Le manichéisme

Le manichisme : considrations psychopathologiques et psychologiquescrit par Pierre CHABRAND Samedi, 01 Mai 2004 01:00 - Mis jour Vendredi, 28 Mai 2010 09:56

Les thmes dlirants, infinis dans leur diversit et surprenants par l'inventivit, la crativit de celui qui les a fait natre, peuvent en ralit et sur un autre plan, celui de leur signification essentielle, se ramener quelques thmes qui sont videmment en rapport avec le processus qui les a engendrs. Ils voluent souvent dans le temps, l aussi de faon processuelle, commencent souvent par la perscution, thme la fois initial et central du dlire. Ils se terminent classiquement par la mgalomanie, consubstantielle de la cicatrisation paraphrnique. L'un de ces thmes apparat frquemment et nous semble pouvoir ouvrir sur une comprhension du vcu dlirant, c'est celui du manichisme. Nous voquerons d'abord un cas clinique avant de montrer comment il s'inscrit de faon clairante dans une psychopathologie du processus dissociatif.

Dans un 2me temps, nous nous hasarderons une tentative trs diffrente par sa mthodologie. Faute de moyens d'objectivation du psychisme, on peut penser que, contrairement l'ide logique mais vaine que la psychopathologie va s'tayer sur la psychologie "normale", certaines singularits du fonctionnement mental pathologique pourraient nous fournir un matriel utile pour la comprhension de l'homme "normal".

D'autre part, on peut penser que les religions, dans leur aspect "thmatique" ou discursif si on veut, reprsentent et s'appuient sur des mythes qui, s'ils ont rsist aux sicles, doivent renvoyer une problmatique fondamentale de l'espce humaine. C'est facile concevoir pour une religion disparue, parce que le risque d'enlisement dans l'idologie est moins prgnant que pour une religion actuellement vivante. D'o l'intrt de regarder du ct de la Perse et de Mani au 3me sicle de notre re, quitte ensuite s'interroger sur ce qu'on entend par religion et poser le problme de la relation entre certaines de nos modernes religions "athes" et le manichisme.

Norbert: Il est atteint d'un trouble bipolaire de type 1, avec des accs maniaques dlirants. Au 4me, il a tu sa mre. Entre les accs, il ne prsente pas de troubles mentaux reprables. Avant le dclenchement de la maladie et encore entre les premiers accs, il tait trs bien insr socialement : activit commerciale lucrative, une amie stable. La maladie lui a tout fait perdre, progressivement, d'accs en accs. Il est incarcr depuis 8 ans, ne s'en plaint pas et arrive "expliquer" son geste avec motion mais aussi un certain recul, comme s'il s'agissait d'un autre et effectivement, il explique : "il y a Norbert, et dans les accs, il y a LuciferLucifer, c'est le fils de Dieu et de Satan. Satan, c'est mon pre, un abrutiDieu, c'est ma mre ! Je l'adorais, Dieu est une femme. J'ai tu Dieu, je ne pourrai donc plus jamais faire plus, je ne tuerai plus jamais personneLucifer, c'est le premier nom de Jsus : le porteur de lumire ". Le thme fondamental du dlire dans les accs, le dcor de tout l'accs, c'est le jugement

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dernier : " je pensais que du ct des justes, il n'y avait que des femmes, pas toutes les femmes, mais aucun homme, sauf Lucifer. C'est un dlire compltement manichen " conclut-il : le bien d'un ct, le mal de l'autre " dlirer, c'est dur. Il y a des moments trs beaux, mais c'est trs douloureux : il faut se battre contre le mal, contre les dmons, c'est puisant et sinistrant ".

Peut-tre que le dlire de Norbert est plus authentiquement manichen que Norbert ne peut l'imaginer mais il nous faudra pour le dmontrer retrouver la trace de ce vieux Mani. Nous y reviendrons mais restons dans la psychopathologie "comprhensive" au sens o Freud a dit, quelque part dans son uvre que celle-ci n'est qu'une tentative de poser quelques balises sur l'ocan de notre ignorance. J'ajouterai : et de notre perplexit devant certains faits tragiques, mais fascinants. De mme le sphinx est nigmatique, la fois dangereux et fascinant, parce qu'nigmatique.

Une ouverture sduisante vers la comprhension de l'origine de la thorie manichenne est celle de Mlanie Klein. Elle a simplement transpos le modle invent par Freud pour les nvroses : une nvrose en tant qu'entit clinique (par exemple la nvrose obsessionnelle) peut sur le plan de sa gense, tre rfre un moment chronologique de l'volution de l'tre en devenir. (le "stade sadique anal" en l'occurrence).

Elle s'appuie sur l'opposition Kraeplenienne Schizophrnie/Psychose maniaco-dpressive, donne "dure" de la science psychiatrique et dcrit une position paranode-schizode. Elle intgre, de faon parfaitement Bleulerienne, la perscution comme une consquence de la "schize" du sujet et dcrit un vcu archaque dans lequel le monde est fendu en deux: bon (sein) et mauvais (sein) et le sujet en train de se constituer lui aussi est ainsi double, dans un mouvement d'introjection/projection qu'on pourrait se reprsenter sur deux plans parallles de l'espace. Il est intressant de constater que les anciens psychiatres qui ont dcrit le manichisme dlirant (Dide et Guiraud, Lafon et Maurel) le rattachent la schizophrnie et aux dlires paranodes et font remarquer qu'on ne le trouve gure dans les dlires systmatiss (type Srieux et Capgras). Si on suit M. Klein qui pense que l'univers de l'enfant de 4 mois est ainsi scind (elle utilise le verbe to split, plus fort que "scinder" : fendu, dchir) en deux on conoit que, l'occasion de rgressions ce stade le thme de sparation bon/mauvais (et aussi l'insistance sur la dualit) soit ractiv. D'autant que cette position est moins un moment historique qu'un modle, un pattern. Bien et Mal sont une autre formulation de l'opposition duelle : Libido/Agressivit. On pourrait aussi voquer : Construction/Destruction, anabolisme/catabolisme etc.

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Ce qui nous amne scinder deux aspects du concept "manichisme". D'une part le bien oppos au mal certes, mais aussi la dualit oppose d'une part l'unit (de la position dpressive par exemple ; sur le plan psychologique) mais aussi la pluralit.

Pourquoi 2 et pas 3? Nos systmes informatiques sont pour le moment bass sur un systme binaire parce qu'lectrique. Un circuit ne peut avoir que 2 tats : teint ou allum (ouvert ou ferm).

Il parat que, avec un autre support, biologique celui-l, on aura 3 tats par exemple : positif, ngatif, indtermin. Constatons simplement que notre petit d'homme a choisi le modle lectrique. Certains mystiques aussi.

En effet, qui tait Mani, l'inventeur du concept ou plutt celui qui, historiquement, au 3me sicle de notre re, a cr une religion en remaniant le Zoroastrisme, lui-mme la fois hritier et modernisation de la religion archaque de la Perse, la religion de Mazda.

De cette mythologie trs complique, j'extrais un thme : Mazda, le dieu suprme enfante 2 jumeaux (il est la fois mle et femelle), l'un est bon, l'autre mauvais. C'est ce dernier qui, par tratrise, obtient de son pre le pouvoir sur le monde et d'abord, la mission de crer le monde.

Mani hrite de cette vision pessimiste du monde et cre une religion qui emprunte aussi au Christianisme dans sa dimension gnostique, au bouddhisme et aux religions de l'Inde ce qui semble indiquer que toutes se prtent ventuellement cette division radicale du monde entre le bien et le mal.

A vrai dire, la ralit historique de cette histoire est assez floue et plus encore l'interprtation qu'on peut faire aujourd'hui de toutes ces polmiques mtaphysiques qui nous apparaissent extrmement curieuses et abstraites.

D'ailleurs le sens mme du prche de marie est diversement

compris.

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Ainsi, Amin Maalouf, dans les "Jardins de Lumire" (1991 Ed. Latts), contredit radicalement la thse habituelle en affirmant que Mani mettait l'accent sur l'opposition entre le bien et le mal pour montrer que le monde et chacun de ses composants, tait fait du mlange de l'un et de l'autre, dans une philosophie de la tolrance. Notons cependant que le prolongement franais du courant manichen, travers le bogomolisme italien, a t, partir du 12me sicle, le catharisme, lui aussi trs tolrant dans une poque de fanatisme particulirement violent et pourtant il s'agissait bien et de faon indiscutable (car l nous avons des donnes historiques prcises) d'une philosophie dualiste radicale, pessimiste quant la nature du monde. En fait cette absence d'agressivit dans l'affirmation de leur conviction et leur proslytisme"soft" peu frquent l'poque, tait li au dsir qu'ils avaient d'assurer leur propre salut, laissant chacun le soin d'en faire autant, dans une position dans laquelle la "pulsion d'entreprise" n'tait pas convoque. L'intensit de leur engagement mystique ne les incitait pas s'engager pour sauver l'humanit (souffrante ou impie). On peut faire le parallle avec le constat que les thmes manichens se rencontrent le plus souvent dans le dlire de schizophrnies refroidies par le temps, paraphrnises (cf. Manuel alphabtique de la psychiatrie de POROT, page 347 : "manichisme dlirant").

Si le manichisme ne dbouche donc pas ncessairement sur le fanatisme, c'est peut-tre seulement quand l'intensit de la conviction renvoie une spiritualit exigeante qui mobilise les affects du sujet. Alors que dans notre pratique quotidienne il apparat surtout comme une arme de guerre, dont la fonction est de justifier l'agressivit et la violence. Encore peut-on revenir sur la dfinition du concept de religion. On pourrait par exemple proposer cette dfinition : "idologie base sur une transcendance plus l'organisation charge de resserrer les liens entre les membres du groupe, avec ou sans dsir proslyte". On peut, ce moment-l, intgrer dans cette dfinition, un courant idologique comme le maosme, par exemple si on admet que la transcendance peut tre athe. Il y a 35 ans, les maostes nous disaient avec beaucoup de conviction : "tout discours est idologique, il n'y a ni vrit ni mensonge, il n'y a en ralit que le discours qui va dans le sens de la rvolution maoste et celui qui va en sens inverse. Rien n'est neutre. Tout est politique, il n'y a aucun domaine de l'existence qui ne le soit pas. Les pistmologues ont dmontr que les mathmatiques elles-mmes taient sous-tendues par uen idologie". Voil un systme parfaitement manichen, mais pas vraiment tolrant comme la suite de l'histoire l'a dmontr.

En dehors de cette question de la valeur : morale, thique, mtaphysiquela dimension de la dualit est intressante en tant que telle. Elle ne renvoie pas qu' la schizophrnie et pourtant elle s'y exprime dans le cas de notre patient Andr

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Il est runionnais, il vit son corps comme scind en deux dans un sens transversal : la moiti droite est blanche, et noire la gauche. Mais il est aussi divis en deux dans le sens frontal : masculin devant, fminin derrire. Il exprime cela en souriant, sans angoisse vidente, comme un "constat" objectif. Il ne conteste pas une interprtation du type : "vous voulez dire demi blanc, demi noir? un mlange?..." ou "une part de fminit et une autre de virilit?..." mais on voit bien que c'est par politesse (il est trs aimable et dsireux de faire plaisir l'interlocuteur) car il ne reprend pas la formulation par le mtissage ou l'ambivalence et, spontanment, c'est bien la juxtaposition des deux contraires non mixables qu'il ressent, subjectivement.

En dehors de cette "schize" de la "phrnie" on voit la dualit mise en exergue dans bien des domaines et des registres. Par exemple, l'opposition de la lumire et des tnbres est l'origine du monde, en tous cas dans la bible : "Dieu spara la lumire et les tnbres". Mais c'est parce qu'il avait "vu que la lumire tait bonne", donc dans cette dichotomie, l'un des facteurs est affect d'une valeur positive. Du coup l'autre est le lieu infernal et le domaine des morts, pas seulement dans la bible d'ailleurs. Pourquoi les 4 lments (l'air, le feu, la terre et l'eau) sont-ils opposs 2 2? Il semble que c'est mmoins une raison logique qui prside cette opposition qu'un besoin de crer ainsi des couples d'opposs, mme artificiellement. Peut-tre est-ce une ncessit inhrente au fonctionnement mme de l'esprit humain, peut-tre que nous fonctionnons comme les ordinateurs actuels, ceux qui vont bientt tre obsoltes? En tous cas, sur le plan linguistique, il est clair qu'un concept n'existe, c'est--dire ne s'extrait de lamasse informe du non-sens, que parce qu'il s'oppose son contraire. C'est l'opposition chaud-froid qui a un sens, aucun des deux concepts n'a de sens en dehors de cette opposition. mais l'expression concrte du concept implique l'existence d'un signe linguistique, constitu lui-mme de deux aspects, le signifiant et le signifi, qui sont comme les deux faces d'une pice de monnaie, inscable certes, mais aussi parfaitement opposs dans le registre d'une dualit radicale qui gnre le sens. Si je termine par cette remarque linguistique ce n'est pas que je pense comme d'aucuns que le langage est le support de la pense. je pense mme le contraire. Mais simplement du fait que la langue (au sens du code linguistique et non d'un langage en gnral) est le seul outil d'change qui soit notre disposition quand il s'agit d'ides abstraites, il est possible que sa structure dtermine sinon ce que nous pouvons penser, du moins ce que, de nos penses et de notre vcu, nous pouvons changer.

J'avais song inviter Mani pour cette intervention car j'avais beaucoup de questions lui poser mais j'ai appris qu'il tait mort en prison, victime de l'intolrance du roi Balvran 1er en l'an 277. En fait c'est une vieille histoire mais il me semble qu'elle a toujours quelque actualit.

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Docteur Pierre CHABRAND Praticien Hospitalier Centre Hospitalier Boite Postale 92 84143-Monfavet-Cdex

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