Le martyre de Saint-Maurice et de ses compagnons 1980

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Saint Maurice, patron des chevaliers, des soldats, du Valais et bien s ûr de Saint-Maurice d'Agaune DOCUMENT D'HISTOIRE 1980 LE MARTYRE DE SAINT MAURICE et de ses compagnons Considérations historiques et militaires

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Saint Maurice, patron des chevaliers, des soldats, du Valais et bien sûr

de Saint-Maurice d'Agaune

DOCUMENT D'HISTOIRE

1980

LE MARTYRE DE SAINT MAURICE et de ses compagnons Considérations historiques et militaires

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Photo de la couverture: «Le martyre de sai nt Maurice», déta il du vitrail d'Edmond Bille, 1950, Basilique abbatiale.

Avant-Propos Le Symposium de Forteresse 1979 a été l'occasion de rappeler le souvenir de la Légion thébéenne, et les participants à cette rencon­tre se souviennent avec émotion de la cérémonie organisée à la Chapelle de Vérolliez, au cours de laquelle le major Parvex évoqua de manière saisissante les circonstances de ce haut-fait.

Dès lors, il était bon que demeure une trace écrite du récit - il en existe d'autres, sans doute - mais celle-ci devait être facilement accessible, fondée scientifiquement et enrichie de documents ico­nographiques contemporains de l'événement. Nous exprimons donc notre vive reconnaissance au major Parvex, l'auteur, dont la maÎtri­se du sujet n 'a d'égale que la clarté et la vie de la présentation. Nous remercions également L'Ecole Valaisanne, qui a accepté qu'un document destiné à ses enseignants devienne une nouvelle plaquette de notre fonds d'édition. Enfin, nous disons notre gratitu­de à l'Abbaye de Saint-Maurice, qui met gracieusement à notre dis­position les photos reproduites, et à Monsieur le Chanoine Dupont­Lachenal, qui a bien voulu accepter de revoir le texte.

/! était bon enfin que l'Association Saint-Maurice pour la recherche de documents sur la forteresse accueille dans sa collection le récit du martyre de la Légion thébéenne. On sait qu'il existe une géogra­phie de la qualité, que certains lieux sont marqués par l'esprit: Saint-Maurice est un de ces lieux privilégiés où, dès la nuit des temps, il se passe quelque chose, qui est au-delà de l'ordinaire. Comme on le verra dans ces pages, le martyre de la Légion thé­béenne est à l'origine de la Laus perennis, raison d'être de la future abbaye, dont l'influence va être si grande sur les destinées politi­ques et religieuses de l'Occident ... Saint-Maurice, lieu de passage, lieu de pèlerinage et de réflexion. .. Haut-lieu de la fortification hel­vétique .. .

C'est donc par fiç/élité à une longue tradition - et dans le senti­ment que cette tradition est une force toujours agissante que notre Association a adopté le nom de Saint-Maurice, sa croix et une de­vise, ((Servin), dont le mot d'ordre nous incite, aujourd'hui comme hier, à toujours mieux remplir la mission à laquelle nous avons été appelés.

Association Saint-Maurice Le Président

Major Rapin

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MARTYRE-DE SAINT MAURICE

ET DE SES COMPAGNONS

Considérations historiques et militaires

« ... Un soir de l'automne commençant, quand les hauts pâturages rougissent déjà sous la morsure du premier gel, quand les forêts de mélèzes se couvrent d'une poussière d'or et que les sapins se déta­chent plus noirs sur la rouille des hêtres; quand les vergers ploient sous leurs charges de fruits prêts à la récolte et que les pampres fa­tigués tendent leurs premières grappes gorgées de soleil, la Légion thébéenne, mÛI'e elle aussi pour la récolte et la divine vendange, a fait halte, ici même, aux portes de la cité militaire d'Agaune.

Le Primicier Maurice, un fier soldat, commande la Légion, troupe d'élite, levée sur terre chrétienne, en Thébal'de d'Egypte. Il est assis­té d'Exupère, son aide de camp, et de Candide, le sénateur des sol· dats». '

Pour présenter à la fois les personnages et le décor de notre étude, il est difficile de trouver un plus beau texte que celui de «La Pas­sion des martyrs d'Agaune», du chanoine Louis Poncet.

Cependant, quittons les recherches littéraires pour nous attacher plus particulièrement aux considérations historiques et militaires qui caractérisent le martyre de Saint Maurice et de ses Compa­gnons.

1 Situation générale

- La période du Bas-Empire qui s'étend de 235 à 305 voit l'Empi­re romain s'inscrire dans un vaste triangle Atlantique - Méso­potamie - Golfe persique, incluant bien sûr tout le littoral mé­diterranéen qui constitue la «MARE NOSTRUM». Alix ji'ontières, la menace provient des pressions qu'exercent les peuples de cavaliers: Germains, Sarmates, Perses, Berbères et Maures. L'Empire perse des Sassanides est le plus puissant ad­versaIre.

- A l 'intérieur: l'Empire est secoué par des divisions. La peste fait de grands ravages et les effectifs des corps de troupes s'en ressen­tent gravement.

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Les empereurs sont des provinciaux nommés par leurs soldats, comme Dèce (249-251), d'origine illyrienne qui va réformer l'Empire et la religion, ce qui va provoquer une nouvelle persé­cution des chrétiens. Les Empereurs: Dioclétien tout d'abord, un Dalmate, devient empereur en 285. Devant la nécessité de réorganiser l'Empire il s'adjoint l'année suivante, un Pannonnien, Maximien, général expérimenté. Ce sont donc deux empereurs qui gouvernent l'Empire romain de 286 à 292 formant ainsi une dyarchie. Durant cette période, Dioclétien gouverne l'Orient et Maximien l'Occident. Ce système faisant ses preuves, Dioclétien crée en 292 deux nouveaux empereurs. Dioclétien et Maximien prennent le titre d'Augustes alors que les deux autres empereurs: Galère et Cons­tance Chlore, simplement Césars, leur sont associés. Désormais, les responsabilités sont ainsi partagées:

En Occident : Maximien gouverne: l'Italie, la Sicile, l'Afrique

Constance gouverne: la Gaule, l'Espagne, Chlore la Bretagne

En Orient : Dioclétien gouverne: la Thrace, l'Asie, l'Egypte

Galère gouverne: l'Illyricum et les pro-vinces danubiennes, l'Achaïe.

Il y a dès lors quatre résidences impériales à proximité des fron­tières: Milan, Trêves, Nicomédie et Sirmium. Cette organisation tétrarchique dura jusqu'en 305. De nombreuses réalisations sont à son actif:

réorganisation des finances établissement du cadastre levée régulière des impôts en justice, procédure simplifiée protection des mineurs, des esclaves et des débiteurs édit du maximum (fixation du prix officiel) aides aux écoles réalisation de grands travaux (thermes de Dioclétien)

A l'angle gauche de la façade de la basilique Saint-Marc, à Venise, un bloc de por­phyre rappelle le souvenir des tétrarques. D'autre part une colonne milliaire trouvée au XVIII' siècle à Martigny porte l'inscription suivante : (traduction) «A nos sei­gneurs Dioclétien et Maximien , pieux. heureux , toujours victorieux , Augustes, et à Constance et Galerius Maximin, nobles Césars, nés pour le bien de la chose publi­que, et princes toujours victorieux. De Forum Claudii Vallensium 1 mille pas» 2

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Il L'armée romaine.

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Instrument de conquête, l'armée romaine se signale par sa remar­quable discipline et la haute qualification de ses centurions.

Chaque armée commandée par un magistrat devenu général, se compose de deux légions.

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Cette légion comprend:

- une infètnterie répartie en cohortes, n;anipules e~ centuries - une cavalerie, commandée par un prefet, partagee en turmes (es-

cadrons) et décuries (pelotons) un corps auxiliaire, formé de soldats alliés

- des services spécialisés (génie - musiciens etc .. . )

Du point de vue des effectifs, les troupes s'articulent de la manière suivante:

- 1 centurie - 2 centuries - 3 manipules - 10 cohortes

= groupe de 100 hommes = un manipule (200 hommes) = une cohorte = 600 hommes = une légion = 6000 hommes

Ces effectifs sont rarement atteints dans la pratique en raison des combats, accidents, décès et désertions.

Généralement pour une légion on compte en moy~nne, 2000 à 4000 hommes. En dessous de 2000 hommes, on procede .a une n;­fonte avec de nouveaux éléments. A la fin du Haut-Empu'e on de­nombre environ 35 légions.

En raison même de la «PAX ROMANA», les troupes sont éche­lonnées sur le limès, la frontière ; l'intérieur du pays ne dispose pas de troupes propres.

C'est Dioclétien qui va remédier à cette situation en créant des troupes de campagne. Gallien avait déjà entrepris une telle réforme en 260 en créant des réserves constituées de cavaliers prêts à inter­venir rapidement sûr les points menacés.

Rappelons enfin que pendant les marches, pour être «à bonne en­seigne» les fantassins suivent leurs AIGLES et les cavaliers, leurs ETENDARS (VEXILLA).

Lors d'un stationnement, l'armée romaine adopte un dispositif dé­fensif en constituant le fameux CAMP ROMAIN.

«L'armée romaine ne s'arrête jamais en rase campagne. Chaque soir elle se met à l'abri dans un camp établi à proximité de l'eau . Le camp romain est un quadrilatère entouré d'un fossé et d'une le­vée de terre surmontée d'une palissade. Ses quatre portes sont gar­dées par des sentinelles, tandis que des piquefs de cavalerie font des rondes tout autour pendant la nuit. Au milieu du ca~~ on tr~uv.e un autel où sont déposées les enseignes ; la tente du general (pretOi­re) ; une place où les cantiniers vendent des vivres aux soldats ; le bureau du questeur où les soldats touchent leur solde. Chaque sol­dat a une place fixe , où il retrouve chaque soir les mêmes compa­gnons».3

~---CAVALERIE ROMAINE INFANTERIE ROMAINEI

INFANTERIE DES ALLIEs

C;Z;ZXt::::t:-===b\\ iI\-~~--- CAVALERIE

DES ALLIÉ

PRI!FETS DES TROUPES ALL/EES

"~TROUPES UGERES

fJfjJ1g f,!JfJfJ 1!J'N

CAVALERIE EXTRA",' FOl/RNIE PAR

LES ALLIÉS

LÉGATS

CAVALERIE EXTRAOHD~E

FOUHNIE PAR LES ALliÉS

INFANTERI E EXTRAORD~E DES ALuts

TROUPES y LEGERES

INFANTERIE EXTRAORD~c DES ALLIÉS

TRIBUNS MIliTAIRE:>

III Situation particulière (285-286)

Ce n 'est pas pour se soustraire à «la solitude du chef» ou par sim­ple goût de partager le pouvoir suprême que Dioclétien fait appel à Maximien! C'est bien une décision dictée par les nécessités de l'ac­tualité.

En effet, retenu en Orient, Dioclétien ne peut faire face à deux me­naces barbares en Occident.

D'une part , la révolte endémique des Bagaudes dans le bassin de la Seine et de la Marne préoccupe l'Empire, tout comme la séces­sion de Carausius en Bretagne.

D'autre part les Alamans franchissent le Rhin, pillent A venches, s'emparent de Lausanne et s'apprêtent à marcher vers le Haut-Lac et la Vallée du Rhône. Ils franchissent également le Rhin en direc­tion de la Lorraine et de la Gaule septentrionale.

Devant cette double menace, Maximien demande renfort à Dioclé­tien qui lui envoie la Légion thébéenne.

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HAXl t1 \EN ---

La légion thébéenne

Nous avons vu que dans l'organisation des ~roupes :o~aines le sec­teur opérationnel des légions était une portion du ltmes. E:~ termes modernes nous aurions là des troupes de «couverture frontlere» .

A défaut de pouvoir disposer d'une .armé~ de ~at;lpag~e, cette pri~­rité d'engagement dans un secteur bien determme . avaIt pour conse­quence d'obliger les chefs à procéder à. u~ remam~I?ent de troup~s afin d'être en mesure de remplir la miSSIOn premlere quand la s~­tuation exigeait d'entreprendre simultanément une campagne parti­culière pour répondre par la force à une menace barbare.

Il fallait donc détacher des éléments de leur incorporation pr~mière pour les regrouper en corps de troupe susceptibles de remplir une nouvelle mission. (C'est l'engagement d'un groupement de combat).

Ces détachements ad hoc portèrent d'abord le nom de VEXILLA puis de VEXILLA TIONES formant en quelque sorte une unité dans la légion d'incorporation. Par extension on leur attribua égaie­ment l'étiquette de légion mais il faut alors comprendre qu'il s'agit en réalité d'une unité de cavalerie légionnaire dont l'effectif dépas­sait rarement un millier d'hommes.

C'est précisément le cas de la «legio militum, qui Thebaei appella­bantur» ainsi mentionnée dans le récit de la Passion des martyrs par saint Eucher, évêque de Lyon.

Si l'on considère qu'il est fait mention d'un seul porte-enseigne (si­gnifer), on peut en déduire qu'il s'agit d'une cohorte dont l'effectif réglementaire ascende à 600 hommes. En tenant compte des grades des officiers cités, on peut évaluer plus ou moins la valeur des effectifs et déterminer le genre de troupes qui leur sont confiées. Cependant il faut remarquer que les structu­res militaires sont alors en pleine refonte et que le rapport grade­/ commandementltroupe peut en être sensiblement modifié.

PRIMICERIUS (Maurice) Au sens propre du terme ce mot désigne celui dont le nom figure à la première ligne de la tablette de cire (cera), donc en tête de liste, centurion commandant.

SENATOR MILITUM (Candide) officier du grade de centurion exerçant un commandement doublé d'une fonction d'instructeur. Qualifié de «princeps» , il est le commandant du manipule. C'est le subordonné direct du primicerius.

CAMPI DOCTOR (Exupère) Sous-officier d'infanterie. ou CAMPI DUCTOR: qui connaît les lieux = chef d'exploration /éclaireur.

En fonction de ces grades, les spécialistes pensent que la légion thé­béenne pouvait compter 550 fantassins et 132 cavaliers (quatre tur­mes de trente-trois cavaliers). Cela ferait un effectif total de 682 hommes. 4

OCTODURUS - ordonnances impériales. Venant d'Augusta Praetoria (Aosta), l'armée de Maximien franchit le Mont-Joux - SUMMUS POENlNUS - et descend sur Octodu­rus (Martigny) choisi comme tête d'étape alors que la Légion thé­béenne poursuit sa marche jusqu'à Acaunus (Agaune/St-Maurice) au Pays des Nantuates où elle se rétablit. La voie est bien connue: le franchissement du Rhône se fera à Tarnaiae (Massongex) puis successivement Penneloci (Villeneuve), Viviscus (Vevey), avec une bifurcation pour Lousonna (Lausanne), Urba (Orbe), Ariolica (Pon­tarlier), ou Uromagus (Oron), Minnodunum (Moudon) et Aventi­cum (A venches) ... Toutes ces localités figurent sur la Table de Peu linger, de même que dans l'Itinéraire d'Antonin , sorte de «Guide de Michelin» de l'époque pour soldats et commerçants!

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Est-ce dans l'optique d' un proche affrontement avec les Alamans ou dans la perspective de réprimer la révolte des Bagaudes, que Maximien ordonne à son armée de prêter le serment militaire à ce moment-là? Il était d'usage pour les troupes de prêter serment avant le début d 'une campagne. (Cela correspond de nos jours à l'assermentation des troupes avant l'accomplissement d'un service actif). Les soldats chrétiens pouvaient prêter ce serment en toute bonne conscience. Cependant dans le cas paiticulier, Maximien de­mande à la Légion de s'engager à pourchasser les chrétiens, ce qui peut s'entendre d ' un engagement sur les autels des dieux et voilà ce que ne peuvent accepter ces soldats chrétiens.

ACAUNUS - Prise de position des soldats chrétiens. - Décimations puis massacre de la légion thébéenne.

C'est donc à une mission de persécution des chrétiens (et sans doute les Bagaudes sont-ils visés là , car le christianisme avait déjà pénétré dans le bassin de la Seine et de la Marne) que Maximien appelle les soldats de Maurice, appel auquel ces soldats , étant eux-même chré­tiens , répondent par un refus.

Le refus éta it d'autant plus justifié, que l'engagement auquel Maxi­mien voulait les soumettre devait être pris, selon une opinion tradi­tionnelle , devant les autels païens. Cette attitude va plonger Maximien dans une violente colère et il exigera que la légion soit décimée . Une telle mesure disciplinaire devrait ramener la légion thébéenne à reviser son comportement afin d'exécuter les ordres impériau x. Il n'en est rien. La légion reste inébranlable dans sa foi et comme une deuxième décimation n'obtient pas plus de succès que la pre­mière , l'empereur Maximien , furieux , décrète la mort de tous.

Le texte de Saint Eucher utilisant une formule de style que l'on rencontre chez les anciens historiens romains tels que Tite-Live Ta­cite, résume l'argumentation de Maurice sous la forme d'un dis­cours dont voici la teneur.

«Nous sommes tes soldats , ô empereur, mais nous sommes avant tout serviteurs de Dieu , nous le confessons librement. Nous te de­vons l'obéissance militaire. Nous lui devons l'innocence. Nous rece­vons de toi la paie de notre labeur, de lui nous avons reçu la vie. Nous ne pouvons avec toi , empereur, aller jusqu'à nier Dieu notre Créateur, notre Seigneur, oui , notre Créateur et ton Créateur aussi, que tu le veuilles ou que tu ne le veuilles pas.

Premier feuillet du texte de saint Eucher Bibliothèque na tionale à Paris Classé au N° 9550 5

(format 15 ,5 x 23 ,5) Manuscrit des environs de l'an 600

Si nous ne sommes pas contraints à accomplir des actes assez cou­pables pour l'offenser nous t'obéirons encore, comme nous l'avon s toujours fait ; s'il en est autrement, nous lui obéirons plutôt qu 'à toi. Nous t'offrons, pour les employer contre quel ennemi que ce soit , nos mains que nous croyons criminel de rougir d'un sang in­nocent. Ces ~ains, qui savent combattre les ennemis et les impies, ne savent pomt frapper des hommes pieux et des citoyens. Nou s nous souvenons que nous avons pris les armes plutôt pour les ci­toyens romains que contre eux. Nous avons ~oujours combattu pour la justice, pour la piété, pour le salut des mnocents : ce fut là pour nous la récompense de nos dangers . Nous avons combattu avec fidélité sous tes drapeaux; mais cette fidélité , comment te la conserverons-nous, si nous la refusons à notre Dieu? «Nous avons d'abord prêté serment à Dieu ; nous avons ensuite prêté serment à l'empereur. Sache bien que notre second serment est illusoire , si nous violons le premier. Tu ordonnes le supplice de~ chrétiens par nos mains : il en est d'autres que tu n 'auras pas la peme de chercher loin de toi; tu vois ici , en nous , des hommes qui confessent Dieu le Père, créateur de toutes choses ; nous croyons en son Fils Jésus-Christ , Dieu .

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Nous avons vu les compagnons de nos travaux et de nos dangers égorgés par le fer; leur sang a rejailli sur nous; et cependant nous ne pleurons pas la mort de nos très saints compagnons, nous ne les plaignons pas, mais bien plutôt nous les louons et nous sommes pleins de joie parce qu'ils ont été trouvés dignes de souffrir pour le Seigneur, leur Dieu. Maintenant, le suprême besoin de vivre ne nous a pas poussés à la rébellion; le désespoir, si énergique en face du péril, ne nous a point armés contre toi, ô empereur. Nous voici les armes à la main, et nous ne résistons pas, parce que nous ai­mons mieux recevoir la mort que la donner, périr innocents que de vivre coupables. Si tu rends encore de nouveaux décrets contre nous, si tu donnes de nouveaux ordres, si tu apportes de nouvelles menaces, feux, torture, glaives, nous sommes prêts · à tout subir. Chrétiens nous nous déclarons: nous ne pouvons persécuter les chrétiens».6

La suite , c'est le massacre de toute la légion thébéenne. Saint Eucher mentionne que pour honorer les restes des martyrs d'Agaune, Théodore, premier évêque connu du Valais, aménagea une petite chapelle au pied des rochers. Le tombeau même de Saint Maurice - arcosolium caractéristique dans la crypte - attira d'embiée de nombreux pèlerins. Le roi Sigismond fonda alors un monastère dont l'inauguration so­lennelle eut lieu en sa présence, le mardi 22 septembre 515 et l'évê­que de Vienne sur le Rhône, Saint Avit, prononça l'homélie dont le texte est conservé dans deux papyrus de l'époque à la bibliothèque nationale de Paris. C'est sur le tombeau de Saint Maurice que s'élève pour la première fois en Occident la Laus perennis, psaln10die ininterrompue en commémoration des martyrs d'Agaune.

Martyre de saint Maurice Châsse de l'abbé Nantelme 1225 Trésor de l'Abbaye de Saint-Maurice

Martyre de saint Candide Reliquaire de saint Candide XIIe siècle Trésor de l'Abbaye de Saint-Maurice

,

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Tombeau de saint Maurice (crypte des anciennes basiliques)

Châsse de saint Maurice construite postérieurement à l'abbé Nantelme (1223-1258) en remployant des éléments d 'un parement d'autel en argent d'époque romane

(fin XI!< siècle)

Homélie de saint Avit pour l'inauguration du monastère d'Agaune le mardi 22 septembre 515 . Bibliothèque nationale, Paris

Le texte de Saint Eucher, évêque de Lyon , mort en 449, est le plus ancien récit relatant la PASSIO MARTYRUM ACAUNENSIUM. Des manuscrits plus récents datant des environs du IXc siècle pré­sentent quelques variantes précisant un détail ou complétant telle ou telle description. Le récit d'Eucher a suscité une critique de Denis van Berchem 7 ,

critique à laquelle Louis Dupraz a opposé une longue étude des di­vers manuscrits relatant la passion des martyrs d'Agaune. Cette étude souligne l'importance de l'érection d'un sanctuaire en leur honneur par l'évêque Théodore . Cela permet à l'auteur d'y voir une forme véritable de canonisation.

Il est bien évident que l'on peut se poser de nombreuses questions par exemple à propos d'un détail mentionné dans l'un des manus­crits tardifs anonyme ne figurant pas dans le texte de Saint Eucher. Il s'agit en l'occurence de l'ordre qu'aurait donné Maximien à la lé­gion thébéenne déjà à Acaunus (St-Maurice) de revenir en arrière, jusqu'à Octodurus (Martigny) pour prêter le serment militaire sur les autels des dieux. Selon ce manuscrit, la légion thébéenne aurait eu le pressentiment de devoir prêter le serment militaire à Octodurus et c'est pour évi­ter cette obligation qu'elle aurait «brûlé» l'étape de Martigny, poursuivant sa marche directement jusqu 'à Acaunus. L'auteur de ce manuscrit a sans doute voulu exprimer par là son explication des circonstances particulières où se trouvait la légion.

Il y aurait beaucoup de choses à dire à ce sujet mais du simple point de vue tactique d'abord, si le gros des troupes de Maximien fait halte à Martigny , il semble d'une élémentaire prudence de s'as­surer en poussant son avant-garde dans le compartiment de terrain suivant. Acaunus, lieu de péage bien attesté dans son défilé sur la

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voie romaine qu'empruntent régulièrement tout soldat gagnant les frontières du Rhin, paraissait particulièrement bien choisi à cet ef­fet.

Si l'on considère que c'est pour s'opposer au double danger des Alamans et des Bagaudes que l'on est en train de faire campagne, il semble pour le moins curieux que Maximien dégarnisse son dispo­sitif précisément en tête de sa marche. De plus, faire revenir en ar­rière son avant-garde ne paraît pas être la meilleure solution pour gagner du temps!

Enfin, il était possible pour Maximien de demander à la légion thé­béenne de sacrifier «dans la foulée)) sur les autels des dieux d'Acaunus ou surtout de Tarnaiae (Massongex) où l'on passera obligatoirement pour franchir le Rhône.

C'est précisément à T ARNAIAE que l'on a exhumé en 1931 un autel votif «A JUPITER, Très bon, Très grand)) orné des attributs divins: aigles aux ailes déployées, foudre hérissé de dards tenu par une main droite fermée. 9

Cet autel était à proximité d'un labrum, grande vasque de pierre dédiée également à Jupiter par un soldat de la VIlle légion Auguste. C'est un objet de culte qui sert de réceptacle pour l'eau lustrale. lO

Ces deux monuments en l'honneur de Jupiter sont élevés par des soldats. Cela montre bien la dévotion des soldats pour Jupiter et la preuve que c'est bien là l'itinéraire militaire emprunté par les trou­pes romalI1es.

D'autre part les historiens reconnaissent dans le mot T ARNAfAE «l'empreinte du dieU)) gaulois T ARANIS, pratiquement l'équiva­lent de Jupiter auquel les Romains l'auraient progressivement assi­milé par la suite. Cela donnerait ainsi à Tarnaiae - Massongex -la réputation d'un lieu de culte remontant très haut dans l'his­toire."

Autre point mystérieux: l'origine exacte des soldats de la légion thébéenne:

- Sont-ils romains? - Sont-ils égyptiens?

Saint Eucher écrit «Thebaei appelabantu[")) - on les appelait «Thébains)) - On peut comprendre que ces soldats ne sont pas né­cessairement thébains d'origine mais qu'il ont pu recevoir ce titre à la suite d'une occupation.

Autel découvert à Massongex en 1931 Son inscription:

J (0I'i) 0 (plimo) M (axill/a) 1' (01/11/1) S (a/vit) J (ibel/s Daplllllls dispel/sala [ris} vicar [ill~j

«A Jupiter Très bon , Très grand, Daphnus, suppléant du quartier maître s'est volontiers acquitté de son vœu comme il convenait» '

Dimensions : h. 100 cm., larg. 57 cm., épaiss. 27 cm. , lettres 3 cm. Placé dans le vestibule de l'Abbaye de Saint-Maurice

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Il est aussi intéressant d'apporter ici un élément nouveau qUI per­met d'approcher peut-être de la réalité historique .

Selon des avis de milieux copts actuels dont nous avons eu connais­sance l' insubordination endémique que manifestaient les Egyptiens n'aur~ it pas été le fait de toute l'Egypte , m~is seul~ment d 'une région. Cette attitude d'opposition aux Romall1s serait surtout le fait de la Haute-Egypte plus proche de l'Ethiopie.

Dans d'autres régions, les populations auraient mie~x admis l'occu­pation romaine, surtout celles des régions plus fert.Iies dans les le ~'­l'es noires nourries par les crues du Nil où les habitants se montre­rent plus favorables à la romanisation que ce n 'était le cas dans la Haute-Egypte.

C'est donc dans ces régions plus soumises que Rome aura it pu lever des troupes pour les envoyer plus au sud , occuper la région de Thè­bes qui était hostile à Rome.

Le Fayoum aurait été rallié assez tôt à l'autorité romai~e. Or da~s le no rd du Fayoum on trouve un lac /v/oeris -:- Lac nOir et /vIaun.­cifls pourrait justement provenir d'un mot déSignant la co uleur no~­re. On retrouve la même signification dans le mot MAURE, habi­tant de l'Afrique. Même sens également pour le surnom du duc de Milan, Ludovic Sforza - Le More - soit qu'il ait eu le teint basa-né , soit qu ' il ait porté une cuirasse noire. , . . . On se trouve donc en présence ... d'une sene NOIRE qUI pourrait bien être le dénominateur commun associant ces divers éléments dans un même contexte.

Ce sont là quelques considérations particulières à ajouter à celles exprimées dans les études de MM. van Berchen: et ~upraz aux­quelles nous renvoyons bien sûr les lecteurs pas~lO~nes de .rec,her­ches historiques. En y trouvant une foule de detaiis ~o~t lI1te,re~­sants ils découvriront simultanément toute la complexite des eve­nem~nts en cherchant la concordance entre les faits historiques et la relation même de la Passion des Martyrs d 'Agaune.

En remerciant tout particulièrement l'Abbaye de Saint-Maurice et M. le Chanoine Dupont Lachenal pour leur précieuse collabora­tion .

Jlt/aurice Parvex

NOT ES

1. PONCET, Louis. La Pass ion des mart yrs d'Agaune. Jeu liturgique. Ed. OSA 51-Maurice, 1940 (page 9)

2. WALSER , Gerold. ITI NER A ROMA NA . Die romi schen Strassen in der Schweiz 1 Teil Die Meilensteine Ed . Kümmerly & Frey Berne 1967 (page 27 )

3. SECHER , J. et BRAND, Ch. Rome et le Moyen Age Ed . de Gigord Paris 1967 (page 3 1)

4. DU PRAZ, Louis. Les Passions de Saint Maurice d'Agaune Ed . Uni versitaires Fribourg 196 1 (page 271)

5. BESSON, Marius, Antiquités du Vala is Ed. Fragnières Fribourg 19 10 (pages 54-55 )

6. GROS, Eugène. Histoire du Martyre de Saint Maurice et de la légion thébéenne. Ed . OSA St-Maurice 1900 (pages 16-1 8)

7. Van BERCHEM , Denis. Le martyre de la légion thébéenne Essai sur la formation d'une légende Ed. Reinhardt Bâle 1956

8. Cf note 4 ouvrage cité

9. COLLART, Paul. Inscriptions latines de St-M aurice et du Bas-Valais. Revue suisse d'Art et d'Archéologie vol 3 N° 1-2 Ed . Birkhaeuser Bâle 1941 (page 2)

10. COLLART, ouvrage cité

Il . VAN BERCHEM , Denis. Le sanctuaire de Tarnaiae. Revue d'histoire va udoise N° 4, 1944.

BIBLIOG RAPHIE

1. Ouvrages cités en notes

2. BESSON, Marius. Monasterium Aca unense. Etudes critiques sur les origines de l'Abbaye de St -Mauri ce en Vala is. Fribourg 19 13

3. BLONDEl, Louis. Les anciennes basiliques d'Aga une, étude a rchéologique. Val­lesia , III , Sion , 1948 + suppl. , V, 1950

VI , 195 1; VIII , 1953; XII , 1957; XX II , 1967

4. DUPONT LA CHENAL, Léon. A Saint-M aurice au XIII' siècle: l'abbé Nantelme (1223-1 258) et la « l'élévation » des Mart yrs de 1225 An'na les vala isa nn es 1956

5. THEURILLAT, Jea n-M arie. L'Abbaye de Saint-Maurice d'Aga une des origines à la réforme canoniale (51 5-830 environ), Vallesia, IX , Sion , 1954

6. de RIEDMA TTEN, Henri . L'histori cité du martyre de la Légion thébéenne, An­nales vala isannes 1962

7. PARVEX, Maurice. Saint-Maurice, Site hi storique. Emission radiophonique sur cassette 30' OfIice bas-vala isa n de la Bibliothèque cantonale et OOlS , St-Maurice.

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Mosaïque du maître-autel Mosaïque de Maurice Denis au chœur de l'église abbatiale (1920)

La basilique abbatiale de Saint-Maurice, construite de 1614 à 1627 rénovée et agrandie ' de 1943 à 1949

ANNEXE TEXTE de saint EUCHER

traduit par le chanoine Eugène Gros

PRÉFACE À LA PASSION DES MARTYRS D'AGAUNE

Eucher au Seigneur Sylvius. évêque. Saint et bienheureux en Jésus-Christ

«J'envoie à ta béatitude le récit de la Passion de nos martyrs; car je craignais que le manque de soin ne permit au temps d'effacer de la mémoire des hommes les Actes d'un si glorieux martyre. Je me suis enquis de la vérité de cet événement auprès de personnes de poids, de ceux-là même qui affirmaient avoir appris les circonstan­ces de cette Passion, telles que je les rapporte ici , de saint Isaac, évêque de Genève, qui les tenait, je le crois , du bienheureux évêque Théodore , beaucoup plus ancien que lui . Ainsi , pendant que d'au­tres viennent de différents lieux et de diverses provinces offrir à l'honneur et au service des Saints des présents d 'or, d'argent et d'autres choses, moi , je leur offre cet écrit qui est mon œuvre, si vous daignez l'honorer de vos suffrages ; et je les supplie en retour d'intercéder auprès de Dieu , pour en obtenir la rémission de mes péchés, et de me continuer toujours à l'avenir leur protection. Sou­venez-vous aussi de moi devant le Seigneur, saint et justement bien­heureux Frère, et vous tous qui êtes spécialement attachés au servi­ce de ces Saints.

PASSION DES MARTYRS D'AGAUNE

«A l'honneur des Martyrs qui ont illustré Agaune par la glorieuse effusion de leur sang, nous avons mis par écrit le récit de leur Pas­sion; et nous l'avons fidèlement rapportée dans le même ordre qu 'elle nous a été transmise ; car une tradition successive et suivie a dérobé jusqu'ici à l'oubli la mémoire de cet événement ; et si un lieu particulier, si une ville est illustrée par la possession des reli­ques d'un seul martyr (c'est non sans raison , puisque ces saints ont fait au Très-haut le sacrifice de leur vie précieuse), avec qu'elle vé­nération ne doit-on pas visiter le lieu sacré d'Agaune, où ['on sait que tant de milliers de martyrs ont été mis à mort pour Jésus­Christ. Venons maintenant à la cause même de cette bienheureuse Passion.

«Sous Maximien, qui gouvernait l'empire romain avec Dioclétien , son collègue, des peuples de martyrs furent tourmentés ou mis à mort dans la plupart des provinces. Ce prince, ajoutant aux fureurs de l'avarice , de la luxure, de la cruauté et des autres vices un entê­tement excessif pour le culte exécrable des idoles et le mépris sacri-

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lège du vrai Dieu, avait armé son impiété pour détruire jusqu 'au nom même du Christianisme. . Quiconque osait alors faire profession de la vraie religion était traî­né aux supplices ou à la mort par des troupes de soldats postés de toutes parts ; et ce prince semblait avoir fait trève avec les nations barbares, pour tourner toute la force de ses armes contre la religion. Il y avait alors dans l'armée une Légion de soldats appelés Thé­béens ; or, on donnait en ce temps le nom de Légion à un corps de 6600 hommes d'armes. Appelés des contrées de l'Orient , ils étaient venus au secours de Maximien ; habiles dans l'art de la guerre , dis­tingués par leur courage et plus encore par leur foi , également zélés pour servir l'empereur par leur bravoure , et Jésus-Christ par leur piété, ils se souvenaient du précepte de l'Évangile, et rendaient à Dieu ce qui est à Dieu, à César ce qui est à César. «Comme on les destinait donc, ainsi que les autres soldats de l'ar­mée, à arrêter la grande multitude des chrétiens, ils furent les seuls qui osèrent se refuser à ce ministère de cruauté, et ils déclarèrent qu'ils n'obéiraient point à de tels ordres. Maximien n'était pas loin, car il s'était arrêté près d'Octodure , pour se reposer des fatigues de la route. Lorsque des courriers vinrent lui annoncer que cette Lé­gion, rebelle aux ordres impériaux, s'était arrêtée dans les défilés d'Agaune, son indignation le rendit furieux .

«Mais, avant de poursuivre ce récit , il me paraît à propos de faire connaître la situation de ce lieu. Agaune est à environ 60 milles de Genève et à 14 milles de la tête du lac Léman , dans lequel se jette le Rhône. Il est situé dans une vallée entre les montagnes des Al­pes. On y aborde difficilement par un chemin rude et étroit; car le Rhône , minant les rochers à leur base , laisse à peine aux passants un chemin praticable. Mais , les gorges une fois franchies , on décou­vre tout à coup, entre les pentes rocheuses des montagnes, une plai­ne assez spacieuse. C'est là que s'était arrêtée la Légion sainte.

«Maximien ayant donc appris , comme nous l'avons déjà dit , la réponse des Thébéens, s'abandonne aux transports de la colère qu'excite en lui leur désobéissance à ses ordres ; il commande que la Légion soit décimée, afin d'amener plus facilement par la crainte les autres à se soumettre ; et il ordonne de nouveau de les contrain­dre à poursuivre les chrétiens.

«Mais lorsqu 'on eut signifié cette nouvelle injonction aux Thébéens et qu'ils eurent appris qu'on exigeait encore d'eux des exécutions impies, un murmure se fit e·ntendre de toute part dans le camp: tous affirmaient qu'en vue de personne ils ne se prêteraient à de sa­crilèges fonctions; qu'ils auraient toujours en horreur le culte profa­ne des idoles; qu'élevés dans la pratique de la religion sainte et di­vine, ils n'adoraient que le seul Dieu de la Trinité sainte ; qu'ils ai­maient mieux endurer les derniers supplices que de rien faire qui fût contraire à la foi chrétienne.

«Apprenant cela, Maximien , plus cruel qu'une bête féroce, se livre de nouveau à son caractère sanguinaire , les fait décimer une secon­de fois, et commande néanmoins que l'on contraigne les survivants à exécuter ce qu'ils avaient méprisé. Ces ordres ayant été de rechef apportés au camp, on procéda à une seconde décimation; mais la multitude des soldats qui survivaient, s'exhortaient mutuellement à persister avec courage dans une si belle résolution. Dans ces cir­constances, le plus grand soutien de la foi fut saint Maurice qui, se­lon la tradition, était alors primicier de cette Légion, et dont les ex­hortations furent appuyées de celles d'Exupère , son aide-de-camp, (comme l'on dit dans les armées), et de Candide, sénateur des sol­dats; il animait chaque soldat à persévérer dans la foi. En leur rap­pelant l'exemple de leurs compagnons martyrs , il les engageait tous à mourir, s'il était nécessaire, pour le sacrement de leur Christ, pour la loi de leur Dieu; il leur montrait l'obligation de suivre leur frères d'armes, qui déjà les avaient précédés dans le ciel. Et la glo­rieuse ardeur du martyre embrasait ces bienheureux guerriers. Ani­més donc et autorisés par leurs principaux officiers, ils adressent à Maximien , que la rage brûlait, des représentations courageuses au­tant que respectueuses, que l'on dit avoir été conçues en ces termes:

«( Nous sommes tes soldats, ô empereur, mais nous sommes avant tout serviteurs de Dieu, nous le confessons librement, Nous te de­vons l'obéissance militaire, nous lui devons l'innocence, Nous rece­vons de toi la paye de notre labeur, de lui nous avons reçu la vie. Nous ne pouvons avec toi, empereur, aller jusqu 'à nier Dieu notre Créateur, notre Seigneur, oui, notre Créateur et ton Créateur aussi, que tu le veuil/es ou que lU ne le veuil/es pas. Si nous ne sommes pas contraints à accomplir des actes assez coupables pour l'offenser nous t'obéirons encore, comme nous l'avons toujours fait ; s 'il en est autrement, nous lui obéirons plutôt qu 'à loi. Nous t'offi'ons, pour les employer contre quel ennemi que ce soii, nos mains que nous croyons criminel de rougir d'un sang innocent. Ces mains, qui sa­vent combattre les ennemis et les impies, ne savent point ./i'apper des hommes pieux et des citoyens. Nous nous souvenons que nous avons pris les armes plutôt pour les citoyens romains que contre eux.

«Nous avons toujours combattu pour la justice, pour la piété, pour le salut des innocents: ce fut là pour nous la récompense de nos dangers, Nous avons combattu avec fidélité sous tes drapeaux ; mais celle fidélité, comment te la conserverons-nous, si nous la refilsons cl notre Dieu ; nous avons ensuite prêté serment à l'empereur. Sache bien que notre second serment est illusoire, si nous violons le pre­mier. Tu ordonnes le supplice des chrétiens par nos mains: il en est d'autres que tu n'auras pas la peine de chercher loin de toi; tu vois ici, en nous, des hommes qui confessent Dieu le Père, créateur de toutes choses ; nous croyons en son Fils Jésus-Christ, Dieu.

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Nous avons vu les compagnons de nos travaux el de nos dangers égorgés par le fer ; leur sang a rejailli sur nous; et cependant nous ne pleurons pas la mort de nos très saints compagnons, nous ne les plaignons pas, mais bien plutôt nous les louons, el nous sommes pleins de joie parce qu'ils ont été trouvés dignes de souffrir pOlir le Seigneur, leur Dieu. lvfainlenant, le suprême besoin de vivre ne nous a pas poussés à la rébellion; le désespoir, si énergique en face du péril, ne nous a point armés contre toi, ô empereur. Nous voici les armes à la main, et nous ne résistons pas, parce que nous ai­mons mieux recevoir la mort que la donner, périr innocents que de vivre coupables. Si tu rends encore de nouveaux décrets contre nous, si tu donnes de nouveaux ordres, si tu apportes de nouvelles mena­ces, feux, tortures, glaives, nous sommes prêts à tout subir. Chr~­tiens nous nous déclarons: nous ne pouvons persécuter les chre­tiens. » Maximien, après avoir entendu ces représentations et reconnu l'at­tachement inviolable des Thébéens à la foi de Jésus-Christ, désespé­rant de pouvoir vaincre leur glorieuse constance, décréta, d'un seul arrêt, la mort de tous et ordonna que l'exécution se fit par des trou­pes qui les investiraient. Lorsque ces troupes furent arrivées près de la bienheureuse Légion , elles tirèrent leurs épées sacrilèges contres ces saints qui, par amour pour la vie, ne refusaient point de mourir. Livrés de toute part au massacre, ils ne se plaignaient pas, ils ne résistaient pas; ils déposèrent au contraire les armes et livrèrent leurs têtes aux persécuteurs et présentèrent leurs cous et leurs corps sans défense à leurs bourreaux. Ni la considération de leur grand nombre, ni la confiance dans les armes dont ils étaient munis ne les portèrent à soutenir par la force la justice de leur cause; se rappe­lant uniquement qu'ils confessaient Celui qui fut conduit à la mort sans se plaindre, et qui comme un agneau n'ouvrit point la bouch~ , ils se laissèrent massacrer, eux aussi, comme un troupeau ~e brebIS consacré au Seigneur, par ceux qui comme des loups fondIrent sur eux. «La terre , en cet endroit, fut couverte des corps morts des saints; elle fut arrosée par des ruisseaux de ce sang précieux. Quelle fureur donna jamais, hors de la guerre, le spectacle d'un si horrible carna­ge de corps humains? Quelle barbarie condamna jamais tant d'hommes à périr à la fois, fussent-ils des coupables? La multitude ne sauva pas des innocents, quoiqu'il soit ordinaire de laisser impu­nies les fautes de la multitude. Ce fut donc par cette cruauté inouïe du plus féroce des tyrans que périt ce peuple de martyrs, à qui l'es­pérance des biens futurs fit mépriser la réalité des choses présentes.

«Ainsi fut massacrée cette Légion vraiment angélique, qui, on ne peut en douter, maintenant est unie dans les cieux aux légions des anges, et loue avec eux le Seigneur Dieu des armées.

«Le martyr Victor n'était point de cette légion, ni même actuelle­ment soldat; c'était un vétéran. Chemin faisant, il se trouva totit à

couI? au milieu des soldat~ q!Ji, charmés de s'être enrichis des dé­pouIlles des martyrs~ festmalent de .tous côtés. Ils l'invitèrent à manger a~ec eux; maiS l~rs9ue dans l'Ivresse de la joie ils lui en eu­rent .appns la ~~us.e en de!aIl , pren~nt e~ horreur et festin et convi­~es" ,Il ~oulut s el,o~gner; . Ia-~essus, ~Is lUI demandèrent si par hasard Il n eta.Jt pas. chretIen IU.I-,!TIe.me; V.lct,or leur répondit qu'il l'était et I~ sera.l,t touJo.urs: Aussltot I~S se ~eterent sur lui et le tuèrent; ils 1 assoclerent am SI . dans le meme he~ aux autres martyrs dont une mort semblable lUI fit partager la glOIre .

«De ce, gra~d . nombre de ~lartyrs nous ne connaissons que ces nom.s, c est-a-dlre ceux des blen.heureux Maurice, Exupère, Candide e.t Vlctor ; .l es autres noms so~t mconnus, mais ils sont écrits dans le lIvre de vIe. On reg~rde aussI comm,e. membres de cette Légion les m~rt~rs U l'SUS et V Ictor qu~ I~ tradItIOn nous dit avoir été massa­cre~ a Soleure , forteresse sItuee sur l'Aar, à peu de distance du Rhm.

«Il est à propos d'.indiquer qu~1 fut. le prix d ' un pareil acte, en rap­pe.lant la mort qUI dans la sUIte Vll1t frapper le cruel tyran Maxi­mIen. Ayant dressé des embûches pour faire périr son gendre Cons­tantin, qui régnait alors dans les Gaules, sa trahison fut découverte Arrêté aux environs de Marseille , il fut étranglé peu après. Cet infâ~ m~ ~upplice termina sa vie criminelle et fut bien la mort qu'il avait mentee.

«Les corps des bienheureux martyrs d'Agaune furent révélés, com-1~1~ on le rapP?rte , longtemps après le massacre , à saint Théodore eveque de ce lIeu; et tandis qu'il faisait construire en leur honneul: une basilique A q,ui ~ adossée à un i.mmense rocher, n'est accessible que par un cote , Il apparut un mIracle que je ne crois pas devoir passer sous silence.

«Parmi les ouvriers qui avaient été appelés à concourir à cette œu­vre, il y avait un forgeron qui était encore païen. Un dimanche tandis que les autres artisans s'étaient éloignés pour assister aux fê~ t~s de ce jour, cet ouvrier était seul dans le bâtiment en construc­tIon ; tout à coup, dans cette solitude, les saints se manifestèrent au milieu d'une vive lumière ; cet ouvrier est saisi , traîné à la mort étendu pour subir le suppli ce . Il distingue nettement la foule de~ martyrs tandis qu'on l'accable de coups en lui reprochant de man­qye,r s,euI à l'égli.se un jour de dimanche et d 'oser, lui païen concou­l'Ir ~ 1. œuvre sal!1te de cette construction . Ce fait cependant fut ac­cueIllI par les samts avec une telle miséricorde que l'ouvrier, plein de frayeur et de trouble, demanda pour lui-même le nom sauveur et se fit chrétien sur-le-champ. '

<de ne passerai pas non plus sous silence cet autre miracle des saints, parce qu'il est célèbre et connu de tous. La femme de Quin­tius, homme distingué, et revêtu des fonctions publiques, était at-

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teinte d'une paralysie qui lui avait fait perdre l'usage des pieds; elle demanda instamment à son mari de la faire transporter à Agaune malgré la longueur de la route. Lorsqu'elle y fut arrivée on la porta sur les bras dans la basilique des Saints martyrs; elle regagna à pied son hôtellerie, et ses membres déjà morts étant rendus au mouve­ment, elle promène aujourd'hui le miracle dont elle a été l'objet.

«J'ai cru ne devoir insérer que ces deux miracles dans mon récit de la passion des Saints martyrs. Il y en a beaucoup qu'opère en ce lieu la volonté du Seigneur par l'intercession de ces saints, qui chassent les démons et guérissent les malades.»

(GROS, Eugène, Histoire du martyre de saint Maurice et de la légion thébéenne, OSA ST-Maurice, 1900, extrait).

Document tiré à part de L'Ecole valaisanne Revue mensuelle du personnel enseignant du canton du Valais

Sion , février 1980

Illustrations fournies par l'Abbaye de Saint-Maurice

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