le livre et les enfants du...

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Tous les enfants ont-ils besoin de livres ? le livre et les enfants du quart-monde par Dominique Visée-Leporq du mouvement Aide à toute détresse. Conférences de la Joie par les livres cycle 1978-1979 Le quart-monde, ce sont à peu près dix millions de personnes dans les communautés européennes, deux millions cinq cent mille en France, et l'on peut évaluer le nombre d'enfants de moins de douze-quatorze ans à un million à peu près. C'est une population qui vit en bas de l'échelle sociale, en dessous d'un seuil de pauvreté, dans des conditions infra-humaines. Leur vie, c'est depuis des générations la lutte pour la survie dans la dignité ; la nourriture jamais même assurée, le manque de ressources, les logements insa- lubres, les expulsions, le placement des enfants, l'ignorance, la maladie ; on sait que la mortalité infantile est encore très élevée, proche de celle des pays du tiers-monde, et que l'espérance de vie est d'à peine cinquante ans. Tous ces handicaps se cumulent et s'en- chaînent ; ce cercle vicieux se boucle, semble- t-il, dans l'ignorance. En effet, dans cette population, près de 40 % des jeunes et des adultes sont analphabètes : ils ne savent pas lire du tout, ou bien ont oublié le peu qu'ils avaient appris. La situation se reproduit actuellement au niveau des enfants. Ainsi, sur quarante et un enfants de sept à quatorze ans que nous avons contactés pendant un an à Bruxelles (soumis à l'instruction obliga- toire et qui avaient déjà au moins un an d'école) trente-trois avaient de grosses diffi- cultés scolaires de nature à les empêcher d'at- teindre la fin du cycle primaire, et vingt-sept ne savaient pas lire du tout. L'ignorance, ce n'est pas seulement ne pas savoir lire, c'est toute une maladresse, physi- que et intellectuelle, uri'manque de maîtrise de soi, un manque de moyens pour réfléchir, pour comprendre et maîtriser sa vie. 18 Les sous-prolétaires du quart-monde sont en majorité des autochtones ; aussi loin que l'on puisse remonter dans leur histoire en tant que population, et en tant même qu'in- dividus, on retrouve dans le passé des pau- vres et des très pauvres, des plus pauvres que la moyenne; des gens qui ont toujours été exclus, les sans-aveu du moyen âge, les errants, ceux qui ont toujours été incapables de faire valoir les droits reconnus aux autres citoyens. La majorité des familles du quart- monde descend de ceux-là. Mais à toutes ces familles se sont ajoutés à l'occasion de toutes les crises, individuelles et sociales, à chaque étape de l'Histoire, les plus vulnérables: petits métiers en perdition, bateliers, forains, colporteurs, certaines familles migrées pour lesquelles ne jouent déjà plus les solidarités nationales. Aide à toute détresse et les pivots culturels Le mouvement Aide à toute détresse- Quart-monde a été fondé il y a vingt et un ans dans un bidonville de la région parisienne. Il est né de l'alliance entre les sous-prolétaires de ce bidonville et d'autres citoyens, qui vou- laient bâtir ensemble une société basée sur la priorité aux plus démunis, pour que cesse l'injustice de la misère. Le mouvement repose sur trois paris : refuser la misère considérée comme fatale ; refuser la culpabi- lité qui pèse sur ceux qui la subissent ; refuser le gâchis humain et spitiruel que représente cette situation. Depuis, le mouvement s'est étendu dans différents secteurs en France, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, en Hol- lande, en Grande-Bretagne et aux Etats-

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Tous les enfants ont-ils besoin de livres ?

le livre et les enfantsdu quart-monde

par Dominique Visée-Leporqdu mouvement Aide à toute détresse.Conférences de la Joie par les livres

cycle 1978-1979

Le quart-monde, ce sont à peu près dixmillions de personnes dans les communautéseuropéennes, deux millions cinq cent milleen France, et l'on peut évaluer le nombred'enfants de moins de douze-quatorze ans àun million à peu près. C'est une populationqui vit en bas de l'échelle sociale, en dessousd'un seuil de pauvreté, dans des conditionsinfra-humaines. Leur vie, c'est depuis desgénérations la lutte pour la survie dans ladignité ; la nourriture jamais même assurée,le manque de ressources, les logements insa-lubres, les expulsions, le placement desenfants, l'ignorance, la maladie ; on sait quela mortalité infantile est encore très élevée,proche de celle des pays du tiers-monde, etque l'espérance de vie est d'à peine cinquanteans.

Tous ces handicaps se cumulent et s'en-chaînent ; ce cercle vicieux se boucle, semble-t-il, dans l'ignorance. En effet, dans cettepopulation, près de 40 % des jeunes et desadultes sont analphabètes : ils ne savent paslire du tout, ou bien ont oublié le peu qu'ilsavaient appris. La situation se reproduitactuellement au niveau des enfants. Ainsi,sur quarante et un enfants de sept à quatorzeans que nous avons contactés pendant un anà Bruxelles (soumis à l'instruction obliga-toire et qui avaient déjà au moins un and'école) trente-trois avaient de grosses diffi-cultés scolaires de nature à les empêcher d'at-teindre la fin du cycle primaire, et vingt-septne savaient pas lire du tout.

L'ignorance, ce n'est pas seulement ne passavoir lire, c'est toute une maladresse, physi-que et intellectuelle, uri'manque de maîtrisede soi, un manque de moyens pour réfléchir,pour comprendre et maîtriser sa vie.18

Les sous-prolétaires du quart-monde sonten majorité des autochtones ; aussi loin quel'on puisse remonter dans leur histoire entant que population, et en tant même qu'in-dividus, on retrouve dans le passé des pau-vres et des très pauvres, des plus pauvres quela moyenne; des gens qui ont toujours étéexclus, les sans-aveu du moyen âge, leserrants, ceux qui ont toujours été incapablesde faire valoir les droits reconnus aux autrescitoyens. La majorité des familles du quart-monde descend de ceux-là. Mais à toutes cesfamilles se sont ajoutés à l'occasion de toutesles crises, individuelles et sociales, à chaqueétape de l'Histoire, les plus vulnérables:petits métiers en perdition, bateliers, forains,colporteurs, certaines familles migrées pourlesquelles ne jouent déjà plus les solidaritésnationales.

Aide à toute détresseet les pivots culturels

Le mouvement Aide à toute détresse-Quart-monde a été fondé il y a vingt et un ansdans un bidonville de la région parisienne. Ilest né de l'alliance entre les sous-prolétairesde ce bidonville et d'autres citoyens, qui vou-laient bâtir ensemble une société basée sur lapriorité aux plus démunis, pour que cessel'injustice de la misère. Le mouvementrepose sur trois paris : refuser la misèreconsidérée comme fatale ; refuser la culpabi-lité qui pèse sur ceux qui la subissent ; refuserle gâchis humain et spitiruel que représentecette situation. Depuis, le mouvement s'estétendu dans différents secteurs en France, enAllemagne, en Belgique, en Suisse, en Hol-lande, en Grande-Bretagne et aux Etats-

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Unis. L'action se situe à plusieurs niveaux :une action sur le terrain, qui est la vie dansces cités sous-prolétaires, dans ces quartiers,avec des actions très diverses mais qui onttoutes un caractère pilote ; elles sont un peusymboliques, c'est une action qui veut révé-ler quelque chose à tous et aux différentesinstitutions ; ce sont des actions de dévelop-pement communautaire, qui ont générale-ment un caractère culturel et de rassemble-ment de la population, pour se connaître etse faire connaître. Ici se situent, parmid'autres, les pivots culturels.

Il y a une action au niveau international,avec des mouvements de rassemblements duquart-monde et des autres citoyens partranches d'âges : il y a un mouvement d'en-fants, un mouvement de jeunes, un mouve-ment d'adultes. Puis toute une actiond'information et de formation, et d'interpel-lation des pouvoirs publics, des citoyens, etc.

Un troisième niveau d'action est larecherche, parce qu'on s'aperçoit que lesmécanismes d'exclusion et de misère sonttrès peu connus, à la fois dans le passé et dansle présent.

Le pivot culturel se veut un défi à l'igno-rance, une affirmation au droit au savoirpour tous, et un symbole du savoir partagé.Il a un caractère pilote, parce que d'abord ilrencontre un petit nombre d'enfants—quel-ques milliers en quinze ans de pivots cultu-rels — alors que des millions sontcondamnés à l'ignorance et à l'enfermement.De plus le pivot n'est pas une solution mira-cle, il y a d'autres moyens de lutter contrel'ignorance ; il ne peut briser seul l'exclusiondu savoir. Il ouvre cependant certainespistes. Il révèle les aspirations de tout unmilieu ainsi que ses possibilités d'apprendreà s'exprimer quand on lui donne accès auxmoyens du savoir.

En cela le pivot culturel a rencontré l'an-goisse profonde des parents. Très souvent,après les premiers contacts où ils s'excu-saient, d'abord d'avoir un peu peur, puis deleurs enfants, qui sont durs, qui n'obéissentpas — ces parents ne reçoivent guère de l'ex-térieur que des plaintes au sujet de leursenfants — ils nous faisaient part de leurangoisse que leurs enfants vivent la même viequ'eux, et ils disaient : "C'est pas juste". Enmême temps, exprimant leur espoir, ils

reconnaissaient les possibilités de leursenfants : "Ça ne va pas à l'école ? Mais il estpas bête, moi je sais bien qu'il est pas bête".Longtemps après, des parents nous ont ditleur reconnaissance pour les avoir pris ausérieux, pour avoir fait confiance à leursenfants.

Pour mener ce combat pour le savoir, lepivot culturel a choisi comme outil privilé-gié : le livre. Pourquoi le livre ? En fait, c'estun choix parmi d'autres, mais il nous parais-sait le meilleur pour ce combat en quart-monde.

Le livre est avant tout symbole de savoir.Dès notre arrivée dans le quartier, le seul faitde se promener avec un livre sous le bras,d'aborder les gens avec un livre, nous situaitd'emblée au niveau du savoir, et non pas del'assistance, de la charité ou du jeu. Ensuite,le livre est recueil de savoir; il contient toutce que l'humanité a porté de connaissances,de compréhension du monde, de beauté,d'amour, de rêve, de poésie, de questions.Les mots, écrits et parlés, sont des outils qu'ilest indispensable de maîtriser dans nos socié-tés pour y avoir une place. Enfin, le livre estun moyen qui présente beaucoup de sou-plesse : il n'est pas encombrant, on peut l'uti-liser quasiment partout, on l'a utilisé dans lescages d'escalier, dans la rue, dans les espacesde jeu, sur les places ; il ne nécessite pas de

Quand l'histoirese rétablit

The jus!restaurationof history

IGLOOS

Numéro spécial c/'Igloos, revue d'Aide à toute détresse,122, av. Général Leclerc - 95480 Pierrelaye.

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média non plus, en homme ou en matériel, etquand on a appris à s'en servir, on peut l'uti-liser seul. Il est utilisable à différentsniveaux, à différents rythmes : on peut resterlongtemps sur une page, y revenir, ne regar-der que les images quand l'enfant est incapa-ble de comprendre le texte, reprendre dixfois, vingt fois le même livre. Et puis, par savariété, son universalité, il peut touchertoutes les personnalités, il est ouverture surle monde, support de découverte, relecturede sa propre vie, accès au merveilleux.

Le livre est vraiment au centre du pivot,mais il n'est pas isolé. Ce qu'on veut fairedécouvrir aux enfants, c'est un livre vivant,enrichi de leur vie, de leurs idées ; un livre quipeut devenir un ami lorsqu'on s'y retrouve.Le livre est utilisé dans le dialogue entrel'animateur et l'enfant, entre les enfants,entre les enfants et leurs parents ; par là ilouvre à l'expression et au partage. Pour cela,différents moyens d'expression sont favori-sés au pivot, et utilisés conjointement aulivre.

Le premier moyen, c'est le dialogue, l'ex-pression orale, graphique, corporelle, écrite,la réalisation de photos, de montages, lethéâtre, la musique, la danse. Ensuite, le livrese retrouve à tous les niveaux d'un savoir

partagé ; au point de départ, il est support dedécouverte, d'observation, de rêve. Puis il y ale livre auquel on revient, pour comprendre,pour comparer, pour chercher les réponses àses questions, le livre qui permet de faire lelien entre les choses, de trouver des réfé-rences. Et puis il y a le livre que l'on fait, lestextes qu'on écrit, le livret de quelquesfeuilles, le journal, le petit livre imprimé,enfin des livres plus élaborés, pour consi-gner, pour servir de mémoire, pour trans-mettre, partager ce qu'on a vécu.

Dans ce combat pour le savoir, il sembleimportant de ne mettre entre les mains desenfants les plus démunis qu'un matérielvarié, beau, solide, des textes, des illustra-tions, des typographies de bonne qualité.

Le pivot s'adresse essentiellement à desenfants d'âge primaire — en débordant sou-vent un peu plus bas et un peu plus haut —dont la majorité ne savent pas, ou très peu,lire. Mais le pivot culturel, tout en s'adres-sant à une tranche particulière d'âge,concerne en fait toute la population. Il estinstallé au cœur même du quartier, de la cité,et ceci est très important quand on veutcontacter les familles les plus démunies etsouvent les plus enfermées. Etre au cœur duquartier rend facile l'accès au pivot par les

Alors, de leurs taudis, ils sortirent tous:les mutilés, les estropiés,ceux qui avaient faim et froid,jeunes et vieux,

lea malades, les aveugleset les faibles d'esprit.Tous, ils surgirentdes quartiers sombres et humides.De leurs belles demeuresles riches regardaient mal à l'aisel'interminable procession.

Allumette, par Tomi Ungerer, Ecole des loisirs.

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enfants, il permet d'être vu par tous, d'autantque, par beau temps au moins, beaucoup depivots tiennent leurs activités dehors, dansles rues ou sur les places, ce qui permet decontacter facilement les familles en dehorsdes heures des activités, d'aller chercher chezeux des enfants qui ne viendraient pas seuls.

Au niveau local, nous sommes générale-ment très limités par les moyens, dansdes quartiers où les appartements sont enmauvais état et exigus, dans des cités de tran-sit, ou des cités d'urgence où les maisons sontaussi très petites ; mais on essaie d'avoir plu-sieurs pièces distinctes, ayant chacune desactivités spécifiques, un matériel propre, desrègles, des exigences, et même souvent desanimateurs différents.

Au centre de ce local, il y a la bibliothèque,qui est toujours la première pièce aménagéeet la plus belle, celle où l'on a le plus d'exi-gences de beauté, de propreté, de calme, etc.Il y a une salle d'expression, variant selon lespossibilités du secteur : salle de peinture, depoterie, d'expression corporelle, qui peutêtre polyvalente. Puis un lieu d'accueil etd'animation, qui sert aussi d'orientationpour les enfants. Enfin, idéalement, un lieuoù les enfants puissent se dépenserphysiquement.

Face à la population du quart-monde, cer-taines priorités sont apparues dans les objec-tifs, les attitudes, les méthodes à développer.Elles constituent autant de pistes derecherches. D'abord le pivot culturel se veutune chance pour tous car l'enfant n'est pasisolé ; il fait partie d'une famille, d'un milieu,dans lesquels il a des relations irremplaça-bles, dans lesquels il se construit, et c'est parlui qu'il faut passer. De même que tout lemilieu est privé des moyens d'accès ausavoir, et pas seulement les enfants. Ainsi lepivot culturel se veut un outil de renforce-ment de la famille et du milieu sous-prolétaire. Et face à l'exclusion du savoir, ilveut répondre par un savoir partagé, entreles enfants, les parents, les animateurs, et parla priorité aux familles les plus démunies quisont le point de départ et d'évaluation detoutes les activités. Notre objectif est donc desusciter la solidarité, la mobilisation de tousautour de ce combat pour le savoir. Concrè-tement, les familles et le quartier tout entier

sont étroitement associés au pivot culturel ;on passe beaucoup de temps, surtout audébut, à discuter et à expliquer les projets dupivot. Les animateurs ont le souci constantde donner aux enfants les moyens de trans-mettre leurs découvertes, leurs progrès auxfamilles. Ils suscitent la participation desparents à l'aménagement et à la décoration, àl'animation du pivot culturel, et leur prise deresponsabilité non seulement dans le pivot,mais dans l'éveil de leurs enfants en général.Les objectifs et les méthodes sont souventdiscutés avec les parents, et dans certainspivots, des comités de parents fonctionnent.

Au niveau des enfants, le pivot a essentiel-lement pour objectif de leur donner lesmoyens de connaître, de comprendre, d'ex-primer ce qu'ils vivent, leurs familles, leurmilieu, leur quartier. Pour cela on travailleaussi par thèmes : la découverte de l'environ-nement, du quartier, de la poste, de la mai-son communale, le travail de leurs parents,des sorties, des enquêtes, la rédaction delivres, la réalisation de montages, qui sontensuite retransmis à l'ensemble des enfants,aux familles, au quartier, et même parfois àl'extérieur.

Ensuite, au pivot, les enfants sont invités àvivre selon un autre ordre, qui est celui de lasolidarité, du partage dans la priorité auxplus démunis. C'est un ordre qu'ils ne ren-contrent pas à l'école et qu'au début ils ontdu mal à accepter et à comprendre.

Comment aborderl'enfant du quart-monde?

L'enfant du • quart-monde est un enfantexclu, Sans son quartier, dans son école.

La plupart des institutions —l'école enparticulier — se sont bâties en dehors dusous-prolétariat, en réponse aux besoinsd'une minorité : elles impliquent toujours unminimum culturel, auquel le quart-monden'a pas accès, un consensus que le quart-monde ne partage pas, c'est-à-dire des réfé-rences communes au point de vue culturel,une certaine discipline, un certain sens desvaleurs. Par exemple, il y a dès l'entrée àl'école un minimum implicite de savoir; ilfaut déjà, en entrant au cours préparatoire,avoir tout un acquis : une bonne latéralisa-

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tion, une connaissance des couleurs, unefamiliarisation avec les symboles, le livre,l'écrit, avec le matériel, le crayon, la chaise, lebureau, le tableau, un minimum de curiositéintellectuelle, de possibilités d'expression, dedialogue ; or, la plupart des enfants du quart-monde ne possèdent pas ce minimum. Chezeux il n'y a pas ou peu d'objets, c'est l'incohé-rence ; souvent ils n'ont jamais vu de livre,jamais on ne leur a raconté d'histoire;autour d'eux, les adultes sont ignorants, peudisponibles, toujours angoissés par le lende-main ; on ne peut pas répondre à leurs ques-tions, quand ils en posent, à leurs différentesinterrogations. Ils ont un retard importantde langage ; parfois même les objets font à cepoint défaut que certains enfants ne saventpas ce qu'est une chaise parce qu'il n'y en apas chez eux.

Consensus aussi, parce qu'il faut savoirque, quand l'institutrice parle à l'ensemblede la classe, elle parle aussi à cet enfant-là ; ilfaut comprendre le langage qu'on emploie ;or, on n'emploie pas les mêmes mots dans safamille, on ne signifie pas par les mêmesmots les mêmes choses.*

Très souvent dans les pivots, mais je penseque dans les bibliothèques c'est la mêmechose, on ne rencontre au début qu'unepopulation plus dynamique, capable de sai-sir les occasions d'apprendre, les occasionsde s'amuser, et certains enfants ne franchis-sent jamais spontanément la porte du pivotou la porte de la bibliothèque ; s'ils viennent,les autres se moquent d'eux, les écrasent, lesinsultent, ou bien eux-mêmes font les pitreset dérangent. Or, c'est à ces enfants les plusdémunis que le pivot veut s'adresser en pre-mier lieu. Pour les découvrir, entrer en rela-tion avec eux et leurs familles, pour qu'ilsviennent au pivot, s'y sentent à l'aise, partici-pent, pour que très vite, par une sorte demécanisme naturel, les activités ne dérapentpas, il faut des instruments de contrôle etd'évaluation. C'est ainsi que tous les joursnous faisons des rapports à partir des enfantsles plus pauvres, qu'on évalue l'action, men-suellement, de la même manière, et que tousles ans, dans l'ensemble du mouvement,

* Relire à ce sujet les ouvrages de Laurence Lentin,parus aux éditions ESF, et particulièrement Apprendreà parler à l'enfant de moins de 6 ans, 1973.

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nous programmons l'action, en partant cha-que fois de la situation des familles les plusdéfavorisées.

Il faut aussi inventer de nouvellesméthodes en fonction de cette situation. Jeparlais tout à l'heure du passage par la lec-ture individuelle, du fait qu'il fallait allerchercher certains enfants au début, obtenirl'accord des parents, aller lire dans la famille,ou sur le trottoir devant chez elle, dans lacage de l'escalier, dans le bâtiment où ilsvivent. Par leur option et leur attitude, lesanimateurs entraînent les enfants à vivre cepartage et cette solidarité. Par exemple, lechoix de l'activité, la façon de l'amener, sefait toujours en fonction du plus démuni; àtout instant on essaie de susciter l'écoute, lerespect du plus faible, par la lecture auxautres, l'aide et le partage. Les enfants s'ex-pliquent entre eux, retransmettent ce qu'ilsont vu et appris.

L'enfant du quart-monde est marqué parl'échec; il vit des situations dures, insécuri-santes, il manque de confiance en soi, deconnaissance de soi. Certains apparaissentturbulents, réagissent violemment à la moin-dre frustration, d'autres au contraire sem-blent complètement fermés, sans intérêts,sans relations. L'essentiel, c'est que l'enfantpuisse se sentir à l'aise, qu'il règne un climatde sécurité, de liberté, de chaleur humaine,où chacun se sente respecté, accueilli, impor-tant pour lui-même. Ainsi souvent nousavons, au moins au début des implantations,pour les premières présences avec les enfantsles plus pauvres, une personne entièrementmobilisée sur cet accueil. A certainsmoments, le pivot ne peut être que ça, unhavre pour l'enfant, tellement il est malmenépar la vie.

Je pense, en disant cela, à une petite fillequi avait douze ans à l'époque; c'était enhiver, et elle arrivait en fonçant, générale-ment pas tout à fait au début du pivot, parcequ'elle était allée rechercher les petits frères àl'école; elle entrait sans rien dire, la têtebasse, les petits frères suivant à quelques pasderrière, et elle s'effondrait au coin du feu,prostrée pendant une demi-heure, une heure,parfois même tout le temps, sans dire unmot. Ensuite seulement elle s'éveillait unpeu, commençait à parler, à aller lire, et

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encore souvent elle ne feuilletait que deslivres de contes. Il fallait voir ce que celaimpliquait de ressource chez elle ; levée tousles jours à cinq heures du matin, dans unlogement sans feu, sans électricité, elleconduisait son petit frère à la crèche, reve-nait, préparait les tartines pour les autres,puis les emmenait à l'école. A l'école, elleétait sans cesse prise en défaut, grondée pourla saleté des petits, pour les poux, et dans saclasse, sitôt qu'elle voulait répondre, prendrela parole, tout le monde riait. Puis le soir,souvent, elle aidait sa maman à distribuerdes prospectus, ou bien, quand celle-ci étaitallée trouver un peu de chaleur au café, ellepartait dans la nuit à sa recherche.

Dans un cadre chaleureux, à travers unerelation de confiance, l'enfant est invité àréussir quelque chose, à faire des expériencespositives de savoir. On veille à lui offrirdes activités variées, mais qui ne soient nitrop faciles, ni trop difficiles. On l'encouragesans rien faire à sa place, lorsqu'il est prêt àlâcher ce qu'il a entrepris, à cause d'un effortà fournir ou du doute de sa réussite. L'enfantsent très vite la confiance qu'on a en lui, etproclame parfois ses réussites avec beaucoupde joie. Les expériences de découverte sontvécues ensemble aussi, dans la joie et le par-tage. Expérimenter que l'on sait, que l'onpeut apprendre, c'est ouvrir la porte audynamisme, à la volonté d'aller de l'avant.

L'enfermement et la violence des enfantsdu quart-monde révèlent surtout une diffi-culté d'expression. C'est pourquoi il appa-raît important de leur donner l'accès à desmoyens d'expression individuels et collec-tifs, les plus riches et les plus variés possibles,qui leur permettent de faire comprendre cequ'ils portent en eux. Cependant nous avonsdes difficultés car, pour pouvoir être trans-mis, ces moyens d'expression doivent êtremaîtrisés par les animateurs, ce qui supposeune formation préalable. Des efforts ont étéfaits dans les pivots pour développer le lan-gage, la lecture, l'écriture, l'expression gra-phique, le théâtre, le mime, l'expressioncorporelle, la musique, la poésie, la poterie ;tout cela dans un contexte de dialogue réel,où chacun a quelque chose à dire.

L'enfant du quart-monde vit dans un uni-vers restreint, pauvre en communications et

souvent incohérent. C'est pourquoi il estimportant d'élargir son horizon, de briserl'enfermement dans lequel il vit, pour qu'ilait envie d'apprendre, de découvrir, pourqu'il puisse appréhender le monde et trouversa place. Pour cela, on lui fera expérimenterdes situations neuves, rencontrer des per-sonnes étrangères, des modes de vie diffé-rents, toutes choses auxquelles nous-mêmesnous avons accès depuis la tendre enfance.Mais pour ces enfants, les premiers pas dansl'inconnu ne vont pas sans frayeurs ; beau-coup ne sont jamais sortis de leur quartier,de leur famille, ou bien, s'ils y ont été ame-nés, c'est souvent à l'occasion d'événementsdramatiques : des expulsions, des déménage-ments à la sauvette, des placements divers —en hôpital, en colonie...

Vieux frère de petit balai,M. de Michèle Daufresne, Albums du Père Castor.

Je revois deux garçons qui semblaient desdurs: Robert, douze ans, n'était jamaismonté dans un bus, bien qu'il en passe un àdix mètres de chez lui ; et Michel, onze ans,ne voulait pas aller se promener au bois —etil a fallu plusieurs semaines pour le convain-cre — parce qu'il avait peur de rencontrer leloup.

Les livres, les sorties dans la nature, lesexpositions, les visites d'usines, les chantiers,les vacances, sont autant de moyens d'enri-chir l'univers et la compréhension de l'en-fant. Et chaque fois ces sorties donnent lieu àune retransmission par l'écrit, par l'oral, àl'ensemble des enfants du pivot, aux familleset au quartier.

Face à l'incohérence à laquelle la misèrequotidienne le condamne, il est important deprésenter aussi à l'enfant un certain ordre,créateur d'harmonie, et qui lui permet sur-tout de se situer. Cet ordre, ce sont d'aborddes personnes stables, dont il peut tester la

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fidélité, la confiance, dont les réactions, lesexigences, ne changent pas tout le temps.C'est aussi la beauté et la cohérence des lieuxet du matériel, qui incitent au respect, oùtout a une place et une fonction que l'enfantpeut comprendre. Ce sont des rythmes quilui permettent de se situer dans le temps,d'avoir des attentes, de faire des projets : des

C O L L E C T I O N H E T Z E L

Les misérables, Hachette, coll. Grandes œuvres.

horaires, le déroulement des activités, lestemps forts que sont les fêtes et les thèmes.Au début, la plupart des enfants venaient àtout moment sonner à la porte, nous harce-lant: "C'est ouvert quand?" D'autres nevenaient jamais parce qu'ils n'avaient pasd'horaire chez eux, pas de réveil, ou ils n'ypensaient plus... Alors, on a mis à la fenêtreun gros réveil rouge et on leur a appris cequ'était "trois heures" pour leur faire com-prendre: "A trois heures, la bibliothèquesera ouverte". Au bout de quelque temps, ona vu les enfants exprimer leur attente; ilspouvaient dire désormais : "Bon, d'accord,c'est à trois heures".

Il y a aussi les rites et les exigences liés àcertaines activités, et qui ont pour raison lerespect des autres et du matériel: l'entréedans le lieu d'accueil, où l'on a le loisir deparler, mais aussi où on se lave les mains, oùon se déchausse avant d'aller à la bibliothè-que, pour la garder propre et pour éviter lebruit des chaussures. Cela représente tout unpassage, et la volonté exprimée par l'enfantd'entrer à la bibliothèque.24

Cet ordre simple et compréhensible par lesenfants leur donne des points de repère, pourse situer; il rend alors possible des choixdont on connaît les avantages et les exi-gences ; il introduit la responsabilité, il ouvreà la liberté. Il faut d'autre part beaucoupd'imagination et de souplesse pour faire faceaux situations les plus diverses. Il y a eu par-fois une telle affluence — cent enfantsensemble dans un tout petit local —qu'on nepouvait même plus bouger. L'hétérogénéitéd'âge et de niveau des enfants peut aussi ren-dre difficile l'organisation des activités...

Nous avons connu quelques démarragesspectaculaires. Je pense par exemple à unepetite fille de sept ans et demi qui vivait dansune ancienne cour d'usine, à Bruxelles, où ily avait des roulottes et quelques baraques.Quand on a connu cette famille, les troisenfants n'allaient plus à l'école depuis plu-sieurs mois, et quand les parents trouvaientassez d'énergie pour vouloir les y envoyer, ilsse cachaient dans les roulottes pour ne pas yaller: l'école, pour eux, c'était vraimentl'échec. Martine, à sept ans et demi, ne sa-vait rien de la lecture, elle ne reconnaissaitaucune lettre. Il a fallu beaucoup de tempspour la décider à venir regarder un livre, et latoute première fois que j'ai lu un livre avecelle, elle m'a sauté au cou et m'a dit : "Maisc'est gai, hein, de lire !" En quelques mois onl'a vue s'éveiller, fascinée par les mots, rete-nant des phrases entières ; elle a appris à lireen quelques mois, après un an et demid'échec scolaire.

Selon une évaluation faite à partir desenfants les plus démunis qui avaient fré-quenté le pivot culturel, on a constaté qu'enun an, tous avaient fait des progrès. Ces pro-grès, il fallait les décoder ; ils se manifestaientdans des domaines très différents: lesenfants se mettaient à poser des questions, àparler davantage, acceptaient mieux la pré-sence des autres, aimaient plus les livres (et,peut-être parce que nous investissions énor-mément dans le livre, les progrès étaient trèsvisibles), découvraient, pouvaient exprimerleurs intérêts, alors que d'habitude, cesenfants-là, dit-on, ne s'intéressent à rien. Ilfallait voir le chemin parcouru jusqu'au pre-mier sourire de certains enfants, jusqu'à leurpremière question, jusqu'au premier dessinqui n'est pas déchiré sitôt achevé.

Page 8: le livre et les enfants du quart-mondecnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/PUBLICATION_2… · Le quart-monde, ce sont à peu près dix millions de personnes dans

Ce qui a changé chez les enfants venusdans les pivots, c'est probablement toute uneattitude face au monde, plus d'ouverture cer-tainement, mais aussi plus d'exigence, et quidérange. Certains enfants, considérésd'abord comme des débiles à l'école, parcequ'ils étaient tout à fait enfermés, ont étéalors catalogués comme caractériels; c'estque, s'exprimant davantage, ils devenaientbeaucoup plus difficiles.

Ce qui a changé aussi, en quart-monde,c'est le regard et l'espoir renforcé que lesadultes portaient sur l'enfance. On a vu desgroupes d'enfants qui s'ouvraient aux plusexclus, à l'extérieur, dans les groupes dejeux, à l'école, etc. Mais quantitativement, ily a très peu de résultats. Au niveau scolaire parexemple, bien que la plupEart des enfants arri-vent à s'intéresser au livre, aient envie d'ap-prendre, les résultats sont médiocres. Pourcertains enfants, venus très jeunes au pivot,le démarrage est meilleur. Mais beaucoup seretrouvent enfermés dans un rôle de pitre, decancre, et on n'attend plus rien d'eux ; oubien ils sont sans cesse en porte-à-faux parrapport aux exigences scolaires. Beaucoupaussi sont arrêtés dans leur apprentissageparce qu'ils sont dans des classes qui ne sontpas de leur niveau. Ainsi quand on ne saitpas lire et qu'on est en troisième ou qua-trième année, comment peut-on résoudre unproblème, apprendre une leçon d'histoire?On retrouvait souvent des enfants vraimentbloqués : ils avaient envie de lire et étaient

prêts à apprendre, mais à neuf, dix, onze ans,ils se trouvaient dans des classes où ce n'étaitplus possible parce que la lecture était sup-posée acquise.

Par rapport aux autres institutions, lesmêmes questions se posent. Quand ils arri-vent à la porte — si jamais ils y arrivent, tantil y a de barrières avant — comment sontaccueillis les enfants bruyants, qui touchentà tout, qui ont les mains sales, qui sont gros-siers, dans les bibliothèques publiques, dansles centres de loisirs, dans les mouvements dejeunesse ? Quelle place leur fait-on dans lescolonies de vacances ?

L'expérience pivot, c'est que tous cesenfants sont capables d'apprendre, qu'ils enont envie, que le pivot est un éveilleur, maisque sans relais, s'il l'on n'investit pas le meil-leur là où il y a le moins, le pivot ne sert pas àgrand-chose, parce qu'il ne peut pas répon-dre seul à toute l'injustice de l'exclusion dusavoir. Mais il est une interpellation : quandon a connu ces enfants, on sait qu'il ne s'agitpas de quelques cas, mais qu'ils sont des mil-liers et des millions, qui appartiennent àtoute une population exclue des moyens dusavoir. Devant la révélation de leur exis-tence, devant la preuve qu'ils ne sont pas desirrécupérables, des débiles, des délinquants,qu'ils sont capables d'apprendre, mais ausside dire au monde des choses importantes,peut-on changer son regard, et commentpeut-on répondre à leur demande ?

D. V.-L.

• • • • • • • M j •HP1

Tout à coup, il sa tourne vers Joselito :- Tu la veux, ma maison î

Joselito le regarda sans comprendre.

- Tiens ! Prendu-Ja. Elle est pour toi !

Joselito hésite et l'accepte.A son tour, il tend la sienne à Vincen

Joselito, d'Albertine De le taille, Albums du Père Castor,

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