Le mouvement contre les appartements touristiques au quartier barcelonais de la Barceloneta en 2014
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8/15/2019 Le mouvement contre les appartements touristiques au quartier barcelonais de la Barceloneta en 2014
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Le mouvement contre les appartements
touristiques au quartier barcelonais de
la Barceloneta en 2014
Mémoire de recherche de 3ème année de Licence de Science Politique
Université Paris VIII — Vincennes Saint-Denis
Année 2014 - 2015
Júlia Rodríguez Sánchez
3ème année de Licence de Science Politique
Directrice: Sylvie Tissot
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8/15/2019 Le mouvement contre les appartements touristiques au quartier barcelonais de la Barceloneta en 2014
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Introduction 1
I. L’émergence rapide d’un mouvement mobilisateur 3
A. Le déclenchement 3
1. Définition du mouvement 3
2. La montée de la frustration 6B. La solidarité préexistante 8
1. La tradition de résistance à la spéculation immobilière 8
2. Structure sociale et réseaux de solidarité 9
II. L’affaiblissement d’un mouvement peu organisé 12
A. Une nouvelle forme de conflit de classe 12
1. Un “nouveau mouvement social”? 12
2. La persistance du clivage traditionnel 13B. Le déclin du mouvement 15
1. Le refus d’une organisation hiérarchique 15
2. Le déplacement de l’intérêt des médias 16
3. La réponse de la Mairie 17
Conclusion 18
Bibliographie et sources 20
Annexe 23
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Introduction“Trias, écoute, la Barceloneta est en lutte”. Au mois d’août 2014, les habitants du quartier de
la Barceloneta criaient le nom du maire de Barcelone pour demander l’interdiction des
appartements touristiques. Ces logements se trouvent dans les mêmes immeubles où habitent les
résidants du quartier maritime, qui doivent supporter les actes inciviques des étrangers y séjournant.Loués à la nuitée ou à la semaine, ces appartements sont hautement rentables. Par conséquent, la
spéculation immobilière a fait augmenter les prix des loyers et les habitants dénoncent que cela a
provoqué l’expulsion de nombreuses familles.
La Barceloneta est le premier quartier a avoir été construit hors des enceintes de Barcelone, en
1753 . Ses premiers résidants étaient pêcheurs, qui ont été rejoints par des ouvriers lorsque le1
quartier est devenu le centre d’activité industrielle de la ville au XIXe siècle. L'emplacement
géographique et la forme urbaine de la Barceloneta font du quartier un village dans la ville. En
effet, les liens sociaux crées entre ses habitants sont la base d’un des plus solides tissus associatifs
de Barcelone.
La proximité de la plage a fait du quartier une destination touristique. À l’occasion des Jeux
Olympiques de 1992, la Barceloneta a été refaçonnée et depuis, le nombre d’hôtels, restaurants et
commerces orientés aux touristes n’a cessé de d’augmenter. En 2010, avec le Pla d’usos de Ciutat
Vella (“Plan d’usages de Ciutat Vella”, district où se trouve le quartier) la Mairie de Barcelone a
interdit la construction de nouveaux hôtels et appartements touristiques . Cela a entraîné la hausse2
des prix des chambres d’hôtel et la prolifération des appartements touristiques illégaux.
Selon les voisins, ces appartements sont une option de logement bon marché pour le
“tourisme low cost ” ou “tourisme d’ivresse” , responsable de troubler leur repos nocturne. La3
situation est devenue “insupportable” l’été de 2014 et le 12 août ils ont initié un mouvement social
pour l’interdiction des appartements touristiques. Le mouvement est apparu dans les journaux
locaux, régionaux, nationaux et internationaux lorsqu’un habitant du quartier a publié sur Twitter4
des photographies de trois touristes qui faisaient des courses dans un supermarché entièrement nus,
en plein jour. Après deux semaines de manifestations de quelques centaines de personnes, le 30 août
le mouvement a convoqué une manifestation suivie par 4.000 personnes selon les organisateurs et
2.000 selon la police . En moins d’un mois, les mobilisations s’étaient étendues à 21 quartiers de5
VENTEO, Daniel, La Barceloneta. Guia d'història urbana, Barcelone, Ajuntament de Barcelona, 2012, p. 7.1
BALLBONA, Anna, “Ciutat Vella prohibeix obrir més hotels i pisos turístics en els quatre anys vinents”, El Punt Avui [en ligne], 252
mars 2010, http://www.elpuntavui.cat/noticia/article/2-societat/-/151321-ciutat-vella-prohibeix-obrir-mes-hotels-i-pisos-turistics-en-els-quatre-anys-vinents.html (page consultée le 15 mai 2015)
RAMÍREZ, Verónica, LEY, Marta, “'Turismo de borrachera', un arma de doble filo”, El Mundo [en ligne], 7 septembre 2014, http://3
www.elmundo.es/grafico/economia/2014/09/07/5409dadc22601d191a8b458e.html (page consultée le 8 mai 2015)
KASSAM, Ashifa, "Naked Italians spark protests against antics of drunken tourists in Barcelona", The Guardian [en ligne], 21 août4
2014, http://www.theguardian.com/world/2014/aug/21/naked-italians-protests-drunken-tourists-barcelona (page consultée le 27octobre 2014)
Agencia EFE, "Más de un millar de personas protesta en Barcelona contra los apartamentos turísticos", RTVE.es [en ligne], 30 août52014, http://www.rtve.es/noticias/20140830/mas-millar-personas-protesta-barcelona-contra-apartamentos-turisticos/1002602.shtml(page consultée le 14 mai 2014)
sur1 28
http://www.theguardian.com/world/2014/aug/21/naked-italians-protests-drunken-tourists-barcelonahttp://www.elpuntavui.cat/noticia/article/2-societat/-/151321-ciutat-vella-prohibeix-obrir-mes-hotels-i-pisos-turistics-en-els-quatre-anys-vinents.htmlhttp://www.rtve.es/noticias/20140830/mas-millar-personas-protesta-barcelona-contra-apartamentos-turisticos/1002602.shtmlhttp://www.elmundo.es/grafico/economia/2014/09/07/5409dadc22601d191a8b458e.html
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Barcelone qui ont le même problème . Toutefois, malgré le succès initial, le mouvement a perdu sa6
force et aujourd’hui les appartements touristiques continuent à être loués aux visiteurs.
Les médias ont qualifié les manifestations de “spontanées” , néanmoins il n’est pas habituel7
que les mouvements sociaux émergent sans que des organisations préexistantes en soient les
initiatrices . Pourquoi ce mouvement s’est-il initié à la Barceloneta? A-t-il été organisé par8
l’association de voisins du quartier? Le but de ce mémoire est d’analyser quelles raisons
historiques, sociologiques et démographiques confèrent au mouvement social contre les
appartements touristiques de la Barceloneta un caractère fortement mobilisateur mais éphémère.
Pour aborder cette question, tout d’abord nous avons effectué une revue de presse sur la
chronologie du mouvement et une recherche bibliographique sur l’histoire et la forme urbaine du
quartier. Ensuite, nous avons obtenu les données sur la morphologie socio-démographique de la
Barceloneta au site web du Département de Statistiques de la Mairie de Barcelone. L’ouvrage de
référence utilisé pour étudier ces éléments est Sociologie des mouvements sociaux d’Érik Neveu, où
l’auteur présente différents approches théoriques et cadres d’analyse sur lesquels nous nous sommesappuyés pour construire l’argumentation. Premièrement, les théories du “comportement
collectif” (collective behaviour ), qui “éclairent les mobilisations par une psychosociologie de la
frustration sociale, la prise en compte du pouvoir explosif des aspirations et désirs frustrés” .9
Deuxièmement, la théorie de la mobilisation de ressources, qui entend un mouvement social comme
une “entreprise de protestation qui rassemble des moyens pour les investir de façon rationnelle en
vue de faire aboutir ses revendications” . Dernièrement, le corps de travaux sur les nouveaux10
mouvements sociaux, qui prennent appui sur les singularités des mobilisations qui émergent dans
les années soixante et soixante-dix pour renouveler l’analyse des mouvements sociaux .11
Enfin, deux entretiens sociologiques ont servi à obtenir davantage d’information sur le début
du mouvement et à contraster les données statistiques sur la morphologie socio-démographique du
quartier. Le premier entretien avec Lourdes, vice-présidente de l’Association des voisins de l’Òstia,
a permis de connaître le tissu associatif du quartier et les conflits entre les deux associations de
voisins. En outre, l’entretien avec Sergio, Fernando et Esther, qui disent avoir initié le mouvement
et qui refusent d’être interviewés séparément, nous a aidé à dessiner le profil sociologique des
personnes mobilisées et à connaitre l’organisation du mouvement, son institutionnalisation.
Dans un premier temps, nous analyserons le début du mouvement et les raisons de son
émergence rapide, puis nous étudierons sa trajectoire et les causes de son affaiblissement.
BLANCHAR, Clara, "Más de 20 barrios se unen contra el modelo turístico de Barcelona", El País [en ligne], 21 septembre 2014,6
http://ccaa.elpais.com/ccaa/2014/09/20/catalunya/1411240210_809038.html (page consultée le 27 octobre 2014)
Agence inconnue, "Manifestación vecinal espontánea en la Barceloneta contra los pisos turísticos y el incivismo", La Vanguardia 7
[en ligne], 20 août 2014, http://www.lavanguardia.mobi/slowdevice/local/barcelona/20140820/54413864545/manifestacion- barceloneta-pisos-turisticos.html (page consultée le 14 mai 2015)
NEVEU, Érik, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, “Repères", 1996, p. 24.8
Ibid., p. 38.9
Ibid., p. 53.10
Ibid., p. 66.11
sur2 28
http://ccaa.elpais.com/ccaa/2014/09/20/catalunya/1411240210_809038.htmlhttp://www.lavanguardia.mobi/slowdevice/local/barcelona/20140820/54413864545/manifestacion-barceloneta-pisos-turisticos.html
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I. L’émergence rapide d’un mouvement mobilisateurLe mouvement contre les appartements touristiques de la Barceloneta a réussi à organiser une
manifestation de 4.000 personnes seulement deux semaines après sa création. Puisque difficilement
une telle force mobilisatrice peut être “spontanée”, nous expliquerons, moyennant la théorie
psychosociale de Ted Gurr, les frustrations des habitants du quartier et comment elles ont nourri lemouvement. Également, il convient d’analyser comment les protagonistes du mouvement ont utilisé
les structures sociales et les réseaux de solidarité préexistants pour faire aboutir leurs
revendications.
Cependant, pour pouvoir étudier le sujet, d'abord il est nécessaire de prouver qu’il s’agit
effectivement d’un mouvement social.
A. Le déclenchement1. Définition du mouvement
Érik Neveu définit les "mouvements sociaux" de la manière suivante: "des individus, ayant
souvent en commun d'appartenir à une même catégorie sociale, ont une revendication à faire valoir.
Ils expriment leurs demandes par des moyens familiers comme la grève, la manifestation,
l'occupation d'un bâtiment public” . Au mois d'août de 2014 des individus se sont manifestés à12
plusieurs reprises dans le quartier barcelonais de la Barceloneta pour faire valoir une revendication
très spécifique; ils demandaient la fermeture des appartements touristiques. Ces appartements sont
situés dans les mêmes immeubles anciens et mal insonorisés où vivent les habitants du quartier.
Selon ces derniers, les touristes qui séjournent dans les appartements sont responsables de nuisances
sonores nocturnes et de nombreux actes inciviques, ils troublent leur vie quotidienne .13
Neveu signale que le terme "mouvements sociaux" désigne les formes d'action collective, une
notion difficile à définir car le mot "collectif" est polysémique. Les protagonistes de l'action
collective agissent ensemble intentionnellement en défense d'un intérêt matériel ou d'une "cause".
Reprenant l'expression d'Herbert Blumer, Neveu explique que "cette action concertée autour d'une
cause s'incarne en 'entreprises collectives visant à établir un nouvel ordre de vie'. Ce 'nouvel ordre
de vie' peut viser à des changements profonds ou, au contraire, être inspiré par le désir de résister à
des changements; il peut impliquer des modifications de portée révolutionnaire ou ne viser que des
enjeux très localisés" . Ainsi, les habitants de la Barceloneta se sont mobilisés pour résister aux14
changements que les appartements touristiques ont provoqué dans leur "ordre de vie".
D'autre part, un mouvement social se définit également par l'identification d'un adversaire . A15
priori il peut sembler que les voisins (terme qu'ils utilisent pour parler d'eux mêmes) mobilisés ont
plusieurs adversaires: les propriétaires qui louent les appartements aux touristes, les agences de
NEVEU, Érik, op. cit., p. 6.12
KASSAM, Ashifa, op. cit.13
NEVEU, Érik, op. cit., p. 7-11.14
Ibid ., p. 11.15
sur3 28
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location et Airbnb (un site internet qui permet de déposer des annonces pour louer des appartements
de vacances à la nuitée ou à la semaine). Bien qu’ils ont entrepris des actions contre ces acteurs,
l'adversaire principal du mouvement est la Mairie de Barcelone et son représentant Xavier Trias,
maire de Convergència i Unió (une fédération de partis d'idéologie libérale, démo-chrétienne et
catalaniste). Seulement 72 appartements dans la Barceloneta ont la licence de location pour
touristes, alors que les voisins en comptent 1.500 environ. Le mouvement demande au maire la
fermeture des tous les appartements (avec ou sans licence). Puisque les revendications ont été faites
auprès d’une autorité politique, le mouvement peut être considéré un mouvement politique .16
Pour rendre visibles leurs revendications, les protagonistes des mouvements sociaux agissent
dans une arène. En s'inspirant librement des travaux de Stephen Hilgartner et de Charles Bosk,
Neveu définit une arène comme "un système organisé d'institutions, de procédures et d'acteurs dans
lequel des forces sociales peuvent se faire entendre, utiliser leurs ressources pour obtenir des
réponses - décisions, budgets, lois - aux problèmes qu'elles soulèvent" . Il distingue deux types17
d'arènes sociales, tous les deux utilisés par les voisins mobilisés. Médias, tribunaux, élections,
Parlement et conseil municipal font partie des arènes institutionnalisées. À travers les actions
protestataires, comme les grèves, les manifestations, les boycotts et les campagnes d'opinion, les
activistes produisent l'arène des conflits sociaux.
Lourdes, vice-présidente de l'Association des Voisins de l'Òstia, considère que le mouvement
a commencé le 12 août. Lorsqu’elle discutait avec d’autres voisins dans la place du marché de la
Barceloneta, ils se sont rendu compte qu’il y avait une grande quantité d’appartements loués à des
touristes et pourtant, seulement 72 avaient la licence nécessaire. Lourdes et un peu moins d’une
dizaine de personnes se sont concentrées en face de l’agence de location, qui se trouve dans la
même place, pour protester et ils ont appelé la police. Après avoir vérifié que l’agence louait des
appartements sans licence, le policier a dit aux concentrés qu’il allait déposer plainte. En effet, dans
ce cas là, le mouvement agit dans l’arène institutionnelle. Le lendemain, les mêmes personnes se
sont mobilisées pour répéter la même action. Lourdes explique que la réponse de la police était
insatisfaisante car ils leur ont dit que le dépôt de plainte était en cours et que “cela prenait du
temps”. Ainsi, les voisins ont décidé de porter plainte pour manquement aux horaires, puisque
l’agence ne pouvait être ouverte que jusqu’à 20 heures du soir, alors que souvent elle restait ouverte
jusqu’à 4 heures du matin. Ils ont répété même action, accompagnée de manifestations, tous les
soirs pendant une semaine. Ainsi, l’arène des conflits sociaux est un espace d'appel, le mouvement
social fait appel à ce “qu'il perçoit comme un refus de l'entendre ou de lui donner satisfaction au
sein des arènes institutionnelles classiques” .18
Selon la définition de mouvement social d’Érik Neveu, les protagonistes du mouvement
appartiennent souvent à une même catégorie sociale. Tous les membres du mouvement social
NEVEU, Érik, op. cit., p. 13.16
Ibid ., p. 17-18.17
Ibid., p. 18.18
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interviewés dans le cadre de ce mémoire étaient d’accord sur le fait que le mouvement regroupe des
personnes différentes, sans distinction de classe sociale ni de nationalité. Ils disent que “c’est un
mouvement des voisins de la Barceloneta”. Puisque leur point en commun est l’appartenance au
quartier, il convient de s’intéresser à l’histoire de la Barceloneta.
La Barceloneta, également connue entre les barcelonais comme “le quartier de la plage” ou
“le quartier de l’Òstia”, a été fondée au XVIIIe siècle pour y loger les anciens habitants du quartier
de la Ribera, détruit pendant la Guerre de succession d’Espagne (1701-1714). La construction du
premier quartier de Barcelone hors des ses enceintes n’a commencé qu’en 1753, et en 1759 il y
avait 329 maisons d’un seul niveau. Le quartier avait 1.570 habitants, la plupart de classe populaire
qui avaient pour métier le commerce de la mer et la construction .19
Pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle et les premières décennies du XIXe, des
nouvelles maisons ont été ajoutées au centre urbain originel et il a été autorisé de construire un
étage additionnel sur les bâtiments anciens. Jusqu'à ce moment là, les maisons de la Barcelonetaavaient été individuelles, mais l'ajout d'un nouvel étage a favorisé la subdivision intérieure des
nouveaux bâtiments en appartements de petites dimensions, les populaires "quarts de maison” qui
existent encore aujourd’hui. Leur surface oscille entre les 28 et les 33 mètres carrés. La situation
d'habitabilité s'est dégradée à partir de 1868 et 1872, lors de l'autorisation légale de la construction
d'un quatrième et cinquième étage respectivement. Ainsi, les bâtiments sont devenus trop hauts pour
des rues si étroites. Le quartier était insalubre et fortement touché par les épidémies, notamment la
fièvre jaune en 1870. En 1880 la Mairie de Barcelone crée le “Plan d’élargissement de la
Barceloneta”, un plan qui prévoit la construction de nouvelles rues plus larges et l’ajout d'unsixième et jusqu'à septième étage sur les anciennes maisons .20
À partir de 1834, avec l'installation des ateliers Nuevo Vulcano (actifs jusqu'à 2010), s'est
initié un processus d'industrialisation du quartier en parallèle avec l'interdiction de construction de
nouvelles usines avec des machines à vapeur dans l'enceinte de Barcelone. Cela a transformé la
Barceloneta en la concentration industrielle la plus importante de la ville jusqu’à la fin du XIXe
siècle. La présence de grandes industries, qui requéraient beaucoup de main d'oeuvre, a amené des
milliers de nouveaux résidents au quartier, souvent logés en très mauvaises conditions, voire dans
des baraques construites sur la plage. En 1848, avec la construction du chemin de fer qui reliait le
port avec Barcelone, la Barceloneta devient stratégique pour l'économie de la ville . “Ici on a le21
port, […] on avait le port pêcheur, on avait la Vulcano, on avait la Maquinista, on avait tout, on
avait beaucoup de travail”, dit Lourdes. Lors de la première décennie du XXIe siècle, le chômage a
augmenté dans le quartier et cela, ajouté à d’autres facteurs, a créé un état de tension qui a favorisé
la mobilisation.
VENTEO, Daniel, op. cit., p. 15-32.19
Ibid ., p. 44 et 69.20
Ibid ., p. 63-69.21
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2. La montée de la frustration
Pour analyser les tensions présentes à la Barceloneta il est pertinent de mobiliser le cadre
d’analyse développé par Ted Gurr dans son ouvrage Why Men Rebel? (1970), repris par Érik Neveu.
Ce cadre d’analyse, inscrit dans le modèle de la théorie du comportement collectif, est basé sur la
notion de frustration relative. “Celle-ci désigne un état de tension, une satisfaction attendue et
refusée, génératrice d’un potentiel de mécontentement et de violence. La frustration peut se définir
comme un solde négatif entre les ‘valeurs’ — ce terme peut désigner un niveau de revenus, une
position hiérarchique mais aussi des éléments immatériels comme la reconnaissance ou le prestige
— qu’un individu détient à un moment donné et celles qu’il se considère comme en droit d’attendre
de sa condition et de sa société” . “L’hypothèse de Gurr consiste à voir dans l’intensité des22
frustrations le carburant des mouvements sociaux. Le franchissement collectif de seuils de
frustration est la clé de tout grand mouvement social” .23
Quelles sont les frustrations cachées derrière le mouvement contre les appartements
touristiques de la Barceloneta? L’interviewée Lourdes a répondu à cette question. Âgée de 55 ans,elle est la vice-présidente de l’Association des Voisins de l’Òstia (AVO). Elle a participé au
mouvement contre les appartements touristiques illégaux depuis son début. Lourdes est née à
Granada, dans la communauté autonome d’Andalousie, au sud de l’Espagne, au sein d’une famille
de classe populaire. Sa mère était agent d’entretien et son père était pêcheur. Ainsi, toute la famille
se déplaçait à Barcelone tous les ans “pour faire la saison des sardines et des anchois”, du mois de
mars ou avril jusqu’au mois de septembre ou octobre. En 1969, quand Lourdes était âgée de 8 ans,
ils ont emménagé définitivement à la Barceloneta. Elle a grandi et a terminé le collège dans le
quartier.Lourdes est une personne à mobilité réduite, elle se déplace en fauteuil roulant et elle peut
marcher avec des béquilles avec beaucoup de difficulté. À cause de son handicap physique, elle a
commencé à travailler comme vendeuse de billets de loterie à la place du marché lorsqu’elle avait
18 ans et aujourd’hui elle continue à faire la même activité, au même endroit. Son travail lui a
permis d’être en contact avec les habitants de la Barceloneta. “Tout le monde me connait ici, ils
m’apprécient beaucoup”. Cela semble être vrai: on marche 300 mètres du lieu du rendez-vous (la
place du marché) jusqu’aux locaux de l’association et elle croise quatre personnes qui l’arrêtent
pour lui demander comment elle va, ou comment avancent les projets sociaux dans le quartier.
Un des projets de l’AVO consiste à collecter des aliments pour les personnes en situation de
pauvreté de la Barceloneta. “Machine elle te disait à toi, tu fais quoi? Je collecte des aliments. […]
[Elle imite la voix d’une autre femme] Ah mais j’ai vu avec Mercedes des gens qui prennent des
chariots pleins d’aliments. Oh là là, mais des pois chiches? Qu’ils mettent 4h à être cuits? Mais qui
va y aller avec Mercedes, vous êtes folles. [Pause] Et ces gens, maintenant, ils sont obligés de venir
chercher les pois chiches. […] Cette crise a mis beaucoup de gens à sa place”. La crise économique
NEVEU, Érik, op. cit ., p. 40-41.22
Ibid ., p. 43.23
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de 2008 a fait monter le chômage, qui est passé de 6,5% en 2001 à 14,1% en 2014. Un problème
auquel les habitants du quartier n’étaient pas habitués, parce qu’il y a toujours eu du travail grâce à
la pêche et à l’industrie.
Un deuxième facteur qui a contribué à faire augmenter le chômage est l’arrivée du tourisme
de luxe au port de Barcelone. Des grands yachts s’installent au port pendant de longues périodes et
prennent des places autrefois occupées par les bateaux de pêche des habitants de la Barceloneta. Ces
bateaux de pêche ont été déplacés vers les ports des villes de la banlieue barcelonaise. Lourdes
explique que la Mairie de Barcelone a menti aux habitants du quartier lors des négociations pour la
distribution des places du port. “Ils nous convoquent tous, les associations, les voisins qui veulent,
avec la Mairie, ils nous offrent 900 emplois, former les gens, d’accord? […] Et personne n’est en
train de former les jeunes, et les pas si jeunes, pour la réparation de bateaux […] Et eux, lorsqu’ils
ont un maintien ou une réparation, ils amènent des garçons hollandais parce qu’ils sont des experts
en ça. Alors ben, on est très en colère, parce qu’après ils nous donnent des miettes, à nous. Et ils
disent qu’ils aident?!”. Lors qu’un bateau a une panne, les réparateurs sont embauchés au paysd’origine de l’embarcation. En outre, selon Lourdes le tourisme des yachts ne rapporte pas d’argent
aux commerces du quartier car ces embarcations disposent d’un grand nombre de services à
l’intérieur.
Au chômage s’ajoute une deuxième cause d’appauvrissement de la population de la
Barceloneta: la hausse des prix des loyers. Cette augmentation de prix est en partie provoquée par la
haute rentabilité de la location d’appartements aux touristes. En effet, les propriétaires peuvent
gagner 3.000 euros par mois en les louant à la nuitée ou à la semaine aux étrangers, alors que les
locataires de longue durée payent environ 650 euros. Cela entraîne l’expulsion indirecte desrésidants du quartier.
Lourdes dit que le mouvement n’est pas contre les touristes car “le tourisme, c’est le futur”. À
la Barceloneta il y a des touristes “depuis toujours” et les habitants du quartier les ont bien accueilli
“parce qu’ils s’adaptaient” à la vie du quartier. Mais elle croit que le tourisme est devenu massif en
2010. Selon les donnés recueillies par l’organisation officielle de promotion du tourisme à
Barcelone (voir Figure 1, p. 23), 1,7 millions de touristes ont visité la capitale catalane en 1990. Le
chiffre a presque doublé en 2000 (3,1M) et a atteint les 7,1M en 2007. Après une légère chute en
2008 (6,6M) et en 2009 (6,4M) le nombre de touristes a de nouveau atteint les 7,1M en 2010 et il a
augmenté jusqu’à 7,5M en 2013 .24
Ainsi, le nombre de touristes qu’ont visité Barcelone n’était pas plus élevé en 2010 qu’en
2007. Néanmoins, les autres interviewés, Fernando, Sergio et Esther pensent aussi que le tourisme
de masse à la Barceloneta a commencé en 2010 et qu’avec celui-ci, le tourisme incivique est arrivé
au quartier. “En 2010, quand ce problème a commencé, on a déjà essayé de mobiliser les gens, mais
ça n’a pas marché. […] Mais en 2014 l’atmosphère était chaude, on disait, ici il va se passer une
catastrophe, tellement les gens étaient en colère”, dit Sergio. Esther donne des exemples de la
tension vécue au quartier: “moi et ma mère à chaque fois on doit sortir avec des bâtons. J’habite au
Barcelona Turisme, Estadístiques de turisme a Barcelona. 2012 [en ligne], Barcelone, Turisme de Barcelona, juillet 2013, http://24
professional.barcelonaturisme.com/files/8684-1086-pdf/Est2012b.pdf (page consultée le 1 mai 2015), p. 6.
sur7 28
http://professional.barcelonaturisme.com/files/8684-1086-pdf/Est2012b.pdf
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rez-de-chaussée et ma chambre est du côté de la rue. Et ils pissaient dans ma fenêtre. Ils pissaient
sur mon lit”. Les quatre interviewés ont donné d’autres nombreux exemples d’actes inciviques
provoqués par ce que les médias appellent le tourisme low cost ou tourisme d’ivresse; des “jeunes,
européens, ivres, souvent en maillot de bain ou sans et qui viennent [en Espagne] pour faire la fête
en été” .25
Les touristes provoquent également des nuisances sonores pendant la nuit. Fernando explique
que “ici à la Barceloneta on est tous obligés de se respecter et d’être comme une grande famille
parce que les appartements sont très petits et les murs sont très fins. […] Il n’y a même pas cinq
mètres de distance de mon balcon à celui d’en face, c’est rien. […] S’il y a une fête dans un
appartement, toutes les personnes de l’immeuble et des immeubles proches l’entendent.”
En somme, reprenant les mots de Gurr, les attentes des habitants de la Barceloneta ont été
frustrées. Les voisins se sentent en droit d’avoir accès à la location d’appartements à un prix
abordable et de maintenir la tranquillité nocturne et le civisme dans leur quartier. Cependant, cela ne
suffit pas pour justifier la naissance d’un mouvement social. “La frustration est un simple potentielde mobilisation et de violence. Elle ne les produit pas mécaniquement. Gurr accorde beaucoup
d’attention aux données culturelles et à la mémoire collective. Existe-t-il dans le groupe ou le pays
concerné une tradition de mobilisation, une culture du conflit? Une mémoire d’épisodes ou de
victoires qui légitiment l’hypothèse d’un recours à la force?” . Pour comprendre la genèse26
mouvement, il convient d’examiner l’histoire des mobilisations dans le quartier et les réseaux de
solidarité préexistants.
B. La solidarité préexistante1. La tradition de résistance à la spéculation immobilièrePendant la deuxième moitié du XXe siècle et au début du XXIe, la Barceloneta a fait l’objet
de deux plans de renouvellement urbanistique, créés par la Mairie de Barcelone ainsi que par des
entreprises privées. En 1960 les grands propriétaires industriels, le RENFE (Réseau National des
chemins de Fer Espagnols) et la Mairie ont proposé le Plan de la Ribera, un plan urbanistique
caractérisé par sa spéculation foncière. Le projet a provoqué l’opposition des voisins, des
commerçants et des petits propriétaires, qui ont fondé dans ce contexte-là la première Association
des Voisins de la Barceloneta (AVB). Le projet a été avorté à cause des difficultés financières, mais
l’association reste active encore aujourd’hui. En 1975, l’AVB a été entièrement renouvelée et a
atteint de nombreux objectifs, notamment l’acquisition en 1978 des terrains de l’ancienne industrie
métallurgique Maquinista pour y construire des logements publics. L’association, avec d’autres
organisations du quartier, a participé à l’élaboration du Plan Spécial de Réforme Intérieure (PERI),
un projet alternatif au Plan de la Ribera, qui a été adopté par la Mairie en 1983 .27
RAMÍREZ, Verónica, LEY, Marta, op. cit.25
NEVEU, Érik, op. cit., p. 4426
VENTEO, Daniel, op. cit., p. 123-129.27
sur8 28
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“En avril 2005, la Mairie de Barcelone a annoncé le projet d’un plan urbanistique […] qui
avait pour objectif ‘l’amélioration de l’accessibilité verticale aux édifications traditionnelles’
moyennant l’équipement avec ascenseurs des immeubles du quartier”, populairement connu comme
le “Plan des ascenseurs” . Ce plan envisageait la création de groupes de 4 ou 6 immeubles, dont28
l’intérieur d’un d’entre eux devait être refait pour y placer un ascenseur qui servirait aux autres.
L’intention de la Mairie était, sous le prétexte de l’amélioration de la qualité de vie des personnes
âgées, d’introduire du capital privé dans le quartier pour le refaçonner. Ainsi, la Barceloneta, un
quartier populaire et traditionnel, serait transformé en lieu de séjour pour touristes. “Cela
provoquerait, d’un côté, l’expulsion indirecte des habitants à cause de l’augmentation des coûts du
commerce du quartier ainsi que des prix des loyers, ou l’expulsion directe par le plan, ce qui
pourrait être clairement caractérisé comme un processus de gentrification” .29
Confrontées à l’inaction de l’AVB, Lourdes et quinze autres voisines du quartier
(exclusivement des femmes, elle souligne) ont crée l’Association des Voisins de l’Òstia (AVO) en
2005. À cause de la pression exercée par l’AVO, entre autres acteurs, le plan a finalement été annuléen 2011. En 2014, la Mairie de Barcelone a présenté les modifications de deux plans urbanistiquesqui permettront de préserver les anciens bâtiments de la Barceloneta et les considérer patrimoinearchitectonique de la ville . 30
Les actions contre le Plan de la Ribera et le Plan des ascenseurs sont des exemples de
l’opposition des habitants du quartier aux nouvelles formes d’appropriation capitaliste de la ville .31
De nombreux mouvements sociaux coexistent à la Barceloneta, et leurs actions coordonnées
forment un des tissus associatifs les plus solides de Barcelone.
2. Structure sociale et réseaux de solidarité
La forme urbaine de la Barceloneta a contribué à former des liens entre ses habitants. Pour
citer les mots du maire Xavier Trias, “c’était le premier quartier hors des enceintes de Barcelone, un
fait capital pour comprendre pourquoi depuis le début les habitants de la Barceloneta se sentaient et
se définissaient comme des barcelonais singuliers” (voir Figure 2, p. 24). Mais les enceintes32
n’étaient pas la seule barrière qui séparait la Barceloneta du reste de la ville: le chemin de fer isolait
complètement le quartier. Deux fois par jour, le train de marchandises du port s'arrêtait et bloquait
l’entrée et sortie de la Barceloneta pendant une heure. S'ils étaient pressés, les habitants du quartier
devaient risquer leur vie et sauter par-dessus le train ou passer entre les wagons . En outre, la33
MAKHLOUF DE LA GARZA, Muna, “Transformaciones urbanísticas y movimientos vecinales actuales. El caso de la28
Barceloneta, Barcelona” in XIII Coloquio Internacional de Geocrítica El control del espacio y los espacios de control (Barcelone,5-10 mai 2014), Universitat de Barcelona [en ligne], 2014, http://www.ub.edu/geocrit/coloquio2014/Muna%20Makhlouf%20De%20la%20Garza.pdf (page consultée le 9 mai 2015), p. 3-4.
Ibid ., p. 4.29
Ibid ., p. 4.30
Ibid ., p. 5.31
VENTEO, Daniel, op. cit ., p. 7.32
PIOLA, Maria Eugenia et VIDAL, Marga, La Barceloneta, records d'un barri, Barcelone, Ediciones Carena, 2013, p. 19.33
sur9 28
http://www.ub.edu/geocrit/coloquio2014/Muna%20Makhlouf%20De%20la%20Garza.pdf
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Barceloneta n'était pas bien communiquée par les transports en commun. Pendant la deuxième
moitié du XIXe siècle, seulement une ligne d'omnibus et une ligne de bateaux reliaient le quartier
avec la ville. Une des améliorations plus importantes pour mettre fin à l’isolement du quartier a été
la mise en fonctionnement de la station de métro Barceloneta, après la fin de la dictature franquiste
en 1976 . Ainsi, la séparation urbanistique a donné aux habitants du quartier le sentiment de vivre34
dans un village indépendant. Ils disaient (et certains disent encore aujourd'hui) qu'ils allaient à
Barcelone quand ils sortaient de la Barceloneta .35
La petite taille des appartements a favorisé la socialisation des habitants du quartier. “C’était
très commun que les portes des maisons soient ouvertes, que les voisins prennent soin les uns des
autres, [...] ils étaient, plus que voisins, comme une famille très particulière” . Toutes les personnes36
interviewées le confirment: à la Barceloneta, les habitants passent leur temps dans les rues et dans
les places. “Tu vois pas que nos maisons sont toutes petites? Et alors on devait tout faire dans la rue.
[…] Mon père était pêcheur, […] après le déjeuner il dormait. Et ben ma mère elle nous mettait
dehors! […] C’est pour ça qu’on se connait tous, ben oui! Mamaaaaan, donne-moi le goûter! Et lavoisine qui était là à côté elle disait, viens, je te le donne, l’appelle pas, ton père va se fâcher”.
Esther, Sergio et Fernando ont donné de nombreux exemples de solidarité entre les voisins,
comme ce dernier passage de l’entretien avec Lourdes. Ces liens sociaux, qui ont donné lieu à de
nombreux mouvements sociaux à la Barceloneta, peuvent être analysés avec le modèle proposé par
Anthony Oberschall, dans le cadre de la théorie de la mobilisation de ressources. Cette théorie
confère une attention centrale à l’organisation un mouvement social, et conçoit ce dernier comme
une “entreprise de protestation qui rassemble des moyens — militants, argent, experts, accès auxmédias — [des ressources] pour les investir de façon rationnelle en vue de faire aboutir des
revendications” . Les travaux d’Oberschall ont contribué à sociologiser un cadre théorique souvent37
trop abstrait. Ainsi, son modèle d’analyse part de la structure sociale et des réseaux préexistants de
solidarité que les mouvements sociaux captent et utilisent pour atteindre leurs buts.
Plus précisément, l’apport de cet auteur à la théorie de la mobilisation des ressources part de
“l’analyse des formes de sociabilité, de l’intensité et de la nature des liens qui associent les
membres d’un groupe ou d’une communauté entre eux et de ceux qui les relient aux diverses
autorités sociales”. Une première variable concerne les liens entre le groupe étudié et les institutions
du pouvoir: “un groupe est intégré quand il dispose de connexions stables lui donnant des chances
d’être entendu des autorités supérieures (mécanismes de représentation, clientélisme, etc.). Un
groupe est en situation segmentée quand il ne dispose pas de tels relais” . Le groupe d’habitants38
mobilisé contre les appartements touristiques de la Barceloneta est intégré parce qu’il disposent de
VENTEO, Daniel, op. cit., p. 127.34
PIOLA, Maria Eugenia et VIDAL, Marga, op. cit., p. 19.35
Ibid ., p. 15.36
NEVEU, Érik, op. cit., p. 55.37
Ibid., p. 57.38
sur10 28
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connexions avec la Mairie de Barcelone grâce aux deux associations de voisins et à la commission
d’organisation de fêtes du quartier (Comissió de Festa Major de la Barceloneta). Les membres du
mouvement ne veulent pas utiliser ces connexions directement parce qu’ils refusent être identifiés
comme membres des associations de voisins. Toutefois certains membres du groupe, comme
Lourdes, font partie de ces associations et leur savoir-faire rend plus facile la communication avec
les autorités municipales. En outre, Fernando et Sergio affirment avoir un “contact” dans la
commission des fêtes qui facilite les échanges avec la Mairie.
“Une seconde série de variables […] concerne la nature des liens au sein du groupe analysé.
[…] Dans le premier cas, une organisation traditionnelle structure fortement la vie commune […]
Dans l’autre, une stratification sociale plus complexe s’accompagne de l’existence d’un réseau de
groupes et associations de toute nature — religieuses, sportives, culturelles, politiques. Une
troisième situation désigne les groupes faiblement organisés qui ne peuvent disposer d’aucun de ces
principes fédérateurs. […]” . Le quartier de la Barceloneta s’inscrit dans le deuxième cas, le39
modèle associatif. En effet, “Pla Comunitari de la Barceloneta” est le nom du réseau qui coordonneles associations, commerces, services et administrations qui “travaillent pour améliorer la qualité de
vie dans le quartier” . Autour de six thématiques différentes (emploi, santé, éducation, solidarité,40
logement et participation) les différentes organisations du quartier développent ensemble de
nombreux projets avec le soutien de la Mairie de Barcelone.
Le jeu des deux variables donne une typologie à six situations (voir Figure 3, p. 24), et les
caractéristiques du mouvement étudié coïncident avec celles de la situation C. Ainsi, “l’existence de
connexions avec le pouvoir garantit une forme de relais aux revendications […] et les organisations
existantes (syndicats, chambres de commerce) donnent un potentiel de mobilisation — mais ausside blocage si elles ne relaient pas le mécontentement” . Selon Esther, Sergio et Fernando les41
associations “ne motivent pas les gens” pour les mobiliser et, comme Lourdes, ils pensent que
l’AVB ne sert pas les intérêts des habitants du quartier. C’est pourquoi il était nécessaire de créer un
nouveau mouvement exclusivement des “voisins” qui ne s’identifient avec aucune organisation.
Néanmoins, le mouvement est héritier des associations puisqu’il a bénéficié des ressources crées par
les liens préexistants de la structure sociale du quartier; c'est-à-dire des savoir-faire, des capacités
d’action stratégique et des connexions aux centres sociaux de décision.
En effet, le refus du mouvement de se lier à une association a été une des clés de son succès.
Fernando et un grand nombre de voisins se méfient du clientélisme qu’ils perçoivent inhérent aux
organisations politiques. Certes, le fait de proclamer l’indépendance de toute organisation a attiré
beaucoup de soutiens, mais cela a également enlevé la force au mouvement.
NEVEU, Érik, op. cit., p. 58.39
Associació Barceloneta Alerta, Pla Comunitari [en ligne], Ajuntament de Barcelona, http://placomunitaribarceloneta.org (page40
consultée le 11 mai 2015)
NEVEU, Érik, op. cit., p. 58.41
sur11 28
http://placomunitaribarceloneta.org/
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II. L’affaiblissement d’un mouvement peu organiséQuel est le besoin de créer un mouvement de voisins, lorsqu’il existe déjà deux associations
de voisins dans le quartier? Pour quelle raison elles n’ont pas un fort pouvoir de mobilisation? La
majorité de membres du mouvement recèle les associations et leurs liens avec les autorités
municipales, c’est pourquoi ils ne veulent pas se doter d’une organisation hiérarchique. Toutefois,cette décision a fragilisé le mouvement.
Tous ceux qui habitent le quartier de la Barceloneta sont des “voisins”? La question n’est pas
si simple. Les membres du mouvement contre les appartements touristiques ont une idée difficile à
cerner de ce qui signifie d’être un voisin, un bon voisin, un vrai voisin. Leur but est de représenter
toutes les personnes qui partagent cette identité, sans distinction d’âge, genre ou profession.
Cependant, le profil sociologique des mobilisés est plus homogène qu’ils ne le prétendent.
A. Une nouvelle forme de conflit de classe1. Un “nouveau mouvement social”?
Le mouvement contre les appartements touristiques de la Barceloneta a des caractéristiques
typiques des “nouveaux mouvements sociaux”. Selon la définition d’Érik Neveu, cette notion “fait
référence à deux phénomènes imbriqués. Il s’agit d’une désignation utilisée pour identifier des
formes et des types originaux de mobilisations qui émergent dans les années soixante et soixante-
dix. Mais le phénomène devient aussi théorie et suscite le développement d’un corps de travaux qui
prennent appui sur les singularités de ces mobilisations pour chercher à renouveler l’analyse des
mouvements sociaux, la réflexion sur l’avènement d’une société postindustrielle” .42
Le mouvement analysé est single-issue organization car sa “démarche consiste […] à prendreen main un seul dossier […], une seule revendication concrète dont la réalisation fait disparaître une
organisation ‘biodégradable’” . Tous les interviewés sont d’accord sur ce point, Fernando explique43
qu’il y a d’autres problèmes en rapport avec le tourisme dans le quartier, comme par exemple
l’incivisme, les horaires d’ouverture des terrasses des bars, le grand nombre d’hôtels et restaurants
qui prennent la place aux commerces traditionnels, la hausse des loyers, etc. Mais il croit que
l’origine du problème sont les appartements touristiques, un logement bon-marché qui attire une
masse de touristes. Le fait d’établir une revendication unique a permis au mouvement de trouver
plus facilement des soutiens et d’attaquer la racine d’autres problèmes.En outre, selon Fernando, ce que les personnes mobilisées ont en commun est le fait d’être
“voisins”: “dans le mouvement il y a des femmes au foyer, des avocats, des gens avec plus de
culture ou avec moins…”. Ainsi, le mouvement ne s’auto-définit pas comme l’expression d’une
classe sociale (de catégorie socioprofessionnelle), mais comme un ensemble d’individus qui
partagent un principe identitaire . “Il n’y a pas une seule personne, vrai voisin… Après les44
pantomimes que tu puisses trouver, ça c’est autre chose, ceux-là qui sont toujours les mêmes cinq
NEVEU, Érik, op. cit., p. 66.42
Ibid ., p. 67.43
Ibid., p. 68.44
sur12 28
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personnes. Mais les vrais voisins de la Barceloneta, ils ont tous ce problème [des appartements
touristiques].” À la question “qu’est-ce qu’un ‘vrai voisin’?”, Sergio répond que “les voisins sont
ceux qui habitent, depuis longtemps ou pas, à la Barceloneta”, excluant les investisseurs qui
achètent des appartements “pour les louer aux touristes et affaiblir les voisins”. De son côté,
Lourdes dit qu’un bon voisin est celui qui “se comporte bien”, quelqu’un de proche et solidaire avec
les autres habitants du quartier.
Quant à Fernando, il a des critères plus précis: “des personnes normales, qui viennent ici pour
vivre et pour travailler et voilà. Parce que tu peux aussi trouver des gens qui ont acheté leur petit
appartement ici, et qui ont un bon travail ou une paye, et ils peuvent subsister sans beaucoup bosser,
et tout ce qu’ils font c’est la fête, et si un jour il y a une fête sur une terrasse, au lieu de se plaindre,
ils les rejoignent”. Donc, pour Fernando, les personnes qui ont des revenus élevés ne sont pas de
vrais voisins.
Les quatre personnes interviewées insistent sur le fait que le mouvement rassemble des
personnes de tout âge, genre et catégorie socioprofessionnelle. Cependant, leurs mots suggèrentqu’il s’agit d’un mouvement des classes populaires.
2. La persistance du clivage traditionnel
Bien que théoriquement les nouveaux mouvements sociaux sont l’expression d’identités qui
dépassent les catégories socioprofessionnelles, Alain Touraine invite à rester attentif aux formes
nouvelles du conflit de classe car au sein de formes inédites de mobilisation peuvent persister des
clivages sociaux traditionnels . Pour analyser si tel est le cas du mouvement contre les45
appartements touristiques, il convient d’observer la morphologie socio-démographique de laBarceloneta (voir “Morphologie socio-démographique du quartier”, p. 25 à 28).
La population du quartier était de 15.503 habitants en 2013, 50% d’hommes et 50% de46
femmes; les pourcentages d’habitants par grands groupes d’âge étaient les suivants: le groupe de 0 à
14 ans, représente 9,5% de la population; de 15 à 24 ans, 8,6%; de 25 à 64, 61,7%; plus de 65 ans,
20,2%. Les personnes âgées de plus de 65 ans sont nombreuses, et un presqu’un tiers vivent seules.
Lorsque Lourdes parle de ce qui est un bon voisin, elle explique qu’à la Barceloneta “on prend soin
les uns des autres”, surtout des personnes âgées vivant seules. En outre, pour Fernando, la faiblesse
de la Barceloneta “c’est qu’il y a beaucoup de personnes âgées et [à la Mairie] ils savent ça et ils
savent qu’ils se mobilisent moins”. De plus, 30,6 % des habitants du quartier sont étrangers, un
pourcentage élevé en comparaison au 17,5% de l’ensemble de la ville de Barcelone.
Le niveau d’études des habitants de la Barceloneta est inférieur à la moyenne des barcelonais,
selon les données disponibles pour 2014. Le nombre de personnes sans études (10,3% de la
population), avec des études élémentaires (22,5%) et ayant terminé le collège (24,2%) sont
supérieurs aux mêmes catégories de Barcelone (7,0%, 17,8% et 21,5% respectivement). En effet,
19,8% des habitants de la Barceloneta ont terminé le lycée ou une formation professionnelle
NEVEU, Érik, op. cit., p. 68.45
Departament d’Estadística, Dades de la ciutat [en ligne], Ajuntament de Barcelona, http://www.bcn.cat/estadistica/catala/ (page46
consultée le 1 mai 2015)
sur13 28
http://www.bcn.cat/estadistica/catala/
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moyenne (CFPM, équivalent du CAP ou du BEP français) et 23,2% ont fait des études supérieures
(soit des études universitaires ou un Cycle de Formation Professionnelle Supérieure [CFPS],
équivalent au BTS ou DUT en France). Ces chiffres sont inférieures à ceux de la ville, 25,3% et
28,4% respectivement.
Également, le nombre d’habitants de la Barceloneta des catégories socioprofessionnelles47
inférieures est plus élevé que celui de Barcelone. Les travailleurs de services et vendeurs de
commerce sont sur-représentés (24,3% des personnes occupées), tout comme les travailleurs non48
qualifiés (16,5%). Pareillement, les occupations supérieures sont sous-représentées; seulement 4,6%
des personnes occupées sont cadres supérieurs (directifs d’entreprises et de l’administration
publique) et 7,2% sont cadres moyens (techniciens et professionnels scientifiques et intellectuels).
Le nombre de chômeurs est supérieur à la moyenne de Barcelone (6,5% contre 5,3%), ainsi que le
nombre de retraités (23,7% contre 18,7%).
L’entretien avec Sergio, Fernando et Esther se déroule dans le bar du Club de Football de laBarceloneta, un lieu de réunion habituel (sur le terrain a eu lieu la première assemblée du
mouvement). Puisqu’ils affirment que leur mouvement n’a pas de représentant, ils refusent de faire
des entretiens individuels. Au bar quelques personnes boivent des bières et regardent un match de
football à la télévision, d’autres rejoignent l’entretien pour donner leur avis sur les questions posées.
Mais Sergio et Fernando monopolisent la conversation.
Sergio et Fernando ont des parcours similaires, étant tous les deux âgés de 42 ans et ayant
suivi une formation professionnelle moyenne. Sergio est agent de douanes et Fernando était maçon
mais “les choses de la vie et de famille ont changé” et actuellement il est homme au foyer. La plusdiplômée est Esther, de 27 ans, qui a une formation professionnelle supérieure en Administration et
finances. En outre, les origines des interviewés sont assez homogènes. Ils sont tous de nationalité
espagnole, nés à la Barceloneta et leurs familles y ont résidé “au moins depuis 3 générations”.
Esther précise que son père, grand-père et arrière-grand-père étaient pêcheurs, mais elle et sa soeur
ont rompu la tradition parce qu’elles sont “des filles”.
Tous affirment que dans le mouvement contre les appartements touristiques il y a “tous les
types de personnes”. Néanmoins, lorsqu’ils décrivent les membres, ils font référence à des
personnes de classe populaire. Deux anecdotes servent d’exemple pour illustrer cela. En parlant de
l’homme le plus âgé (80 ans) du mouvement, Sergio explique qu’il est intervenu lors d’une
audience publique dans le quartier et qu’il a pris le microphone à la conseillère municipale. “Il est
monté là où seulement les politiciens peuvent être, et il était là très prudemment, enfin, avec ses
mots de pêcheur, c’est pas une personne avec une culture mais ce qu’il a dit là, tout le monde
était… Une personne âgée, qui a dit ce qu’il voulait dire, avec ses mots. C’est ça vraiment la
Les données sur les catégories socioprofessionnelles sont recueillies tous les dix ans par le Département de Statistiques de la47
Mairie de Barcelone. Néanmoins, les données de 2011 n’ont pas encore été publiées et ne sont pas consultables. Les plus récentesdatent donc de 2001.
Les catégories socioprofessionnelles utilisées par le Département de Statistiques diffèrent des PCS françaises.48
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Barceloneta, tu peux trouver une personne qui est avocat, avec des études, et aussi un pêcheur qui
dit des choses que tu comprends.”
Également, le récit de Fernando du début du mouvement révèle son caractère populaire.
“C’était le moment où on allait parler aux voisins en masse dans la rue. […] Et d’abord [Sergio] a
demandé s’ils voulaient régulation […] et il dit, régulation? [silence] Figure-toi, un tas de gens,
hein? Et, abolition? [il imite une ovation] Et moi j’ai dit, vas-y, on y va. Voilà, c’est un quartier de
pêcheurs, on peut être plus ou moins cultivés et tout ça, mais ce mot, abolition, tout le monde l’a
compris.”
Les deux récits suggèrent une masse de personnes de bas niveau culturel et académique.
Ainsi, il peut être conclu que le mouvement a été initié par des travailleurs qualifiés, comme Sergio
et Fernando, et suivi par des personnes de d’âges divers, mais principalement de nationalité
espagnole et de classe populaire, c'est-à-dire des employés avec un niveau d’études bas ou moyen.
Cependant, cela doit être vérifié lors d’une étude plus approfondie.
Un trait commun entre Esther, Fernando et Sergio est leur auto-exclusion de la politique. Ilsne pensent pas être suffisamment capacités pour en faire et disent que leur mouvement est
apolitique. Toutefois, le fait d’être impliqués dans un mouvement social a changé leur perception de
leurs aptitudes. Sergio l’explique ainsi: “avant je préférais croire ce que je croyais de la politique, je
sais que tu étudies ça mais… Je pensais que c’étaient des êtres un peu plus supérieurs à nous, mais
ils sont inférieurs, vraiment. Franchement, il y a des techniciens et tu te dis, enfin, moi je n’ai
aucune idée… Et tu vois qu’il y a des voisins qui donnent des idées qui règlent un tas de choses et
eux ils ont pas été capables de le faire”. Pour sa part, Fernando dit le suivant: “moi avec ce
mouvement j’ai découvert que les politiques sont des gens comme nous, seulement qu’ils ont misun costard et une cravate. On penserait qu’ils sont plus intelligents que nous mais on leur a donné
des idées qu’ils n’avaient pas pensées”.
Les trois sont d’accord sur le fait que les voisins ne font pas confiance aux associations de
voisins. C’est pourquoi ils refusent de constituer une association. La faible organisation du
mouvement, ajoutée à d’autres facteurs, comme le déplacement de l’intérêt des médias vers d’autres
sujets et la réponse de la Mairie, ont provoqué son affaiblissement.
B. Le déclin du mouvement1. Le refus d’une organisation hiérarchique
Esther, Sergio et Fernando pensent que les associations de voisins n’ont pas de pouvoir pour
mobiliser les habitants du quartier. Lors qu’il en parle, Sergio adopte un ton de confrontation. “Je
vais t’expliquer ce que son les associations et ça m’est égal si tu es en train de m’enregistrer, parce
que c’est comme ça. Une association de voisins [l’AVB], la réelle, l’officielle pour le aire ainsi, qui
est politisée, d’accord? Qui ne faisait pas passer les informations [aux habitants du quartier]”.
Lourdes aussi a affirmé que l’association a des forts liens avec le PSC et qu’elle ne sert pas les
intérêts du quartier, c’est pourquoi elle et d’autres femmes du quartier ont crée l’AVO en 2005.
Sergio décrit l’AVO comme une “association vraiment activiste, qui fait des choses pour lequartier”, mais Esther pense “qu’ils ne savent pas motiver les gens” et les autres acquiescent.
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Le mouvement refuse de constituer une association parce que, selon Sergio, “les gens sont
réticents à croire aux associations”. Fernando ajoute que la difficulté des associations pour obtenir
des soutiens est à cause du traitement d’un grand nombre de sujets différents. En effet, tous les
voisins ne sont pas d’accord avec les décisions prises par l’AVO au long de ses dix ans d’histoire.
“Pour le dire ainsi, le succès du mouvement a été de dire, le sujet c’est ça, exclusivement” et
lorsque le but sera atteint, le mouvement disparaitra, selon Sergio. Ils ne veulent pas traiter d’autres
problèmes même si ceux-ci ont un rapport avec le tourisme dans le quartier ou l’incivisme.
Ainsi, le mouvement refuse l’organisation hiérarchique. “On n’a pas de hiérarchie, on est
démocratiques, à chaque fois on est des personnes différentes à aller aux réunions de la Mairie”,
affirme Sergio. Il dit que Fernando et lui ont convoqué, avec l’aide d’une dizaine d’autres voisins, la
première assemblée du mouvement le 12 août 2014. Ils ont mis des affiches dans les rues du
quartier et ils ont rassemblé plus de cent personnes. Aujourd’hui, le moyen de communication
principale entre les membres du mouvement est un groupe publique de Facebook nommé “ Por laabolición de los pisos turísticos” (“Pour l’abolition des appartements touristiques”). Ce type
d’organisation plaît aux voisins qui se méfient des organisations institutionnalisées, néanmoins,
pour s’inscrire dans la durée et atteindre ses objectifs, un mouvement social a besoin d’être structuré
par une organisation “qui coordonne les actions, rassemble des ressources, mène un travail de
propagande pour la cause défendue”. De plus, les mouvements sociaux dotés d’une organisation
hiérarchique parviennent plus souvent à être reconnus par leurs interlocuteurs et à faire aboutir leurs
revendications .49
L’absence de hiérarchie rend difficile la tâche d’établir qui a initié le mouvement. Lourdes ditqu’elle et moins d’une dizaine d’autres personnes on improvisé la première manifestation en face de
l’agence de location d’appartements touristiques de la place du marché. Sergio et Fernando
affirment avoir convoqué l’assemblée où les mobilisations ont été proposées. Demandés sur
l’impact mobilisateur des photographies des touristes italiens nus, ils disent que cela n’a eu aucun
effet sur le mouvement, puisqu’ils avaient déjà organisé les premières manifestations (“si tu parles
au mec qui a mis les photos sur Twitter, il te dira que c’est lui qui a commencé le mouvement, mais
c’est faux”, clarifie Sergio). Mais la forte diffusion médiatique a été déclenchée par la mise en ligne
desdites photographies, et le nombre de personnes mobilisées est passé d’une centaine à 4.00050
(selon les membres du mouvement, 2.000 selon la police ) en seulement neuf jours.51
2. Le déplacement de l’intérêt des médias
Les médias sont des acteurs des mouvements sociaux. Oberschall, repris par Neveu, a étudié
leur relation avec le Movement contestataire des années soixante aux États-Unis. “Ne disposant pas
d’une organisation très structurée […] les activistes contestataires vont utiliser les médias comme
NEVEU, Érik, op. cit., p. 24.49
Agence inconnue, op. cit.50
Agencia EFE, op. cit.51
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substitut d’une structure de coordination” . En effet, l’apparition de l’information dans les journaux52
télévisés a fait multiplier les soutiens aux mobilisations. Lourdes le décrit ainsi: “on a eu beaucoup
de chance, parce qu’au mois d’août il n’y avait pas d’informations, et on est passés même au
Sálvame [émission de télévision people de la chaîne nationale Telecinco]. […] C’est ça qui a fait
[…] que [les personnes âgées] viennent aux manifestations. Parce qu’ils disaient, si Ana Rosa dit
qu’ils sont illégaux… Ben c’est vrai!” (Ana Rosa Quintana est l’animatrice l’émission people El
Programa de Ana Rosa, de Telecinco aussi).
Lorsque Vicens Forner, photographe résidant à la Barceloneta, a capturé l’image des touristes
nus et l’a partagée sur Twitter, la presse et la télévision locales, régionales et nationales se sont
intéressées par ces photographies choquantes et l’ont contacté pour avoir une exclusive. Puisque les
médias cherchent à atteindre des audiences maximales et des financements publicitaires, les
journalistes sont sous la pression de “produire des images dotées d’une forte charge émotionnelle et
spectaculaire” . Les mobilisations contre les appartements touristiques de la Barceloneta ont été53
suivies par les médias et le mouvement est apparu dans les journaux télévisés pendant quelquessemaines. Cependant, après la manifestation du 30 août, la presse écrite a accordé moins
d’importance au mouvement et la télévision l’a oublié. À son tour, la dégression de l’attention
médiatique a fait descendre le nombre de personnes mobilisées. Comme dans le cas du Movement ,
“le déplacement de l’intérêt des médias vers d’autres dossiers vont provoquer une chute rapide de
l’impact de l’agitation”. Faute d’une organisation forte, le mouvement perd rapidement la force que
les médias lui avaient conféré. “En évitant ainsi les coûts de maintenance d’une forte organisation,
les activistes fragilisent la mobilisation” .54
Mais la faiblesse d’une organisation sans hiérarchie et la fin de la médiatisation dumouvement ne sont pas les seules raisons de déclin du mouvement. La gestion du conflit faite par la
Mairie de Barcelone a institutionnalisé et domestiqué le mouvement.
3. La réponse de la Mairie
“Le contrôle social que peut exercer l’État ne se limite jamais à l’usage des forces de police.
[…] Il joue, lui aussi, du symbolique, des gestes qui, à défaut de toujours dissiper les tensions,
marquent le souci d’y répondre” . Quatre jours après la manifestation du 30 août, le maire Xavier55
Trias a annoncé “des mesures pour mettre fin au phénomène des appartements touristiques et
reconduire la situation” . En effet, il a adopté des normatives pour endurcir les sanctions (qui vont56
de 9.000 jusqu’à 90.000 euros) et pour retirer la licence d’appartement touristique aux propriétaires
NEVEU, Érik, op. cit., p. 94-95.52
Ibid ., p. 95.53
Ibid ., p. 94-95.54
Ibid ., p. 45.55
MUMBRÚ ESCOFET, Jordi, “La presión fuerza a Trias a duplicar los inspectores de pisos turísticos”, El País [en ligne], 456
septembre 2014, http://ccaa.elpais.com/ccaa/2014/09/03/catalunya/1409773727_260122.html (page consultée le 14 mai 2015)
sur17 28
http://ccaa.elpais.com/ccaa/2014/09/03/catalunya/1409773727_260122.html
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qui auraient été sanctionnés par troisième fois. De plus, il a doublé le nombre d’inspecteurs
d’appartements touristiques (60 avant les mobilisations, 120 après l’adoption de ces mesures).
Bien que Sergio et Fernando disent qu’ils refusent toute forme d’institutionnalisation, le
mouvement s’est cristallisé en groupe de pression et dispose désormais d’accès routinisés aux lieux
de décision . “Au début on faisait une réunion avec la conseillère municipale du district et une57
réunion mensuelle avec le maire. Et maintenant que la plus grosse partie est faite, une réunion
mensuelle avec la conseillère”, explique Sergio. Mais malgré cette expression de succès, la grande
majorité d’appartements touristiques de la Barceloneta continuent à être loués aux étrangers pour y
séjourner pendant leurs vacances. Selon le calcul fait par le mouvement et, selon Sergio, confirmé
par la Mairie, il y avait au mois d’août de 2014 environ 1.500 appartements touristiques au quartier.
Seulement 72 avaient la licence nécessaire et le reste étaient loués illégalement. Selon les
informations obtenues par Sergio lors des réunions avec les autorités municipales, seulement entre 9
et 12 appartements ont été fermés, approximativement 300 ont été sanctionnés et 500 ont des
dossiers en cours de traitement pour être sanctionnés. Néanmoins, à l’exception des appartementsfermés, ils peuvent continuer à être loués et les voisins craignent l’arrivé du tourisme de la saison
estivale de 2015. “Pour les pâques on a eu une petite avance de ce qui va nous arriver”, dit
Fernando, faisant référence aux nuisances du tourisme incivique. Sergio dit “qu’il faut faire
attention et penser stratégiquement”; il croit qu’actuellement le mouvement n’a pas la force pour
mobiliser un grand nombre de personnes et si la Mairie s’en aperçoit, leur pouvoir pour négocier
diminuera. C’est pourquoi, pour le moment, ils ne convoqueront pas de manifestations.
Une des possibles trajectoires d’un mouvement est l’institutionnalisation, qui “domestique le
mouvement social en groupe de pression” . L’institutionnalisation a affaibli le mouvement contre58
les appartements touristiques, et bien que la normative, les sanctions et le contrôle des appartements
touristiques ont été endurcis, le but de la mobilisation —l’abolition— n’a pas été atteint, puisque
seulement un pourcentage infime d’appartements ont été fermés. Toutefois, le mouvement a eu un
fort impact sur l’agenda politique et médiatique car il a lancé le débat sur le modèle de promotion et
gestion du tourisme de Barcelone. La politique de Xavier Trias sur cette matière a été durement
critiquée par tous les partis de l’opposition, et modèle touristique est un des enjeux centrales dans la
campagne des les élections municipales du 24 mai 2015.
ConclusionL’appartenance à une même classe sociale et la particulière forme urbaine de la Barceloneta
sont à l’origine des forts liens sociaux qu’il y a entre ses habitants. Historiquement habité par des
pêcheurs et puis par des ouvriers, le quartier est aujourd’hui le lieu de résidence de travailleurs de
services et d’ouvriers non-qualifiés, ainsi que d’un grand nombre de retraités. Ils vivent dans les
appartements de 30 mètres carrés construits entre le XVIIIe et le XIXe siècle, leurs immeubles
NEVEU, Érik, op. cit ., p. 19.57
Ibid ., p. 28.58
sur18 28
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forment des rues étroites où les échanges sociaux ont lieu. À la Barceloneta tout le monde se
connait et un appartement touristique ne passe pas inaperçu.
Les tensions sociales engendrées par le chômage et la hausse des prix des loyers, exacerbées
par l’incivisme des visiteurs, accompagnées de la médiatisation des images des touristes nus, ont
rapidement déclenché un mouvement de grande force mobilisatrice. Ses protagonistes ont utilisé les
réseaux de solidarité préexistants, c’est-à-dire les savoir-faire et contacts au sein des autorités
politiques que fournit le tissu associatif du quartier. En outre, les exemples de lutte contre la
spéculation immobilière prouvent que les mobilisations précédentes ont eu du succès.
Néanmoins ils refusent d’être identifiés comme une organisation politique, ils se mobilisent
“seulement en tant que voisins”. En effet, il y a dans le quartier deux associations de voisins, mais
la plus ancienne ne sert pas les intérêts des habitants du quartier et a des liens avec le PSC; l’autre
n’a pas de pouvoir de mobilisation. C’est pourquoi les personnes mobilisées se méfient des
associations et pour éviter le clientélisme potentiel, ils ne se dotent pas d’une organisation
hiérarchique.Ainsi, la faible organisation du mouvement le fragilise. À son début ce problème a été pallié
grâce à l’apparition dans les médias, mais lorsqu’ils ont déplacé leur intérêt vers d’autres sujets, le
mouvement a perdu sa force. En même temps, le maire de Barcelone, Xavier Trias, a réagit
rapidement après la manifestation du 30 août pour annoncer un ensemble de mesures qui devaient
permettre d’endurcir le contrôle sur les appartements touristiques. La conseillère municipale du
district de Ciutat Vella a accordé avec les membres du mouvement de célébrer des réunions
bihebdomadaires avec elle, et mensuelles avec le maire, pour surveiller ensemble les avances pour
combattre les appartements touristiques illégaux. Donc le mouvement a été institutionnalisé et parconséquent, domestiqué.
Une dizaine d’appartements environ, d’entre les 1.500 qui se trouvent à la Barceloneta, ont été
fermés depuis le mois de septembre 2014, lorsque les inspections se sont intensifiées. Il paraîtrait
logique de pronostiquer qu’en été de 2015 le même conflit surviendra, cependant les élections
municipales qui auront lieu le 25 mai 2015 pourraient modifier la situation. Les sondages placent59
à la tête des résultats la formation de gauche Barcelona En Comú (“Barcelone En Commun”), qui
regroupe sur sa liste le parti écologiste ICV-EUiA, Podemos (“Nous pouvons”, le parti héritier du
mouvement des indignés) et Guanyem Barcelona (“Gagnons Barcelone”, une plateforme citoyenne
créée en 2014 pour se présenter aux élections municipales). La numéro un de la liste, Ada Colau, a
affirmé au mois de mars qu’elle adopterait des régulations pour protéger la Barceloneta de la
pression touristique et que “toute possibilité de logement d’usage touristique dans les immeubles
résidentiels” était écartée . Les membres du mouvement contre les appartements touristiques60
restent en alerte face à ces possibles changements.
NOGUER, Miquel, “Colau avança Trias en la cursa per l’Ajuntament de Barcelona”, El País [en ligne], 16 mai 2015, http://59
cat.elpais.com/cat/2015/05/15/media/1431715838_619071.html (page consultée le 16 mai 2015)
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Figure 2. Le quartier de la Barceloneta à Barcelone (1787)
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Nova, vol. XIV, núm. 330, 20 juillet 2010
Figure 3. La typologie d’Oberschall
NEVEU, Érik, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, “Repères”, 1996, 128 p.Liens aux groupes
supérieurs etpouvoirs
Liens au sein du groupe
Modèlecommunautaire
Peu d’organisation Modèle associatif
Intégré A B C
Segmenté D E F
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La Barceloneta
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Morphologie socio-démographique du quartier
Source: Departament d’Estadística, Dades de la ciutat [en ligne], Ajuntament de Barcelona, http://
www.bcn.cat/estadistica/catala/ (page consultée le 1 mai 2015)
Population totale, 2013: 15.503 habitants
Population par sexes, 2013. Chiffres absolus et pourcentages de la Barceloneta (entre parenthèses
pourcentages de Barcelone):
Hommes: 7.767 soit 50,1% (47,4%)
Femmes: 7.736 soit 49,9% (52,6%)
Population par grands groupes d’âge et par sexes, 2013. Pourcentages de la Barceloneta (entre
parenthèses pourcentages de Barcelone):
Personnes âgées de 65 ans ou plus vivant seules, 2013. Chiffres absolus et pourcentages de la
Barceloneta:Total: 961 soit 31,0%
Hommes: 233 soit 20,0%
Femmes: 728 soit 37,6%
Population par nationalité, 2013. Pourcentages de la Barceloneta (entre parenthèses pourcentages de
Barcelone):
Espagnols: 69,4 (82,4)