Le lapin agile, conservatoire haut perché · PDF fileguitare de Georges Brassens, alors...

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France Soir, Jeudi 15 avril 2004

Le lapin agile, conservatoire haut perchéLIEU DE MEMOIRE : la sortie d’un coffret de chansons éternelles remet en lumière cecabaret, monument de Montmartre

“Dis Blaise, sommes-nousencore loin de Montmartre?”L’un des plus beaux poèmes dela langue française : Prose dutransibérien et de la PetiteJeanne de France, de BlaiseCendrars. Et le chef d’oeuvres’achève ainsi : “Nous irons auLapin Agile et nous pleureronsnotre jeunesse perdue.”

Il est toujours là, le Lapin, et plusque jamais présent sur la butte,au coin de la rue des Saules etde la rue Saint vincent. Il suffit dedéambuler dans le village le plushaut perché de Paris pour quesurgissent, au coin des lèvres etde la mémoire, des chansonscomme s’il en pleuvait : La com-plainte de la Butte, Rue Saintvincent, Je cherche fortune aupied du chat noir. Et s’en vien-nent, la nuit tombée, les ombresd’Aristide Bruant et de PabloPicasso, d’Utrillo et de Toulouse-Lautrec, de Courteline et deVerlaine, et, plus près de nous,de Paul Fort, de Pierre MacOrlan, de Roland Dorgelès,d’André Salmon, de MarcelAymé et de tant d’autres quifirent l’histoire de France desarts, de la littérature, de la poésieet des chansons et qui élurentdomicile depuis plus d’un siècleau Lapin Agile.La petite baraque aux miracles,entre acacias et jardin de curé,accueille tous les soirs une centai-ne d’aficionados du mot et de lamélodie sur les bancs et les tablesde bois d’une des petites salles lesplus habitées qui soient. Le lapin arésisté aux démolisseurs, auxurbanistes, à tous ceux qui ontrasé et raboté Paris, tel unCommunard toujours debout cont-re la bêtise au front de taureau.

La maison existe depuis 1795;d’abord auberge, elle s’appela,au milieu du XIXème siècle, AuRendez-vous des Voleurs, puisAu Cabaret des Assassins, nonparce que s’y prélassait desgibiers de potence mais parcequ’étaient accrochés au murdes criminels célèbres. En 1875,le caricaturiste André Gill dessi-na l’enseigne de la maison, unlapin sorti d’une marmite etbrandissant la dive bouteille : lecabaret devint Le Lapin à Gill,qui se transforma, quelquesannées plus tard, en symboled’agilité. Dès 1880, chanson-niers, écrivains, poètes s’y préci-pitèrent pour boire la cerise àl’eau de vie et autres alcoolsplus ou moinsforts : dame, leLapin Agile se situe très exacte-ment entre le seul champ devigne urbain, le vignoble deMontmartre, et le cimetière de larue Saint Vincent. Mais commedisait très judicieusementClaude Nougaro, qui débuta, en1955, au Lapin Agile : “On nepeut pas mourir ici : le cimetièreest trop près de la vigne.”En 1903 arrive la figure tutélairedu Lapin, Frédéric Girard, ditFrédé, sa longue barbe blanche,sa pipe, son costume de trap-peur et sa ménagerie. Il gratte laguitare et chante toutes leschansons du patrimoine, pen-dant que Berthe, sa femme,confectionne des tartines aupâté qui empêcheront unegénération d’artistes de mourirde faim avant qu’ils ne connais-sent fortune et gloire, de Picassoà Charles Dullin, de Verlaine àGaston Couté, de Jehan Rictusà Mac Orlan. Comme le ditCharles Dullin dans un mémora-ble enregistrement consacré auLapin Agile: “On y faisait crédit..”

Le Lapin brillera comme unphare jusqu’au coup de tonner-re de la première guerre mon-diale, alors que Montmartre étaitla capitale artistique de Paris. Etc’est Aristide Bruant, le barde dela butte, qui racheta la maisonen 1913 pour la sauver de la pio-che des démolisseurs avant dela revendre en 1922 à PaulGérard, dit Paulo, le fils deFrédé.Aujoud’hui, on s’assied sur lesbancs qui ont porté et supportéles arrière-trains les plus illustresdu monde : Picasso et Braque,Max Jacob et Apollinaire,Salmon et Reverdy, Modiglianiet Dufy, Derain et Steinlen,Pierre Mac Orlan, qui s’en inspi-ra pour écrire Quai des brumes,et Francis Carco, qui lui consa-cra l’une des plus jolies cansonsdu répertoire, Le doux caboulot.Les célèbres tableaux de leursnon moins célèbres auteurssont depuis longtemps dans lesmusées ou chez de riches col-lectionneurs. Reste le grandChrist en plâtre de Léon JohnWasley, unique oeuvre connuede ce sculpteur mort au débutde la première guerre mondiale.Demeurent aussi de très beauxdessins passe-muraille, expres-sion rendue immortelle parMarcel Aymé. Reste surtout lelivre d’or du Lapin Agile, qu’YvesMathieu, fils de la chanteuseYvonne Darle et maître des lieuxdepuis plus de trente ans, vousdonne à feuilleter comme undictionnaire de ceux qui sont enbons termes avec les mots.Après l’hécatombe de 14-18, leLapin continue à être plus quejamais l’un des lieux magiquesoù il fait bon boire, chanter et diredes vers. Dans le coffret de qua-tre CD consacré au Lapin Agileet qui vient de sortir, PierreBrasseur, Dorgelés, Mac Orlan,Paul Fort évoquent magnifique-ment les années de dèche et degloire passées au Lapin Agile.Brasseur: “Quand nous disions :Alors, ce soir au Lapin? c’étaitun projet de biture. Il nous arri-

vait de rouler sous la table et desortir à quatre pattes dans la ruedes Saules, car Frédé nous fai-sait sortir quand nous faisionstrop de bruit. Je me rappelle yavoir rencontré Max Jacob, quise taisait comme un livre ouvert.Bienheureux Frédé : c’est bienla première fois que nous pou-vons bénir qui nous a posé unlapin.” Ainsi se passa l’entre-deux guerres, avec Rina Kettyqui chantait J’attendrai, avecCharlie Chaplin, visiteur duLapin, qui y écouta pour la pre-mière fois Je cherche aprèsTitine, qu’il adapta dans LesTemps ModernesEn 1938, une ravissante jeunefemme entre au Lapin pour ychanter, car on y auditionnait eton y auditionne toujours despoètes et des chanteurs. La voixd’Yvonne Darle magnétise toutle monde et surtout Paulo, quil’épousera quelque temps plustard.En 1942, dans l’hiver del’Occupation, c’est Jean-RogerCaussimon, le neveu d’YvonneDarle, qui poussera la porte dulapin, où il chantera pendantplus de dix ans. Caussimon àqui l’on doit des chefs-d’oeuvrecomme Nous deux ou BarbarieBarbaraet tous ces poèmes misen musique par Léo Ferré, autrevisiteur du Lapin, commeGeorges Brassens, dans lesannées 50.

Avril 2004. On descend la ruedes Saules, on se rappelle queRastignac, regardant la capitaleà ses pieds, s’était écrié : “Paris,à nous deux!” Pas d’ambiguïté :on est ailleurs. “Anywhere out ofthis world”, comme disaitBaudelaire. Dans l’antichambre,des sonsde guitare, de piano,

S’en viennent,la nuit tombée, lesombres de Bruantet de Picasso,d’Utrillo et deToulouse-Lautrec

Aristide Bruantracheta la maisonen 1913 pourla sauver desdémolisseurs

André Gill dessinal’enseigne de lamaison et lecabaret devintLe Lapin à Gill

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des voix et les applaudisse-ments en forme de ban. YvesMathieu, Maria Thomas, GérardCailleux, Frédéric Thomas,Frédéric Santalla, MaximeBarthélémy, Eric Robrecht ettoute la bande du Lapin mènentla danse.Du Moyen Age à la Coupe duMonde, de la Révolution à laCommune, de 1900 àBrassens, Brel et Ferré : letemps s’est aboli dans cettepetite auberge accrochée àflanc d’éternité. Et on reprendraen choeur A la Bastille,Chevaliers de la Table Ronde,Le temps des cerises ou Ah! sivous connaissiez ma poule...La véritable Chance aux chan-sons, celle qui s’inscrit dans ladurée, c’est bien au Lapin Agilequ’elle s’abrite.Pendant que l’après-secondeguerre mondiale explose àSaint-Germain-des-Prés, leschanteurs et musiciens, drama-turges et poètes, d’escalader la

butte pour aller faire trois petitstours au Lapin Agile. AndréReybaz, François Billetdoux,Marcel Aymé y passeront dessoirées. Alexandre Lagoya, lecélèbre guitariste, accordera laguitare de Georges Brassens,alors qu’il habitait au premierétage du lapin. Georges Zamfiry étrennera sa flûte de Pan etdes concertistes aussi mondia-lement connus que SviatoslavRichter et Lorin Maazel n’hésite-ront pas à se mettre au pianopour de purs moments demusique classique.Annie Girardot y débuta etClaude Nougaro, en signe de

reconnaissance, choisit, en1991, de se voir décernerl’Ordre National du Mérite aulapin. Il y célébra le “vaisseauchanteur”, se sentant enfant dela maison. Nougaro qui, il n’y apas si longtemps, avant de s’é-teindre, vint y interpréterquelques chansons.Conserver le génie du lieu n’estpas une mince affaire. Il ne fautpas laisser Paris étouffer totale-ment sous les bagnoles; il ne fautpas que les librairies disparaissentpour céder la place aux mar-chands de frites, que les cafés, lesestaminets où il fait bon se rencon-

trer, soient systématiquementdémolis pour des usines à fast-food ou à self-service.Il est bon, il est sain, qu’entreOberkampf et Ménilmontant, laBastille et la République, quelquespatrons courageux maintiennentet innovent dans l’art subtil de laconvivialité et de la création.Raison de plus pour se rendre etretourner, aujourd’hui, demain etdans mille ans, à l’un des endroitsqui portent haut ce que paul Eluardappelait “le dur désir de durer”.Non, Blaise, nous ne sommes pasloin de Montmartre, et nous retour-nerons au Lapin Agile, non pour ypleurer notre jeunesse perduemais pour y célébrer la vie, lesmots, les chansons, la musiquejusqu’à plus soif.

André Bercoff

Alexandre Lagoyay accorderala guitarede GeorgesBrassens

Pierre Brasseur :“Quand nousdisions : alors,ce soir au Lapin?c’était un projetde biture”