Le Matin Dimanche Sylvain Tesson en side-car sur les pas de … · loin de l’extinction finale...

1
56 Livres Le Matin Dimanche | 18 janvier 2015 Contrôle qualité Sylvain Tesson en side-car sur les pas de Napoléon en Russie Récit Fasciné par l’âme russe autant que par l’empereur, l’écrivain entreprend en 2012 un voyage sur les traces de la Berezina, fameuse bataille qui opposa la Grande Armée de Napoléon et les armées du tsar. Lucas Vuilleumier A près son superbe best- seller intitulé «Dans les forêts de Sibérie», écou- lé à 400 000 exemplai- res et auréolé du Prix Médicis essai en 2011, où il racontait les six mois passés en ermite au bord du Lac Baïkal, l’écrivain voyageur Sylvain Tesson publie un autre ouvrage remarquable. Dans des condi- tions qu’il était loin d’imaginer, mais dont il savait qu’elles rencontreraient son chemin de vie un jour ou l’autre… Car en plus d’avoir commencé le récit de son retour de Russie, sur les traces de la Grande Armée de Napoléon, le lendemain même du décès de sa mère à qui le livre est dédié, il lui arrive, le jour de la remise du ma- nuscrit achevé à son éditeur, un accident aus- si bête que tragique. Ayant la manie de grim- per sur tous les obstacles rencontrés sur sa route – cet alpiniste hors pair a notamment escaladé la tour Eiffel et soigne ses entrées dans les dîners parisiens en arrivant par la fe- nêtre –, il s’est hissé sur le toit d’un chalet, à Chamonix, en rentrant du restaurant où, avec quelques amis, il a fait tinter peut-être un peu trop de verres, heureux de son nouvel exploit littéraire. Malheureusement, il perd l’équilibre et chute de huit mètres, s’écrasant sur la tête, et est plongé dans le coma pen- dant une semaine. Il est dans un état grave. Par bonheur, il s’en sort. Et grandi, avec ça. «Il est évident que les quatre mois d’hô- pital et le fait que je ne sois pas passé très loin de l’extinction finale ont changé la vi- sion que j’ai du monde et de moi-même, confie-t-il par téléphone depuis Paris. Bien plus qu’avant mon accident, j’apprécie les cadeaux, même infimes, que me fait chaque jour l’existence.» Penseur et vagabond Dans le «Petit traité sur l’immensité du mon- de» ou «L’axe du loup», Sylvain Tesson li- vrait un matériel infini de réflexion sur le monde, tant en sa qualité de penseur qu’en celle de vagabond. Capable de traverser l’Hi- malaya à pied, de refaire le trajet d’un échap- pé du goulag soviétique, il n’en était pas à son premier exploit avant d’être immobilisé par cet accident qui, s’il n’a pas éteint ses besoins de grandeur et d’espace, aura eu le mérite de le rendre plus sage. «Il ne sera plus possible pour moi de boire de l’alcool, pour des tas de raisons physiologiques. Et puis je crois que j’ai bu pour toutes les années qu’il me reste à vivre. En revanche, je veux encore trouver des accélérations de l’intensité de l’existen- ce. Et je crois que j’en serai capable par autre chose que l’escalade intempestive ou l’alcool. Par le voyage, la contemplation des paysages, la prise de risque dans la discipline sportive, mais aussi dans la défense de quelques gran- des causes.» Durant sa convalescence, en plus de dévo- rer un livre par jour (Tolstoï et Emmanuel Carrère, entre autres) pour se transporter, par l’imaginaire, loin de la tristesse de l’hôpi- tal, et faisant ainsi la nique à la télévision qui est pour lui le porte-voix de la médiocrité de notre époque, Tesson est en effet subjugué par la résistance des Kurdes syriens contre les attaques chimiques à Kobané. 2015 sera donc pour lui une année de re- mise en forme. Elle commence plutôt bien, puisqu’il lui sera difficile de passer à côté d’un autre succès public et critique avec un livre aussi puissant que «Berezina». A bord d’un voilier flirtant avec les ice- bergs, près des côtes de l’île de Baffin, au Ca- nada, Sylvain Tesson avait soufflé à son ami Cédric Gras l’idée d’un nouveau périple: «Une folie qui nous obsède, (…), nous empor- te dans le mythe; une dérive, un délire quoi, traversé d’Histoire». Devant se rendre tous Sylvain Tesson avant son grave accident qui lui a valu quatre mois d’hôpital et dont il s’est miraculeusement remis. Baltel/Sipa/Dukas deux en décembre au Salon du livre de Mos- cou pour y présenter leurs écrits respectifs, les deux comparses se trouveront au point de départ d’une course-salut, plus qu’un hom- mage, qui surgit avec évidence dans la tête de Sylvain Tesson: celui de la retraite de Russie menée par Napoléon en 1812. A bord d’un side-car, et accompagné par trois autres compagnons de route, ils déci- dent de rouler dans les traces de la Gran- de Armée, à qui l’empereur demanda de rebrousser chemin, après avoir décou- vert Moscou incendiée - Rostopchine, le gouverneur de la ville, ayant été chargé de la réduire en cendres afin d’appliquer la politique de la terre brû- lée. «La France avait enchaîné les vic- toires, pour finalement ne conquérir qu’un brasier. Napoléon avait donc déjà perdu en arrivant, de façon symbolique, même s’il était le vainqueur militaire. Il s’est retourné vers ses maréchaux et leur a lancé que ces Russes devaient véritable- ment être des barbares pour être capables d’une telle chose. C’était là un sacrifice ulti- me qu’a fait Alexandre Ier, et qui ne rentrait pas dans la grille de compréhension du mon- de de Napoléon. Il avait sous-estimé la rage sauvage des Russes.» Se lançant donc sur ces routes ge- lées, Sylvain Tesson, même s’il est mieux couvert que les grognards deux cents ans plus tôt, aimerait secrètement croiser le spectre de la douleur endurée par ces troupes que le froid a mordues sans relâche, alors que les vivres viennent à manquer. S’arrêtant une nuit dans un hôtel, l’auteur culpabi- lise dans son bain chaud. «Il me semblait là commettre comme une sorte de petite trahison sym- bolique.» Un ambitieux projet «Et toi, Tesson, tu seras qui? – Napoléon, bien sûr», écrit-il. Car comme dans chacun de ses ambitieux projets, il se met en scène autant que son modèle en 1812. «Ce que j’aime beau- coup chez Napoléon, c’est la di- mension littéraire du personna- ge. J’ai conscience du mal qu’il a fait et à l’Europe et à la France, mais en dehors de ça, il y avait chez lui un profond amour de la dimension littéraire que pouvait prendre la vie, ce qu’elle pouvait avoir de flamboyant. Je crois que c’est intéressant aujourd’hui, car notre époque méprise la littéra- ture comme jamais: notre minis- tre de la Culture s’est quasiment vantée de ne plus lire, et le prési- dent n’a qu’une envie, c’est de passer à l’ère numérique, sans se rendre compte que la littérature est probablement l’un des plus grands patrimoines culturels de l’humanité.» L’occasion d’évoquer encore le canniba- lisme qui fit rage dans ces plaines balayées par l’hiver, les grognards allant parfois même jusqu’à ronger leurs propres mains et bras, une manifestation spectaculaire de l’instinct de survie impossible aujourd’hui, selon Tesson. «Ils étaient emportés par une adhésion absolue à l’empereur, qui leur ex- pliquait qu’ils participaient à l’écriture du grand roman impérial. Aujourd’hui, notre société est une sorte d’agrégat d’individus qui ont tendance à se poser comme horizon d’eux-mêmes. Les nouvelles technologies ont beaucoup contribué à cela. Vous remar- querez que le slogan, très beau d’ailleurs, qui a permis de fédérer tout le mouvement de compassion et de colère contre la tuerie de Charlie Hebdo est «Je suis Charlie». Moi, je. Ce qui importait à des millions de per- sonnes était de se positionner personnelle- ment par rapport à l’événement. Je crois pouvoir dire que plus personne ne suppor- terait ce qu’ont enduré les grognards.» U « Napoléon a fait du mal à l’Europe et à la France, mais il y avait chez lui un profond amour de la dimension littéraire que pouvait prendre la vie, ce qu’elle pouvait avoir de flamboyant » Sylvain Tesson, écrivain A lire «Berezina», Sylvain Tesson, Ed. Guérin, 200 p. En librairie le 22 janvier.

Transcript of Le Matin Dimanche Sylvain Tesson en side-car sur les pas de … · loin de l’extinction finale...

Page 1: Le Matin Dimanche Sylvain Tesson en side-car sur les pas de … · loin de l’extinction finale ont changé la vi-sion que j’ai du monde et de moi-même, confie-t-il par téléphone

56 Livres Le Matin Dimanche | 18 janvier 2015

Contrôle qualité

Sylvain Tesson en side-car sur les pas de Napoléon en RussieRécit Fasciné par l’âme russe autant que par l’empereur, l’écrivain entreprend en 2012 un voyage sur les traces de la Berezina, fameuse bataille qui opposa la Grande Armée de Napoléon et les armées du tsar.

Lucas Vuilleumier

A près son superbe best-seller intitulé «Dans lesforêts de Sibérie», écou-lé à 400 000 exemplai-res et auréolé du PrixMédicis essai en 2011, oùil racontait les six mois

passés en ermite au bord du Lac Baïkal,l’écrivain voyageur Sylvain Tesson publie unautre ouvrage remarquable. Dans des condi-tions qu’il était loin d’imaginer, mais dont ilsavait qu’elles rencontreraient son chemin devie un jour ou l’autre…

Car en plus d’avoir commencé le récit deson retour de Russie, sur les traces de laGrande Armée de Napoléon, le lendemainmême du décès de sa mère à qui le livre estdédié, il lui arrive, le jour de la remise du ma-nuscrit achevé à son éditeur, un accident aus-si bête que tragique. Ayant la manie de grim-per sur tous les obstacles rencontrés sur sa route – cet alpiniste hors pair a notammentescaladé la tour Eiffel et soigne ses entréesdans les dîners parisiens en arrivant par la fe-nêtre –, il s’est hissé sur le toit d’un chalet, à Chamonix, en rentrant du restaurant où,avec quelques amis, il a fait tinter peut-êtreun peu trop de verres, heureux de son nouvelexploit littéraire. Malheureusement, il perd l’équilibre et chute de huit mètres, s’écrasantsur la tête, et est plongé dans le coma pen-dant une semaine. Il est dans un état grave.

Par bonheur, il s’en sort. Et grandi, avecça. «Il est évident que les quatre mois d’hô-pital et le fait que je ne sois pas passé trèsloin de l’extinction finale ont changé la vi-sion que j’ai du monde et de moi-même,confie-t-il par téléphone depuis Paris. Bienplus qu’avant mon accident, j’apprécie lescadeaux, même infimes, que me fait chaquejour l’existence.»

Penseur et vagabondDans le «Petit traité sur l’immensité du mon-de» ou «L’axe du loup», Sylvain Tesson li-vrait un matériel infini de réflexion sur lemonde, tant en sa qualité de penseur qu’encelle de vagabond. Capable de traverser l’Hi-malaya à pied, de refaire le trajet d’un échap-pé du goulag soviétique, il n’en était pas à sonpremier exploit avant d’être immobilisé parcet accident qui, s’il n’a pas éteint ses besoinsde grandeur et d’espace, aura eu le mérite dele rendre plus sage. «Il ne sera plus possiblepour moi de boire de l’alcool, pour des tas deraisons physiologiques. Et puis je crois que j’ai bu pour toutes les années qu’il me reste àvivre. En revanche, je veux encore trouver des accélérations de l’intensité de l’existen-ce. Et je crois que j’en serai capable par autrechose que l’escalade intempestive ou l’alcool.Par le voyage, la contemplation des paysages,la prise de risque dans la discipline sportive, mais aussi dans la défense de quelques gran-des causes.»

Durant sa convalescence, en plus de dévo-rer un livre par jour (Tolstoï et Emmanuel Carrère, entre autres) pour se transporter,par l’imaginaire, loin de la tristesse de l’hôpi-tal, et faisant ainsi la nique à la télévision quiest pour lui le porte-voix de la médiocrité denotre époque, Tesson est en effet subjuguépar la résistance des Kurdes syriens contre lesattaques chimiques à Kobané.

2015 sera donc pour lui une année de re-mise en forme. Elle commence plutôt bien,puisqu’il lui sera difficile de passer à côté d’un autre succès public et critique avec unlivre aussi puissant que «Berezina».

A bord d’un voilier flirtant avec les ice-bergs, près des côtes de l’île de Baffin, au Ca-nada, Sylvain Tesson avait soufflé à son amiCédric Gras l’idée d’un nouveau périple: «Une folie qui nous obsède, (…), nous empor-te dans le mythe; une dérive, un délire quoi,traversé d’Histoire». Devant se rendre tous

Sylvain Tesson avant son grave accident qui lui a valu quatre mois d’hôpital et dont il s’est miraculeusement remis. Baltel/Sipa/Dukas

deux en décembre au Salon du livre de Mos-cou pour y présenter leurs écrits respectifs,les deux comparses se trouveront au point dedépart d’une course-salut, plus qu’un hom-mage, qui surgit avec évidence dans la tête deSylvain Tesson: celui de la retraite de Russie menée par Napoléon en 1812.

A bord d’un side-car, et accompagné partrois autres compagnons de route, ils déci-dent de rouler dans les traces de la Gran-de Armée, à qui l’empereur demanda derebrousser chemin, après avoir décou-vert Moscou incendiée - Rostopchine,le gouverneur de la ville, ayant étéchargé de la réduire en cendres afind’appliquer la politique de la terre brû-lée.

«La France avait enchaîné les vic-toires, pour finalement ne conquérirqu’un brasier. Napoléon avait donc déjàperdu en arrivant, de façon symbolique,même s’il était le vainqueur militaire. Il s’est retourné vers ses maréchaux et leur alancé que ces Russes devaient véritable-ment être des barbares pour être capables d’une telle chose. C’était là un sacrifice ulti-me qu’a fait Alexandre Ier, et qui ne rentraitpas dans la grille de compréhension du mon-de de Napoléon. Il avait sous-estimé la ragesauvage des Russes.»

Se lançant donc sur ces routes ge-lées, Sylvain Tesson, même s’il estmieux couvert que les grognards deuxcents ans plus tôt, aimerait secrètementcroiser le spectre de la douleur enduréepar ces troupes que le froid a morduessans relâche, alors que les vivresviennent à manquer. S’arrêtant unenuit dans un hôtel, l’auteur culpabi-lise dans son bain chaud. «Il me semblait là commettre commeune sorte de petite trahison sym-bolique.»

Un ambitieux projet«Et toi, Tesson, tu seras qui? – Napoléon, bien sûr», écrit-il.Car comme dans chacun de ses ambitieux projets, il se met en scène autant que son modèleen 1812. «Ce que j’aime beau-coup chez Napoléon, c’est la di-mension littéraire du personna-ge. J’ai conscience du mal qu’ila fait et à l’Europe et à la France,mais en dehors de ça, il y avaitchez lui un profond amour de ladimension littéraire que pouvaitprendre la vie, ce qu’elle pouvaitavoir de flamboyant. Je crois quec’est intéressant aujourd’hui, carnotre époque méprise la littéra-ture comme jamais: notre minis-tre de la Culture s’est quasimentvantée de ne plus lire, et le prési-dent n’a qu’une envie, c’est de passer à l’ère numérique, sans serendre compte que la littératureest probablement l’un des plusgrands patrimoines culturelsde l’humanité.»

L’occasion d’évoquer encore le canniba-lisme qui fit rage dans ces plaines balayéespar l’hiver, les grognards allant parfoismême jusqu’à ronger leurs propres mains etbras, une manifestation spectaculaire del’instinct de survie impossible aujourd’hui,selon Tesson. «Ils étaient emportés par uneadhésion absolue à l’empereur, qui leur ex-pliquait qu’ils participaient à l’écriture dugrand roman impérial. Aujourd’hui, notresociété est une sorte d’agrégat d’individusqui ont tendance à se poser comme horizond’eux-mêmes. Les nouvelles technologiesont beaucoup contribué à cela. Vous remar-querez que le slogan, très beau d’ailleurs,qui a permis de fédérer tout le mouvementde compassion et de colère contre la tueriede Charlie Hebdo est «Je suis Charlie». Moi,je. Ce qui importait à des millions de per-sonnes était de se positionner personnelle-ment par rapport à l’événement. Je croispouvoir dire que plus personne ne suppor-terait ce qu’ont enduré les grognards.» U

«Napoléon a fait du mal à l’Europe et à la France, mais il y avait chez lui un profond amour de la dimension littéraire que pouvait prendre la vie, ce qu’elle pouvait avoir de flamboyant»Sylvain Tesson, écrivain

A lire«Berezina», Sylvain Tesson, Ed. Guérin, 200 p. En librairie le 22 janvier.