de ce qui est contenu (et c'est ce qu'on fait,dès lors qu'on recommande des modèles provenant d'au-tres époques), cette opération de dissociation doit pouvoirréussir également avec des oeuvres contemporaines. Auquelcas on ne voit vraiment pas pourquoi nous ne devrionspas étudier des techniques contemporaines, dans la mesureoù elles sont liées au niveau technique de notre temps,avec au moins autant de profit que celles des temps pas-sés. Bien sûr qu'on doit obligatoirement et absolumentleur appliquer les critères définis plus haut ! On peuts'attendre en tout état de cause à ce que la machine àvapeur, le microscope, la dynamo, etc., à ce que lestrusts pétroliers, l'Institut Rockefeller, la Paramount, etc.,aient leurs répondants dans la technique littéraire, et à cequ'on ne puisse, pas plus que ces phénomènes nouveaux,les enterrer simplement avec le système capitaliste lui-même. Rien que pour décrire les processus où se trouveimpliqué l'homme du capitalisme avancé, les formes duroman d'éducation à la Rousseau, ou les techniques aveclesquelles Stendhal et Balzac décrivent la carrière d'unjeune bourgeois, sont totalement dépassées. Les tech-niques de Joyce ou de Diiblin manifestent, et de façongrandiose, la contradiction mondiale qui oppose les forcesproductives aux rapports de production. Les forces pro-ductives y sont représentées dans une certaine mesure.Les écrivains socialistes sont les tout premiers à pouvoirapprendre, dans ces témoignages désespérés d'une impasse,des techniques précieuses et hautement évoluées 1 : eux

1. Monologue intérieur (Joyce), ruptures de style (Joyce),dissociation des éléments (Dôblin, Dos Passos), méthode desassociations libres (Joyce, Dôblin), montage d'actualités (DosPassos), distanciation (Kafka).

Page 147: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 153

aperçoivent l'issue. Il faut une multiplicité de modèles ;le plus instructif, c'est de les comparer.

5

Ce que nous pourrions apprendre d'une critique quis'intéresse aux techniques, c'est par exemple la différenceentre la technique de représentation de Balzac et cellede Dickens. Prenons la façon dont les deux auteursreprésentent les actions en justice. On ne niera pas queBalzac apparaît au premier coup d'œil comme représen-tant une autre classe que Dickens, ou de la même classedans une autre situation historique. (Il ne suffirait pasde trancher en disant que le second est le porte-parolede la petite-bourgeoisie, et le premier celui de la grande).Il est d'un intérêt extrême de constater que c'est préci-sément l'écriture de Dickens, moralisante, sympathisantavec l'objet du litige judiciaire, qui donne l'impressiond'un coup de bêche moins profond dans le sol de la réa-lité que celle de Balzac. Les aspects techniques figurentchez les deux, mais chez Dickens, si admirable que soitsa représentation du formalisme juridique, par exempledans Bleak House, on ne voit pas aussi bien, et de loin,que chez Balzac le sens réel de la justice bourgeoise, lerôle momentanément révolutionnaire de son code. Enten-dons-nous bien : il ne faut pas dénoncer là une tendanceau réformisme social, ce serait absurde. Si Balzac offredavantage de matière au sociologue, et c'est le cas, c'estsans doute qu'il ne passe pas aussi tôt que Dickens auxgénéralisations, qu'il ne se permet de juger qu'après uneanalyse précise et dégageant les contradictions ; ce quiest une démarche éminemment scientifique. L'attitudemorale de Balzac ne peut jamais être la nôtre, mais cellede Dickens ne nous satisfait pas, elle non plus. Balzacnous procure une connaissance plus profonde de la naturehumaine, il nous la rend plus maniable. Il faudrait lemontrer dans les détails par une analyse fondée sur lematérialisme historique, mais s'appuyant sur les moyenstechniques, les méthodes de représentation. (Comment

Page 148: Brecht_sur le réalisme

154 Sur le réalisme

sont dépeints chez Balzac, chez Dickens, les juges, ledéroulement d'un procès, etc.).

6. Sur les différentes fonctions socialesdu réalisme et de ses variétés

Pour la pratique des écrivains réalistes, il est importantque la théorie littéraire conçoive le réalisme en relationavec ses diverses fonctions sociales, c'est-à-dire dans sonévolution.

La dramaturgie bourgeoise réaliste et révolutionnaire,celle des John Gay, Beaumarchais, Lenz, présente lescaractères suivants. On introduit sur la scène, abandonnéeaux problèmes ou aux auto-portraits des féodaux, les pro-blèmes et les auto-portraits de la bourgeoisie, classemontante. Révolutionnaire est déjà le fait de s'emparerde l'appareil scénique, jusque-là monopolisé ; le fait quechez John Gay, dans L'Opéra des gueux, les « bas-fonds »imposent leur opéra et que des roturiers deviennentchanteurs. La réalité fait son entrée sur la scène, c'est-à-dire la classe qui commence à être l'élément déterminantde la réalité. Ce qui introduit une contradiction originale.D'un côté la scène noble est profanée avec une certainesatisfaction par le langage vulgaire de la plèbe, mais enmême temps cette plèbe acquiert bel et bien une dignité,une consécration, en se servant des formes nobles jus-que-là monopolisées. En tournant en dérision le cérémo-nial de la classe dominante, elle développe du même coupson propre pathos. C'est à côté de sa langue noble quela langue des puissants apparaît ampoulée. L'essentiel estque désormais le point de mire est le bourgeois ; chezBeaumarchais dans Figaro et chez Lenz dans Le Précep-teur, c'est le laquais émancipé. C'est là de l'authentiqueréalisme, car le bourgeois était effectivement devenul'élément moteur de l'évolution économique, et il s'apprê-tait à devenir le personnage central en politique. Lebarbier Figaro peut encore à lui seul mettre un peud'ordre dans les problèmes culinaires 1 embrouillés de

1. Au sens de la théorie dramatique de Brecht. (N.d.T.)

Page 149: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 155

la société de cour, il s'entend aux affaires des noblesmieux que la noblesse. L'entremetteur apparaît comme legrand producteur, la couche consommatrice est dénoncéecomme parasitaire, mais déjà incapable même de para-siter. Après une représentation de Figaro, on pouvait direavec certitude : c'est un réaliste qui a parlé.

Le réalisme de Lenz présente des traits différents. Ilsn'ont pas de quoi étonner l'historien. Son précepteur esten fait quelqu'un qui donne des leçons particulières. Qu'ilsoit traité comme précepteur (de cour) et se laisse traitercomme tel, alors qu'il est déjà autre chose, c'est en quoiréside sa tragédie. Car ce classique allemand du réalismebourgeois est, au contraire du réalisme français corres-pondant, une tragédie. On croit entendre l'éclat de riredu Français devant le sort du petit professeur allemand,qui, ayant noué des liens charnels avec sa pupille noble,loin de faire carrière, est contraint de se châtrer pourpouvoir remplir son office. Tous les deux, l'éclat de riredu Français, et cette protestation sauvage de l'Allemand,sont les effets d'une attitude réaliste révolutionnaire.

Les réalistes allemands de la scène, Lenz, le jeuneSchiller, Büchner, le Kleist de Michael Kohlhaas (oeuvrequi, pour diverses raisons, peut être rangée dans la litté-rature dramatique), le jeune Gerhart Hauptmann, leWedekind de L'Eveil du Printemps, sont réalistes égale-ment en ceci que leurs oeuvres sont des tragédies. La tra-gédie de la bourgeoisie cède la place à la tragédie duprolétariat (Les Tisserands de Hauptmann). On voit s'éten-dre l'ombre de la Révolution bourgeoise manquée. LesTisserands, la première grande oeuvre qu'ait produitel'émancipation du prolétariat, est un classique du réa-lisme. Le prolétariat fait son entrée sur la scène, et entant que masse. Tout ici est révolutionnaire : la langue(le dialecte populaire silésien), le milieu évoqué minu-tieusement dans les détails, la représentation de lavente de la marchandise appelée force de travail traitéecomme un grand thème artistique. Et malgré tout onsent une faiblesse monumentale, quelque chose dans rat-

Page 150: Brecht_sur le réalisme

156 Sur le réalisme

titude du dramaturge de foncièrement non réaliste. C'estl'appel à la pitié de la bourgeoisie, appel tout à fait vain,vain lorsqu'il se veut autre chose que la propositiond'accepter quelques réformes superficielles pour mieuxexploiter les masses.

Le Schiller des Brigands et le Kleist de MichaelKohlhaas dépeignaient un état du monde où le « droit »,pour se faire respecter, est obligé de briser toutes lesformes juridiques existantes. Dans Les Tisserands, dansBiberpelz 1 non plus, la loi et l'ordre ne sont dessinésavec sympathie. Les écrivains réalistes rendent son dû àla réalité. Ils sont les avocats de la réalité qui s'estformée, et ils s'élèvent contre les représentations et lescomportements humains désuets et dépassés.

Leurs efforts sont une partie de l'effort de certainesclasses qui sont elles-mêmes des réalités, et des forcesmotrices de la réalité. La fonction sociale de leur réalismechange, elle est historiquement relative, leur réalismeprésente des formes diverses et des degrés de puissancedivers.

Même dans les oeuvres littéraires d'une seule et mêmeclasse, et de sa phase ascendante, le contenu de réalitéopératoire varie beaucoup selon la tendance au seinde la classe en question que l'écrivain représente.

Il est hors de doute que les personnages de Goetheétaient incomparablement plus vrais que ceux de Schiller.Dans sa vie comme dans son art, c'était lui le plus grandréaliste. Il représentait ces éléments de sa classe quis'adonnaient aux sciences de la nature, et qui étaientdes éléments au fort potentiel révolutionnaire 2 . C'en était

1. Peau de castor, comédie satirique de Gerhart Haupt-mann. tINT.d.T.)

2. Cf. cependant ce passage de La Campagne de France,écrite par Goethe alors qu'il prenait part comme correspon-dant de guerre à l'intervention prussienne contre la Répu-blique révolutionnaire : « A peine avaient-ils [un piquet dechasseurs] quitté les lieux que je crus observer sur le mur,contre lequel l'instant d'avant ils reposaient, un phénomènegéologique frappant : je voyais sur le petit mur, fait depierres calcaires, une corniche de pierres vert clair tout àfait de la couleur du jaspe, et je me demandais avec un

Page 151: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 157

fini des historiens — Schiller était historien — à unmoment où les naturalistes et les techniciens étaient loind'en avoir fini. Plus l'histoire s'achevait, plus les forcesrévolutionnaires de la bourgeoisie sur le plan socials'épuisaient, et plus les personnages de Schiller étaientpartiels, figés, manquant de vérité, des idées pures.

Lorsque l'artiste travaille pour le compte des classesvidées de leur substance, menacées par les nouvellesforces productives, devenues incapables de résoudre defaçon productive les difficultés qui surgissent, il ne peutfaire oeuvre réaliste. Dans la première période, Hauptmannavait fait oeuvre de réaliste, il avait, disions-nous, crééavec Les Tisserands un classique du réalisme ; mais sil'on se demande à quelle classe s'adressait cette oeuvre,laquelle en était la commanditaire, on relève en elleune contradiction remarquable. Il est tout à fait possiblede découvrir comme commanditaire également la classebourgeoise, plus précisément certaines fractions de laclasse bourgeoise, alliées au moins passagèrement aveccertaines fractions de la classe prolétarienne. L'oeuvreétait une oeuvre naturaliste. On y représentait la luttedes classes, ce qui était réaliste ; mais elle y prenaitun caractère naturel, au sens bourgeois, c'est-à-dire quela nature y était conçue métaphysiquement ; les deuxforces en lutte avaient connu un développement, ellesavaient donc pour autant une histoire, mais seulement danscette mesure, car elles ne poursuivaient pas leur développe-ment, elles n'avaient pas d'histoire devant elles. Il étaitnaturel que les prolétaires luttent, mais naturel aussiqu'ils soient vaincus. On reconnaissait l'influence dumilieu sur les hommes, mais pas pour diriger l'esprit

étonnement profond comment une roche aussi remarquablepouvait se trouver mêlée en telle quantité à ces couchescalcaires. Mais je fus désenchanté de la plus singulière façon,car je m'aperçus, en allant droit sur l'apparition mons-trueuse, que c'était l'intérieur d'un pain moisi que les chas-seurs, ne le trouvant pas comestible, avaient découpé debonne humeur et étalé sur le mur en guise d'ornementation.Passage qui, très naïvement, en dit long sur son réalisme.

Page 152: Brecht_sur le réalisme

158 Sur le réalisme

révolutionnaire contre lui ; le milieu apparaissait commedestin, il n'était pas représenté comme fait par leshommes et susceptible d'être changé par les hommes.Au cours de son évolution ultérieure, Hauptmann sedétourna du réalisme. La République de Weimar ne vitplus en lui un réaliste, pas non plus un naturaliste, maisil lui était réservé de faire une oeuvre de répertoire deson drame fasciste, Florian Geyer, qui avant la guerre (etla phase nationaliste de la social-démocratie) n'avait paseu de succès. Par la suite, la classe bourgeoise se vitsérieusement menacée et recourut à de graves mesuresde répression. Elle ne voyait plus la possibilité d'avoir lapaix en élevant le niveau de vie de son prolétariat, ellene croyait plus cette élévation possible sous son règne,pour les nécessités de sa production, elle n'avait plusbesoin de parfaire l'éducation des travailleurs, etc. EtHauptmann devint fasciste, mais à titre privé, car iln'écrivit pas comme tel, à notre connaissance tout aumoins. La classe bourgeoise allemande continue néanmoinsà se fixer de grands objectifs dans un domaine restreint.A l'encontre de ce que beaucoup attendaient d'eux, c'est-à-dire une description parfaitement anti-naturaliste de laguerre, les écrivains fascistes représentent la guerre depréférence avec naturalisme, c'est-à-dire avec toutes seshorreurs. Avec naturalisme, pas avec réalisme ; le réa-lisme est devenu de part en part métaphysique, puremystique. La guerre est présentée comme une guerre dematériel, entièrement mécanisée, elle n'a pas d'arrière-plansocial, pas d'évolution 1 . Cependant, il se développedes formes d'art qui permettent de considérer la guerre,seule issue qu'aperçoive la classe dominante, comme uneréalité qu'il est possible de dominer.

On ne peut déployer un grand réalisme, total, créateurdans l'ensemble du domaine social, qu'en collaborantavec des classes montantes, qui doivent elles-mêmes pour

I. Que l'on compare cette façon de décrire avec celle deGrimmelshausen dans le Simplicissimus, où la guerre estdévoilée comme phénomène social, comme guerre civile,

Page 153: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 159

se développer intervenir dans l'ensemble des institutions,l'ensemble de la réalité sociale. Pour que des tendancesréalistes, un réalisme partiel, un naturalisme partiel— c'est-à-dire du réalisme mécaniste, mystique, héroï-que — soient possibles, il faut qu'une classe qui estdominante puisse avoir encore suffisamment de tâchesd'envergure et susceptibles d'être accomplies. Pour qu'unréalisme authentique soit possible, il faut que soit donnéela possibilité de résoudre tous les problèmes sociaux(c'est-à-dire la maîtrise de la réalité) ; il faut qu'il y aitune classe capable d'assumer la reprise du développementdes forces productives.

7. Pas de réaliste en art qui ne soit réaliste hors de l'art

Le réalisme en art est trop souvent envisagé commeune affaire purement artistique. Il s'ensuit que l'art ason réalisme propre, c'est-à-dire que les artistes entendentpar réalisme quelque chose qui a rapport à l'art, etcomme ils ont sur l'art des idées très arrêtées, arrêtéesdéjà, très souvent, avant qu'ils ne fassent de la propa-gande pour l'art réaliste, la notion de réalisme est elleaussi, de ce fait, très restrictive, figée et arrêtée. Mêmeface à son propre travail, l'artiste peut adopter aussi bienune attitude réaliste qu'une attitude non réaliste. Il y atout avantage à ce qu'il prenne le réalisme tel qu'il estemployé dans d'autres arts que le sien, et même au-delà,dans des domaines non artistiques, tels que la politique,la philosophie, les sciences, et la vie quotidienne. Ce sontdéjà d'excellentes maximes du réalisme que les formulesde Francis Bacon : « Natura non nisi parendo vincitur »(« On ne domine la nature qu'en lui obéissant ») et« Ignoratio causae destituit effectum » (« On manqueson effet quand on ignore la cause »). La vision réaliste,c'est celle qui étudie les forces motrices ; un mode d'actionréaliste, c'est celui qui met les forces motrices en mouve-ment. Et les formules de Bacon valent bien sûr égale-ment pour la nature humaine. Le mobile des actionsd'un personnage de roman ou de théâtre est présenté

Page 154: Brecht_sur le réalisme

160 Sur le réalisme

de façon réaliste lorsqu'il apparaît qu'un autre mobileaurait donné d'autres actions, qu'aucun autre n'auraitdonné celles qu'on voit. Ce qui est réaliste, c'est deremonter pour la recherche des causes à la sphère dela société (en tant qu'on peut être influencé par elle).Les Frères Karamazov ne sont pas l'oeuvre d'un réaliste,bien qu'ils contiennent des détails réalistes, parce queDostoïevski ne trouve pas d'intérêt à remonter, pouréclairer les causes des processus qu'il décrit, jusqu'à portéepratique de la sphère sociale ; il entend même explicite-ment les en éloigner. Les Récits d'un chasseur de Tour-gueniev est une oeuvre bien plus réaliste, parce qu'ildépeint l'oppression des paysans par les propriétairesterriens, et cela bien qu'il n'offre aucun moyen de dominerla réalité qu'il décrit et ouvre toutes grandes les portesà l'illusion libérale. Nous faisons bien de définir lesoeuvres réalistes comme des oeuvres militantes. On ydonne la parole à la réalité, qu'on n'a pas l'occasion d'en-tendre autrement. Elles annoncent une contradiction (ets'en font les porte-parole) où s'apprêtent à s'insérer denouvelles forces en opposition avec les idées et les com-portements dominants. Les réalistes combattent ceux quinient les forces réelles. Affirmer que les ouvriers alle-mands travaillent pour le salaire peut passer pour réalistepar rapport à ceux qui affirment qu'ils le font pour lapure joie de produire. Mais affirmer la même chose desouvriers espagnols qui se mettent au service de l'insur-rection est parfaitement irréaliste. Dans l'exemple alle-mand, à supposer que le salaire soit supprimé ou exagé-rément réduit, le travail cessera, à moins qu'il ne soitfait usage de la force ; dans l'exemple des ouvriersespagnols, on continuerait dans le même cas à travailler,à moins qu'il ne soit fait usage de la force. Une descrip-tion littéraire qui montrerait aux ouvriers allemandsqu'il vaut la peine pour eux de consentir des efforts excep-tionnels pour la production ne serait pas réaliste ; destravailleurs qui attendent une amélioration de leur sort(d'ouvriers) de sacrifices au profit de la production ne

Page 155: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 161

sont pas des réalistes — ce qu'une description littéraireréaliste ferait d'emblée ressortir. Un réaliste qui écritdes romans ou des pièces concevra également de façonréaliste son activité d'écrivain. Il ne dira pas qu' « unroman se forme dans sa tête », il ne s'en remettra pas àson « intuition », après l'avoir soumise seulement àquelques rares épreuves. Il essaiera d'étudier les loisnaturelles par tous les moyens que s'est donnée l'huma-nité au cours d'un long processus productif. Le réalisteen art est aussi un réaliste en dehors de l'art.

8. Relativité des critères distinctifs du réalisme

Il y a quelques critères distinctifs reconnus du réalisme,tels que le détail vrai, une certaine joie des sens, laprésence de matériaux bruts « non ouvragés ». Le détailvrai fournit la particularité, ce qu'un certain individupossède, et que l'on peut plus ou moins se dispenserde savoir pour comprendre l'action d'ensemble, par exem-ple la calvitie de César ; ou bien il traduit ce que l'onfait de particulier dans telle situation, quelque chose quipourrait avoir une valeur humaine universelle, mais quiapparaît sous un aspect tout particulier dans un contexteplus vaste : un exemple de ce genre de détails, c'est lemoment où le roi Lear mourant demande qu'on lui dégageun bouton de sa robe. Dans une dissertation savante surla philosophie de Descartes on tombe soudain sur lepassage suivant : « Mais encore que les sens nous trom-pent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fortéloignées, il s'en rencontre peut-être beaucoup d'autres,desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoi-que nous les connaissions par leur moyen : par exemple,que je sois ici, assis près du feu, vêtu d'une robe dechambre, ayant ce papier entre les mains, et autreschoses de cette nature I . » Nous ressentons ce passage

1 . Ce passage de Descartes se trouve dans CEuvres et Let-tres, Edition de la Pléiade, p. 268, Gallimard, Paris, 1953.(N. d. T. )

11

Page 156: Brecht_sur le réalisme

162 Sur le réalisme

comme de la littérature. Descartes requiert ici du lecteurune capacité de penser avec lui particulièrement réaliste.Quand on parle de matériau « non ouvragé », on entendune certaine surabondance de matière, qui oppose unerésistance à la droite ligne de l'action ; un dessin descaractères qui va au-delà de ce qui maintient l'intrigueen marche (l'homme avec ses contradictions) ; l'intro-duction de données purement factuelles, qui ne trouventpas de place déterminée dans le cadre de l'action ; l'enre-gistrement de ce à quoi on ne s'attend pas, le hasard,l'exception, ce qui dans les calculs ne tombe pas juste,bref, comme on dit, de ce qui fait la différence entre lavie réelle et tout ce qui se concerte autour d'un tapisvert. Du fait de ce chaos organisé qu'est notre époque,les comptes sont fréquemment, à coup sûr, comme descomptes d'apothicaire ; un compte qui n'est pas d'apothi-caire (c'est-à-dire qui ne comprend pas une rubriqueréservée aux imprévus) est précisément le plus réalistedes comptes. Il faut en user avec tout cela de la façônla plus pratique. Lorsque, dans le récit classique deHaâek, le brave soldat Schweyk, au moment d'aller làoù la fable exige qu'il soit, s'aperçoit qu'il a encore« quelque chose » à régler dans les bas quartiers dela ville, Haâek témoigne à l'égard de Schweyk d'uneconnaissance réaliste des hommes (mise à part la souve-raineté dont il use par rapport à la fable elle-même, quin'est précisément que le particulier dans un ensemblegénéral, une aventure dans le quotidien), celle-même qu'ilconfère à son personnage [...], la lucidité de l'oppriméface à l'oppresseur avec lequel il est condamné à vivre,cette façon très subtile qu'il a de le sonder sur sesfaiblesses et ses vices, la profonde connaissance qu'il ades besoins, des embarras réels de l'adversaire, cette façonconstante et froide de calculer l'insaisissable, l'impondé-rable, etc. (Les rapports de Schweyk et de l'aumôniermilitaire). L'élément sensualiste du réalisme, son orienta-tion résolument profane, c'est son signe distinctif le plusconnu ; mais il n'est pas infaillible. Les besoins corporels

Page 157: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 163

jouent pour le réaliste un rôle capital. Il est absolumentdécisif de savoir dans quelle mesure il est capable de sedébarrasser des idéologies, des prêches moraux, qui stig-matisent les besoins corporels comme quelque chose de« bas », dans une intention trop évidente. Le enaua:

_lisme, certes, se traduit, à notre époque d'exploitationde l'homme par l'homme, par la préoccupation de mangerà sa faim, la crise du logement, les maladies d'originesociale, la perversion des relations sexuelles, etc. Cepen-dant, s'occuper de tous ces phénomènes n'est réalisteque si on les reconnaît pour ce qu'ils sont : des phéno-mènes sociaux. A lui seul, le sensualisme ne suffit pasà caractériser le réalisme. Il n'est nullement indispen-sable, sinon par moments, que le lecteur puisse s'iden-tifier. Il est très possible que l'écrivain parvienne, sansexciter l'appareil sensoriel du lecteur, à éveiller davantagesa faculté d'abstraction, qui est d'une si grande impor-tance pour pénétrer les phénomènes sociaux. Réalismen'est pas non plus synonyme d'élimination de l'imagi-nation ou de l'invention. Le Don Quichotte de Cervantèsest une oeuvre réaliste parce qu'il montre que le tempsde la chevalerie et de l'esprit chevaleresque est révolu,bien qu'on n'ait jamais vu des chevaliers se battre contredes moulins à vent. L'affabulation fantastique ne gâteen rien le caractère à bien des égards réaliste de L'Iledes Pingouins d'Anatole France. Il faut concéder à l'écri-vain tous les moyens qu'il lui faut pour donner prisesur la réalité. Même si aucun des critères que nousvenons de passer en revue n'était présent, cela ne prou-verait encore rien. Tout écrivain réaliste serait heureuxd'avoir écrit la parabole de Lénine « Sur l'ascension deshautes montagnes », et ce morceau, un petit classiquedu réalisme, ne pourrait qu'être gâté par des « détailsréalistes », une surabondance de matière, etc.

9. Multiplicité du réalisme

Le réaliste écrivain se comporte en réaliste sous tousles rapports : par rapport à ses lecteurs, par rapport à

Page 158: Brecht_sur le réalisme

164 Sur le réalisme

son mode d'écriture (donc à lui-même), par rapport àson sujet. Il tient compte de la situation sociale de seslecteurs, de leur appartenance de classe, de leur attitudedevant l'art, de leurs visées actuelles ; il vérifie sa propreappartenance de classe ; il se procure son matériel aveccirconspection et le soumet à une critique minutieuse.Il ne détourne pas les lecteurs de leur réalité vers lasienne, il ne s'érige pas en mesure universelle de touteschoses ; il ne va pas chercher simplement quelques décorsà effet, un peu de coloris, quelques thèmes clairs ; ilne puise pas sa connaissance de la réalité dans les seulesimpressions de ses sens, mais il dérobe par ruse à lanature ses propres ruses, avec l'aide de tous les moyensauxiliaires de la pratique sociale et du savoir ; il exposeles lois du réel sous une forme telle qu'elle peut mordresur la vie elle-même, la vie dans la lutte des classes,dans la production, les besoins corporels et intellectuelsde notre temps ; il conçoit la réalité en lutte permanentecontre le schématisme, l'idéologie, le préjugé, il la conçoitdans sa multiplicité, ses étages divers, son mouvement,ses contradictions internes. Il conçoit et manie l'artcomme une pratique sociale humaine, avec des propriétésspécifiques, une histoire propre, mais malgré tout unepratique parmi d'autres, liée aux autres pratiques.

1940

Thèses pour une littérature prolétarienne

1

Combats en écrivant ! Montre que tu combats ! Réa-lisme offensif ! La réalité est de ton côté, sois du côtéde la réalité ! Laisse parler la vie ! Ne la violente pas !Sache que les bourgeois, eux, ne la laissent pas parler !Toi, tu peux te le permettre. Tu te dois même de lefaire. Choisis les points où la réalité a été escamotée,déplacée, fardée. Gratte le fard ! Contredis, au lieu de

Page 159: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 165

monologuer ! Tes arguments, c'est l'homme vivant, faisantla pratique et fait par elle, et sa vie telle qu'elle est.Sois intrépide, il y va de la vérité ! Si tu as raisondans tes propositions et tes conclusions, alors tu doispouvoir supporter la contradiction que te porte la réalité,explorer les difficultés dans leur terrible généralité, entraiter à la face de tous. Fais en sorte que progresse lacause de ta classe, qui est la cause de toute l'humanité,mais ne laisse rien de côté sous prétexte que cela necadre pas avec tes conclusions, tes propositions et tesespérances ; renonce plutôt à une telle attitude dans telcas particulier qu'à la vérité ; même dans ce cas par-ticulier, insiste sur l'idée que la difficulté, que tumontres dans toute sa gravité redoutable, doit être sur-montée. Tu ne combats pas seul, ton lecteur combatavec toi, si tu sais l'entraîner au combat. Tu n'es passeul à trouver des solutions, il en trouve aussi.

2

Livre combat à ta propre misère ! Comme l'écrivain, àta table de travail, tu dois t'émanciper de la misère deton existence prolétarienne ! Tu dois en user souverai-nement à l'égard de ton expérience vécue.

Thèses sur la mise en oeuvre du mot d'ordre« réalisme militant »

1

Dans l'intérêt des travailleurs de tous les pays, detous les exploités et opprimés, on doit adresser auxécrivains un appel pour un réalisme militant. Seul unréalisme impitoyable, dissipant tous les rideaux de fuméequi voilent la vérité, c'est-à-dire l'exploitation et l'oppres-sion, peut dénoncer et discréditer l'exploitation et l'oppres-sion du capitalisme.

Page 160: Brecht_sur le réalisme

166 Sur le réalisme

2

Pour écrire dans le sens du réalisme militant, il fautavoir des connaissances, et notamment un certain genrede connaissances : des connaissances économiques et his-toriques. Il faut mettre ces connaissances à la portéedes écrivains à qui l'on adresse cet appel. Dispenser cesconnaissances est la tâche de ceux qui lancent l'appel.Sinon l'appel est un geste peu sérieux.

3

Les écrivains n'apprennent jamais mieux eux-mêmesque lorsqu'ils apprennent aux autres ; ils n'assimilentjamais mieux les connaissances que lorsqu'ils les fontassimiler à d'autres. Il est nécessaire de les impliquerdans un grand travail littéraire, pour qu'ils apprennent.

4

Nombreux sont les écrivains qui tiennent beaucoup,en composant leurs oeuvres, à puiser dans leur sub-conscient. Ils n'ont ni la possibilité ni le désir, lorsqu'ilscomposent leurs oeuvres, d'y introduire une trop grandequantité de conscience claire. Il faut amener ces écri-vains à s'attaquer, à côté de leurs œuvres « incons-cientes », à d'autres travaux, des travaux dont larédaction est compatible avec la volonté consciente, c'est-à-dire très précisément des oeuvres didactiques. On peuts'attendre à ce que de la sorte le « subconscient » deces écrivains soit lui-même rectifié : leurs oeuvres « pro-prement » inconscientes profiteront elles-mêmes de leurtravail « annexe ».

5

On constate aussi aujourd'hui chez des écrivains bour-geois un certain penchant pour les oeuvres didactiqueset actuelles. Une tentative comme celle de faire uneespèce de nouvelle Encyclopédie semi-scientifique, rédigée

Page 161: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 167

par des écrivains, aurait actuellement des chances detrouver beaucoup de collaborations. Une telle Encyclo-pédie n'aurait évidemment pas besoin d'avoir, du pointde vue scientifique et politique, un caractère définitif ;elle ne dispenserait pas de la tâche de publier une Ency-clopédie communiste, dont la nécessité est pressante ;mais elle contribuerait de façon décisive à éclairer lesécrivains antifascistes et à leur faire prendre conscienced'eux-mêmes.

Passage du réalisme bourgeoisau réalisme socialiste

Dans le roman réaliste bourgeois, dont on recommandeprésentement l'étude aux écrivains socialistes, il y a biendes choses à apprendre. On y trouve une technique quipermet la représentation de processus sociaux complexes.La psyché différenciée (« riche ») de l'homme bourgeoispeut être maîtrisée artistiquement par le moyen de cettetechnique. Le fait que ces écrivains évitent d'avoir tropd'idées et préfèrent livrer la plus large masse possiblede sujets concrets procure au lecteur des tableaux passa-blement riches d'une époque déterminée. Les idées qu'ilsévitent sont les idées bourgeoises. Bien sûr, les tableauxsont rien moins que complets, bien sûr le point de vuebourgeois demeure respecté pour l'essentiel. On pourraitdire ceci : la façon dont les choses sont représentéesne permet guère que l'on se forme une opinion nonbourgeoise, c'est-à-dire anti-bourgeoise. Là réside l'unedes raisons pour lesquelles il est si difficile pour lesécrivains socialistes d'emprunter des éléments d'ordretechnique aux réalistes bourgeois. La technique n'est pasen effet pure « extériorité », quelque chose que l'onpeut transférer hors de toute tendance idéologique. L'écri-vain socialiste n'accepte pas sans réserves de livrer à sonlecteur les thèmes concrets comme matière première pourdes abstractions quelconques. Même s'il a le socialisme, si

Page 162: Brecht_sur le réalisme

168 Sur le réalisme

l'on peut dire, « dans le sang », même si les limitesque le mode de production bourgeois (pas seulementde production littéraire) trace à l'écrivain bourgeois« tombent » dans son cas, il reste qu'il garde uneconscience politique davantage en éveil, que le mondedemeure pour lui davantage pris dans des bouleverse-ments impétueux, qu'il planifie davantage, puisqu'aussibien avec le socialisme la planification a été introduitedans le mode de production. Une critique minutieuse duréalisme bourgeois permet de conclure que, sur des pointsdécisifs, cette méthode d'écriture est inutilisable par l'écri-vain socialiste. Toute la technique de l'identification avecles personnages, propre au roman bourgeois, entre dansune crise mortelle. L'individu chez qui s'opère l'identi-fication s'est transformé. Plus il devient clair que ledestin de l'homme est l'homme lui-même, que la luttedes classes est le noeud causal dominant, et plus la vieilletechnique bourgeoise de l'identification devient inutili-sable. Elle a beau crier bien fort que sans elle tout artet toute expérience artistique sont impossibles, de plusen plus elle s'avère être une technique historiquementdatée. Il nous reste évidemment la tâche de représenterles processus sociaux complexes ; mais, précisément,l'identification avec un individu servant de point de réfé-rence central est entrée en crise parce qu'elle paralysaitcette représentation. Il ne s'agit plus seulement de fournirsuffisamment de mobiles réels pour les émotions humaines,le monde nous paraît déjà insuffisamment restitué lors-qu'il ne l'est que dans le miroir des sentiments et desréflexions de quelques héros. On ne peut plus utiliserl'ensemble du complexe causal des rapports sociauxcomme simple inspirateur d'états d'âme. Cela ne revientnullement à refuser toute valeur à la représentation deprocessus psychiques, et en général d'individus. Restentégalement, bien sûr, les états d'âme des lecteurs. Iciencore, l'ancienne technique est entrée en crise, préci-sément parce qu'elle ne permettait pas une mise en formesatisfaisante de la vie des individus engagés dans la lutte

Page 163: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 169

des classes, et parce que les états d'âme loin d'introduirele lecteur dans la lutte des classes, l'en font sortir. Le pas-sage du roman réaliste bourgeois au roman réaliste socia-liste n'est pas une pure question de forme et de technique,bien qu'il doive obligatoirement transformer à un degréextraordinaire la technique. Il ne s'agit pas simplementde garder telle quelle, intangible, un mode de représen-tation qui serait « le » réalisme, et de troquer simple-ment le point de vue bourgeois contre le point de vuesocialiste (c'est-à-dire prolétarien). Il ne suffit pas d'opérerl'identification sympathique chez le prolétaire en lieu etplace du bourgeois : c'est toute la technique de l'identi-fication qui fait désormais problème (au plan des prin-cipes, un roman bourgeois avec processus d'identificationchez un lecteur prolétaire reste parfaitement pensable).L'étude du roman réaliste bourgeois demeure très pré-cieuse... pour peu que l'on procède à ces difficiles analyses.

[ Sur le réalisme socialiste]

Le slogan Réalisme socialiste n'a de sens, d'utilitépratique, de vertu productive qu'à condition d'être spécifiéselon le temps et le lieu. Il signifie que là où le socia-lisme s'édifie, l'écrivain en soutient l'édification, qu'ilanalyse et représente le réel dans cette intention, tantil est vrai que, pour parler comme Francis Bacon, onne domine bien la nature qu'en s'y soumettant. Il signifieque là où l'on combat pour construire le socialisme,l'écrivain soutient ce combat, qu'il analyse et représentele réel dans cette intention. Ce slogan permet de dégagerd'excellents critères, des critères qui ne sont pas d'ordreesthétique et formel. (L'écrivain aide-t-il la constructionet les constructeurs du socialisme, le combat pour lesocialisme, ou bien ne fait-il qu'en vulgariser les tâchesde façon simpliste, que créer des illusions, et ainsi desuite ?) S'il s'agit déjà de la construction du socialisme— ce qui implique bien évidemment une lutte constante

12

Page 164: Brecht_sur le réalisme

170 Sur le réalisme Sur le réalisme 171

contre ses ennemis —, il faut sûrement y ajouter d'autrescritères, et des critères d'ordre esthétique et formel ; carla construction du socialisme implique indubitablementle perfectionnement des arts, l'épanouissement de la pro-duction artistique à l'échelle la plus vaste. C'est ici quesurgit la question de l'héritage. Il s'agit de passer aucrible les oeuvres léguées par le passé, œuvres d'uneculture qui était dominée par une autre classe, une classeennemie, mais qui couvre absolument tout ce qui a étéproduit jusqu'à ce jour ; on a affaire là au dernier stadeatteint sous la domination et le contrôle de la bourgeoisie,mais aussi au dernier stade atteint par l'évolution humaineen général. Il est clair que, dans ce cas, à la suite d'unevictoire, dans une situation où les combats qui restent àlivrer peuvent l'être dans une position de supériorité,où toute l'infrastructure économique et politique de laculture se trouve refondue à une allure impétueuse dansle sens du socialisme, l'examen critique des productionsde la culture bourgeoise diffère de ce qu'il doit être àl'époque des combats précédant la victoire.

Ce serait dénaturer effroyablement le grand mot d'ordredu Réalisme socialiste que de vouloir transposer mécani-quement la formule stalinienne : socialiste par le contenu,national par la forme, qui s'appliquait à la politique desnationalités, ce qui donnerait quelque chose comme :socialiste par le contenu, bourgeois par la forme. Dansla politique des nationalités, la formule : national parla forme est intégralement révolutionnaire. Elle revient àlibérer les nations enchaînées de leurs chaînes, à stimulerles forces productives des nations retardataires ; elle signi-fie que des nations opprimées entendaient le langage dusocialisme dans leur langue maternelle ; elle libérait lespuissances culturelles. La formule : bourgeois par laforme serait tout simplement réactionnaire ; elle revien-drait banalement au dicton : Verser du vin nouveaudans de vieilles outres. L'attitude sage de Staline faceà Maïakovski, destructeur de formes de première gran-

deur, et son intéressante formule : « les écrivains, ingé-nieurs des âmes » devraient suffire à mettre en gardenos critiques contre des généralisations et transpositionsboiteuses de ce genre. En réalité, les essais de beaucoupde nos critiques, du fait qu'ils vont chercher leurs critèrespartout sauf dans les impératifs de la lutte, raisonnentmanifestement hors du temps et des lieux. On doitprendre des leçons chez Balzac ? Soit, mais qui doit enprendre, et pourquoi ? Question justifiée, qui ne se pose-rait guère au sujet de Maïakovski. Si c'est du formalismeque de chercher toujours des formes nouvelles pour uncontenu identique, c'est du formalisme que de vouloirgarder pour un contenu nouveau des formes anciennes.Il faut que nos critiques étudient les conditions de lalutte sociale et qu'ils en déduisent leur esthétique. Moi-même, par exemple, j'ai débuté dans tous les domainesde la littérature et de l'art dramatique avec des formesanciennes et conventionnelles. Dans le roman, avec lafable aux multiples fils entrelacés. En poésie, avec le« lied » et la ballade. Ces styles et genres anciens m'ontgêné dans la lutte. J'en ai étudié beaucoup, moi toutspécialement, mais je ne suis ouvert à aucune considéra-tion de genre et de style qui ne prend en compte lesimpératifs de la lutte. Et pourquoi devrait-il en allerautrement pour d'autres ? Je crois voir fort bien quelprofit notre lutte peut tirer du style des romans bourgeoisdu siècle dernier ; dans la mesure du possible, je m'ysuis instruit. Mais j'en vois aussi les inconvénients, etils sont énormes. D'où une attitude complexe à l'égarddes réalistes de la littérature bourgeoise. Je reconnaisleurs mérites. J'aime certaines de leurs œuvres, j'apprendsauprès d'eux, je suis soucieux d'atteindre le niveau géné-ral auquel l'humanité occidentale s'est élevée avec eux.Mais il s'agit aussi de le dépasser. Ce n'est pas unesimple question de force créatrice et de talent. Cela dépendde notre capacité de satisfaire aux conditions de notrelutte. Les principes formels que nous pouvons extrairedes classiques du réalisme bourgeois, du réalisme de

Page 165: Brecht_sur le réalisme

170 Sur le réalisme Sur le réalisme 171

contre ses ennemis —, il faut sûrement y ajouter d'autrescritères, et des critères d'ordre esthétique et formel ; carla construction du socialisme implique indubitablementle perfectionnement des arts, l'épanouissement de la pro-duction artistique à l'échelle la plus vaste. C'est ici quesurgit la question de l'héritage. Il s'agit de passer aucrible les oeuvres léguées par le passé, oeuvres d'uneculture qui était dominée par une autre classe, une classeennemie, mais qui couvre absolument tout ce qui a étéproduit jusqu'à ce jour ; on a affaire là au dernier stadeatteint sous la domination et le contrôle de la bourgeoisie,mais aussi au dernier stade atteint par l'évolution humaineen général. Il est clair que, dans ce cas, à la suite d'unevictoire, dans une situation où les combats qui restent àlivrer peuvent l'être dans une position de supériorité,où toute l'infrastructure économique et politique de laculture se trouve refondue à une allure impétueuse dansle sens du socialisme, l'examen critique des productionsde la culture bourgeoise diffère de ce qu'il doit être àl'époque des combats précédant la victoire.

Ce serait dénaturer effroyablement le grand mot d'ordredu Réalisme socialiste que de vouloir transposer mécani-quement la formule stalinienne : socialiste par le contenu,national par la forme, qui s'appliquait à la politique desnationalités, ce qui donnerait quelque chose comme :socialiste par le contenu, bourgeois par la forme. Dansla politique des nationalités, la formule : national parla forme est intégralement révolutionnaire. Elle revient àlibérer les nations enchaînées de leurs chaînes, à stimulerles forces productives des nations retardataires ; elle signi-fie que des nations opprimées entendaient le langage dusocialisme dans leur langue maternelle ; elle libérait lespuissances culturelles. La formule : bourgeois par laforme serait tout simplement réactionnaire ; elle revien-drait banalement au dicton : Verser du vin nouveaudans de vieilles outres. L'attitude sage de Staline faceà Maïakovski, destructeur de formes de première gran-

deur, et son intéressante formule : « les écrivains, ingé-nieurs des âmes » devraient suffire à mettre en gardenos critiques contre des généralisations et transpositionsboiteuses de ce genre. En réalité, les essais de beaucoupde nos critiques, du fait qu'ils vont chercher leurs critèrespartout sauf dans les impératifs de la lutte, raisonnentmanifestement hors du temps et des lieux. On doitprendre des leçons chez Balzac ? Soit, mais qui doit enprendre, et pourquoi ? Question justifiée, qui ne se pose-rait guère au sujet de Maïakovski. Si c'est du formalismeque de chercher toujours des formes nouvelles pour uncontenu identique, c'est du formalisme que de vouloirgarder pour un contenu nouveau des formes anciennes.Il faut que nos critiques étudient les conditions de lalutte sociale et qu'ils en déduisent leur esthétique. Moi-même, par exemple, j'ai débuté dans tous les domainesde la littérature et de l'art dramatique avec des formesanciennes et conventionnelles. Dans le roman, avec lafable aux multiples fils entrelacés. En poésie, avec le« lied » et la ballade. Ces styles et genres anciens m'ontgêné dans la lutte. J'en ai étudié beaucoup, moi toutspécialement, mais je ne suis ouvert à aucune considéra-tion de genre et de style qui ne prend en compte lesimpératifs de la lutte. Et pourquoi devrait-il en allerautrement pour d'autres ? Je crois voir fort bien quelprofit notre lutte peut tirer du style des romans bourgeoisdu siècle dernier ; dans la mesure du possible, je m'ysuis instruit. Mais j'en vois aussi les inconvénients, etils sont énormes. D'où une attitude complexe à l'égarddes réalistes de la littérature bourgeoise. Je reconnaisleurs mérites. J'aime certaines de leurs oeuvres, j'apprendsauprès d'eux, je suis soucieux d'atteindre le niveau géné-ral auquel l'humanité occidentale s'est élevée avec eux.Mais il s'agit aussi de le dépasser. Ce n'est pas unesimple question de force créatrice et de talent. Cela dépendde notre capacité de satisfaire aux conditions de notrelutte. Les principes formels que nous pouvons extrairedes classiques du réalisme bourgeois, du réalisme de

Page 166: Brecht_sur le réalisme

172 Sur le réalisme

l'époque capitaliste et impérialiste, sont loin de suffire.Le caractère historique, transitoire, unique de cette formed'écriture apparaîtra à quiconque lutte pour le socialisme.Le caractère capitaliste et impérialiste de ce « contenu »imprime sa marque à cette « forme ». Nos critiquesdoivent absolument se rendre compte qu'ils pratiquerontune critique formaliste aussi longtemps qu'ils ne le com-prendront pas et se refuseront, lorsqu'ils traitent desquestions de forme, à tenir compte des conditions denotre combat pour le socialisme.

Sur le réalisme

Il est très difficile d'écrire pour des réalistes : c'estce qu'on doit toujours se dire quand on écrit pour desprolétaires. Il ne suffit pas du tout de faire du natura-lisme. Le naturalisme ressemble au réalisme comme lasophistique à la dialectique, ou plus exactement : commele matérialisme mécaniste (« vulgaire ») au matérialismedialectique.

Il est toujours difficile de rédiger des reportages, lors-qu'il s'agit, par le biais de ces reportages, d'amener leslecteurs à l'action. Les « impressions » d'un géologue(et nous sommes tout proches en cela du naturalisme,car son autre nom est l'impressionnisme) ne sont pasd'une grande valeur pour des pionniers qui veulent forerdes puits de pétrole. De même que les descriptions lesplus « imagées » de détachements en reconnaissance oud'aviateurs sont de peu d'utilité pour l'artillerie. [...]

Sur la devise « réalisme socialiste »

Le caractère révolutionnaire d'une attitude réaliste enlittérature dans les pays fascistes ou fascisants doit êtreévident pour tous. L'aversion des gouvernements fascistespour la littérature réaliste est considérable. Ces gouver-

Page 167: Brecht_sur le réalisme

Sur le réalisme 173

nements n'ont rien à gagner à ce qu'un écrivain quel-conque fasse parler la réalité. Ils critiquent la « littératurede l'asphalte » à coups de camps de concentration. Refuserde croire aveuglément en des dirigeants d'une infail-libilité mystique, insister avec acharnement sur les faits,analyser avec ténacité toute misère pour montrer qu'onpeut la supprimer, dévoiler le rôle improductif de laviolence, nommer la classe véritablement productive,toutes choses qui exaspèrent ces gouvernements. On pour-rait dire en forçant un peu : énoncer que « deux etdeux font quatre » éveille dans ces pays la méfiance etle malaise au sein des sphères dirigeantes. Du point devue même de la littérature, un grand empire ne peutpas proposer à sa littérature de plus belle devise que :Ecrivez la Vérité ! Soyez des réalistes ! Voilà un pays quipeut se passer d'illusions, qui a pour chaque vérité uneutilisation toute prête, qui fait appel au réalisme de sesmasses travailleuses ! C'est sur la base de pensées simpleset utiles que s'accomplit le travail d'édification : celuiqui l'a compris est d'accord. L'enthousiaste ne perd pasle sens du réel, et celui qui a la tête froide se découvrede l'allant.

Page 168: Brecht_sur le réalisme

NOTES

Art et politique

P. 12 : « Cinq difficultés pour écrire la vérité ». La pre-mière version, où Brecht distingue trois difficultés, fut publiéele 12 décembre 1939 dans le Panser Tageblatt (« Quotidiende Paris ») comme réponse à une enquête, sous le titre « Lesécrivains doivent écrire la vérité ». En avril de la mêmeannée, l'essai fut publié, dans une version remaniée et aug-mentée, dans la revue Unsere Zeit (« Notre temps »), égale-ment à Paris. Sous divers titres de contrebande (par exemple :« Directives pratiques pour les secours de première urgence »),il fut expédié en Allemagne sous forme de tiré à part de larevue publiée par le Comité de défense des écrivains alle-mands. On lit dans la présentation des éditeurs : « Ce textea été rédigé par Bertolt Brecht aux fins de diffusion en Alle-magne hitlérienne. Il est publié comme tiré à part de la revueNotre Temps éditée par le Comité de défense des écrivainsallemands ».

P. 30 : « Jugement sur un livre ». Le livre de HeinzLiepmann, ... Sous peine de mort, parut en 1935 à l'Europa-Verlag de Zurich.

P. 31 : « Discours au I" Congrès international des écri-vains pour la défense de la culture ». Brecht prononça cediscours à la Salle de la Mutualité à Paris, où le Congrèsse tint du 21 au 29 juin 1935. A ce Congrès, dont devaitsortir l'Union internationale des écrivains pour la défense dela culture, prirent part des écrivains de trente-sept pays.L'allocution de Brecht fut publiée en août dans la revue dePrague Neue Deutsche Blatter. Cette première version pré-sente une variante assez importante par rapport au textepublié par la suite dans le cahier 15 des Essais, au para-graphe « Seulement, nous savons à quoi servent ces idéaux » ;il y est dit : « Qu'en est-il de nos idéaux, lesquels sont beau-coup plus humains ? Ils sont différents, mais, du fait mêmeque nous mettons en avant des idéaux, n'aurions-nous pas parhasard quelque chose de commun avec ceux-là ? »

P. 38 : « Discours au II e Congrès international des écri-vains pour la défense de la culture ». Ce deuxième Congrèseut lieu en juillet 1937 à Madrid, en pleine guerre civile,ainsi que dans d'autres villes. Le discours de Brecht fut publiéd'abord par le mensuel de l'émigration Das Wort (« LeMot ») à Moscou en octobre de la même année (n° 10),

Page 169: Brecht_sur le réalisme

176 Notes

à côté des allocutions et contributions de Rafael Alberti,Martin Andersen Nexi, Theo Balk, Agnia Barto, José Berga-min 1 , Willi Bredel, Lion Feuchtwanger, Nicolas Guillen,Langston Hughes, Egon Erwin Kisch, Mikhaïl Koltzov,Heinrich Mann, Karin Michaelis, Romain Rolland, LudwigRenn, Vicente Saez, Kurt Stem, Anna Louise Strong, PaulGonzales Tunon, Bodo Uhse, César Vallejo, Alvarez del Vayoet Erich Weinert.

P. 41 : « Tâche primordiale des écrivains antifascistes ».Cette lettre adressée à l'Assemblée générale de l'Union pourla défense des écrivains allemands en France fut publiée parla Neue Weltbiihne à Prague (n° 46, 1937). Elle est citéeintégralement par Bruno Frei dans son article « Cinq annéesd'existence de l'Union pour la défense des écrivains allemandsen exil » (Internationale Literatur, Moscou, 1938, n° 10).

P. 44 : « Le plus grand de tous les artistes ». Paru pourla première fois dans la Neue Weltbiihne à Paris, le 22 sep-tembre 1938.

P. 46 : « L'intérêt pour l'art ». L'éditeur du présentouvrage a rassemblé sous ce titre deux fragments séparés.

Considérations sur les arts plastiques

P. 55 : « Critique de l'identification ». L'éditeur a ras-semblé ici des textes dont le premier seul portait ce titre.

P. 59 : « Les chevaux bleus ». Une discussion s'était en-gagée sur le tableau de Franz Marc « La tour des chevauxbleus » dans le cadre du débat sur l'expressionnisme publiépar la revue Das Wort. Cf. les textes des pages 82 et sui-vantes du présent ouvrage.

P. 63 : « Observation de l'art et art de l'observation ».Ces notes ont été inspirées à Brecht par une sculpture deNinan Santesson. Dans une première version, après la phrase« Cette façon de voir, nous la retrouvons aussi bien dans notrescience que dans notre art », figurait le passage suivant :« Quelques mots sur la sculpture reproduite sur cette page :la tête de l'actrice Helene Weigel par Ninan Santesson. Cettesculpture semble annoncer une nouvelle orientation de l'art duportrait, fondée sur la nouvelle façon de voir dont je parle.Il n'est pas facile de résumer en quelques phrases en quoiconsiste la nouveauté, je vais néanmoins m'y essayer, convaincuque cette nouvelle orientation gagnera en importance ». Uneversion remaniée, où Brecht généralise des réflexions qui

1 , Dans le texte original figure le nom de a Benjamin »,mais il faut sans doute lire Bergamin. (N.d.T.)

Page 170: Brecht_sur le réalisme

Notes 177

s'appliquaient originairement au travail d'une femme sculpteur,fut publiée par la revue de Berlin-Est Sinn und Form en1961 (n° 5/6).

P. 70 : « L'effet de distanciation dans les tableaux narra-tifs de Breughel l'ancien ». Il s'agit de notes assemblées parl'éditeur à partir de plusieurs versions. La reproduction com-plète de ces notes se trouve pour la première fois dans larevue Bildende Kunst (« Arts Plastiques ») de Berlin-Est, en1957 (n° 4).

Sur le réalisme

P. 77 : « Principes directeurs pour les correspondances lit-téraires de la revue Das Wort » et « Autocritique ». Mensuellittéraire, Das Wort parut à Moscou, aux Editions Jorgaz,de juillet 1936 à mars 1939 ; le comité de rédaction étaitcomposé de Bertolt Brecht, Willi Bredel et Lion Feuchtwanger.Il publia surtout des contributions d'écrivains contraints àl'émigration et dont les ouvrages étaient interdits en Allema-gne. Dans un avertissement de la rédaction datant d'août1936, on peut lire : « N'écrivons pas seulement pour ceuxqui sont déjà entrés dans la lutte contre notre ennemi mortel,le fascisme ; touchons les coeurs de ceux à qui le fascisme apromis du pain et donné des pierres, à qui il a prêché laliberté et apporté l'esclavage ; pensons à nos frères à qui lefascisme a fait miroiter une amélioration de leur sort par laconquête de territoires étrangers et la sujétion de peuplesétrangers. » A côté de nombreuses oeuvres publiées là pourla première fois, Das Wort contenait aussi de nombreuxdébats sur des problèmes d'esthétique, de théorie de la litté-rature et de la création artistique.

P. 80 sq. : « Formalisme et réalisme ». Dans le n° 9 deDas Wort (1937) parut un article de Klaus Mann (l'un desfils de Thomas Mann) sur « Gottfried Benn, histoire d'unégarement », accompagné d'un texte de Kurella (sous lepseudonyme de Bernhard Ziegler). Tous deux y déclenchèrentune discussion acerbe sur l'expressionnisme, à laquelle prirentpart quinze écrivains, artistes et théoriciens de la littérature.Parmi eux, dans l'ordre chronologique : Franz Leschnitzer(« Sur trois expressionnistes », n° 12, 1937), Herwart4Walden (« L'expressionnisme vulgaire », n° 2, 1938), KlausBerger (« L'héritage de l'expressionnisme », n° 2, 1938),Kurt Kersten (« Courants de l'école expressionniste », n° 3,1938), Gustav von Wangenheim (« L'expressionnisme classi-que », n° 3, 1938), Béla Balàzs (« Sur la signification ducinéma pour la philosophie de la culture », n° 3, 1938),

Page 171: Brecht_sur le réalisme

178 Notes

Alfred Durus (« Abstrait, plus abstrait, le plus abstrait »,n° 6, 1938), Heinrich Vogeler (« Expériences d'un peintre »,n` 6, 1938), Werner Ilberg (« Les deux faces de l'expres-sionnisme », n° 6, 1938), Rudolf Leonhard (« Une époque »,n° 6, 1938), Ernst Bloch (« Discussion sur l'expression-nisme », n° 6, 1938), Georg Lukdcs (« Le réalisme en ques-tion », n° 6, 1938). Les deux essais les plus importants sontles derniers ; le véritable point de départ de la discussionavait été en effet l'essai de Lukàcs : « Grandeur et décadencede l'expressionnisme », paru dans le n° 1 de InternationaleLiteratur, Moscou, 1934.

P. 82 : « Au dossier du débat sur l'expressionnisme :réflexions pratiques ». Dans l'exemplaire dactylographié de cetexte, avant le passage débutant par « Il y a suffisammentd'adversaires déclarés et conséquents du réalisme » (p. 83),figure un passage sur Hanns Eisler que Brecht reporta parla suite dans la note polémique « Petite mise au point »(p. 129).

P. 87 : « Les essais de Georg Lukàcs ». En plus del'essai cité sur l'expressionnisme, Internationale Literatur pu-blia de Lukàcs, entre autres, les essais suivants : « Raconterou décrire ? Contribution à la discussion sur naturalisme etformalisme » (nos 11 et 12, 1936) ; « Tolstoï et le dévelop-pement du réalisme » (nos 10 et 11, 1938) ; « Une corres-pondance entre Anna Seghers et Georg Lukàcs » (n° 5, 1939) ;« Ecrivain et critique » (nos 9 et 10, 1939) ; « Tribun oubureaucrate ? » (nos 1, 2 et 3, 1940). La revue Das Wort,de son côté, publia de Lukàcs : « La physionomie intellec-tuelle des personnages de fiction » (n° 4, 1936) ; « Le Büchnerdes fascistes et le vrai » (n° 2, 1937) ; « Le déclin duréalisme bourgeois » (n° 6, 1937) ; « L'idéal de l'hommeharmonieux dans l'esthétique bourgeoise » (n° 4, 1938) ;« Le réalisme en question » (déjà cité) ; « La Jeunesse duRoi Henri Quatre » (de Heinrich Mann) » (n° 8, 1938) ;« L'humanisme plébéien dans l'esthétique de Tolstoï » (n° 9,1938). Partiellement remaniés, certains de ces essais furentpubliés dès 1948 aux éditions Aufbau de Berlin-Est sous letitre Essais sur le réalisme, et reparurent en totalité dans levolume Problèmes du réalisme que la même maison d'édi-tions publia en 1955.

P. 98 : « Remarques sur un article ». Les questions pré-cises soulevées par la discussion sur le formalisme que Brechtaborde ici avaient été posées par Lukàcs dans son essai de1936: « Raconter ou décrire ? ». Les remarques de Brechtsont probablement plus tardives. Le livre de Gide Retour del'U.R.S.S. qu'il mentionne ici était paru en allemand en 1937aux Editions Jean-Christophe de Zurich. Voir le texte dansLes Arts et la révolution, « Ecrits sur la littérature et

Page 172: Brecht_sur le réalisme

Notes 179

l'art 3 », intitulé « Force et faiblesse de l'utopie », p. 62,L'Arche, 1970.

P. 105 : « Remarques sur le formalisme ». Il s'agit d'uncomplexe de textes rassemblés et ordonnés sous cette formepar l'éditeur.

P. 113 : « Popularité et réalisme ». Cet essai a paru pourla première fois dans le n° 4 (1958) de la revue Sinn undForm. La présente version tient compte de quelques correc-tions manuscrites de Brecht qui n'ont pu être retrouvées quedernièrement.

P. 126 : « Hanns Eisler » et p. 129: « Petite mise aupoint ». Dans le cadre du débat sur l'expressionnisme, HannsEisler et Ernst Bloch écrivirent l'article « L'art d'hériter »(Neue Weltbiihne, n° 1, 1938). Dans l'essai « Le réalismeen question », Lukàcs avait écrit, se référant au roman deGrimmelshausen Simplicius Simplicissimus : « Laissons auxEisler la responsabilité de rabaisser la valeur pour le montagedes morceaux brisés de ce chef-d'oeuvre. Pour les lettres alle-mandes vivantes, il survivra comme une totalité égalementvivante et actuelle dans sa grandeur comme dans ses limites ».Dans la deuxième édition en volume (corrigée) de ses essaissur le réalisme, Lukàcs avait modifié ce passage comme suit :« Laissons aux Eisler et aux Bloch... ». Les deux notes, des-tinées par Brecht à un essai plus vaste sur le thème de lapopularité, ont été ici rapprochées par l'éditeur.

P. 131 : « Remarque sur mon article » et p. 132 :« Ampleur et variété du registre de l'écriture réaliste ». Dansune remarque préliminaire, Brecht se réfère à l'essai deLukàcs « Marx et le problème de la décadence idéologique »,paru en 1938 dans le n° 7 d'Internationale Literatur. Ce textefut publié pour la première fois en 1955 dans le cahier 13des Essais.

P. 141 : « Notes sur l'écriture réaliste ». Ces textes peu-vent être considérés comme une tentative de Brecht de résu-mer ses idées sur le réalisme. La numérotation a permis derepérer les textes pris isolément comme appartenant à un en-semble. La section 4 portait originairement le titre « Notessur l'écriture réaliste, choix de modèles, etc. », que Brecht apar la suite biffé.

W. H.

Page 173: Brecht_sur le réalisme

TABLE *

Art et politique (1933-1938)

[Le dernier mot], 9.[Pas de place pour la musique progressiste], 9.[ Vénalité], 12.Cinq difficultés pour écrire la vérité, 12.[Jugement sur un livre], 30.Discours au I" Congrès international des écrivains pourla défense de la culture, 31.[ Source de toute barbarie], 37.Discours au IP Congrès international des écrivains pourla défense de la culture, 38.[Tâche primordiale des écrivains antifascistes], 41.Art ou politique ?, 41.[La bête intellectuelle est dangereuse], 43.Le plus grand de tous les artistes, 44.[L'intérêt pour l'art], 46.[Le domaine de l'art], 52.

Considérations sur les arts plastiques (1935-1939)

Critique de l'identification, 55.Sur la peinture abstraite, 56.Peintres communistes, 59.Les chevaux bleus, 59.Le peintre ouvrier, 60.[Sur la photographie], 61.Sur la part prise par le « modèle » dans la sculpture, 62.Observation de l'art et art de l'observation, 63.Sur la peinture chinoise, 68.

* Les titres placés entre crochets ne sont pas de Brecht,mais des responsables de l'édition allemande de l'ouvrage.(N. cl. l'Ed.)

Page 174: Brecht_sur le réalisme

182 Table

L'effet de distanciation dans les tableaux narratifs deBreughel l'ancien, 70.

Sur le réalisme (1937-1941)

Principes directeurs pour les correspondances littérairesde la revue Das Wort, 77.Autocritique, 77.

Formalisme et réalisme :Le débat sur l'expressionnisme, 80.Au dossier du débat sur l'expressionnisme : réflexionspratiques, 82.Les essais de Georg Lukàcs, 87.Sur le caractère formaliste de la théorie du réalisme, 89.[Remarques sur un article], 98. J.-1 te Ott)Commentaires sur une théorie formaliste du réalisme, 104.[Remarques sur le formalisme], 105.L'esprit des Essais (extrait), 111.[ Sur le réalisme], 112.Résultats du débat sur le réalisme en littérature, 113.Popularité et réalisme, 113.[A propos de] popularité et réalisme, 123.Littérature populaire, 125.Hanns Eisler, 126.Petite mise au point, 129.

Sur l'écriture réaliste :[Remarque sur mon article], 131.Ampleur et variété du registre de l'écriture réaliste, 132.Notes sur l'écriture réaliste, 141.Thèses pour une littérature prolétarienne, 164.Thèses sur la mise en oeuvre du mot d'ordre « réalismemilitant », 165.Passage du réalisme bourgeois au réalisme socialiste, 167.[ Sur le réalisme socialiste], 169.Sur le réalisme, 172.Sur la devise « réalisme socialiste », 172.

Notes, 175.

Page 175: Brecht_sur le réalisme

ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 13 OCTOBRE

1970 PAR CORBIÈRE ET JUGAIN,

ALENÇON. DÉPOT LÉGAL : 4. TRIM.

1970