Le Maquilleur de cadavres · remonter la côte du cimetière. C’est Vidal qui la conduisait : un...

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  • Le Maquilleur de cadavres

  • Édition originale LOM Ediciones, 2007

    © L’atelier du tilde éditions, 2014, pour la traduction française© LOM Ediciones pour le texte original

    © Julie Sanchez pour la traduction française

    Cet ouvrage a été composé en Sabon

    créé par Jan Tschichold en 1967

    Visuel et couverture : Audrey Izern

    Titre original :

    El maquillador de cadáveres

  • Le Maquilleur de cadavres

    Jaime Casas

    roman

    Traduit de l’espagnol (Chili)par Julie Sanchez

    Collection Tadeys

  • Ce livre est dédié à mes enfantsMariana, Eduardo, Victoria et Bárbara.

    Et à Andrés Pavez, qui est ancré au monde de tout son cœur.

  • Remerciements

    À Don Hernán von Marttens, professeur de Chimie Organique à l’Université du Chili. « Pourquoi voulez-vous un composé possé-dant ces caractéristiques ? », m’a-t-il demandé. « En réalité, ce n’est pas pour moi », lui ai-je répondu. « C’est pour un per-sonnage littéraire, maquilleur de cadavres. Sans la formule de ce composé, je ne pourrai pas raconter l’histoire ». Il n’a pas hésité un instant. « Je vais le faire », m’a-t-il promis, « pour la même raison qui fait que j’enseigne la chimie : pour l’amour de l’art ». De cette façon, il a rendu possible l’existence de ce livre. À Cristina Bianchi et Marcos Atala, odontologues, amis à toute épreuve, qui ont mis entre les mains du per-sonnage leurs connaissances de l’anatomie faciale.

    À Don Carlos Parra, Spécialiste en pathologie post mor-tem, naturalisation et conservation (comme c’est indiqué sur sa carte de visite). Il m’a appris les rudiments de ce métier insolite.

    À Teresa Vial, pour toutes les heures qu’elle a passées à arpenter les pompes funèbres et à écouter les histoires avec un réel intérêt.

    À tous les cadavres qui ont participé à la création de ce livre.

  • [...]

  • 4

    Don Simón Veloso, l’oncle de mon papa, était un vieux con.

    Lui et mon grand-père aujourd'hui décédé, Tobías Veloso, n’ont jamais connu leur père et je doute que leur mère ait pu affirmer avec certitude qui, parmi tous ceux qui l’ont fré-quentée, l’avait mise enceinte.

    Le nom de famille de la mère a été multiplié par deux, tout comme elle, qui s’était transformée en père et en mère de ses enfants, pour les faire survivre dans un monde qui les avait toujours dénigrés parce qu’ils étaient bâtards.

    Tobías est mort tôt, avant sa mère, et Simón a utilisé des cercueils de son propre commerce pour inhumer cette par-tie de sa famille. Il est alors devenu l’unique propriétaire des Pompes Funèbres Austral et s’est débarrassé de mon père dès qu’il a pu lui trouver un endroit, le plus loin possible, à Chile Chico.

    Hernán Veloso a voyagé jusque là-bas, emmenant ma grand-mère pour l’enterrer peu de temps après.

    Simón a aidé mon père avec les cercueils en les lui concé-dant ; toutefois, il lui donnait un tout petit pourcentage de la vente, l’obligeant ainsi à gagner de l’argent avec les services de toilette, de transport et de sépulture.

    Le vieux était aussi insensible que ses clients et aussi sombre que son négoce. Je ne le connaissais pas quand je suis allé à Coyhaique et j’ai été très impressionné en le voyant pour la première fois.

    Les Pompes Funèbres Austral étaient une grosse maison de dix-huit mètres de façade : le nom était peint sur toute la largeur avec de grandes lettres noires aux bordures dorées. Le frontispice, qui à une époque avait été recouvert de tuiles en bois de cèdre, avait été rénové avec de grandes vitres teintées. Dehors, sur une place de stationnement privée, se trouvait en permanence la camionnette avec le coffre ouvert, prête à

  • remonter la côte du cimetière. C’est Vidal qui la conduisait : un petit homme qui servait aussi bien à transporter les morts qu’à frire des sopaipillas1 les jours de pluie, ou à faire les courses au marché quand Matilde, la patronne, n’était pas d’humeur.

    Aliro Vidal (son nom de famille n’a jamais été reconnu) appartenait à Simón Veloso. On ne peut pas le dire autre-ment. J’ai appris qu’il avait passé toute sa vie avec lui  ; on allait même jusqu’à prétendre que c’était un de ses fils, aban-donné par sa mère à la porte de son entreprise. Le fait est qu’il travaillait gratuitement, qu’il était plus âgé que mon père, qu’il obéissait aux ordres de tout le monde et qu’il ne possédait aucun bien.

    En le voyant marcher à petits pas comme s’il craignait de se pisser dessus ou de salir le sol avec ses chaussures, j’ai im-médiatement ressenti une profonde aversion pour son maître.

    — Don Simón n’est pas si méchant que cela, mais il est exigeant, m’a-t-il dit à mon arrivée aux pompes funèbres. Si tu te conduis bien, tu n’auras pas de problèmes.

    L’homme à tout faire a ouvert la porte de la camionnette et m’a guidé :

    — C’est ici. Vas-y tout seul, c’est bon. Pousse la porte et présente-toi.

    Les vitres du commerce reflétaient les sommets d’en face, les nuages se brisant sur leurs crêtes, et moi, je n’étais qu’une minuscule ligne verticale qui se détachait sur le fond obscur de la camionnette.

    J’ai avancé vers les pompes funèbres en marquant une pause, tandis que mon autre moi venait à ma rencontre de-puis l’intérieur des vitres. Nous deux, les deux Panchos, nous nous sommes pris par la main au niveau de la poignée de la porte, et nous l’avons ouverte pour découvrir le nouveau monde.

    1 Galettes de farine de blé en forme de beignet.

  • L’ambiance m’a paru charmante. La mort, compagne des moments les plus intimes de mon enfance, flottait dans l’air avec cette douce solidité des choses vraiment catégoriques. Au bureau, un couple de proches signait des chèques pour solder les frais liés à un nouvel enterrement. Ils parlaient à voix basse, redoutant d’altérer le repos imposé par le décès.

    Le vieux s’est occupé d’eux en faisant preuve d’une pa-tience professionnelle, et bien qu’à peine entré il m’ait vu, il n’a fait aucun geste qui aurait pu le distraire de sa préoccu-pation première : encaisser ses clients et leur dire au revoir comme il se doit.

    C'est debout sur ses innombrables années, avec un mètre quatre-vingt de corps vêtu de noir, ses bras osseux pendant des épaules comme une paire de pendules paralysés, un in-signe de sainte Gemme sur son revers gauche, des rides profondes sous les yeux qui révélaient son métier et une paire de pommettes ciselées par son tempérament d’acier, que le patriarche assorti au négoce tel un zombie, m’a reçu avec un visage éteint.

    Il m’a observé, après avoir dit au revoir à ses clients, et s’est dirigé avec l’effort de qui sortirait d'un pétrin vers la porte du fond pour la fermer.

    Je n’ai pas pu rester silencieux plus longtemps.— Bonjour, mon oncle, ai-je lancé. Je suis Pancho Veloso

    Cárcamo.Il n’a pas répondu de suite. Il a plaqué ses oreilles en ar-

    rière et a enfoncé ses grandes mains dans ses poches.— Appeler son fils Pancho…, a-t-il murmuré en secouant

    la tête, puis, il a dit, en essayant de planter ses yeux dans les miens :

    — Ici, le seul Veloso, c’est moi.C’était le chef. Tout était à lui, même mon maudit nom de

    famille lui appartenait. C’est la première fois que j’ai été fier de m’appeler Pancho.

  • — Si ton père a cru que je me chargerais de ce qu’il ne peut pas faire, il s’est trompé, a-t-il dit, avant de réfléchir à voix haute : Celui à qui Dieu n’a pas donné d’enfants, le diable lui a donné des neveux. Mais moi, le diable, il m’a donné un fils qui ne me sert à rien.

    Je n’ai pas compris.— Tu ne comprends rien, affirma-t-il, me décochant les

    mots avec son index. Tu n’es encore qu’un petit morveux, mais je vais te dire quelque chose : ici, tout le monde travaille d’abord et mange ensuite. Tu as peur des morts ?

    J’avais peur des vivants.— Réponds ! m’a-t-il ordonné.— Je ne sais pas…, ai-je répondu. J’ai froid.—  Vidal  ! a-t-il hurlé, et le petit homme est apparu en

    trottinant. Emmène le froussard à Matilde, qu’on lui dise ce qu’il doit faire.

    Doña Matilde, l’épouse, était aussi vieille que Simón et elle agissait comme si la lutte pour l’existence était une bataille livrée et remportée depuis longtemps. Elle avait une servante domestiquée, originaire de Chiloé, sans autre volonté que les caprices de ses patrons. Celle-ci était arrivée chez les croque-morts à vingt ans, rejetée par un pêcheur qui n’avait pas voulu être son mari, et ils ne lui avaient jamais payé de salaire ni de cotisations à la sécurité sociale. Le vieux lui donnait de l’argent quand il était de bonne humeur ou quand Juana le lui demandait avec respect et pour des cas de force majeure. Doña Matilde lui achetait des vêtements et des babioles pour l'embellir, elle sortait quelquefois avec elle faire les courses au marché et l’utilisait comme confidente forcée dans la tranchée de son intimité.

    La señora Matilde ne s’occupait pas des pompes funèbres et obéissait à la loi de Parkinson avec une soumission qua-si-génétique : « Le travail absorbe tout le temps disponible ». Ne rien faire de concret lui prenait toute la journée et elle se couchait toujours fatiguée.

  • La petite vieille ne m’a pas dit ce que j'étais censé faire. Elle a parlé à voix basse avec sa servante, et m’a laissé à sa charge et à celle de Vidalito.

    Mes parents savaient-ils où ils m'envoyaient ou bien étaient-ils innocents ?

    Don Simón était un vieil oiseux qui vivait de la mort des gens et qui ne montrait d'autre intérêt au monde que celui d'attendre, en sûreté, que les habitants atterrissent dans son négoce. Tout le monde savait qu’il faisait rentrer dans ses caisses plus d’argent que celui obtenu par les décès, mais per-sonne ne le voyait travailler. Il recevait dans son bureau de vampire des gens à la mine affligée, qui cherchaient tous du réconfort.

    Il discutait en privé avec chacun d’eux, des papiers de banque sur la table, on lui donnait des chèques et lui en fai-sait, il parlait et écoutait. Lors de ces marchandages, il ven-dait parfois ses services funéraires ; d’autres fois, il achetait ou revendait des animaux, des peaux, des lots de fruits (des femmes, d’après certains cercles), mais jamais, en aucune fa-çon, il ne touchait à l'argent liquide, qu’il soit question de biens de consommation ou simplement de morts. Et, pour finir, il était agioteur, associé à un avocat pour les encaisse-ments.

    Son visage répugnant, où les yeux et la bouche ne s’as-sociaient jamais dans une recherche d’affection, m’a glacé le sang quand j’ai pensé qu’un jour, je pourrais être amené à le toucher.

    Vieux con.

    ****

    Mais Julián, le fils de l’usurier, ne ressemblait en rien à son père, sauf en ce qui concerne la mort, qui était l’affaire centrale de leur vie.

  • — Je vais t’emmener chez ton oncle Julián, dit Vidal, le lendemain.

    — Pourquoi ? demanda Pancho, pas du tout désireux de connaître le reste de sa famille.

    —  C'est une idée de doña Matilde. Elle veut que tu connaisses son fils pour voir s’il t’aime bien.

    —  Et pourquoi la doña voudrait que son fils m’aime  ? interrogea Pancho, craignant quelque sombre combine de la vieille.

    — Tu comprendras, Panchito, qu'un de ces jours tu auras besoin d’un autre endroit où aller. De temps en temps, don Simón se fâche, et la maison de son fils est le seul endroit qu’il craigne, tu saisis ?

    Cette fois-ci, il comprit sans problème, et le désir de connaître le nouvel oncle l’envahit complètement.

    — Que fait mon oncle Julián, Vidal ?— Il tue, répondit le factotum, le regard toujours tourné

    vers la rue.« Il tue », répéta l’enfant mentalement, sans oser deman-

    der qu'on lui explique le concept.— Et pourquoi don Simón a peur de lui ?— Julián n’a jamais aimé son père. Un jour, bien des an-

    nées avant ta naissance, ils se sont disputés. Personne ne sait pourquoi. Le vieux a voulu jouer les brutes, mais Julián l’a frappé à la figure. C’est tout ce qui s’est passé. Il a décampé de la maison et n’est plus jamais revenu.

    — Et vous êtes amis, tous les deux ?— Je ne sais pas, je ne crois pas, dit Vidal, un peu embar-

    rassé.Pancho était trop tendu et intrigué ; il ne put s’empêcher

    de demander à nouveau :— Mais, de quoi vit l’oncle Julián ?

  • — Je te l’ai dit. Il tue. Il est tueur à l'abattoir. Regarde, on est déjà presque arrivés. Ce qu’on voit là-bas, c’est l’abattoir municipal. Le travail de Julián, c'est de tuer des bêtes.

    C’était une matinée grise avec le soleil qui perçait à travers les nuages, comme si quelqu’un était en train de s’amuser à allumer et à éteindre la lumière dans la vallée cerclée de som-mets. D’innombrables aiguillons d’eau froide attaquaient, lancés par le vent d’ouest contre la ville éparpillée au pied de la montagne, et brusquement stoppée par le croisement des cours de trois fleuves torrentueux : le Claro, le Simpson et le Coyhaique.

    L’abattoir est situé sur un bord du plateau qui donne sur le Simpson et sur la crête d’une gigantesque saillie rocheuse, sculptée durant des siècles par l’érosion. Sur son profil on distingue, perpendiculaire au fleuve, le visage d’un homme. C’est la Piedra del Indio, qui regarde à l’ouest comme s’il disait adieu au soleil et qui porte sur son célèbre dos cette ville semblable à un neurone : deux routes dendritiques qui partent vers l’Argentine, deux qui partent plus à l’ouest et un gros axe vers Puerto Aisén qui s’étire jusqu’à plonger dans les eaux salées de Puerto Chacabuco.

    Ce jour-là, les enclos étaient pleins et le flot des eaux usées, plus gros que jamais, courait vers le bas de la côte, le long des clavicules de l’Indien. Il y avait au moins une vingtaine de génisses, cent moutons et trois douzaines de cochons qui attendaient leur tour pour mourir.

    Pancho avança, collé aux basques de Vidal, suivant la di-rection des bovins, jusqu’à ce qu’il pût voir son oncle.

    Avec son corps fait pour le métier, Julián Veloso bougeait comme un avant-centre de football qui attendrait une passe latérale pour marquer de la tête, le corps penché en avant, les bras ouverts en arc, pour se faire de la place, et les genoux lé-gèrement fléchis. Il ne mettait pas plus d’une minute à soule-ver un mouton, à le manier, à le monter sur la grande table de sacrifice et à lui sectionner la jugulaire d’une estocade. À qua-rante-cinq ans, il avait déjà liquidé plus de soixante-dix mille ovins, un peu plus de vingt mille bovins, et presque la même

  • quantité de porcins. Avec sa lame d’acier inoxydable qui coupait des vies, fermement empoignée par sa main gauche, il était le tueur d’abattoir le plus prestigieux de la région.

    Et c'est là qu'il était maintenant.Huit vaches entrèrent dans la bouverie et avancèrent

    en soufflant, les yeux exorbités, les pattes avant tendues, pressentant le massacre, glissant dans la merde des précé-dentes victimes.

    Julián attendait la passe dans son tablier de toile cirée, dégoulinant de sang de toute part.

    Un employé attrapa l’anneau de la main gauche, inséra de la droite la lame à double tranchant dans la circonférence métallique puis plaça les ustensiles sur la nuque de l’animal. Un autre employé souleva une masse en bois et l’abattit vio-lemment sur la base de la lame. La vache gémit, tira la langue et son corps s’effondra sur le béton comme si, à l'intérieur, mille ciseaux lui avaient coupé tous les nerfs en même temps. D'un geste rapide, un assistant accrocha les tarses du mam-mifère sur les chaînes de la poulie et la bête fut hissée en l’air, laissant son cou à hauteur de la main gauche ; implacable.

    La passe était faite.Julián pesa de tout son poids sur le couteau et enfonça la

    lame jusqu’au manche. Il tendit les jambes de façon automa-tique, son corps tout entier se redressa, l’acier trancha le cuir de bas en haut et un flot de sang commença à remplir le seau en laiton. L’assistant remua le liquide chaud avec un bâton, jusqu’à ce qu'il ressorte plein d’effilochures de fibrine.

    La poulie avança le long d'un rail qui se trouvait au ni-veau du toit et d’autres experts prirent le relais avec l’écor-chement et l’étripage de la carcasse.

    L’opération eut lieu huit fois de suite, et fut suivie d’une pause de dix minutes, avant de reprendre et d'en finir avec tous les animaux.

    Pancho était une statue au côté de Vidalito et avait l’air d’attendre son tour. C’est sans doute ce que pensa

  • le vétérinaire, puisqu’il s’approcha de l’enfant et lui dit, avec un parler guttural et la main sur son épaule :

    —  C’est ça l’avantage, jeune homme. On essaye de faire souffrir l’animal le moins possible. D’abord, il faut l’insensibiliser, d'où le coup sur la nuque. Ensuite, tant qu’il ne sent rien, on le pend et Veloso – expert comme personne – le saigne rapidement. Ce n’est pas ce qu’il y a de mieux, mais c’est comme ça qu’il souffre le moins…

    Pancho ne dit rien. Ses yeux ne se détachaient pas de la scène et ses oreilles entendaient seulement les sons provenant de son monde intérieur.

    — Le gosse est de votre famille ? demanda le vétérinaire à Vidal.

    — Non, non, répondit le domestique. C’est un neveu de Julián.

    Alors, l’enfant émergea de ses profondeurs avec la même excitation qu’un homme-grenouille découvrant l'épave d'un bateau pirate.

    Il regarda le vétérinaire avec une mine implorante et dit, en faisant attention au ton de sa voix :

    — Monsieur… je peux aider mon oncle ?— Comment ?— L'aider, c’est tout, supplia Panchito, en se tordant les

    doigts.L’homme regarda Vidal avec l’espoir de trouver une quel-

    conque explication.— Va, présente-toi à ton oncle, dit Vidal, en donnant une

    bourrade dans le dos du garçon.C’était comme s’il marchait sur un nuage. Il avança avec

    précaution vers l’oncle de son cœur, le fixant toujours dans les yeux. Le boucher comprit qui il était en le voyant arriver.

    Julián n’avait pas d’enfants. Sa femme, doña Marta, était stérile. Ils apprirent à vivre seuls et ne voulurent jamais com-bler le vide avec des chats, des chiens ou de petits oiseaux gâtés mais prisonniers. Simón attribuait l’infertilité du couple

  • à un manque de virilité du mari, qu'il compensait, selon son opinion tordue, en distribuant des coups de couteau aux ani-maux sans défense.

    Lorsque Julián aperçut la figure de Pancho, pleine d’es-poirs dirigés vers quelque chose qui dépendait de lui et qu’il ne devinait pas encore, il se sentit fier d’être une partie de lui, même si c’était un oncle et rien de plus, un peu lointain avec ça.

    Pancho s’arrêta à deux pas du tueur maculé de rouge et leva la tête pour se présenter, mais aucun mot ne sortit. Ju-lián lâcha le couteau, s’essuya les mains dans un chiffon et souleva l’enfant, le prenant par les aisselles, pour le regarder d’en haut.

    — Veloso, dit-il avec les yeux humides. Velosito. Oh pu-tain ! Chez nous, on a ça dans l’sang !

    Et il le serra contre lui comme un fils tardif que la vie lui envoyait, en échange de tant de saloperies. Quand il le repo-sa, le garçon était aussi rouge que lui.

    —  Regarde comme tu t’es mis, Velosito, dit le boucher d’abattoir, affligé. Mais le neveu se colla au tablier en toile cirée dans une nouvelle étreinte, sentit le corps de Julián, rude et doux, toucha le sang frais et desséché, puis il sourit, les larmes aux yeux.

  • 5

    Julián a été mon père affectif.Sa maison était modeste, mais il y avait de quoi vivre et

    passer de bons moments. Elle comportait une grande cuisine où se trouvaient le poêle à bois, l'évier, une armoire pour ranger les ustensiles et une table très large dotée de quatre chaises, autour de laquelle on passait la plupart du temps en famille. La porte d’entrée, dans la pièce à vivre, n’était jamais utilisée, et vers le fond, en s’éloignant de la cuisine et de la salle de bain chauffée au bois, Julián avait construit deux chambres plus une troisième pièce où il stockait ses outils et préparait le cochon.

    La propriété était située dans la partie haute de la ville, là où les maisons ont de grandes cours. Au fond du terrain, mon oncle avait installé son petit élevage de cochons et un poulailler bien garni.

    Il y avait toujours un petit porcelet en gavage et il n’exis-tait, dans le monde, aucune viande séchée meilleure que celle de Julián Veloso. J'ai appris avec lui à préparer des saucisses et un pâté de grattons exceptionnel.

    Tante Marta, forte comme un cheval, paysanne et affable de la tête aux pieds, se chargeait du gavage, et le plus gros de son travail consistait à obtenir de la nourriture pour les animaux. Julián avait organisé un réseau d’approvisionne-ment parmi son voisinage de qui il recevait quotidiennement des épluchures de pommes de terre, des pelures de légumes frais et des restes de nourriture. Il devait tout vérifier pour détecter de possibles déchets qui auraient pu faire du mal aux animaux. Il faisait ensuite cuire les aliments pour éviter le ténia et passer l’inspection sanitaire au moment de sacrifier les cochons.

    Souvent, il fallait asperger les bêtes avec une lotion pour attaquer les tiques et aussi nettoyer les quatre mètres carrés où vivait chaque animal, économisant son énergie jusqu’au moment de sa mort.

  • Tante Marta avait l’air d’une sorcière lorsqu’elle reprenait, nuit après nuit, sa campagne contre l’essaim de mouches de la porcherie. Elle froissait du papier journal pour faire des torches de fortune, entrait dans la prison porcine plongée dans une obscurité totale et passait les flammes du papier le long du faux plafond, brûlant les ailes des grosses mouches bleues. Et moi, j’avais l’air d’un apprenti lutin avec les torches à bout de bras, fermant bien la bouche quand je regardais vers le haut et piétinant nos ennemies flambées en les écra-bouillant sous mes semelles.

    Marta a été ma mère affective.C’était réconfortant de la voir appeler ses poules et de les

    faire courir en cercle en leur lançant des poignées d’avoine. C’était encore mieux de l’aider à poursuivre un jeune poulet, de l'attraper d’un bond dans un coin du poulailler et de lui tordre le cou en le faisant tourner environ trois fois, jusqu’à sentir de quelle façon les vertèbres se relâchaient. Le sang lui montait à la tête et alors, il n’y avait pas meilleure soupe que celle au cou de volaille, avec ces spongiosités durcies par le sang, légèrement âpres au palais. Ses poulets, nourris à la ves-ce, étaient consistants, avec la chair ferme et les pattes char-nues. Il y en a toujours eu un pour les anniversaires.

    En plus de ce que je viens de citer, doña Marta possédait un potager sur le terrain, planté de griottiers, de pommiers et de pruniers. Il ne manquait ni la coriandre, ni le persil, et on préparait des salades avec des petits radis et des laitues mai-son. Au milieu de ses plants, j’apprenais à cultiver les légumes dont on avait le plus besoin. Ses grosses mains rugueuses sur mon visage, avant qu’elle m’embrasse pour me dire bonne nuit, m’ont fait l’aimer comme le fils qu’elle n’avait pu avoir.

    Quel était, pour moi, un moment heureux dans le foyer de mes parents de cœur ?

    La mort d’un cochon.Julián m’a appris à tuer et à découper la viande pour la

    vendre. Un bon porcin nous prenait bien un après-midi entier

  • entre la saignée, le grattage, le dépeçage et le filtrage de la graisse.

    Mon oncle faisait forger chez les gitans de grandes poêles en cuivre, dans lesquelles on faisait fondre la graisse et frire les grattons. On allumait un feu dans la cour et ma tante se mettait à pétrir la pâte. Après, lorsqu’elle enfournait son pain, elle nous passait un morceau de pâte pour qu’on la fasse cuire sur la braise pendant qu’on filtrait la graisse et qu’on se racontait des histoires autour du feu.

    Café de blé fumant servi dans un pichet en émail, tortilla à la braise ou pain moelleux tout juste sorti du four et fourré avec des grattons charnus trempés dans un pebre2 de piment et d’ail, d’oignons et de tomates… existe-t-il quelque chose de meilleur, à l'heure où le soleil se couche et où la fraîcheur du soir nous offre une dernière heure sous les étoiles ? Non, pas après une journée comme celle-ci, passée avec mes pa-rents bien-aimés.

    Ils n’étaient pas très instruits. Les convulsions du monde parvenaient aux oreilles de Julián de façon quelque peu dé-formée, dans les commentaires de ses collègues pendant la tuerie, ou à travers les informations bavardes de sa radio à piles. Ils n’avaient pas de télévision et ne lisaient jamais, pas même les journaux toujours dépassés qu’on utilisait pour flamber les mouches ou envelopper des saucisses.

    Doña Marta était tout le temps occupée. Ménage, jardi-nage, animaux, courses, repas, tissage. Les mains toujours en mouvement. Elle s’arrêtait juste pour aller aux toilettes, dor-mir ou fumer des cigarettes de tabac brun puantes, qu’elle ramenait d’Argentine. Elle aimait beaucoup son mari, le comprenait et le protégeait de toute critique. Étant la seule personne qui connaissait son intimité, elle prenait sa défense.

    Mon oncle Julián était alcoolique. Mais pas un ivrogne à scandale ni un embrouilleur  ; il n'était pas non plus de ceux qui boivent comme des trous, et sont traînés dans une

    2 Sauce chilienne façon marinade qui accompagne les viandes, les empa-nadas, les sopaipillas ou le pain.

  • clinique pour y être désintoxiqués. Veloso, le tueur, buvait uniquement du vin rouge. Tous les jours, après un succulent et copieux petit-déjeuner, il buvait un verre pour calmer son pouls. Avant, pendant et après manger, il avalait toujours un litre ou un litre et demi de plus. C’était son quota personnel. Il avait une tête d’ivrogne, le nez rouge, les yeux gonflés, les lèvres pendantes, le regard lent et traînant comme sa voix, mais il n’a jamais cherché de problème à personne à cause de son vice.

    Mon oncle et ma tante, mes vrais parents de cœur, m’ont aimé de toute leur simple bonté et c’est d'eux que j’ai appris le sens du mot foyer.

    [...]

  • 8

    — Vidal, t’as déjà tué ?— C'est quoi cette question ?— T’as déjà tué ou pas ?— Bien sûr que non.— Même pas un agneau ou un poulet ?— Non, je ne me rappelle pas avoir tué.— Tu as peut-être oublié ?— Non, je ne me rappelle pas avoir tué…— Et des poissons ?— Bon, pour moi, ça ce n’est pas tuer. On leur jette un

    hameçon, ils mordent, on les sort… Bon, oui c’est tuer, mais pas comme j’ai cru que tu me demandais.

    —  Et des fourmis, des mouches, des abeilles, des arai-gnées, des puces, des perce-oreilles, des limaces, des vers de terre, des papillons, des coléoptères, des sauterelles ?

    — Évidemment, mais dans ce cas-là, qui n’a jamais tué ? On marche sans regarder et hop ! quelque chose meurt. Pour-quoi tu me poses cette question ?

    Pancho resta silencieux.— Mais j’imagine que toi, tu as déjà tué ? demanda Vidal

    sur un ton de défi.— Oui. Tout ce qu’oncle Julián tue, je l’ai déjà tué.— Tu aimes tuer ?— Oui.— Pourquoi ?— Je suis habile.— Pourquoi tu me demandes si j’ai déjà tué ?— T’es celui qui fait le travail ici, dit Pancho très sérieu-

    sement. T’es celui qui met les morts dans leur cercueil. J’ai trouvé ça drôle de penser que tu n’avais jamais tué.

  • — Eh bien ça n’a rien de drôle. C’est un travail comme un autre et indispensable avec ça, répondit Vidal, vexé. Ils parlent tous des croque-morts en nous comparant à des hyènes ou à des vautours  ; mais quand quelqu’un de leur entourage meurt, ils arrivent chez le vieux Simón, tout em-barrassés et silencieux, sans savoir quoi faire. Alors là, on n’est plus des vampires. Moi je dois organiser les funérailles, faire la toilette, habiller, arranger et tout le reste. Mais avec ton père, tu dois bien en savoir quelque chose.

    — Mon papa m’a jamais laissé l’aider, se plaignit Pancho.— Mais tu t’attendais à quoi ? Tu n'étais qu'un petit gar-

    çon.— Les enfants aussi mourront un jour.Vidal se gratta le crâne et dit :— Pancho, parle sincèrement. Tu veux quoi ?— Je veux apprendre, répondit le garçon, avec conviction.— À travailler avec les morts ?— Ben oui.— Tu n’es pas encore un peu jeune ?— J’ai quatorze ans. Oncle Julián m’a offert un coutelas

    argentin et ici, je peux toujours pas habiller un cadavre, mau-gréa-t-il.

    Il n’était pas simple de l’impliquer dans l’entreprise sans que Simón ne soit au courant.

    — Tu sais, je ne fais pas grand-chose. Je ne pense pas que tu aies beaucoup de choses à apprendre.

    — Vidal, écoute-moi. J’ai toujours vécu dans les pompes funèbres et j’ai jamais vu mourir quelqu’un qui pense et qui parle. Toi, t’as travaillé toute ta vie à enterrer des gens et t’as jamais versé une goutte de sang.

    — Et ?— Je sais pas si tu veux que je t’apprenne à tuer avec un

    couteau, mais moi par contre, je veux bien que tu m’aides à voir mourir quelqu’un.

  • Vidal en vint à penser que Pancho était en train de lui proposer un assassinat, mais le jeune voulait juste s’appro-cher des morts, rien de plus. Sans ça, il avait l’impression de vivre dans un monde incomplet, comme si pour lui, les gens mouraient en cachette tout comme les adultes s’aiment la nuit, sans que personne ne les voie.

    Deux mois passèrent et en fin de compte, Velosito eut de la chance. Quelqu’un était sur le point de mourir et la famille appela Vidal à l’aide.

    Don Olegario Almonacid n’avait pas loin de cent ans et il n’était jamais monté dans un avion ou dans un train. Il préférait les chevaux parce que, selon sa philosophie, il valait mieux se déplacer sur un moyen de transport qui sentait ce qu’il portait sur le dos.

    Son épouse, doña Inés, demeura à ses côtés durant trois quarts de siècle. Elle faisait partie de ces femmes capables de faire tomber un jeune poulain avec un bon lasso, et de traire trente vaches avant le déjeuner.

    Un matin d’hiver, don Olegario se retourna dans son lit pour ajuster sa couette et il la sentit, froide et raide. On appe-la Vidal pour qu’il remplisse les formalités et qu’il l’enterre. Dès lors, le patriarche ne montra plus beaucoup d’intérêt pour l’existence. Il cessa de monter à cheval et perdit la di-mension de son monde. En moins d’un an, il consuma toute la vie qu’il lui restait et se prépara à affronter la mort et à retrouver son Inès.

    Ses enfants firent venir le docteur Robles uniquement pour tenter de le faire vivre un peu plus, mais le médecin fut catégorique :

    —  Les choses sont ce qu'elles sont  : nous pourrions le maintenir en vie de façon artificielle, mais don Olegario ne veut pas continuer. Il ne mange pas, ne rit pas, ne parle pas. Vivre ne l’intéresse pas.

    Le vieil Almonacid était en train de mourir laconiquement devant tout le monde et personne ne se sentait capable de le contredire. Il passa dix jours sans goûter à aucun aliment, il

  • ne levait plus les bras, sa tête penchait sur le côté, il urinait dans un bassin de lit et ses yeux immobiles s’étaient fixés sur un moment très lointain de sa vie.

    La dernière fois où on réussit à lui faire avaler un bouillon de poule fut aussi la dernière fois où il parla :

    — Je vais partir, Toño…, dit-il à son benjamin.—  Ne dites pas de sottises, papa, répondit l’aîné. Vous

    allez tous nous enterrer.—  Ne faites pas venir de prêtre. Si ma chère Inès n’est

    pas au paradis, je ne veux pas y entrer. Faites venir Vidal et organisez une fête.

    Et sa chère Inès n’aurait pas supporté non plus une éternité au Paradis sans Olegario. Cependant, une de ses petites-filles estima que, étant une part importante et encore vivante de l’Histoire de la Patagonie, il avait droit au repentir. Alors, elle fit venir un prêtre pour le soutenir dans l’attente et rester à son chevet, au cas où.

    Vidal pria Robles de se laisser accompagner par Pancho tout en lui expliquant, en choisissant ses mots, l’intérêt qui animait le jeune homme.

    Le médecin et le factotum se connaissaient, puisqu'au fil des ans, ils avaient assisté ensemble à la mort de plusieurs centaines de voisins. Après avoir été témoins de tant de décès, ils finirent par trouver une certaine similitude dans leurs vies et entretenaient une sorte de sympathie.

    **** Vidal, sachant que Robles certifiait la mort d’Almonacid,

    n’aurait pas pu m’accorder de faveur plus grande que celle de me garder à ses côtés.

    La garde autour de l’avant-dernière demeure de don Ole-gario était relevée toutes les trois heures ; toutefois, certains dévots ont tenu six heures ou plus. J’étais décidé à tous les

  • dépasser, mais Robles m’a appelé et m’a dit, en m’adressant un clin d’œil :

    — Il lui reste encore un peu de temps, mon garçon. Quand il n’en aura plus pour longtemps, je te préviendrai. Mainte-nant, repose-toi. La dernière veillée sera la plus longue.

    Le curé se postait à la porte de la chambre, étirait le cou, regardait le vieux depuis sa hauteur et se retirait pour at-tendre. Dans ces allées et venues, il a perçu la position privi-légiée dans laquelle je me trouvais, près du docteur, et à partir de cet instant, il ne m’a pas quitté des yeux.

    Pendant trois jours entiers, j’ai senti l’ombre du prêtre dans mon dos. Enfin, Robles m’a appelé depuis le seuil de la porte, avec une certaine discrétion.

    — Ça y est, m’a-t-il averti. Il ne se rend pas compte de ce qui se passe. Il n’a presque plus de pouls.

    — Il bouge pas, ai-je commenté, tout bas. Comment on saura quand il sera mort ?

    Robles s’est approché un peu plus de mon oreille et a dit :— Sa tête peut tomber sur un côté, sa langue peut sortir, le

    son de sa respiration augmenter et s’arrêter d’un coup pour expulser l’air qu’il reste.

    Almonacid était couché, pas totalement à l’horizontale, sa tête légèrement inclinée en arrière. Ses mains étaient im-mobiles sur le couvre-lit et il continuait à regarder fixement de ses yeux entrouverts. Il y avait trois personnes assises de chaque côté du lit, et moi j’étais le troisième du côté gauche, en partant du chevet jusqu'aux pieds.

    J’ai essayé d’imiter son regard mais, quand je plissais les paupières, mes yeux se mettaient à trembler.

    J’ai laissé mes mains tranquilles sur mes cuisses et j’ai commencé à respirer très doucement, en essayant de ne pas sentir mon corps, pensant que je me détachais de lui, accom-pagnant don Olegario un petit pas au-delà de la vie.

    Ses cernes olivâtres sont devenus rosés, ses rides se sont étirées et sa peau a commencé à s’épaissir au-dessus de ses

  • os cadavériques, faisant disparaître les profondes dépressions situées sous ses pommettes et l’opacité de ses lèvres. Ses yeux sont sortis de la pénombre, disposés à regarder avec détermi-nation, et sur tout son visage est apparu un sourire tendre et fort, dur et doux, ironique et compatissant peut-être comme un ultime portrait de ce qu’il avait été toute sa vie.

    Don Olegario avait l’air plus vivant que n’importe lequel d'entre nous, et il me regardait comme si nous étions des amis intimes. J’ai souri, fier, j’ai dit quelque chose, puis un coup de coude du docteur Robles dans les côtes m’a sorti violemment du songe.

    — Cent ans vont s’en aller d’un moment à l’autre, m’a-t-il dit, la bouche presque collée à mon oreille droite.

    J’ai regardé une fois de plus don Olegario, avec son vi-sage sillonné de rides, sa peau collée sur les os et sa mâchoire pendante. J’ai noté que son visage cendré était incliné sur la gauche. Était-il mort ? Il en avait l’air, du moins. J’ai cher-ché un signe qui répondrait à ma question, craignant qu’une langue verdâtre n’apparaisse entre ses lèvres, levant mes doutes. J’ai baissé les yeux vers ses mains abandonnées, re-monté son corps une fois de plus à la recherche de son visage et j’ai senti comme une décharge dans le cœur. Les yeux du vieil Almonacid avaient dévié d’à peine quelques millimètres, quittant leur objectif précédent, et son regard fixe m’a paraly-sé sur ma chaise. J’ai senti que ses pupilles abyssales voulaient m’avaler et les muscles de mon cou se sont tendus, alors que je soutenais sa dernière expression. En trois ou quatre se-condes infinies, j’ai remarqué que mon cou se détendait, bien que les yeux de don Olegario n’aient pas bougé ; mais son regard, lui, était bel et bien parti pour toujours.

    Robles a attendu encore quelques instants de plus, puis il s’est mis debout, s’est approché du vieux, lui a pris le poignet et a dit, formellement :

    — Appelez ses fils. Don Olegario est mort.Il a fermé ses paupières de sa main droite, s’est approché

    de moi et m’a demandé :

  • — Tu as pu te rendre compte ?J’ai répondu en hochant la tête, même si j’ai eu l’impres-

    sion que Robles me demandait autre chose.— Tu as fait attention à ses yeux ? a-t-il demandé. Il sem-

    blait accroché à la vie grâce à eux. Et puis, ils lui ont échappé et il est mort à cet instant précis.

    Ses fils sont arrivés, accompagnés de leurs épouses et du curé. Une petite-fille est entrée et elle s’est collée au prêtre, en pleurant, inconsolable. L’homme de Dieu a dessiné des croix dans les airs, avec ses mains, au-dessus du cadavre et il l’a recommandé au Juge Suprême. Ensuite, avec une humilité professionnelle, il a dit que nous sommes faits de boue et que nous sommes nés pour mourir. Il a demandé au Démiurge qu’il oublie l’attitude suicidaire du pécheur et qu’il ait pitié de nous tous qui étions en train de l’accompagner dans la mort.

    Robles s’est éloigné du mur, en me tirant par le coude et, presque entre sanglots et prières, il m’a demandé :

    — As-tu connu le vieil Almonacid quand il voulait vivre ?— Non. Je l’avais jamais vu.— S’il lui avait dit, cinq ans plus tôt, qu’il était fait de

    boue comme tous les pécheurs, don Olegario l’aurait obligé à s'excuser en public. Le rang se perd, hein ?

    — Oui, ai-je répondu avec fermeté. Moi, au moins, je suis en chair et en os.

    On est restés pour voir la scène dans son entier après l’in-tervention de l’homme de Dieu. Les personnes présentes ont immédiatement formé une file qui partait du lit du patriarche jusqu’aux derniers assistants, situés au niveau de la cuisinière à bois. Certains avançaient les bras croisés en signe de ré-vérence, alors que d’autres le faisaient les doigts entrelacés derrière le dos, montrant une autre forme de respect. Tout le monde cherchait à voir le visage creux du vieil Almonacid, peut-être pour se sentir plus vivants qu’ils ne l’étaient, parce que la mort exerce une certaine fascination sur les hommes,

  • ou parce qu’ils voulaient le regarder une dernière fois avant qu’il ne passe entre les mains de Vidal.

    Après que les parents ont pleuré tour à tour près du dé-funt, Vidal est entré et s’est occupé du cadavre.

    — Viens, m’a-t-il dit. Aide-moi un peu.Il a saisi une bande de lin longue de presque un mètre,

    l’a passée sous le menton de don Olegario et l’a attachée au sommet de sa tête avec un nœud bien serré. Il avait plutôt l’air de souffrir d’une intense rage de dents que d'être mort.

    — C’est pour que la rigor mortis lui maintienne la bouche fermée, m’a-t-il expliqué. Maintenant, je vais devoir l’habiller de son plus beau costume et le maquiller un peu pour le pré-senter à sa dernière réunion avec les vivants.

    — Vidal, ai-je demandé. Laisse-moi le toucher.— Allons-y, répondit-il. Enlevons-lui ses vêtements. Viens,

    approche-toi.Robles m’observait avec grand intérêt.Vidal a fait un pas en arrière et m’a laissé avancer vers Al-

    monacid. Mes mains tremblaient et à aucun moment je n’ai cessé d’imaginer que les yeux du vieux allaient s’ouvrir pour me regarder.

    Cent ans d’expression à peine à quelques centimètres de mes doigts ! Qu’a bien pu penser Phidias en posant ses mains sur les pierres ? Et Michel-Ange, a-t-il senti que la vie battait au bout de ses doigts en s’approchant du marbre ?

    Il n’y avait pas d’images dans mon cerveau pour accom-pagner l’émotion que je ressentais en étant sur le point de toucher une preuve défunte de la plus noble de toutes les matières : la chair humaine. Pas de dépouilles, pas de boue ni de charogne, mais une masse noble qui avait d’abord été volonté, entente, excitation, plaisir, souffrance  ; qui avait grandi petit à petit, se modelant dans le frôlement d’un siècle pour finir les yeux posés sur mon visage. Quel privilège que le mien !

  • J’ai tendu les deux mains et je les ai posées sur ses joues en touchant ses yeux du bout de mes doigts. J’ai senti comment Almonacid était mort, et l’image de ses dernières sensations m’est parvenue par les doigts et les paumes comme l’eau claire d’une source.

    J’ai retiré mes mains de sa figure et j’ai marché vers Robles.—  Don Olegario est mort très serein et sans peine. Je

    dirais presque avec joie. Par contre, au dernier moment, juste quelques secondes avant la fin, il a cherché à exprimer quelque chose qui ressemblait à de la surprise, mais il n'a pas pu aller au bout, ai-je dit.

    — Et comment sais-tu tout cela ? m’a demandé le méde-cin, surpris.

    — J’ai pu le toucher sur sa figure, ai-je répondu, très na-turellement.

    Robles a souri, a regardé autour de lui puis dans mes yeux et m’a pris par les épaules, en disant :

    — Il faut fêter ça, Velosito. Il faut boire comme des fous. Aujourd'hui on se saoule. On va manger des grillades et par-ler jusqu’à ce qu’on ne sache plus ce qu'on dit.

    — Mais je suis mort.— Ne t’inquiète pas, dit Robles, la langue pâteuse. Tu as

    un médecin avec toi.— Peut-être, mais je suis quand même mort.

    [...] Finalement, dans un immense élan de courage, comme on décide d’accepter l’inévitable et qu'on est prêt à l’affron-ter, Veloso parla à Vidal.

    — Je crois qu’on peut arrêter de tourner autour du pot, dit-il.

    — Si tu le dis, Pancho.— Ni toi ni moi n'avons oublié les funérailles de don Ole-

    gario, pas vrai ?— À quoi penses-tu ?

  • — À sa figure, à son expression, à ce que j’ai touché sur son visage.

    — Continue, je t’écoute, dit Vidal, intéressé.—  Je veux faire ton travail, mais je veux en apprendre

    plus, avoua Pancho.— Et que veux-tu faire qui ne se fasse déjà ?— La même chose qu’avec Almonacid : sentir, toucher la

    trace que l’âme laisse avant de s’en aller. Vidal éclata de rire.— Et qui t’a dit qu’il y avait une âme en fuite ?Veloso regarda Vidal furieux et répondit :— Je veux travailler avec les morts, apprendre ton métier.

    C’est quoi le problème ?Il n’y en avait pas. Au contraire. Vidal était heureux de

    voir qu'il était si important aux yeux du garçon. Le seul pro-blème était que lui-même n’estimait pas beaucoup son métier et qu’il n’entrevoyait pas de futur prospère pour qui le pra-tiquerait.

    Être le propriétaire de pompes funèbres, ou à la tête d’un grand capital investi dans une ville de plusieurs millions de clients potentiels ; posséder un cimetière privé avec de vastes prés, bordé de bougainvillées et de sycomores, semé d’oli-garques payant la location en monnaie ajustable pour toute une éternité, évidemment. Mais nettoyer des dépouilles, habiller des cadavres, sentir l’œillet et le chrysanthème, enrouler du pa-pier crépon pour faire de fausses fleurs, à quoi bon ? Ce serait comme être serveur dans un restaurant de quatre couverts et manger des pâtes et des légumes secs tous les jours.

    Le travail conviendrait peut-être à un homme au chômage et sans talent, mais pas comme profession pour le jeune Velo-so et encore moins dans l’établissement de l’ogre Veloso, où le poste n’était pas vacant.

    Il aurait pu lui dire un non définitif, sans se préoccuper de ses voltigements de mite ni craindre quelque vengeance de sa part. Mais Pancho lui plaisait, et l’étrange habileté de

  • ses doigts aurait éveillé l’intérêt de n’importe qui. Ce serait un fait du destin que de lui faire une place dans les pompes funèbres. Que pourrait-il bien arriver de mal ?

    Quand Simón apprit que Pancho participait à la prépa-ration des cadavres, il ressentit tellement de rage que ses yeux se rejoignirent pratiquement au niveau de sa cloison nasale. Les pompes funèbres lui appartenaient complètement et personne ne pouvait prendre de libertés sans le consulter. Il transféra la haine qu’il avait pour son fils Julián sur le jeune garçon intrus et se mit à rugir le nom de Vidal, la tête pen-chée, comme s’il était en train de le chercher entre les lattes du plancher.

    Le petit homme apparut en se glissant à petits pas sans regarder l’énergumène, stoppa son mouvement automatique et attendit, les bras ballants, la déferlante d’immondices, de saletés et d’insultes par laquelle son patron avait coutume de le qualifier dans de semblables cas d’offuscation.

    Vidalito attendit qu’il n’ait plus d’air, et à peine le vieux commença-t-il à réapprovisionner ses poumons qu’il inter-vint, d’une voix de velours :

    — C’est incroyable comme le gamin a pu gagner la sym-pathie de don Juan Robles. Il l’aime comme un fils, à ce qu’on dit.

    Don Simón envoya se faire voir l’entreprise, l’indolence de toutes les familles, la rareté des morts, il envoya se faire voir le ciel et l’enfer, il s’envoya se faire voir lui-même et resta silencieux, réfléchissant et haletant.

    — Mais je ne vais pas investir un centime de plus dans les pompes funèbres pour que le morveux travaille ici, beugla-t-il enfin. S’il le veut, qu’il t’aide, mais qu’il ne dérange pas. Je crois que ce ne serait pas une mauvaise idée qu’il s’en aille chez son oncle qui l’aime tant.

    Les premiers clients restèrent hors de portée de Pancho. Un berger de quarante et quelques années, assassiné dans la campagne, passa directement entre les mains de Robles, qui

  • fit son autopsie et qui le remit à Vidalito dans un cercueil scellé. Puis vint le tour d'une femme, percutée au kilomètre 57 de la route menant à Puerto Aisén par un camion qui transportait des fruits jusqu’à Coyhaique. Une fois de plus l’autopsie, le cercueil scellé, la veillée funèbre et l’inhumation rituelle.

    Et ainsi, une semaine sans morts passa.Pancho était inquiet. C’était précisément à ce moment-là

    que personne d’utile ne mourait. L’attente le rendait nerveux et réveillait les monstres de sa tête. Il maudit sa malchance et désira que le temps passât plus rapidement pour les malades sans remède.

    Ce fut la première fois qu’il passa autant de temps sans aller chez Julián et son seul regret fut d’avoir envie de rester chez Simón pour attendre l’arrivée d’un cadavre.

    Ce qui, enfin, arriva.

    ****

    Si je désirais la mort, ce n’était en aucun cas parce que j’ai-mais voir les gens souffrir, ou pour toute autre morbidité de l'esprit. Pas du tout. Depuis tout petit, j’avais vu pleurer des proches, je les avais vus s’embrasser les uns les autres, planter leurs ongles dans le cercueil jusqu’à en écailler le vernis, crier d’une voix embrumée par la douleur face au trou dans le ci-metière. Je la désirais comme un médecin attend ses patients ou un avocat, ses clients rongés par les problèmes.

    La famille de Bruno Pino est venue un jeudi, avant dix heures du matin. Une tante, sa sœur aînée, sa belle-sœur, deux neveux et quatre cousins. Ils avaient l’air d’une nuée de grives affaiblies qui auraient volé toute la nuit pour arriver aux pompes funèbres de don Simón. Le vieux les a reçus avec ses habituelles condoléances professionnelles, leur a conseil-lé une veillée funèbre avec un cercueil ouvert avant de leur

  • prendre quatre chèques datés pour couvrir les frais. Puis il les a laissés avec Vidal.

    Pino avait deux métiers et aussi deux personnalités.Pendant la semaine et en journée, il travaillait en tant

    qu’employé dans une quincaillerie. C’était un homme très connu des habitants parce qu’avant d’être embauché comme vendeur, il avait été forgeron et que, pour chausser de métal les pattes des chevaux, il avait dû faire affaire avec tous les cavaliers. Bruno, le quincaillier, était un être pragmatique, à la conversation facile et aux conseils utiles. Il connaissait dans le moindre détail les secrets de la construction. Il sa-vait comment rénover un bâtiment tout en économisant de la peinture, du ciment et du grillage, et il n’y avait aucun plom-bier, électricien ou menuisier qui se passait de ses conseils quand il s’agissait de choisir les matériaux.

    Mais il y avait un autre Bruno Pino pour les heures noc-turnes, les week-ends et les fêtes.

    Le quincaillier enlevait son tablier couleur bleu roi, ran-geait dans une caisse fermée à clé son mètre long de trente pieds, son crayon bicolore et son couteau cartonné. Alors seulement, il revêtait ses habits d'artiste.

    Le nouveau Pino portait de vieux souliers vernis, tout cra-quelés, il enfilait un complet noir, brillant, accompagné d’un veston croisé et d’un mouchoir dans la poche poitrine. Le col de la chemise blanche bien attaché par un nœud papillon assorti au mouchoir, il enduisait ses mèches de cheveux de gomina et, en trois coups de peigne précis, il sculptait à l'avant de son crâne une houppe reluisante comme s’il voulait se grandir et se donner un peu de courage.

    C'était le chanteur de boléro le plus résigné de Patagonie. Son interprétation, toujours attendue du public, s’imposait comme un numéro obligé lors des bals au profit d’œuvres de charité, dans les auberges pour les fêtes nationales, lors des célébrations de rodéo et d’après-midi dansants du Quita Penas, l’Arrache-Peine, où les employées domestiques termi-naient leur sortie du dimanche, et repartaient en emportant

  • les drames de ses chansons et l’aimant un peu plus chaque semaine.

    Son cœur l’avait averti par trois fois ces deux dernières années, mais il n’avait pas cessé de travailler, de manger gras, et encore moins, de chanter. Pino plongeait dans les boléros, il les ressentait comme siens, pleurait à cause des trahisons, gardait dans ses ventricules toutes les peines du monde, et il se transformait en ce qu’un interprète devait être, selon ses mots : un «ressenteur».

    Robles a dit que le quincaillier avait été tué par l’artiste. Il est arrivé chez Pino à sept heures du matin, a vu son corps allongé sur le lit les yeux ouverts, l’a examiné avec attention, a appelé Ester Pino, la sœur, et lui a dit :

    — Il savait qu’il était malade. À cinquante-cinq ans, on ne joue pas avec son cœur. Ressentir ses derniers boléros lui a coûté la vie.

    Ça a été une consolation pour les proches de savoir que Bruno était mort pour ce qu’il aimait le plus, mais ils n’étaient pas tous d’accord sur la façon de lui dire au revoir. Il y a eu une polémique générationnelle : les vieux voulaient enterrer le quincaillier et les jeunes, l’artiste ; les vieux voulaient une cérémonie religieuse privée et les jeunes, une fête ouverte au public. Certains argumentaient en faveur du respect de la fa-mille, de la sobriété et du recueillement ; d’autres dans le but de surmonter leur tristesse, de partager leurs sentiments et d’aimer encore plus le défunt.

    Vidalito est intervenu et a tranché en faveur du chanteur. Il a parlé d’une voix entrecoupée par la tristesse, les yeux brillants d’émotion.

    — Le quincaillier, parent et voisin, nous l'aurions enterré avec respect et nous lui aurions dit au revoir avec douleur. Au chanteur, nous lui demanderons de nous attendre au bout du chemin sur lequel il est arrivé si tôt. Nous lui dirons à bien-tôt, non pas avec la voix peinée de l’avoir perdu, mais avec l’âme joyeuse de l’avoir eu parmi nous. Il aurait préféré qu'il en soit ainsi.

  • — Et comment sais-tu que c'est ce qu’il aurait préféré ? lui ai-je demandé, étonné.

    — Je n'en sais rien, a-t-il répondu franchement.— Je ne comprends pas.—  Écoute, m’a-t-il dit à l’oreille. Enterrer de la chair a

    un prix et ensevelir des gens, un autre. Le quincaillier, on le met dans un cercueil, on attend le temps légal et c’est fini. Le chanteur, il faut lui faire sa toilette, l’habiller, peigner sa houppe avec de la gomina, le maquiller, le rendre présentable pour que la clientèle puisse le regarder et ressente sa mort. Ça, ça coûte plus cher, tu me comprends ?

    — Oui…Pino était raide. Il avait un œil plus ouvert que l’autre et

    les lèvres ouvertes dans une arcade de douleur, de dégoût ou de surprise, comme s’il s’était étranglé avec une arête de pois-son. J’ai posé mes mains sur son visage et un flot de pensées collantes a pénétré ma peau et a gagné mon esprit. Trahi-sons, vengeances, nostalgies, adultères, pardons amnésiques et mensonges pieux, formaient une pâte qui coagulait le sang. J’ai pu palper la trace indélébile de son esprit fidèle à son art, et j’ai trouvé incroyable qu’il ait ressenti autant de choses à la fois.

    — Que se passe-t-il  ? m’a demandé Vidalito, en me se-couant par le bras.

    — Cet homme n’était pas chanteur, ai-je répondu. C’était un héros.

    Mon tuteur m’a décollé du mort et a commencé son travail. Pino a eu droit à une toilette complète. Vidal a sai-si ses bras raides, les a massés avec fermeté, les pliant et les dépliant pour faire disparaître la rigidité cadavérique.

    — Ne me résiste pas, Bruno, lui disait-il. Nous allons te rendre plus élégant que jamais.

    L’occis lui répondait par les plaintes de ses os forcés et quelque gaz bruyant piégé dans ses tripes.

  • On a nettoyé son corps nu grâce à des linges humides et on l’a badigeonné avec un stick déodorant. Vidal a sorti un pot de colle à bois et lui en a généreusement enduit les pau-pières.

    — S’il ne meurt pas avec les yeux fermés ou si quelqu’un ne les lui ferme pas tout de suite, c’est très dur de laisser un mort endormi, m’a-t-il expliqué.

    Ensuite, il a cousu les lèvres de l’intérieur avec une aiguille et du fil à suture. Il a tiré fortement pour assurer les points, avant de repousser les effilochures dans la bouche pour ne pas laisser de traces.

    Avec un crayon à sourcils, du fard à joues et du rouge à lèvres, plus un peu de talc et d’ombre pour le clair-obscur, il s’est occupé du visage de Pino. On a lavé ses cheveux avec du shampooing, sculpté une houppe avec un peigne et un sèche-cheveux, en la fixant avec de la gomina.

    Bruno Pino s'est retrouvé allongé dans le cercueil ouvert, à la place de la table de la salle à manger. On a disposé les chaises qu’il y avait autour du défunt et on a orné de fleurs tous les coins de la pièce.

    Vidal avait travaillé consciencieusement. Notre travail consiste à déguiser la mort, disait-il, pour endormir la dou-leur des proches. Il n’y a rien de plus immédiatement laid qu’un mort. En perdant la vue, ils perdent également la res-semblance avec eux-mêmes. Nous devons leur rendre leur apparence, et pour cela, il faut les laisser comme endormis.

    Peut-être que c'était dû à un excès de colle à la commis-sure de la paupière gauche, à un point en trop ou en moins sur les lèvres, ou encore à l’ombre mal étalée sous les joues. Peut-être que c'était dû au mort lui-même qui voulait garder son expression d’angoisse, mais j’ai eu l’impression que le sommeil de Bruno Pino, si durement travaillé par Vidal, de-vait être un cauchemar, à en juger par le dessin forcé de ses lèvres et de ses paupières, se fermant dans un effort évident. Il avait davantage l’air de ne pas pouvoir se réveiller que de dormir.

  • — Quoi qu'il en soit, le prix des funérailles a été multiplié par deux, a dit Vidalito, et la différence est pour nous, Pan-chito.

    Quatre-vingts pour cent pour lui et vingt pour moi. Rece-voir un salaire tout en apprenant et en n'ayant presque rien fait m’a paru une bonne chose. C’était la première paye que je recevais et je trouvais n’importe quelle somme énorme. Ce-pendant, si Vidal gardait cette conception du « nous », l’ave-nir s’annonçait très sombre.

    Pour parler franchement, j’ai eu l’impression que le tra-vail exécuté par Vidal sur les traits de Pino était un fiasco. Ce n’est pas tous les jours que l’on présente un personnage aussi chargé de caractère, et on l’a laissé tel qu'il était, voire pire. Mon collègue était un artisan usé, et pour lui, les morts n'étaient qu'une simple marchandise. Que pouvait-il faire de plus ? Il travaillait avec ce qui restait des gens dans ce qui restait des pompes funèbres, et la clientèle n’exigeait pas de lui un service de meilleure qualité.

    Les proches de Bruno Pino ont pleuré avec amertume en contemplant son visage rafistolé sous la houppe lustrée, pein-turluré comme un chanteur d’opéra et avec un air nauséeux.

    —  La rigidité cadavérique est ineffaçable, expliqua Vi-dal à la sœur de Bruno. C’est la dernière empreinte que la vie laisse en changeant de monde. Certains meurent avec un sourire, d’autres fâchés ou surpris. Bruno a eu une attaque à cause d'un trop-plein de peines et son visage accuse le coup. La nature est ainsi faite.

    Menteur.Les amis ont chanté les boléros préférés du défunt, se sont

    rappelé ses anecdotes et ont bu de ce vin jeune dans lequel il noyait tant de chagrins lorsqu'il était en vie, mais très peu se sont approchés du cercueil.

    En tête à tête, le lendemain de l’enterrement, j’ai présenté mes objections à Vidalito. Il s’est justifié, a feint de s’énerver, s'est vexé mais a fini par m'écouter. Je lui ai dit que ce n’était pas le contact que je recherchais avec les morts. J’ai parlé

  • avec lui de la matière noble, des expressions faciales et de mes doigts qui lisaient les impressions sur les visages.

    On a parlé des heures et des heures jusqu’à ce qu'il me conseille finalement d’aborder le sujet avec Juan Robles. Peut-être qu'avec les autopsies, je trouverais ce que je cher-chais, si je savais vraiment de quoi il s’agissait.

    [...]

  • Sur les presses de l’imprimerie Pulsio,

    pour le compte des éditions

    de L'atelier du tilde

    à l’automne 2014

    imprimé en UE

    achevé d’imprimer

  • L’atelier du tildeLes éditions à l’heure latine

    www.atelier-du-tilde.org

    Dépôt légal quatrième trimestre 2014ISBN : 979-10-90127-28-9

    Prix : 18 euros

    L’atelier du tilde éditions - 15 rue Royale - 69001 Lyon