LE MODELE STRUCTURO-FONCTIONNALISTE DE … · mentaux du structuro-fonctionnalisme. Mais pour ce...

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LE MODELE STRUCTURO-FONCTIONNALISTE DE LA RELATION THERAPEUTIQUE (If!) Exposé et dépassement par Olgierd KU1Y L'objet de cet article est de présenter le modèle structuro- fonctionnaliste de la relation thérapeutique jouant dans le cas de la maladie chronique, de montrer ses limites et de proposer un modèle d'analyse stratégique permettant une meilleure compréhension des phénomènes. Généralement, lorsque l'on parle du modèle structuro-fonctionna- liste de la relation thérapeutique, on fait référence aux travaux de Talcott Parsons. Or, il a souvent été remarqué que ses analyses por- taient davantage sur la maladie aiguë. Cela veut-il dire que la: théorie structuro-fonctionnaliste néglige la maladie chronique? On pourrait le penser quand on voit toute l'attention que l'Ecole de Chicago lui a accordé (1). Il existe cependant un important travail du courant structuro-fonctionnaliste consacré à la maladie chronique. Il s'agit d'Experiment Perilous de Renée Fox (2). Nous allons donc nous interroger sur cet ouvrage, sur les questions qu'il pose à la théorie structuro-fonctionnaliste. Ensuite, nous serons attentif à un certain (*) Cet article, qui reproduit de larges extraits d'un Position Paper présenté au Sick Role Workshop du Sème Congrès Mondial de Sociologie (Toronto, août 1974), a pu être rédigé grâce au soutien de la Fondation Ford et du Fonds National de la Recherche Scientifique de Belgique. Michel Crozier et Anselm Strauss ont bien voulu nous donner leurs commentaires sur une précé- dente version. Qu'ils en soient remerciés, même si nous n'avons pas toujours suivi leurs suggestions. (1) Pour les tuberculeux, cfr. Roth (1957, 1962, 1963a, 1963b). Pour la poliomyélite, cfr. Davis (1963). Pour le malade au stade terminal, cfr. Glaser et Strauss (1965, 1966). Et enfin, dans une certaine mesure, pour la maladie mentale (qui est un cas de chronicité), cfr. Goffman (1968). (2) Nous verrons plus loin que cet ouvrage ne porte que sur un cas fort limité de maladie chronique. Nous regrettons de ne pas avoir pu prendre une connaissance approfondie du dernier ouvrage du Fox (1974). 171

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LE MODELE STRUCTURO-FONCTIONNALISTEDE LA RELATION THERAPEUTIQUE (If!)

Exposé et dépassement

par

Olgierd KU1Y

L'objet de cet article est de présenter le modèle structuro-fonctionnaliste de la relation thérapeutique jouant dans lecas de la maladie chronique, de montrer ses limites et deproposer un modèle d'analyse stratégique permettant unemeilleure compréhension des phénomènes.

Généralement, lorsque l'on parle du modèle structuro-fonctionna-liste de la relation thérapeutique, on fait référence aux travaux deTalcott Parsons. Or, il a souvent été remarqué que ses analyses por-taient davantage sur la maladie aiguë. Cela veut-il dire que la: théoriestructuro-fonctionnaliste néglige la maladie chronique? On pourraitle penser quand on voit toute l'attention que l'Ecole de Chicago luia accordé (1). Il existe cependant un important travail du courantstructuro-fonctionnaliste consacré à la maladie chronique. Il s'agitd'Experiment Perilous de Renée Fox (2). Nous allons donc nousinterroger sur cet ouvrage, sur les questions qu'il pose à la théoriestructuro-fonctionnaliste. Ensuite, nous serons attentif à un certain

(*) Cet article, qui reproduit de larges extraits d'un Position Paper présentéau Sick Role Workshop du Sème Congrès Mondial de Sociologie (Toronto,août 1974), a pu être rédigé grâce au soutien de la Fondation Ford et duFonds National de la Recherche Scientifique de Belgique. Michel Crozier etAnselm Strauss ont bien voulu nous donner leurs commentaires sur une précé-dente version. Qu'ils en soient remerciés, même si nous n'avons pas toujourssuivi leurs suggestions.

(1) Pour les tuberculeux, cfr. Roth (1957, 1962, 1963a, 1963b). Pour lapoliomyélite, cfr. Davis (1963). Pour le malade au stade terminal, cfr. Glaseret Strauss (1965, 1966). Et enfin, dans une certaine mesure, pour la maladiementale (qui est un cas de chronicité), cfr. Goffman (1968).

(2) Nous verrons plus loin que cet ouvrage ne porte que sur un cas fortlimité de maladie chronique. Nous regrettons de ne pas avoir pu prendre uneconnaissance approfondie du dernier ouvrage du Fox (1974).

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nombre d'éléments empiriques fournis par Experiment Perilous, maisque la vision théorique de son auteur ne lui permettait pas de consi-dérer, et nous proposerons un modèle d'analyse stratégique permet-tant d'interpréter différemment les données de Fox.

J. • Les analyses de Renée Fox

A. Présentation d'Experiment Perilous

Dans cette recherche, Fox décrit les événements qui se sont déroulésdans la salle F2 d'un hôpital universitaire américain très réputé dela côte Est. Celle salle recueille des malades ayant un problèmemétabolique au stade terminal. Toutes les thérapeutiques connuessont épuisées. La seule chose que les médecins peuvent encore pro-poser à leurs malades est d'expérimenter sur eux de nouveaux traite-ments. C'est dans ces conditions que la salle F2 a fait progresserla science à grands pas, mais parallèlement le taux de mortalité ya également été très élevé. C'est donc une situation de médecineexpérimentale avec sujets humains affrontant la perspective d'unemort très proche.

Au vu de cette brève description, on devine aisément que lesréactions des médecins et des malades y sont d'une exceptionnelleintensité. Nous pouvons ramasser en cinq points les observationsde Fox.

La première chose qu'elle remarque, c'est l'importance des con-duites affectives et irrationnelles, tant chez les médecins que chez lesmalades. Les traits d'humour y sont courants, les éclats de rire fré-quents ; médecins comme malades émettent des paris sur l'issue desexpériences entreprises. Les relations affectives y sont très intenses.Fox note l'existence d'une très grande solidarité entre les malades,tout comme entre les médecins ; de plus, toute l'unité constitue ungroupe très uni.

Ce faisant, Fox est amenée à noter un second trait: l'étroite parentéde réactions manifestées par les médecins et malades. Ces deux stratesont les mêmes réactions affectives (3).

(3) Mais s'agît-il des mêmes réactions affectives? Fox n'est pas toujourstrès sûre (Fox, 1969: 182 et 253).

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Troisième trait: les malades et le niveau de leurs connaissancesmédicales. La qualité de leur information est très élevée: ce qui leurpermet de dominer leur situation d'une certaine manière. Ils jonglentavec les paramètres, les formules chimiques, font des suggestions,discutent parfois d'égal à égal avec le médecin. Ils sont des quasi-médecins, des confrères.

Le quatrième trait concerne l'attitude des malades à l'égard dela recherche scientifique: c'est le vedettariat (<< stardom »). Les mala-des tirent leur gloire d'être les sujets d'expérimentations qui sontsouvent des premières mondiales et qui leur donnent l'occasion d'êtreau centre d'articles de presse, d'être présentés à des médecins depassage ... Toute cette atmosphère de prestige qui entoure plus parti-culièrement certains malades est à l'origine d'un comportement para-doxal: le malade s'acharne souvent à continuer des expériences quilui causent un inconfort tel que les médecins sont disposés à lesinterrompre. Mais alors le malade intervient pour calmer les hésitationsmédicales et tenir jusqu'au bout. Fox interprète cette conduite commeun trait « d'achievement », caractéristique de notre société, et le rap-proche de la même volonté de recherche scientifique que manifestentles médecins. Elle relève ainsi une nouvelle similitude dans les con-duites des médecins et des malades.

Il y a enfin un dernier trait: c'est l'extrême dépendance que bonnombre de malades manifestent à l'égard de la salle F2. C'est uneinfime minorité qui peut être guérie et quitter l'hôpital. Les autresrestent confinés dans l'unité métabolique, n'en sortent que pour debrefs séjours extérieurs, et y reviennent. Ils ne voient plus que l'universde la salle et semblent incapables de retourner dans de mondeextérieur.

Telles sont les observations de Fox. Signalons que nulle part iln'est explicitement fait mention de conflits entre médecins, de rapportsde pouvoir entre médecins et malades, de traits d'agressivité. Ou, lesrares fois que de tels faits sont rapportés, ce n'est qu'incidemment:ces faits ne sont jamais intégrés dans une synthèse générale. Demême, il faut regretter l'absence d'une analyse de la strate des infir-mières et de ses relations avec les médecins et malades, tout commel'absence d'une analyse de l'histoire de l'unité (4).

(4) On a de bonnes raisons de croire que les informations dont on disposesur la salle F2 se rapportent à une seconde phase de son existence. Les phéno-mènes de rires et de paris paraissent plus caractéristiques d'une époque où

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B. Le modèle de Fox

Dans cette section, nous allons nous poser deux questions. Dansun premier temps, nous nous demanderons quelles sont les explicationsque Fox avance pour rendre compte des phénomènes observés dansla salle F2 ? Ensuite, nous nous interrogerons sur la portée de sesexplications: ses réflexions constituent-elles un dépassement desanalyses parsoniennes ou bien se situent-elles toujours dans le courantstructuro-fonctionnaliste ?

1. Le concept de stress

Quelle est la construction théorique que Fox propose pour expliciterses données? Elle avance le concept de stress.

Les médecins affrontent une situation de stress, caractérisée partrois éléments: les limites de leurs connaissances, les limites de leurefficacité thérapeutique, et les tensions liées à l'expérimentation menéesur des sujets humains. Face à un tel stress, les médecins ne peuventque se départir des rôles traditionnels: ils abandonnent le détachementaffectif et expriment leurs émotions. Fox note au passage que deschercheurs scientifiques (autres que des médecins) qui affrontent lamême situation d'incertitude dans leurs expériences, manifestentégalement dans leurs comportements cette importance des élémentsaffectifs et irrationnels.

Les malades également vivent une situation exceptionnellementstressante. Ils sont contraints à l'inactivité, coupés du monde extérieur,soumis aux exigences de la recherche médicale; ils ne voient aucuneamélioration de leur état. Ils sont confrontés à des traitements etexpérimentations dont l'issue est très incertaine et se heurtent à laquestion de la signification à donner à leur vie. Et c'est l'ampleurde ce stress qui explique leurs réactions intensément affectives, toutcomme l'esprit de groupe fortement développé et la qualité de leursconnaissances médicales.

les tensions ont été contrôlées. Et effectivement, on apprend que le team adéjà acquis une certaine notoriété par ses brillantes découvertes scientifiqueset ses innovations thérapeutiques. Ne peut-on imaginer qu'avant ces décou-vertes, avant que les médecins ne se donnent la preuve de la valeur de leurtravail, les tensions étaient beaucoup plus grandes (cfr, spécialement le témoi-gnage des médecins, Fox, 1969: 18-19).

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2. Les hypothèses de base structuro-ionctionnalistes

Dans ces analyses, peut-on voir une critique qui amène un dépasse-ment? Nous allons voir que Fox reste fidèle aux postulats fonda-mentaux du structuro-fonctionnalisme.Mais pour ce faire, il faut reprendre l'analyse parsonienne de la

relation thérapeutique. On a souvent remarqué que les rôles parsonienssont caractéristiques de la maladie aiguë. Experiment Perilous con-cerne évidemment une autre situation. Ce n'est donc pas à ces diffé-rences superficielles qu'il faut s'attarder. Il faut s'interroger à unsecond niveau et se demander si les principes théoriques sous-jacentsà l'un et l'autre modèles sont communs ou divergents.

Reprenons donc l'analyse parsonienne de la relation thérapeutique.Celle-ci se caractérise par une communauté de valeurs entre le profes-sionnel et son client. Les cinq pattern-variables structurent les deuxrôles. Il est inutile de reprendre ici cette analyse bien connue dulecteur (Herzlich, 1970: 169-189). Ne mentionnons ici que quelquespoints nécessaires pour la clarté de la suite. Le rôle médical, commetout rôle professionnel, se trouve caractérisé par la combinaison d'unetechnologie avec un altruisme. La technologie, ensemble de connais-sances pratiques basées sur des connaissances théoriques, se révèleêtre universaliste, et permet la neutralité affective, la spécificité fonc-tionnelle et l'achievement. Le malade, lorsqu'il entre dans le rôleinstitutionnalisé (sick role), manifeste non seulement sa volonté« d'achievement :., mais aussi son adhésion aux autres valeurs fonda-mentales. Bien entendu, ces dernières sont provisoirement suspendues.

Telles sont les grandes lignes du modèle parsonien. ExperimentPerilous s'écarte-t-il de ce modèle? Dans un premier temps, on peutnoter que le médecin de la salle F2 est différent du médecin parsoniensur deux points: il connaît une grande implication affective et affronteune incertitude technologique. Est-ce propre à la maladie chronique?Nullement, répond Fox. Elle a souligné que ces deux éléments étaientégalement constitutifs du rôle quotidien de tout médecin, qu'il pratiqueune médecine de pointe ou qu'il soit le généraliste de tous les jours.Tout médecin affronte toujours dans sa vie une situation d'incertitudetechnique, à des degrés divers bien sûr (Fox, 1969: 240). De même,le médecin ne peut manifester un détachement absolu à l'égard deson client (5). Fox présente ainsi une nouvelle formulation du rôle

(5) Face au thème parsonien de la neutralité affective, Fox (1969: 86 et 112)développe la notion de detached concern.

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du médecin. Mais est-ce bien une nouveauté? En relisant de plusprès les textes de Parsons, on s'aperçoit que ce dernier n'a pas négligéces deux aspects. Lui aussi a bien noté que les connaissances médicalessont limitées, que le contrôle affectif est une lutte de tous les instants(Herzlich, 1970: 176-185).En conséquence, les deux auteurs semblent bien avoir une même

vision du rôle médical. Pourtant, il y a une différence d'accentuation.Fox situe ces deux éléments constitutifs au centre même de sesréflexions. Parsons ne les place qu'en marge de ses analyses: pourlui ce sont des correctifs, des nuances. Mais Fox n'exploite pas cettedifférence de perspective, qui aurait pu constituer le point de départd'une autre théorie de la relation thérapeutique.A côté de cette analyse du rôle médical qui se révèle finalement

similaire, il y a une divergence plus fondamentale portant sur l'inté-gration de rôle. Celle-ci sera également réduite conformément auxhypothèses de base structuro-fonctionnalistes.

Alors que Parsons parle d'un haut niveau d'intercorrélation entreles normes du rôle médical correspondant aux cinq grandes variables,Fox observe une contradiction entre certaines de ces normes. Dequelle contradiction normative s'agit-il? Par exemple, le médecin sedoit d'être «objectif, détaché, froid» dans son approche du pro-blème; en même temps il doit être proche du patient, attentif àson bien-être, ne pas geler tous les mécanismes d'identification (Fox,1969: 86). De même, le médecin de l'unité métabolique plus parti-culièrement, se sent écartelé entre les exigences pesant sur son rôlede chercheur médical décidé à faire progresser la science et cellesattenant à son rôle de clinicien soucieux du confort de son malade(Fox, 1969: 241).Cette description de normes contradictoires soulève une question

capitale: comment vont s'organiser les normes? comment la contra-diction va-t-elle s'aménager? Schématiquement parlant, deux voiessont possibles. Ou bien le médecin organise ses normes tout seul,ou en construit une synthèse en communauté avec ses collègues: c'estl'hypothèse endogène de l'intégration de rôle. Ou bien, la structurationse fait en relation avec le partenaire de rôle qu'est le client: c'estl'hypothèse exogène de l'intégration. L'hypothèse exogène est intéres-sante: la contradiction des normes y est un levier sur lequel le malade,pourrait peser et nous serions amené à une théorie du pouvoir dansla relation thérapeutique.

Or justement, Fox reste fidèle à une théorie endogène de l'inté-

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gration de rôle. Le rôle du professionnel trouve sa définition et sacohésion dans le groupe professionnel, c'est-à-dire en relation avecdes acteurs porteurs du même rôle, en dehors et avant la rencontreavec le client. On minimise l'influence du partenaire de rôle qu'est lepatient. L'hypothèse endogène est bien la réponse structuro-fonction-naliste à la question de l'intégration interne de rôle (6). Elle va desoi dans la théorie parsonienne puisque le rôle professionnel estcaractérisé par une haute intercorrélation interne des normes. Ellese retrouve également dans les réponses apportées par les travauxstructuro-fonctionnalistes ultérieurs aux deux problèmes de l'implica-tion affective du médecin et de sa réaction à l'incertitude technique.Merton et ses collègues (dont Fox) ont noté que le médecin doit seconformer à des normes assez contradictoires: par exemple, il doità la fois éviter les identifications excessives (emotionally detached),mais être aussi très proche de son malade (compassionate concern)(1957: 74). Comment un équilibre est-il atteint? Merton insiste surla formation médicale qui fournit au futur médecin le moyen d'êtreà la hauteur de ces normes contradictoires (1957: 72). Au mêmemoment, Coleman, Katz et Menzel ont montré dans la recherchesubventionnée par les laboratoires Pfizer et destinée à découvrir lesmécanismes d'adoption de nouveaux médicaments par les médecins,le rôle central des petits groupes informels de praticiens. Enfin Fox,dans ce même ouvrage, insiste sur le rôle capital du groupe de pairs,pour affronter à la fois les problèmes émotionnels et l'incertitudetechnologique.

En conséquence, on peut dire que c'est chaque fois à la mêmeconclusion qu'on aboutit dans la théorie structuro-fonctionnaliste :c'est toujours le groupe des professionnels qui apporte une réponseau problème posé. Et lorsque, par hasard, une recherche nous amènetout près des limites de cette hypothèse, lorsqu'on devine que lepatient joue un rôle dans l'adaptation médicale, ainsi que le suggèrentquelques pages de Fox (1969: 85-109), on reste quand même avec

(6) Elle semble bien être reprise telle quelle dans la tentative de Twaddle (1972)de sortir les analyses parsoniennes de leur impasse. Twaddle distingue deuxniveaux d'analyse: le «rôle JO et le comportement (<< behavior ,.). Il considèreque l'analyse parsonienne du sick role tient toujours, parce que les critiques quiont été portées à son encontre se situent au niveau d'un autre concept, l'illnessbehavior, lequel peut réussir à intégrer toutes les critiques. Même si l'on veutbien être d'accord avec cette distinction, on doit aussi remarquer que Twaddlene donne aucune réponse à la question de l'intégration entre le rôle du médecinet l'illness behavior. Ce qui laisse supposer qu'il reprend à son compte l'hypo-thèse endogène de l'intégration.

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l'impression que cette intervention du patient vient plutôt nuancer del'extérieur un rôle médical dont les traits fondamentaux ont été consti-tués en dehors de sa présence.

Cette hypothèse sur le caractère endogène de l'intégration internede rôle a révélé l'étroite parenté entre les réflexions de Fox et deParsons. Elle montre que fondamentalement Fox appartient à lamême veine théorique. Il n'est dès lors pas étonnant que les deuxautres hypothèses fondamentales, l'identité de situation et la commu-nauté de valeurs, porteuses de cette conception endogène de l'inté-gration, soient également partagées par les deux auteurs.

Qu'est-ce l'hypothèse de l'identité de situation? Elle veut dire queles acteurs sociaux affrontent tous une même situation. On pourraitobjecter que la situation des médecins de la salle F2 est différentede celle des malades. La théorie structuro-fonctionnaliste opte pourune réponse en termes de similitude. Rappelons ce que nous avonsdit précédemment d'Experiment Perilous. Après avoir remarquél'étroite parenté des réactions affectives des médecins et malades, Fox(1969, 182, 237 et 253) dégage l'idée d'une communauté d'individusaffrontant une même situation de stress.

Bien sûr, l'inventaire des éléments de stress auquel elle se livreest différent pour chacun des deux groupes en présence. Il suffit quele lecteur se reporte à notre présentation de l'ouvrage. Mais cet inven-taire n'est pour elle qu'une étape permettant de dégager ce qu'il y ade commun derrière cette multiplicité de stress particuliers. Fonda-mentalement, le stress commun trouve son origine dans l'incapacitédes médecins comme des malades à pouvoir réaliser les rôles attendus,c'est-à-dire les rôles aigus dégagés par Parsons (7).

Cette dernière considération nous amène à la troisième hypothèsestructuro-fonctionnaliste: la communauté des valeurs. Le thème del'identité de situation renvoie au thème de la communauté de valeurs.Une situation n'est la même, socialement, pour tous les acteurs queparce qu'elle est structurée de la même manière pour tous, et cettestructuration nous vient des pattern-variables dégagées par Parsons.Rappelons cette hypothèse consensualiste. Chez Parsons, nous l'avonsvu, il y a communauté de valeurs entre les rôles de médecin et demalade, notamment en ce qui regarde l'achievement (8). Fox amène

(7) Pour le médecin, cfr. Fox (1969: 86 et 251). Pour le malade, cfr. Fox(1969: 116).

(8) C'est pourquoi nous pensons qu'une théorie du pouvoir ne peut prendre

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une même réponse: dans la salle F2, ce sont les mêmes valeurs quel'on découvre, l'intensité affective par exemple (ce qui nous écartedu rôle parsonien), mais aussi l'accent mis sur l'achievement (ce quinous rapproche du rôle parsonien). Cette hypothèse consensualistene doit pas nous étonner: le structuro-fonctionnalisme est une théoriereconnaissant un rôle important, sinon central, aux valeurs dans ladétermination des conduites humaines.Nous pouvons conclure. C'est la même théorie structure-fonction-

naliste de la relation thérapeutique que l'on découvre dans les analysesde Parsons et de Fox. Elle repose sur une hypothèse consensualiste,affirmant la communauté de valeurs entre les acteurs sociaux, quifonde une identité de situation et qui permet par ailleurs une con-ception endogène de l'intégration de rôle.

n. Pour un dépassement: vers une analyse stratégique

Mettre l'accent sur la communauté de valeurs conduit à mettrede côté, dans l'analyse, ces éléments de contrainte, ces rapports deforce qui apparaissent ça et là dans Experiment Perilous. Dans lecadre de la brève introduction qui suit, nous n'allons en considérerque quelques uns, de manière à amorcer le débat.

A. Introduction

Posons-nous donc la question suivante: pourquoi le malade dela salle F2 se soumet-il aux expériences? Parce que cela lui permetde se comporter d'une manière conforme aux valeurs fondamentalesd'achievement de notre société? ou bien parce que les «médecinssont de chics types» (Fox, 1969: 104) auxquels on ne peut rienrefuser ?

Ce second type d'explication suggère une autre manière de voirles choses. En effet, il ne faut pas perdre de vue le fait suivant: siles médecins sont présentés par Fox comme des individus souffrantégalement de la situation d'expérimentation qu'ils connaissent, cen'est pas la seule dimension qui décrit leur position. La situationde stress qu'ils affrontent n'est pas «objectivement» la même que

place dans un tel cadre de référence, caractérisé par une communauté de valeurs.Pour une opinion en sens contraire, cfr. Smelser (1971: 25).

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celle des malades: ils ne font pas que subir une réalité. C'est aussiune situation qu'ils créent: ils prennent une part active à la «trans-gression» des normes du sick role.

Une première manière de voir cette idée de création est assezsimpliste: la salle F2 n'existe que parce que certains médecins l'ontprise en charge. Il ne faut pas objecter que cette salle trouve sonexistence, d'abord et avant tout, dans le développement d'une tech-nologie de pointe. La technologie ne se développe pas par elle-même,en fonction d'une dynamique autonome: elle requiert la présenced'une catégorie spéciale de médecins, aptes et désireux de la pousserle plus loin possible. C'est pourquoi une seconde manière d'exposerla même idée est beaucoup plus pertinente. Les médecins tirent leurgloire des activités de la salle F2 et se bâtissent de la sorte unecarrière (9): ils publient des articles importants et, devenus assezcélèbres, ils reçoivent la visite de nombreux médecins.

La conclusion qui découle de cette présentation est que les médecins,poursuivant également des objectifs qui leur sont propres, doiventexercer une certaine influence sur le malade pour l'amener à collaborer.Les exemples de ces moyens de « suggestion» abondent. La tactiquepeut être financière: il y a la réduction ou l'annulation des fraisd'hospitalisation, ce qui n'est pas négligeable lorsque l'on songe aucoût énorme des soins médicaux à charge des malades aux Etats-Unis(Fox, 1969: 89 et 104). Mais il y a surtout la manipulation symbo-lique: par exemple, il s'agit de la « célébration» du patient par lesmédecins (Fox, 1969 : 92) : les lettres de reconnaissance des médecinsau malade, les articles de presse valorisant le malade. Plus géné-ralement, il y a la mise en œuvre de tous les mécanismes facilitantl'identification du malade à son médecin. Le résultat de telles tactiquesest prévisible: à côté de certains malades refusant de servir decobayes, on peut en voir d'autres, récalcitrants à l'origine, qui mani-festent ensuite une telle intériorisation des nouvelles normes qu'ilsn'éprouvent plus aucune résistance intérieure. C'est le cas de GeneGordon qui, au début, refusait d'envisager la perspective d'une trans-plantation rénale. Après quelque temps, il est volontaire, il réclamel'opération (Fox, 1969: 153). C'est à un véritable processus deconversion qu'on assiste dans l'unité.

(9) Ce point est signalé très indirectement par Fox dans son introduction(1969: 20) et lorsqu'il est repris par la suite dans les mécanismes d'adaptation(Fox, 1969: 69-71), c'est dans une perspective qui ne nuit en rien à l'orientationaltruiste.

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Cette description des moyens utilisés par les médecins, de leurstactiques de persuasion, nous écarte beaucoup d'une analyse consen-sualiste. C'est à une analyse du pouvoir dans l'unité que nous devonsnous livrer.

B. La relation thérapeutique, relation stratégique

Si donc la situation n'est pas identique pour tous les acteurs, ilfaut reprendre à la base les analyses de Fox et proposer une nouvelleconceptualisation du milieu social de la salle F2. Pour ce faire, nousdevons abandonner son hypothèse que le stress est (a) issu d'unesérie d'incertitudes et de problèmes qui se posent aux médecins etaux malades et (b) qu'il est de ce fait source des relations socialescaractéristiques de l'unité métabolique. Nous croyons, tout au con-traire, que le stress est logé à l'intérieur même du nouveau systèmede relations créé dans l'unité. Ce n'est pas la situation qui est stres-sante, c'est le système de relations lui-même qui l'est. D'où vientce stress? Il tient au pouvoir médical excessif qui règne dans l'unitémétabolique et aux stratégies correspondantes des malades. Prouvercette hypothèse demande de démontrer deux propositions distinctes:- d'abord qu'un système de relations qui réalise un certain équilibredes pouvoirs est impraticable dans la salle F2. Ce sera l'objet denotre première section où nous essayerons de montrer que les deuxmodes traditionnels de relation thérapeutique dans notre société, larelation thérapeutique en situation aiguë et celle en situation chronique,voient le pouvoir médical limité et contrôlé par l'existence d'un certainpouvoir du patient. Pour terminer, nous nous demanderons pourquoices deux modes de relation sont impraticables dans l'unité méta-bolique.- ensuite, que le nouveau système de relations instauré dans lasalle F2 est de nature totalitaire et que c'est ce caractère qui estporteur de stress. Ce point fera l'objet de notre seconde section.

1. Les phénomènes de pouvoir dans la relation thérapeutique tradi-tionnelle

Dans cette section, nous voulons montrer que les deux modestraditionnels de relation thérapeutique sont basés sur un certain équi-libre de pouvoir entre les deux partenaires de l'interaction. C'est cet

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équilibre tout relatif qui inhibe le stress que l'on découvre dans l'unitémétabolique (10).

Précisons bien notre objectif. Nous ne prétendons pas que le maladecontrôle la relation autant que le fait le médecin. Ce serait uneproposition assez curieuse dans le courant actuel de dénonciationde la violence symbolique médicale. Mais ce faisant, nous souhaitonsenvisager un problème éliminé par ce dernier courant: si effectivement,le patient est constamment «violenté ou spolié s dans la relationthérapeutique, comment expliquer qu'il continue à entretenir une tellerelation? Il faut admettre que le bénéfice qu'il retire de la relation,à savoir la guérison, ne se paie pas à n'importe quel «coût socialou symbolique s : il exerce un contrôle, qui est bien sûr limité etlatéral. La structuration d'une relation ne tient pas seulement aupouvoir du membre dominant de cette relation (argument de coercitionet de force) ; ['autre partie, dominée, y trouve aussi un certain avan-tage, un certain intérêt. Tel est le fondement de notre principed'analyse stratégique (11).

Quels sont ces deux modes traditionnels de relation thérapeutique?Il s'agit de la relation thérapeutique en situation aiguë et de larelation thérapeutique en situation chronique. Ce sont, bien sûr, deuxmodèles purs. L'un est caractéristique d'une relation brève, la guérisonétant très souvent à la clé; l'autre est caractérisé par une certainepermanence, le plus souvent sans guérison. Il importe de considérerchacun de ces deux modes et de ne pas se limiter au seul premierqui a été décrit par Parsons.

Est-il possible de montrer que ces deux modes sont basés sur un« certain équilibre ~ de pouvoir entre le médecin et le malade? Lespreuves directes font défaut, car les travaux s'interrogeant sur cettehypothèse du pouvoir au sein de la relation thérapeutique « organico-

(10) TI s'agit d'un équilibre caractéristique d'un moment donné et donctoujours mouvant. On s'aperçoit qu'il est remis en cause aujourd'hui dans notresociété actuelle et nous pensons que c'est lié à une autre remise en cause, plusprofonde, celle d'une représentation de la maladie et de la mort notamment(cfr. infra).(11) Nous faisons ici référence aux principes d'analyse stratégique de Michel

Crozier qui pose comme hypothèse de travail la saisie de toute relation humainecomme une relation de pouvoir. Ce faisant, il entend que l'acteur cherche àcontrôler son environnement, c'est-à-dire réduire les incertitudes que sont pourlui les comportements des autres acteurs avec lesquels il est en interaction. Larencontre de ces stratégies est constitutive de la structure organisationnelle.Le développement de ces principes dans le cas de la relation thérapeutique afait l'objet d'un autre article (cfr. Kuty, 1976a).

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somatique» (autre que la relation psychiatrique) sont très rares. Nousne pourrons que livrer des conjectures, ouvrir des pistes.

Au sujet de la relation chronique, On peut mentionner les recher-ches de Roth sur les tuberculeux. Roth insiste très fort sur la négo-ciation permanente qui se déroule dans le sanatorium entre le patient,le médecin et l'infirmière (Roth, 1962, 1963a, 1963b). Cette négo-ciation permanente, ininterrompue, ne révèle-t-elle pas le faible pou-voir des valeurs médicales, et parallèlement la pertinence des valeursdu malade qui échappe à l'emprise des normes thérapeutiques? Nepeut-on penser que le type d'échange qui apparaît dans une tellerelation montre un pouvoir médical très limité, forcé de se justifierrégulièrement sur le plan rationnel face aux connaissances toujourscroissantes du malade, et finalement contraint, soit à recourir à destechniques hiérarchiques ritualistes (Roth, 1957), soit à des compor-tements de fuite (Davis, 1960: 44-45)? Et ne peut-on penser quede l'autre côté, faisant pendant à cette insatisfaction médicale, existela profonde insatisfaction du malade (Singer, 1974: 146) qui seméfie de l'idéologie médicale et défend ses propres valeurs (12).

En ce qui concerne la relation aiguë, nous pouvons faire mentiondes réflexions suivantes. Fondamentalement d'abord, nous pensons quel'attitude autoritaire du médecin, et la soumission corrélative dumalade, s'expliquent par une représentation culturelle de la maladieaiguë. Celle-ci, parce qu'elle est brève et réversible, peut être vécuepar le malade comme n'entraînant aucun changement dans sonidentité. Et ne pas changer, n'implique-t-il pas une conception dela maladie comme quelque chose d'extérieur à soi, ne touchant pasl'identité profonde, et donc ne réclamant aucun rôle actif du patient?Ne peut-on alors formuler l'hypothèse que l'attitude hiérarchique dumédecin est reliée à cette conception de la maladie? L'idée denon-changement du malade réclame la passivité du malade et doncun rôle actif et autoritaire du médecin (Kuty, 1975: 212). Ce quirevient à dire que le malade peut trouver un intérêt dans cettecroyance, et dans l'attitude autoritaire du médecin.

Dans le même ordre d'idée, on peut réinterpréter l'ouvrage deBalint (1960) (qui par certains côtés traite peut être aussi de larelation chronique). On y voit des généralistes se lancer dans la

(12) Situer ici nos propres analyses sur les phénomènes de pouvoir dans lesunités de rein artificiel ne serait pas justifié. En effet, les unités rénales consti-tuent un milieu qui s'apparente davantage à celui de l'unité métabolique. C'estégalement une relation chronique d'un type très particulier.

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médecine psychosomatique destinée à venir en aide aux malades« fonctionnels ». Balint montre que l'organisation traditionnelle dela pratique médicale requiert que le médecin procède à un examenphysique, puis prescrive une thérapeutique. L'omnipraticien à orien-tation psychothérapeutique peut vouloir renverser cette attitude acti-viste et adopter un comportement d'écoute. Si le patient « fonctionnel,entend convertir ses troubles de relations en symptômes physiques,et se refuse à ce que le médecin dirige la discussion vers le planrelationnel, il peut contraindre son médecin à rentrer dans le modèletraditionnel de la relation thérapeutique e organico-somatique e. Onvoit bien ici l'intérêt du malade dans une certaine conception dela médecine, et dans l'attitude autoritaire des médecins.

On peut également faire référence à Parsons lorsqu'il décrit le rôledu médecin, et plus spécialement les problèmes affectifs que ce der-nier rencontre, tout comme les moyens institutionnels dont il dispose.Cet auteur esquisse un tableau où l'on voit le médecin protégé contreune série d'assauts et de pressions dont le patient n'est pas le moindre.Mais en fait, tous ces moyens ne servent-ils pas aussi à protéger lepatient contre un détournement de pouvoir par le médecin au détri-ment de son client?

Enfin, et ceci est une preuve indirecte, pourquoi le médecinrecourt-il dans certains cas à l'hospitalisation de son malade? Parsonset Fox (1952) ont montré que le maintien à domicile du maladepouvait poser des problèmes fort difficiles pour l'équilibre émotionnelde la famille. Certainement, mais ne peut-on penser que cette décisiond'hospitalisation ne sera prise par le médecin que lorsque les tensionsaffectives intra-familiales auront atteint un certain seuil, celui où sapropre relation thérapeutique sera mise en difficulté (Davis, 1960:46)? Ce qui revient encore à noter l'impact des valeurs propres dumalade.

Si l'on essaye de synthétiser ces quelques idées, on pourrait émettrel'hypothèse suivante. Dans la relation aiguë, il y a pouvoir médical,attitude autoritaire, mais ceux-ci sont contrôlés par la brièveté del'interaction, par l'attente d'une guérison, le tout ne remettant quefort peu en cause le mode de vie (relationnel) du malade (cfr. lareprésentation culturelle de la maladie). C'est dans le respect de cesvaleurs fondamentales du malade que se trouveraient son pouvoir,et partant son intérêt à maintenir un tel style de relation.

Dans la relation chronique, le pouvoir médical que le malade doitreconnaître au médecin malgré son inefficacité thérapeutique, se

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trouve limité par la guérilla psychologique que lui livre le malade.De la sorte ce dernier proclame également, tant bien que mal, sesvaleurs. En conclusion, ces deux modes de relation révèlent que lemalade garde un certain pouvoir dans la relation, qu'il contrôle lemédecin et ce en prenant appui sur les autres groupes sociaux aux-quels il appartient (sa famille, ses amis, voire même le groupe desmalades en tant que groupe opposé à celui des professionnels).

Il reste une dernière question à envisager pour introduire la sectionsuivante: pourquoi ces deux systèmes sont-ils impraticables dansl'unité métabolique? Parce qu'elle représente un milieu mixte, com-binant à la fois la situation aiguë et chronique: d'une part, c'est unesituation d'attente, probablement sans issue, et d'autre part, c'est unlieu où l'on met en œuvre des techniques de pointe très sophistiquées.Mais cette conjonction, comme on va le voir maintenant, ne faitqu'additionner les éléments de pouvoir dont dispose le médecin, touten supprimant les barrières protectrices dont bénéficiait le malade.Le malade ne peut abriter une représentation de la maladie limitanttoute idée de changement de sa personnalité, et par ailleurs, il setrouve dans une situation de gratitude forcée à l'égard de ceux quisauvent sa vie tous les jours sans le guérir (13). Telle est également,avons-nous dit, la situation des unités de dialyse rénale. Ce sont lescaractéristiques de ce système social très particulier que nous allonsexaminer maintenant.

2. La salle F2, milieu totalitaire

L'élément de stress tient à la nature même du système de relationmis en place dans l'unité métabolique. Pourquoi? Parce que la salleP2 constitue un milieu totalitaire. Nous allons montrer que les méde-cins cherchent à prendre un contrôle quasi-absolu sur leurs malades,ce qui est à l'origine du stress des malades. Et nous verrons aussi,dans un second temps, comment les malades développent des straté-gies affectives extrêmes, sources du stress médical.

(13) C'est pourquoi nous nous écartons ici de Fox qui voit le stress dansl'incapacité des médecins et des malades à se conformer aux rôles de la relationthérapeutique (qui sont en fait ceux de la situation aiguë) (cfr. supra note 7).Il faut donc distinguer deux relations, l'aiguë et la chronique, et se serait plutôtl'inapplicabilité du modèle chronique qui serait source de stress. Ceci n'estqu'une remarque à côté de notre critique plus fondamentale dans la sectionqui suit.

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a. La totalitarité

Nous avons développé ailleurs (Kuty, 1976b) que le phénomènetotalitaire reposait sur des «pratiques d'omniemprise s. Dans uncontexte donné, certains acteurs sociaux cherchent à contrôler tousles comportements et représentations de l'acteur social (reclus) en luiimposant un système de valeurs unique. Ces pratiques paraissentsouvent liées à un phénomène de transition de statuts. La transitionde statuts fait référence au processus de resocialisation que doitconnaître un acteur pour s'adapter à une nouvelle situation: tel estle cas du malade dont le rein est définitivement atteint, ou du maladede la salle F2 ; tel est également le cas du psychanalysé, du novicereligieux. Les analyses ont montré que l'accompagnant social s'occu-pant de l'acteur en transition de statuts se trouve doté d'un grandpouvoir. A côté de la transition de statuts, il y a un autre facteurspécifique pouvant conduire à l'omniemprise: la situation d'incerti-tude. Ici, nous ne pouvons que mentionner ces analyses.

b. Les conduites médicales totalitaires

D'où vient donc ce pouvoir énorme du médecin dans l'unité méta-bolique? On s'aperçoit que la salle F2 combine deux sources d'om-niemprise: la transition de statuts et l'incertitude thérapeutique. Cequi en rend l'analyse plus difficile. Nous n'examinerons ici que le lienentre la totalitarité et l'incertitude technologique. En fait, Fox fournitbon nombre d'informations que l'on pourrait également reprendredans cette perspective de travail de transition de statuts mené tantpar l'équipe médicale que par les autres malades. Par souci desimplification, nous nous limiterons à un seul facteur, l'incertitudetechnologique.

Les médecins de la salle F2 n'affrontent pas l'incertitude technolo-gique, ils la créent, avons-nous dit. Ce faisant, ils créent une situationd'arbitraire social. Expliquons-nous. L'activité d'expérimentationreprésente certainement une situation d'innovation technologique. Maiselle est aussi, il ne faut pas l'oublier, un processus de création denouvelles règles sociales. Expérimenter c'est progressivement mettreen place de nouvelles procédures d'action. TI s'agit de règles perçuescomme provisoires, toujours modifiables, soumises au génie inventifdes médecins. De ce fait, ces règles paraissent aux malades très per-sonnalisées, hautement charismatiques. Le malade ne dispose que

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de peu de moyens pour se livrer à une critique de la rationalité deces décisions médicales (14). Il s'ensuit que tous ces éléments decontrôle du pouvoir médical dont disposait le malade dans la relationaiguë ou chronique classique s'effondrent. Nous assistons au déman-tèlement progressif d'un paradigme, c'est-à-dire d'un cadre de relationsnégocié par les acteurs (cfr. Kuty, 1976a), et à l'émergence d'unnouveau paradigme qui sera finalement le système de relations dela salle F2.

Oue se passe-t-il donc? Au fur et à mesure que disparaissent leséléments de contrôle du malade, les zones du pouvoir médical, qui setrouvaient limitées dans le paradigme traditionnel, s'élargissent déme-surément. Le médecin se trouve nanti d'éléments de contrôle accrussur son patient: telle est bien la situation d'omniemprise.

Voyons cela de plus près dans la salle F2. Le médecin, inquiet del'issue de ses expérimentations et de l'évolution de ses malades, vaprogressivement chercher à contrôler toutes les zones d'incertitude quipèsent sur son action. Ainsi il va vouloir maîtriser tous les aspectsde la vie du malade: son régime alimentaire, sa vie privée, sa vieaffective, sa vie sexuelle. Le médecin devient alors la seule sourcede référence du malade, fondement d'un seul système de valeurssignifiant pour ce dernier: à la pluralité de groupes sociaux antérieurs(famille, amis etc.) se substituera un groupe social unique, réunissantles médecins et les malades de l'unité métabolique. C'est bien là quese trouvent les pratiques médicales d'omniemprise. Ce sont ces com-portements que l'on peut appeler totalitaires. C'est cela qui est sourcede stress pour les médecins comme pour les malades.

Nous voyons alors les médecins multiplier les comportements quiaccroissent la dépendance du malade. Rappelons-nous que le médecinconclut des arrangements financiers spéciaux pour le malade: n'est-cepas le placer dans une situation forcée de reconnaissance? Souvenons-nous aussi de la célébration des patients (stardom), des relations deconfraternité professionnelle (colleagueship), même d'amitié: n'est-cepas là toute une tactique inconsciente destinée aussi à briser sa résis-tance, et forcer son adhésion à des valeurs professionnelles?

(14) Ceci ne veut pas dire qu'il n'y a pas négociation de ces règles entre lemédecin et le malade. Nous l'avons montré dans une situation très similaire,la création d'une unité de dialyse rénale (cfr. Kuty, 1976a). On peut égalementvoir apparaître des phénomènes de négociation dans la salle F2, par exemplelorsque le malade veut coûte que coûte poursuivre une expérience que lesmédecins n'osent plus continuer. On peut interpréter cela comme la formationd'une nouvelle règle de conduite par le malade. Mais ce n'est qu'un moyende retourner l'arbitraire médical, et donc finaiement de le reconnaître.

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Induire la dépendance, c'est créer un système de valeurs uniquemêlant le professionnel à l'amical et au familial. Nous avons vu plushaut que le pouvoir du malade dans les relations thérapeutiques tradi-tionnelles reposait justement sur sa capacité de mobiliser ces appar-tenances à d'autres groupes sociaux et de les opposer à l'impérialismed'un système de valeurs unique. Maintenant, pour le malade de lasalle F2, le monde extérieur perd de sa signification, c'est l'unitémétabolique qui devient tout son univers. Deux anecdotes illustreronttrès bien le terme de ce processus de création de dépendance, c'est-à-dire d'enfermement dans un univers clos, avec lieu de référence unique.Un jour, quand un médecin décida de renoncer à une expérience surun des malades, celui-ci éprouva un sentiment d'abandon et le cri dedétresse qu'il poussa alors exprimait bien ses sentiments: «li yavait un moment où tous vous jugiez mon cas intéressant, et vousveniez tous me voir les uns après les autres. Maintenant, c'est fini,je ne suis plus intéressant! :. (Fox, 1969 : 183). Ou encore, la maladiedont le malade souffre n'est plus à ses yeux d'origine organique, maissurtout de nature affective: c'est le médecin le responsable de samaladie (Fox, 1969: 168).

c. Les stratégies affectives des malades

Comment se construit progressivement ce système de relations,sous l'action de quels facteurs? On aurait aimé avoir des renseigne-ments sur l'interaction existant entre les médecins de l'unité, entreces derniers et les infirmières, entre les médecins et leurs collèguesdu service, tout un ensemble de relations dont nous avons pu noterl'importance centrale (15).

La seule chose que nous puissions faire ici est de nous penchersur les conduites des malades de la salle F2. Nous voulons montrerdans ce paragraphe que les comportements des patients peuvents'analyser comme des conduites stratégiques destinées à exercer uncertain contrôle sur la strate médicale. Leurs conduites sont à lafois induites par la strate médicale, mais également source en retourde nouveaux comportements renforçant la strate médicale dans ses

(15) Nous avons remarqué l'importance de ces relations entre professionnelspour la compréhension de la relation thérapeutique (cfr. Kuty, 1975). Fox (1969:110) a renoncé délibérément à étudier les relations entre médecins, ne parlejamais des relations avec les infirmières, et ne propose qu'une vision statiquede l'unité, sans aucune perspective historique.

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conduites. En passant, signalons que cette manière de voir entraîneune conception exogène de l'intégration.

Ceci revient à montrer que la situation d'extrême dépendance dumalade ne signifie pas qu'il perd tout contrôle sur son environnement.S'il se trouve privé de tous les éléments de négociation lui venant dumonde extérieur (ses rôles familiaux, sociaux et professionels), il con-centrera toute son énergie sur le monde de la salle F2. En conséquence,sa stratégie ne pourra reposer que sur des armes affectives. Dépouillé,de par la stratégie médicale d'inquisition permanente, de ses appar-tenances signifiantes à d'autres groupes sociaux, confronté de ce faità une situation qui porte l'ambivalence inscrite dans sa structure, lemalade ne dispose plus que d'une seule stratégie: mener la lutte surle plan des relations affectives (16).

Les quatre idées suivantes vont nous permettre d'illustrer cettestratégie des malades. Les patients de la salle F2 chercheront às'identifier aux médecins, recoureront à un chantage affectif, agres-seront le médecin et finalement essayeront de retourner leur situationde dépendance.

Les exemples d'identification ont été très bien soulignés par Fox:il s'agit essentiellement de relations quasi-collégiales développées entre,les médecins et les malades. Le chantage affectif est tout aussi pré-sent: nous venons d'en donner deux exemples plus haut, à savoir lesentiment d'abandon éprouvé et exprimé par le malade à l'encontrede son médecin et le diagnostic d'un manque d'amour des médecinsà leur égard.

L'agressivité, déjà perceptible dans les lignes qui précèdent, peutprendre les formes suivantes. L'humour, par exemple, prenant lesmédecins et la situation comme cibles, en est déjà une manifestation.Mais il y a aussi une expression plus directe de cette hostilité, lorsqueles malades s'en prennent aux jeunes médecins et étudiants en médecinequi effectuent des stages dans l'unité (<< nous en savons plus qu'eux :.Fox, 1969: 157). Nous interprétons cette conduite comme une réac-tion de clivage, concentrant toute l'agressivité contre certains médecinset permettant de garder de bonnes relations avec les autres médecinsauxquels on n'ose pas dire ce que l'on ressent exactement. De telsmécanismes de défense ne font que révéler l'ambivalence des maladesà l'égard de leurs médecins.

(16) Nous avons observé une stratégie analogue dans notre recherche surles unités de rein artificiel (cfr. Kuty, 1976b).

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L'ambivalence des malades apparaît encore plus nettement, plusprofondément dans leur volonté de retourner leur situation de dépen-dance. Nous savons qu'ils se sentent déjà des quasi-médecins (Fox,1969: 186), mais l'analyse doit être poussée plus loin, et pour ce,il faut développer une réflexion différente à propos de la motivationà participer à des expériences et du vedettariat. Ce n'est pas seule-ment une manière d'être conforme à la norme d'achievement (Fox,1969: 251), et c'est plus qu'un simple renversement des rôles (Fox,1969: 113). C'est surtout une manière de nier sa dépendance àl'égard des médecins en les rendant dépendants des malades! Lemédecin reconnaît publiquement que sans la collaboration du malade,aucun résultat valable n'aurait pu être atteint (<< nous reconnaissonsnotre dette envers Mr. X, dont la coopération enthousiaste a renducette recherche possible >, Fox, 1969: 93). Les malades n'ont passeulement fait avancer la science, ils ont aussi fait progresser lacarrière des médecins! li n'est pas étonnant que les médecins réagis-sent alors agressivement à cette situation de captivité dans laquelleils se trouvent enchaînés. li est malheureusement difficile de trouverdes matériaux tendant à supporter cette idée dans Experiment Peri/ous.Mais on peut aussi conjecturer que les expériences sont une situationdont les composantes sadiques ne sont pas absentes. Dans ce cadre,il eut été intéressant de recueillir des informations sur les rapportsde pouvoir entre médecins, et de savoir quels médecins étaient davan-tage poussés vers l'accomplissement à tout prix d'expériences etlesquels étaient plus cliniciens. Toutefois une phrase peut donner uneinformation pertinente: les comportements des médecins à l'égard deLéo Angelico, l'un des malades qui leur a été le plus utile pourl'avancement des connaissances. Dans un compte-rendu de son dos-sier, les médecins écrivent qu'ils n'ont jamais pu, de manière satis-faisante, le résoudre à adopter une vie plus indépendante hors del'hôpital. Une certaine lassitude et un certain agacement, pour direle moins, transparaissent clairement (Fox, 1969: 196).

En conclusion, le tableau d'une vie de communauté offert par lasalle F2 réclame de sérieuses réserves. Ne s'agit-il pas davantaged'une idéologie créée tant par les médecins que par les malades pourmasquer le conflit de stratégies affectives? Plus fondamentalement,toute la théorie structuro-fonctionnaliste de la relation thérapeutiquen'est-elle pas une transposition c scientifique >, non seulement del'idéologie médicale comme certains auteurs l'ont déjà souligné, maisaussi de l'idéologie des malades qui ont (ou avaient encore) un certain

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intérêt à ne pas prendre conscience des lignes de conflit traversantla relation?

Conclusion

Nous avons examiné un des rares ouvrages du courant structuro-fonctionnaliste qui se soit intéressé à la maladie chronique. Nous avonsmontré qu'au delà des différences superficielles, existait une profondeconvergence entre le modèle aigu (parsonien) et le modèle chronique(foxien), reposant sur les hypothèses d'une communauté de valeurset d'une identité de situation. Nous avons remarqué que ces hypo-thèses fondamentales se heurtaient à des difficultés, et qu'un autreprincipe d'explication, considérant les acteurs sociaux comme dessujets stratèges et négociateurs, cherchant à contrôler leur environne-ment, permettait une compréhension plus approfondie des événementsqui se sont déroulés dans l'unité métabolique F2.

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