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Dantès BELLEGARDE enseignant, écrivain, essayiste, historien et diplomate haïtien [1877-1966] (1953) Haïti et son peuple Un document produit en version numérique par Scardie F. JOSEPH, bénévole, Étudiante en sociologie à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des sciences sociales en Haïti. Page web . Courriel: [email protected] Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Dantès BELLEGARDEenseignant, écrivain, essayiste, historien et diplomate haïtien [1877-1966]

(1953)

Haïti et son peuple

Un document produit en version numérique par Scardie F. JOSEPH, bénévole,Étudiante en sociologie à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïtifondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des sciences sociales en Haïti.

Page web. Courriel: [email protected]

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Cette édition électronique a été réalisée par Rency Inson Michel, bénévole,étudiant en sociologie à la Faculté des sciences humaines à l’Université d’État d’Haïti et fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des sciences sociales en Haït, à partir de :

Dantès BELLEGARDE [1877-1966]

Haïti et son peuple.

Paris : Nouvelles Éditions latines, 1953, 123 pp.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 22 mai 2016 à Chicoutimi, Villede Saguenay, Québec.

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Merci aux universitaires bénévolesregroupés en association sous le nom de:

Réseau des jeunes bénévolesdes Classiques des sciences socialesen Haïti.

Un organisme communau-taire œuvrant à la diffusion enlibre accès du patrimoine intel-lectuel haïtien, animé par Ren-cy Inson Michel et AndersonLayann Pierre.

Page Facebook :https://www.facebook.com/Réseau-des-jeunes-bénévoles-des-Classiques-de-sc-soc-en-Haïti-990201527728211/?fref=ts

Courriels :

Rency Inson Michel : [email protected] Anderson Laymann Pierre : [email protected]

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Dantès BELLEGARDEenseignant, écrivain, essayiste, historien et diplomate haïtien [1877-1966]

Haïti et son peuple

Paris : Nouvelles Éditions latines, 1953, 123 pp.

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Un grand merci à Ricarson DORCÉ, directeur de la collec-tion “Études haïtiennes”, pour nous avoir prêté son exemplairede ce livre afin que nous puissions en produire une édition numé-rique en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences so-ciales.

jean-marie tremblay, C.Q.,sociologue, fondateurLes Classiques des sciences sociales,22 mai 2016

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Haïti et son peuple

Table des matières

Avertissement [7]

Invitation au voyage [9]

Chapitre I. L'île d'Haïti [13]

Chapitre II. La République d'Haïti et sa population [23]

La population rurale. — Les villes. — Résidents étrangers.

Chapitre III. L'activité économique [43]

Chapitre IV. Religion et culture [55]

Littérature haïtienne. — Le créole haïtien, patois fran-çais. — Le Folklore haïtien.

Chapitre V. Mœurs et croyances populaires [93]

Chapitre VI. Relations franco-haïtiennes [103]

Chapitre VII. Coopération internationale [115]

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Haïti et son peuple

Table des planches

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Planche 1. S. E. Le général Magloire, Président de la République d'Haïti. (Cl. Doret.)

Planche 2. La Citadelle Laferrière, commencée en 1803 par le Roi Christophe et achevée après sa mort. (Cl. Doret.)

Planche 3a. À l’Arcahaie, le Président Magloire salue le drapeau à l’occasion du 150 e anniversaire de l’Indépendance. (Cl. Doret.)

Planche 3b. Le Président Magloire entre Mgr Le Gouazé, évêque de Port-au-Prince, et le premier évêque haïtien, Mgr Augus-tin. (Cl. Doret.)

Planche 4. Une vue de Port-au-Prince. Au premier plan, le Palais na-tional, au fond, la Cathédrale. (Cl. Doret.)

Planche 5a. L'École de Médecine, à Port-au-Prince. (Cl. Doret.)Planche 5b. Le Stade Magloire, à Port-au-Prince. (Cl. Doret.)Planche 6. Barques sur l’Artibonite, principal fleuve d’Haïti. (Cl.

Doret.)Planche 7. Marché à Kenskoff, la villégiature des millionnaires. (Cl.

Doret.)Planche 8. Le jardin des Palmistes, dans la Cité des Expositions à

Port-au-Prince. (Cl. Doret.)

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Haïti et son peuple

Du même auteur

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Pages d'Histoire. Imp. Chéraquit, Port-au-Prince, 1924.

Haïti et les États-Unis devant la Justice Internationale. Imp.Union, Paris, 1924.

Pour une Haïti heureuse, 1er vol. Imp. Chéraquit, Port-au-Prince,1927.

Pour une Haïti heureuse, 2e vol. Imp. Chéraquit, Port-au-Prince,1928.

Un Haïtien parle. Imp. Chéraquit, Port-au-Prince, 1934.

La Nation Haïtienne. J. de Gigord, Paris, 1937.

La Résistance Haïtienne. Ed. Beauchemin, Montréal, 1938.

Haïti et ses Problèmes. Ed. Valiquette, Montréal, 1941.

Dessalines a parlé. Soc. d'Imp. et d'Ed., Port-au-Prince, 1947.

Écrivains Haïtiens, lre série, lre éd. 1946. 2e éd. Deschamps, Port-au-Prince, 1951.

Histoire du Peuple Haïtien (1942-1952). Imp. Held, Lausanne,1953.

En Préparation :

Écrivains Haïtiens (2e et 3e Séries).

Au Service d'Haïti.

Missions à l'Etranger.

Lamartine et Toussaint Louverture.

Souvenirs d'un Haïtien.

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DANTÈS BELLEGARDE

Ancien Ministre d'Haïti à Paris et à WashingtonCommandeur de la Légion d'Honneur

HAÏTI ET SON PEUPLE

Nouvelles Éditions Latines

Paris

1953

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Haïti et son peuple

AVERTISSEMENT

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Sous l’heureuse inspiration du Président de la République, M.Paul Eugène Magloire, le Gouvernement a voulu qu'à l'occasion du150e anniversaire de l'indépendance nationale il soit montré, auxétrangers comme aux Haïtiens eux-mêmes, que l'histoire d'Haïti n'estpoint, ainsi que l'a prétendu l'écrivain français Paul Adam, une« suite d'opérettes sanglantes » mais la somme des efforts, parfoisdouloureux, souvent bienfaisants, accomplis par le peuple haïtiendans tous les champs de l'activité humaine pour s'élever au plus hautdegré possible de culture et de bien-être.

C'est à cette préoccupation que j'ai obéi en écrivant ce petit livre,qui est comme la conclusion de mon Histoire du Peuple Haïtien, ré-cemment parue 1. Il servira également d'introduction aux nombreusesétudes qui seront publiées, au cours de l'année 1953, sur les diffé-rentes manifestations de la vie haïtienne pendant les cent cinquanteannées d'existence du peuple d'Haïti comme nation indépendante.

Les notes placées au bas des pages permettront au lecteur, dési-reux d'approfondir certaines des questions traitées dans ce volume, derecourir aux ouvrages spéciaux qui y sont consacrés.

D.B.

[8]

1 Histoire du Peuple Haïtien (1492-1952), 365 pages. Imp. Held, Lausanne,1953.

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Haïti et son peuple

INVITATION AU VOYAGE

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Les Américains connaissent depuis longtemps le chemin. Ils saventque Port-au-Prince est à trois heures de vol de Miami, et ils ont prisl'habitude d'aller en Haïti, pour leur agrément, leur santé ou leurs af-faires, aussi facilement et aussi souvent qu'ils prennent l'avion pour serendre d'une ville à l'autre des États-Unis.

C'est donc aux Européens, et particulièrement à vous, Français,que j'adresse cette invitation au voyage.

Pour venir voir Haïti, vous pouvez vous embarquer à Orly ou auBourget dans l'avion transatlantique, et vous vous trouverez quarante-huit heures après à Port-au-Prince. Si vous êtes sensibles au mal del'air et que le mal de mer, par contre, ne vous effraye point, je préfèreque vous preniez le bateau qui part directement chaque mois du Havreou de Bordeaux pour les Antilles. Vous en aurez pour dix ou douzejours. Aux terriens endurcis que sont la plupart d'entre vous, cela pa-raîtra sans doute bien long. Mais, croyez-moi, vous ne regretterez nivotre temps ni votre peine. Je vous promets le voyage le plus divertis-sant que vous puissiez imaginer.

Pensez que si même vous partez au cœur de l'hiver, il vous faudra,à trois ou quatre jours de France, vous [10] débarrasser de vos pardes-sus et de vos fourrures. Et, dès les Açores atteintes, commencera pourvous l'enchantement du ciel et de la mer toujours bleus, — celle-ci deplus en plus bleue à mesure que vous avancez vers les Antilles enso-leillées. Et vous connaîtrez la douceur des longues nuits silencieusesbaignées de clairs de lune ou légèrement illuminées par la clarté quitombe des étoiles — tellement nombreuses que l'on se demande où

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l'on pourrait bien trouver dans le ciel de velours sombre une placepour en clouer de nouvelles.

Peut-être vous arrivera-t-il d'être quelque peu secoués. Mais vousne l'êtes pas moins en traversant la Manche. Les vents parfois passenten rafales sur l'Atlantique et soulèvent des vagues énormes surmon-tées de leurs franges d'écume : c'est là encore un spectacle magnifiqueauquel, si vous êtes artistes, vous ne pourriez rester indifférents. Soyezpourtant rassurés : les tempêtes ne sont pas dans nos régions aussi fré-quentes qu'on le croit. Le plus souvent le voyage s'achève, et l'on n'aconnu que ces brises délicieuses qui sont l'un des charmes les plus cer-tains des longues traversées transatlantiques.

Et quelle joie pour vos yeux quand vous aurez abordé les côtesd'Haïti, — dentelle de pierre que la nature a travaillée comme une ar-tiste, avec ses baies et ses fines aiguilles de terre, et ses anses bleuesoù les embarcations semées sur la mer ainsi que des papillons blancs,viennent s'abriter à l'approche des orages !

Je vous souhaite d'arriver à Port-au-Prince par un clair matin de dé-cembre, au moment où le soleil se lève sur la ville à moitié endormie.J'ai entendu dire à un Européen que l'entrée de la capitale haïtienne estplus belle que celle de Naples. Je n'en sais rien, n'ayant jamais vuNaples. Ce que je peux affirmer, c'est que le golfe de la Gonâve, aufond duquel Port-au-Prince est bâti, offre un arrangement merveilleuxoù tout — île de la Gonâve barrant le golfe, ciel et mer bleus, rivagesverdoyants, montagnes aux tons changeants sous le [11] pinceau dusoleil — semble avoir été disposé par une main intelligente pour pro-duire la plus grandiose impression de beauté. Dans la vaste baie auxeaux profondes et plus calmes que celles du lac de Genève, on pour-rait sans danger réunir les plus gros cuirassés et porte-avions dumonde entier.

Quand vous aurez débarqué à Port-au-Prince, vous entendrez re-tentir à vos oreilles des sons français, et vous en serez peut-être éton-nés : il y a encore en France tant de gens à ignorer que le français estla langue nationale des Haïtiens ! Les portefaix qui s'empresseront au-tour de vous pour vous prendre vos bagages vous parleront un lan-gage, que vous ne comprendrez pas tout de suite. Mais prêtez-yquelque attention : vous vous apercevrez bien vite que ce langage estun simple patois formé presque entièrement de mots français, dont le

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sens ou la prononciation a été altérée. Le « créole », comme nous l'ap-pelons, est plus proche du français que certains patois de France. Lecontingent que les États-Unis envoyèrent en Europe, dès leur entréedans la première guerre mondiale, comprenait un grand nombre de fu-siliers marins qui avaient séjourné quelque temps en Haïti : grâce àleur connaissance du créole, ces soldats purent facilement se dé-brouiller en France.

Je ne suis pas sûr que Port-au-Prince vous fasse dès le premierabord une très agréable impression. La ville, avec ses larges rues tiréesau cordeau et son site magnifique, a l'allure et toutes les possibilités"d'une grande capitale. Mais elle est encore mal bâtie. De nombreuxincendies y ont fait des brèches profondes et ses quartiers populairesprésentent un aspect misérable. Elle se transforme cependant avec unerapidité étonnante grâce aux travaux d'urbanisme qui s'y exécutent et àla construction de cités-jardins dans ses sections les plus pauvres.

Même si vous êtes un habitué des palaces somptueux d'Europe etd'Amérique, les hôtels de Port-au-Prince, [12] proprets et accueillants,vous paraîtront sympathiques parce qu'ils vous donneront la sensationde vivre dans une confortable maison de famille, entourée d'arbres etde fleurs. Je vous conseille, si votre séjour doit être assez long, deprier un ami diligent de vous retenir une de ces élégantes villas quicouronnent de leur guirlande fleurie les collines de la ville et où labrise, venant de la mer ou soufflant de la montagne, invite au plus dé-licieux « farniente » comme si une main invisible agitait, dans l'air lu-mineux et léger, un immense éventail.

Ne restez pas toutefois, si elles ont été pénibles, sur vos premièresimpressions. Laissez-vous prendre peu à peu à la douceur de la viehaïtienne. Les étrangers qui en ont mal parlé sont ceux auxquels untrop bref séjour dans notre île de verdure et de lumière n'a pas permisd'en goûter tout le charme. Apprenez à connaître non seulement la so-ciété brillante de nos cercles mondains et notre élite intellectuelle maisaussi nos paysans, nos gens du peuple, bons, hospitaliers et souventartistes.

Et je suis certain qu'Haïti aura acquis en chacun de vous un ami deplus.

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Haïti et son peuple

Chapitre I

L’ÎLE D’HAÏTI

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Ayant, le 6 décembre 1492, planté la Croix du Christ dans le sold'Haïti, Christophe Colomb écrivit à ses bienfaiteurs Isabelle de Cas-tille et Ferdinand d'Aragon : « Je viens de découvrir une merveille ».Tous ceux qui, depuis lors, ont visité la « reine des Antilles » n'ont faitque répéter, sur des tons différents, le cri d'enthousiasme qu'arracha augrand navigateur le spectacle de cette nature incomparable. Un savantespagnol, séduit par les splendeurs de la terre haïtienne, comparaitHaïti à l'île de Tarse, d'où « Salomon tirait For et les métaux précieuxnécessaires à l'ornementation de son temple ».

On serait peut-être tenté de mettre ce lyrisme au compte de l'exagé-ration castillane. Mais voici en quels termes parle de notre pays unAnglais, sir Spencer St-John, qui ne passe pas pour nous avoir beau-coup aimés : « J'ai parcouru presque tout le globe, et je puis dire qu'iln'y a nulle part une île aussi belle qu'Haïti. Aucun pays ne possède uneplus grande puissance de production ; aucun, une plus grande variétéde productions ; [14] aucun, une plus grande variété de sols, de cli-mats et de produits ; aucun, une semblable position géographique.Nulle part, les revers des montagnes n'offrent de plus magnifiquesspectacles et ne permettent de créer des séjours d'été plus ravissants etplus sains ».

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** *

S'étendant en arc de cercle de la Floride aux bouches de l'Oré-noque, l'archipel des Antilles, connu dans les pays de langue anglaisesous le nom de West Indies ou Indes Occidentales, sépare l'océan At-lantique de la mer des Antilles ou Caraïbes. Il comprend les GrandesAntilles, les Petites Antilles et les Bahamas. Du groupe des GrandesAntilles la deuxième en grandeur est l'Ile d'Haïti, qui a une superficied'environ 77.000 kilomètres carrés, venant après Cuba (115.000 km2),précédant la Jamaïque (11.000 km2) et Puerto Rico (9.620 km2). D'unelongueur approximative de 650 kilomètres sur une largeur de 260, elleest située, à l'entrée du golfe du Mexique, entre 17°30'40" et19°58'20" de latitude nord et 68°20' et 74°30' de longitude ouest deGreenwich.

Placée au croisement des principales lignes structurales desGrandes Antilles, l'île d'Haïti doit à cette situation sa forme et son re-lief distinctifs. Elle est constituée par un faisceau de rides monta-gneuses surgissant de la mer de façon abrupte et, par suite de son sys-tème orographique tourmenté, elle offre une variété étonnante de cli-mats locaux et de paysages végétaux. Sa grande chaîne montagneusecentrale, la Cordillera, qui se prolonge au nord-ouest par le Massif duNord, est en direction, à l'ouest, de la Sierra Maestra de Cuba et, àl'est, des hauteurs de Puerto Rico, tandis que le [15] Massif de laHotte, dans la partie méridionale, est en direction des monts de la Ja-maïque.

Les côtes d'Haïti, surtout celles de la partie occidentale occupéepar la République d'Haïti, sont extrêmement découpées. On dirait quela nature a pris un plaisir d'artiste à creuser ses rivages d'échancruresfantaisistes. Entre deux baies larges et profondes le voyageur ren-contre une infinité d'anses, de criques, de havres, où les embarcationsassaillies par l'orage trouvent un abri sûr. Les caps, se suivant à peu dedistance, se projettent dans la mer tantôt comme d'énormes masto-dontes tantôt comme de fines aiguilles. Et nul spectacle n'est plus va-rié ni plus pittoresque que cette suite ininterrompue de baies et depointes.

Grâce à ses dentelures, l'île d'Haïti présente, proportionnellement àsa superficie, l'un des plus grands développements de côtes qui soient

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dans le monde : 3.000 kilomètres pour une superficie de 77.000 kilo-mètres carrés, tandis que la France, pour une superficie de 551.000 ki-lomètres carrés, n'a qu'un développement de 3.200 kilomètres. Cetteprofonde découpure du littoral, particulièrement de la partie occiden-tale, a eu une grande influence sur l'économie du pays, en facilitant lescommunications par voie maritime entre ses différentes régions. Lanature montagneuse de l'île rend en effet difficile et coûteuse laconstruction de bonnes routes à l'intérieur. Les villes les plus impor-tantes, bâties sur les grandes baies du littoral, ont pu maintenir entreelles d'incessantes relations, — la navigation côtière suppléant dansune large mesure à la carence relative des communications terrestres.

Le territoire de la République d'Haïti est sillonné par un grandnombre de cours d'eau qui, s'échappant du flanc des montagnes, sejettent dans la mer tout le long des côtes. La plupart sont des torrentsqui, à la saison des pluies, s'enflent considérablement et occasionnentsouvent des dégâts en emportant dans leurs flots tumultueux arbresdéracinés et fragments de roches. [16] Ils sont complètement à secaprès la saison pluvieuse. D'autres ont un cours régulier toute l’année :ils sont ordinairement rapides, roulant une eau limpide rendue limo-neuse pendant la période des pluies. L'Artibonite est la plus impor-tante de ces rivières, tant par la longueur de son parcours (320 kilo-mètres) que par l'étendue des terres qu'elle arrose (1.800 kilomètrescarrés dans la Partie Dominicaine où elle prend sa source, 7.800 kilo-mètres carrés dans la République d'Haïti qu'elle sillonne jusqu'à la merentre Gonaïves et Saint-Marc). Son principal affluent est le Guaya-mouc, qui a une longueur de 108 kilomètres et arrose un territoire de2.675 kilomètres carrés.

La République d'Haïti contient un certain nombre de lacs, les unspermanents, les autres éphémères, dont les deux plus considérablessont : l'Etang Saumâtre, d'origine pélagique, d'une superficie de 180km2, supérieure à celle des Quatre-Cantons en Suisse (111 km2) ;l'Etang de Miragoâne (25 km2), d'origine tectonique, légèrementmoins étendu que le lac français d'Annecy (28 km2). Le premier, dontles eaux sont impropres à l'arrosage et aux usages domestiques, n'apas de sortie. Le second, d'eau douce, déborde dans la mer. On ren-contre encore l'étang peu profond du Trou-Caïman dans la plaine duCul-de-Sac, et l'étang Bois-Neuf près de Saint-Marc. Les autres sont

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des mares plus ou moins étendues, dont la plupart rassemblent leurseaux dans les dolines formées en terrains calcaires.

Placée comme elle est en pleine zone torride, Haïti a un climat tro-pical nettement caractérisé. La nature montagneuse de l'île, le régimedes vents et des pluies et l'ensemble des conditions météorologiquesqui y dominent font que la température, même au plus fort de l'été, n'yest point aussi insupportable que dans certaines villes des États-Unis,New-York et Washington par exemple. Les températures les plus éle-vées se manifestent naturellement aux altitudes les plus basses. ÀPort-au-Prince, capitale de la République d'Haïti, [17] situé à 37mètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer, la température maxi-mum constatée sur un grand nombre d'années a été de 37°8 centi-grades et la température minimum de 15°2, tandis qu'à Furcy, situé à1.540 mètres d'altitude, le maximum enregistré a été de 27°2 et le mi-nimum de 10°8. Dans la région de la Nouvelle-Touraine, on a relevéune température d'hiver de 7° et, au Morne des Commissaires ou Forêtdes Pins, jusqu'à 1 degré au-dessus de zéro.

Même dans les lieux situés aux plus basses altitudes, où la chaleurest particulièrement accablante pendant les mois de juillet et d'août,les nuits sont fraîches et les matinées souvent agréables. Les villeshaïtiennes, bâties presque toutes sur le littoral, sont entourées de col-lines élevées qui leur font comme une verte ceinture et où les citadinsse réfugient pour échapper à la canicule. C'est ainsi que Pétionville,éloignée de la capitale de sept kilomètres, est devenue une délicieusestation estivale. Kenskoff, qui est à trente minutes de Port-au-Princepar automobile, jouit en toute saison d'une température extrêmementagréable, et on est obligé d'y faire du feu en hiver. Un peu plus loindans la montagne se trouve le petit village de Furcy à 1.500 mètresd'altitude. William Beebe, qui le visita en mars 1927, écrit : « À me-sure que nous montions, j'aspirais comme une haleine venue des ré-gions de neige. Nous fûmes heureux, avant le dîner, d'avoir desbûches crépitant dans le foyer, et quand nous sortîmes dans le ventfroid du matin, nous eûmes besoin de tous les manteaux et pardessusque nous avions, au départ de Port-au-Prince, jetés avec quelque hési-tation sur nos selles » 2.

2 William Beebe, Beneath seas, London, 1928.

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 20

Bien que le rythme des saisons soit le même en Haïti que dans lespays d'Europe et que le printemps, l'été, l'automne et l'hiver s'y suc-cèdent dans le même ordre contrairement à ce qui se produit dans l'hé-misphère [18] sud, on peut dire qu'il y a dans l'île deux périodes où lesétats de l'atmosphère sont nettement différenciés : la saison pluvieuseet la saison sèche, celle-ci s'étendant généralement d'octobre à avril.La saison pluvieuse n'est d'ailleurs pas continue ; les pluies seconcentrent particulièrement au printemps et en été ; elles se pro-longent souvent en automne par les pluies de la Toussaint. Il faut noterqu'elles présentent de grandes irrégularités locales dues, en une largemesure, à l'action des vents chargés d'humidité qui se condensent au-dessus des hautes chaînes montagneuses.

« L'île d'Haïti, d'après le savant météorologiste R.P. Schérer, est si-tuée dans le grand courant dit l'alizé. C'est l'alizé son vent dominant,désigné en Haïti par le nom de vent Nord-Est ou Est. Les brises demer et de terre, de plaine et de montagne, se produisent périodique-ment dans les 24 heures. Les vents cycloniques sont rares... Les pluiestombent généralement dru et pendant un court espace de la journée.C'est le régime torrentiel. Une pluie de deux heures paraît déjà longue.Rarement elles dépassent quatre heures. Une pluie de 12 ou 24 heuresest regardée comme extraordinaire : elle suppose une perturbation at-mosphérique. Ce ne sont pas d'ailleurs les longues pluies qui four-nissent beaucoup d'eau au pluviomètre. Généralement, les courtespluies sont aussi les plus intenses ».

Ces pluies bienfaisantes qui rafraîchissent l'atmosphère et arrosentla terre, ces brises délicieuses qui, venant de la montagne ou soufflantde la mer dans un mouvement alterné, renouvellent l'air et atténuentles ardeurs de l'été, contribuent à faire d'Haïti un pays non seulementagréable mais salubre, où les plantes, les animaux et l'homme trouventdes conditions satisfaisantes de vie et de développement.

[19]

** *

La végétation en Haïti est très variée par suite de la diversité desclimats locaux et de la différence de composition des terrains géolo-giques. Ainsi on trouve dans la République d'Haïti les plantes des ré-gions très humides, semi-arides ou arides. Tandis que la vallée du

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Dondon, dans le Massif du Nord, et les montagnes de la Hotte, dans leSud, bien arrosées, portent des forêts luxuriantes, d'autres parties dupays, comme la Vallée de l'Arbre dans la presqu'île du Nord-Ouest, nedonnent que des cactus, l'irrigation seule pouvant permettre d'y obte-nir des plantes cultivées.

À la liste des végétaux indigènes il faut ajouter les nombreuses es-pèces qui ont été introduites dans l'île à partir de la découverte en1492. On peut citer, comme bois de construction, d'ameublement oude teinture : l'acajou, le chêne d'Haïti, le campêche, le bois-de-satin, lepin, le mancenillier, le bois-rose, le bois-de-fer, le fustic ou bois-jaune,le bois-laurier ; parmi les arbres fruitiers : l'avocatier, l'abricotier, lecaïmitier, le manguier, le cocotier, le corossolier, le sapotillier, le ci-tronnier, l'oranger, le chadéquier, l'arbre-à-pain, l'arbre-véritable ; par-mi les plantes alimentaires : le café, le cacao, la canne à sucre, la ba-nane, le plantain, la patate douce, l'ananas, la papaye, le manioc, lemalanga, l'igname, le riz, le maïs, le petit mil ; ou industrielles : le co-ton, le tabac, la pite, la citronnelle, etc. Les plantes décoratives et lesfleurs sont en très grand nombre : palmiers, flamboyant, rose, bégonia,lilas, laurier-rose, tournesol, œillet, violette, tubéreuse, tulipe, jasmin,glaïeul, lis safrané, hibiscus, chèvrefeuille, verveine, orchidées, etc.

[20]

Pour donner au lecteur une idée de la variété de la flore haïtiennedue à la diversité des climats locaux, nous citons cette description dubourg de Fonds-Ver-rettes situé à environ 1.000 mètres d'altitude. « Ladouceur et la variété du climat font de ce village le centre d'une régionpropre à toutes sortes de cultures. Moreau de St-Méry notait déjà quela région forme un beau pays, où la température est assez froide ; où leblé, l'orge, l'avoine réussissent très bien ; où les légumes, notammentles choux, les carottes et les navets sont d'une étonnante beauté. Lescéréales, blé, orge, avoine, ont disparu de la culture actuelle, maispour le reste, c'est encore la même chose. Il faut y ajouter les pommesde terre qui atteignent la grosseur de celles d'Europe et les fraises desbois dont, par endroits, le sol est tapissé et que l'on vend à Port-au-Prince par paniers ». (R. P. Baltenweck). A une demi-heure de la capi-tale, à Kenskoff et à Furcy, on trouve des pêches exquises.

On peut dire que la faune d'Haïti est aussi riche et variée que saflore.

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Les bêtes de boucherie, les animaux de trait se rencontrent engrand nombre dans l'île. Le bœuf, la chèvre, le porc, le cheval, l'âne, lechien s'y sont acclimatés sans effort. Le petit gibier y foisonne. Lesbois sont, par endroits et à certaines époques de l'année, couverts deramiers, de tourterelles, de perdrix, d'ortolans, de sarcelles et de pin-tades. Les gallinacés de basse-cour, tels que le dindon, le coq, le pi-geon, sont partout en abondance.

En ce qui regarde les oiseaux, les ornithologistes américains Wet-more et Swales en ont dénombré 215 espèces connues en Haïti et dansles îles adjacentes, la Tortue, la Gonâve, l'Ile-à-Vaches, les Cayemites,la Navase, la Soana, les Sept-Frères 3.

[21]

William Beebe, qui a aussi donné une certaine attention à l'étudedes oiseaux d'Haïti, conduisit, du 1er janvier au 25 mai 1927, une ex-pédition dans les eaux haïtiennes en vue de préparer une liste des pois-sons qui y vivent et d'étudier de près la vie d'un récif corallien. « Dansl'espace de cent jours, écrit-il, nous recueillîmes 270 espèces de pois-sons dans une petite étendue du golfe de la Gonâve, près de la baie dePort-au-Prince. Il est intéressant de noter que, dans l'espace de 400ans, on n'a pu enregistrer à Puerto-Rico que 300 espèces. » L'un deschapitres les plus intéressants de l'ouvrage de Beebe est consacré auxéponges, dont on trouve des bancs remarquables sur les côtes d'Haïti,particulièrement dans le canal de la Tortue.

Haïti n'est pas seulement intéressante pour le touriste en quête depaysages grandioses où la montagne, la mer, le ciel unissent leursbeautés en une harmonie sublime. Elle est un vaste champ d'étudepour les savants : naturalistes, géologues, paléontologistes, quipeuvent y trouver les vestiges les plus caractéristiques des premierstemps du globe. C'est ce qui a fait dire à Wetmore et Swales que l'îled'Haïti est « au point de vue biologique la plus remarquable desGrandes Antilles puisque, dans sa vaste étendue de montagnes éle-vées, elle a gardé les restes d'anciens types depuis longtemps dispa-rus ». Au haut du Morne La Selle, William Beebe trouva lui-même un« rivage marin » à un mille d'altitude. « Ce jour-là, dit-il, je me dressaisur mes étriers et arrachai de leur banc, dans la falaise au-dessus dema tête, des écailles d'huîtres énormes, d'étranges mollusques bivalves

3 Wetmore and Swales, The Birds of Haïti, Washington, D.C. 1981.

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et les formes entrelacées de vers et de branches de corail qui avaientfleuri quand Haïti et le monde étaient jeunes. Toute cette région avaitété au-dessous du niveau de la mer, puis elle avait été soulevée par unmouvement volcanique et façonnée, au cours des âges, par le patientlabeur des coraux ».

Si l’étude des formes végétales et animales disparues, [22]si celledes terrains où elles ont évolué est d'un vif intérêt pour le savant, com-bien plus passionnante est l’étude de l'homme vivant et du milieu ac-tuel où il se meut !

L'île d'Haïti, fragment d'un continent submergé et qui doit son exis-tence à des phénomènes géologiques datant de plusieurs millions d'an-nées, porte dans sa partie occidentale plus de trois millions d’êtres hu-mains. D'où viennent-ils ? Comment se sont-ils organisés en société ?Quel profit ont-ils su tirer ou peuvent-ils tirer des ressources naturellesqui les entourent pour se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner, s'ins-truire et répondre aux impérieuses obligations de la vie civilisée ?Quelle contribution ont-ils apportée à l'histoire du monde et à la civili-sation humaine ? Telles sont les questions auxquelles nous voudrionsrépondre le plus brièvement possible.

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Haïti et son peuple

Chapitre II

LA RÉPUBLIQUE D'HAÏTIET SA POPULATION

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En 1844, les habitants de la Partie de l'Est (ancienne Audiencia Es-pañola de Santo-Domingo) ayant proclamé leur indépendance, l'îled'Haïti se trouve depuis lors partagée entre deux États : la Républiqued'Haïti, à l'ouest ; la République Dominicaine, à l'est.

La République d'Haïti occupe la partie occidentale de l'île d'Haïti.Son territoire mesure environ 28.900 kilomètres carrés, à peu près letiers de la superficie totale de l'île estimée à 77.000. Ce territoire estlégèrement inférieur à celui de la Belgique ; 18 fois plus petit que ce-lui de la France métropolitaine ; 266 fois plus petit que celui desÉtats-Unis d'Amérique. Il comprend quelques îles adjacentes : l'île dela Tortue, sur la côte nord-ouest, longue de 37 kilomètres et large en-viron de 5 ; l'île de la Gonâve, en face de Port-au-Prince, longue de 57kilomètres et large de 15 ; les deux Cayemites, à l'est de la ville de Jé-rémie, dont la plus grande est longue de 9 kilomètres et large de 5 ;l'Ile-à-Vaches, en face de la ville de Cayes, longue de 12 kilomètres[24] et large de 4 ; et enfin la petite île de la Navase couverte de gua-no.

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À peu près 21.000 kilomètres carrés du territoire haïtien sont occu-pés par des montagnes, dont les sommets s'élèvent dans certaines ré-gions à plus de 2.000 mètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer.Entre elles s'étendent des vallées et des plaines très fertiles.

Sur ce territoire vit une population qu'un récent recensement per-met de fixer à 3.500.000. Elle est formée en grande partie par le croi-sement des colons français et des anciens esclaves africains de Saint-Domingue 4. À la proclamation de l'indépendance en 1804, Haïti necomptait pas plus de 400.000 habitants. Ce remarquable accroisse-ment est dû aux qualités prolifiques propres du peuple haïtien, — l'im-migration n'y ayant contribué que dans une proportion négligeable. Ilpose cependant un grave problème, celui de la surpopulation, car ladensité kilométrique de la population haïtienne est l'une des plusfortes d'Amérique.

La population se répartit entre la campagne et les villes dans uneproportion que l'on peut estimer pour la zone rurale à 83 pour cent, cequi donne une population paysanne de 2.905.000 contre 595.000 habi-tants dans les agglomérations urbaines.

4 V. Histoire du Peuple Haïtien.

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LA POPULATION RURALE

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La population rurale présente une grande diversité de types, qui dé-pendent essentiellement de la géographie physique et aussi desmoyens de communication. Terrain cultivable, eau, facilités de circu-lation, ce sont là les facteurs dominants des groupements campa-gnards, qui se forment : soit en « communautés familiales » compo-sées de trois ou quatre familles ; soit en hameaux, appelés « habita-tions », de plus d'une centaine de personnes ; soit en villages oubourgs de 200 à 1.000 habitants.

Ces communautés, habitations et bourgs portent communément desnoms qui rappellent des particularités géographiques, ou des événe-ments historiques, ou la mémoire des anciens propriétaires françaiscomme Rohan, Choiseul, Noailles, Ennery, Vaudreuil. En parcourantcertaines régions d'Haïti, on croirait faire un tour de France tellementnombreux sont les noms de lieux (Plaisance, Mirebalais, Fond-Pari-sien, Nouvelle-Touraine) qui rappellent l'ancienne métropole.

La population est dense naturellement dans les endroits où les be-soins de la vie peuvent être plus facilement satisfaits. Les plaines cô-tières présentent le double avantage de se prêter à la culture desplantes alimentaires et des denrées d'exportation ; elles permettentégalement à leurs habitants de se livrer à [26] l'industrie de la pêche etau trafic du cabotage : aussi sont-elles extrêmement peuplées. Beau-coup de vallées intérieures, au sol fertile et bien arrosé, groupent ungrand nombre de villages et de hameaux lorsque, de plus, elles offrentdes marchés centraux d'accès facile où puisse se faire commodémentl'échange des produits. La population est clairsemée dans les régionsarides ou semi-arides où elle ne peut mener qu'une maigre existence.Elle l'est aussi, pour une autre raison, dans les montagnes très élevées,pour la plupart rongées par l'érosion, ou trop escarpées pour permettredes communications faciles avec les marchés. Certaines savanes her-beuses, particulièrement propres à l'élevage, sont habitées par places,

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là où le sol imperméable rend possible l'installation de mares pour lebétail.

Le « marché rural » est le lieu de rencontre de deux ou plusieursrégions de productions différentes. C'est là que se fait l'échange desproduits. Les cultivateurs y vont vendre les denrées récoltées sur leursterres et, ensuite, acheter les articles dont ils ont besoin et qui viennentde la grande ville voisine apportés par les « revendeuses ».

Le marché devient parfois permanent et donne alors naissance à unvillage ou bourg. Le bourg se développe à son tour s'il offre de bonnesconditions de vie à ceux qui viennent y habiter. Il a dès lors une popu-lation permanente composée de commerçants, de spéculateurs en den-rées, d'artisans, d'ouvriers, et une organisation administrative qui luipermet de prendre le nom de ville et de jouer le rôle de chef-lieu decommune ou de préfecture.

Il existe un grand nombre de petites villes de ce genre à l'intérieurde la République d'Haïti. Quelques-unes ont une grande importance aupoint de vue de leur population comme sous le rapport de la produc-tion et du commerce. L'une d'elles, Belladère, située près de la fron-tière haïtiano-dominicaine, a été récemment transformée et offretoutes les conditions de confort [27] et d'hygiène qu'exige la vie dansune ville moderne. Beaucoup d'autres petites cités haïtiennes sont éta-blies sur le littoral. Elles s'échelonnent sur les côtes de la partie occi-dentale, de la baie de Mancenille au cap de la Béate. Ce sont des portsde cabotage et de pêche — tel l’Arcahaie appelé le grenier de Port-au-Prince. Mais les villes les plus importantes sont les « ports ouverts aucommerce étranger » qui, tous, servent de débouchés à de riches ré-gions productrices de café, de coton, de cacao, de figues-bananes, depite ou sisal, de fruits tropicaux, d'huiles essentielles, de sucre decanne, de rhum, d'articles de la petite industrie, etc.

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LES VILLES

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Ces ports ouverts au commerce étranger sont au nombre de douze :Cap-Haïtien, Port-de-Paix, Gonaïves, Saint-Marc, Petit-Goâve, Mira-goane, Jérémie, les Cayes, Aquin, Jacmel, Fort-Liberté, Port-au-Prince.

Fondé par les Français en 1749, Port-au-Prince 5, capitale de la Ré-publique (150.000 h.), s'élève au fond du golfe de la Gonâve, l'un desplus beaux qui soient au monde et que l’on a pu comparer sans exagé-ration à la baie de Naples. Il offre une rade très sûre où les plus groscuirassés et porte-avions de la flotte américaine ont souvent stationnéen complète sécurité. Des phares assurent dans la nuit la direction desbateaux qui trouvent toutes facilités pour leur accostage, le débarque-ment et l’embarquement des marchandises.

Siège du gouvernement, milieu universitaire, Port-au-Prince, grâceà sa position géographique au centre de la République, est mis encommunications faciles avec les ports du nord et du sud et se trouveêtre le débouché naturel du vaste département de l'Ouest, dont la ri-chesse fait de lui le plus important marché du pays. [29] Deuxbanques y fonctionnent avec des succursales dans les autres villes im-portantes : la Banque Nationale de la République d'Haïti, propriété ettrésorière du Gouvernement, et la Banque Royale du Canada. La viesociale y est aussi très active, et l'étranger y trouve toutes les sainesdistractions qu'il peut désirer.

Avec ses élégantes villas particulières ornant la ceinture verte deses collines, la capitale haïtienne peut être comparée à un parc telle-ment y sont à profusion arbres et jardins. Elle serait aujourd'hui l'unedes mieux bâties et des plus jolies cités des Antilles si les deux trem-blements de terre de 1770 et de 1842 et surtout de nombreux incendiesn'y avaient fait des ravages considérables. Certains des quartiers popu-

5 Mgr Jules Pouplard, Notice sur l’histoire de l'Église de Port-au-Prince, P.au P. 1906.

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laires de la ville présentent un aspect misérable, mais les travaux d'ur-banisme qui s'y exécutent depuis quelque temps tendent à les transfor-mer en cités-jardins par la construction de maisons salubres à bonmarché. La Cité-Magloire, déjà créée, est un modèle du genre.

C'est à cette préoccupation qu'avait obéi le Gouvernement haïtienen organisant, à l'occasion du deuxième centenaire de la fondation dela ville, l'Exposition Internationale du Bicentenaire, qui fut ouverte le8 décembre 1949 et donna lieu à une cérémonie religieuse extrême-ment émouvante. Au cours de cette cérémonie, que présidait le Cardi-nal Arteaga, archevêque de la Havane, assisté de huit Evêques, on en-tendit la voix même du Pape Pie XII qui, parlant du poste Radio-Vati-can, adressa sa bénédiction au peuple d'Haïti et fit des vœux pour lapaix universelle, dont l'Exposition de Port-au-Prince était une bellemanifestation.

Cap-Haïtien, chef-lieu du département du Nord et siège d'évêché,fut fondé en 1670 au fond d'une large baie sur la côte nord d'Haïti. Ilresta, pendant longtemps, sous le nom de Cap-Français, la capitale dela colonie de St-Domingue. La ville connut une splendeur sans égalepar le commerce important qui s'y faisait [30] comme par la viebrillante qu'on y menait 6. Elle souffrit beaucoup des malheurs quis'abattirent sur la colonie à partir de la Révolution de 1789. Elle futpillée et incendiée en 1793. Christophe y mit le feu en 1802 aprèsavoir fait au général Leclerc cette fière réponse : « Si vous mettez àexécution vos menaces d'attaque, je ferai la résistance qui sied à un of-ficier général. Au cas où la fortune de la guerre vous serait favorable,vous n'entrerez au Cap-Français que lorsque la ville sera réduite encendres... Vous n'êtes point mon chef ; je ne vous connais pas et nepourrai par conséquent m'incliner devant vos pouvoirs que lorsqu'ilsauront été reconnus par le gouverneur général Toussaint. Quant à laperte de votre estime, je puis vous assurer, général, que je ne désirepas la gagner au prix que vous y mettez » 7. En mai 1843, un violenttremblement de terre détruisit presque complètement la ville.

6 Louis Mercier, La Vie au Cap-Français en 1789, Temps-Revue, P. au P.1933.

7 W Adolphe Roberts. Les Français aux Indes Occidentales, Ed. Variétés,Montréal, 1945.

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Malgré ses dures épreuves, le Cap-Haïtien a gardé son anciennephysionomie qui en fait la ville la plus originale de la République et laplus riche en souvenirs historiques. Le Roi Christophe surtout a laissédans la cité elle-même et dans ses environs la marque de son puissantgénie constructeur. A une heure du Cap, par automobile, on trouve lapetite ville de Milot bâtie au pied des ruines imposantes du palaisroyal de Sans-Souci. Plus loin, au sommet du Bonnet-à-1'Evêque, sedresse dans son impressionnante beauté la Citadelle Laferrière. Lestravaux de grande envergure qui s'exécutent en ce moment au Cap envue du 150e anniversaire de l'indépendance lui feront reprendre sonancienne splendeur.

Le Cap-Haïtien est le port le plus important d'Haïti [31] après Port-au-Prince. Il a une population estimée à 25.000 âmes et sert de débou-ché à une vaste région productrice de café, de cacao, de campêche etextraits de campêche, de sisal, de bananes et fruits tropicaux, etc. Lesbateaux des différentes lignes de navigation y touchent. On y trouved'importantes maisons de commerce et une succursale de la BanqueNationale de la République d'Haïti,

La ville possède une école libre de droit, un lycée, une école secon-daire de garçons créée par l'Evêché du Cap-Haïtien et conduite aujour-d'hui par les Pères de Sainte-Croix du Canada ; une école primaire su-périeure tenue par les Frères de l'Instruction Chrétienne ; une école se-condaire spéciale de filles dirigée par les Religieuses de St-Joseph deCluny ; une école industrielle de garçons ; une école professionnellede filles sous la direction des Sœurs de la Congrégation belge de Ma-rie, et de nombreuses écoles primaires publiques des deux sexes.

Cap-Haïtien est éclairé à l'électricité. La vie mondaine y est trèsanimée. Il possède des clubs particulièrement distingués, tel le Cerclel'Union qui compte plus d'un siècle d'existence continue. Il est à 176milles au nord de Port-au-Prince, auquel il est relié par une route as-phaltée qui, dans sa partie allant du Cap à Ennery, présente quelques-uns des plus magnifiques panoramas d'Haïti.

Port-de-Paix, chef-lieu du département du Nord-Ouest et siègeépiscopal, est d'origine indienne : un lieutenant du cacique du Marieny résidait. Colomb y prit mouillage en décembre 1492 et l'appela Val-paraiso ou « Vallée de délices ». Les flibustiers français, chassés de laTortue par leurs compagnons anglais et espagnols, s'y réfugièrent en

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1665 et lui donnèrent le nom de Port-de-Paix. C'est là que fut plantépar d'Ogeron le premier cacaoyer et que le gouverneur de Cussy éta-blit, en 1685, la capitale de la colonie naissante. Aujourd'hui, [32]Port-de-Paix est une ville de 10.000 habitants, dont le port, bien proté-gé par l'île de la Tortue, est d'une certaine importance pour l'exporta-tion du café, de la banane, des fruits tropicaux, etc. Autrefois, son acti-vité se portait sur le commerce du campêche, dont les bûches empiléesse dressaient dans les enclos de la douane comme des montagnesrouges.

Aucune ville n'offre plus de commodité pour une station balnéaire.Sur le littoral, du débarcadère à la petite ville de St-Louis, il y a unesérie de plages de toute beauté. Port-de-Paix est à 52 milles de Go-naïves et à 175 milles de Port-au-Prince auquel le relie une route auto-mobilisable.

Gonaïves, chef-lieu du département de l'Artibonite et siège d'évê-ché, porte un nom indien. Ce n'était en 1738 qu'un petit bourg lorsquecelui-ci fut érigé en paroisse. Gonaïves fut choisi par les chefs de l'ar-mée pour la proclamation de l'indépendance nationale le 1er janvier1804. Il a servi de siège à la Constituante de 1889 et à celle qui a votéla Constitution du 25 novembre 1950 actuellement en vigueur. Le portfut aussi le théâtre de l'une des scènes les plus douloureuses de l'his-toire haïtienne : le 6 décembre 1897, le navire de guerre allemandPanther y coula la canonnière la Crête-à-Pierrot dont l'amiral Killick,dans un geste héroïque, avait fait exploser la poudrière. Cet épisode ainspiré à un poète haïtien, Charles Moravia, l'une de ses meilleurespièces dramatiques 8.

Gonaïves offre un mouillage sûr aux plus grands navires, quiviennent y charger du café, du coton, du campêche, du gaïac, du boisjaune ou fustic, etc. Il est à 120 milles au nord de Port-au-Prince.*

Saint-Marc, à 65 milles au nord de la capitale, compte une popula-tion estimée à 15.000 habitants. Fondé en

8 Charles Moravia, en coll. avec André Chevallier, L'Amiral Killick, dramehistorique, 1908.

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 32

Planche 1

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S. E. Le général Magloire,Président de la République d'Haïti. (Cl. Doret.)

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 33

Planche 2

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La Citadelle Laferrière, commencée en 1803 par le Roi Christopheet achevée après sa mort. (Cl. Doret.)

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 34

[33]

1716, la ville s'agrandit peu à peu et devint avant 1791 l'une des citésles plus jolies et les plus florissantes de Saint-Domingue. Elle est,avec Gonaïves, le débouché de la fertile région arrosée par l'Artibo-nite, l'Estère et leurs affluents. Saint-Marc est le principal port d'expé-dition du coton. Il exporte aussi du campêche et l'excellent café récol-té dans les Cahos. La marque « café Saint-Marc » est l'une des plus ré-putées sur le marché du Havre. Saint-Marc possède une usine pour lafabrication de l'huile de coton comestible et du savon de lessive.

Petit-Goâve, à 45 milles au sud-ouest de Port-au-Prince, a une po-pulation d'environ 12.000 habitants. Le port est excellent et offre desfacilités pour le chargement et le déchargement des bateaux. C'est uncentre commercial et industriel important. Dans les environs de laville se trouvent quelques-unes des plus grandes usines du pays pourla préparation du café, produit en abondance dans la plaine de Léo-gane et dans les montagnes qui entourent Grand-Goâve et Petit-Goâve.

Miragoane, qui est à 62 milles sud-ouest de Port-au-Prince, a envi-ron 8.000 habitants. La ville est bâtie sur une baie bien protégée et trèsprofonde, — ce qui permet aux bateaux de fort tonnage d'accoster àquai. C'est un débouché pour le café et le campêche. A une heure etdemie de la ville se trouve l'étang de Miragoane, « miroir éclatant etmétallique entouré d'une ceinture de montagnes », que les Indiens ap-pelaient Caguani.

Jérémie, à 140 milles ouest de la capitale, est l'une des plus joliesvilles d'Haïti, avec une population d'environ 14.000 âmes. Il possèdeune bonne rade, malheureusement exposée pendant l'hiver aux ventsviolents qui soufflent dans le canal du Môle St-Nicolas. C'est un portd'expédition de café et de cacao. Les plus importantes cacaoyères dupays sont établies dans la région de la Grand'Anse dont Jérémie est ledébouché. [34] C'est dans les environs de cette ville que se trouvaitl'habitation de la Guinaudée où naquit, en 1762, du marquis de LaPailleterie et d'une négresse, Césette Dumas, Alexandre Davy, le pre-mier des trois Dumas.

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Les Cayes, chef-lieu du département du Sud et siège épiscopal 9,est bâtie, entre deux rivières, sur une grande baie de la mer des Ca-raïbes. Avec sa population de 20.000 âmes, elle serait aujourd'huil’une des villes les mieux bâties et les plus florissantes de la Répu-blique si elle n'avait été trop souvent la proie des incendies et des ou-ragans. Elle fut presque complètement détruite en 1908 par un violentincendie : elle a été depuis reconstruite et ses maisons en ciment arméla mettent désormais à l'abri de semblable catastrophe.

Port d'expédition de café et de coton, les Cayes sont aussi un centreimportant de production et de commerce de l'alcool (tafia, clairin etrhum). La ville possède une école libre de droit, un lycée, des écolescongréganistes de garçons et de filles, une école industrielle et denombreux établissements primaires, des clubs mondains, des hôtels etrestaurants, des hôpitaux, etc. Une jolie station d'été, Camp-Perrin, estpour les Cayens ce que sont Kenskoff et Furcy pour les villégiateursde la capitale.

À la ville des Cayes est lié le souvenir d'un événement capital del'histoire de l'Amérique : l'arrivée dans ce port, le 24 décembre 1815,de Simon Bolivar venant chercher aide et protection auprès du gou-vernement du Président Alexandre Pétion pour la reprise de sa cam-pagne de libération des colonies espagnoles d'Amérique.

Aquin, avec sa population de 8.000 habitants, est un port d'expédi-tion de café et de campêche. Il a [35] beaucoup perdu de son impor-tance comme centre commercial. On y trouve des huîtres excellentes.

Cette ville occupe l'emplacement d'un bourg indien que les abori-gènes appelaient Yaquimo. Colomb y aborda en 1494, et aussi Ameri-go Vespucci le 5 septembre 1499 et, plus tard, en 1502. Les Espagnolsy établirent une ville qu'ils nommèrent Villa Nueva de Yaquimo et,comme ils avaient trouvé dans les environs quantité de brésillets (boisde brésil), ils la surnommèrent « Puerto de Brasil ». Les boucaniersfrançais qui vinrent ensuite l'occuper changèrent la prononciation deYaquimo en Aquin et, en 1714, se transportèrent au lieu dit VieuxBourg.

Jacmel, dont le nom s'écrivait autrefois Jaquemel, fut créé vers1698 par la Compagnie de St-Domingue, donc avant Port-au-Prince

9 Mgr Le Ruzic, — Notes historiques sur la paroisse des Cayes, — 1911.

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dont il ne connut pas cependant le rapide développement. C'est incon-testablement la ville la plus pittoresque du pays et l'une de celles où lavie intellectuelle, politique et mondaine a toujours été la plus brillante.

Jacmel possède son lycée et de nombreuses écoles. Bien qu'il soitconstamment exposé à la violence des vents et que sa baie présente denombreux récifs, il est un centre commercial de première importance,ayant souvent occupé le deuxième rang comme port d'expédition,principalement de café. De tous les ports du sud le plus éloigné dePort-au-Prince par la voie maritime, il en est seulement distant parvoie terrestre de 59 milles, La route qui le relie à la capitale passe àtravers une région d'eaux et de montagnes de toute beauté : les tou-ristes l'empruntent souvent pour se rendre à la plage Raymond, l'unedes plus belles d'Haïti.

Il convient aussi de citer le Fort-Liberté et le Môle St-Nicolas, l'unsur la côte nord, l'autre à l'extrémité de la presqu'île du Nord-Ouest.Fort-Liberté est important [36] comme port d'expédition de sisal, desbois et du guano. Le Môle, où débarqua Christophe Colomb le 6 dé-cembre 1492, a perdu son rang de port ouvert au commerce étranger.Il offre cependant de grandes possibilités de développement, étant pla-cé sur une baie magnifique et sur la grande route maritime qui conduitau canal de Panama.

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[37]

RÉSIDENTS ÉTRANGERS

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Les villes que nous venons de décrire comme « ports ouverts aucommerce étranger » présentent une physionomie sensiblement diffé-rente de celle des villes et bourgades de l'intérieur. Ce sont des orga-nismes plus compliqués, ayant plus de besoins et réclamant des soinsspéciaux pour la voirie, l'éclairage, la distribution d'eau, les égouts,etc. Cette différence se traduit dans la composition de leur population,dont la majeure partie se consacre au commerce, aux travaux intellec-tuels, aux métiers d'art ou du bâtiment, à l'industrie. Le trafic interna-tional les mettant directement en contact avec le dehors, elles re-çoivent un élément étranger qui n'a pas manqué de faire subir son in-fluence sur la manière de vivre, les mœurs, les habitudes de leurs ha-bitants, tandis que les échanges intellectuels, favorisés par les livres,la presse, l'enseignement des écoles de tous les degrés modifiaient lamentalité elle-même.

Dans ces villes, une division du travail s'est naturellement établiepour répondre aux multiples besoins de la population citadine. Dépen-dant néanmoins de la campagne pour une bonne part de leur alimenta-tion et [38] aussi pour leur commerce d'exportation, elles voient af-fluer chaque jour dans leur enceinte une foule considérable venant del'intérieur et formant une portion appréciable de leur population flot-tante.

Les auteurs étrangers se montrent d'ordinaire curieux de connaîtrele nombre de blancs, c'est-à-dire de personnes d'origine caucasique,vivant dans le pays qu'on a pris l'habitude d'appeler « la républiquenègre des Antilles ». Tout chiffre donné à cet égard est fantaisisteparce que les Haïtiens n'ont jamais admis que des statistiques de la po-pulation fussent basées sur la couleur, — tous les habitants du terri-toire national étant considérés comme égaux et aucune distinction nepouvant être établie entre eux sous le rapport de la race ou desnuances de l'épiderme.

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Le souvenir des luttes pour l'indépendance et le massacre des co-lons français en 1804 ont accrédité l'opinion que l'État d'Haïti a tou-jours systématiquement interdit l'accès de son territoire aux blancs engénéral ou, tout au moins, a cherché à en restreindre l'immigration,Rien n'est plus erroné. L'exclusion du début ne concernait que les co-lons ou anciens maîtres. Encore n'atteignait-elle que ceux qui avaientcombattu la Révolution, car des blancs libéraux avaient pris parti pourles Indépendants et accepté de partager leur sort. C'est pourquoi l'ar-ticle 28 de la Constitution républicaine de 1806 pouvait écrire : « Sontreconnus haïtiens les blancs qui font partie de l'armée, ceux quiexercent les fonctions civiles et ceux qui sont admis dans la Répu-blique à la publication de la présente Constitution ». Dessalines lui-même, dans sa Constitution impériale de 1805, avait déjà fait une si-tuation semblable aux femmes blanches restées en Haïti après laguerre, de même qu'aux Allemands et aux Polonais, survivants de l'ex-pédition de Leclerc. On sait qu'il avait pour ces derniers une sympa-thie particulière et qu'il les protégea, en maintes occasions, de sa puis-sante [39] autorité 10. Les étrangers — blancs ou autres — furent doncadmis de bonne heure dans le jeune État, bien que, à la même époque,des pays voisins eussent formellement défendu l'entrée de leur terri-toire à ses nationaux. La seule restriction imposée aux étrangers rési-dant en Haïti fut de ne pouvoir acquérir la propriété immobilière, —mesure politique et économique qui parut nécessaire aux premiersHaïtiens pour empêcher l'accaparement des terres et le rétablissementdu servage indigène sous la forme du salariat agricole.

Bien qu'aucun recensement n'ait été fait à cet égard, on peut direque les étrangers faisant partie de la population permanente des villeshaïtiennes sont en nombre assez considérable. On y trouve des Fran-çais, nés en Haïti de parents français venus ou de France, ou des îlesvoisines, la Martinique et la Guadeloupe ; des Anglais, originairesd'Europe ou des Antilles britanniques ; des Allemands, des Italiens,des Américains, des Cubains, des Syriens, etc.

La colonie française fut, au début, la plus importante et tint la têtedans le commerce d'importation et d'exportation, — la France ayantpendant longtemps occupé la première place dans le tableau du com-merce extérieur d'Haïti. Elle garde encore cette situation dans cer-taines villes, le Cap-Haïtien par exemple où dominent des négociants

10 L. I. Janvier, — Les Constitutions d'Haïti, Page 32, Paris, 1886.

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en majeure partie d'origine corse. Les Allemands surent prendre dansles affaires une situation prépondérante, qui diminua considérable-ment par suite de la guerre mondiale de 1914-1918 : mariés le plussouvent à des Haïtiennes, ils constituèrent une forte colonie, stable etprospère. Les Italiens se sont particulièrement consacrés à l'industriede la cordonnerie et au commerce de bijouterie. Les Cubains s'étaientétablis en grand nombre en Haïti et y avaient [40] été chaleureusementaccueillis : c'étaient pour la plupart des patriotes qui avaient dû fuir lesol de leur pays après des tentatives infructueuses pour se libérer de ladomination espagnole. Ils donnèrent les premiers une grande exten-sion à l'industrie de la cordonnerie, tandis que les intellectuels étaientemployés comme professeurs ou exerçaient la profession médicale.Depuis que Cuba est devenu indépendant, peu de Cubains sont restésen Haïti comme coiffeurs, tailleurs ou cordonniers.

Il y a une cinquantaine d'années que les premiers Levantins, fuyantles persécutions turques, arrivèrent dans le pays comme pacotilleurs.Il furent suivis par beaucoup d'autres et forment aujourd'hui une colo-nie très nombreuse, qui s'est spécialement consacrée au commerced'importation, gros et demi-gros. Faisant concurrence, dans le com-merce de détail, aux petits boutiquiers haïtiens jusque dans les villagesles plus reculés, ils provoquèrent le ressentiment populaire, ce qui aentraîné contre eux à maintes reprises des mesures restrictives. Beau-coup d'entre eux sont devenus haïtiens et contribuent, par leur activitélaborieuse, au progrès de l'économie nationale.

Les Américains du Nord devinrent naturellement prépondérantspendant l'occupation américaine d'Haïti, mais cette prépondérance futplutôt de caractère politique et financier. Leur influence s'exerce au-jourd'hui avec succès dans le domaine culturel comme dans le do-maine commercial avec la fondation de l'Institut Haïtiano-Américain,la création du Centre d'Art, la coopération technique en matière agri-cole, leur participation à des entreprises industrielles et touristiques,etc.

La colonie française est restée malgré tout la plus forte et la plusinfluente au point de vue spirituel parce qu'elle se compose en ma-jeure partie de professeurs et d'ecclésiastiques formant le Clergé ca-

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tholique d'Haïti, [41] La fondation de l'Institut Français a contribué àraffermir la « magistrature » intellectuelle que la France continued'exercer si heureusement sur Haïti, restée fidèle à la culture fran-çaise 11.

[42]

11 Voir plus loin le chapitre Relations franco-haïtiennes.

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[43]

Haïti et son peuple

Chapitre III

L'ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE

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La population active de la République d'Haïti se répartit entre lesdiverses occupations suivantes : agriculture, industrie et métiers ma-nuels, commerce et transports, service domestique, professions libé-rales, administration publique. Aucune statistique ne permet jusqu'àprésent de déterminer d'une manière exacte l'effectif de chacune deces catégories et son pourcentage par rapport à l'ensemble de la popu-lation ni celui de la population féminine relativement à la populationmâle. L'observation journalière et, dans une certaine mesure, les tablesde natalité publiées par les municipalités, révèlent que le nombre desfemmes excède de beaucoup celui des hommes 12.

Dans les campagnes, les femmes se livrent comme les hommes auxtravaux agricoles : défrichement, sarclage, plantation, cueillette, pré-paration des produits, etc. De plus, elles s'occupent du transport de cesproduits [44] au marché rural ou au marché urbain, de leur vente et del'achat des marchandises nécessaires au ménage, sans compter les tra-vaux domestiques dont elles ont exclusivement la charge. Les femmestiennent une large place dans le commerce urbain de demi-groscomme patronnes ou comme vendeuses. Elles ne sont jusqu'à présent

12 Un Institut de Statistique, récemment établi à Port-au-Prince avec l'appuid'un expert des Nations Unies, permettra bientôt d'apporter des précisions surtous ces points.

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employées dans le commerce de gros et de banque ou dans les bu-reaux publics qu'en qualité de sténo-dactylographes et de secrétaires.Un grand nombre d'entre elles sont institutrices. Les professions libé-rales : droit, médecine, génie, et les hautes fonctions du gouvernementsont presque exclusivement accaparées par les hommes. Mais la situa-tion commence à changer. Quelques jeunes filles ont pu forcer lesportes de l'enseignement supérieur et l'on compte aujourd'hui plu-sieurs femmes avocats, médecins, pharmaciens, dentistes. Cependant,la grande majorité de la population féminine des villes est occupéeaux travaux proprement féminins : couture, broderie, dentellerie,modes, service domestique.

Il convient de noter que les progrès de l'instruction en Haïti ontamené vers les professions libérales — et aussi vers la politique consi-dérée malheureusement comme la plus lucrative des professions — untrop grand nombre de recrues qui auraient pu être plus utiles au payssi elles avaient été orientées vers les professions actives de l'agricul-ture, de l'industrie et du commerce.

L'agriculture est la base essentielle de l'économie haïtienne. C'estd'elle que la nation tire ses moyens d'existence. Elle assure la nourri-ture de la population par la production des vivres alimentaires, fournitau commerce les denrées d'exportation et, par les droits de sortie quifrappent celles-ci, procure des recettes au trésor public.

Les ressources minérales de la République d'Haïti et ses réservesde combustibles ne sont pas encore exploitées, [45] mais les estima-tions qui en ont été faites ne permettent pas d'espérer que leur mise envaleur pourra transformer le pays en un centre important de produc-tion manufacturière. Tout au moins, Haïti est en mesure de manufactu-rer sur place, avec profit, certaines matières premières fournies parl'agriculture elle-même : c'est dans ce sens qu'un grand mouvement in-dustriel a été inauguré depuis quelque temps.

Le régime de la propriété foncière a une influence dominante sur ladirection et les caractéristiques de l'agriculture d'un pays. La petiteculture ou culture familiale est liée à la petite propriété. Haïti est unpays de petite propriété, par conséquent de petite culture 13.

13 Raymond Renaud, Le Régime foncier en Haïti, Paris, 1934.

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Le territoire de la colonie française de Saint-Domingue était parta-gé en de grands domaines appartenant à une classe restreinte, celle des« grands planteurs ». Celle-ci était composée des fils de la haute aris-tocratie française ou des gros colons enrichis, qui pouvaient exploiteren grand leurs habitations par la nombreuse main-d'œuvre servile et aumoyen des capitaux amassés par eux-mêmes ou mis à leur dispositionpar la métropole. Quand Haïti eut conquis son indépendance, tous lesbiens des colons furent confisqués comme propriété de l'État et distri-bués plus tard en petits lots aux officiers et soldats de l'armée et auxfonctionnaires civils. (Lois de 1809 et de 1814). Ainsi fut créée la pe-tite propriété. Comme compensation pour la perte de leurs biens, legouvernement haïtien accepta de payer aux colons une indemnitéfixée d'abord à 150 millions de francs (1825) et réduite ensuite (1838)à 65 millions. Cette lourde indemnité fut payée au moyen des recettesprovenant des droits sur les denrées d'exportation : on peut donc direque les paysans d'Haïti, après avoir versé leur sang pour l'indépen-dance [46] de leur pays, la payèrent encore du revenu de leur travail 14.

** *

Ceux qui étudient la situation économique actuelle de la républiquehaïtienne, et qui sont tentés de la comparer à celle de Saint-Domingueavant 1789, ne doivent pas perdre de vue la différence essentielle quiexiste entre les deux régions d'exploitation d'avant et d'après l'indé-pendance. Ils ne doivent pas non plus oublier 1° que les nouveauxmaîtres du sol étaient dépourvus d'instruction technique et de capital ;2° que le jeune État avait à tirer de sa propre substance l'énormesomme de 60 millions de francs qui aurait pu servir à alimenter l'agri-culture et à donner au pays l'outillage économique nécessaire ; 3° quel'attitude hostile des autres contrées esclavagistes, en le privant de dé-bouchés, l'obligea pendant longtemps à vivre sur lui-même dans unisolement funeste à son expansion commerciale. Ces circonstanceshistoriques expliquent en grande partie la stagnation d'Haïti au pointde vue économique.

Des trois modes habituels d'exploitation du sol : faire-valoir direct,métayage et fermage, les deux premiers sont le plus communémentpratiqués en Haïti.

14 V. Histoire du Peuple Haïtien.

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Le petit propriétaire exploite directement parce qu'il ne trouve sesmoyens d'existence que dans la culture de sa terre. C'est de là qu'il tirela patate, la banane, le maïs, les pois, les légumes, dont il se nourrit etdont le surplus épargné lui sert de moyen d'échange pour obtenir lesautres choses qui lui sont nécessaires : complément d'alimentation, vê-tements, matériaux pour la construction et l'ameublement rudimentairede son logis. Le paysan haïtien, possesseur d'un lopin de terre, [47]mène une vie forcément précaire : il n'a ni instruction technique ni ar-gent qui lui permettrait de faire de la culture intensive en apportant àson terrain exigu les améliorations désirables. L'État l'a laissé malheu-reusement, pendant plus d'un siècle, livré à lui-même, dans sa misère.

Il serait intéressant de dresser un tableau montrant comment se ré-partit en Haïti l’exploitation du sol entre les trois modes établis, maisaucune statistique de ce genre n'a pu ère faite en l'absence d'un ca-dastre, dont l'utilité est depuis longtemps reconnue et que le gouverne-ment haïtien est en train d'établir.

Malgré l'absence d'un tableau de ce genre, on peut affirmer qu'enHaïti le faire-valoir direct par les petits propriétaires est la règle, lemétayage étant surtout pratiqué dans les « habitations » où la canne àsucre est particulièrement cultivée pour l'approvisionnement desusines sucrières et des guildiveries.

Le premier caractère de la petite exploitation agricole, c'est qu'ellevise à la subsistance de l'exploitant et de sa famille. Elle n'exige pasd'ordinaire le concours du travail étranger, et ses produits sont destinésà être consommés par la famille elle-même. Quand cependant les tra-vaux de défrichement et les semailles ont une certaine importance ouprésentent un caractère d'urgence, les cultivateurs du voisinage seréunissent en une sorte de coopérative appelée « coumbite » et tra-vaillent successivement dans les champs de chacun des associés, —chacun n'ayant d'autre obligation que de donner à boire et à manger àses camarades pendant le temps qu'ils travaillent chez lui. C'est le hus-king bee des fermiers américains.

D'autre part, les produits récoltés n'étant pas assez variés pour per-mettre à une famille de satisfaire à tous ses besoins, celle-ci est obli-gée d'en économiser une partie pour l'échange dans les marchés contreles marchandises indigènes ou importées de l'étranger. La vente de cesproduits alimentaires ne procure pas [48] aux paysans un revenu suffi-

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sant : partout où ils le peuvent, ils ajoutent à leurs cultures vivrières laculture de certaines plantes dites « économiques» parce qu'elles ontavant tout une valeur commerciale : café, coton, cacao, pite, etc.

À peu près toute la population rurale d'Haïti vit ainsi de son seultravail et consomme une très grande partie des produits tirés du sol.Par son travail elle contribue aussi, dans une large mesure, à l'alimen-tation des villes, auxquelles elle fournit des vivres, des fruits, des lé-gumes, de la volaille, des œufs, du lait, du charbon de bois, etc.

S'assurant leur nourriture par les produits de leurs champs, les pay-sans haïtiens pourvoient également, par leur propre industrie, à leursbesoins d'outillage, d'ameublement, de vêtement et de logement. Il y aparmi eux des ouvriers habiles qui ont appris à fabriquer certains ins-truments aratoires et des meubles rustiques. D'autres cuisent des vasesde terre ou tissent des chapeaux et des paniers. Ils construisent eux-mêmes leurs maisons, dont les murs sont souvent peints en rouge etornés de dessins fantaisistes qui révèlent parfois un goût artistique trèssûr.

Vues à travers le feuillage vert pâle des bananiers et groupées pa-triarcalement, parmi les arbres fruitiers, autour d'une cour proprette enterre battue, ces maisonnettes paraissent jolies et confortables. A la vé-rité, elles sont en général mal entretenues et trop petites pour les fa-milles nombreuses qu'elles abritent, — ce qui constitue un grave dan-ger dans le cas où un habitant de ces cases se trouve atteint de maladiecontagieuse.

Autour de la maison ou dans une partie réservée de son jardin, lepaysan élève des animaux : cochons, chèvres, moutons, poules, dindeset quelquefois des vaches. L'âne se rencontre partout : il sert de moyenuniversel de transport pour les denrées comme pour les personnes. Lecheval est plus rare, mais les paysans enrichis possèdent d'excellentschevaux de selle

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Planche 3a

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À l’Arcahaie, le Président Magloire salue le drapeau à l’occasiondu 150e anniversaire de l’Indépendance. (Cl. Doret.)

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Planche 3b

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Le Président Magloire entre Mgr Le Gouazé, évêque de Port-au-Prince,et le premier évêque haïtien, Mgr Augustin. (Cl. Doret.)

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Planche 4

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Une vue de Port-au-Prince. Au premier plan, le Palais national,au fond, la Cathédrale. (Cl. Doret.)

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[49]

ou des mules particulièrement réputées pour leur endurance auxlongues courses en montagne. Notons que chevaux, mules et ânestendent à disparaître à mesure que se développe, à l'intérieur du pays,le transport automobile.

** *

Beaucoup de gens confondent production et exportation. Compa-rant les tableaux d'exportation durant la période coloniale et sous l'ad-ministration haïtienne, ils reprochent aux haïtiens de produire aujour-d'hui moins qu'avant 1804. Ils oublient que la population de Saint-Do-mingue, qui était environ de 500.000, consommait moins que la popu-lation actuelle qui est de 3.500.000 et qui absorbe la plus grosse por-tion de la production nationale. Saint-Domingue exportait presquetoute sa production parce qu'elle était avant tout colonie d'exploitationdestinée à enrichir sa métropole. Haïti libre retient une quantité consi-dérable de sa production pour sa propre consommation et n'en exporteque le surplus pour se procurer les marchandises qu'elle ne produit pasou qu'elle ne peut produire en quantité suffisante ou en qualité satis-faisante.

On risque de méconnaître l'effort économique d'Haïti si l'on netient compte de cette importante considération. Les statistiques doua-nières ne donnent qu'une idée incomplète de l'activité agricole et in-dustrielle du pays puisqu'elles ne consignent point la quantité et la va-leur, par rapport aux indices des prix étrangers, des produits végétaux,animaux et autres fournis par l'agriculture et les industries agricolesd'Haïti et qui font l'objet du commerce intérieur de la république haï-tienne.

[50]

En attendant que des statistiques bien faites viennent établir en dol-lars américains la valeur de la production nationale consommée à l'in-térieur du pays, on doit se contenter de consulter les tableaux du com-merce extérieur, — ce qui constitue d'ailleurs un indice excellentquoique insuffisant pour permettre d'apprécier le développement del'activité économique.

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« Haïti — écrit l'agronome belge Marcel Monfils, qui fut directeurdu Service National d'Agriculture — est un pays essentiellement agri-cole. L'agriculture y conditionne toutes les activités et constituel'unique source réelle de richesses de la République. Le commerce in-térieur et extérieur, les transports par terre et par eau, les industries lo-cales (usines caféières, usines à mantèque traitant les graines de coton,savonneries, filatures, usines sucrières, distilleries, fabriques d'huilesessentielles, usines de pite ou sisal, etc.) sont sous la dépendanceétroite de la production agricole. Les exportations sont entièrementcomposées de denrées agricoles (et de produits industriels tirés del'agriculture). Les exportations conditionnent les importations, qui leurrestent sensiblement égales ».

Des principaux produits exportés par Haïti (café, coton brut, cacao,sucre, sisal, bananes, huiles essentielles, rhum, miel d'abeille, bois deconstruction et d'ameublement, etc.), le café est de beaucoup le plusimportant. Réputé comme l'un des meilleurs cafés suaves du monde, ilest hautement prisé en Europe et particulièrement en France, où ilavait, avant les deux guerres mondiales, la « cote d'amour » et servaitde bonificateur pour des cafés d'autre provenance. Il représente à peuprès 80% de l'exportation totale d'Haïti ; c'est pourquoi les fluctua-tions qui se produisent dans la quantité récoltée à l'intérieur ou dansles prix du marché extérieur ont une profonde répercussion sur la viedu peuple et le budget de l'État, puisque malheureusement Haïti conti-nue la déplorable pratique de frapper de droits de sortie la plupart deses denrées. [51] En ces dernières années, quelques autres produits ontpris une importance croissante (bananes, pite, articles dits de la petiteindustrie, huiles essentielles, etc.) sans arriver cependant à détrôner lecafé.

Les importations d'Haïti comprennent les articles suivants : tissusde coton, articles d'habillement et de mode, soieries, substances ali-mentaires telles que farine de blé, poissons, vins et liqueurs, articlesde fer et d'acier, machines et appareils industriels, automobiles et ca-mions, gazoline, produits chimiques et pharmaceutiques, ustensiles deménage, bois de construction, ciment, meubles, livres classiques etautres, etc.

** *

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Il est intéressant, pour indiquer les nouvelles tendances du com-merce extérieur d'Haïti, de comparer les chiffres d'exportation et d'im-portation des cinq exercices financiers de 1933-1934, 1944-1945,1949-1950, 1950-1951, 1951-1952.

Les principaux produits expédiés des ports haïtiens du 1er octobre1933 au 30 septembre 1934 furent évalués à 10.309.328 dollars, le ca-fé étant représenté par 54.028.058 kilos d'une valeur de 7.286.686 dol-lars. Les six pays qui achetèrent presque la totalité de l'exportationhaïtienne étaient la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, l'Italie, laBelgique et le Danemark, constituant à eux seuls un débouché pour95,82 % du total des expéditions. La France tenait la tête du pelotonavec 5.586.163 dollars, tandis que les États-Unis pour la même pé-riode n'avaient acheté d'Haïti que pour 905.528 dollars. Par contre, lesimportations de l'exercice 1933-34 s'élevèrent à 9.137.042, les États-Unis y figurant pour 4.421.427 et la France pour 459.876. Total ducommerce extérieur : 19.446.370 dollars.

[52]

La seconde guerre mondiale eut une influence considérable sur lecommerce extérieur d'Haïti, en donnant à certains produits une valeurexceptionnelle et en détournant de la France le courant des exporta-tions haïtiennes. De 19.446.370 dollars qu'il avait été en 1933-34 lecommerce extérieur d'Haïti monta, du 1er octobre 1944 au 30 sep-tembre 1945, à 30.268.275 dollars, dont 17.112.334 à l'exportation et13.155.941 à l'importation. Les États-Unis y étaient représentés par8.022.220 à l'exportation et par 10.401.562 à l'importation, la Francen'y figurant que pour la somme dérisoire de 12.879 dollars à l'exporta-tion et de 96.524 à l'importation.

L'exercice financier 1949-1950 a été marqué par une augmentationimportante du commerce extérieur d'Haïti, qui s'éleva à 74.680.852dollars, dont 38.479.928 à l'exportation et 36.200.924 à l'importation,soit une balance favorable de 2.279.004 dollars.

Trois produits ont tenu la première place dans le tableau des expor-tations de 1949-50 : le café avec 26.242.375 kilos d'une valeur de24.455.296 dollars, la pite ou sisal avec 33.425.636 kilos d'une valeurde 9.269.734 dollars, le sucre brut avec 30.799.595 kilos d'une valeurde 2.907.366 dollars.

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Voici comment se sont réparties les exportations et les importationsde 1949-1950 entre les principaux pays en relations d'affaires avecHaïti :

États-Unis Export. $ 21.478.518 Import. $ 27.577.005

Belgique 6.085.959 695.061

Italie 4.436.920 516.411

Pays-Bas 3.414.057 511.951

Royaume-Uni 1.260.348 1.271.740

Canada 362.949 1.639.155

France 189.755 493.475

Suisse 383.548 197.536

Les chiffres du commerce extérieur ont montré une progressioncroissante pour l'exercice 1950-1951 ; les [53] exportations ont été de49.595.645 dollars et les importations de 44.517.027, soit au total94.112.672 dollars, avec un excédent d'exportations de 5.078.618 dol-lars.

En 1951-1952, les exportations ont été de 52.924.545 dollars et lesimportations de 50.695.352 dollars, soit une balance favorable de2.229.193 sur un total de 103.619.897 dollars.

Les exportations et importations se sont réparties entre les princi-paux pays acheteurs et fournisseurs de la manière suivante :

Allemagne Export. $ 310.021 Import. $ 1.332.948

Belgique 12.007.799 1.362.874

Canada 322.159 3.222.400

Colombie 162.239 73.419

Cuba 82.847 461.129

Curaçao 27.336 1.764.819

Danemark 274 126.591

États-Unis 30.715.253 35.199.439

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 53

France 154.968 910.830

Italie 4.263.085 463.879

Pays-Bas 2.753.339 691.120

Puerto-Rico 459.500 489.127

Royaume-Uni 484.384 2.228.992

Suisse 1.047.392 220.106

Inde 1.362.874 666.694

On remarquera avec tristesse la place infime occupée par la Francedans ce tableau. On espère toutefois qu'elle pourra augmenter seséchanges avec Haïti grâce au traité haïtiano-français qui vient d'êtresigné.

Les chiffres que nous venons d'indiquer sont encore bien faiblespar rapport aux possibilités agricoles et industrielles du pays. Ils n'au-torisent pas cependant les critiques habituels du peuple haïtien à dire,comme l'a fait M. Ernest Granger dans sa Nouvelle Géographie uni-verselle, que « le résultat du gouvernement des Noirs s'est traduit parl'insignifiance économique d'Haïti ». Il faut néanmoins convenir quela République d'Haïti, qui a la fierté d'avoir accompli, dès les premiers[54] temps de son histoire, une grande œuvre de justice sociale en fai-sant du paysan le propriétaire de la terre qu'il cultive, aurait atteint de-puis longtemps un haut degré de prospérité si l'agriculture et l'indus-trie, pourvoyeuses du marché intérieur et du marché extérieur, avaienttoujours trouvé l'aide effective et les encouragements nécessaires pourleur développement simultané, 1° par l'intensification et la diversifica-tion de la production agricole et industrielle, 2° par l'organisation ducrédit, 3° par l'établissement d'un tarif douanier rationnel, 4° par la re-cherche de débouchés sûrs au moyen d'accords commerciaux avanta-geux, 5° par une large diffusion de l'instruction technique, — agricoledans les campagnes, industrielle dans les villes. 15

15 Une loi de 1951 a créé l'Institut Haïtien de Crédit Agricole et industriel,qui a commencé ses opérations en 1952.

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 54

[55]

Haïti et son peuple

Chapitre IV

RELIGION ET CULTURE

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Le peuple haïtien est en très grande majorité catholique. Mêmeceux — particulièrement parmi les paysans — qui restent attachés àcertaines pratiques religieuses, importées d'Afrique pendant la périoded'esclavage colonial et connues sous le nom de Vodou, mettent le Dieudes chrétiens bien au-dessus de leurs divinités africaines 16.

Le christianisme a en effet de profondes racines et de longues tra-ditions en Haïti. Il fut introduit dans l'île par Colomb et ses compa-gnons espagnols. Sous le régime français, l'organisation catholique futdéfinitivement consolidée vers 1681. Trois congrégations religieusess'établirent à Saint-Domingue : les Carmélites, les Capucins et les Ja-cobins 17. La Constitution de Toussaint Louverture, promulguée le 9mai 1801, bien qu'elle reconnût la liberté de conscience, déclara que« la religion catholique, apostolique et romaine était seule publique-ment [56] professée ». Comme résultat du Concordat signé par leGouvernement haïtien et le Saint-Siège le 28 mars 1860, la ProvinceEcclésiastique d'Haïti a été organisée avec ses diocèses et ses pa-

16 Voir Jean Price Mars, — Ainsi parla l’Oncle, Paris, 1988.17 Mgr J. M. Jan, — Les Congrégations religieuses au Cap Français, Ed.

Deschamps, P. au P. 1951.

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 55

roisses correspondant à la division politique et administrative du terri-toire de la République en départements et communes. Elle comprendl'archidiocèse de Port-au-Prince (950.000 âmes), les diocèses suffra-gants du Cap-Haïtien (460.000), de Port-de-Paix (160.000), de Go-naïves (480.000), des Cayes (635.000). Presque tous les membres duclergé séculier sont Français, venus du Séminaire de Saint-Jacques quia été établi en France pour la formation des prêtres de l'Eglise d'Haïti.Le nombre des prêtres indigènes augmente d'année en année par suitede la création, depuis 1920, d'une Ecole Apostolique à Port-au-Prince,et plus récemment, d'un Séminaire des Oblats à Camp-Perrin, dans lediocèse des Cayes 18.

Plusieurs Congrégations Catholiques, enseignantes ou hospita-lières, exercent leur ministère en Haïti : les PP. du Saint-Esprit, lesFrères de l'Instruction Chrétienne, les Religieuses de Saint-Joseph deCluny, les Filles de la Sagesse, les PP. Rédemptoristes, les PP. Oblats,les Sœurs de Marie de Louvain, les PP. de Dom Bosco et les Reli-gieuses Salésiennes, les Sœurs de Sainte-Anne, etc. Elles entre-tiennent d'importantes écoles et des hospices dans toutes les régionsdu pays.

À l'œuvre d'évangélisation et d'éducation poursuivie par l'EgliseCatholique, les Missions Protestantes apportent une contribution pré-cieuse. La première fut introduite dans le Nord par Henri Christophe,qui confia à trois pasteurs anglicans la direction des écoles de sonroyaume. Les premiers missionnaires Wesleyens arrivèrent dansl'Ouest en 1816 et furent cordialement accueillis par le Président Pé-tion. Grâce à la liberté des [57] cultes garantie par la Constitution, denombreuses communautés protestantes se sont formées en Haïti.

L'accueil bienveillant que le peuple haïtien a toujours réservé àtoute personne ou à toute association intéressée à la culture de l'esprits'inspire d'un souci profond, qui s'est manifesté dès le début de l'his-toire d'Haïti indépendante : celui de résoudre le problème de l'éduca-tion populaire, considéré par Henri Bergson comme le « problème po-litique par excellence ».

** *

18 L'un des prêtres haïtiens, sorti de l'École Apostolique, le P. Rémy Augustinvient d'être nommé évêque auxiliaire de l'archevêque de Port-au-Prince.

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 56

En 1804, il n'existait aucune école publique en Haïti 19. Les Haï-tiens comprirent, immédiatement après la proclamation de l'indépen-dance, la nécessité de fonder des établissements d'éducation pour lepeuple, en affirmant, dans leur première Constitution, comme un prin-cipe fondamental de leur organisation politique, l'obligation pourl'État de répandre l'instruction dans toutes les couches de la populationet d'établir à cette fin un système d'éducation nationale.

La Constitution républicaine de 1816 proclama la gratuité de l'en-seignement primaire. Celle de 1874 le rendit obligatoire. La Constitu-tion de 1879 alla beaucoup plus loin en consacrant la gratuité à tousles degrés de l'enseignement public : primaire, secondaire et supérieur,— principe démocratique que fort peu de pays ont jusqu'ici adopté.L'article 22 de la Constitution en vigueur — celle du 25 novembre1950 — prescrit : « La liberté de l'enseignement s'exerce conformé-ment à la loi, sous le contrôle et la surveillance de l'État, qui doit s'in-téresser à la formation morale et civique de la jeunesse. — L'instruc-tion publique est une charge de l'État et de la Commune. [58] — L'ins-truction primaire est obligatoire. — L'instruction publique est gratuiteà tous les degrés. — L'enseignement technique et professionnel doitêtre généralisé. — L'accès aux études supérieures doit être ouvert enpleine égalité à tous, uniquement en fonction du mérite. »

Aujourd'hui, la République d'Haïti possède un grand nombred'écoles publiques ou privées, donnant l'enseignement primaire élé-mentaire et primaire supérieur, l'enseignement secondaire classique oumoderne, l'enseignement industriel, l'enseignement supérieur (méde-cine, droit, génie, agriculture, commerce, lettres et sciences).

Il serait exagéré de prétendre que tout est parfait dans cette organi-sation scolaire 20. De plus en plus, on comprend en Haïti la nécessitéde donner à l'enseignement national, sans renoncer aux principes d'hu-manisme sur lesquels il repose, une orientation plus directement inspi-rée des conditions morales et économiques de la société haïtienne etmieux adaptée aux exigences de la civilisation moderne. On reconnaîtqu'un effort considérable doit être fait pour que la gratuité et l'obliga-tion de l'instruction primaire inscrites dans la Constitution cessent

19 Dantes Bellegarde : La Nation Haïtienne, chap. Education, pages 223-307.20 Merar Cook: Education in Haïti, Office of Education, Washington, D.C.

1948.

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 57

d'être un leurre. Le taux de l'analphabétisme est en effet trop élevé enHaïti. Toutefois, l'analphabétisme n'est pas synonyme de barbarie,comme sont souvent tentés de le croire des observateurs superficiels :c'est la remarque que fit M. François Mauriac au retour d'un voyageau Portugal, où le pourcentage d'illettrés était de 80, à peu près celuid'Haïti. « Si, disait-il, ce renseignement est vrai, il prouverait que labarbarie d'un peuple ne se mesure pas au nombre de ses illettrés ».Une Américaine, Helen Hill Weed, a porté le même jugement sur lepeuple haïtien en montrant comment, malgré les obstacles nombreuxqui ont entravé la diffusion de l'instruction dans les masses populaires,il [59] s'est formé en Haïti une élite qui, d'après elle, « possède la plushaute culture que permette d'acquérir la civilisation contemporaine ».

Les Haïtiens se sont donné une culture nationale, née d'une activitéintellectuelle qui s'est exercée dans tous les domaines de la pensée etqui a trouvé son expression dans des œuvres de valeur écrites dans lalangue française, reconnue par la Constitution comme la langue offi-cielle de la République. La liste est longue de ceux qui, dans lascience, dans l'industrie, dans le commerce, dans la politique et, parti-culièrement dans les arts et les lettres, ont prouvé de manière éclatanteles qualités d'assimilation ou d'invention du peuple d'Haïti.

** *

En s'affranchissant de la domination politique de la France, les fon-dateurs de l'indépendance haïtienne ne pensèrent pas cependant à re-noncer à la langue et à la culture française. C'est en français qu'il rédi-gèrent l'acte de rupture avec la France et cet acte, écrit par Bois-rond-Tonnerre, fils de colon français et de négresse africaine, reste commenotre « serment de Strasbourg » et constitue le premier monument dela littérature haïtienne autonome.

Ce choix s'imposait d'ailleurs, puisque l'usage avait fait du françaisla langue commune de l'ancienne Saint-Domingue 21. Sans doute, lefrançais parlé par l'ensemble de la population coloniale n'était point lalangue pure de Racine ou de Voltaire. Bien des éléments étrangers s'yétaient introduits : expressions africaines (en petit nombre), locutions

21 Les esclaves marrons, dont un certain nombre savaient lire et écrire, se ser-vaient de la langue française. Voir à ce sujet Les Marrons du Syllabaire, parJean Fouchard, Ed. Deschamps, P. au P. 1953.

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 58

espagnoles ou anglaises, quelques [60] vocables indiens ayant survécuà la conquête castillane. Même les mots français, en passant par le go-sier des nègres de la Guinée ou du Congo, s'étaient transformés aupoint de devenir méconnaissables. De plus, les colons eux-mêmes, ve-nus de diverses régions de la métropole, à un moment où l'unificationde la France n'était pas entièrement accomplie, mêlaient à leur langagedes provincialismes qui s'incorporèrent au parler local. Et de tout celas'était formée une mixture coloniale, une sorte de cocktail qu'on a ap-pelé le « créole ».

Les Haïtiens ne pouvaient penser à élever ce patois à la dignitéd'une langue nationale. N'ayant ni grammaire, ni orthographe, ni litté-rature, le créole ne peut faire l'objet d'un enseignement méthodiqueparce qu'il est instable, soumis à de continuelles variations dans sonvocabulaire, dans sa prononciation et dans sa syntaxe. En admettantmême qu'il eût les caractères d'une langue fixée, il condamnerait lesHaïtiens à l'isolement s'ils devaient en faire leur langage exclusif, —isolement non seulement politique et commercial mais encore intellec-tuel qui les empêcherait d'entrer en communication avec les grands es-prits dont les œuvres immortelles ont enrichi le patrimoine de l'huma-nité civilisée. Il y avait donc pour eux triple nécessité à adoptercomme idiome officiel une langue ayant un caractère assez universelpour que sa possession pût les mettre en contact avec le monde entier,assez riche par elle-même pour que son étude et la connaissance desœuvres qui l'ont illustrée fussent pour eux un moyen d'accéder à laplus haute culture. Or aucune langue n'a plus que le français ce carac-tère d'universalité ; aucune ne possède une littérature plus abondanteen chefs-d'œuvre ; dans aucune autre la pensée religieuse ou philoso-phique ne s'est exprimée avec plus de limpidité, de précision et de vi-gueur.

Si la langue française n'est pas la première du monde au point devue du nombre des personnes qui la parlent, [61] elle est sans contestel'idiome dont la connaissance importe le plus aux gens cultivés de tousles pays. Par la richesse de son vocabulaire et par ses qualités intrin-sèques de clarté et de finesse, elle mérite mieux qu'aucune autre lenom de « langue de civilisation ». Ces qualités, qui l'ont fait adopterpendant longtemps comme la langue diplomatique par excellence, luiont assuré aux Nations Unies la place, à côté de l'anglais, de principale« langue de travail ».

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 59

Observant la position géographique d'Haïti au centre de l'immenseAmérique et la voyant entourée de pays de langue anglaise, espagnoleou portugaise, quelques personnes ont déploré la fatalité historique quia imposé le français au peuple haïtien comme instrument de la pensée.Heureuse fatalité, à laquelle Haïti doit sa physionomie originale aumilieu des vingt autres républiques américaines et qui lui permet deprendre un sentiment plus vif de sa personnalité comme nation. « Jene connais pas — écrit M. Auguste Viatte — le Honduras ni le Guate-mala, mais je les imagine volontiers interchangeables. Haïti estunique. En cette mer des Antilles, au confluent des langues et des civi-lisations, elle défend sa personnalité par son idiome à elle, et cetidiome qui la distingue est cependant un des plus illustres et des plusuniversels 22. »

À la Conférence Interaméricaine de 1938, à Lima, les délégués des21 républiques du Nouveau-Monde votèrent une résolution recom-mandant à leurs Gouvernements, à cause d'Haïti, de faire une largeplace au français dans leurs programmes scolaires à côté de l'anglais,de l'espagnol et du portugais. Et le chancelier argentin, M. José MariaCantilo, félicita Haïti d'avoir apporté « son fleuron à la couronne spiri-tuelle de l'Amérique », caractérisant ainsi le rôle d'importance réelleque le peuple haïtien a la conviction et la fierté de remplir dans la vieintellectuelle du continent américain.

[62]

L'usage d'une langue commune a naturellement créé entre lepeuple haïtien et le peuple français de profondes affinités mentales.Deux peuples qui emploient les mêmes mots pour exprimer les mêmesjoies et les mêmes souffrances, qui traduisent par les mêmes vocablesleurs efforts pour la conquête du bonheur et de la connaissance, nepeuvent rester étrangers l'un à l'autre : leurs âmes communiquent pardes canaux invisibles qui charrient de l'un à l'autre sentiments et pen-sées, et il n'est pas surprenant que peu à peu le même idéal de vie et debeauté s'impose à leur esprit.

Les conditions physiques de l'habitat humain ont incontestable-ment une grande part dans la différenciation des types sociaux. Maison ne peut douter de l'influence tout aussi capitale de l'atmosphèremorale où vivent et respirent les âmes. Par leur commerce constant

22 La Revue des Jeunes, Paris, 15 avril 1936.

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avec les livres où les Français ont déposé les trésors de leur sensibilitéet de leur intelligence, les Haïtiens vivent et respirent dans le climatcréé par les idées, les traditions, les croyances françaises. Ils en sonttout imprégnés, et l'on ne peut s'étonner qu'ils aient la même concep-tion que les Français du droit, de la justice, des principes supérieurs devie morale qui font la noblesse et la dignité de la nature humaine.

Beaucoup d'étrangers et quelques Haïtiens, peu au courant de l'his-toire de la nation haïtienne et de sa psychologie, pensent que l'attache-ment des Haïtiens à la culture française est simple imitation de singe.Ils ne se rendent pas compte que cette culture fait partie de la person-nalité nationale haïtienne et qu'y renoncer serait pour le peuple haïtienune mutilation. Il s'est en effet formé en Haïti une « entité », qui n'estni africaine ni française, mais qui appartient à l'Afrique par le sang etpar certaines coutumes héritées des ancêtres africains ; à la France unpeu par le sang et beaucoup par l'esprit : c'est là un alliage indisso-luble, d'où la nation haïtienne tire sa force et sa volonté de conserva-tion.

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[63]

LITTÉRATURE HAÏTIENNE

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À la veille du premier centenaire de l'indépendance nationale, uneassociation littéraire, l'Œuvre des Ecrivains haïtiens, fondée en 1897,confia à quatre de ses membres le soin de composer un recueil demorceaux choisis des poètes et des prosateurs d'Haïti.

Cette anthologie en deux volumes (Morceaux choisis d'Auteurshaïtiens, — prose et vers) parut à Port-au-Prince le premier janvier1904. Deux ans plus tard, elle fut couronnée par l'Académie françaisequi adressa à cette occasion, par la plume de son secrétaire perpétuelGaston Boissier, « un salut lointain aux Haïtiens restés fidèles à laculture française ».

Commentant cet événement littéraire, l'un des auteurs du recueil,M. Solon Ménos, disait dans un discours du 14 janvier 1907 : « Telleest l'excellence de l'art que devant lui s'évanouissent instantanémentles malentendus et même les préventions les plus invétérées. Le prixdécerné par l'Académie française est d'autant plus estimable qu'il s'ap-plique à un ouvrage consacré à la glorification de notre indépendance.Il n'est pas téméraire de dire qu'une coïncidence aussi significative ac-croît la haute valeur de cette récompense, attribuée comme un décretde grande naturalisation à notre littérature autonome. »

Littérature autonome est bien l'expression qui convient [64] pourcaractériser la production littéraire haïtienne durant un siècle et demid'existence nationale, sans qu'on veuille ou puisse donner au mot « au-tonomie » le sens exclusif d'autarcie culturelle.

La littérature haïtienne a été avant tout une littérature d'action, —une littérature « engagée » comme on dit aujourd'hui 23. La plupart denos auteurs ont écrit beaucoup plus pour agir que pour faire œuvre lit-téraire. Ils se sont en effet inspirés de la lutte héroïque pour la libertéou se sont consacrés à débrouiller nos origines historiques et à discu-

23 Dantes Bellegarde : Écrivains haïtiens, Ed. Henri Deschamps, Port-au-Prince.

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ter des plans d'organisation sociale. Presque tous ont milité dans la po-litique ou dans le journalisme. C'est pourquoi le groupe des historienset sociologues est particulièrement imposant. Et c'est aussi pourquoileurs productions, nées souvent dans la fièvre des polémiques,manquent parfois de ces qualités de fond et de forme qui donnent auxœuvres de l'esprit une valeur durable.

** *

Guy-Joseph Bonnet, Thomas Madiou, Baron Vastey, Beaubrun Ar-douin, Céligny Ardouin, Saint-Rémy, Bauvais Lespinasse, EmileNau ;, Eugène Nau, Linstant Pradines, Saint-Amand, Demesvar De-lorme, Hannibal Price, Armand Thoby, Edmond Paul, Boyer-Bazelais,F.D. Légitime, Louis-Joseph Janvier, Dr Dehoux, Exilien Heurtelou,Montfleury, Duraciné Pouilh, Enélus Robin, Emmanuel Edouard,Dantès Fortunat, Dulciné Jean-Louis, Justin Bouzon, Joseph Jérémie,Justin Dévot, François Manigat, Frédéric Marcelin, Georges Sylvain,Solon Ménos, Louis Borno, Jacques N. Léger, Edmond Héraux, Jo-seph Justin, Furcy, Châtelain, [65] Enoch Désert, J.-B. Dorsainvil, L.-J. Marcelin, H. Pauléus-Sannon, Fleury Féquière, Thalès Manigat, Ne-mours Auguste, Camille Bruno, Louis Audain, Léon Audain, Ver-gniaud Leconte, Adhémar Auguste, Rosalvo Bobo, Edouard Pouget,L.-C. Lhérisson, Elie Lhérisson, Justin Lhérisson, Auguste Magloire,Windsor Bellegarde, Sténio Vincent, Candelon Rigaud, Ulrich Duvi-vier, Marcelin Jocelyn, Seymour Pradel, Jean Price Mars, Brun Ricot,Gaston Dalencour, Abel Léger, Georges Léger, Général Nemours, J.C.Dorsainvil, Duraciné Vaval, François Dalencourt, Antoine Michel, B.Danache, Louis Mercier, Placide David, Frédéric Burr-Reynaud, JulesFaine, Stéphen Alexis, Louis-Emile Elie, Suzanne Comhaire-Sylvain,Madame Garoute, Franck Lassègue, Madeleine Sylvain-Bouchereau,Yvonne Sylvain, Fortuna Guéry, Jeanne Sylvain, T.-C. Brutus, Hanni-bal Price fils, Pierre-Eugène de Lespinasse, Félix Magloire, PétionGérome, Rodolphe Charmant, Félix Soray, Hermann Corvington, Clo-vis Kernizan, Perceval Thoby. Clément Magloire, Camille Lhérisson,Arthur Lescouflair, Catts Pressoir, Rulx Léon, Maurice Armand,Georges Séjourné, Francis Salgado, Schiller Nicolas, Edmond Margo-nès, Beauvoir, Etienne Charlier, Mentor Laurent, Clément Lanier,Marc Malval, Louis Gassion, Constant Pierre-Louis, Louis Maximi-lien, André Liautaud, Maurice Dartigne, Louis Baguidy, François Du-

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valier, Lorimer Denis, Ernest Bonhomme, Pierre Hudicourt, LouisMars, René Piquion, Love Léger, Emile Saint-Lot, René Victor, An-toine Bervin, Arsène Pompée, Jean Fouchard, Jules Blanchet, Emma-nuel Paul, Pradel Pompilus, Enoch Trouillot, Maurice Laraque, GérardM. Laurent, etc., ont écrit des études ou essais qui forment une contri-bution importante à l'histoire de la société haïtienne 24.

Quelques réserves que puisse provoquer la forme ou le [66] fondde leurs écrits, il faut reconnaitre que Beaubrun Ardouin (Etudes surl'Histoire d'Haïti), Thomas Madiou (Histoire d'Haïti), Emile Nau (His-toire des Caciques d'Haïti), Beauvais Lespinasse (Histoire des Affran-chis de Saint-Domingue), Baron de Vastey (Le Système Colonial Dé-voilé), Saint-Rémy (Vie de Toussaint-Louverture, Pétion et Haïti), Cé-ligny Ardouin (Essais historiques), Linstant-Pradines (Recueil desLois et Actes d'Haïti) ont posé les fondements de l'histoire nationaleen y apportant une contribution de valeur incomparable. Cette contri-bution représente un effort intellectuel d'autant plus remarquable quenos premiers historiens, presque tous des autodidactes, parurent à uneépoque où les facilités d'instruction et de documentation étaient extrê-mement rares. Dans la chronique entraînante et parfois émouvante queforment les onze volumes d'Études sur l'histoire d'Haïti de BeaubrunArdouin, les trois volumes d'Histoire d'Haïti de Madiou, les six vo-lumes de Pétion et Haïti de Saint-Rémy, nous trouvons tous les élé-ments qui permettent de reconstituer la vie multiple et complexe dupeuple haïtien dans les premiers temps de son histoire. C'est une minetrès riche où nos écrivains, poètes, dramaturges, romanciers, socio-logues, ont puisé et continuent de puiser à pleines mains les matériauxde leurs œuvres.

Le thème patriotique a été le sujet favori des poètes haïtiens. Peud'entre eux avaient, jusqu'à ces derniers temps, cherché leur inspira-tion dans le folklore national, comme l'a fait avec succès le musicienJustin Elie qui trouva dans les chants populaires la matière de la plu-part de ses compositions. Les autres, en plus grand nombre, sont des-cendus en eux-mêmes et nous ont raconté leurs joies et peines en despoèmes intimes ou dans des confessions lyriques. Quelques-uns ontabordé ces grands thèmes éternels — l'amour, la mort, la destinée hu-

24 V. Max Bissainthe : Dictionnaire de Bibliographie haïtienne. Port-au-Prince, 1951.

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maine, Dieu — qui sont les mêmes pour les poètes de tous les tempset de tous les pays.

La liste des poètes, dont la plupart sont en même [67] temps desprosateurs distingués, est très longue 25 : Jules Solime Milscent, IsaacLouverture, Pierre Faubert, Coriolan Ardouin, Ignace Nau, CharlesSéguy-Villevaleix, Virginie Sampeur, Oswald Durand, Abel Elie, Ali-cibiade Fleury-Battier, Ducas Hippolyte, Pascher Lespès, AlcibiadePommayrac, Tertulien Guilbaud, Aurèle Chevry, McDonaldAlexandre, Isnardin Vieux, Louis Borno, Georges Sylvain, AugusteScott, Arsène Chevry, Massillon Coicou, Amédée Brun, Etzer Vilaire,Justin Lhérisson, Nerva Lataillade, Edmond Laforest, DamoclèsVieux, Probus Blot, Maurice Brun, Jules Rosemond, ConstantinMayard, Charles Moravia, Ida Faubert, Seymour Pradel, ErnestDouyon, Henri Durand, Luc Grimard, Léon Laleau, Frédéric Burr-Reynaud, Christian Werleigh, Dominique Hippolyte, Georges Lescou-flair, Louis Morpeau, Antonio Vieux, Louis Hall, Emile Roumer, CarlBrouard, Jacques Roumain, Roussan Camille, Jean Brierre, F. Moris-seau-Leroy, Baguidy, Thoby-Marcelin, Emmeline Carriès-Lemaire,Jacqueline Wiener-Silvéra, Justinien Ricot, Gervais Jastram, MagloireSaint-Aude, René Bélance, Marcel Dauphin, Regnord Bernard, Pros-per Chrisphonte, René Dépestre, Paul Laraque, etc.

Ces poètes ne sont évidemment pas d'égale valeur et ne peuventtous prétendre à l'originalité. On trouve représentées dans leursœuvres toutes les tendances qui ont marqué la littérature française dudix-neuvième siècle comme de la première moitié du vingtième, de-puis le romantisme de Victor Hugo jusqu'au surréalisme d'André Bre-ton. Il y a là néanmoins une matière extrêmement riche, et il faut sou-haiter qu'un critique consciencieux et compétent vienne mettre en lu-mière les joyaux précieux déposés dans le coffret poétique d'Haïti.Parmi les romanciers et conteurs nous trouvons quelques [68] nomsd'écrivains remarquables : Emeric Bergeaud, Demesvar Delorme,Louis-Joseph Janvier, Frédéric Marcelin, Justin Lhérisson, FernandHibbert, Antoine Innocent, Justin Godefroy, Jules Dévieux, AmilcarDuval, Félix Magloire, Edgar N. Numa, Etzer Vilaire, J. B. Cinéas,Stéphen Alexis, Léon Laleau, Félix Courtois, Thomas Lechaud, Ri-

25 V. Morceaux choisis d'auteurs haïtiens, tome I, 1904. — Anthologie dePoètes haïtiens, par Louis Moreau, 1925. — Panorama de la Poésie haï-tienne, par Lubin et Carlos Louis, 1950.

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chard Constant, Marc Verne, Cléante Valcin-Desgraves, Mme EtienneBourand, Emile Marcelin, Luc Grimard, André Chevallier, Pétion Sa-vain, Jacques Roumain, Maurice Casséus, les Frères Thoby-Marcelin,Jean-Joseph Vilaire, F. Morisseau-Leroy, Victor Mangonès, GastonThéard, Léon Lahens, Félix Viard, Max Gédéon, Anthony Lespès,Jean Brierre, Enoch Trouillot, Jean Carrié, Edriss Saint-Amand, MarieVieux-Chauvet, etc., etc.

L'absence de théâtres réguliers a été un obstacle à la productiondramatique, bien que des ouvrages de valeur aient été écrits dans cegenre par des Haïtiens comme Pierre Faubert, Liautaud Ethéart, Fleu-ry-Bathier, Massillon Coicou, Vandenesse Ducasse, Amilcar Duval,Georges Sylvain, Dominique Hippolyte, Alphonse Henriquez, F. Burr-Reynaud, Charles Moravia, Georges N. Léger, Léon Laleau, AndréChevallier, Stéphen Alexis Roger Dorsinville, Daniel Heurtelou,Pierre Mayard, René Audain, Joseph Renaud, Jean Brierre, etc. Demême, des œuvres considérables sont restées en portefeuille ou ont étéperdues faute d'éditeurs pour les publier. Un grand nombre d'écrivains— poètes, conteurs, historiens, économistes, sociologues qui comptentparmi les meilleurs de notre littérature — ont semé leurs richessesdans des journaux et revues aujourd'hui introuvables. Une large placedevrait également être réservée aux journalistes et aux orateurs qui, auParlement, au barreau, dans la chaire ou dans les assemblées interna-tionales, ont fait preuve de talent admirable.

[69]

** *

On ne peut parler de la littérature haïtienne sans considérer lesconditions matérielles de la vie intellectuelle en Haïti. J'ai signalé pré-cédemment l'absence de théâtres réguliers et de maisons d'édition 26.L'auteur, le plus souvent sans fortune, doit faire un effort pécuniaireau-dessus de ses moyens pour publier son œuvre, et lorsque cetteœuvre est publiée, elle se heurte à l'indifférence d'un public peu nom-breux et surtout très peu disposé à faire les frais de ses lectures. Aprèsplusieurs tentatives de cette sorte, on garde ses manuscrits, ou on les

26 Il existe maintenant à Port-au-Prince une maison d'édition, Henri Des-champs, qui a déjà publié plusieurs manuels scolaires et quelques ouvrages lit-téraires remarquables.

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brûle en jurant de ne plus recommencer à écrire. Il faut avoir une foiprofonde dans la valeur de l'effort intellectuel pour ne pas se laisser al-ler au découragement devant pareils obstacles. Et il convient de félici-ter ceux des Haïtiens qui, au milieu des tragiques difficultés de l'exis-tence nationale, ont travaillé et travaillent encore avec ferveur à l'évo-lution spirituelle de notre peuple.

Une étude sérieuse de la littérature haïtienne permet de faireprompte justice de l'opinion généralement répandue que les écrivainshaïtiens ne se sont guère préoccupés, dans leurs œuvres, des chosesd'Haïti. C'est le contraire qui est vrai. Que, dans l'expression de leurssentiments et de leurs pensées, ils aient subi l'influence de leurs mo-dèles français et sacrifié bien souvent à des modes littéraires passa-gères, cela est trop naturel pour que l'on s'en étonne. Quelques élusont pu toutefois se dégager de ces influences pour faire œuvre origi-nale. Il en est de même dans toutes les littératures : très [70] rares sontles écrivains qui, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, enEspagne, aux États-Unis, ont eu le pouvoir de s'évader de l'atmo-sphère intellectuelle dans laquelle ils vivaient et ont apporté au mondedes « formes d'art nouvelles » ou révélé de « nouveaux modes de sen-tir et de penser ». On les compte par siècle sur les doigts de la main.

Il y a plus d'un siècle, un précurseur haïtien, Emile Nau, écrivaitdans son journal, le Républicain, de 1836 : « Nous ne pouvons nierque nous soyons sous l'influence de la civilisation européenne ; autre-ment il faudrait affirmer que nous ne devons qu'à nous-mêmes noséléments de sociabilité. Mais il y a dans cette fusion du génie euro-péen et du génie africain, qui constitue le caractère haïtien, quelquechose qui nous fait moins Français que l'Américain n'est Anglais ».

C'est ce « quelque chose » qui donne aux œuvres haïtiennes leurtimbre particulier même lorsque Fauteur, se rappelant qu'il est citoyende l'humanité, aborde ces hauts sujets dont s'alimente la littérature uni-verselle.

L'erreur — elle est malheureusement partagée par quelques jeunesécrivains haïtiens partisans de l’indigénisme en littérature — serait demettre l'estampille haïtienne seulement sur les ouvrages qui s'inspire-raient du folklore ou décriraient des scènes de la vie rurale d'Haïti. UnDemesvar Delorme ne cesse pas d'être haïtien parce qu'il a choisi laSuisse pour cadre de son roman. Le Damné, de même que Racine n'a

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pas cessé d'être français parce que les tragiques aventures de saPhèdre ou de son Britannicus se déroulent dans la Grèce ancienne oudans la Rome impériale. Un Etzer Vilaire ne cesse pas d'être haïtienparce que, dédaignant de chanter les divinités de l'Olympe africain, ilparle de l'amour, de la mort et de Dieu. Ce que l'on demande à un ar-tiste, c'est, outre la perfection de la forme, que son œuvre donne le sonde son âme, et il suffit que cette âme soit sincère pour que l’œuvre soitoriginale et humaine 27. [71] Les manifestes littéraires n'ont de prix quelorsqu'ils sont appuyés par des œuvres de valeur.

Sans assigner à leur effort des limites trop étroites on voudraitpourtant que nos écrivains missent plus d'attention à observer et àcomprendre le milieu où ils vivent — milieu physique, milieu moral— et que l'on trouvât, plus souvent reflétées dans leurs œuvres, la ma-gnificence de notre nature et la psychologie particulière de notrepeuple. C'est de cette manière que la littérature haïtienne aura une si-gnification vraiment nationale et contribuera à l'enrichissement de laculture humaine. Mais telle qu'elle se présente aujourd'hui, elle méritel'audience du monde et particulièrement celle de la France. C'est ceque constate M. Daniel-Rops à propos d'un récent recueil de pageschoisies de prosateurs haïtiens : « En lisant cette anthologie d'écri-vains haïtiens, on découvre avec bonheur une qualité de langue, destyle, de vocabulaire qui leur fait simplement honneur. Le françaisdont ils usent est savoureux, vigoureux, par certains côtés plus purmême que celui dont se servent maints écrivains français d'aujour-d'hui, avec quelque chose de dru et d'exotique qui en accroît lecharme. Et ces écrivains qui portent si joliment de vieux noms deFrance — Antoine Innocent Lhérisson, Fleury Féquière, Dulciné Jean-Louis — méritent de compter parmi les écrivains de la vraie traditionfrançaise, si méconnus qu'ils soient chez nous ».

27 V. Duraciné Vaval : Histoire de la littérature haïtienne ou l'Ame Noire,1933.s

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[72]

LE CRÉOLE HAÏTIEN,PATOIS FRANÇAIS

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Les trois-quarts de la population d'Haïti parlent exclusivement lecréole. Ce patois se rapproche du français beaucoup plus que certainsidiomes locaux parlés en France même. On sait qu'à côté des parlerspopulaires qui, suivant Gaston Paris, « étendent sur le sol français unevaste tapisserie dont les couleurs variées se fondent sur tous les pointsen nuances insensiblement dégradées », il existe des dialectes, tels quele breton, le flamand, le basque, l'alsacien, le catalan, le provençal, quisont réellement distincts de la langue française, de sorte que, pour unebonne partie de la nation française, le français est une langue apprise.

Si vous causez avec des paysans de n'importe quelle région d'Haïti,vous constatez que les mots, à peu d'exceptions près, par lesquels ilsdésignent les objets usuels ou expriment leurs sentiments les plussimples, joies ou douleurs, sont exactement des vocables français,dont les uns pourraient être compris par un Parisien fraîchement dé-barqué, dont beaucoup d'autres, par contre, sont tellement déforméspar la prononciation qu'il faut un certain effort pour les reconnaître. Etencore, certaines locutions créoles qui paraissent incompréhensibles àun Français ne sont pas, comme il serait tenté de [73] le croire, desmots corrompus ou altérés, mais des expressions bretonnes ou destournures du vieux parler normand, angevin, picard, poitevin ou mêmebasque, qui se sont conservées à l'état pur dans les campagnes haï-tiennes. En veut-on quelques exemples ?

Une femme du peuple, expliquant à sa fille la différence entre l'eausalée et l'eau sucrée, lui dit dans le plus pur créole : « Çà, cé d'leau sa-lée. Çà, cé d'leau sucrée ». Elle dirait sicrée si elle était complètementillettrée, l’u étant quelquefois difficile à prononcer. Voici une phraseplus compliquée que j'extrais de « Philologie créole » de M. JulesFaine. « Çà ou besoin faire toutt mystère-çà là pour baille moune iountasse café ? » Je traduis littéralement : Çà vous besoin faire tout cemystère-là pour donner au monde (aux gens) une tasse de café ? »

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L'auteur signale le sens particulier (soin, précaution, application) quel'angevin, comme le créole, donne au mot mystère. Dans « baille »vous reconnaissez le vieux verbe français bailler, du latin bajulare si-gnifiant donner.

Le créole est un « parler français », non exclusivement haïtien,puisqu'on le retrouve, avec quelques variantes, à 1’i1e Maurice, à laRéunion, en Louisiane, partout où l'influence française s'est pendantquelque temps exercée. Dans l'intéressant recueil Louisiane et Texasconsacré par l'Institut des Etudes Américaines au voyage de la Mis-sion Cavelier de la Salle en 1938, la princesse Achille Murat racontede manière charmante la visite qu'elle fit à ses cousines du Vieux-Car-ré de la Nouvelle-Orléans, — « petites-filles de ses arrière-grand'-tantes Célina, Althée, Séraphine, Polymnie, Uranie et Athénaïs, bro-chette de créoles, belles à ravir comme un conte de fées, descendant,au même titre que sa grand'-mère paternelle, de Carie-Célie Rossignoldes Dunes née à Port-de-Paix dans l'île de Saint-Domingue ». Et c'estainsi que la princesse apprit de leur cuisinière noire, en authentiquepatois créole, la recette du « gombo [74] filé » qui, avec du bon riz,constitue le mets le plus réputé de toute la Louisiane.

Suzanne, jolie femme, Li pas mandé lit à colonnes, Li pas mandé du vin bourgogne, Li just vlé gombo filé.

Si la princesse Murât était venue à Port-au-Prince, elle aurait puobtenir de sa cousine haïtienne Mme Pierre Hudicourt, née Rossignol,d'autres recettes culinaires tout aussi intéressantes et, particulièrement,une meilleure appréciation de la culture française si fidèlement main-tenue en Haïti.

** *

L'usage presque général du créole est l'une des grandes difficultésde l'enseignement du français chez nous. L'enfant du peuple arrive eneffet à l'école primaire avec un vocabulaire composé de mots français,

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dont la prononciation ou souvent même le sens est altéré. Né et élevédans un milieu où l'on parle exclusivement le créole, il a imité gesteset paroles de ses parents, traduisant ses premières impressions dans lepuéril patois maternel. Puis, son vocabulaire s'est enrichi à mesurequ'il acquérait une plus grande connaissance des choses qui l'entourentet que son horizon intellectuel s'élargissait. Quand donc il est admis àl'école primaire, quelquefois à un âge assez avancé, il a déjà contractédes habitudes de langage pour la plupart vicieuses ; il s'est accoutuméà accoler aux objets des noms impropres ; il a appris à donner à cer-tains mots une acception qui ne leur convient pas ou une prononcia-tion qui les défigure. Mis brusquement en contact avec le français, ilest d'abord comme dérouté, car cette langue est pour [75] lui quelquechose d'étranger et de mort, qui ne lui semble avoir aucun rapportavec le langage vivant et expressif au moyen duquel il traduit sa pen-sée et communique avec ses semblables. Il s'établit ainsi entre lalangue qu'on lui enseigne à l'école et celle qu'il parle au dehors un vé-ritable antagonisme. Et cet antagonisme dure d'autant plus longtempsque le maître — comme c'est trop souvent le cas — fait consister l'en-seignement du français dans l'étude étroite et rebutante de la gram-maire au lieu de l'appliquer le plus tôt possible à l'expression vivante— parlée ou écrite — de la pensée. C'est pourquoi, dans un remar-quable rapport sur l'éducation nationale, la Commission de l'enseigne-ment secondaire de 1906 recommandait que le français fût enseignéau début comme une langue vivante étrangère par l'emploi intelligentde la méthode directe 28.

Ce conflit entre le créole et le français se décèle manifestementchez quelques-uns de nos écrivains. Leur style manque de spontanéitéet de naturel ; il a souvent l'air emprunté d'un paysan endimanché. Lefrançais n'est pas en effet pour eux l'expression jaillissante et pure del'idée ou du sentiment : ils n'écrivent pas, ils rédigent. J'ai entendu unexcellent écrivain de langue française, M. Mockel, faire cette subtiledistinction et l'appliquer — très injustement d'ailleurs — à ses compa-triotes belges et aux Suisses romands.

La question est de grande importance politique et sociale pour Haï-ti, car c'est la langue d'un pays qui constitue le facteur le plus puissant

28 Dans les familles où le français est couramment employé, l'enfant apprendà s'exprimer dans cette langue avec une surprenante facilité, — ce qui ne l'em-pêche pas de parler le créole le plus pittoresque.

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de son unité. C'est la phrase écrite qui, par le livre ou le journal, vaporter au loin la pensée et la communiquer à chaque membre de lacommunauté nationale. Comment atteindre la nation tout entière, lafaire vibrer à l'unisson, l'enflammer pour une belle cause ou simple-ment lui enseigner [76] les notions les plus indispensables d'hygiène,de morale, de droit, de science et de travail, si le journal ou le livre nepeut être lu et compris que par une infime minorité ? Le français n'estpas, comme trop de gens le croient encore en Haïti, un simple outil lit-téraire, un luxe ou une parure permettant de briller dans les réunionsmondaines : c'est un moyen d'acquisition de la science, l'instrumentindispensable de la pensée philosophique, la clef qui donne accès auxœuvres les plus hautes de l'esprit humain.

Pour des raisons évidentes, le créole — qu'un auteur définissait« le français remis en enfance » — ne peut être substitué à la languefrançaise pour remplir ce rôle nécessaire à la formation et au dévelop-pement d'une culture nationale. Cela ne veut point dire qu'on doivebannir l'usage du patois de l'enseignement en Haïti. Dans les écolespopulaires et dans les centres d'éducation rurale, dont le but principalest de faire acquérir aux élèves des connaissances pratiques et immé-diatement utilisables, une proscription radicale du créole risqueraitd'aboutir à des résultats désastreux. « Le grand vice du système qui netient pas compte des dialectes-populaires — comme écrivait si juste-ment le grand Mistral — est de faire le vide dans le cerveau des en-fants du peuple, en remplaçant les assimilations naturelles et sponta-nées de l'intelligence enfantine par un langage factice et essentielle-ment fugitif de notions disparates qui, en dehors des quatre règles del'arithmétique, seront en général inutiles à l'écolier ».

Dans une série de petits ouvrages très instructifs, un auteur haïtien,M. Frédéric Doret, a montré quel profit on peut tirer de l'emploi si-multané du patois créole et du français pour les commençants. Sonlivre, « Les premiers pas dans la grammaire », est une excellente dé-monstration de la méthode bilingue qu'il préconise, en même tempsque la mise en regard du texte français et du texte créole accuse de fa-çon saisissante l'étroite filiation de l'idiome haïtien avec la languefrançaise. [77] Pour mieux marquer cette filiation, l'auteur s'est ingé-nié à conserver aux mots créoles leur orthographe française en laissantau lecteur, comme il dit, « le soin de ne pas prononcer les r et de

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mettre le son nasal partout où bon lui semble, selon les besoins de laphonétique qu’il préfère ».

Voici un exemple de la méthode Doret :

Chaque pays gagner langue-li. N'en Partie de l'Est, Dominicains parlé espagnol. C'est pour ça noushélé-yo Pagnols. C'est espagnol yo parlé n'en Amérique du Sud tou 29, et anglais n'en Amérique duNord. Nous-mêmes Haïtiens, nous parlé créole ac français.

Chaque pays a sa langue. Dansla Partie de l'Est, les Dominicains parlent l'espagnol. C'est pourquoi nous les appelons Espagnols. C'est l'espagnol qu'on parle dans l'Amérique du Sud aussi, et l'An-glais dans l'Amérique du Nord. Nous-mêmes, Haitiens, nous par-lons le créole et le français.

Mais créole pas tout-à-fait ioun langue, bien que li composé presque ac mots français seule-ment. Français, c'est langue yo parlé en France. Gagner d'autres pays qui parlé créole tou. Yo pas loin nous : la Martinique, la Gua-deloupe, la Guyane, la Louisiane. Créole, c'est ioun patois français. N'en point livres ni journal qui écrits en créole. Si ou vlé ap-prendre què-que chose n'en livres,il faut que c'est n'en livres-fran-çais.

Mais le créole n’est pas exac-tement une langue, bien qu'il ne soit composé à peu près que de mots français. Le français, c'est lalangue qu'on parle en France. Il y a d'autres pays où l'on parle aussi le créole. Ils ne sont pas loin de nous : la Martinique, la Guade-loupe, la Guyane, la Louisiane. Le créole, c'est un patois français.Il n'y a pas de livres ni de jour-naux écrits en créole. Si vous voulez apprendre quelque chose par la lecture, il faut que ce soit dans des livres écrits en français.

29 Tou signifiant « aussi » vient de l'anglais too ou peut-être du français itou.

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N'en temps longtemps, Haiti téioun pays indien, mais quand blancs espagnols rivés n'en pays-là, yo détruit toute race indienne-là. Comme yo té besoin moune pour travailler la terre, yo ramassénègres en Afrique pour faire yo servir comme esclaves. Toutes nègres-là yo pas té parlé même langue, parce que Afrique c'est ioun pays qui grand enpile, et yo toutes pas té sortis même côté. Ioun partie, c'était Congo ; ioun l'autre, Sénégal ; ioun l'autre, Da-homey. Lorss yo va montre-nous géographie, n'a connain pays çà-yo plus bien.

Il y a longtemps, Haiti était un pays indien ; mais quand les blancs Espagnols arrivèrent dans le pays, ils détruisirent toute cette race indienne. Comme ils avaient besoin de monde pour travailler laterre, ils allèrent prendre des nègres en Afrique pour les faire servir comme esclaves. Tous ces nègres ne parlaient pas la même langue, parce que l'Afrique est un très grand pays, et ils ne sortaient pas tous des mêmes endroits. Les uns venaient du Congo, d'autres du Sénégal, d'autres du Dahomey.Lorsque vous apprendrez la géo-graphie, vous connaîtrez mieux ces pays-là.

Mais blancs Français metté Espagnols dehors, prend place yo.Comme nègres-yo té besoin com-muniquer ensemble et que yo pas té sottes, yo coûté qui genre blancs français a pé parler. Yo es-sayé parler tant cou blancs yo. C'est comme çà créole trouvé li faite. Faut pas croué c'est nègre seulement qui té parlé créole. Blancs français metté parlé-li toutpour yo capable comprendre çà nègres-là a pé dire. Et, finale-ment, pitites blancs trouvé connain créole plus

Mais les blancs français mirentdehors les Espagnols et prirent leur place. Comme les nègres avaient besoin de communiquer les uns avec les autres et qu'ils n'étaient pas des sots, ils écou-tèrent les Français et essayèrent de parler comme ces blancs. C'estcomme ça qu'est né le créole. Il ne faut pas croire que c'étaient les nègres seulement qui parlaient le créole. Les blancs français se mirent aussi à le parler pour être capables de comprendre ce que disaient les nègres. Et,

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bien que manmans et papas-yo. Même gagner colons blancs qui écrit vers en créole avant Haitiensfait indépendance-yo à Gonaives premier janvier 1804.

finalement, les enfants des blancs connaissaient le créole mieux queleurs pères et mères. Il y eut même des colons blancs qui écri-virent des vers en créole avant que les Haitiens eussent proclaméleur indépendance à Gonaives le ler janvier 1804 30.

J'ai tenu à reproduire intégralement cette page de Frédéric Doret àcause de son importance pédagogique et aussi parce qu'elle a une va-leur historique : elle montre en effet comment s'est formé le créole de-venu le langage commun des colonies françaises d'Amérique. Elle metégalement en évidence l'erreur énorme de certains écrivains haïtiensqui, sous prétexte de nationalisme ou même de racisme, voudraientimposer à Haïti comme langue nationale cette mixture coloniale qu'estle patois créole 31.

** *

Le créole adopté par Doret est quelque peu artificiel. Il convientcependant de faire remarquer que, même [80] prononcés à la fran-çaise, tous les mots employés dans la page ci-dessus reproduite,peuvent être compris de n'importe quel paysan haïtien. Le patois haï-tien a infiniment plus de charme quand il s'exprime sans contrainte.Peu d'écrivains, à la vérité, ont pu le saisir dans sa grâce naïve parce

30 Moreau de St-Méry a cité une chanson créole écrite en 1750, dont nous re-produisons la première strophe : Lisette quitté la plaine. — Moin perdi bon-heur à moin. — Gié à moin semblé fontaine, — Dépi moin pas miré toué. —Le jou, quand moin coupé canne, — Moin songé Zamour à moin. — La nuit,quand moin lan cabanne, — Lan dormi moin quimbé ou. »

31 V. Idylles ou Essais de poésie créole, par un Colon de St-Domingue, Ca-hors, Combarieu, imprimeur, 1821. Dans une courte préface, l'auteur définit lecréole « une espèce de jargon ou de français corrompu que parlent générale-ment les Nègres, les créoles et la plupart des colons de nos îles d'Amérique ».

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qu'il est rebelle à l'écriture et plein de nuances qui ne se peuventrendre que par des interjections, des soupirs ou de simples gestes. Unpoète haïtien, Oswald Durand, a su conserver au créole toute sa saveurcandide dans une pièce, Choucoune, que la musique de Moléard-Mon-ton a rendue populaire. Essayez de dire à haute voix ces stropheschantantes.

Derriè yon gros touff' pingouin,L'aut' jou, moin contré Choucoune.Li souri l'heure'li ouè moin.Moin dis : — Ciel ! A la bell'moune !Li dit : — Ou trouvez çà, cher ?P'tis ouézeaux ta pé coûté nou dans l'air...Quand moin songé çà, moin gangnin la peine,Car dépi jou-là, dé pieds moin lan chaîne.Choucoune ce ioun marabout ;Li gangnin tété douboutt.Z'yeux-li claire com' chandelle...Ah ! si Choucoune té fidèle !...Nous rété causer longtemps.Jusqu' zoézeaux lan bois té paraîtr' contents !Pitôt blié çà, cé trop grand la peine,Car, dépi jou-là, dé pieds moin lan chaîne...

Massillon Coicou a aussi écrit en créole des morceaux de belle ve-nue, dont l'un, « Les malheurs de Ti-Yette », est empreint de grâcemélancolique. Georges Sylvain a lui-même publié, sous le titre de« Cric-Crac », les fables de La Fontaine interprétées plutôt que tra-duites en patois. Ce travail est extrêmement intéressant parce que l'au-teur a non seulement voulu rendre en créole du meilleur aloi lesnuances de la langue savoureuse du fabuliste, mais essayé aussi d'en-fermer dans ses vers

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Planche 5a

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L'École de Médecine, à Port-au-Prince. (Cl. Doret.)

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Planche 5b

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Le Stade Magloire, à Port-au-Prince. (Cl. Doret.)

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Planche 6

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Barques sur l’Artibonite, principal fleuve d’Haïti. (Cl. Doret.)

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toute la sagesse narquoise et la philosophie fataliste de la paysanneriehaïtienne. Malheureusement, le lecteur s'arrête découragé devant ladifficile besogne de déchiffrer l'orthographe compliquée que Sylvain adû adopter pour rendre les sons créoles.

Quelques auteurs dramatiques ont su avec bonheur utiliser lecréole. Massillon Coicou, dans une spirituelle comédie de mœurs lo-cales, l’Ecole Mutuelle, a fait un heureux emploi des plus piquants denos proverbes populaires en les adaptant exactement aux multiples si-tuations de la pièce. Pollux Paul et Augustin nous ont donné quelquesvaudevilles d'une gaieté étourdissante où se signalèrent Sterne ReyP.D. Plaisir et Clément Coicou, l'impayable Papayoute. Aujourd'hui,un acteur, devenu populaire sous le nom de Languichatte, fait la joiedu public de toutes les classes de la société port-au-princienne avecses monologues créoles, souvent satiriques, parfois mélancoliques ettoujours pleins d'esprit jaillissant. Dans un genre plus relevé, M. Al-phonse Henriquez a composé un Boukman d'une grandeur farouche,qui n'a pas encore été porté à la scène mais dont la lecture publiquepermet d'espérer pour l'auteur le plus retentissant succès.

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LE FOLKLORE HAÏTIEN

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L'un des moyens les plus sûrs de comprendre la psychologie dupeuple est l'étude de ses croyances, de ses sentiments, de ses pensées,qui s'expriment dans ses proverbes, dans ses contes, fables et lé-gendes, dans ses chansons et ses danses, dans ses jeux et dans ses arts,dont l'ensemble constitue le folklore.

Il y a une littérature populaire haïtienne. Elle est orale puisqu'ellen'a pas d'autre voie d'expression que le créole. Elle consiste en dic-tons, énigmes, récits fabuleux, contes parlés ou chantés, chansons etchants rituels.

Les proverbes expriment la philosophie du peuple : ce sont desmaximes sur la vie, l'amour, la mort, la conduite humaine en général.Pleins de malice et révélant parfois une certaine pénétration psycholo-gique, ils portent généralement la marque d'une sorte de fatalisme au-quel l'ironie prête ses sourires. Quelques-uns sont d'une forme imagéeet pittoresque. John Bigelow, qui fut ministre des États-Unis à Paris de1864 à 1867, visita Haïti vers 1854 et fut vivement frappé de la grâceou de la profondeur de la plupart de ces dictons : il en recuellit un cer-tain nombre et les commenta dans un aimable petit livre Wit and Wis-dom of the Haitians. Le [83] journaliste J. J. Audain les réunit en unebrochure qui fut publiée en 1872 et rééditée en 1914 par Edmond Che-net. J'ai déjà dit comment, dans une spirituelle comédie de mœurs lo-cales, l’Ecole Mutuelle, Massillon Coicou a délicieusement utilisé lesplus piquants de ces proverbes. En voici quelques-uns, tirés de Philo-logie créole, de M. Jules Faine

1. Belle femme, bel malheu : Belle femme, beau malheur, grandtracas !

2. Macaque saoul pas janmin coucher douvant porte chien. — Lemacaque saoul ne se couche jamais devant la porte du chien.

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3. La rosée fait banda tout temps soleil pas levé. — La rosée faitla fière tout le temps que le soleil n'est pas levé. Le mot bandavient de l'espagnol. Faire la banda, d'après Faine, c'est se pava-ner dans ses beaux atours.

4. Quand mapou tombé, cabritt mangé feuilles-li. — Quand ungros arbre comme le mapou tombe, les cabris mangent sesfeuilles. On comprend facilement l'allusion aux potentats qui,lorsqu'ils tombent du pouvoir, reçoivent le coup de pied del'âne.

5. Femme, cé bois pourri. — La femme, c'est comme du boispourri. Il ne faut pas s'appuyer sur elle, avoir confiance en elle.Henri IV exprimait la même méfiance en disant :

Souvent femme varie.Bien fol est qui s'y fie.

Dans ces dictons populaires, qui s'expriment en un créole si prochedu français, on retrouve l'écho de l'expérience humaine de tous lestemps et de tous les pays.

Les énigmes et charades sont en grand honneur parmi les paysans,qui excellent dans l'art subtil de dissimuler leur pensée en la décrivanten termes obscurs et ambigus. Mais les fables et les contes ont parti-culièrement leur faveur. « Si, écrit M. Price Mars, l'on fait de ces [84]contes haïtiens une étude serrée, il n'est pas rare d'y rencontrer des su-jets où les genres les plus divers se coudoient : l'épopée, le drame, lecomique et la satire. Il apparaît néanmoins que ces deux derniersgenres en donnent la note dominante comme étant plus expressive denotre état d'âme. D'ailleurs, le comique et la satire de nos conteséclatent le plus souvent, non point dans la trame du récit toujourssimple et naïf, mais dans le réalisme et le pittoresque des personnages.Ceux-ci s'expriment en paraboles et en sentences. Ils revêtent presquetoujours un caractère de symboles. Telle est, par exemple, la concep-tion de Bouqui et Ti-Malice. On dit justement que ces deux héros insé-parables sont, l'un, la personnification de la bonne brute, de la forceinintelligente et cordiale, tandis que l'autre est celle de la ruse ». Ceuxqui ont étudié les premiers temps de la littérature française ne man-

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queront pas de reconnaître dans Bouqui et Ti-Malice l'Isengrin et leGoupil du Roman de Renart.

D'après Suzanne Comhaire-Sylvain, « les plus anciens d'entre lescontes chantés ont commencé par être tout bonnement des chansonsauxquelles, un jour, un chanteur a ajouté quelques phrases explica-tives. D'autres sont de formation récente dans lesquels mélodie et ex-plication ont été composées en même temps, — la partie chantée étanten général médiocre ». Suzanne Comhaire-Sylvain fait cette intres-sante observation : « J'ai parlé de contes anciens et de contes récents.Cela peut étonner, car, d'ordinaire, en pays civilisé, le folklore est an-cien. Chez nous, en Haïti, il n'en va pas de même. On peut encore, denos jours, assister à l'éclosion de nouveaux thèmes populaires... Beau-coup de nos contes chantés se retrouvent, avec quelques variantes,dans le folklore de la Guyane, de la Louisiane et de la Martinique...On les « tirait » déjà à l'époque coloniale, et c'est probablement alorsqu'ils ont pris leur forme définitive. A propos de contes existant paral-lèlement dans d'autres folklores, sait-on que les paysans de Léoganese [85] répètent l'aventure des « bossus » telle qu'on la racontait enBretagne au siècle dernier et peut-être encore de nos jours ? L'apportfrançais n'est d'ailleurs pas négligeable dans la formation du folklorehaïtien : les romances sont jusqu'à présent dans le goût du dix-sep-tième et du dix-huitième siècle français, et les contes eux-mêmescommencent par la même phrase d'introduction de ceux des marinsbretons : Cric-Crac. »

Les contes et récits fabuleux font le bonheur des enfants. Les gensdu peuple — ceux des villes comme ceux des campagnes — raffolentde chants et de danses. Ils ont leurs chansons de travail, que les porte-faix appellent « boulas », et les mariniers « chantés-godillés », parcequ'elles s'accordent avec les mouvements de la godille. Il y a cellesqui animent la « coumbite » et donnent du cœur aux plus paresseux.Ce sont toutefois les airs de danse qui sont les plus nombreux.

Le plus populaire de ces airs est la meringue. « Elle est fille, écritle musicographe haïtien Franck Lassègue, de la danza espagnole etsœur de toutes les danses similaires répandues aux Antilles et dansl'Amérique du Sud, telles que tango, biguine, zapata, rhumba, danzonet habanera. » Comme musique, ajoute Lassègue, « la meringue jaillitfacilement, de la bouche du populaire, d'un motif et plus souvent dedeux motifs. Elle est fraîche, voluptueuse » et parfois satirique, ne

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craignant pas, surtout pendant les folles journées du Carnaval, de s'at-taquer aux personnes en place et de dénoncer d'une phrase légère etnarquoise les abus des potentats. « Elle perd cependant cette simplici-té naïve lorsque les vrais compositeurs en modifient le rythme et sub-tilisent la mélodie, en compliquant les éléments de l'inspiration popu-laire et en y ajoutant un troisième motif. »

Dans l'excellente étude que nous avons déjà signalée, SuzanneComhaire-Sylvain donne une énumération des danses populaires lesplus communes et des instruments de musique usités dans les cam-pagnes haïtiennes. [86] Nous ne pouvons mieux faire que de la citerencore une fois.

« Les danses profanes sont la polika (polka dénaturée comme lenom l'indique) ; la baila, d'origine espagnole ; le congo ordinaire (quise rapproche du charleston et qui ne doit pas être confondu avec lecongo vaudou) ; la martinique (danse coloniale dans laquelle dame etcavalier ont des pas tout à fait différents, elle, se déplaçant presqueimperceptiblement, tandis que lui tourne autour d'elle) ; la meringue,notre danse nationale ; la contredanse ou quadrille haïtien, la rada etl a banda, d'origine africaine, enfin le ménouette à trois ou quatretemps, dérivé du menuet français, avec saluts et révérences.

« Le paysan haïtien recherche les différences de timbre en mu-sique, mais il n'a pas la notion de l'harmonie ; il ne conçoit un accom-pagnement qu'à l'unisson ou à l'octave. Dans un chœur d'hommes etde femmes les hommes prendront une voix de tête souvent désa-gréable pour éviter, si c'est possible, même un intervalle d'octave entreles voix.

« L'instrument le plus populaire dans nos campagnes est le tam-bour et son alter-ego le tambourin. Il y en a de toutes formes et detoutes dimensions, depuis les « tambours-jouettes » de deux ou troispouces de haut jusqu'aux gros « tambours-loas » de quatre pieds envi-ron. On les frappe à la baguette, à la manière des peuples civilisés,pour marquer le rythme des chansons ; ou bien on les bat avec lesmains, ou on les gratte avec l'ongle, à la mode sauvage, pour en tirerdes sons lugubres, quelque chose de déchirant et d'étouffé qui tient àla fois de la plainte, du hurlement et du grondement. C'est déjà tout unart de gratter convenablement le tambour !

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« La mélodie chantée est quelquefois doublée à l'unisson par unaccordéon ou un vieillon (violon à son aigre) et rythmée par des tri-angles de fortune, en plus des tambours et tambourins. À certainsépoques de l'année, [87] durant la Semaine Sainte par exemple, on sesert d'un instrument spécial, la calorine ou tambour-maringouin. Laveille de la fête, il faut s'occuper de la confection des calorines. Pourcela, on choisit des tiges droites, souples, ayant une extrémité enfourche. On plante cette extrémité à une certaine profondeur dans lesol et on relie au sommet l'un des bras de la fourche au moyen d'unecorde afin de donner à l'instrument la forme d'un arc. Puis, on tasse laterre entre la tige et la corde afin d'obtenir une dénivellation que l'onpave avec deux ou trois pierres avant de la recouvrir d'un morceau detache de palmier, percé en son milieu pour laisser passer la corde. Celaconstitue une caisse de résonance sommaire. On bat la calorine à labaguette, ou on la pince avec les doigts. En variant la hauteur de latige, la largeur de la caisse de résonance et la grosseur de la corde, onobtient à peu de frais une série d'instruments différents, un orchestrede calorines. »

« Les chansons de danse, dit à son tour Franck Lassègue, sontcourtes, vives ou lentes, mais empreintes de mélancolie. Elles sontbien rythmées dans les huit ou seize mesures qui en font la charpente.Elles offrent dans ce cas une diversité rythmique dont les plus caracté-ristiques sont représentées par l’arada, le yanvalou, mouvement devalse très lente, le Pethro, bacchanale tourmentée et bizarre, le congo,plus marqué et moins vif que la « Pasquinade » de Gottschalk. Onpeut les multiplier à l'infini jusqu'à comprendre la danse des Carabi-niers, qui, légère et gaie, est le morceau final de toute ronde. De ceschansons, il y a en de purement africaines : ce sont les plus rares. Il yen a qui relèvent d'un mode dit haïtien : ce sont les plus fréquentes.Dans notre milieu, où la tradition orale tient lieu d'archives manus-crites, certaines chansons africaines, parce que transmises, et d'autresparce qu'improvisées par les incantateurs, ont subi des déformations.Elles ont subi l'influence rythmique et mélodique de la meringue etdes chants coloniaux français, celle également des mélopées [88] indi-gènes. Donc, les éléments rythme et mélodie présentent des déviationsdu type initial. La gamme africaine qui, dans les liturgies comme dansles danses ne porte que cinq notes toujours à l'exclusion de la sensible,

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ne se reproduit pas généralement dans les airs dits du mode haïtien, le-quel est bâti sur l'échelle diatonique de la gamme moderne ».

** *

Par quels procédés, ces chansons et danses populaires, ces chantsliturgiques, qui accompagnent les cérémonies vodouesques, se trans-forment ou se déforment au contact de la civilisation, une anecdotecontée par M. Candelon Rigoud nous en donne un piquant exemple.L'auteur des « Promenades dans la Plaine du Cul-de-Sac » 32 nous ra-conte qu'il fut fort étonné, un jour qu'il assistait à une cérémonie duVodou, d'entendre entonner comme un chant rituel l'air célèbre du Roide Thulé. La voix était jeune et assez juste. Il interrogea la chanteuse— une hounci, c'est-à-dire une assistante de la maman-loi— et appritqu'elle avait été bonne pendant quelque temps chez une grande canta-trice haïtienne, Mme Franck Faubert. Et voilà comment Gœthe etGounod ont fourni des thèmes à la liturgie du Vodou.

Wagner a dit que « la chanson et la danse sont les deux sources dela musique. » Nos danses et nos chansons sont-elles assez riches dematière pour inspirer nos musiciens ?

D'une part, écrit Lassègue, « on a les chants du terroirs : mélopéesdes indigènes, meringues populaires, thèmes coloniaux français ou an-glais, et chansons africaines : tout cela constitue un héritage bien di-vers. Et, d'autre part, on peut considérer les œuvres de nos [89] com-positeurs, qui représentent en majorité le produit d'une éducation mu-sicale exotique. Pour avoir plus spécialement subi l'influence de lamusique européenne, nous en sommes restés longtemps tributaires.D'autres, tels que Théramène Ménès et Occide Jeanty, avaient essayéd'en secouer le joug ; mais leurs efforts isolés ou inconstants n'avaientpas déclenché de réaction en faveur de la composition folklorique. En-fin Justin Elie vint, et le premier, pour donner une impulsion nouvelleet sérieuse à notre musique, recueillit des thèmes populaires et en tirades œuvres originales. C'est pour s'être inspiré du mouvement musicalopéré en Russie par Borodine, en Hongrie par Brahms et Listz, enNorvège par Grieg, qu'il a définitivement tourné l'esprit haïtien verstoutes ces chansons intimement liées à la vie nationale et desquellessortira, non sans doute par des arrangements harmoniques et mélo-

32 Promenades dans les campagnes d'Haïti, 1930.

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diques, mais par des rythmes caractéristiques quoique légèrement dé-formés, une musique haïtienne ». 33

Une Américaine de couleur, Catherine Dunham, alors qu'elle étaitétudiante à Northwestern University, obtint de la Fondation Guggen-heim une bourse qui lui permit de faire, sur place, une étude spécialedes danses populaires. Dans la monographie qu'elle écrivit à ce sujet,et dont elle voulut bien me communiquer quelques bonnes pages, ellea décrit les danses haïtiennes (religieuses, profanes et carnavalesques)et montré leurs relations avec celles des autres îles antillaises. « On nepeut vivre quelque temps au milieu de ces populations, dit-elle, sansreconnaître la suprême importance de la danse dans leur activité quoti-dienne. Elle forme une large part de leur vie religieuse et constitue vé-ritablement toute leur existence sociale, pénétrant même jusque dansleur organisation du travail. C'est ma ferme conviction, basée sur desobservations personnelles, que si l'on connaît [90] les danses d'unpeuple, on possède la clef la plus sûre pour comprendre sa psycholo-gie et sa structure sociale ».

Si le point de vue sociologique attira particulièrement l'attention deCatherine Dunham dans l'étude de ces danses populaires, elle ne futpas moins sensible aux qualités esthétiques qu'elles lui paraissaientcomporter. Ancienne ballerine de l'Opéra de Chicago, elle les étudiaau point de vue des organes qu'elles mettent en mouvement : dansesdes épaules, du dos, des hanches, du ventre et des pieds. « Les dansescérémonielles, écrit-elle, se font principalement avec les épaules(danse-zépaules), avec les muscles du dos (yanvalou) et avec les pieds(péthro ou magi). Elle y trouva des éléments qu'elle sut utiliser parstylisation dans la callisthénie et la chorégraphie. Les grands succèsque Catherine Dunham a obtenus aux États-Unis et en Europe avecses programmes de danses primitives montrent à quel point elle avaitvu juste et avec quel art elle a tiré parti de ses observations d'ethno-graphe. 34

La 8e Conférence Panaméricaine, après avoir proclamé dans la fa-meuse Déclaration de Lima l'unité spirituelle des nations d'Amérique,a formellement reconnu, par une Résolution votée le 24 décembre

33 Franck Lassègue, Ciselures, Albert (France), 1929.34 Catherine Dunham vient de publier à Paris un volume intitulé Danses haï-

tiennes.

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1938, qu'une « connaissance plus approfondie des arts et principale-ment de la musique fortifierait les liens d'amitié qui unissent lespeuples de cet hémisphère ». De cette Résolution découle pour lesHaïtiens l'obligation de développer leurs arts 35 et particulièrement leurmusique de façon à participer efficacement à la vie spirituelle despeuples de ce continent.

J'étais ministre à Washington quand mourut à New-York, en 1932,Justin Elie. J'écrivis au ministre des relations extérieures pour lui dé-crire l'impression profonde qu'avait produite dans les milieux artis-tiques de la capitale [91] fédérale la disparition de l'auteur des « Bac-chanales », qui fut si souvent applaudi aux concerts latino-américainsorganisés, durant l'été, par l'Union Panaméricaine. Justin Elie était eneffet grandement apprécié par les amateurs de bonne musique à causede la forte originalité de ses compositions, qui révélaient aussi sa pro-fonde culture musicale. Il préparait une grande œuvre lyrique, inspiréedu folklore haïtien, quand la mort vint le surprendre. Il importe que lemouvement inauguré par lui soit poursuivi dans le sens qu'il avait siheureusement indiqué. Cette exploitation du folklore national a permisaux États-Unis de se former ce que l'on pourrait appeler une« conscience musicale américaine ». Les artistes haïtiens, tels que Lu-dovic Lamothe 36, Jaegerhuber, Lina Mathon, Carmen Brouard, Si-mone Dupuy, Andrée et Valério Canez, Georgette Molière, MariaEthéart, Jean-Baptiste, Dumervé, etc., peuvent faire — et sont mêmeen train de faire pour Haïti — ce qu'ont fait pour les États-Unis lesDvorak, les James Bland, Harry T. Burleigh, Nathaniel Dett, Rosa-mond et Weldon Johnson, Coleridge Taylor, George Gershwin, Ma-rion Cook, William Dawson, Shirley, William Still, Cameron ClarenceWhite, et tant d'autres.

[92]

35 V. Selden Rodman, Renaissance in Haïti, New-York.36 Ludovic Lamothe est mort en avril 1953. Il laisse des compositions d'une

sensibilité profonde qui l'ont mis au premier rang des musiciens haïtiens.

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[93]

Haïti et son peuple

Chapitre V

MŒURS ET CROYANCESPOPULAIRES

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En 1894, l'amiral Fournier, commandant de la division navale fran-çaise de l'Atlantique, vint à Port-au-Prince. Il y fut reçu avec cordiali-té. Au cours d'une brillante fête donnée en son honneur, il manifesta sajoie et aussi quelque surprise : il avait cru, en débarquant dans la capi-tale de la république haïtienne, tomber dans une bande de nègres vêtusde pagnes. Et voici qu'il trouvait, réunis autour de lui, des hommes etdes femmes qui pouvaient avec avantage — il eut l'amabilité de l'affir-mer — figurer dans les salons les plus aristocratiques de Paris.

Si les hasards d'une croisière dans les mers antillaises ne l'avaientconduit à Port-au-Prince, l'amiral Fournier eût très vraisemblablementgardé des Haïtiens l'opinion qu'il s'en était faite d'après des récits devoyageurs fantaisistes ou d'écrivains en quête d'histoires sensation-nelles.

[94]

Les idées les plus fausses courent en effet sur Haïti. On les acceptesans contrôle et on les répand avec complaisance, faisant ainsi un malconsidérable à un jeune peuple qui, pour se développer intellectuelle-ment et économiquement, a besoin de l'appui bienveillant des autresnations plus cultivées et plus riches.

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Tout d'abord, le grand reproche que l’on fait aux Haïtiens, c'est derester fidèles à des croyances que l'on ne retrouve que chez les peu-plades primitives de l'Afrique, privées de tout contact avec la civilisa-tion moderne. Dans certaines imaginations étrangères, le mot Vodouévoque on ne sait quelles scènes terrifiantes d'orgie et de canniba-lisme.

Un fait historique a donné prétexte à l'accusation d'anthropophagieportée contre le peuple haïtien. En 1863, huit personnes, habitant lequartier de Bizoton situé à quelque distance de la capitale, furent ac-cusées d'avoir volé un enfant et de l'avoir ensuite tué et mangé.Condamnées à mort par le tribunal criminel de Port-au-Prince, ellesfurent toutes fusillées le 13 février 1864, bien qu'il se trouvât quatrefemmes parmi elles. Malgré cette répression brutale, que le gouverne-ment haïtien avait voulu rendre éclatante afin de montrer sa réproba-tion d'un tel crime, le fait, rapporté avec un grand luxe de détails parsir Spencer St-John dans son livre The Black Republic, a servi dethème à d'innombrables écrits d'auteurs américains, tels que Seabrook(The Magic Island), Craige (Cannibal Cousins), Loederer (VoodooFire in Haïti), qui ont présenté Haïti comme le pays de la magie et sonpeuple comme une nation de « possédés » en état permanent de criseépileptiforme. Dans un rapport officiel de 1919, l'amiral Knapp, de lamarine des États-Unis, ne craignit pas d'accuser tout le peuple haïtiende pratiquer le Vodou et d'être plus ou moins anthropophage afin detrouver une justification à l'occupation militaire du pays.

[95]

Qu'est-ce en réalité que le Vodou ? Le docteur Louis Mars endonne cette définition : « Le Vodou est une religion primitive qui sepratique dans des temples édifiés à cette fin appelés, « houmforts ».Des recherches spécialisées (Vodou et Névrose, de J.G. DorsainviL,Ainsi parla l'Oncle, de Jean Price Mars, Life in a Haïtian Valley, deHerskovitz) en ont fait ressortir le caractère purement religieux, dénuéde ce cannibalisme que lui imputent l'ignorance de certains écrivainsblancs, une presse malveillante et la complaisance candide de l'Haïtienlui-même. Le rituel coutumier exige le sacrifice de volaille et de qua-drupèdes en offrande aux dieux divers de l'Olympe africain. La danseest de règle, comme pour bien des religions. Il s'y ajoute des crises depossession qui panachent l'intérêt de telles réunions. Ces crises depossession s'explicitent en phénomènes de dissociation mentale : l'in-

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dividu est possédé de son dieu, change de voix, modifie son accoutre-ment et parle de lui-même à la troisième personne » 37.

Dans le langage populaire, « pratiquer le Vodou » est synonyme de« danser le Vodou ». Voici comment un éminent médecin haïtien, DrLéon Audain, décrit cette danse du Vodou : « À certaines époques del'année, on immole des boucs, des moutons, des poulets et des pin-tades... pour les manger. On boit du tafia d'une manière démesurée.On danse au son du tambour, de la clochette, du triangle et du cata.On se livre même à des tours de prestidigitation assez remarquables ».Ces festins sont bruyants et prennent parfois une allure quelque peulubrique, mais, comme le fait remarquer Catherine Dun-ham, ils nesont jamais obscènes. Ces cérémonies où se complaisent nos gens dupeuple ne sont pas néanmoins complètement inoffensives. « Leur dan-ger, constate le Dr Audain, réside dans l'abrutissement périodique etintense, dans l'excitation nerveuse des servantes (ou [96] houncis)trop propre à engendrer des névroses telles que l'hystérie et l'épilepsie,et, du fait même de ces névroses, certaines suggestions criminelles,plus rares certainement qu'on ne pense mais cependant possibles » 38.Cette conclusion du Dr Audain est pleinement confirmée par les nom-breuses observations recueillies par le docteur Louis Mars, professeurde psychiatrie à la Faculté de médecine de Port-au-Prince, sur des casde délire paranoïaque à thème mystique greffé sur une psychose al-coolique.

Personne ne pense à nier qu'à ces divertissements gastronomiquesse mêlent parfois des pratiques de magie ou de sorcellerie. On ne peuten effet s'étonner que des paysans ignorants attribuent à des causesmystérieuses les événements heureux ou pénibles qui leur arrivent etdont ils sont incapables de trouver eux-mêmes l'explication. Et l'oncomprend que la magie se soit associée à leurs croyances religieuses,héritées des ancêtres africains, quand on se rappelle, comme le rap-porte Moreau de St-Méry, que les sorciers étaient nombreux dans lacolonie de Saint-Domingue parce que les roitelets de la côted'Afrique, qui en avaient grand'peur, les vendaient volontiers aux trafi-quants négriers.

37 La Crise de possession dans le Vodou, P.-au-P., 1946.38 Léon Audain Le Mal d'Haïti, ses causes et son traitement. P.-au-P. 1908.

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Pour avoir vécu au milieu des simples gens dont il exprime les sen-timents et les croyances, un écrivain haïtien, M. Antoine Innocent, adécrit, dans un roman, Mimola, les scènes du Vodou ; et ses descrip-t i o n s d ' u n « manger-marassas » , d ' u n « manger-les-morts »,d'une « crise de possession » pourraient, par leur précision, figurerdans un ouvrage d'ethnographie. Dans son avertissement aux lecteurs,l'auteur explique le motif qui le guida dans le choix de son sujet :« J'ai voulu montrer les analogies, les affinités qui existent entre le Vo-dou

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Planche 7

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Marché à Kenskoff, la villégiature des millionnaires. (Cl. Doret.)

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Planche 8

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Le jardin des Palmistes, dans la Cité des Expositionsà Port-au-Prince. (Cl. Doret.)

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et les religions de l'antiquité. J'ai essaye de faire voir que l’origine desdivinités africaines est la même que celle des divinités romaines,grecques et hindoues. Leur source se trouve dans ce besoin quel'homme porte en lui de croire, à Chaque âge de l'humanité, à l'exis-tence d’êtres supérieurs et invisibles, lares, mânes, dieux, ancêtres ousaints » 39. Cette observation de M. Antoine Innocent rejoint celle deM. Octave Homberg qui écrivait, en 1928, dans la Revue des Deux-Mondes de Paris : « Nos ancêtres grecs et romains ont été animistescomme le sont aujourd'hui les Noirs du Niger et du Congo. Entre leschênes de Dodone et les bois sacrés d'Afrique, il n y a aucune diffé-rence essentielle, non plus qu'entre les devins, les augures et lesgriots ».

Mimola ne contient pas seulement des scènes vodouiques, l’auteury décrit aussi la ferveur religieuse des foules catholiques qui s’as-semblent chaque année à Ville-Bonheur, la Lourdes d'Haïti. A l'Haïtisuperstitieuse des Spencer St-John, Seabrook, craige, Loederer etautres, il convient d'opposer l'Haïti chrétienne, avec ses églises, seschapelles et ses temples, toujours pleins le dimanche dans les villes etles campagnes, de fidèles fervents et convaincus ; avec ses écoles troppeu nombreuses encore pour recevoir la foule innombrable d'enfantsde toutes les classes sociales qui se pressent à leurs portes, avides des'instruire ; avec ses hôpitaux, hospices et dispensaires où les massespopulaires apprennent à se débarrasser de leurs maux physiques et,aussi, de ces superstitions qui les asservissent à là domination malfai-sante des houngans, bocors, magiciens, sorciers et charlatans de toutacabit

[98]

** *

Ce qu'on ne peut contester et qu'aucun voyageur — je crois — n'ajamais contesté au peuple haïtien, c'est la grande douceur et la simpli-cité de ses mœurs. Hospitalier et bon, il reçoit l'étranger avec un em-pressement cordial. Que ce soit dans la montagne ou dans la plaine,l'accueil est le même : la hutte grossière du montagnard, la case mo-

39 Antoine Innocent : Mimola, P.-au-P. 1906

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deste de « l'habitation » ou la maison confortable du bourg s'ouvreavec gentillesse au voyageur qui vient y frapper, à n'importe quelleheure du jour ou de la nuit 40.

On ne connaît pas d'une façon générale en Haïti ces crimes épou-vantables dont Paris, New-York, Londres sont le trop fréquent théâtre.« Dans le cours de ma carrière médicale déjà longue, écrit le Dr LéonAubain, je n'ai relevé qu'exceptionnellement les vices contre nature,assez fréquents chez d'autres peuples... La rareté des suicides, de l'in-fanticide, des crimes passionnels, m'a toujours frappé... L'Haïtien n'apas de tendances destructives innées, de ces haines de classe si fa-rouches dans leurs manifestations. Les attaques nocturnes, les assassi-nats précédés de guet-apens, les associations de bandits qui jettent laterreur dans certaines villes d'Amérique ou d'Europe, tout cela estpour ainsi dire inconnu chez nous. Les voleurs pullulent, il est vrai.On s'introduit [99] assez fréquemment de nuit dans les maisons, maissurpris, on s'esquive avec rapidité, aimant mieux remettre à une autrefois l'infructueuse tentative plutôt que de s'attaquer à la vie du légitimepropriétaire des biens qu'on convoitait. Cette absence de l'idée demeurtre chez l'Haïtien crée dans un pays, où la police n'est pas encoreassez sérieusement organisée particulièrement dans les centres ruraux,une quasi-sécurité des plus appréciables. On peut, sans risque aucun,parcourir la contrée d'un bout à l'autre, cheminer des heures entièressur nos routes désertes, s'enfoncer sans crainte au sein de nos boisépais, escalader sans peur les cols escarpés de nos montagnes inhabi-tées ».

Il y a deux cas où le paysan haïtien peut être poussé au crime :lorsqu'on s'attaque à sa terre ou lorsqu'il croit la vie de ses enfants endanger. Le paysan a pour sa terre un amour profond et indéracinable.Il est prêt à tuer celui qui lui conteste la propriété de son champ ou levoleur qui tente de lui enlever le produit de son travail. Superstitieuxcomme le sont tous les paysans du monde 41, il est capable d'égorger la« voisine » que le houngan lui a désignée comme la sorcière qui je« mange » son enfant malade 42.

40 V. Eugène Aubin, En Haïti, Paris 1905 ; Blair Niles, Black Haïti, 1926.41 Voir H. G. Wells, The Outline of Man's Work and Wealth.42 Dans le langage populaire, le mot « manger » n'est pas employé dans son

sens propre de mâcher et avaler quelque aliment, mais dans celui de « miner »ou « ronger ». Un enfant, le plus souvent rongé par les vers intestinaux, sera

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L'un des reproches les plus sévères faits au peuple haïtien, à partcelui qui se rapporte au culte du Vodou, a trait à la pratique du concu-binage, que l’on confond avec la polygamie. On a voulu y trouver unepreuve d'immoralité foncière. Ce reproche est injuste. Le concubinageest sans doute la règle dans le peuple et principalement parmi les pay-sans, mais il y constitue, sous le nom de « placage », une sorte d'unionlibre, de connubium injustum qui, dans beaucoup de cas, a plus de so-lidité que nombre de mariages réguliers. Pour comprendre l'existencede cette coutume et sa persistance dans la classe prolétarienne d'Haïti,il faut remonter à l'époque coloniale : les colons blancs entretenaientde nombreuses concubines, les femmes blanches étant en petit nombreà St-Domingue. D'autre part, les nègres ne se mariaient pas beaucoupentre eux, parce qu'ils ne se souciaient pas d'avoir des épouses dont lemaître pût « abuser », suivant le mot du P. du Tertre. D'ailleurs, on nemariait pas les esclaves : on les accouplait, comme on fait pour lesanimaux, afin d'en obtenir de beaux « produits » propres à augmenterla richesse du grand planteur en cheptel humain.

Pour le paysan, l'union libre, qui lui permet d'avoir à la fois plu-sieurs concubines vivant dans différentes sections limitrophes, est lemoyen économique de se procurer une progéniture nombreuse, d'où iltire, pour la culture de ses champs, une main-d'œuvre docile et à bonmarché.

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Le concubinage tend à disparaître de la société haïtienne, ou toutau moins à s'y faire plus discret. Dans la classe cultivée, on se mariegénéralement, et la jeune fille de la plus modeste condition, ayant pas-sé par l'école primaire, considérerait comme une insulte d'être deman-dée en « placage ». Répétant une prescription de l'acte constitutionnelde Toussaint Louverture de 1801, la Constitution de 1950 actuelle-ment en vigueur comporte la disposition suivante : « Article 21. — Le

présenté comme la victime d'un loup-garou qui le « mange » en lui envoyantune maladie mystérieuse.

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mariage tendant à la pureté des mœurs en contribuant à une meilleureorganisation de la famille, base fondamentale de la société, l'État de-vra, par tous les moyens possibles et nécessaires, en faciliter la réali-sation et encourager sa propagation dans le peuple et tout particulière-ment dans la classe paysanne ».

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Haïti et son peuple

Chapitre VI

RELATIONSFRANCO-HAÏTIENNES

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Quelque temps avant sa mort, Paul Deschanel définissait en un ar-ticle du Journal de Paris, les devoirs de la France envers les jeunes na-tions de l'Amérique latine. Il montrait de façon saisissante le grandavenir qui leur est réservé et la place de plus en plus considérablequ'elles doivent occuper dans la politique internationale si elles saventunir leurs forces et les concentrer autour d'un même idéal de justice etde paix.

Parmi les pays qu'il recommandait ainsi à la sympathie agissantede ses compatriotes, l'ancien président accordait une attention particu-lièrement bienveillante à la République d'Haïti. Il rappelait, pour ceuxencore trop nombreux qui l'ignoraient, comment, à trois mille lieuesde la France, une jeune société s'était formée, qui, fille et héritière dela colonie française de Saint Dominique, a gardé le culte de la langueet des traditions françaises et considère comme une nécessité natio-nale d'y rester pieusement attachée.

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Paul Deschanel voyait juste en préconisant cette politique d'étroiteamitié avec les peuples américains, qu'une commune culture rap-proche naturellement de la France. Ceux qui ont connu les travaux de

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la Société des Nations ou qui suivent aujourd'hui les assemblées desNations Unies ont vu cette solidarité latine s'attester en des circons-tances mémorables. Et l’une des meilleures satisfactions que j'ai per-sonnellement emportées des grandes assises de Genève et tout récem-ment de Paris, c'est, comme délégué haïtien, de m'être toujours trouvéd'accord avec la délégation française et mes collègues de l'Amériquelatine pour la défense des hauts principes d'humanité et de justice quidoivent prévaloir dans la solution des problèmes internationaux.

Si la France a intérêt à maintenir son influence en Amérique, cetintérêt se double d'un devoir quand il s’agit d'Haïti.

Au point de vue moral, cet intérêt est évident. Haïti constitue, dansl'immense Amérique de langues anglaise, espagnole et portugaise, unintense foyer de culture française. Personne ne peut trouver cela négli-geable en ces temps troublés, où une propagande criminelle essaie defaire subir au visage de la France la plus effrayante déformation. Avecson enseignement français et l'influence souveraine qu'y exercent lelivre et le journal français, la république haïtienne, tout en restant fer-mement attachée à son indépendance politique, est appelée à devenir,avec le libéral concours de la France, un centre de rayonnement intel-lectuel dont l'action bienfaisante s'étendrait à toute l'Amérique latineet, en particulier, aux seize millions de noirs des États-Unis.

On ne l'avait pas toujours ainsi compris en France, et la reprise desrelations entre l'ancienne métropole et le nouvel État haïtien fut assezdifficile après la brutale rupture de 1804. Il n'est pas inutile de rappe-ler [105] ici les circonstances historiques qui marquèrent nos premierspas dans la voie de la réconciliation et du rapprochement entre lesdeux peuples.

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Bien que les Haïtiens, en proclamant leur indépendance le premierjanvier 1804, eussent fait le serment de « renoncer pour toujours, à laFrance » et de « mourir plutôt que de retomber sous sa domination »,les colons français qui entouraient le Premier Consul et intriguaientauprès de Joséphine la Martiniquaise, n'avaient pas perdu l'espoir derentrer dans la possession de leurs biens à Saint-Domingue. Bonapartelui-même n'avait pu oublier la cuisante blessure d'amour-propre quelui avait infligée l'échec de l'armée française de Leclerc, chargée de

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renverser Toussaint Louverture, de remettre les noirs dans l'esclavageet de consolider ensuite, après une victoire qu'il croyait facile, la puis-sance française dans la Vallée du Mississipi. Cet échec l'avait obligé àabandonner son grand dessein, et, le 30 avril 1803, il cédait la Loui-siane aux États-Unis pour la somme de 80 millions de Francs dont 60seulement furent versés.

Les affaires d'Europe avaient dès lors retenu toute son attention.Mais revenu de l'île d'Elbe en 1815, il ordonna à Decrès d'ouvrir desnégociations pour le retour d'Haïti à la France. Waterloo l'empêcha dedonner suite à son projet. Louis XVIII le reprit à son compte, maissans succès ; ses envoyés, le vicomte de Fontanges et le conseillerd'État Esmangart, reçurent, le 10 novembre 1816, cette fière réponsedu président haïtien Alexandre Pétion. « En déclarant son indépen-dance, le peuple d'Haïti l'a fait à l'univers entier et non à la [106]France en particulier. Rien ne pourra le faire revenir de cette inébran-lable résolution ».

Charles X, qui succéda à Louis XVIII en 1824, signa une Ordon-nance, du 17 avril 1825, par laquelle il « octroyait » l'indépendance àHaïti, moyennant le paiement aux anciens colons d'une indemnité de150 millions de francs. Le baron de Mackau, à la tête d'une puissanteescadre, fut chargé d'imposer, au besoin par la force, cet acte de carac-tère unilatéral au gouvernement d'Haïti. Le Président Boyer vit là uneexcellente occasion de mettre fin à des tractations qui avaient troplongtemps duré et qui pouvaient devenir dangereuses. Le mot octroyerne lui fit pas peur parce que Louis XVIII avait usé du même termepour « donner » au peuple français, réputé souverain, la charte consti-tutionnelle de 1814. Le chef d'État haïtien admit aussi comme raison-nable le principe de l'indemnité aux colons en considérant que laChambre française venait, malgré les clameurs de l'opposition libé-rale, de voter une indemnité de 625 millions en faveur des émigrésdont les biens avaient été confisqués pendant la Révolution.

L'acceptation de l'ordonnance royale fut néanmoins considérée enHaïti comme une capitulation honteuse. Elle attira au président Boyerles plus sévères critiques et provoqua même une protestation armée dela part d'un certain nombre d'officiers de sa garde d'honneur. Elle futle prétexte invoqué par le gouvernement des États-Unis pour refuserde reconnaître l'indépendance d'Haïti et combattre son admission auCongrès de Panama de 1826. L'Angleterre, la Suède et le Danemark

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ne firent pas tant d'embarras : ils entrèrent en rapports avec la jeunerépublique noire, comme l'avait fait précédemment le Saint-Siège quin'avait pas attendu l'Ordonnance de Charles X pour confier une mis-sion officielle à Mgr de Glory, nommé Vicaire Apostolique à Port-au-Prince en mars 1821.

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Boyer s'était cependant rendu compte de la faute qu'il avait com-mise en acceptant avec trop de hâte l'acte du 17 avril 1825. Des négo-ciations, conduites avec intelligence, aboutirent à la conclusion dedeux traités, sanctionnés le 15 février 1838 par le Sénat haïtien : l'unétait la reconnaissance pure et simple par la France de l'indépendancede la République d'Haïti, l'autre réduisait à 60 millions la lourde in-demnité de l'ordonnance royale. Cet heureux résultat avait pu être ob-tenu, à vrai dire, parce qu'un régime plus libéral avait remplacé le gou-vernement réactionnaire de Charles X. Celui-ci avait en effet, par sesfameuses ordonnances du 26 juillet 1829, supprimé la liberté de lapresse, dissous la Chambre nouvellement élue, modifié le régime élec-toral au profit des plus riches. Une insurrection avait immédiatementéclaté à Paris en réponse à cette violation flagrante de la charte consti-tutionnelle. Le 2 août, Charles X se voyait contraint d’abdiquer.Louis-Philippe lui avait succédé. Et c'est celui-ci qui, recevant le 9juin 1838 au palais des Tuileries les envoyés du gouvernement haïtienBeaubrun-Ardouin et Séguy-Vilievaleix, leur disait ces paroles mémo-rables : « J'exprime l'espoir que les Haïtiens se ressouviendront qu'ilsont été Français et, quoique indépendants de la France, se rappellerontqu'elle a été leur métropole afin d'entretenir avec elle des relations debonne amitié et d'un commerce réciproquement avantageux ». Danscette simple phrase, le chef d'État français indiquait le caractère desrelations qui, malgré des conflits passagers, allaient constituer la poli-tique traditionnelle d'Haïti vis-à-vis de la France, — à laquelle lesHaïtiens restent unis, non seulement par des intérêts commerciaux,mais par les liens plus forts de l'esprit et du cœur 43.

43 V. Histoire du Peuple Haïtien.

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Haïti était restée, pendant les vingt premières années de son exis-tence, séparée pour ainsi dire du monde entier. La France n'avait pasencore reconnu son indépendance et les États voisins, possesseursd'esclaves, évitaient soigneusement tout contact avec le petit peuplenoir qui avait été assez audacieux pour briser de ses propres mains sesfers et se proclamer libre et indépendant à la face de l'univers esclava-giste. Elle ne recevait presque rien de l'étranger : ni marchandises, nilivres. Or, sait-on quel fut le premier livre sorti de la petite imprimeriequi existait alors à Port-au-Prince ? Une grammaire française. Et pourrépondre à un besoin irrésistible : l'amour des discours, qui montrebien que nous sommes d'esprit latin, l'auteur de cette petite gram-maire, le général Juste Chanlatte, allait composer un traité de rhéto-rique française quand la mort vint l'empêcher de réaliser son téméraireprojet.

Les deux peuples — français et haïtien — étaient d'ailleurs récon-ciliés avant que fussent établies sur pied d'égalité leurs relations poli-tiques. De nombreux Français étaient restés dans le pays après la pro-clamation de l'indépendance ou y étaient venus en toute confiance par-tager le sort de la jeune république. L'un d'eux, Sabourin, fut notrepremier Grand-Juge, c'est-à-dire ministre de la justice. Lorsque le Pré-sident Pétion créa en 1816 le premier lycée haïtien, c'est à un Français,M. Balet, qu'il en confia la direction. Et des médecins, comme le doc-teur Fournier de Pescay, apportèrent leur précieuse collaboration àl'Ecole de Médecine, dont la fondation avait été projetée dès [109]1818 et qui ne prit corps qu'en 1823 avec la création d'une Académied'Haïti comprenant deux facultés, l'une de médecine et l'autre de droit.

De ce lycée de Port-au-Prince, comme de ceux qui furent créésplus tard au Cap-Haïtien, aux Cayes, à Jacmel, aux Gonaives, à côtéd'établissements privés tel le Collège Cauvin aîné, sortit une jeunesseardente, désireuse de transformer Haïti en lui donnant des institutionslibérales et en changeant les conditions de vie morale et matérielle dupeuple haïtien par la diffusion de l'instruction dans toutes les couchesde la société. Il faut noter en effet, à l'avantage des Haïtiens, qu'ils re-

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connurent tout de suite que le problème de l'éducation populaire est« le problème politique par excellence ». C'est pourquoi ils créèrent,dès le début de leur histoire, un système d'éducation nationale, dont letrait le plus caractéristique est la gratuité de l'enseignement public àtous les degrés — primaire, secondaire, supérieur, professionnel, prin-cipe démocratique que bien peu de pays ont jusqu'ici intégralementadopté.

L'activité intellectuelle de cette « génération de l'indépendance » semanifesta dans toutes les directions de la pensée et particulièrementdans le domaine littéraire. Une grande publication de Paris, la RevueContemporaine, parlant de l’Histoire des Caciques d'Emile Nau, écri-vait en juillet 1854. « Ce livre mérite de fixer notre attention parcequ'il fait revivre de la vie de l'histoire un peuple entier, un peuple douxet inoffensif, que nous avons tué, nous Européens, nous chrétiens, enlui portant la Croix et l'Evangile. Il nous intéresse encore parce qu'ilest l'œuvre d'un Haïtien et que nous entourons de toutes nos sympa-thies cette jeune nation, qui, après avoir conquis la liberté, s'efforce decréer une littérature nationale. L'île d'Haïti compte déjà quelquespoètes : Dupré, Chanlatte, Mullery, Oger Longuefosse, Milscent etsurtout Ignace Nau et Coriolan Ardouin. Elle possède un publiciste re-marquable, [110] M. Linstant Pradines. Mais la littérature historiqueest celle qui jusqu'à ce jour a produit en Haïti les œuvres les plus re-marquables. Dans cette carrière difficile se sont distingués principale-ment : M. Thomas Madiou, dont les trois volumes ont obtenu un suc-cès légitime ; M. Saint-Rémy, auteur d'une Vie de Toussaint Louver-ture, chaudement écrite et brillante de coloris ; M. Beaubrun Ardouin,dont nous avons ici même apprécié les Etudes sur l'histoire d'Haïtipleines de justesse et de profondeur ».

** *

La culture française, ainsi maintenue par les soins de l'État et parl'initiative privée, reçut un nouvel élan de la signature du Concordatde 1860 conclu entre le Saint-Siège et la République d'Haïti. Sous lecouvert de ce traité, cinq Congrégations enseignantes et hospitalièresde France vinrent s'établir dans le pays, tandis qu'un Séminaire, fondédans le Finistère, préparait de jeunes ecclésiastiques pour l'Eglised'Haïti. Les Pères du Saint-Esprit créèrent en 1865 le Petit-SéminaireCollège St-Martial, qui eut pour premier directeur l'Abbé Dégerine, li-

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cencié ès-lettres de la Faculté de Paris. Les Frères de l'Instructionchrétienne, à qui furent confiées un grand nombre d'écoles primairespubliques, ouvrirent en 1890 l'Institut St-Louis de Gonzague, quiconnut tout de suite un grand succès. Les Religieuses de St-Joseph deCluny, les Filles de la Sagesse, les Sœurs Belges de Marie, fondèrent àleur tour des établissements, comme le Pensionnat de Sainte-Rose[111] de Lima, le Pensionnat Notre-Dame du Sacré Cœur, l'EcoleElie-Dubois, qui attirèrent dans leurs classes une jeunesse fémininetrès nombreuse.

Cette heureuse concurrence fut de tout profit pour les écoleslaïques, à qui le gouvernement haïtien donna plus d'attention afin deles mettre en mesure de rivaliser avec les institutions congréganistes.C'est ainsi que la République, non seulement accorda des bourses à dejeunes Haïtiens pour leur permettre de poursuivre leurs études dans lesUniversités étrangères, mais fit venir en Haïti des maîtres françaispour enseigner dans ses écoles. Les Haïtiens ont notamment gardé leplus reconnaissant souvenir de la mission de professeurs français quele Président Salomon, grâce à l'appui de l'Alliance française de Paris,appela à Port-au-Prince et dont les noms — ceux particulièrementd'Henri Villain et de Jules Moll — restent gravés dans l'esprit et dansle cœur de leurs anciens élèves du lycée Pétion.

S'étant proposé de former les cadres de l'enseignement secondaire,le gouvernement d'Haïti envoya en France, pour être admis à l'Ecolenormale supérieure, deux jeunes professeurs, Mirabeau Drice et Wind-sor Bellegarde. Ils eurent le bonheur de trouver à Paris, pour les gui-der dans leurs études, Charles Péguy qui était à peu près de leur âge etchez qui ils rencontraient souvent Langevin, Weulersse et d'autres ca-marades. Ils reçurent le « dignus intrare » à la suite d'un examen spé-cial qu'ils subirent devant un jury présidé par Gustave Lanson : celui-ci ne cacha pas son heureuse surprise de constater que les deux postu-lants avaient pu recevoir une si bonne formation dans un lycée haïtien.Malheureusement, des changements politiques empêchèrent le gou-vernement de donner suite à son projet de créer à Port-au-Prince uneEcole normale supérieure, dont la fondation avait été prévue dans laConstitution haïtienne de 1879. Je repris moi-même l'idée en 1919sous une forme plus [112] modeste. Etant ministre de l'instruction pu-blique, je voulus assurer la préparation des professeurs de l'enseigne-ment secondaire. À cette fin, j'entrepris d'organiser au lycée Pétion de

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Port-au-Prince, après la classe de Philosophie, une « section normalesupérieure » de deux ans pour la formation du personnel destiné auxcinq lycées de la République. Je fus assez heureux pour obtenir dugouvernement français qu'il mît à la disposition du ministère de l'ins-truction publique trois professeurs agrégés de l'Université, l'un pourles lettres, l'autre pour les mathématiques, le troisième pour lessciences physiques et chimiques. Cette acceptation du gouvernementfrançais était un véritable succès pour notre pays : M. Millerand, alorsprésident du conseil et ministre des affaires étrangères, déclara à notreministre à Paris, M. Tertullien Guilbaud, que c'était pour marquer sasympathie à Haïti qu'il consentait à se départir de ces trois professeursà un moment de grande pénurie de personnel créée par les lourdespertes de la guerre. La mauvaise volonté d'un conseiller financieraméricain mit obstacle à la réalisation d'un projet si utile.

Les codes d'Haïti étant calqués sur ceux de la France, avec les mo-difications nécessitées par les conditions spéciales du milieu, et l'orga-nisation judiciaire étant à peu près la même dans les deux pays, lescommentateurs français sont aussi souvent invoqués dans l'enseigne-ment de la Faculté de Droit que dans les plaidoiries des avocats et lesjugements des tribunaux. On pourrait en dire de même de la Facultéde Médecine, dont la bibliothèque se compose en majorité d'ouvragesfrançais et dont les professeurs ont, en grande partie, reçu en Franceleur éducation médicale. Le docteur Léon Audain, qui eut la gloire defonder en Haïti le premier laboratoire de parasitologie et d'hématolo-gie clinique, était l'un des brillants élèves de l'école française : l’un deses livres, « : l'Organisme dans les infections », mérita l'hommage del'Académie de Médecine [113] de France. L'Ecole libre des SciencesAppliquées, aujourd'hui l'Ecole Polytechnique, a été créée par des in-génieurs haïtiens diplômés des grandes écoles scientifiques deFrance : Frédéric Doret et Louis Roy, de l'Ecole Nationale Supérieuredes Mines ; Jacques Durocher, de l'Ecole centrale des arts et manufac-tures ; Chavineau Durocher, de l'Institut Agronomique.

Il est aussi juste de reconnaître les services rendus à la culture fran-çaise en Haïti par des associations, telles que France-Amérique et par-ticulièrement l'Alliance française, qui, depuis plus de cinquante ans,travaille, suivant le vœu de son fondateur Pierre Foncin, « à la propa-gation de la langue française et à l'expansion du commerce de la

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France », rejoignant ainsi la recommandation que faisait aux déléguéshaïtiens en 1838 le Roi Louis-Philippe.

La culture française, qui ne se conçoit pas sans la langue française,restera souveraine en Haïti tant que sera respecté l'article 28 de laConstitution du 25 novembre 1950 en vigueur.

Le français est la langue officielle. Son emploi est obligatoire dansles services publics.

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Haïti et son peuple

Chapitre VII

COOPÉRATIONINTERNATIONALE

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Les Haïtiens ont pratiqué le panaméricanisme avant qu'il fût né,c'est-à-dire avant qu'il eût été formulé en doctrine et avant mêmequ'Haïti fût devenue un État indépendant. Alors qu'elle était encorecolonie française sous le nom de St-Domingue, Haïti envoya huitcents de ses fils — noirs et mulâtres — combattre sous le commande-ment du Comte d'Estaing pour la liberté américaine. La plupart d'entreeux tombèrent sur le champ de bataille de Savannah le 9 octobre1779. Parmi ces volontaires de couleur se trouvait le jeune HenryChristophe, celui qui, devenu Roi d'Haïti, édifia audacieusement, ausommet d'une montagne de 865 mètres, la grandiose Citadelle Lafer-rière, que Charles Lindbergh a appelée l'une des merveilles du monde.

L'histoire n'a pas retenu les noms de ceux qui débarquèrent le 31août 1781 dans la baie de Chesapeake avec le marquis de Saint-Simonet contribuèrent, sous les ordres de l'amiral de Grasse, à la reddition deYork-town. Mais un historien haïtien, M. Clément Lanier, a révélé unfait peu connu : la participation d'une compa-

gnie [116] de volontaires d'Haïti à la guerre qui mit aux prises unenouvelle fois, de 1812 à 1815, Anglais et Américains. A la sanglante

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bataille de Chalmette, où se rencontrèrent, le 8 janvier 1815, une ar-mée britannique de 12.000 hommes et les milices régionales du géné-ral Andrew Jackson, le capitaine haïtien Jean Savary, de Saint-Marc,décida de la victoire en faveur des Nord-Américains en abattant d'uncoup de feu le commandant en chef anglais, Sir Edward Packenham,le propre beau-frère de Wellington.

La lutte menée par les Haïtiens pour la liberté et pour leur propreindépendance fut par elle-même du panaméricanisme en action : elleeut en effet une influence directe sur le développement de la puissancedes États-Unis. Le grand historien Henry Adams, dans History of theUnited States, a démontré de façon concluante que les Haïtiens, en ex-terminant l'armée expéditionnaire du général Leclerc, avaient dumême coup détruit le rêve napoléonien d'un vaste empire françaisdans la vallée du Mississipi, — ce qui détermina Bonaparte à vendreaux États-Unis, pour la somme dérisoire de 18 millions de dollars, laflorissante Louisiane et toute la riche région qui l'entoure 44.

Haïti avait seulement un an d'indépendance quand elle accueillit àJacmel, en 1805, Francisco de Miranda. Simon Bolivar, dénué de res-sources, après avoir vainement essayé d'intéresser à son sort l'Angle-terre et les États-Unis, quitta son exil de Kingston et vint demanderassistance à Haïti, dont l'indépendance ne datait que de onze ans. Il futgénéreusement accueilli par le Président Alexandre Pétion en 1815 eten 1816. Le chef d'État haïtien mit à la disposition du jeune héros vé-nézuélien de l'argent, des armes, des provisions, une presse à impri-mer, des bateaux, et lui permit de recruter des volontaires. [117] Pourtoute récompense, il réclama de Bolivar l'abolition de l'esclavage dansl'Amérique espagnole. Accomplissant sa promesse, Simon Bolivarproclama la libération des esclaves le 6 juillet 1816 à Ocumare, qu'ilvenait d'occuper. Les Vénézuéliens ont manifesté leur gratitude à Haïtien élevant, sur l'une des places publiques de Caracas, une statue à Pé-tion, pionnier du panaméricanisme. Par une décision officielle, la Co-lombie a également affirmé sa reconnaissance à Haïti pour l'aide effi-cace accordée à son fondateur.

Cette générosité haïtienne ne fut pas toujours reconnue et récom-pensée comme elle l'aurait dû être. Bien que des citoyens américains

44 V. Rayford W. Logan: The Diplomatic Relations of the United Stades withHaïti, p. 142. — Chapel Hill, The University of North Caroline Press, 1941.

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se fussent vivement intéressés à la lutte des Haïtiens pour leur indé-pendance et y eussent même aidé dans une certaine mesure, le gouver-nement des États-Unis mit quelque répugnance à reconnaître Haïticomme État indépendant, en raison de l'esclavage qui sévissait encoredans l'Union. C'est seulement en 1863 que le Président Geffrard putobtenir, après l'élection de Lincoln et l'abolition de l'esclavage auxÉtats-Unis, la reconnaissance officielle de l'État d'Haïti.

En 1821, les habitants de la Partie de l'Est se soulevèrent contre lesEspagnols qui occupaient ce territoire. Un groupe important des insur-gés fit appel au Président Jean-Pierre Boyer, et toute l'île d'Haïti setrouva ainsi réunie en 1822 sous un même gouvernement. En 1844, lascission se produisit, et les séparatistes formèrent un nouvel État sousle nom de République Dominicaine. Le Président Rivière Hérard etl'Empereur Faustin Ier, plus tard, tentèrent infructueusement de rame-ner les provinces dissidentes au giron du gouvernement de Port-au-Prince. Le Président Geffrard, qui prit le pouvoir en janvier 1859, re-nonça à toute revendication territoriale au sujet de la Partie de l'Est :sa politique consista au contraire à raffermir l'indépendance de l'ÉtatDominicain et à la défendre contre toute puissance étrangère qui tente-rait de prendre pied sur une portion quelconque [118] du territoire del'île. Par suite de cette politique, les Haïtiens donnèrent un concoursefficace aux patriotes dominicains contre les Espagnols appelés denouveau dans la Partie de l'Est par la trahison du président Santana. 45

À cause de cette assistance donnée aux patriotes dominicains, l'Es-pagne envoya à Port-au-Prince une escadre commandée par l'amiralRubalcava, qui exigea du gouvernement haïtien le paiement d'uneforte indemnité. Geffrard paya, mais n'en continua pas moins à aiderles Dominicains dans leur lutte pour l'indépendance, et grâce à son in-tervention auprès des révolutionnaires et auprès de la Cour d'Espagne,l'État Dominicain put de nouveau se reconstituer en 1864.

Le rapprochement qui s'était effectué entre les États-Unis et Haïtien 1863 se maintint assez solidement jusqu'en 1870. À cette date, lacordialité des relations entre les deux pays se trouva gravement alté-rée. Quand le Président Baez, renouvelant le geste de Santana, eut letriste courage de signer avec le Président Grant un traité pour l'an-nexion de sa patrie à l'Union Etoilée, les patriotes dominicains se ré-

45 Pierre Eugène de Lespinasse, Gens d'Autrefois, Vieux Souvenirs, Paris,1926.

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voltèrent en manière de protestation contre cet acte honteux. Le gou-vernement haïtien fut accusé de leur prêter assistance. La querelle seserait envenimée entre Haïti et les États-Unis si la généreuse et élo-quente intervention du Sénateur Charles Sumner n'avait fait repousserce traité comme contraire à l'idéal américain. L'alarme avait étégrande parmi les Haïtiens, qui redoutaient avec raison la présence, surune partie du territoire commun de l'île, d'un voisin aussi formidableque les États-Unis 46.

La tentative du Président Grant eut comme conséquence de créeren Haïti une méfiance générale contre tout ce qui venait des États-Unis : on eut la crainte [119] de l'impérialisme américain. Il ne sauraitcependant y avoir de confusion entre cet impérialisme, qui signifiait« l'Amérique aux États-Unis », et le panaméricanisme, qui signifie« l'union des Amériques pour la sécurité et la prospérité de tous ».

Dans un passé assez récent, des patriotes convaincus — commeAnténor Firmin, Jacques N. Léger, Solon Ménos — avaient proclaméla nécessité de faire passer l'axe de la politique extérieure d'Haïti àWashington, sans sacrifier naturellement les intérêts et la dignité de lanation haïtienne à ce qu'on appelait alors la diplomatie du dollar, sansrien sacrifier non plus de ses amitiés traditionnelles avec d'autrespeuples, particulièrement avec la France 47. Cette attitude explique quela République d'Haïti ait si joyeusement, dès le début, apporté sa cor-diale et confiante collaboration à l'Union Panaméricaine, associationlibre de nations démocratiques et juridiquement égales.

La crainte de l'impérialisme nord-américain — crainte justifiée pardes abus d'interprétation et d'application de la doctrine de Monroe —avait longtemps retardé le progrès du panaméricanisme. Mais la poli-tique de « bon voisinage » du Président Roosevelt a considérablementfait pour dissiper les méfiances. C'est pourquoi, à la Conférence deBuenos-Aires de 1936, il fut unanimement déclaré que « le panaméri-canisme, comme principe de droit international américain, consistedans l'union morale de toutes les républiques de l'Amérique pour ladéfense de leurs intérêts communs sur la base de la plus parfaite égali-

46 Dr Jean Price Mars, Charles Sumner, Rev. de la Soc. d'Hist. et de Geo.,juillet 1950.

47 Anténor Firmin, Le Président Roosevelt et la République d'Haïti, 1905.[Livre en préparation dans Les classiques des sciences sociales. JMT.]— J. N.Léger, Haïti et ses détracteurs, 1907. — Solon Ménos, L'Affaire Luders, 1898.

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té et du respect réciproque de leurs droits d'autonomie, d'indépen-dance et de libre développement ». À cette même Conférence, lesGouvernements d'Amérique, « reconnaissant que l'identité de leursformes démocratiques de gouvernement et leurs idéaux communs[120] de paix et de justice ont été exprimés dans les différents traitéset conventions qu'ils ont signés au point de constituer un système pu-rement américain », déclarèrent que « les Nations de l'Amérique, fi-dèles à leurs institutions républicaines, proclament l'existence d'unedémocratie solidaire en Amérique.

Les résolutions, déclarations et conventions adoptées aux Confé-rences postérieures — celles de Lima de 1938, de Mexico de 1945, deBogota de 1948 — et aux Réunions Consultatives des Ministres desRelations Extérieures — de Panama de 1939, de la Havane de 1940,de Rio de Janeiro de 1942, de Rio de Janeiro de 1947, de Washingtonde 1951 — ont transformé cette union morale et cette démocratie soli-daire en une véritable alliance pour la défense de l'intégrité territorialedes pays de cet hémisphère, le maintien de leurs institutions nationaleset le règlement pacifique de tous différends qui peuvent survenir entreeux. Ainsi a été constitué un système interaméricain, qui a pris, depuisla Conférence de Bogota de 1948, le nom d'Organisation des ÉtatsAméricains. Par les richesses matérielles comme par les valeurs spiri-tuelles qu'elle représente, par l'harmonie qui règne entre ses membressur les questions essentielles intéressant la paix et la sécurité continen-tale, l'Organisation des États Américains devra servir de modèle àl'Organisation des Nations Unies, dont elle forme une fraction — etqui, sur un plan plus vaste, travaille au bien commun de l'humanité.

La fidélité d'Haïti aux principes démocratiques, dont elle s'est ins-pirée dans sa lutte pour la liberté et l'indépendance, les nombreuxexemples de solidarité interaméricaine qu'elle a donnés au cours deson histoire, ses interventions dans toutes les assemblées internatio-nales (Société des Nations ou Nations Unies) pour la défense des pe-tits peuples et des droits fondamentaux de l'homme, sa participation àla guerre de 1914-1918 et à celle de 1939-1945 pour la sauvegarde dela démocratie menacée de destruction par les forces totalitaires, [121]tout cela lui permet de revendiquer fièrement sa place au milieu desnations civilisées et de jouir de tous les avantages qu'elle peut légiti-mement espérer de sa loyale et active collaboration avec l'Organisa-

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 112

tion des États Américains et l'Organisation des Nations Unies, tantdans le domaine culturel que dans le domaine économique.

Ce qu'Haïti désire pour elle-même, c'est établir la paix intérieuresur la base solide de la prospérité nationale et de la justice sociale.Tout en restant fermement attachée à son indépendance politique et àson autonomie administrative, elle comprend bien que cette prospériténationale est liée à celle de ses voisines et de ses amies les plus loin-taines. Tous les pays du monde font en effet partie d'un vaste systèmed'interdépendance. C'est par des mesures collectives qu'ils peuventaméliorer la situation économique et sociale de leurs populations res-pectives. Cela est particulièrement vrai pour les États de l'hémisphèreaméricain qui, solidairement unis par des intérêts politiques, écono-miques et militaires, ont, les uns envers les autres, des devoirs d'assis-tance mutuelle et des obligations de défense commune.

La base de la politique d'Haïti, intérieure et extérieure, est collabo-ration : collaboration entre les classes sociales de la nation, collabora-tion entre les peuples, collaboration entre les races.

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Achevé d'imprimer sur les presses de l'imprimerie spécialede l'édition à Villiers-Le-Bel (S.-&-O.)

N° d'imprimeur : 4.955

N° d'éditeur : 273

Dépôt légal : 4e trimestre 1953