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Franchir la ligne - Regards croisés des Jeunes Reporters LE FIL ROUGE

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TIREZ LE FIL ROUGE, SUIVEZ LES SENS INTERDITS

ls sont arrivés au mois de juin, au moment où d’autres partaient en vacances. Une quinzaine de plumes passionnés de théâtre ou simples curieux. Chaque semaine, ils se sont retrouvés lors des ateliers du projet Jeunes Reporters. Avec pour simple feuille

de route la création d’un journal qui viendrait compléter les pièces du festival Sens Interdits.

Pas de thème imposé, mais une méthode : sortir de la critique artistique pour explorer les faits de sociétés abor-dés par ce « théâtre de nécessité », comme l’a décrit son directeur Patrick Penot lors d’une rencontre. Ce théâtre de l’urgence, politique au sens premier du terme, a fourni une matière première très riche au journal que vous avez entre les mains.

Migrations, inégalités hommes-femmes, réconciliation après un conflit. Enjeux liés à la traduction au théâtre, conscience du corps dans le spectacle vivant.

Du Kazakhstan au Liban, en passant par la Colombie, mise à l’honneur cette année. Pour cette 5ème édition, chaque jeune reporter a choisi son fil rouge, selon ses centres d’intérêts ou son histoire personnelle. Avant de tisser patiemment son article.

Il a fallu se remettre en question. S’interroger. Cet angle est-il pertinent ? Comment rendre compte, d’un point de vue journalistique, d’un festival dont on ne découvrira les pièces que dans plusieurs mois ? Et puis, il a fallu se lancer. Se documenter, comprendre, contacter des inter-locuteurs, réaliser des interviews. Bref, se frotter au réel.

Ce réel vous appartient à présent. A vous de vous en saisir, de le questionner, de le transformer, pour en faire votre propre fil rouge. Celui qui vous guidera dans les sens interdits de notre monde.

Mathieu Périsse (Collectif We Report)

Sommaire 04 - Le théâtre sur le bout de la langue 06 - En quête d’un langage universel 08 - À la recherche du geste juste 11 - Какие в Казахстане артишоки?! 13 - Un cri-me ordinaire : la culture du viol 16 - Égalité H/F : le compte n’y est toujours pas

20 - La Colombie veut tourner la page des Farc 22 - France-Colombie : « Un état d’esprit commun » 24 - Alejandra Borrero, femme d’engagements 26 - Vengeance ou pardon ? 28 - Sur les plates-bandes de la mémoire 30 - Repousser le quatrième mur

OursDirectrice de publication : Claire ChaizeCoordinateur éditorial : Mathieu PérisseMise en page et illustration : Venkat Damara

Les jeunes reporters : Gaëlle Mignot, Maïté Cussey, Jelena Dzekseneva, Maïa Arnaud, Béatrice Bienville,

Laurène Mazaudier, Bob Cherubin Emerson Mombo, Sabine Vasselin, Charlotte Thouilleux, Julia Kallmann.

Merci à IREX Europe et Nadja Pobel (Le Petit Bulletin) pour leurs interventions et au Centre social Bonnefoi pour leur accueil.

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LE THÉÂTRE SUR LE BOUT DE LA LANGUE

our la saison 2017-2018, hors programmation de Sens Interdits, le nombre de spectacles proposés en langue originale surtitrée par les théâtres partenaires du festival est minime. Pas étonnant, si l’on compare avec la télévi-

sion pour laquelle une étude du Media Consulting Group réalisée en 2007 démontre « que la diffusion d’un pro-gramme en version sous-titrée pouvait entraîner une chute d’audience d’environ 30% » car « rares sont les gens qui peuvent voir de la V.O. sans sous-titres. Or, la lecture de l’image est plus importante et le sous-titre nuit à cela », selon Christel Salgues, responsable du doublage aux acquisitions de TF1, interrogée par le site Slate.fr. À la télévision, cette faiblesse est compensée par le doublage puisque la même étude révèle qu’en 2007, 60% des productions proposées étaient étrangères. La pratique, inexistante au théâtre, pourrait trouver un équivalent dans la mise en scène de textes étrangers traduits en français. Mais dans les théâtres partenaires de Sens Interdits, les textes écrits en français dominent encore largement.

« LA JUSTESSE D’UNE TRADUCTION THÉÂTRALE SE MESURE À L’AUNE DU JEU » Si les langues étrangères sont si rares, c’est d’abord parce que la traduction théâtrale est contraignante. Le texte de théâtre est destiné à être joué. Il sera dit à voix haute et doit laisser la place à plusieurs types d’inter-prétations possibles. Le travail de traduction commence quand « on entre dans le laboratoire pour décortiquer

le texte phrase après phrase », comme l’explique Julie Quénehen, traductrice et membre du comité italien de la Maison Antoine Vitez. L’immersion dans la langue de l’autre passe aussi par une plongée dans son univers. L’objectif est d’avoir une vision plus globale et de ques-tionner « ce que l’auteur a voulu créer plutôt que ce qu’il a voulu dire », précise-t-elle. Il s’agit alors de faire apparaître dans la traduction tout ce qui donne du jeu dans le texte original, quitte à le faire via un autre moyen d’expression, comme le détaille Eloi Recoing, metteur en scène, traducteur et auteur, dans sa Poétique de la tra-duction théâtrale. Pour les deux traducteurs, cela passe par un travail sur sa propre langue. « On recherche la langue la plus adaptée à la photographie du groupe social qu’il est en train de faire », précise Julie Quénehen.

Chacun envisage la traduction à sa manière. Eloi Recoing s’intéresse d’abord au rythme du texte : « Tu voudrais que ton corps garde mémoire du rythme de l’écriture ». Possible à condition de se laisser surprendre par le texte lors d’une première lecture à voix haute. Les premières impressions et les accidents (lapsus, bredouillements…) doivent être notés comme autant de promesses de jeu à venir. Julie Quénehen, quant à elle, cherche à cerner les enjeux du texte. Pour elle, il faut « mettre les mains dans le cambouis pour comprendre la nécessité qu’il y a derrière chaque texte », dit-elle. Deux angles d’approche qui coïncident. « La traduction est une caisse de réso-nance. », résume dans une interview Laurent Muhleisen, directeur de la Maison Antoine Vitez.

Le programme du festival Sens Interdits sent le papier tout juste sorti de presse. Vingt et un spectacles, dix langues à entendre. Des titres traduits, d’autres pas. Comment se gère la diversité des langues au théâtre ? Faisons les comptes.

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« Beaucoup de textes de théâtre traduits, en partie ou en entier, ne trouvent pas d’issue auprès des metteurs en scène», précise Julie Quénehen. Pour le cinéma, la priorité dans le doublage est d’écrire un texte qui puisse s’adapter le mieux possible au mouvement des lèvres des comédiens sans trahir le sens du propos. Au con-traire, pour le théâtre, toute traduction est le résultat d’un parti-pris : le traducteur “re-crée” une nouvelle pièce en résonance avec les enjeux d’interprétation de la première. Cela peut ne pas correspondre aux besoins ou envies du metteur en scène. D’où le rêve de Julie Quénehen que « le traducteur ait sa place dans l’équipe de création au même titre que le dramaturge ou le scénographe. » En attendant, le surtitrage ne serait-il pas un moyen plus simple de faire circuler le théâtre étranger ?

« UNE MAUVAISE PLACE DES SURTITRES EST NUISIBLE POUR LE SPECTACLE »Les enjeux de traduction pour les surtitres diffèrent, car ils ne sont pas destinés au même usage. Marie-Caroline Guérard, comédienne et chargée de diffusion, a travaillé en tant qu’opératrice de surtitrage, comme Julie Quénehen. Pour elles, le texte projeté doit être tout aussi complet et fidèle à l’original que le texte destiné aux comédiens. « Pour le spectateur cela serait bizarre que tout ne soit pas traduit. Il n’y a rien d’insignifiant », estime Marie-Caroline Guérard. Cependant, le temps de lecture d’un texte est supérieur à celui de la perception auditive du même texte. Comment peut-on éviter un trop grand décalage entre le texte joué et les cartons de titres ? Le guide du surtitrage rédigé par la Maison

Antoine Vitez préconise de « peser quelle sera la perte la moins douloureuse ». Pour chaque formulation, il s’agit de trouver des synonymes ou formulations plus brèves qui restent acceptables en terme de sens : « c’est signe par signe qu’on gagne certains titres ».« Le bon surtitreur est celui qui comprend bien les enjeux du comédien », développe Julie Quénehen. Chaque carton de titre est composé en résonance avec une mise en scène particulière. Il ne peut pas être réutilisé par une autre com-pagnie sans risquer de commettre le « péché mortel » évoqué dans Le guide du surtitrage : délivrer sur un carton de titre une information qui n’a pas encore été jouée. Un autre problème, technique cette fois-ci, peut gâcher une représentation surtitrée. « Les surtitres sont sou-vent placés au seul endroit où le théâtre peut accrocher un écran alors que la place idéale est au milieu en haut pour la visibilité. », souligne Marie-Caroline Guérard. « Une mauvaise place des surtitres est nuisible pour le spectacle », estime-t-elle. Le spectateur peut alors être contraint de choisir entre regarder le jeu des comédiens ou la traduction, ce qui est frustrant. Une complexité technique qui peut expliquer en partie le faible nombre de pièces étrangères en version originale surtitrée dans nos théâtres. Mais au fait, a-t-on vraiment besoin de tout comprendre ? Gaëlle Mignot

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EN QUÊTE D’UN LANGAGE UNIVERSELPeu importe le langage, pourvu qu’on ait l’ivresse du théâtre. Certaines compagnies jouent de la multiplicité des langues, voire de leur absence. Regards croisés de deux d’entre elles : la compagnie Image Aiguë (France) et le Teatro delle Albe (Italie).

Santarcangelo, Italie, en juillet 2011, 200 ado-lescents du monde entier jouent ensemble sur une place publique. Les langues se suc-cèdent et ne se ressemblent pas. En 2008, Ici, là-bas est joué au Théâtre des Célestins

par la compagnie Image Aiguë : adultes et enfants réunis autour d’un gros ballon, des saynètes qui se succèdent dans un patchwork de langues… « VALORISER CHACUN DANS SA PERSONNALITÉ, SA CULTURE, SES TALENTS »Deux compagnies, une envie commune : ouvrir un espace d’expression aux jeunes par le théâtre et notamment ceux des quartiers dits « difficiles ». « Valoriser chacun dans sa personnalité, sa culture, ses talents », dit Christiane Véricel, directrice de la compagnie Image Aiguë. L’improvisation les aide à exprimer leur vision du monde dans une « alchimie des langues et des corps qui permet de trouver l’interaction entre mille diversités », comme le décrit Roberto Magnani, du Teatro delle Albe. Depuis une vingtaine d’année, sa compagnie mène une expérience avec des adolescents dans les périphéries du monde, baptisée “non-école”. Dans les deux cas, peu importe que tout le monde comprenne les mots tant que ça sonne et que ça résonne. La méthode de travail est cependant différente. Christiane Véricel préfère « parler de thèmes universels du vivre ensemble plutôt que de passer par le texte qui fait perdre le plaisir immédiat du récit ». Roberto Magnani évoque la place du guide comme « médium entre l’œuvre qu’il propose et le côté vivant des adolescents, de leur imaginaire ».

A la tête de la compagnie Image Aiguë, Christiane Véricel choisit les sujets d’improvisation selon ce qu’elle a envie de raconter au public. Elle part d’émotions ou de situa-tions de la vie quotidienne (avoir faim, envie de dormir…) et fait naître des dialogues cohérents entre comédiens qui ne parlent pas la même langue. « C’est aussi rigolo qu’il y ait quelques mots en français au milieu d’une phrase dans une autre langue », dit-elle.

Du côté de la “non-école” du Teatro delle Albe, les guides « ne sont pas des metteurs en scène », mais aiguillent les jeunes « à l’intérieur du jeu qu’est le théâtre. Un jeu qui se joue en équipe », détaille la liste des principes fondateurs de la compagnie.

« LE THÉÂTRE EST UN LANGAGE UNIVERSEL QUI PEUT ÊTRE COMPRIS DE TOUS »Les méthodes sont différentes mais dans les deux cas la musicalité des langues est primordiale dans le jeu. Et « le théâtre est un langage universel qui peut être compris de tous », abonde Roberto Magnani. Une langue commune des gestes et des émotions serait-elle en train d’apparaître ? Serait-ce une invitation à retrouver son âme d’enfant ? Timothée Moynat, metteur en scène de la compagnie Les enfants sauvages, a créé un spectacle jeune public bilingue français-anglais : Alice’s Adventures in Wonderland. Il s’agit pour lui de permettre aux enfants de « rencontrer l’anglais » en s’inspirant de la manière dont l’enfant apprend à parler. Il ne maîtrise pas tous les mots qu’il entend autour de lui. Il les assimile en lien avec le contexte dans lequel ils sont employés,

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les émotions traversées. Et il n’en comprend le sens que plus tard. « Dans le rapport aux langues il faudrait s’autoriser à écouter les choses en acceptant de ne pas tout comprendre. » Cela permettrait de jouer avec l’autre quel qu’il soit. Ne peut-on pas faire se rencontrer de nouvelles per-sonnes, par-delà la différence des langues, grâce au théâtre ? Pour Timothée Moynat, « il serait aussi possible de faire un spectacle intégralement en anglais pour des enfants de tout âge et de tout pays avec les émotions, les gestes (comme dans les films muets)… ». C’est déjà un peu ce qui se passe à Mimos, festival international des arts du mime et du geste. Les disciplines sont variées, il y a peu de mots et ils sont le plus souvent en grom-melot (langue imaginaire). D’autres tentent même de construire une intrigue sans passer du tout par les mots.

Dans ce cas, il n’y a plus aucun problème de traduction. Anthony Guyon, artiste sourd, directeur artistique de la compagnie On-Off, conçoit des spectacles destinés au public sourd comme entendant. Des spectacles où « on s’exprime par la langue parlée ou signée ou par gestuelle… ». Par contre il n’utilise jamais de surtitres car, pour lui, la traduction est « pour l’accessibilité pas pour la création artistique ». Les comédiens, sourds comme entendants, parlent la langue des signes mais Anthony Guyon estime que la création de spectacles peut aussi partir de la BD ou de dessins faits sur des post-its. Et l’on se prend à rêver d’une forme de théâtre universel, sans nécessité de traduction, qui permette d’échanger entre les cultures grâce au langage corporel. Gaëlle Mignot

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A LA RECHERCHE DU GESTE JUSTE

l s’enroule de fils barbelés dans la rue, devant les passants du festival des Invites de Villeurbanne. Dans son spectacle Transfrontalier, Zora Snake, performeur camerounais, se met pendant une heure dans la peau d’un migrant, dans un rapport

très physique. Le thème est fort, la façon de le traiter percutante. Quelle perception un tel artiste a-t-il de son corps, au moment où il se met en scène ? Quelles limites se fixe-t-il ? Notre quotidien nous éloigne souvent de la conscience de notre corps. Une distance que le monde du spectacle vivant cherche aujourd’hui à réduire. LA QUÊTE DU GESTE ORIGINEL« Naturellement, les bébés prennent conscience petit à petit de leur corps, ils le maîtrisent de plus en plus, ils sont dans l’économie d’énergie », déclare Christophe Bouquet, éducateur de jeunes enfants ayant travaillé en crèche. « Ils y vont tranquillement et ils gèrent leurs postures, c’est un travail de tous les jours, ils arrivent au fil des jours à faire de nouveaux gestes », enchaîne-t-il. Les nourrissons acquièrent donc rapidement une très fine perception de leur corps et de ses possibilités.Les parents introduisent ensuite leurs « mauvaises hab-itudes ». En tirant par exemple les bras de leur bébé pour le relever de la table à langer, ils lui induisent une mauvaise posture. « Pour l’enfant, tout est imitation. Les enfants observent et copient les gestes autour d’eux. Les gestes des enfants sont justes au départ, puis se déstructurent », analyse Dominique Chaland, masseur-kinésithérapeute praticien et formateur de la méthode G.D.S.*. Le praticien est catégorique : « Il n’y a pas de sens mécanique dans nos gestes ». Des gestes

pourtant copiés par les enfants. Le geste juste peut se définir ainsi : une efficacité maximum pour un minimum d’effort. Mais pour Dominique Chaland comme pour Philippe Campignion, lui aussi masseur-kinésithérapeute et directeur de la formation de la méthode G.D.S., « la société a trop mis la performance en avant, il n’y a plus de respect physiologique ». Le geste sportif a remplacé le geste juste. EN OCCIDENT, « LA TÊTE EST NOBLE ET LE CORPS DOIT ÊTRE À SON SERVICE »Où apprend-on à utiliser correctement notre corps aujourd’hui ? « Il n’existe pas d’éducation pour le mode d’emploi du corps », constate Philippe Campignion. Pour Christophe Bouquet, il faudrait former les parents à laisser leur enfant faire à son rythme son développement psycho-moteur. Cette éducation parentale peut se faire en crèche, mais seulement 16% des enfants étaient en crèche en 2011. Et ensuite, qu’est-il proposé tout au long de notre scolarisation ? Les cours d’Éducation Physique et Sportive, où nous apprenons des gestes sportifs mais moins à connaître notre corps, ne répondent paradoxale-ment pas à cette notion d’éducation corporelle. « Il y a un boulot énorme à faire dans ce domaine, en éducation corporelle » déplore Dominique Chaland. Lui-même n’ayant pas le temps de donner des ateliers à ses patients, il les envoie faire du taï-chi ou de l’aïkido. « Les gestes y sont justes, il y a beaucoup plus une notion de globalité en Asie ». Une notion quasi absente dans nos sociétés. « C’est très occidental d’avoir le physique d’un côté et le psychique de l’autre. La tête est noble et le corps doit être à son service » analyse Dominique Chaland. « Les gens matent leur corps » ajoute Philippe Campignion. Mais à force de trop demander à notre corps, la douleur arrive. « La douleur montre que quelque chose ne va pas, elle n’est pas faite pour embêter le monde » assène Dominique Chaland. Si en plus on fait taire la douleur en masquant le symptôme sans traiter la cause, le cercle est sans fin. « D’où la nécessité d’avoir une activité où on utilise bien son corps, et qui nous donne du plaisir », conclut-il. VERS UN THÉÂTRE CORPORELLe théâtre a longtemps été vu comme un art de la parole. C’est cependant oublier qu’il est avant tout un art corpo-rel ; la matière première du comédien, c’est son corps. « Le théâtre, c’est un corps qui entre en scène », dit Ariane Mnouchkine, metteure en scène française et fon-datrice du Théâtre du Soleil. Aujourd’hui, tous les ateliers et toutes les répétitions de théâtre, qu’ils soient amateurs ou professionnels, commencent par un échauffement corporel. Toutes les formations professionnelles pour comédiens proposent des cours de danse contemporaine, de taï-chi, de chant, de masque, ou tout autre discipline transversale amenant à prendre conscience de son corps et à retrouver des mouvements oubliés.

Nos sociétés occidentales sont de plus en plus sédentaires et malmènent notre corps. Mais depuis quelques années, une prise de conscience s’opère via de nouvelles méthodes de kinésithérapie ou des pratiques comme le taï-chi ou le yoga. Dans le monde théâtral, la demande d’un travail corporel de la part des comédiens est grandissante.

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* Méthode globale de Kinésithérapie et d’approche comportementale, de prévention, de traitement et d’entretien, basée sur la compréhension du terrain prédisposant ; du nom de sa créatrice Godelieve Denys-Struyf.

« Le théâtre m’a amené à me questionner sur mon corps, j’ai pris conscience de mes blocages grâce au travail théâ-tral », déclare Aurélien Métral, comédien dans plusieurs compagnies lyonnaises. « On ne peut pas être juste théâ-tralement, dans le personnage, s’il n’y a pas de justesse corporelle » ajoute-t-il. « Les comédiens ont l’habitude d’adopter une attitude, puis une autre, de mimer », com-plète Dominique Chaland. Mais Aurélien Métral constate tout de même dans les ateliers amateurs qu’il anime, qu’il est « très difficile de casser des schémas chez les adultes, car ils ont des idées préconçues de ce qu’ils peuvent faire ou pas ».

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« que les comédiens prennent conscience qu’ils peuvent faire ces trainings par eux-mêmes, mais aussi que les structures réalisent l’importance de faire de la place à ces approches ».Un besoin illustré par ailleurs par le développement récent des disciplines telles que le yoga ou le taï-chi. Dominique Chaland rappelle qu’il n’existait qu’un seul prof de taï-chi à Paris il y a 40 ans, quand il en a entendu parler pour la première fois. Cette prise de conscience est encore ténue. Mais elle va à rebours de l’idée d’un corps résumé à son apparence, véhiculée dans notre société à grand renfort de salles de sport et de fitness. Ces « modèles esthétiques globaux qui répondent à ce qui est vu comme beau, mais qui ne répondent à rien sur le plan biomécanique », comme le dit Dominique Chaland, ne sont pas encore assez remis en question, notamment dans les médias. « Il faut revenir sur le culte de la performance », acquiesce Philippe Campignion. Et Dominique Chaland d’ajouter « Il existe un plaisir dans le mouvement quand le geste est juste. Un corps désac-cordé, mal utilisé, se détruit. Mais quelqu’un qui a bien utilisé son corps vieillit mieux ».

Maïa Arnaud

« IL FAUT REVENIR SUR LE CULTE DE LA PERFORMANCE »Quant aux danseurs, « ils sont dans une recherche esthétique, ils font n’importe quoi sur le plan biomécanique » déplore Dominique Chaland. Philippe Campignion, qui est intervenu au Centre National de la Danse de Pantin, confie que « les danseurs s’intéressent à leur corps quand ils sont cassés, les jeunes s’en foutent ». La danse classique en particulier serait « une catastrophe », d’après Philippe Campignion. Quant à Christophe Bouquet, qui a fait beaucoup de sport plus jeune, il se demande « pourquoi on fait de l’EPS et pas de la danse-contact** à l’école ? C’est une pratique où l’on apprend à respecter son corps mais aussi celui de l’autre ». Un mardi matin, salle des Ovalistes à Lyon. Juli Allard-Schaefer, comédienne et fondatrice de la compagnie Les Messieurs Utopiques, propose à des comédiens un training corporel. Une trentaine de personnes assiste à cette première initiation qui va se poursuivre toute l’année. Depuis quelques temps la demande est forte. « Il est très important de connaître son corps pour être capable de lui demander quelque chose. Il faut être sain et en accord avec soi-même pour cela », revendique Juli Allard-Schaefer. Tout comme les musiciens et les danseurs qui s’entraînent quotidiennement, elle voudrait

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** Danse contemporaine et improvisée où les danseurs doivent toujours rester en contact.

L’artiste Zora Snake ne ménage pas son corps dans son spectacle Transfrontalier

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ARTiSHOK, le premier théâtre indépendant du Kazakhstan, a ouvert ses portes en 2001 à Almaty. Un théâtre contemporain qui aborde les sujets de la société kazakhe actuelle. Des histoires de malchanceux qui arrivent dans les métropoles, de pommes et de sous-sols.

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l paraît qu’Almaty, anciennement appelé Алма-Ата (« Grand-père pomme » en kazakh), est le lieu d’où vient l’ancêtre de la pomme que l’on con-somme aujourd’hui dans le monde entier. Légende urbaine ? Toujours est-il que cette histoire a donné

le nom à l’ancienne capitale du Kazakhstan. La plus grande ville du pays (et de l’Asie centrale), nichée dans la chaîne de montagnes de l’Alataou, dans le sud du Kazakhstan.

Lituanienne, j’ai vécu au Kazakhstan à partir de mes 5 ans, avant de m’installer en France en 2008. Pour moi, Almaty représente le sud, la fête, les gens cool, à la mode, qui écoutent de la bonne musique. Les trains qui font les allers-retours entre Almaty, la capitale culturelle, et Astana, la capitale administrative, sont souvent pleins. Ces vingt heures de route pour traverser 1200 km font partie de mes meilleurs souvenirs de premiers voyages entre amis.

« À CHAQUE FESTIVAL, C’EST COMME SI NOUS VENIONS D’UNE AUTRE PLANÈTE »Et c’est à Almaty qu’est né le premier théâtre indépendant du pays, « ARTiSHOK », en 2001. En faisant référence à un légume qui ne pousse ni ne se vend au Kazakhstan, les initiateurs avaient l’idée de surprendre le public local. Créé par une équipe de comédiens, metteurs en scène et managers, le théâtre a rapidement gagné en visibilité.

Anastasia Tarassova, très prise par son quotidien de directrice de théâtre, était en train de préparer le dîner

dans sa cuisine pendant que je lui posais des questions via Internet. « Nous avons deux objectifs, qui sont assez simples. C’est de développer le théâtre contemporain au Kazakhstan. D’être une sorte de pont, parce que le Kazakhstan est très éloigné des pays où nous nous rendons. Les nouvelles tendances d’ailleurs prennent beaucoup de temps pour venir ici, ou n’arrivent jamais. Le deuxième objectif, c’est de représenter le Kazakhstan et sa culture dans le monde. Il y a un intérêt, parce qu’à chaque fois que l’on vient sur un festival, c’est comme si nous venions d’une autre planète. »

Le théâtre n’a jamais reçu d’aide financière de la part de l’Etat ou d’institutions publiques. Cette indépendance est très importante dans l’esprit du théâtre. « ARTiSHOK est un théâtre unique, car nous choisissons notre propre pro-grammation, ce qu’aucun théâtre public au Kazakhstan ne peut se permettre de faire. » explique Anastasia.

Les pièces d’ARTiSHOK n’ont jamais été censurées par le gouvernement. D’ailleurs le théâtre n’a pas l’air de rencontrer de problèmes sur ce sujet. « Par rapport à la situation en Russie nous n’avons pas à nous plaindre. Nous avons un mauvais exemple juste à côté de chez nous. Actuellement, il y a des répressions des théâtres en Russie par rapport à leurs politiques de programma-tion. Nous, nous avons la possibilité de faire ce qu’on fait et ce qu’on veut faire », assure la directrice du théâtre. Récemment, Anastasia a même été invitée par un institut public en tant qu’experte des questions culturelles. « Ils savent qui nous sommes, ce qu’on fait. Et ils ont même voulu écouter ce que je pouvais leur raconter ».

HAMLET C’EST SYMPA, MAIS ARTiSHOK PERMET DE « SE VOIR » SUR SCÈNE Sans hésiter, j’ai contacté mon amie d’enfance Maia, qui habite à Almaty. Maia a 27 ans et elle travaille dans la sphère socio-culturelle. Pour elle, ARTiSHOK, c’est surtout « des spectacles originaux qui reflètent bien la vie au Kazakhstan. C’est super d’aller voir Shakespeare avec Hamlet et tout ça, mais quand c’est sur quelque chose que tu vis tous les jours… de voir les problèmes sociaux de chez nous, ça fait réfléchir. Ce sont les seuls qui font ça chez nous ».

Dernièrement, Maia est allée voir une des pièces d’AR-TiSHOK « ұят » (« honte » en kazakh). « C’est sur une fille de campagne très timide et réservée. Elle déménage dans une grande ville, et tombe enceinte. Elle a très honte de le dire à sa famille. Ça parle des choses qui nous dérange, qu’on essaie de cacher et qui peuvent mal se terminer. »

En y réfléchissant, je me suis rendue compte que je n’avais jamais assisté à une pièce de théâtre qui traitait

Какие в Казахстане артишоки?!*

* « C’est quoi ces artichauts au Kazakhstan ?! »

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du quotidien d’un-e jeune Kazakh-e dans le contexte actuel et que ça me donnait bien envie… Pour un public qui n’a jamais expérimenté de « se voir » sur scène, ça doit être étrange.

« Ici à Almaty les gens nous comprennent » explique Anastasia Tarassova. « On travaille ici depuis longtemps, il y a d’autres théâtres, des festivals… Bon, un festival. Mais ils font venir des pièces de théâtre contemporain d’autres pays. Donc ici le public est déjà formé. À Astana, les gens ont vraiment soif d’évènements culturels. Eux aussi, ils les accueillent chaleureusement. Mais nous ne sommes jamais allés dans d’autres villes au Kazakhstan. Là-bas, c’est sûr que les gens ne sont pas prêts ».

Financièrement, il est difficile pour ARTiSHOK d’organ-iser des tournées dans les petites villes. « À Astana, les gens ont de l’argent, ils sont prêts à payer. C’est donc possible d’amortir les coûts de location de la salle et des déplacements, mais pas dans d’autres villes… C’est pour ça qu’on n’y va pas », soupire Anastasia. Comme dans beaucoup d’autres pays, le niveau de vie des grandes villes du Kazakhstan est largement supérieur à celui des villes de taille moyenne et des zones rurales.

В ТЕСНОТЕ ДА НЕ В ОБИДЕ **À Almaty, les locaux du théâtre se trouvent dans le sous-sol d’un immeuble et accueillent au maximum 65 spectateurs. Sachant que l’équipe compte plus de 20 personnes et que certaines représentations nécessitent l’intervention de plusieurs personnes sur scène, l’endroit paraît vite petit. « Encore heureux, nous avons toujours eu ce sous-sol qui nous a permis de survivre dans les moments les plus difficiles », raconte la directrice du théâtre. « Mais il y a beaucoup d’artistes qui n’ont pas de local, qui vont d’un endroit à l’autre et qu’on héberge. Parce qu’à Almaty il n’y a pas de centre qui accueille les résidences artistiques, ni de projet de construction d’un tel lieu. Partant de ce constat, nous avons décidé de construire un grand local avec nos propres moyens. C’est ce qu’on fait aujourd’hui ».

Pour y parvenir, l’équipe de ARTiSHOK a lancé une grande campagne de crowdfunding et est aujourd’hui en train de construire un deuxième lieu de résidence. Plus grand, plus spacieux, avec encore plus de projets, plus d’art et de chocs. C’est tout ce qu’on leur souhaite.

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** “À l’étroit, mais pas offensé“ en russe. Peut aussi se traduire par : “Ce n’est pas dérangeant d’avoir peu d’espace si on s’entend bien”.

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UN CRI-ME ORDINAIRE : LA CULTURE DU VIOLDu théâtre, de l’intime et des coups d’œil sur la sphère publique, pour parler d’un sujet qu’on préfère voir loin de nous alors qu’il nous concerne toutes et tous et qu’il a même sa propre culture.

ar and Breakfast* au Théâtre des Clochards Célestes. Public en apnée, avalé par un dispositif scénique qui le place directement en avant-poste du drame qui va se jouer. Amine Kidia, le

metteur en scène, vient d’annoncer la suite : « Pays en guerre, Marion, une femme influente, et Le Soldat, affecté chez elle pour la protection de son foyer. Le Soldat réclame du sexe à Marion qui refuse. Il obtient ce qu’il veut à la fin de la scène ». Le ton est impassible. Je sens à côté de moi les corps se tendre alors que sous mes yeux s’opère un chantage abject. Pas besoin de violence physique. Il lui jette simplement à la figure une injuste réalité : elle a beau être puissante dans ses sphères, elle n’en demeure pas moins une femme. Une femme qui ne sait pas se battre, une mère qui ne pourra pas défendre ses enfants face à l’armée rebelle. Armée rebelle qui lui fera sans doute pire.

Ici, le viol s’inscrit dans la longue liste des atrocités de guerre. Il s’y trouve normalisé. Légitimé en tant que technique de torture ou de prise de pouvoir sur l’ennemi. Excusé au nom d’un « droit de baise » (pour reprendre le vocabulaire de la pièce) de soldats perçus comme victimes de leurs pulsions sexuelles. Un argument du manque, que l’on retrouve également en dehors du cadre de la guerre. Ce mythe d’un besoin naturel de sexe exclusivement présent chez les hommes confère au viol un caractère indérogeable : on ne pourrait rien y faire puisque cela est naturel. Sexisme grossier. On ne voudrait pas abaisser les hommes au rang d’animaux incapables de se contrôler.

LE VIOL COMME ARME DE GUERREL’immunité des violeurs de guerre est également inter-rogée dans Zig Zig, mis en scène par Laila Soliman. La pièce retrace le combat d’un groupe de femmes violées par des militaires britanniques pendant la révolution égyp-tienne de 1919. Appuyées par les membres du Wafd, parti nationaliste de l’époque, elles convoquent le tribunal de guerre. Après avoir subi des interrogatoires violents et sexistes, elles feront condamner les responsables. Rapidement, leurs témoignages seront repris dans les slogans et les négociations pour revendiquer l’indépen-dance de l’Egypte. Victoire cependant amère, puisque rayée de l’histoire officielle et sur laquelle plane l’ombre d’une instrumentalisation par le parti indépendantiste.

Cette pièce interroge le passé mais aussi l’Égypte d’aujourd’hui. En 2015, Amnesty International rapporte une recrudescence des violences envers les femmes. La même année, un autre rapport de la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme) s’inquiète d’une « hausse notable des violences sexuelles commises par les forces de sécurité égyptiennes » jouissant d’une impunité totale. Sont principalement visés les opposants politiques, les proches des Frères musulmans, les homosexuels et transsexuels. Ainsi, comme le souligne Marlène Schiappa, écrivaine et secrétaire d’État en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes, dans son livre Où sont les violeurs ?, le viol relève avant tout d’une question de domination sociale. Les femmes en sont les principales victimes mais elles ne sont pas les seules, l’affaire Théo** en est un cruel exemple récent.

« JE ME SUIS EXCUSÉE D’AVOIR EU HONTE »Selon une enquête « Cadre de vie et sécurité » de l’Insee (2010-2015), dans 90% des cas, les victimes de violences sexuelles connaissaient leur agresseur. Nous sommes bien loin du stéréotype du violeur inconnu surgissant de derrière un buisson en pleine nuit. Ce violeur existe bien sûr, c’est le Grand Méchant Loup, celui qui a formaté la notion de viol dans le consensus social, celui à cause de qui on prévient les jeunes filles de ne pas sortir seule la nuit, de ne pas porter d’habits trop courts. Et qu’un jour un prince viendra ; elles resteront à attendre sans bouger le baiser qui les délivrera de...de quoi déjà ? Non, le conte s’arrête là. Il est plus probable que derrière le Grand Méchant Loup, se cache toute une meute de loups protéiformes, et peut-être bien des crocodiles*** aussi.

*War and Breakfast, pièce de Mark Ravenhill , mise en scène par Amine Kidia, avec Claire-Marie Daveau, Marie Devroux, Lucile Marianne, Savannah Rol, Jessica Deniaud et Pierre Laloge

** L’affaire Théo est une affaire judiciaire relative à l’arrestation et au viol par des policiers d’un homme de 22 ans en février 2017.

***Projet Crocodiles est une bande-dessinée écrite par Thomas Mathieu dans laquelle les hommes sont tous des crocodiles et qui traite des violences envers les femmes.

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Il y a quelques temps, une amie m’a confié son témoi-gnage, celui d’un crime ordinaire, un viol commis par son colocataire au cours d’une soirée : « “Tu m’as fait passer pour un violeur”. Voilà ce que mon coloc m’a dit un mois plus tard et je me suis excusée. J’étais fatiguée, je n’avais plus envie qu’on en parle. Je me suis excusée d’être rentrée bourrée chez moi, de m’être écroulée dans mon lit, de n’avoir pas tout de suite compris ce qui se passait quand j’ai senti le corps de mon coloc sur le mien, de l’avoir laissé faire - j’étais abasourdie, tétanisée de ce qu’il était en train de faire -, je me suis excusée d’avoir eu honte que mes autres colocs nous voient en train de faire ça. Je me suis excusée d’avoir fermé les yeux parce que je ne voulais pas avoir d’images pour me souvenir, action inutile parce que le corps se souvient. »

Je lui ai demandé si elle avait porté plainte. Elle m’a répondu que pour cela, il faut d’abord se rendre compte de ce qui s’est passé. « Je n’étais pas dans la bonne case », m’a-t-elle résumé. « J’étais bourrée (quelle idée de se mettre dans cet état) – il était tard (pas une heure pour rentrer) - à poil, oui je dors toute nue (j’aurais au moins éviter la question insensée de “qu’est-ce que vous portiez au moment des faits ?”) – aucune marque de violences (donc consentante). » Elle en a parlé à ses autres colocataires. Des confrontations ont eu lieu et puis elle s’est excusée et les choses se sont tassées.

EXCUSER L’AGRESSEUR, ACCABLER LA VICTIME « Les hommes condamnent le viol, ce qu’ils pratiquent c’est toujours autre chose », écrit Virginie Despentes, dans King Kong Théorie. Ce que met en évidence War and Breakfast, Zig Zig et l’histoire de mon amie : la culture du viol. C’est-à-dire des attitudes et des pratiques qui amènent à tolérer, minimiser voire accepter le viol. Un processus qui renverse le rapport agresseur-victime. Selon la situation, on en vient à excuser l’agresseur et accabler la victime dont on remet même en cause la fiabilité des paroles.

De plus, ou bien la victime ne considère pas cet acte comme un viol ou bien elle porte l’acte en honteux sou-venir et préfère se taire, s’isoler, quitter son entourage si son violeur en fait partie. Comment dénoncer un proche, comment dénoncer un amoureux ? Un autre effet néfaste est de dicter aux femmes une conduite à tenir pour éviter de subir un viol, conduite qui restreint leur liberté de circulation, de s’habiller, de se comporter...mais on ne nous apprend pas à nous défendre, à nous battre ou à réagir face à un violeur. Et on n’apprend pas non plus aux personnes à ne pas violer. Pour écrire cet article, j’ai parcouru le net et j’ai été surprise par le nombre de chansons, de films, de programmes télé qui véhiculent la culture du viol : James Bond qui, n’écoutant pas les protestations de sa partenaire, continue de l’embrasser et de l’écraser. France Gall qui chante, dans Si j’étais un garçon, qu’elle connaît bien les filles et que quand elles disent non, il faut insister et ça devient « oui », ou encore, un candidat d’une télé-réalité qui, très fier de lui, nous explique la stratégie féminine qui consiste à faire semblant de résister aux avances des hommes pour provoquer plus de désirs chez ces messieurs... Voilà donc, où nous en sommes. Heureusement, il y a aussi des perles et notamment en musique avec Georges Moustaki et sa Chanson cri.Des paroles qui mettent en avant la responsabilité de tout un chacun dans une société patriarcale en soif de domination.

A l’heure où je termine ce texte, j’ai été happée par un article de Mediapart. Une enfant de 11 ans a été violée par un homme de 28 ans qu’elle avait déjà rencontré. Parce qu’elle a subi l’acte sans protester, le parquet du Val d’Oise a qualifié son acte, non de viol, mais d’atteinte sexuelle. Selon eux, elle était consentante... Charlotte Thouilleux

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Le spectacle égyptien Zig Zig, mis en scène par Laila Soliman

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ÉGALITÉ HOMMES/FEMMES : LE COMPTE N’Y EST TOUJOURS PAS

ssises autour d’un verre, nous discutons avec Chloé Bégou et Anne Grumet, présidente et co-fondatrice de H/F Auvergne-Rhône-Alpes, une association qui lutte pour l’égalité hommes/femmes dans les arts et la culture.

En s’installant, Anne Grumet cite une conférence vue récemment : « Compter, c’est faire reculer l’ignorance. J’adore cette phrase ! Compter c’est ce qui permet d’ob-jectiver les choses ». Il faut donc compter, encore et encore, pour ne pas laisser les chiffres stagner.

« COMPTER, C’EST FAIRE RECULER L’IGNORANCE »En ce début de saison culturelle, nous avons donc épluché les programmes de dix théâtres du Grand Lyon, à la recherche de la parité. Nous ne l’avons pas trou-vée. Si l’on considère le nombre de metteuses-teurs en scène, chorégraphes, directrices-teurs musicaux pro-grammés cette saison, la moyenne de ces théâtres est de 30% de femmes pour 70% d’hommes. Notons tout de même que sur ces dix établissements, quatre sont dirigés par des femmes. Le festival Sens Interdits compte lui aussi. Cette année, sur les spectacles présentés, 47% sont mis en scène par des femmes et 42% des textes sont écrits par des autrices. Pour qui s’y intéresse, la parité n’est donc pas le Rhône à boire. UNE PRISE DE CONSCIENCE RÉCENTEEn 2006 est publié le premier rapport Reine Prat, du nom de son autrice, chargée de mission au ministère de la Culture. Le texte révèle l’ampleur de l’inégalité femmes/hommes dans le domaine des arts et de la culture. Alors que les femmes représentent 51,4% de la population française (recensement 2004), et une large majorité des spectateurs de théâtre, en 2006, 92% des directions du théâtre

Au début du XXème siècle, Virginia Woolf écrivait : « La littérature est appauvrie, au-delà de ce que nous pouvons en juger, par toutes ces portes qui ont été refermées sur les femmes ». Ce constat pouvait déjà, à l’époque, s’appliquer à l’ensemble de la création artistique. Un siècle plus tard, qu’en est-il de l’égalité hommes/femmes dans le milieu culturel ? Focus sur Lyon et les partenaires du festival Sens Interdits.

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public sont occupées par des hommes.85% des textes que nous entendons quand nous allons au théâtre ont été écrits par des hommes. 78% des spec-tacles ont été mis en scène par des hommes. Dans 78% des cas la scénographie a été réalisée par un homme, dans 88% des cas pour la création sonore et dans 84% pour la création lumière. Cette année-là, Reine Prat fait le tour des régions pour présenter son travail aux instances concernées. Anne Grumet se souvient des réactions après son passage en Rhône-Alpes en 2007. « C’était un événement, une catastrophe ! On était dans un état de sidération absolue… On se disait : qu’est-ce qu’on en fait, mainte-nant que les chiffres sont sur la table ? ». Mais comment expliquer ces chiffres ? Les femmes sont-elles moins nombreuses à choisir le théâtre ? Non. Elles représentent même une large majorité des élèves en art dramatique dans l’enseignement initial (66% en 2006). Cette année, la promotion entrante de l’ENSATT (École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre) de Lyon, est composée à 75% de filles. Mais on assiste ensuite à un impressionnant phénomène d’évaporation, puisque les chiffres s’inversent complètement dans le monde professionnel. 95% DU BUDGET DES CENTRES DRAMATIQUES AUX MAINS DES HOMMESAlors sont-elles moins talentueuses ? Un mythe d’une sélection au talent démonté « en trois coups de cuillère à pot » ironise Anne Grumet. Sur le même ton, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes, déclarait en 2013 : « Certains, certaines voudraient nous faire croire que cette situation est justifiée par les mystères insondables du talent et du génie humains qui, comme chacun le sait, se trouvent si imparfaitement et si injustement répartis entre les sexes depuis toujours… ».

Au delà du seul talent, la réussite d’un parcours pro-fessionnel et sa reconnaissance médiatique dépendent aussi du temps, des moyens financiers et des appuis dont un artiste peut disposer. Et lorsque que l’on se penche sur ces moyens financiers, les chiffres sont éloquents. Prenons les subventions accordées par la Drac Rhône-Alpes en 2006 : en moyenne, une compagnie conventionnée dirigée par une femme bénéficiait alors de trois fois moins de subvention

qu’une compagnie dirigée par un homme.

En ce qui concerne l’appui médi-atique, le Théâtre National

Populaire s’est livré à une revue de presse théâtrale quotidienne : 750 articles ont été comptabilisés de novembre 2006 à janvier 2007 dans la presse régionale et nationale. Parmi eux, 16 étaient

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consacrés aux travaux de femmes de théâtre, dont deux étaient des comédiennes. Moins de 2% de l’attention de la presse écrite s’est donc portée sur des travaux de metteuses en scène, alors qu’elles représentent, environ 33% des compagnies subventionnées par le ministère de la Culture. LE POIDS DE L’HISTOIRECes inégalités sont ancrées depuis le XVIIème siècle. Jusqu’alors, les hauts lieux de culture se trouvaient dans des salons tels que celui de Madame de Rambouillet. Mais sous Louis XIII puis Louis XIV sont mises en place nos grandes institutions culturelles comme l’Académie Française ou la Comédie Française, qui contribuent à exclure les femmes du secteur culturel. L’Académie Française va jusqu’à faire disparaître des dictionnaires le mot autrice, tout en faisant naître le terme d’actrice, perpétuant la figure de l’homme créateur et de la femme muse/interprète.

À la même période apparaissent les premiers quotas « genrés », au sein de l’Académie de Peinture… pour faire une place aux hommes. L’institution étant très féminisée, il a fallu mettre en place des quotas pour diminuer le nombre de femmes et imposer une sorte de parité (de même qu’aujourd’hui encore, les seuls quotas, parfois informels, visent à favoriser l’entrée des garçons dans les écoles nationales supérieures de théâtre, en leur garan-tissant le même nombre de places qu’aux filles pourtant deux fois plus nombreuses à passer les concours). Résultat de cette politique : plus de trois siècles s’écoule-ront entre la création de l’Académie Française et l’entrée d’une femme en son sein (Marguerite Yourcenar en 1980). Des effets qui perdurent aujourd’hui : entre 1980 et 2016, seulement trois femmes se sont vues attribuer le Molière du metteur en scène ou de l’auteur. LA CULTURE À LA TRAÎNE DERRIÈRE LE SPORT ET L’ARMÉEAujourd’hui encore, à cause de cette absence de modèles dans une histoire des arts qui a exclu ou oublié les créatrices et leurs œuvres, l’impossibilité pour une femme de choisir certaines voies professionnelles ou à candidater aux postes à haute responsabilité reste ancrée dans les schémas de pensée. Autre facteur, les réseaux de solidarité masculine qui n’ont presque pas d’équivalent féminin. Chloé Bégou nous rappelle que « le métier de metteur en scène vient encore beaucoup de celui de comédien ». Puisque les femmes sont moins distribuées et dans des rôles de

moindre importance, elles sont donc moins visibles et ont moins de liens avec les directeurs-trices des lieux susceptibles de les programmer quand elles décident de devenir metteuses en scène.Aujourd’hui, un épais brouillard recouvre le petit monde de l’art. Persuadé d’être, de fait, l’incarnation de l’ouver-ture d’esprit et de l’élévation sociale, le milieu reste hermétique aux critiques. On s’indigne devant les chif-fres mais, en dix ans, la situation n’a presque pas bougé. « Une femme dans l’armée a plus de possibilités de

Étude sur la répartition des moyens de production en 2004 dans les CentreDramatiques Nationaux et Régionaux

# Les femmes assurent 8,8% des directions.

# Elles disposent de 4,6% du budget global de ces établissements.

# Les hommes disposent donc de 95,4% du budget global consacré en France à la décentralisation dramatique.

# Le budget moyen d’un de ces établisse-ments est de 3.396.769 €. Quand il est dirigé par un homme, il s’élève en moyenne à 3.510.639 €, quand il s’agit d’une femme le budget moyen est de 2.030.333 €.

# Sur les saisons 2002-2003 et 2003-2004, on comptait 82% d’hommes parmi les artistes invités pour des productions ou coproductions.

# Le coût moyen du montage d’un des spectacles produits par ce réseau était de 72.200 €.

#Quand il est mis en scène par un homme, son coût moyen s’élève à 77.271 € contre 43.791 € pour une femme.

Source : Rapport Reine Prat

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carrière que dans le secteur culturel », rappelle Chloé Bégou. « Après la prise de conscience, l’armée a été plus pragmatique tandis que la culture a sa part d’irrationnel qui couvre tout. On est toujours dans le mythe du talent », regrette-t-elle. Même écart avec le domaine du sport, où l’Etat encourage les structures qui suivent une politique vertueuse sur les questions de parité. Ce facteur joue sur l’attribution des subventions. Pas dans la culture.

DES MESURES COERCITIVES ? VERS « L’ÉGA-CONDITIONNALITÉ »Lors des états généraux de l’Egalité de 2016, H/F a réussi à faire signer par le ministère de la Culture, la région Auvergne-Rhône-Alpes, la Métropole de Lyon, les villes de Clermont-Ferrand et Villeurbanne, une déc-laration d’intention pour mettre en place une politique d’égalité dans la culture. « Maintenant il faut la mettre en œuvre, c’est l’enjeu de l’année qui vient. Il faut trans-former cet outil en actions concrètes. » nous dit Anne Grumet. À l’initiative d’Aurore Evain, H/F organise ainsi partout en France les “Journées du Matrimoine”, afin de sortir de l’oubli et préserver les créatrices du passé et leurs œuvres.

Depuis 2005, des lois ont été mises en vigueur con-cernant les inégalités femmes/hommes. Mais aucune mesure coercitive n’a été prise en cas de non-respect de ces lois. Rien n’oblige les structures à inverser la tendance. Et, sans sanctions à la clé, l’égalité peine à évoluer. Le vivier de créatrices serait pourtant suffisant pour que ces mesures ne soient pas une entrave à la qualité et à la liberté de programmation.

CONTINUER DE COMPTEREn dehors de son activité à H/F, Anne Grumet est égale-ment membre du HCE (Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes), un organisme mis en place en 2013 qui examine les politiques de l’État en la matière. Dans un rapport qui sortira prochainement, il est question de mettre en place le concept « d’éga-conditionnalité » : c’est-à-dire de conditionner les subventions à la politique d’égalité. C’est la première fois en France qu’on parle de telles mesures pour la culture.

En attendant les réformes nécessaires, une veille statistique sur la programmation, les attributions de subventions et de postes a été mise en place par plu-sieurs institutions (DMDTS, SACD, HCE…). Un premier palier visé s’élève à 33%. À partir de ce chiffre on con-sidère que les femmes ont atteint le seuil de visibilité. Autrement dit, pour qui n’a pas les chiffres sous les yeux, ce seuil donne l’impression d’une égalité de présence

* Étude menée sur la programmation de demi-saison

Répartition H/F des artistes qui signent les spectacles de cette saison 2017/18 dans les principaux théâtres de l’agglomération lyonnaise

Célestins, Théâtre de Lyon

Théâtre Nouvelle Génération

Théâtre de l’Elysée*

Théâtre de la Renaissance

Théâtre de Vénissieux

Théâtre Jean Marais

Théâtre National Populaire

Maison de la Danse

Théâtre de Givors

Théâtre de la Croix Rousse

27 hommes pour 10 femmes

14 hommes pour 7 femmes

7 hommes pour 2 femmes

22 hommes pour 10 femmes

16 hommes pour 6 femmes

14 hommes pour 7 femmes

11 hommes pour 4 femmes

27 hommes pour 18 femmes

14 hommes pour 6 femmes

17 hommes pour 8 femmes

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dans le paysage artistique. L’objectif ultime étant une réelle égalité. Une égalité qui ne devra pas se limiter aux discriminations de genre. Car le milieu culturel a encore à déconstruire de nombreuses strates de dis-crimination pour parvenir à une représentativité réelle de notre société, et en finir avec la figure de l’homme blanc hétéro-normé comme unité de mesure. Béatrice Bienville et Laurene Mazaudier

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LA COLOMBIE VEUT TOURNER LA PAGE DES FARCCette année, la Colombie est à l’honneur avec l’année France-Colombie, un échange binational visant à renforcer les relations entre les deux pays à travers différents projets : culturels, artistiques, scientifiques et institutionnels. Décryptage à la suite d’une conférence à l’IDHL (Institut des Droits de l’Homme de Lyon) le 15 septembre 2017.

* 1966

Fondation officielle des Farc après

plusieurs années de guérilla

* 9 Avril 1948 Assassinat de l’homme politique Jorge Eliécer Gaitán suivi de violents attentats à Bogota

* 20 Juillet 1819Indépendance de

la Colombie

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* 4 Juillet 1991

Nouvelle constitution colombienne en faveur des Droits de l’Homme

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* 26 Septembre 2016 Traité de paix entre le peuple colombien et les Farc

* 6 Octobre 2016

Le référendum sur le pardon aux Farc est rejeté avec 51%

des suffrages

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histoire de la Colombie débute en 1810. Elle regroupe alors quatre pays : l’Équa-teur, le Venezuela, le Panama et l’actuelle Colombie. C’est le 20 juillet 1819, à la suite de la Reconquista par les Espagnols, qu’elle trouvera son indépendance.

Depuis, la Colombie a subi près de 60 ans de guerre dont une grande partie oppose les Farc au peuple colombien. Entre 2002 et 2010, l’ancien président Alvaro Uribe mène une grande bataille contre les Farc qui représentent alors 60% des conflits. Aujourd’hui le peuple reste très divisé sur la question du pardon, comme le dit Julian Carretero, étudiant en Master 2 Histoire des Droits de l’Homme : « On peut s’en rendre aisément compte à la suite du référendum sur l’accord de paix avec les Farc, d’octobre 2016. Il a été rejeté à 51%, avec près de 60% d’absten-tion. Cette césure nette représente bien l’état d’esprit actuel des colombiens entre ceux qui ont l’espoir que la paix perdure et ceux qui n’y croient plus ».

« LA CULTURE POUR RÉPARER UN PEU CE QUE LA GUERRE A FAIT »Mais si la Colombie reste marquée par ces années de conflits, elle n’en est pas moins désireuse de changer les mentalités, avec l’art notamment. « La musique et la danse sont deux arts qui ont toujours été très importants en Colombie », souligne Mateo Jaramillo, journaliste colombien installé en France. « Il existe beaucoup de manifestations artistiques pour la paix et contre la vio-lence : beaucoup de graffitis et de pièces de théâtre ». Mais la violence reste un sujet « très présent dans la culture colombienne », rappelle le jeune homme. « La culture permet de toucher les jeunes et davantage de personnes quand elle se trouve dans la rue, comme les cultures urbaines par exemple ». Bien souvent, les jeunes qui ont peu d’accès à l’éducation se tournent vers le narcotrafic ou la guerre. « Ils voient ça comme une porte de sortie, or la culture permet parfois d’éviter de prendre ce chemin puisqu’elle dénonce la violence de la guerre ». Sabine Vasselin

* Début 2017 Désarmement des Farc via l’ONU

* 31 Août 2017

Création de Force alternative révolutionnaire commune, le

nouveau parti politique légal issu des Farc

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Parmi les trois pièces traitant des cicatrices de la Colombie, Mujer Vertical transpose Femme Verticale d’Éric Massé dans une version revisitée. Interview du metteur en scène lyonnais.

FRANCE-COLOMBIE : UN ÉTAT D’ESPRIT COMMUN

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ujer Vertical, c’est avant tout Femme Verticale, une création sur l’émanci-pation féminine française. Si Femme Verticale est un solo interprété par Éric Massé, la version Mujer Vertical ajoute

à la pièce quatre femmes colombiennes : une comédi-enne célèbre, une ex-paramilitaire, une ex-Farc et une victime civile. POURQUOI TRANSPOSER FEMME VERTICALE À MUJER VERTICAL ?Nous sommes dans l’année d’échanges France Colombie. L’idée était de trouver un projet qui mêle les histoires des différents pays. Actuellement, ce qui fait la singularité de la Colombie c’est qu’il y a des femmes qui se sont inves-ties dans des groupes armés extrêmes et qui, d’un seul coup, vont se retrouver à regagner la société civile. Que vont-elles devenir ? Elles ont un engagement politique et une capacité au combat, non plus avec les armes, mais avec la législation, avec la langue.

Les deux pièces traitent toutes deux du féminisme, mais Mujer Vertical est également basée sur des témoignages de parcours de femmes pendant une guerre civile et sur leur positionnement à l’heure de la pacification. Nous avons voulu réunir sur un plateau des femmes qui partic-ipent au paysage socio-politique actuel mais qui, malgré leurs différents parcours, vont être unies par un désir commun : aller vers la pacification. Comment pacifier, comment pardonner, comment construire à partir de ces histoires et de ces blessures qui ont eu lieu ? Le projet s’est créé autour de ces problématiques, c’est-à-dire à la fois la question du féminisme et en même temps la question des femmes dans la guerre, après la guerre et dans la pacification.

POUVEZ-VOUS NOUS PARLER DE VOTRE PROCES-SUS DE CRÉATION ET NOTAMMENT DE VOTRE TRAVAIL DE RÉÉCRITURE ?Il y a deux lignes d’écriture : l’écriture existante, avec certains textes français repris et d’autres textes revis-ités, redistribués et réadaptés au contexte colombien. La prospection a été faite en deux temps : pour les textes français nous avons cherché les textes qui résonnent et qui ont un intérêt dans le contexte actuel en Colombie. Et pour les textes colombiens, c’est Florence Thomas* qui, sur place, a choisi des textes culturels et popu-laires, restant cependant ironiques et permettant d’avoir quelque chose d’assez mordant. S’ajoutent ensuite les testimonios, qui sont des témoignages recueillis lors de ma rencontre avec les comédiennes en Colombie. J’ai pris le temps avec chacune pour travailler autour de leur parcours. Je leur ai demandé de me raconter leur histoire à partir de la citation de Simone de Beauvoir “On ne naît pas femme, on le devient”. Les comédiennes ont toutes pris un temps pour former leur témoignage autour de cette phrase. POURQUOI LE CHOIX DE CES QUATRE FEMMES PLUS PARTICULIÈREMENT ?Politiquement c’était plus intéressant. C’est comme imaginer réunir sur la scène française quelqu’un d’ex-trême droite et d’extrême gauche. Je souhaitais des femmes qui assument de parler ouvertement de leur histoire, de ces extrêmes, et qui en même temps sont dans une recherche commune de pacification.

Il y avait déjà l’idée d’avoir une ex-Farc et une paramili-taire. Là, c’est très intéressant parce qu’elles ont chacune des parcours assez étonnants : l’une parce qu’elle est devenue commandante et a obtenu un niveau dans la hiérarchie des paramilitaires très élevé et très rare pour une femme, l’autre parce qu’elle a développé un journal

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dessiné de son histoire, qu’elle a réalisé alors qu’elle était en prison, à l’âge de 15 ans quand elle a été arrêtée après avoir passé 10 ans dans la jungle. Donc ces deux femmes créaient déjà ces deux extrêmes. Ensuite on a deux personnes de la société civile, deux leaders : une leader afro qui fait partie d’une communauté du nord de la Colombie, descendante d’es-claves, et qui a été victime de violence de la part des paramilitaires. Et puis ensuite on a Alejandra Borrero qui est leader sur les droits des femmes, qui a imaginé un festival devenu national. AVEZ-VOUS RENCONTRÉ DES DIFFI-CULTÉS À TRANSPOSER CETTE PIÈCE EN COLOMBIE ?La difficulté, c’était de trouver com-ment se raconter et témoigner tout en protégeant les participantes. L’autre dif-ficulté c’est la réaction du public. On se demande si tel ou tel sujet passera dans le pays. En réalité, la réaction reste la même. Par exemple, pour les textes de Virginie Despentes, en France comme en Colombie le public rit sur les mêmes moments, ce qui veut dire qu’il y a un état d’esprit commun. Propos recueillis par Sabine Vasselin

*Florence Thomas est autrice, éditorialiste, psychologue, féministe activiste et vit en Colombie depuis 1967

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ALEJANDRA BORRERO, FEMME D’ENGAGEMENTSAlejandra Borrero. Son nom ne vous dit peut-être rien mais il s’agit pourtant d’une véritable star en Colombie et d’une figure de proue des luttes féministes et LGBTQ. Collaboratrice et actrice sur le projet Mujer Vertical, porté par Éric Massé, Alejandra Borrero a mené bien des combats en tant que femme, contre les discriminations et pour la paix.

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lejandra Borrero est née en 1962 à Popayán, une petite ville conservatrice sud colombi-enne. Elle se passionne très jeune pour le théâtre et obtient dès l’âge de 14 ans un prix d’interprétation dans un Molière joué

au sein d’un festival franco-colombien. Jeune adulte, le cinéma lui tend les bras, mais c’est surtout grâce à ses rôles dans des telenovelas, ces feuilletons quotidiens à succès, qu’elle deviendra très célèbre et admirée du grand public.

Mais Alejandra Borrero est loin d’être une figure lisse à la manière des stars américaines des soap opera. En 1998, un virage décisif s’opère dans sa vie publique et privée lorsqu’elle révèle au grand jour son homosexualité. Pour préserver sa famille, elle aura tenté pendant des années de sauver les apparences. Sa révélation sera mal reçue, et son coming out la conduira à quatre ans de retrait et de profonde dépression aux Etats-Unis. Elle n’en revi-endra que plus forte et plus engagée. Quelques années plus tard, elle revient sur cette période à l’occasion d’une interview télévisée de Punto Colombia : « Nous ne sommes pas habitués à dire la vérité en Colombie. Tout fonctionne si rien ne se dit. […] J’ai essayé. Mais je crois que nous avons tous un rôle à jouer, et le mien était d’en finir avec le mensonge ».

SORTIR DES STÉRÉOTYPES NOCIFSÀ son retour à Bogota, elle met toutes ses économies dans l’achat d’un théâtre qu’elle nommera La Casa Ensamble. Cette « maison assemblée » est un lieu d’accueil pour toutes les formes artistiques, capable de présenter quatre représentations en simultané. Dans ces mêmes locaux, Alejandra a également créé une école de théâtre, La Escuela de la Casa E, où elle pro-pose une approche très sensible du théâtre, dans le respect des acteurs et actrices en tant que personnes, et avec un souci de sortir des clichés et des stéréotypes nocifs. Son mot d’introduction sur le site de l’école est éloquent : « Nous ne voulons pas seulement former de grands acteurs mais aussi des êtres humains capables de changer le monde ».

Alejandra Borrero ne s’en tient pas à sa double-activité de directrice, elle est également une figure militante, engagée dans le combat contre les violences faites aux femmes et pour la paix. La Casa Ensamble programme ainsi depuis 2014 Ni con el pétalo de una rosa, un festival international dédié à la lutte contre les violences faites aux femmes à travers des disciplines artistiques variées (théâtre, danse, arts visuels…). Récemment, elle a égale-ment été à l’initiative de Victus, un projet théâtral qui réunit tous les acteurs du conflit colombien, les victimes comme les anciens paramilitaires et les guérilléros. Dans l’hebdomadaire Semana, elle définit ce travail comme une œuvre pour la réconciliation et déclare : « c’est sans aucun doute le travail le plus sérieux que j’ai fait de ma vie. Je l’ai fait avec crainte, mais aussi avec une grande responsabilité ».

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« JAMAIS JE N’AVAIS MIS MES PROPRES MOTS »Ce travail mené avec Victus a nourri sa collaboration avec Éric Massé sur Mujer Vertical. Trois des actrices sont issues du projet Victus : María Alejandra Martínez, Julisa Murillo et Ana Milena Riveros. Sur ce projet, Alejandra souhaite faire entrer en résonnance les textes féministes français, et aussi colombiens, avec la dure réalité vécue par les femmes colombiennes lors des récents conflits.

On entend dans Mujer Vertical une multitude de voix : des témoignages de victimes du conflit, d’intellectuelles, d’artistes, de journalistes ou encore de politiques. Mais c’est aussi l’occasion pour Alejandra de faire entendre sa propre voix, de dire des choses qu’elle n’a jamais dites, et de les révéler dans la pièce à travers un monologue. Dans un entretien avec Mujeres Confiar, elle confie : « Je n’avais jamais parlé sur un mode personnel, jamais je n’avais mis mes propres mots, tout cela est assez intime pour moi ». Bien qu’intimes, nul doute que les paroles de cette femme combative, aussi bien dans la vie privée que dans sa démarche artistique et son engagement militant, inspirera toutes les femmes et les hommes du public.

Maïté Cussey

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VENGEANCE OU PARDON ?Génocide, violences armées, oppressions…comment pardonner lorsque l’on a été confronté au pire ? Comment ne pas céder à la haine et à la vengeance ? Pour les victimes, comme pour les bourreaux, le pardon représente un coût psychologique et social considérable. Cherubin, demandeur d’asile congolais, en a discuté avec un jeune Colombien rescapé des Farc.

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e soleil de ce début d’été inonde le parvis de la gare de Saint-Etienne Châteaucreux. Il est quatre heures de l’après-midi lorsque j’interviewe Juan Moreno, vêtu d’une chemise blanche à manches longues pliées et d’un jean noir. Nous sommes assis sur un banc.

Je suis originaire du Congo Brazzaville, témoin et victime des guerres qu’a connues mon pays en 1993,1997,1998 et témoin des récents troubles générés par la réforme constitutionnelle de 2015. Juan Moreno a 21 ans. Pendant son enfance, ce Franco-Colombien a été l’une des victimes des guérilleros des Farc (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie, devenues aujourd’hui un parti politique, les Forces Alternatives Révolutionnaires de Colombie). Le jeune homme est actuellement en fin de formation professionnelle dans une entreprise stéphanoise. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois lors d’un concert à Lyon. Il m’avait alors parlé de son vécu, de la vie d’otage avec ses parents en Colombie et son désir de vengeance envers les Farc qui continuait de hanter ses pensées.

Après avoir ensanglanté la Colombie pendant près de 50 ans, la guérilla vient de rendre les armes au printemps 2017, après un accord de paix historique signé en 2016. À la fin du mois de mai 2017, près de 600 guérilleros des Farc venaient d’être libérés et graciés, en accord avec une loi d’amnistie adoptée par le parlement colombien en décem-bre 2016. De quoi raviver de tristes souvenirs pour Juan. La mémoire de ses parents, ayant subi les sévices de la guérilla lors de leurs captures dans la jungle colombienne.

SORTIR DE LA JUNGLE, TOURNER LA PAGELa vie d’otage était difficile, se souvient-il. « Il fallait se lever tôt pour remplacer la garde et patrouiller toute la journée à tour de rôle ; tout tournait autour du trafic de stupéfiants ». Pudiquement, le jeune homme évoque ces femmes « soumises au viol systématique », certaines ne trouvant d’autre issue que d’uriner sur leurs vêtements pour faire fuir leurs agresseurs. « D’autres accouchaient dans la jungle sans les soins requis. Il était impossible de passer des jours au même endroit, on se déplaçait sans arrêt et cela devenait une routine », raconte Juan.

Une routine qui prendra fin en 2006. Juan a tout juste dix ans. « Cette année-là, après une attaque par l’armée régulière sur les positions des guérilleros, ma famille et moi avons été libérés des Farc», se rappelle-t-il. Ils resteront deux mois dans une caserne militaire avant de s’exiler en Argentine puis en France.

LE CERCLE VICIEUX DE LA VENGEANCEMais une fois franchie la lisière de la jungle, le jeune homme a-t-il pu tourner la page ? Comment a-t-il vécu le traité de paix et les promesses d’amnistie qui ont suivi ? « Les regrets ne servent à rien, je ne vois aucune bonne solution avec les Farc », soupire Juan. Chrétien, le jeune homme se nourrit de textes sur le pardon glanés sur Internet. « On peut présenter des excuses quand on a causé un désagrément sans le vouloir, sous le coup de l’énervement par exemple », résume-t-il. « Mais lorsqu’on décide de faire le mal en connaissance de cause, dans ce cas, les excuses ne conviennent pas car elles nient la gravité de l’acte, elles font croire que nous sommes excusables », tranche-t-il.

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Il parle de manière pédagogique, presque professorale, avec son fort accent espagnol. Bien que nous soyons perturbés par le vent et le bruit des passants qui tra-versent la gare, mon attention reste braquée vers lui. Son discours sur le pardon a suscité ma curiosité. Juan poursuit, en étouffant un rire. « Non, je ne crois pas qu’une situation aussi dramatique puisse s’effacer par un simple pardon ».

Si le pardon semble hors de portée, ne reste-t-il que la vengeance pour obtenir réparation ? Pas davantage, estime le jeune homme. « D’une certaine manière, cela me fait penser à un carrefour ou une roue qui tourne parce que le crime sème la vengeance, qui appelle le crime… C’est un cercle vicieux ».

« SOIF DE JUSTICE »En l’écoutant, je pense à une citation de Jean-Baptiste Blanchard, un jésuite français. « Une âme généreuse ne se venge point. Ce n’est pas une marque de lâcheté et de faiblesse, comme on le croit communément », écrit-il dans Les maximes de l’honnête homme (1772). « C’est au contraire la preuve du plus grand cour-age, se vaincre soi-même et surmonter le désir de la vengeance, ce désir qu’il paraît si naturel et si doux de satisfaire, c’est la plus belle de toutes victoires ». Exit donc la loi du talion. Œil pour œil, dent pour dent, très peu pour Juan, qui poursuit son raisonnement.

« Pour moi, pardonner l’impardonnable c’est ordon-ner de réprimer nos haines et nos emportements ».

Mais plus qu’un pardon, Juan attend aujourd’hui des actes du gouvernement colombien. Pour lui, l’amnistie accordée aux guérilleros qui avaient pris sa famille en otage est un déni de justice. « L’écrasante majorité des Colombiens savent que les maux créés par les guérilleros sont les conséquences de longues années d’impunité de la part du gouvernement. Aujourd’hui, nous avons une légitime soif de justice », martèle-t-il.

En attendant cette justice qui tarde trop à ses yeux, Juan tente de faire face à son passé depuis la France où il s’est installé désormais. En pensant de temps à autre à une éventuelle rencontre avec ses agresseurs. « Je le souhaite ardemment, même si j’ai peur que ça réactive toutes mes souffrances », assure-t-il. « Je veux montrer aux guérilleros la douleur infinie qu’ils ont causée ».

Une averse vient nous déloger de notre banc. Dans la cohue de la gare, chacun s’apprête à repartir. Au moment de se séparer Juan ajoute : « Et surtout, si je rencontre les guérilleros, je veux les encourager à se tourner vers une nouvelle vie plus juste, pour qu’une telle misère ne puisse plus se vivre à l’avenir en Colombie ».

Bob Cherubin Emerson Mombo

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SUR LES PLATES-BANDES DE LA MÉMOIREDans Titre provisoire, une vieille cassette audio retrouvée dans une maison familiale sert de point de départ à un récit sur l’exil. Ou comment compléter nos souvenirs fragmentés.

u fond de nos armoires s’entassent des sou-venirs et breloques d’un temps passé, que l’on s’obstine à conserver, bien au chaud, imbriqués les uns contre les autres. On ne peut s’empêcher de rêver à l’histoire de ses

objets désormais si froids, au passé fané. En regardant les photographies, les images divaguent et les récits déforment. Reste, seule, l’amertume d’un regret, la saveur d’un mouvement figé. Les photos percutent les limites de la mémoire. Comment raconter l’essence de ces instants dans toute leur fragilité ? Que s’est-il passé juste avant le déclic fatidique ? Qu’a-t-il bien pu se passer après ? Que s’y disait-on ? La photographie ne le dit pas mais rapporte avec puissance un témoignage singulier dont les acteurs gardent le secret.

Cependant, le secret capturé peut parfois être ravivé par de petits objets cachés et oubliés dans les greniers de nos grands-parents. Des indices, des lettres, rappellent parfois plus en détails ces souvenirs coincés entre les angles d’une photo mal cadrée. Bien souvent, ils atten-dent patiemment, sous la poussière qui s’entasse heure par heure, mois par mois, générations après générations, jusqu’au jour où la mémoire agite ses bras et appelle au secours. C’est alors que les témoignages familiaux oubliés s’entremêlent pour reprendre vie, reprendre corps. Véritables trésors entassés dans les greniers de

la mémoire, ces quelques objets fébriles se métamor-phosent petit à petit en révélateurs authentiques d’une histoire jusqu’alors en pointillée.Un rembobinage ? En quelque sorte. Les bobines du temps écoulé jusqu’ici se ravivent pour donner au passé un nouveau relief, des couleurs plus intenses. En soufflant sur des grains de poussières, les reliques du temps passé reprennent vie. Intimes et pourtant fruit d’une histoire commune, ces petits souvenirs révèlent parfois la face cachée d’histoires personnelles qui se fardent au milieu du récit collectif. En redonnant la voix à un récit de vie authentique, celle de Chrystèle Khodr, le spectacle Titre Provisoire rend hommage à cette fragilité du souvenir fragmenté dans une mise en scène où techniciens et acteurs deviennent alors les personnages d’un passé retrouvé, d’un temps oublié qui se rappelle à nous comme une rengaine.

LES PLATINES DE NOS QUOTIDIENSC’est en retrouvant à Beyrouth dans sa maison famil-iale un tas de petits objets, inconnus jusqu’alors, que débute l’histoire de Titre provisoire. Au milieu des objets découverts, une cassette. Sa bande sonore fonctionne toujours. A l’écoute, on entend une voix d’homme, des échanges entre des individus d’âges différents… mais de qui s’agit-il ? De quoi parle-t-il ? Nous sommes en 1976, au Liban, déchiré par la guerre. Au fur et à mesure de

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l’enregistrement, les langues se délient et les dialectes se révèlent, narrant les turpitudes d’un exil familial loin du conflit. Récit personnel dont l’écho retentit toujours dans un monde comptant sans cesse de nouvelles migra-tions, Titre provisoire prend racine aux Subsistances pour le festival Sens Interdits. Pour rappeler, le temps d’un spectacle, le cheminement universel d’êtres humains rêvant de liberté.

Migrants. C’est aujourd’hui le terme choisi pour parler de ces individus qui bravent les mers et sillonnent les frontières en quête d’un jour meilleur, en quête d’un accueil ailleurs, loin de leur terre, loin de leur pays. Mais comment narrer la douleur de ce départ ? La difficulté de se détacher pour partir, peut-être pour toujours loin des siens ? Comment dire adieu à un futur rêvé pour un avenir modelé d’espoirs et d’incertitudes ?

La cassette ne donne pas de réponse mais elle donne à entendre, sans filtre, sans tricher, le long voyage d’une famille dont l’héritage nous est partagé, avec force et courage dans une mise en scène de Waël Ali. Et si le titre est provisoire, l’histoire reste quant à elle ancrée dans les mémoires, sur les plates-bandes de notre passé, les platines de nos quotidiens.

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REPOUSSER LE QUATRIÈME MURLe quatrième mur est un roman de Sorj Chalandon, transposé sur scène par la compagnie lyonnaise des Asphodèles. Deuxième volet du triptyque théâtral Les Irréverencieux, la pièce est une adapta-tion ambitieuse d’un récit passionné de personnages hauts en couleurs rêvant de vivre ensemble au cœur d’un Liban déchiré par la guerre. Essai.

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uatre murs à ciel découvert regardent l’hori-zon avec interrogation. Ils se questionnent. Ils se regardent. Ils méditent.

- Camarades, nous sommes si peu pour accueillir tant d’histoire, mon parpaing s’effrite, je sens le temps rider ma façade… murmure le premier mur à ses acolytes.

- Allons, allons, le béton qui cimente mes briques ne me fera jamais cesser d’aimer cette place, tournée vers toi et vers l’horizon. Vois donc ces hommes et ces femmes qui nous regardent mais jamais ne me voient, ne sont-ils pas beaux dans leur fragilité et leur courage ?

- C’est sans cesse les mêmes histoires, des batailles que l’on entame, des enfants que l’on perd, des amours que l’on sème, des rêves que l’on touche du bout des doigts, rétorque le troisième mur. Ne fatiguez-vous jamais de regarder cet éternel mouvement effréné d’enthousias-mes virevoltant vers des espoirs déçus ?

- Les hommes qui se suivent et se poursuivent jamais ne se ressemblent, enfin ! Admirez un peu la force qui s’empare de chacun de ces êtres, pour chaque soir réinventer un lendemain différent. Si nous sommes faits de terre froide, de songes ancrés dans notre brique grise et que nous restons ici, immobiles, c’est pour réinventer chaque jour de nouveaux rêves, pour parer l’horizon chaque seconde de nouvelles nuances de bleu. Nous sommes le terreau d’une métamorphose. La chrysalide d’un vent nouveau.

A ces mots, les quatre murs blêmissent. Comment est-il possible que, d’un mur à l’autre, le monde paraisse si différent ? Si amer pour l’un lorsqu’il paraît si doux pour l’autre, alors même que la distance entre eux est si mince ? LES MURS MURMURENT À NOS OREILLES ET POURTANT…Les murs nous protègent, nous offrent un abri, un asile, un refuge et pourtant ils sont aussi la frontière, la dif-férence marquée au fer rouge dans le sol. Celle qui enferme, qui limite quand elle n’encadre pas. Seul le quatrième mur du théâtre demeure alors citoyen. Bien installés dans leurs fauteuils, les spectateurs observent des acteurs engagés dans le jeu. Mais si l’engagement peut-être absolu sur scène, qu’en est-il de ce huis clos ? En effet, les spectateurs, comme les murs, demeurent immobiles dans leur découverte des récits sinueux incarnés sur scène. On pourrait s’interroger quant à leur réelle implication personnelle dans ces représenta-tions. Cependant, écouter, regarder, observer, réfléchir ne sont-ils pas finalement les plus grands engagements qui puissent exister ?

Ce sempiternel besoin de représenter certaines grandes pièces, comme Antigone, nous interroge sur nos pro-pres existences. C’est au travers de cette pièce que le roman de Sorj Chalandon donne vie à ses person-nages. Après l’hospitalisation de l’un d’eux, Samuel Akounis, metteur en scène grec et juif exilé en France, demande à son ami Georges, jeune français militant

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de relever un défi : monter la pièce Antigone de Jean Anouilh au cœur d’un Liban déchiré par la guerre. En travaillant avec des hommes et des femmes d’origines, de convictions et de religions différentes, pour donner au conflit un peu de répit, le temps d’une représentation. CASSER LES MURSL’adaptation du Quatrième mur, réalisée par la compagnie des Asphodèles sous la houlette de Luca Franceschi et Thierry Auzer, redonne au texte tout le souffle du récit. Mêlant danse et beatbox, narration plurielle et récits personnels, les six comédiens racontent ce projet fou, cette volonté incroyable de « faire ensemble » malgré les différences. Sur scène, les mots prennent alors du relief, arrêtent le temps et se posent sur la peau des spectateurs frissonnants. Comment jouer ensemble ? Avec des inconnus dont on ne sait que ce que l’on nous en a dit. Dont on ne sait que leur différence. Est-ce vrai-ment possible ? Et à quel prix provoquer la rencontre d’individus nés face au mur de l’intolérance ? Antigone aurait-elle, elle-même, relevé le défi ? Cette version du Quatrième mur met en scène un mes-sage d’espoir en même temps qu’un message d’amour. De transitions musicales en déplacements choré-graphiés, les six comédiens nous invitent dans un récit poétisé à assister à la construction de la pièce dans un parcours semé d’embûches. Chaque étape représente un danger potentiel. Le récit prend vie avec profondeur et intensité et invite à un voyage dont le spectateur semble

faire partie intégrante. Pas de doute : le théâtre l’emporte face à la guerre, en le conviant à construire une histoire commune. ET SI LES MURS HABILLENT NOS QUOTIDIENS…Finalement, au théâtre comme au quotidien, il semblerait qu’il y ait le premier mur, celui dans lequel on s’élance avec fougue et sourire, qu’on croit pouvoir détruire par la simple force de l’enthousiasme. Puis, alors, le second mur, celui sur lequel on fonce à nouveau malgré les bleus à l’âme et les marques sur le corps, celui qu’on croit pouvoir abattre avec courage et détermination. Puis, le troisième mur, lancinant, répétitif, qui rend sceptique et méditatif, colérique et maussade, qu’on croit pouvoir démanteler à force d’intelligence. Et enfin, le quatrième mur, celui qui nous forge et nous dépossède, sur lequel s’écrivent nos empreintes qu’on croirait indélébiles, à coup de liberté. Quatre murs pour cela et peut-être même pour tout le reste. Au théâtre comme dans la vie.

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Les Jeunes reportersPendant le festival, retrouvezdes critiques des spectacles surle site de Sens Interdits, du 19 au 29 octobre.

www.sensinterdits.org

+ des podcasts dans l’émission Bienvenue en votre Compagnie sur la webradio Les Enfants du Rhône

http://ledr.fr