LE MARCHE MINETHAWK

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Transcript of LE MARCHE MINETHAWK

Sur le quai de la gare, les longyis se frôlent, un panier craque en passant d’une épaule a l’autre,

deux amants se murmurent des mots tendres mais n’osent se toucher. Derrière eux se pro!le la silhouette d’une locomotive antédiluvienne. Peut-être l’une des plus belles contributions de l’Empire Britannique à la Birmanie, le train circulaire de Rangoun transporte chaque jour des milliers de passagers entre le centre-ville et la banlieue. Les wagons sont bondés, et pour cause : le ticket ne coûte que 20 Khyat, soit le dixième d’un ticket de bus. A chaque heure ses usagers, ses marchandises, ses parfums. A quatre heures du matin, les vendeurs de "eurs ouvrent la marche, suivis à six heures par les marchands de fruits et légumes. A neuf heures, lorsque les premiers étudiants prennent place, les bancs sont encore lourds de senteurs d’oignons, de mangues et de "eurs exotiques. Bientôt, c’est l’odeur humide des rizières et des buf"es qui emplit la carlingue. Au dehors, le ciment de Rangoun a laissé place aux champs de cressons d’eau. Les rails ont disparu sous les hautes herbes, et le train semble glisser sur un océan de vert battu par le vent. Une demi-heure après le départ, la ville n’est plus qu’un souvenir.

LE MARCHE MINETHAWKA l’approche d’une gare, le train ralentit, mais ne s’arrête jamais. Les paysans sautent en marche avec l’aisance de parachutistes d’élites et, pris par leur élan, trottinent un instant le long des rails. Ils n’iront pas loin: le marché est là, affalé sur la voie. Seul un couloir étroit comme une veine permet aux wagons de se fau!ler entre les étals. « This is Burma! » lance, hilare, un étudiant avant de disparaître dans la foule, un chaos délicatement chorégraphié où porteurs, enfants et bétails se croisent sans se heurter. L’ambiance est chaleureuse, et l’offre abondante. Mais les sourires dissimulent une bien triste réalité : “Je suis ici de 6 heures du matin à 6 heures du soir, et je ne gagne que 4,000 à 5,000 Khyat (4 à 5 euros) par jour, à peine de quoi nourrir mes trois enfants, soupire Than Moung Aung, un vendeur d’oignons. Ce marché n’est plus ce qu’il était. Le cyclone Nargis a détruit les seuls bâtiments en dur que nous avions, et rien n’a été reconstruit depuis. On doit travailler dehors, sous la tente, même quand il pleut. La situation économique est mauvaise. Tout le monde a perdu de l’argent. Pour survivre, on se serre la ceinture, mais je voudrais que mes enfants !nissent le lycée et aillent à l’université pour devenir ingénieurs. ”

Le train de Rangoun transporte chaque jour des milliers de passagers.

Comme tant d’autres parents, Than Moung Aung mise sur l’éducation de ses !ls.

Malheureusement, en Birmanie, un diplôme seul ne suf!t pas. Ma Thini, un petit bout de femme perdue dans une cordillère de mangues, en est un exemple "agrant. Titulaire d’une Licence en gestion de la prestigieuse Université de Rangoun, elle a elle aussi monte son commerce a Minethawk, et tente depuis de joindre les deux bouts. «Je voulais être docteur, con!e-t-elle, mais je n’ai pas eu d’assez bonnes notes pour pouvoir aller en fac de médecine. J’ai étudié l’économie à la place. Apres avoir obtenu ma licence en gestion,

«Le boulot de mon oncle lui rapporte $200 par mois, donc il paye son patron pour pouvoir bosser ailleurs»

j’ai récupéré l’affaire de ma mère, et suis venue m’installer ici. » Une simple balade a Mi-nethawk suf!t à faire surgir quelques uns des démons qui hantent l’éco-nomie Birmane : pauvreté, manque d’infrastructures, informalité, corrup-tion. Riche en ressources naturelles et terres arables, le pays était destiné à devenir le grenier à riz de l’Asie du Sud-est au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Malheureusement, des décen-nies d’économie plani!ée, surrégu-lations et népotisme ont étranglé le développement agricole et industriel de la Birmanie, privant sa population active d’opportunités et d’emplois.

L’essentiel du revenu national pro-vient d’industries extractives (mines, bois, opium) que contrôle une petite élite. La majorité de la population, elle, se partage les restes.

SYSTEME DToutefois, animés par un profond désir de réussite, les Birmans sont passés maîtres dans l’art de la débrouille, de la survie, de l’informel. « Mon oncle est ingénieur a l’aéroport, explique Tao, un étudiant, mais vous ne l’y verrez jamais. Son boulot principal lui rapporte $200 par mois, donc il paye son patron pour pouvoir bosser ailleurs, dans une agence de voyage, où il gagne $600

en plus. Il s’est aussi formé tout seul à devenir expert en air conditionné, donc il passe beaucoup de ses après midi à réparer les climatiseurs dans les hôtels. Ca rajoute $150 à son salaire.» Le succès n’est pas toujours au rendez-vous. Certes, « l’année de la Birmanie », inaugurée par le régimeen 1996, a fait exploser le tourisme dans le pays, et fait la fortune des petits hôtels, boutiques de souvenirs et chauffeurs de taxis. Mais le cyclone Nargis et la révolution Safran ont vite fait de rafraîchir les ardeurs des voyageurs les plus aventureux. Le "ot de touristes s’est tari et, avec lui, les devises dont dépendaient nombre de petits entrepreneurs birmans.

MOE THAK & NAY LATMoe Thak et Nay Lat, deux chauffeurs de rickshaw vivant a Mandalay, racontent comment tout a changé :« On a quitté notre village et on est venu à Mandalay pour tenter notre chance. Au début, on gagnait pas mal d’argent. Il y avait beaucoup de touristes. En trois ans, Nay Lat a économisé suf!samment pour s’acheter son propre rickshaw. Mais l’année

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dernière, il a eu des problèmes d’es-tomac et a du tout vendre pour payer l’hôpital. Depuis, il loue un rickshaw à un ami, et essaye d’économiser suf!-samment pour racheter son vélo. C’est plus dif!cile qu’avant. Apres les événe-ments, de moins en moins de touristes sont venus. Nay Lat reste ici car il a une femme et une !lle, mais moi, je n’ai pas le choix. Je dois rentrer au village.»

UNE NUIT EN BIRMANIECatastrophes naturelles et soulève-ment populaire ne surviennent que rarement. Les petits entrepreneurs birmans doivent cependant faire face à des dif!cultés plus quotidiennes : inondations, coupures de courant, rou-tes effondrées, lignes téléphoniques coupées. « Comment peut-on travailler correctement quand tant dépend du bon vouloir du réseau électrique », sou-pire le propriétaire d’un petit magasin d’impression, la main amoureusement posée sur la carcasse inanimée de sa photocopieuse.

Aung San Thein, qui a récemment investi dans une télévision et un lecteur DVD pour pouvoir projeter des !lms à son voisinage, acquiesce. Chaque coupure de courant lui coûte 1,000 khyat : le prix de la location d’un générateur. La faiblesse des infrastructures birmanes se fait tout particulièrement sentir la nuit. A 20h, Rangoun est plongée dans le noir. L’électricité qui autrefois alimentait la ville a été redirigée vers Naypyidaw, la nouvelle capitale bâtie de toutes pièces par la junte. Tandis que les parcs cossus et rutilants centres commerciaux de la nouvelle ville béné!cient de courant en continu, Rangoun se désagrège. Les coquilles vides des anciens bâtiments administratifs, désormais

Les bidonvilles de Mandalay se connectent illegalement au reseau electrique

abandonnés, sont les témoins silencieux de la grandeur perdue de l’ancienne capitale. Seuls certains quartiers de Rangoun sont éclairés en continu, les bâtiments administratifs et religieux, pour la plupart. La nuit, vue d’un avion en approche, Rangoun serait invisible sans les dômes illuminés de la pagode Sule et Shwedagon. Quand le cyclone Nargis faisait rage, et que le régime fut force de couper le courant pour éviter les incendies, les pagodes continuèrent à briller de mille projecteurs, signe de l’importance et de l’omnipresence du Bouddhisme en Birmanie.

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Every morning, Yangon’s train carries thousands of passengers to their suburban destination.

Ceux qui – ni Dieu ni empereurs – dépendent du bon vouloir du réseau électrique passent le plus clair de leurs nuits dans les ténèbres. Non pas que la Birmanie manque d’électricité, en témoignent les grands barrages hydroélectriques que le régime a construit sur le "euve Mali, N’mai et Irrawaddy, mais le régime en exporte la majeure partie vers les pays voisins. Tandis que la Chine et l’Inde s’éclairent aux Watts Birmans, Yangon vit au rythme de ses coupures de courant, dont certaines durent plus d’une semaine. Et quand l’électricité vient à manquer, ce ne sont pas uniquement les ampoules qui refusent de marcher. Les robinets aussi. Pour boire,

cuisiner ou prendre un douche, les habitants de Rangoun n’ont guère d’autre choix que de se rendre au puit du monastère le plus proche.

ENERGIE RENOUVELABLEEt pourtant, même privée d’eau et d’électricité, Rangoun rayonne, alimentée par l’énergie inépuisable de sa population. Au pied de la pagode Sule, deux équipes de jeunes garçons improvisent un match de football, éclairés par les re"ets de la stupa. Bientôt, la place est emplie de leurs rires, de leurs cris, du son de leurs talons nus sur le macadam mouillé par la mousson. De nombreux joueurs sont serveurs dans les salons de thé alentours, et investissent le pavé dès le dernier client parti.

Football de rue près de la pagode Sule

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Une vieille femme ramasse les ordures sur les rails de la gare de Rangoun

A Sekhantha, les places sont chères. Seuls ceux disposant d’assez d’argent et de «contacts» peuvent espérer y ouvrir un jour leur magasin. L’effort, toutefois, en vaut la peine. Après trois ans à Sekhantha, un vendeur de bétel peut espérer s’offrir une petite jeep et un téléphone portable, objets de luxe en Birmanie. A quelques pas de Sekhantha, tout – y compris la gare – est sur le point de fermer. Sur les rails, une vieille femme ramasse les ordures que les derniers voyageurs ont jetées par les fenêtres. La pagode Sule est silencieuse : les joueurs ont rangé leur ballon et récupèrent les dernières chaises en plastique sur les terrasses désertes des salons de thé. Plus un rickshaw. Plus une silhouette. Rangoun ferme les yeux.

D’autres joueurs viennent de Sekhantha, le seul marché de nuit a Rangoun. Sekhantha ne ferme jamais ses portes. Même aux heures chaudes de la révolution Safran, alors que la vie était paralysée par un couvre feu, le marche demeura ouvert. CADENCE INFERNALEOn ne travaille pas à Sekhantha. On y vit. On se relaie, par équipe, tous les jours, toute la semaine, toute l’année, dans une cadence infernale. Tandis que les uns se déchargent les camions, surveillent les stocks et tiennent le magasin, les autres se lavent au puit extérieur. Les plus chanceux font une sieste sur une natte, perchée a trois mètres du sol, sans tenir compte des araignées grosses comme le poing qui se fau!lent entre les étals. Le labeur est pénible, mais l’ambiance est bon enfant. Deux cageots de 40 kilos sur les épaules, les porteurs scandent – Pawci ! Pawci ! – le nom d’un mélange enivrant de bière et de whiskey qu’ils se partageront a la !n de leur tournée.

«Comment peut-on travailler correctement quand tout dépend du bon vouloir du réseau électrique ?»

Quand ils ne jouent pas au beau milieu des étalages, les

enfants aident a porter les marchandises O5THIS IS BURMA

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Et pourtant, cela fait 30 ans que la scène rock de Rangoun bouillonne. Certes, elle

n’était à ses premières heures qu’un divertissement de luxe pour les rejetons de l’élite, un îlot minuscule peuplé d’une poignée de groupes légendaires : Iron Cross, Emperor, Big Bag… Mais sous l’impulsion du piratage de masse, elle s’est peu à peu invitée dans les foyers les plus modestes. N’importe qui peut désormais se procurer pour un euro la copie du dernier album en vogue. Signe du changement des mœurs et du succès grandissant du rock, de la pop et plus récemment du hip hop, une multitude de petits groupes amateurs tentent aujourd’hui de se faire un nom sur la scène musicale de Rangoun.

Concert rock a Yangon

LA BIRMANIE EVOQUE PLUS AISEMENT L’IMAGE D’UN MOINE EN PRIERE QUE D’UNE ROCK STAR EN CONCERT

« Il y a quelques années. Il n’y avait que 4 ou 5 chanteurs pop en Birmanie. On en compte actuellement près d’une centaine, raconte Fireboy, organisateur de concerts rocks et hip hop. Le niveau général s’améliore, et il y a de plus en plus de studios. »

PLAGIAT, PLAGIATL’immense majorité des groupes de rock à Rangoun se contente de plagier les tubes occidentaux, chantant en Birman sur des airs de Bryan Adam et Céline Dion. Alors que la J-pop Japonaise, le punk chinois et Bollywood ont su se réapproprier les grandes tendances de la rock/pop internationale, la Birmanie n’a pas encore trouvé une voix qui lui est propre. De nombreux artistes et producteurs se désolent de ce manque de créativité :

« Nous avons peu de groupes originaux ici, constate Myint Naing, propriétaire d’un bar / salle de concert dans le centre de Rangoun. Ils copient tous la musique occidentale, car ils veulent gagner de l’argent. Contrairement à la peinture, la musique est un véritable business en Birmanie. »

U Aung Than, un violoniste célèbre, acquiesce : « Il y a quelques années, j’ai rencontré

un guitariste allemand qui avait voyagé et joué partout dans le monde : Etats Unis, Japon, Australie…Il m’a avoué n’avoir pas aimé la Birmanie, car les musiciens ne faisaient qu’y répéter la musique créée dans le passé. Même la Thaïlande, m’a-t-il dit, essaye de développer son propre style. J’étais très embarrassé. » QUI VEUT LA PEAU DU ROCK BIRMAN ?Doit-on en blâmer la censure ? Le ministère de la culture, qui supervise chaque manifestation culturelle ? Ses censeurs, qui guettent en coulisses le

Kyaw Zay Yar Oo, journaliste et éditeur en chef du Myanmar Horizon, lui fait écho : « Au Myanmar, le journalisme est un art. On doit trouver la bonne façon de dire ce que l’on veut dire.»

MANQUE DE MOYENSC’est le manque de moyens qui, aussi sûrement que la censure, étouffe la créativité Birmane, soulignent les musiciens. Dans un pays miné par la pauvreté et le sous-développement, les possibilités de pratiquer et vivre de son art sont maigres. Les investisseurs privés et publics sont quasi-inexistants, la population sans le sous et les infrastructures archaïques. Comment dès lors trouver

«Il y a bien sûr des limites à ne pas dépasser, comme demander un changement de régime, mais au sein de ces limites, on peut faire beaucoup de choses.»

moindre sous-entendu politique, le moindre geste « obscène » ? Sans doute, mais pas seulement, répondent de nombreux musi-ciens et journalistes. La pression qu’exerce le régime sur la com-munauté artistique est indéniable, comme en témoigne le sort réser-vé aux artistes enga-gés. Zayar Thaw, mem-bre du groupe Acid etpionnier du Hip Hop en Birmanie, purge actuellement un peine de 6 ans de prison pour ses prises de positions politiques. Toutefois, la censure n’est pour beaucoup qu’une barrière de forme, internalisée depuis longtemps, et contournable. « On ne peut pas créer librement, donc on fait des détours. Mais nous sommes !ers de notre inspiration, et c’est ça qui nous permet d’avancer » souligne Aung Lin, un caricaturiste.

son propre style sans argent, sans électricité, sans concerts, sans instru-ments ? Un vrai problème pour Myow Aung, jeune rappeur et fondateur du groupe Green Plant : « Nous avons créé notre groupe pour diffuser de l’information, Nous parlons de la vie quoti-dienne des gens, de leurs souffrances, a!n de trans-former leur peine en joie. Comme nous travaillons

avec certaines limites, que nous ne pouvons pas tout dire, nous avons une manière proprement ‘Birmane’ de nous exprimer. Mais nous avons d’autres dif!cultés. Il est dif!cile de trouver des instruments, ici, et nous ne pouvons répéter que quand il y a de l’électricité. Pour tout vous dire, nous ne travaillons qu’avec la moitié de ce qui nous est nécessaire. »

Kyaw Zay Yar OoJournaliste

Concert Rockà Yangon

O7 ART, JUNTE & ROCK N’ ROLL

Green Plant n’est pas un cas isolé. Selon Fireboy, le produc-teur, même les chanteurs les

plus connus ont du mal à organiser des concerts. Il n’y a tout simplement pas assez d’argent.

LE COUT DU PIRATAGELa situation a récemment empiré avec la généralisation du piratage, une aubaine pour le public birman mais un véritable casse-tête pour les rares maisons de productions du pays qui, en l’absence d’une loi sur la propriété intellectuelle, ne disposent d’aucun recours en justice. En raison de la multiplication des ordinateurs personnels à Rangoun et Mandalay, n’importe qui peut mettre sur le marché des copies illégales d’albums et de !lms. Moins d’une heure après la sortie d’un nouveau CD, la version piratée est déjà sur les étals, se lamente Nay Myo Kyaw Swar, patron de Galaxy, un studio d’enregistrement de Rangoun :

« Quand j’ai commencé, en 1993, les plus grands musiciens du pays se pressaient à ma porte. Même Iron Cross est venu enregistrer avec nous. On avait une liste d’attente de plus d’un an ! Mais maintenant, ce n’est plus rentable. Le piratage a complètement détruit notre industrie. Nous dépendons à présent de petits projets à petits budgets, des gens qui veulent enregistrer un album souvenir pour leur famille ou pour leur église… »

Alors, pour gagner leur vie, les musiciens jouent dans des restaurants, des bars et des mariages.

Soe Khaing, musicien de formation et directeur d’une école de musique, est lui aussi passé par là. Et il ne s’en plaint pas c’est à l’en croire une expé-rience qui forme le caractère.

« J’ai étudié la musique pendant de nombreuses années, et je ne voulais pas jouer n’importe où, dans des restaurants par exemple. Mais j’avais besoin d’argent, donc je me suis résigné, et avec un revenu régulier, j’ai pu me concentrer sur ma formation et mes compositions. Avec un peu d’intelligence et d’astuce, les musiciens peuvent facilement trouver un boulot ici, et même gagner plus qu’un salarié moyen. C’est vrai que la situation aujourd’hui est plus dif!cile qu’il y a 5 ans. L’économie a pris un coup dans l’aile. Mais les musiciens peuvent quand même survivre, s’ils ne sont pas trop avides et apprennent à rester humbles. On ne peut pas devenir riche quand on a choisi d’être musicien professionnel. »

Myow Aung,chanteur et fondateur du groupe de rap Birman «Green Plant»

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Quoiqu’exacerbées par la pauvreté du pays, les dif!cultés !nancières des musiciens au Myanmar se retrouvent partout ailleurs. Alors, en quoi le pays se distingue-t-il ? Quel trait purement «birman» sonne le glas de sa production musicale ? C’est l’indigence de son éducation artistique, et son isolation diplomatique et culturelle, répond Soe Khaing. En Birmanie, les deux seules universités à enseigner la musique s’appuient essentiellement sur l’imitation des grands maîtres et des grands styles, dédaignant l’improvisation et la composition. Dans un entretien au Myanmar Times, en août 2005, Ko Du, fondateur de l’Académie d’Art Musical de Rangoun, dressait déjà l’accablant portrait d’une tradition éducative passive, qui forme selon lui des générations de « Birmans peu enclins à essayer des choses nouvelles. »

LE MAITRE DE MUSIQUEEn ce sens, l’école de musique Thanlwin fondée en 2003 par Joyce Mill et Soe Khaing fait !gure de notable exception. Perdue dans la grande banlieue de Rangoun, au beau milieu d’un bidonville boueux, Thanlwin dispense des cours de guitare, de piano, de violoncelle, de techniques vocales et – rareté des raretés – des cours de composition. Les étudiants organisent plusieurs fois par an des concerts où se mêlent jazz, musique classique et chant à Capella. Le dernier en date, à l’hôtel Strand, a rassemblé près de 1000 personnes. Pour Soe Khaing, l’aventure de Thanlwin a commencé lors d’un voyage d’études musicales en Thaïlande : « Ce voyage m’a ouvert les yeux, raconte-t-il. Nos pays sont si proches, et pourtant si différents !

«A Bangkok, j’ai été souf"é par la liberté d’apprendre et les locaux dont les musiciens thaïlandais disposaient !Leurs bibliothèques étaient tellement pleines de musique ! De livres !»

Soe KhaingDirecteur de l’ecole Than Lwin

Chorale de Than Lwin

A Bangkok, j’ai été souf"é par la liberté d’apprendre et les locaux dont les musiciens thaïlandais disposaient !Leurs bibliothèques étaient tellement pleines de musique ! De livres ! Au Myanmar, quand tu mets la main sur un livre, tu ne partages pas. Ca ne veut pas dire qu’on est égoïste, mais juste que c’est précieux à ce point. J’ai été aussi surpris par le fossé qui sépare nos méthodes éducatives. A l’université de Rangoun, les étudiants sont censés écouter, prendre des notes, et mémoriser. Mais en Thaïlande, tout le monde veut participer ! J’ai donc décidé de revenir au Myanmar pour enseigner la musique... » La technique seule ne suf!t pas, avoue cependant Soe Khaing. La Birmanie étant coupée du reste du monde, les étudiants n’ont que rarement contact avec la production musicale internationale, bannie par le régime il y a encore quelques années. Pour exposer les jeunes musiciens à d’autres styles, d’autres approches de la création, Than Lwin non seulement invite des musiciens étrangers à tenir des ateliers et des concerts, mais envoie les élèves les plus talentueux faire leurs études tous frais payés à l’université Mahidol de Bangkok. En 2007, la chorale de l’école s’est même rendue aux Etats Unis pour une tournée triomphale à travers le pays. Thanlwin ne peut à elle seule résoudre le problème, prévient U Aung Than, le violoniste. « Ce n’est pas du tout une mauvaise école, s’empresse-t-il d’ajouter. Ils font de très bonnes choses, et nous n’avons pas beaucoup de programmes au Myanmar qui, comme eux, enseignent la musique internationale. Mais elle n’attire que ceux qui veulent quitter le pays, incapable, car il faut très bien connaître la musique birmane. C’est à ça que je prépare la jeune génération. »

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Le manque de moyens et d’éducation ne touche pas uniquement la musique,

observe Susan Anderson, propriétaire d’une galerie d’art à Rangoun. Alors que l’art contemporain international a investi le champ des nouvelles technologies depuis longtemps, les peintres Birmans se battent encore pour avoir accès aux rares imprimantes et ordinateurs disponibles dans la capitale. Mais à quoi bon : la demande ne suit pas. La minuscule classe moyenne n’étant pas prête à investir dans l’art moderne, la plupart des œuvres sont ra"ées par les expatriés et les touristes, une clientèle qui disparaît au moindre signe d’émeute ou d’ouragan. Et pourtant, la qualité des œuvres produites en Birmanie s’est considérablement améliorée ces dernières année, portée par une communauté de peintres en pleine essor. Les expositions dédiées à l’art Birman se sont multipliées en

Kin Zaw Latt, peintre

Asie, lançant les carrières d’étoiles montantes telles que Maung Win, Aung Aung, Thank Kiaw Thay, Nunn Nunn, U Soe Moe, Ayo Ke…tant d’artistes qui, aujourd’hui, peuvent espérer vivre décemment de leur art. Susan Anderson a été le témoin enthousiaste de cette évolution : « En 2002, il n’y avait qu’une poignée d’artistes qui gagnaient correctement leur vie et exposaient à l’étranger. Aujourd’hui, il y en a plutôt deux ou trois poignées. Les collectionneurs commencent à s’intéresser à l’art Birman, et les artistes locaux ont appris à rentrer en contact avec les promoteurs et à se fau!ler dans les symposiums d’art asiatique. De plus en plus de peintres trouvent le moyen de partir travailler à l’étranger. D’une île ignorant tout du monde extérieur, le Myanmar est devenu une péninsule.»

UNE NOUVELLE GENERATIONEn parallèle, une nouvelle génération de jeunes artistes semble avoir réalisé que, dans un pays où l’acte de création est au mieux dif!cile et au pire dangereux, l’union fait la force. Les associations se multiplient, certaines très ambitieuses, comme le projet New Zero, une galerie créée et gérée par un collectif de 30 artistes, d’autres plus spontanées.

Chaque dimanche, chez Kyi Pya la photographe et Aung Ko le sculpteur, ils sont une dizaine à se rassembler autour d’une bougie pour échanger des idées et chanter des chansons : « La génération précédente avait tendance à rester isolée, explique Kyi Pya. Mais nous (la jeune génération), nous nous rapprochons les uns des autres. On est plus ouverts d’esprit, on aime partager. Tout le monde a un savoir différent. En discutant, on s’enrichit mutuellement. » Cette jeune génération est bien plus consciente des possibilités qu’ouvre Internet pour la promotion artistique. Selon Kin Zaw Latt, un jeune prodige de 24 ans qui vend déjà ses toiles pour plus de 4000 euros pièce, le web est en train de changer la Birmanie : « En école d’art, nous ne faisions que copier les toiles de maîtres. Puis Internet est arrivé... Sur le web, j’ai pu analyser le travail d’artistes étrangers, et j’ai réalisé qu’il existait beaucoup de styles différents. Je m’en suis inspiré pour développer mon propre style. Internet a aussi changé la manière dont les gens perçoivent l’art en Birmanie. Avant, les gens ne faisaient qu’admirer passivement la peinture. Maintenant, ils posent des questions. C’est très positif. On voit moins d’art réaliste, et de plus en plus d’art conceptuel. »