Le Mal Lieu Commun de L'interculturel

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LE MAL, LIEU CQMMUN DE L'INTER-CULTUREL Jacques HASSOUIV París "El búlgaro por la calle Eljudezmo por la casa" Un jour, une patiente me dit lors de Fune de ses derniéres scéances d'analyse : "Mon amant me dit toujours que nous devons former un seul esprit, un seul corps, Je me demande tout á coup lequel de nous deux serait ce Un" . Bien sür elle devait quitter son amant, mais cette fois, la séparation se fit sans les sentiments --qu'elle connaissait trop bien-- de désastre né d'une rupture non consommée, ou de fureur pour ce qui aurait étre, qui n'avaft pas été et qui structurellement ne peut étre . Elle avait appris que faire du Un c'est toujours au profit de 1'autre, au profit de celui qui proclame qu'il est du Un, au détri- rnent enfin de celui á qui ce modéle est proposé . F'aire du Un pourtant est le propre de I'humain . Nul n'échappe á ce désir . 11 est la marque, la cicatrice d'une sépara- tion. entendue coxnme le lieu d'une souffrance indicible, restée en suspens . Source d'étonnement et de perplexité, cette déchi- rure premiére creuse une béance insue : lieu d'une souffrance exquise, elle demeure silencieuse : camouflée le plus souvent par une tendance á la tristesse, á la mélancolie, elle représente l'expression d'un deuil qui n'a pu s'accomplir . Ce deuil est paradoxal ear le sujet ignore 1'objet qui en est la cause . Imaginons un mol qui manque dans la langue et qui serait l'impossible signifiant de tous les signifiants . Mot quelconque, ariodin, mais qui marquerait le discours d'un impossible á . dire . Le sujet ignorerait que ce mol existe et pourtant il se beurte á cette ignorante d'inexistence, sa vie durant . 45

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Le Mal Lieu Commun de L'interculturel Jacques HoussanPsicoanálisis

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  • LE MAL, LIEU CQMMUN DE L'INTER-CULTUREL

    Jacques HASSOUIVPars

    "El blgaro por la calleEljudezmo por la casa"

    Un jour, une patiente me dit lors de Fune de ses derniresscances d'analyse : "Mon amant me dit toujours que nousdevons former un seul esprit, un seul corps, Je me demandetout coup lequel de nous deux serait ce Un" .

    Bien sr elle devait quitter son amant, mais cette fois, lasparation se fit sans les sentiments --qu'elle connaissait tropbien-- de dsastre n d'une rupture non consomme, ou defureur pour ce qui aurait d tre, qui n'avaft pas t et quistructurellement ne peut tre .

    Elle avait appris que faire du Un c'est toujours au profit de1'autre, au profit de celui qui proclame qu'il est du Un, au dtri-rnent enfin de celui qui ce modle est propos .

    F'aire du Un pourtant est le propre de I'humain . Nuln'chappe ce dsir . 11 est la marque, la cicatrice d'une spara-tion. entendue coxnme le lieu d'une souffrance indicible, resteen suspens . Source d'tonnement et de perplexit, cette dchi-rure premire creuse une bance insue : lieu d'une souffranceexquise, elle demeure silencieuse : camoufle le plus souvent parune tendance la tristesse, la mlancolie, elle reprsentel'expression d'un deuil qui n'a pu s'accomplir.

    Ce deuil est paradoxal ear le sujet ignore 1'objet qui en est lacause .

    Imaginons un mol qui manque dans la langue et qui seraitl'impossible signifiant de tous les signifiants . Mot quelconque,ariodin, mais qui marquerait le discours d'un impossible .dire . Le sujet ignorerait que ce mol existe et pourtant il sebeurte cette ignorante d'inexistence, sa vie durant .

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  • 11 est priv de ce terme, de cette squente, et (instar d'unmembre fantrne, cette amputation devient une source de souf-france d'autant plus mystrieuse que le sujet ignore ce qui estamput . Ce sentiment insoutenable d'un manque nigmatiquetraverse 1'histoire du sujet : cela s'appelle spleen ou rnlancolte.

    Source de passions et de jouissance,' cette bance se pr-sente comme un creux, une copule dans laquelle peut venir senicher en un clair -le temps d'un coup de foudre-- fimage deI'lu(e) ou celle d'une idalit susceptible de provoquer desadhsions enthousiastes et des apostolats ravageants .

    Hortus deliciarum d'une souffrance exquise, cene exprieneequi exprime 1'illusion o domine l'ide de communion, trouveson expression dans la passion amoureuse --en son avatarravageant-- ou dans le eulte co chef qui serait rput inearnerles aspirations de la foule organlse dans lequel le Un domine :"Sin Reich! Ein Wolk! Ein Fhrer!" tant le rnodle achev decet embrasement obscurantiste et meurtrier.

    r, une telle fanatisation se supporte de 1'exclusion, dubannissement de quelques uns ou ele toas ceux qui sont consi-drs comme incapables de participer de cene adhsion dyadi-que une passion famboyante, littralement flamboyante .

    Pour les bannis, les exils, ce dferlement n'est pas sansavoir quelque effet .

    Deux destins tragiques d'un exil era situaton illustrerontmon propos.

    Exil forc . . . Walter Benjamn et Stefan Zweig placs dans deuxsituations radicalement diffrentes (fun tait pourchass et ris-quait de se voir expuls d'Espagne vers la France vchyste, l'autretait rfugi au Brsil) se sont suicids . Pourquoi. . . sinon qu'ilssavalent qu'ils taient condamns quitter la Mittel-Europa, uneMittel-Europa que le nazisme avait dfinitivement enterr,

    Ds lors, nous pouvons postuler que 1'exil n'est pas uneaffaire de gographie, de topos, mais de temes et de sty1e.

    11 ne s'agit pas en 1'occurrence d'une sparation rnais d'unbannissement et d'un effondrement, d'une dispartion, non pasd'une seule lettre -telle la lettre e dans le roman de GeorgePerec-- mais d'un alphabet tout entier, celui dont les arrange-ments scripturaires constituent le style qui reprsente le sujetcrivant,

    'I) La jouissanee qui n'est pas le piaisir.

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  • 11 nous faut done considrer que cette route coupe . la cr-ation, cette impasse, dplace la Lo vers le caprice incomprhen-sible et 1'oukase froce du bannissement pour prcipiter le sujetvers la mort .

    11 s'agit plus que d'une page tourne, plus que d'une dchi-rure . 11 s'agit d'une exclusion radcale,

    -Walter Denjamin et Stephan Zweig avaient la conviction au

    seuil de la mort --c'est du moins rna lecture, aujourd'hui--- queleur langue s'tait effondre paree qu'elle allait leur tre interdi-te. Car Mittel Europa comme s1gnifiant avait dlsparu dans lesructations du dietateur berlinos .

    Galiciens, bukoviniens, magyars, moraves, prussiens oubavarois, ruthnes, viennois, slovnes ou triestins, tous avaienteu en commun la langue allemande qu'ils nrichissaient de leurexistente ntime, de leur chtoiement culturel el des tensionsqui existaient entre ces diffrentes confessions (luthriens, cal-vinistes, catholiques, juifs . . .), ces diffrentes attitudes religieu-ses (libres penseurs ou fous de Dieu), ces diffrentes ethnies,ces diffrentes convietions politiques (fodaux, monarchistes,libraux, sociaux-dmocrates, communistes ou anarchistes),enfin . Leur commune culture prenait toute son ampleur dansles luttes qui les opposaent . L'unification autour des desd'ethnicit, d'identit, puis plus tard autour de 1'illusion idolo-gique du sang et de la rae allaient rejeter hors de l'espace com-mun tous ceux qui allaient trs rapidement, un degr ou unautre, devenir des Heimatlos ou des Untermenschen,

    La 1Vlittel-Europa de 1'inter-culturel en acte s'tait dissoutedans le culte de 1'Unque .

    Dsormais, 'xil devient un tre qui assiste Peffondre-ment de ses repres, en proie la "gographie pathetique"2 desa nostalgie, 11 va se prcipiter vers le "rnirage mtaphysique de1'harmonie universelle, 1'abime rnystique de la fusion affective,Putopie sociale d'une tutelle totalitaire, toutes sortes de la han-tise du paradis perdu d'avant la naissance et de la plus obscureaspiration la mort".3

    Nous pouvons ds lors mettre 1'hypothse que le banni vitson existente dans 1'tat d'une traduction littrale.

    Aussi bien acquise que sera la langue de pays d'accueil, ellesera touj ours comme le calque de la langue engloutie .

    11 ne s'agit en 1'occurence ni d'un dfaut d'apprentssage, nid'une absence de maitrise mais bien plutt d'un sentmentPurement subjectif d'inappropation, de trbuble dans la percep--------------

    (2) 5elon le mot de Vladimir Jankelevtch .(3) Jaeques Latan, .Les complexes lmtliaux (- Le complexe de seurage)

    tome VIII de I'Eneyclopdie Franraise, Pars . 193 3 .

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  • ton, de trahison dans laquelle -paradoxalement- 1'exilretrouve cette tendance faire du Un avec ce qui se rvle treune page que 1'Histoire a dfinitivement tourne .

    D'o la srie de questions que je souhaite poser ici;Est-ce que 1'inter-culturel ne serait pas un mythe?Est-il de I'inter-culturel ds lors que dans un mme espace

    vivent des citoyens dont les petites, les plus petites diffrencesne sont pas un objet de rpulsion ou d'horreur (sentirnents qucachent mal l'envie qui est leur prncipe)?

    Est-il mme une quelconque ncesst de nommer cenecohabitation au sein de la Cit?

    N'est-ce pas un fois la sparation accomplie, que 1'inter-cul-turei s'impose des annes snon des sicles plus tard comete unrve hroique ou lyrique?

    pour rna par, je suis tent de rpondre affirmativement cette dernire question d'autant que 1'inter-culturel cornete illu-sion n'est pas sans rappeler le roman familial que chacund'entre nous, enfant, a pu construire pour dialectiser le mal-heur d'tre n dans cette famille-l, non pas que celle-ci soitforcment dtestable, mais . . . ds lors que 1'enfant se ressentcomete irrrndiahlernent spar ----et comment cela pourrait-ilen tre autrement?-- il ne peut qu'aceentuer la faille, la dchi-rure, en se dotant de parents prestgieux dont il aurait t exil .

    Or, I'inter-culturel obit trs prcisment cene dmarche:prestige du lieu d'origine, toujours romanesque, dchance de1'actuel -du prsent- el aspiration retrouver cet ailleursdont le rveur, pris dans la ficton de son mythe des origines,serait le hraut. 11 convertrait, mme son corps, son esprit, salangue en un dfil qui runirait les deux univers diffrencis ettlscops qui trament son existence . le, il n'est aucun effortd'adaptation, bien au contraire . 11 n'est que de la dsadaptationradcale .

    Mais si ce qui gnralement se dissipe pour s'inscrire dansla sphre de la vie phantasmatique trouve argument dans le relpour se constituer en trauma, alors, ce qui fait passage ou passerelle ----trait d'union pour tout dire- s'effondre, pour laisser laplace un sentiment de schize ou une aspiration vers fineffa-ble d'un impossible retour.

    Je ne sauras ici poursuivre la mtaphore plus avant, enco-re que ce mode d'approche de I'inter-culturel peut nous donnerune possibilit d'entendre ce qu'il en est du rnalheur et du Mal .

    Si le rnalheur -sur le plan ?ndividuel, subjectif-- est dfi-nissable comete tant le viol de i'(objet)intime, nous pouvonsavancen l'hypothse que cene effraction est le plus souvent1'expresson d'une rnise mal du roman familia, saceag par

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  • une idalisation insense et perverse, he Mal quant lu serait1'intrusion de Mistoire en ces soubresauts sanglants --au titredu Un- dans ce que le sujet a de plus prcieux . ses identifica-tions symboliques et sa langue . Manire particulirement vio-lente de nier qu'il est de l'Autre . Manire de concevoir 1'Autrecomete le lieu de la souffrance et de la djection . Uinter-eultu-rel dans sa phase symbolique, insue, s'effondre cet endroitpour ne plus laisser place qu' la nostalgie de 1'inter-culture),aux rves de 1'inter-culturel, 1'aspiration dyadique l'inter-culturel_

    Par contre, situ la pliure de deux langues, prenant encomete que tout traducteur est un interprte qui se confronte ce que choque langue a d'irrductible, Padaptation culturelle,c'est du moins ainsi que je 1'entends, est cede qui prend acte dudeuil premier fondateur d'un procs de symbolisation qui rendinepte tout discours qui prche 1'inamovible, l'autochtorie, 1'ori-ginel. .

    II est de I'Autre, telle serait la formule qui runirait en unensemble ces propositions dans lesquelles I'htroyene serait lesignifiant qui reprsente le sujet pour le signifiant sparation.

    Ds lors que la sparation est fondatrice, le terme de "aucommencement" qui pourrait laisser soupo~onner qu'iI est del'originel, devient de lui-mme obsolte .

    Tl n'est pos de "au-commencement" sinon comete terme pro-vocateur, comete terme prtexte au procs phantasmatque,cornete terme prtexte, enfin, aux rves et la posie dans leurtendance . rparer un traumatisme rest le plus souvent nig-matique .

    L'criture qui traite toujours d'un "au-conlmencement" necesse de dchirer ce prdicat, de le mettre mal, puisque toutarte (et celui qui est au prncipe de l'criture en particuler) sesoutient d'un faisceau de prcdences,

    11 est done de la fondation . . . et Pacte d'Grire s'inaugure tou-jours d'un "je fonde" en prise avec une gnalogie textuelle, tou-jurs insue, qui se soutient d'un dplacement. d'une mton-mie, d'une sparation .

    Ias lors, est.-il une traduction pensable qui ne prendraitarte de cette sparation?

    Est-il une traduction qui ne serait pos une trahison de lalittralit au profit d'une adaptaon?4

    Est-il un traduction qui ne soutiendrait que dans la virtua-lit du passage d'une langue l'autre, il est, de par et d'autrede cette frontire impalpable, de I`tranger?

    (4) Adaptation . ., comete on dit d'urn rornan qu'il ebi adapt pour le. cininaou le tlitre .

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  • A ce titre, chacune des deux largues considres, cene tradui-re et selle de la traduction, fait du traducteur, le temps d'une frac-tion de seconde, un tranger ]u-mme- et aux largues qu'#l mame.

    Si le traducteur s'absente comme sujet du texte qu'il travai-lle, qui le travaille, n'est-ce pas dans une tension vers 1'ex-II,vers ce que j'appelle le rl de Je, qui indexe le traducteur, cometetout sujet crivant d'une instance tierce, selle qui nous dsignetous, un par un, comete spars de notre criture mme?

    Cette proposition me permet d'avancer qu'un texte traduitest d'autant plus marqu du gnie du traducteur que celui-cis'efface en se rduisant un signe typographique, celui qui estsusceptible de rintroduire 1'inter-culturel socas un jour aimable .

    Ds lors, j'mettrais 1'hypothse que si le trait d'unionreprsente comete j'ai pu 1'crire, une lettre d'amour, 5 il n'estpas moins d'abord et avant tout, le signe de ce qui spare .s

    N'est-ce pas au lieu mme du trait d'union, au lieu mmed'une sparation potentielle que le traducteur se tient afn quel'adaptatzon --autre manire pour dire la rencontre-- puissetrouver quelque consistance?

    C'est en tout cas mon hypothse . . . et le paradoxe que j'aisouhalt soutenir.

    (5) CC, Jaeques Hassoun "Porictuatfon: points de suspension . . . traitd'uriion. . . ". En Littrature et doubIe sulfure. Actas Noesis, 3, 1990, pp. 149-162.

    (6) L'amour vivable, "1'autre amour" de Bonnefoy, ne serait-il pas, celui quse fonde star une mise en chee du dyadique, sur une sparatiorl,

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