Le fédéralisme d'Alexandre Marc et le combat pour l'Europe

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LE FÉDÉRALISME D'ALEXANDRE MARC ET LE COMBAT POUR L'EUROPE Jean-Pierre Gouzy Centre international de formation européenne | L'Europe en Formation 2010/1 - n° 355 pages 13 à 32 ISSN 0014-2808 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-europe-en-formation-2010-1-page-13.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Gouzy Jean-Pierre, « Le fédéralisme d'Alexandre Marc et le combat pour l'Europe », L'Europe en Formation, 2010/1 n° 355, p. 13-32. DOI : 10.3917/eufor.355.0013 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre international de formation européenne. © Centre international de formation européenne. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Utrecht - - 131.211.208.19 - 13/04/2013 02h04. © Centre international de formation européenne Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Utrecht - - 131.211.208.19 - 13/04/2013 02h04. © Centre international de formation européenne

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LE FÉDÉRALISME D'ALEXANDRE MARC ET LE COMBAT POURL'EUROPE Jean-Pierre Gouzy Centre international de formation européenne | L'Europe en Formation 2010/1 - n° 355pages 13 à 32

ISSN 0014-2808

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--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Gouzy Jean-Pierre, « Le fédéralisme d'Alexandre Marc et le combat pour l'Europe »,

L'Europe en Formation, 2010/1 n° 355, p. 13-32. DOI : 10.3917/eufor.355.0013

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Jean-Pierre Gouzy

Rédacteur en chef puis directeur politique de L’Europe en formation, Secrétaire général du Centre international de formation européenne (1954-1982), il a également présidé l’Associa-tion des journalistes européens de 1978 à 1982.

Le fédéralisme d’Alexandre Marc, comme on le sait, prend corps, d’une part, dans l’héritage des lignées proudhoniennes, aux sources du socialisme libertaire du XIXe siècle (même si « la propriété c’est le vol » sa Philosophie de la misère vaudra à Proudhon l’hostilité de Karl Marx qui fustigera la « misère de la philo-sophie ») ; et, d’autre part, plonge ses racines dans la pensée personnaliste telle qu’elle commencera à s’épanouir dans les années 1930, avec Emmanuel Mounier, entre autres, même si la démarche « marcienne », pour autant, ne se confond pas avec celle du fondateur de la revue Esprit. Et pour cause, Mounier n’a jamais été sensible aux charmes du fédéralisme.

Qui plus est, Alexandre Marc, au fi l de son œuvre se référera constamment à Charles Péguy, auquel il a d’ailleurs consacré un ouvrage1 au début des années 1940.

Bernard Voyenne déclarait, à ce propos, ignorer « quand et comment le jeune émigré russe (qu’était Alexandre Lipiansky) avait commencé à lire l’œuvre de Péguy, puis s’en était imprégné au point de s’identifi er à lui. » « En revanche, pré-cisait-il, on n’a aucune peine à comprendre les multiples raisons qui l’ont conduit à se placer, avec une admiration toujours croissante, sous l’invocation de “l’auteur

1. Péguy présent, Marseille : Clairière, 1941.

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de l’Argent” dont le socialisme personnel n’excluait pas l’expression d’un mysti-cisme aux accents parfois prophétiques ».

Le fédéralisme d’Alexandre Marc, plus proudhonien que celui de Denis de Rougemont, mais tout aussi marqué par le personnalisme que ne le fut celui-ci et, bien entendu, au cours de la décennie suivante Henri Brugmans a, cependant, une autre caractéristique qui fait son originalité : il se voulait « intégral » ainsi qu’il le défi nit lui-même longuement, pour la première fois, dans son ouvrage consacré à l’Avènement de la France ouvrière paru en Suisse en 1945.

Le fédéralisme d’Alexandre Marc (ou selon les propres défi nitions qu’il en donne) est donc l’expression d’un « personnalisme », mais se veut en même temps « humanisme », « réalisme » et même « existentialisme ».

Pour faire face à la crise de civilisation, à la « massifi cation », la « prolétari-sation », des constantes apparaissent progressivement dans l’œuvre à laquelle il s’identifi e : dépassement du dualisme, dangers du monisme.

Le fédéralisme marcien récuse le particularisme et son « hérésie symétri- –que », le totalitarisme. Il se présente comme une « anti-idéologie », un « anti-réformisme » un « anti-conformisme ». Il requiert un « changement d’attitude », un « changement de plan ». Donc, il suggère une véritable révolution qui récuse les dialectiques « d’aplatissement » favorables à la simplifi cation et au réformisme, de « la négation » qui provoquent des « phénomènes de rupture, d’exclusion, de sécession » ; « d’enchaînement » parce qu’elles tendent à s’ériger en « totalité fermée, close et deviennent, in fi ne, totalitaire ». Reste, selon A.M., la dialectique du « déchaînement » ou encore de la « libération » qu’il conçoit comme une synthèse « ouver-te », « libératrice », « créatrice », pour aboutir à « bâtir une Cité à hauteur d’homme ». Voilà pour l’approche philosophique.Par ailleurs, le fédéralisme d’Alexandre Marc suggère de profonds chan- –gements économiques et sociaux, en avançant ses projets phares de MSG (minimum social garanti), de service civil, d’économie libre et d’économie planifi ée, de suppression du salariat; de même sur le plan institutionnel et politique, à partir de la commune.

Les années 1930

Comme le disait Denis de Rougemont, après les « années folles » (1920) sur-girent les « années tournantes » (1930).

Les premiers numéros de L’Ordre nouveau paraîtront en 1933, année où Hitler prend le pouvoir en Allemagne. La revue sera éditée par une équipe comprenant Robert Aron et Arnaud Dandieu cofondateur, le mathématicien Claude Cheval-

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ley (groupe Bourbaki), l’écrivain catholique Daniel Rops, l’écrivain helvétique protestant Denis de Rougemont, Alexandre Marc (alias Michel Glady), Jean Jar-din, etc.

Les « non conformistes des années 1930 » pétillent de talent, en s’élevant contre « les désordres capitalistes et l’oppression communiste », contre « le natio-nalisme homicide et l’impérialisme impuissant », contre « le parlementarisme et le fascisme ». Les premiers principes du « fédéralisme » sont énoncés succinctement dans le numéro 2. Ils font référence à la Commune de Paris du 20 avril 1871 dont l’appel est publié pour permettre de préciser que toute « décentralisation supprime un centre, la question étant de préciser les rôles propres à l’organisme central et aux cellules décentralisées ». Cet organisme central est dépeint comme « le contrôle et le balancier des divers mouvements fédéralistes de décentralisation régionale et administrative ». D’autre part, « les divisions territoriales ne valent que comme supports des organismes de production et des éléments culturels, le fédéralisme de l’Ordre nouveau ne sépare donc pas la région naturelle et l’activité corporative ».

Mais, la révolution de l’homme que la revue préconise concerne au premier chef la France dont c’est « la mission ». Cette révolution est de nature corporative, mais il faut s’entendre sur le terme : la corporation Ordre nouveau se veut « radica-lement diff érente de la corporation de l’ancien régime, de la corporation fasciste, de la corporation national-socialiste »2. Manifestement elle souhaite répondre à ce qu’elle estime être une attente française.

En fait, L’Ordre nouveau nous livrera sa conception de l’Europe, à partir de novembre 1934, sans décevoir nos attentes. Dans le liminaire du numéro 15, on peut lire, en eff et : « en subordonnant la solution des problèmes extérieurs à la suppression des États-nations et à la réalisation d’un fédéralisme véritable, les étu-des publiées apportent un renouvellement complet dans la manière de penser ces questions essentielles. Elles montrent que le véritable eff ort politique doit porter à la base de la société actuelle et que dans ce domaine, comme dans tous les autres, il n’est de solution que révolutionnaire ». Adjectif dont, il est vrai, la jeune équipe de l’ON et, en premier lieu Alexandre Marc, auront tendance à user et abuser.

De plus, « des frontières de Hongrie au Corridor de Dantzig, partout où s’agi-tent des minorités nationales dans le cadre oppressif et rigide des États-nations, l’Europe est remplie de germes de guerre qu’une conception humaine et souple du fédéralisme est seule capable d’écarter ».

Michel Glady (en fait, Alexandre Marc) refuse de voir dans « l’État-nation, l’alpha et l’oméga de la vie humaine ». Celui-ci est jugé « centralisateur et oppres-sif par nature ». Par ailleurs, « l’Union européenne chère à Briand, la Paneurope, la Esdéenne sont des expressions diff érentes d’une même chimère ». Pour A.M.,

2. L’Ordre nouveau, 15 avril 1934.

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« il n’est qu’un élément fédératif : la commune […], les régions, les patries, les nations mêmes peuvent se fédérer, certes, mais exclusivement par l’intermédiaire des communes dont elles se composent ». Quant à fédérer des États, nous avons vu qu’il ne fallait pas y penser. C’est donc le cadre des États-nations qu’il s’agit de briser et c’est à la commune qu’il convient de revenir si l’on veut édifi er une véritable société fédérale. L’auteur imagine la création d’un « Conseil ON » doté de fonctions judiciaires, législatives et même exécutives qui se situerait sur un plan « supra-constitutionnel ».

Ces thèmes seront repris, presque mot pour mot, par Jean Bareth, après la deuxième guerre mondiale, dans une brochure éditée par La Fédération3, l’un des mouvements fédéralistes essentiels de l’époque. Jean Bareth sera le secrétaire général fondateur du Conseil des Communes d’Europe4 qui a vu le jour en 1951. En attendant, ces orientations seront approfondies dans les numéros successifs de L’Ordre nouveau, soit par Alexandre Marc, lui-même, soit par ses coéquipiers, no-tamment dans le Précis Ordre nouveau publié en octobre 1936, après l’entrée des troupes allemandes en Rhénanie, les grandes grèves du Front populaire, le début de la guerre civile espagnole. C’est-à-dire : alors que se prépare la grande crise qui débouchera trois ans plus tard, sur la deuxième guerre mondiale. Le fédéralisme fait l’objet d’une mise au point : il ne se confond pas avec la « décentralisation » ni avec le « régionalisme ». Il part de la commune et de l’entreprise « qui sont, elles-mêmes, déjà des fédérations de personnes ». Mieux encore, le régionalisme est qualifi é de “conception réactionnaire”, du moins dans son acceptation « pro-vincialiste ».

Bref, pour Alexandre Marc et l’équipe de L’Ordre nouveau, le fédéralisme, s’il est « le seul moyen de salut qui reste au véritable esprit de liberté, ne peut se confondre ni avec le parlementarisme, ni avec l’un quelconque des régimes cen-tralisés ». Il veut « rendre aux cellules de base de la société une autonomie et la liberté ». Il fonde son expérience sur des « groupements humains limités, donc cohérents et compétents ». Ces groupements limités doivent se fédérer « selon des associations déterminées par leur activité et leurs alliances mêmes ». L’intention est louable, mais il faut des organismes communs d’exécution et de coordination : l’État est conçu comme un « simple moyen au service de la société et au libre jeu des initiatives particulières ». Son rôle, dans l’esprit d’A.M. sera celui de « conso-lider les pouvoirs locaux et professionnels » Il est, en quelque sorte « toléré ». En réalité, pour A.M. et l’ON, l’absence d’État serait plus « séduisante » idéalement, mais « la liberté en pâtirait alors qu’elle nécessite un état limité et fort ». D’où cette défi nition lapidaire : « l’État est le sous-off . de la société ». L’économie ON devra faire face, en « application de la fonction dichotomique, à deux catégories

3. Le fédéralisme : un principe, une action, Paris, 1947.4. Aujourd’hui : Conseil des communes et régions d’Europe.

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de besoins : ceux du minimum vital qui seront satisfaits par le secteur plané de l’économie ». D’autre part, les besoins particuliers qui relèvent du secteur libre de cette même économie « où chacun accomplira sa vocation d’initiative et de risque ». D’où la nécessité parallèle d’une planifi cation. Les entreprises travaillant pour le secteur plané restent « libres ».

Par ailleurs, l’ON prévoit l’institution d’un « service civil » prélevé sur l’en-semble du corps social pour eff ectuer toutes les tâches relevant du travail « in-diff érencié ». En conséquence, tous les membres de la fédération devront à un moment donné de leur existence, eff ectuer un temps limité de « service civil ». C’est dans cette architectonique d’ensemble que prend place la revendication d’un minimum vital européen.

Le dernier numéro de L’Ordre nouveau daté de septembre 1938, sonne le glas d’une construction intellectuelle originale dont le fédéralisme n’est encore qu’un des éléments constitutifs, alors que la revue est opposée avec une virulence croissante aux désordres du capitalisme, aux nouveaux étatismes totalitaires, à la démocratie parlementaire telle qu’elle se pratiquait dans une France qui croyait « avoir gagné la guerre », mais aussi à la tribune de la « Esdéenne » (Société des nations) instituée par le Traité de Versailles et les pactes qui s’en suivirent.

C ‘est dans le charivari d’une Europe impossible que le fédéralisme tel que le concevait Alexandre Marc et, entre autres, Denis de Rougemont et Robert Aron, tentera de faire ses premiers pas. À cet égard, le livre d’Alexandre Marc publié avec René Dupuis, en 1933, sous le titre Jeune Europe5 n’était encore qu’un constat talentueux consacré par l’Académie française, mais n’ajoutait pas de réponse dé-cisive aux questions posées dans l’ON. Les auteurs rêvaient d’un « front unique de la jeunesse européenne » pour « faire cesser la sécession anti-europénne de la Russie, de l’Italie et de l’Allemagne et montrer à une Europe unie […] la voie de l’avenir », mais ils s’illusionnaient, ou feignaient de s’illusionner, en lui prêtant des potentialités dont elle ne disposait pas face à tous les « “pacifi smes” naïfs ou cyniques, “idéalistes” ou intéressés [qui] conduisent insensiblement l’humanité à un nouveau massacre… »6.

La lucidité des jeunes non-conformistes des années 1930 n’ayant malheureu-sement pas pu empêcher la deuxième guerre mondiale et ses conséquences et, dans les années qui suivirent, l’eff ondrement d’un continent européen confronté au péril stalinien après avoir dû subir le joug hitlérien, l’un de leurs premiers soins fut de se tourner vers la jeunesse des années 1950. J’ai retrouvé, pour en témoi-gner une brochure éditée par le mouvement La Fédération intitulée Jeunesse d’Eu-rope, qui avait deux auteurs bien diff érents : Alexandre Marc et Paul-Henri Spaak. Une grande rencontre organisée par la Campagne européenne de la Jeunesse avait

5. Librairie Plon, Paris.6. Préface.

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permis de réunir du 20 juillet au 6 septembre 1951, des dizaines de milliers de jeunes au camp de la Lorelei. Jean Moreau – futur supporter des activités du CIFE à Bruxelles avec Jacques René Rabier, au sein de la Commission Hallstein – en fut le secrétaire général disposant de l’entier concours du Bundesjugendring (Fédération des mouvements allemands de jeunesse).

Alexandre Marc, déjà promoteur d’un ambitieux projet « d’Université inter-nationale » dont, à l’époque, Bernard Voyenne était le secrétaire général, dirigea les études politiques économiques et culturelles de cette manifestation, en repre-nant, élargissant, approfondissant la thématique bien connue de ses proches dans les années 1930 : crise de civilisation, avènement des totalitarismes, faillite de la SDN, autodestruction de l’Europe, fédéralisme conçu comme « une attitude gé-nérale devant la vie » et comme méthode pour préparer l’avènement d’une « cité à hauteur d’homme » assurant à tous le « minimum vital », s’attachant à développer le secteur des « besoins primordiaux ». En conclusion de son appel aux jeunes, avec toute l’éloquence que nous lui avons connu, il ponctuait :

« Wir wollen sein ein einig Volk von BrüdernIn keiner Not uns trennen und gefahr »(Nous voulons être un peuple uni de frèresEt ne nous laisser diviser ni par la misère ni par le danger.)

À cet appel, Paul-Henri Spaak, tribun redoutable, alors fi gure de prou politi-que avec Robert Schuman, des premiers combats pour l’Europe dans les cercles gouvernementaux, répondit d’une manière spontanée et saluant Alexandre Marc dans un discours improvisé, interrompu souvent par les applaudissements de mil-liers de jeunes et couronné par une ovation interminable :

« Voici ce que nous pourrions dire. En 1951, nous avons pris part à la grande rencontre de la jeunesse européenne à la Lorelei […]. Comme Alexandre Marc, votre rapporteur, l’a dit, exprimant non seulement la volonté des jeunes mais aussi celle des aînés, nous n’avons aucun goût pour les croisades. Que d’autres s’organisent comme ils le désirent, à condition qu’ils nous laissent vivre chez nous comme nous l’entendons en restant fi dèles aux grandes aspirations et grandes valeurs de notre civilisation. C’est pourquoi, il faut le répéter, votre travail ne fait que commencer, il doit être poursuivi. Il faut que vous cherchiez à rallier à vous tous les hésitants pour que soit bâtie cette Europe nouvelle, cette Europe fédérale dans laquelle il fera bon vivre ».

L’affi rmation du fédéralisme intégral : les années 1940 et 1950

C’est au sortir de la deuxième guerre mondiale qu’Alexandre Marc va tenter de donner toute sa cohérence aux avancées intellectuelles de l’équipe de L’Or-dre nouveau, en consacrant le douzième chapitre de son Avènement de la France

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ouvrière7 au fédéralisme intégral où on trouve les idées et les mots-clés de son atti-tude doctrinale. Or, comme l’indique le titre choisi pour son nouveau livre, tout le développement de l’auteur part de l’exemple français : Loi Le Chapelier sur les « conventions libres » (1791) ; références à Saint-Simon, Fourrier, Proudhon, Pel-loutier, Dolléans ; révolution de 1848 ; Commune de Paris en 1871 ; Fédération des bourses du travail (1895) ; Charte d’Amiens de la CGT (1906) ; affi liation du Parti socialiste à une forte majorité, à la IIIe Internationale créée par Moscou (1920) et ainsi de suite, jusqu’au Front populaire et à la période de la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale.

L’approche d’Alexandre Marc, dans ce livre, est, par ailleurs, tout à fait claire : avant de proclamer le « fédéralisme intégral », il consacre un chapitre à l’analyse de la « fédéralisation de l’économique » et, bien entendu, à celui qu’il considère comme son maître d’œuvre : Proudhon, auteur du Principe fédératif dont le socia-lisme de subsidiarité inspira l’édifi cation de l’Internationale ouvrière, imprégnera la Fédération jurassienne et l’organisation syndicale décidée à Lyon en 1886, donnant une structure fédérale respectueuse de « l’autonomie pleine et entière » des groupements de base : fédérations ouvrières locales, chambres syndicales, fé-dérations régionales. A.M. souligne, d’autre part, que « le principe fédéraliste se manifeste avec encore plus de relief dans la courte, mais importante histoire des Bourses du travail. »

Plus largement, pour A.M., « tout fédéralisme implique, par défi nition le res-pect des sociétés naturelles, des groupements de base qu’il prétend fédérer, tout en sauvegardant et même en développant leur autonomie fondamentale ». En clair, il désigne l’entreprise « ou mieux encore, l’atelier comme pierre angulaire de l’édifi ce du travail productif ».

Mais, comment faire pour que l’entreprise devienne « la pierre angulaire du fédéralisme » ? Nul doute n’est permis pour A.M. « il faut pour cela que l’entre-prise devienne une véritable communauté de travail ». L’ennemi de l’émancipation ouvrière c’est le gigantisme industriel. Le fédéralisme se revendique à cet égard des « principes directeurs d’autonomie, de responsabilité, d’initiative ». Comme, par ailleurs, en 1945, date où l’ouvrage est publié, l’évocation du « corporatisme » provoque des réactions négatives, contrairement à certaines des thèses dévelop-pées dans l’ON des années 1930, A.M. reconnaît que « les aspirations ouvrières […] paraissent exclure a priori toute solution corporative au problème posé » Il en va de même, je dirai a fortiori, du « recours à un système de socialisme d’État ». Aux yeux de l’auteur de l’Avènement de la classe ouvrière, en eff et, « la désétatisa-tion de l’État est un problème que le Fédéralisme intégral ne saurait écarter ».

L’époque (1945) était propice au développement de ces thèses. En France, notamment, où le parti communiste, alors 100 % stalinien, auquel la Confé-

7. Aux portes de France, Porrentruy-Genève 1945.

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dération générale du travail était assujettie, voulait étendre toujours plus loin le champ des « nationalisations », c’est-à-dire de l’étatisation des moyens de produc-tion. L’expérimentation de communautés de travail qui ne sont pas sans rappeler certaines idées autogestionnaires redevenues au « goût du jour » en 1968, a même été engagée (c’est, curieusement, en rendant compte dans un quotidien de Paris d’une conférence sur la communauté d’entreprise conçue par Marcel Barbu, près de Valence, que je me suis lancé dans le journalisme en 1946).

L’un des derniers tenants du fédéralisme engagé dans les luttes pour le chan-gement de la condition ouvrière qu’il m’a été donné de connaître fut Hyacinthe Dubreuil (né en 1893, décédé en 1971). Ouvrier métallurgiste, animateur d’un institut supérieur ouvrier, il avait après la première guerre mondiale travaillé à la chaîne aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages parus dans les années 1930 (À chacun sa chance, préfacé par Aldous Huxley), puis dans les années 1950 (Des robots et des Hommes), il collabora aux revues fédéralistes de l’après-guerre : La Fédération, La République moderne. En le citant, j’ai voulu mentionner au passage que la préoccupation ouvrière dans le mouvement fédéraliste renaissant après la deuxième guerre mondiale était bien réelle et n’était pas d’ailleurs le fait du seul Alexandre Marc.

Mais, revenons au « fédéralisme intégral ». L’auteur de L’Avènement de la Fran-ce ouvrière n’ira pas de main morte pour en incarner le message. Il s’agit, disait-il de « détruire l’État-nation oppressif sans succomber à l’anarchie-désordre, ou à l’oppression pire d’un quelconque super-État ». Et aussi de « rechercher dans le passé prolétaire, le point d’Archimède du fédéralisme politique ». Pour lui, dans la perspective économique, c’était « l’Atelier et dans l’ordre politique la Commu-ne ». Pour lui, à cette époque, « le Fédéralisme apparaît comme la généralisation et l’exhaussement de l’un des principes les plus fondamentaux, les plus féconds du mouvement ouvrier : l’action directe ». Face aux « lamentations rituelles des prê-tres de l’Argent-roi », face à « l’État-Moloch » (formule qui traduit un rejet pro-fond), « la révolution fédéraliste implique, selon A.M., le maximum de violence, car elle se présente, pour employer un mot de Péguy, comme une « remontée » à contre-courant, comme une rupture, totale et irrévocable, avec le désordre établi, comme le rejet intransigeant d’un monde de mensonge et de déchéance ». Mais, ajoute-t-il, la Révolution fédéraliste est celle également qui implique le minimum de brutalité en provoquant « dans le sein même de la société actuelle l’organisa-tion de la société libre de l’avenir… ». Alexandre Marc procède par affi rmation car la Révolution fédéraliste dont il anticipait les mérites ne s’est pas incarnée dans les faits, même si le fédéralisme intégral d’abord conçu comme une réponse au « mal-être » de la société française se coulera, chemin faisant, dans une démar-che de plus en plus européenne.

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La « jonction » entre « fédéralisme intégral » et « fédéralisme européen » s’opé-rera avec éclat à l’occasion du premier Congrès de l’Union européenne des fédé-ralistes qui s’est déroulé en août 1947 à Montreux. Alexandre Marc était devenu secrétaire général de cette organisation composite naissante dès décembre 1946. L’infl uence marcienne s’y fait sentir dans la motion de politique générale et dans la résolution de politique économique. Dans la motion de politique générale, l’objectif central clairement énoncé est celui de « fédérer l’Europe » étant admis que « l’idée fédéraliste constitue un principe dynamique qui transforme toutes les activités humaines et que cela n’apporte pas seulement un nouveau cadre po-litique, mais encore de nouvelles structures sociales, économiques et humaines ». Deux axes pour progresser : la solidarité organique et la liberté, autrement dit « l’épanouissement de la personne humaine à travers ses communautés de vie quotidienne ». C’est pourquoi, « partant des principes mêmes du fédéralisme, nous affi rmons qu’il est possible de s’engager immédiatement dans la voie d’une organisation européenne supranationale ». La motion prévoit donc « un gouver-nement responsable envers les individus et les groupes et non envers les États fédérés (on dirait aujourd’hui, les citoyens et les collectivités), une Cour suprême, une force armée de police chargée de faire respecter sans préjudice d’une organi-sation mondiale de la sécurité, les décisions fédérales ».

Conclusion : « notre devise est et restera : l’Europe une dans un monde uni »La motion de politique économique préconisait, elle, « l’institution d’une fé-

dération économique, une décentralisation radicale des pouvoirs économiques à tous les échelons » ; une planifi cation des structures, notamment dans les do-maines de la monnaie, du crédit, de l’organisation des marchés, des capitaux, du travail, etc. Mais également, « l’action libre et autonome des individus et des entreprises dans le cadre d’une économie de marché associée à une planifi cation des structures ».

En fait, le Congrès de Montreux donnera la priorité à l’idée de « paix ». Sans tomber dans le pacifi sme bêlant que Marc et ses compagnons de route dénon-çaient avec véhémence avant la guerre, il réclame une « Confédération mon-diale », un « organisme fédéral à même de prévenir les dangers qu’entraînent les alliances soi-disant défensives, les rivalités qui en découlent et les blocs qu’elles soudent ». La terminologie est encore incertaine quand dans un même texte on parle de « confédération » et « d’organisation fédérale », mais le maître-slogan est énoncé : « Le fédéralisme, c’est la paix ! ». Aucune confusion n’est possible, en tout cas, avec l’ONU dont le premier secrétaire général, le norvégien Trygve Lie est déjà en charge depuis février 1946.

Si donc on peut dire que « le fédéralisme intégral » a largement infl uencé le Congrès de Montreux de 1947, il lui a fallu débattre et adopter des textes accep-tables pour des groupes aussi composites que l’Europa-Union allemande nais-

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sante, la Britannique Federal Union, le Comité international pour la Fédération européenne et mondiale (de Francis Gérard Kumleben), l’Union économique et douanière européenne (de Gaston Riou), le groupe Een Verden (au Danemark), sans parler des mouvements nés de l’inspiration hamiltonienne dont le jeune Movimento federalista europeo est le prototype, à Milan et Ernesto Rossi, le re-présentant le plus connu au sein du Comité central de l’UEF élu à Montreux, en attendant l’arrivée d’Altiero Spinelli au congrès suivant de l’UEF, convoqué à Rome en octobre 1948.

Dans l’organisation de la nouvelle UEF, présidée par Henri Brugmans, Alexan-dre Marc deviendra durablement Directeur du département institutionnel, lais-sant à Raymond Silva (Suisse), puis à Albert Lohest (Belgique), puis Guglielmo Usellini (Italie)8, la fonction de secrétaire général pour laquelle il n’avait pas de prédestination. Seul d’ailleurs, Usellini exercera le secrétariat général comme un véritable apostolat jusqu’à sa mort survenue à Paris, en 1958.

Affi ner la présentation (méthodologie et contenu) paraît avoir été la préoccu-pation dominante d’A.M. au cours des années qui suivirent. Dans les Notes doctri-nales publiées en 1950 sous l’égide du mouvement La Fédération9, A.M. redéfi nit ce qu’il estime être « un rôle d’avant-garde, de pointe et non d’appoint », un rôle qu’il conçoit comme une « mission révolutionnaire ». Dans sa présentation, il donne la priorité à l’institution d’un « Conseil suprême », gardien de la Charte des Droits. « Ce Conseil suprême, appuyé sur une constitution fédérale, possé-dera évidemment un pouvoir juridictionnel obligatoire ». Le « Conseil suprême » est donc bien la « véritable clé de voûte de l’édifi ce à bâtir ».

Le « Parlement » fédéral, quant à lui, devrait comprendre une Chambre des Communes, la Chambre des Nations, la Chambre des ordres et métiers. Nous sommes dans un système tricaméraliste. La Commune est la source du suff rage uni-versel, l’exercice communal se confond avec celui du self-government. La Chambre des Nations assumerait le rôle qui « dans le schéma classique, est rempli par le Sénat (États-Unis) ou le Conseil des États (Suisse) ».

La Chambres des ordres et métiers serait la troisième chambre du « Parle-ment » fédéral. Un tiers de ses députés seraient élus par des institutions préalables, c’est-à-dire les chambres régionales et nationales du même type ; un tiers par les syndicats ouvriers, les groupements professionnels, les ordres, les associations fa-miliales, les coopératives, confédérés à l’échelle européenne ; un tiers par les régies, les ententes, les offi ces, les pools constitués à la même échelle.

Près de soixante ans après l’énoncé des thèmes, la terminologie employée pour les préciser, de même que leur énumération, peuvent donner le sentiment de dater quelque peu. Ainsi, la représentation des pools dans une Chambre des Or-

8. Guglielmo Usellini fut également le secrétaire général fondateur du CIFE en décembre 19549. Institutions de l’Europe fédérée, Paris, 9 rue Auber.

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dres et Métiers, n’aurait guère de signifi cation aujourd’hui. A.M. pensait au pool charbon-acier qui est devenu la Communauté européenne du même nom, ou à des organismes fonctionnels semblables. À l’époque, on envisageait toutes sortes de pools pour concrétiser l’expérience européenne naissante (le « pool blanc » pour la santé publique, le « pool vert » pour l’agriculture).

Quant au gouvernement fédéral, A.M. concevait sur un mode dualiste et constitué, en conséquence, d’un collège présidentiel (de préférence à un « prési-dent ») et d’un Cabinet, les deux réunis formant le Conseil exécutif de la fédéra-tion.

L’Europe enfi n, « terre décisive »

Cependant, Alexandre Marc se montrera tenace… Cette architecture institu-tionnelle qu’il esquissait en 1950 pour que s’incarne le fédéralisme intégral, il la reprendra en enrichissant l’approche, cinq ans plus tard, quand il publiera Civi-lisation en sursis10 précisant encore son argumentation en tenant compte des pre-miers avatars de la politique européenne naissante (l’échec des tentatives « d’aller plus loin » à partir de l’Assemblée du Conseil de l’Europe, la jeune expérience de la CECA ; les leçons à tirer des projets supranationaux avortés de CED (Commu-nauté européenne de défense) et de CPE (Communauté politique européenne), juridiquement liées. L’auteur préconise des « États généraux d’Europe ». Il ima-gine pour ce faire un schéma tenant compte du réel – c’est-à-dire des sociétés po-litiques telles qu’elles se présentaient à l’époque, et notamment en France – sans que les idées qu’il avançait cinq années auparavant aient infl échi les institutions nationales. « Ce qui importe, soulignait-il, c’est que, à cette Révolution nécessaire, les forces vives des peuples soient intimement associées […] L’Europe que nous voulons, l’Europe que nous essayons de bâtir est celle des libertés organiques, celle des collectivités instituées, au sens fort, celle de la déprolétarisation, quoi ! »

Dans le même ouvrage, Alexandre Marc, fi dèle à sa ligne d’action depuis les années 1930 veut, par ailleurs, lever « l’hypothèse marxiste », revient sur les « réalités du travail asservi », la prolétarisation, la massifi cation, l’atomisation des sociétés, comme il revient sur le pacifi sme, l’européanisme, le possibilisme, ou bien sur l’atelier, la fédération des communes, l’État-Moloch et l’Argent-roi, ses thèmes favoris depuis plus de cinq lustres. Mais, surtout, il s’élève contre ceux qui veulent d’abord « faire l’Europe » et, en attendant, relèguent au placard, le fédéralisme au plein sens du mot, c’est-à-dire, à ses yeux du moins, le fédéralisme intégral qui donne « un sens à la fois d’orientation et de signifi cation au combat européen ».

10. Ed. La Colombe, Paris, 1955

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D’autant que – et c’est une trame qu’A.M. explorera de plus en plus - la ré-volution technicienne accentuera les problèmes « d’aliénation » et de « déracine-ment », sur fond de mondialisation, les phénomènes de misère dans l’abondance tendant plus à se développer qu’à se résorber, avec l’accélération de l’histoire.

Dans Europe, terre décisive paru en 1959, la thématique économique mar-cienne rebondit avec la redéfi nition de la propriété (diff érenciation, généralisation [accession à la propriété des non-possédants], de l’entreprise [fédération d’équipes de travail autonomes], du minimum social garanti [ou optimum], bonus social, etc..)

Au bout de la route, la « cité fédéraliste » aperçue comme la terre promise nous sera donnée dans la mesure de notre capacité à faire preuve de ce que l’auteur qualifi e « d’intransigeance révolutionnaire ».

Mais, en même temps, la dénonciation du « national-étatisme » conduit A.M. plus que jamais à vouloir « briser le carcan national »11, car « l’État-nation dont les origines remontent au XVIe siècle a terminé sa mission historique et ne fait que se survivre dangereusement ». D’où la nécessité d’en revenir aux sources, en adoptant la « méthode constituante » et en faisant le choix d’un véritable « radi-calisme » européen.

En fait, Europe, terre décisive reprenait en les développant l’essentiel des textes publiés dans la brochure (non datée) éditée par le bureau d’études de l’UEF, pro-bablement en 1957, sous le nom de Combat fédéraliste, dans laquelle il soulignait déjà que si « la civilisation européenne n’a pas épuisé ses possibilités » elle est victime de « structures sclérosées » et « d’institutions anachroniques ».

Pour Alexandre Marc, « faire l’Europe », n’avait de pleine signifi cation que si on débouchait sur une nouvelle légitimité.

Combat pour le peuple européen

On ne comprend rien à la pensée d’Alexandre Marc si on l’analyse in abs-tracto, alors qu’elle s’incarne dans un parcours et s’épanouit dans des « époques » diff érentes. Ainsi, en va-t-il de son engagement en faveur de la « méthode consti-tuante »

Originairement, alors que le Conseil de l’Europe naissant déçoit très vite les partisans d’une Europe fédérale, dès octobre 1949 dans une assemblée générale extraordinaire de l’UEF, une « requête relative à l’élaboration d’un “Pacte fédé-ral” » avait été consensuellement adoptée. Ce « pacte » évoquait, en fait, dans l’esprit de ses rédacteurs, l’idée d’une « autorité européenne » de nature constitu-tionnelle. Comme devait le préciser à Strasbourg le troisième congrès de l’UEF (18 au 20 novembre 1950) « il est indispensable que les États disposés à s’unir

11. Intitulé de la troisième partie d’Europe, terre décisive.

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par un lien fédéral, s’engagent à convoquer une assemblée fédérale constituante européenne, composée de représentants des peuples et non des gouvernements et chargée de voter un Pacte d’Union fédérale, qui entrera en vigueur dès qu’il aura été ratifi é par un nombre minimum de pays spécifi és dans le Pacte même ».

Cette revendication à l’époque reprise en compte par un « Conseil des Peuples d’Europe », pourrait, il est vrai, aujourd’hui, paraître surréaliste après le double échec référendaire, en France et aux Pays-Bas, du projet de traité prétendument constitutionnel conçu par la Convention giscardienne les 29 mai et 1er juin 2005, mais il est vrai dans un contexte historiquement totalement diff érent et qui ne préjuge pas de l’avenir.

Pour Alexandre Marc, il est toujours resté clair que « tout être tend à persévé-rer dans son être » et « l’État-Nation ne fait pas exception à la règle ». Il estimait utopique qu’on puisse « persuader » ses tenants et aboutissants privilégiés de le transformer profondément et a fortiori « d’abdiquer » à moins d’y être contraint par des circonstances graves… Pour qu’un tel changement puisse se produire, il est nécessaire qu’il puisse prendre appui au moins sur les deux facteurs suivants :

Le développement d’une force politique cohérente et volontariste qui sou- –mette les États nationaux à une pression constante et capable d’éveiller un consensus populaire.Ou l’intervention de la dite force à la faveur d’une crise mondiale suscep- –tible de mettre en cause la survivance des États ou de tel ou tel État impli-qués dans le processus d’Union européenne.

Ce raisonnement est juste, si la « force politique » à laquelle on se réfère existe et se montre capable d’agir et d’alerter l’opinion. Celle-ci étant d’ailleurs aussi conservatrice des structures établies que les gouvernements, estimait Alexandre Marc, le radicalisme est un véritable réalisme. Pour lui (citons Europe, terre dé-cisive), « le fédéralisme, en tant que force révolutionnaire » avait « une chance sérieuse » de s’imposer en ce temps-là. Et le polémiste qu’il était profondément ne pouvait s’empêcher de s’emporter : « S’il est encore, écrivait-il, des fédéralistes qui croient pouvoir mieux réussir ou se faire mieux entendre, en donnant des gages aux puissants du jour, en faisant preuve d’astuce politicienne, en formulant, sagement, timidement, respectueusement, des suggestions raisonnables et modes-tes, ces fédéralistes se trompent et nous trompent […] à plus d’une reprise, nous avons montré que de telles « ruses » ne pourraient qu’être déjouées […], en vérité, le fond et la forme sont indissociables : le contenu révolutionnaire du fédéralisme impose, sous peine d’échec, un style de lutte révolutionnaire. Une unité réelle, vi-vante, ne se laisse pas débiter en tranches. Le combat contre l’État-Nation, contre la massifi cation, contre l’esclavage prolétarien, le combat pour la libération de

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l’homme, pour la justice, pour l’avènement d’un ordre nouveau : le combat pour le renforcement du mouvement fédéraliste par les États généraux d’Europe, qui s’appelleront peut-être Congrès permanent du peuple européen – par l’Assemblée constituante ; le combat pour la Fédération et pour la société fédéraliste ne sont, ne doivent être, qu’un seul et même combat ».

C’est au nom de cette dialectique du déchaînement (au sens authentique des termes) que les combats européens d’Alexandre Marc et d’Altiero Spinelli se sont mutualisés littéralement au sein du « Congrès du Peuple Européen »12 dans la deuxième partie des années 1950, cinq années durant alors que les deux hommes étaient, doctrinalement parlant pour le moins très diff érents l’un de l’autre. C’est le moins qu’on puisse dire…

Altiero Spinelli venait du communisme et avait été marxiste. À l’origine le Manifeste historique de Ventotene de 1940, professait un fédéralisme « hamil-tonien » bien éloigné des préoccupations de Proudhon. Cet apport hamiltonien apparaît encore dès la première ligne du projet qu’il publie en 1957, pour tenter de mobiliser « le peuple européen », quand il écrit « la division en États nationaux souverains pèse comme une malédiction sur l’Europe ». Tout découle donc de la « tragédie de la puissance à la face de l’impuissance des souverainetés européen-nes factices, de l’esprit guerre mondiale à la réalité de la puissance hégémonique des États-Unis et au système impérial soviétique », des « souverainetés abusives » aux conséquences qu’on doit en tirer à l’égard des « profi teurs de la souveraineté nationale ».

Plus précisément, à l’époque, quand il pointe les objectifs du Congrès du Peu-ple européen, il déclare que celui-ci « n’accepte pas d’autres critères de distinction entre force de progrès et celles de réaction, que le critère établi par la lutte pour l’Europe : les forces de progrès sont celles qui assument la promotion de l’unité fédérale du peuple européen, les forces de réaction elles qui opèrent, en fait, et quels que soient les mots qu’elles utilisent, en vue de conserver les souverainetés nationales abusives ». Dans son avant-propos, Spinelli nous confi e : « Pendant que j’écrivais ces pages, le spectre du Manifeste de Marx a souvent hanté ma pensée. Ce manifeste a le même genre d’ambition. Lui aussi, il veut arracher au brouillard qui l’enveloppe encore, un nouveau courant politique […]. Mais l’analogie avec le Manifeste de Marx s’arrête ici, car ces pages sont beaucoup plus près de l’esprit de Machiavel qui a médité sur les problèmes du pouvoir politique, et d’Hamilton qui, à la méditation, a pu joindre la pratique, en participant en premier gouver-nement fédéral dans l’histoire ».

Pour Alexandre Marc, inversement, l’Europe fédérale « n’est pas une fi n en soi », ni le seul fruit de la théorie d’un ordre institutionnel, mais celui d’une pensée interprétative de la crise de notre temps et d’une « attitude » qui écoule

12. 1955-1960 cf. L’Europe en Formation, décembre 1971.

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d’une prise de position globale : « une unité vivante, qui ne se laisse pas débiter en tranche »

Cependant, malgré les passes d’armes avec les disciples de l’École de Pavie, l’accord existera également entre Marc et Spinelli pour dénoncer les « habiles ». Pour Alexandre Marc, « toute tentative de transformer la lutte fédéraliste qui est « une » lutte à la vie, à la mort » en une série d’engagements « locaux » sans lien entre eux, aboutirait inévitablement à l’échec de l’off ensive fédéraliste. Le vocable d’Altiero Spinelli était à peine diff érent quand il remarquait : « la lutte pour le peuple européen, elle-même n’est pas une série linéaire et progressive de petites victoires partielles. Suivant le cycle des crises de régime des souverainetés natio-nales, elle traverse des périodes au cours desquelles elle va à contre-courant, parce qu’elle va à l’encontre de toutes les apparences du moment ». Mais, « arrive enfi n le moment critique où sa force constructive, coïncidant avec le désordre croissant de l’ancien régime européen, rend possible la première et décisive capitulation des États nationaux ».

Le Congrès du peuple européen, malheureusement connut une expérience qui, – bien que passionnante et enrichissante – ne sera pas à la hauteur des at-tentes de ses protagonistes. Les plus beaux résultats furent obtenus en Italie grâce à l’organisation et aux réseaux du Movimento federalista europeo. À Ostende, quand la dernière session du congrès se tient du 2 au 4 décembre 1960, 500 000 électeurs européens issus des élections primaires étaient représentés. Ce qui était fort honorable, mais restait éloigné des ambitions primitives. Spinelli n’avait-il pas rêvé à haute voix d’un Congrès du Peuple Européen à l’image de ce que fut le Congrès pan-indien avec Gandhi. La vérité, avec le recul du terrifi é à l’époque, ni depuis lors : l’existence d’un « fédéralisme, en tant que force révolutionnaire », même si le « fédéralisme remonte aux causes et même si l’Europe est potentielle-ment “émancipatrice” ». Ce que nous nous autorisons toujours à penser.

L’Europe dans le monde d’Alexandre Marc

L’Europe dans le monde, ouvrage dont Alexandre Marc est l’auteur, a été édité en 196513. Il avait alors 61 ans. Ce n’est pas sa dernière publication – il s’en faut – mais probablement la « syn-thèse » la plus signifi cative de son parcours d’écri-vain européen, de publiciste et de polémiste-philosophe. Ce n’est pas le fait du hasard. Jamais depuis les années 1930, l’homme ne m’est apparu plus engagé. Dès 1961, dans sa Dialectique du déchaînement14, il avait d’ailleurs proposé ses propres fondements philosophiques du fédéralisme, en avançant des réfl exions en profon-

13. Éd. Payot, Paris14. Éd. La Colombe, Paris ; cf également De la méthodologie à la dialectique, publié par Presses d’Europe - Paris 1970

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deur sur les dangers du monisme, le dépassement du dualisme, « l’enchaînement hégélien » qui a enfermé Marx et s’est enfermé dans une « prétendue totalité close se suffi sant en quelque sorte à elle-même ».

En 1964, A.M. a, au sur plus, infl uencé très fortement un travail d’enver-gure entrepris dans le cadre d’une commission d’études du Mouvement européen français, sous le nom de Charte fédéraliste, auquel j’ai moi-même alors coopéré, qui servit de base à un des plus grands débats d’idées qu’a connu le Mouvement fédéraliste organisé avec pour aboutissement le Congrès de Montreux de 1964 dont nous entretient par ailleurs, notre ami Tito Favaretto

Ceci dit, revenons à L’Europe dans le monde. L’ouvrage reprend pratiquement toutes les idées-forces de l’œuvre d’Alexandre Marc qui, de livre en livre, d’essai en essai, revient de manière récurrente sur les défi nitions et les approches succes-sives du fédéralisme intégral, au nom d’un double refus : celui des « idéologies aveugles » et celui des « pragmatismes sans horizon ». Inlassablement A.M. ap-profondit les « principes directeurs du fédéralisme », en en confi rmant la perti-nence et enrichissant la substance, qu’il s’agisse des conséquences de la « révolu-tion technicienne » : planétarisation, massifi cation ; ou du fédéralisme perçu en tant que doctrine personnaliste, dialectique, anti-idéologie de l’homme concret « arraché aux terribles simplifi cateurs ». Il a muri incontestablement une nouvelle conception de l’homme et de la société, reposant sur au moins trois principes-clés : autonomie, coopération, subsidiarité, couronnés par celui de participation, mais aussi expression d’une société pluraliste « à hauteur d’homme », supposant dans sa quête d’harmonie nouvelle, une transformation « radicale » de l’écono-mie.

À ce propos, je ne puis m’empêcher d’ouvrir une parenthèse : en 1965, la moi-tié de l’Europe orientale connaissait une expérience de planifi cation « morbide » imposée par la hiérarchie soviétique. Celle-ci a disparu. Le « dirigisme » de la deuxième guerre mondiale et de l’après-guerre a également disparu du paysage de l’Europe orientale. La notion de « plan » a évolué considérablement, et s’est même progressivement estompée depuis les années « Ordre nouveau » pour faire place à celle de « régulation » (qui apparaît dans l’œuvre d’A.M., à propos d’une expression de Louis Armand). La manière d’appréhender la phénoménologie éco-nomique a également profondément évolué et la terminologie employée pour la décrire, de même. Ce qui ne signifi e pas pour autant, nous l’avons vu avec la crise fi nancière des « subprimes » de 2008-2009, que le libéralisme et le capitalisme fi -nancier aient défi nitivement gagné en maturité et que le recours aux interventions publiques, pour limiter leurs débordements, ne soit pas toujours d’actualité.

De plus, nous vivons toujours une crise de la notion de démocratie. L’ins-titution parlementaire se survit à elle-même, telle que nous l’avons héritée du XIXe siècle, faute d’avoir pu se renouveler en quelque sorte. Les « anachronismes »

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du système partisan (le misérabilisme médiatique à propos de la « droite » et la « gauche » en témoigne toujours) sont plus que jamais sensibles. Les nouvelles générations qui, contestant « l’impuissance des réformismes démocratiques », cherchent leur propre voie en évoluant sur le « net » au gré des nouvelles muta-tions de la communication. Mutations telles que, malgré le constat marcien de « révolution technologique », on n’en imaginait pas encore l’ampleur, voici quel-ques lustres, mais qui se sont imposées avec le numérique et la dérégulation des télécom, accélérant en permanence le processus de la mondialisation.

Dans l’approche sociétale marcienne, longtemps, la notion « d’atelier » héritée de l’expérience industrielle du XIXe siècle et, de plus, comparée à la « commune », considérée comme son pendant naturel, est devenue un « leitmotiv ». À partir des « golden sixties », les problèmes économiques ont changé de dimension et, de rythme et, au moins partiellement, de nature, même si la commune, malgré la mutation du monde rural, est restée un fondement essentiel de la démocratie européenne. « L’entreprise », par contre, s’est substituée à « l’atelier » dans l’analy-se sociologique. Elle est, de plus en plus, prise en considération comme un rouage dans un environnement planétaire et de moins en moins une communauté de travail « à l’échelle humaine ». La généralisation des phénomènes de délocalisa-tion ne cesse de le rappeler.

D’autre part, A.M. maintient sa conception d’une chambre économique et sociale appelée à se substituer au Comité économique et social tel qu’il existe en France ou sur le plan européen. Pierre Mendès France qui venait au début des années 1960 de prendre une position comparable 15 confortait, d’une certaine façon, conforter sa position, lui fournissant de bons arguments pour contrer les tenants de la République parlementaire qui ont toujours été tentés de voir dans ce projet une résurgence du corporatisme. Le débat, à mon sens, n’a jamais été clairement tranché et reste ouvert, notamment, dans le cadre à défi nir encore de l’Europe en formation. Pour des raisons similaires d’ailleurs, les structures du Comité européen des régions pourraient, elles aussi, être amenées à se renforcer dans la perspective d’un processus de fédéralisation original et prenant mieux en compte les aspirations démocratiques de la société. Si tel devait être le cas, le Conseil des communes et régions d’Europe, créé en 1951 à Genève, à la suite d’une initiative du mouvement fédéraliste français La Fédération aura joué un rôle précurseur grâce à l’action « marcienne » (et, en tout cas, « proudhonienne ») persévérante de ses fondateurs.

15. Pour une république moderne, Paris, 1962

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Quant à « l’Europe », A.M. en observait l’évolution, selon une approche qui n’avait guère changé depuis le rejet de la CED : la Communauté économique européenne n’était pas concevable, à la longue, sans l’édifi cation d’une véritable communauté politique. Elle-même ne pouvait être « effi cace » et souhaitable que si elle s’inspirait des principes du fédéralisme et s’incarnait dans un modèle fédéral original. La voie royale pour y parvenir était celle de la « méthode constituante », même si la participation britannique à l’entreprise communautaire d’abord conti-nentale, la rendait diffi cilement concevable. Les choses étant ce qu’elles sont en-core, c’était toujours, disait A.M., à la faveur de l’une de ces crises générales dont nous avons souvent proclamé que, pour les gouvernements récalcitrants, elles formaient le commencement de la sagesse, seule une force politique européenne aurait une chance réelle de faire basculer l’ancien régime des États-nations et de susciter cette mutation sans laquelle l’unité de l’Europe resterait ce qu’elle est res-tée aujourd’hui dans l’esprit des citoyens : « un thème pour discours académiques ministériels ». A.M. croyait aussi que pour que naisse une telle force, il importait de la préparer par l’éducation et de la forger dans l’action, en soulignant que « indissolublement liées, l’action et l’éducation constituent les mots-clés de la Révolution fédéraliste ». On a vu ce qu’il en a été. Même si le cours de l’intégra-tion européenne a plutôt évolué dans le bon sens, cahin caha, même si le CIFE a consacré des centaines de séminaires à la formation des Européens des dernières décennies, la « révolution fédéraliste » n’a jamais émergé jusqu’ici des contradic-tions de nos sociétés, malgré l’engagement de ceux qui ont voulu contribuer à son surgissement.

En fait, l’action en faveur de l’intégration européenne a dû s’accommoder de la persistance de ce « stato-nationalisme » rampant que A.M. exécrait, d’autant plus qu’au début des années 1990, l’URSS s’est eff ondrée et que les pays d’Europe centrale et orientale ont décidé de se rallier, en bloc et sans attendre, au processus communautaire sous la protection de l’OTAN. D’autre part, on peut admettre que les sociétés civiles ont progressivement majoritairement rejoint l’Union telle que nous la voyons fonctionner, mais ce ralliement de nature molle doit s’appré-cier, si je puis dire, à la lumière des résultats, pays par pays, des élections euro-péennes dont la constante dominante est celle de l’abstentionnisme.

Quelle déception pour Alexandre Marc qui avait vu venir l’écroulement du monde soviétique plus d’un quart de siècle avant qu’il ne survienne eff ectivement et qui, dans le style virulent qu’il aff ectionnait souvent, s’était exclamé :

« Nombre d’intellectuels fatigués, de belles âmes en quête d’une nouvelle reli-gion, des politiciens médiocres fascinés par la mythologie gauchisante annoncent depuis des lustres […] l’approche des lendemains qui chantent. Parce qu’ils se sont toujours trompés, en essayant de tromper les autres, faut-il aujourd’hui fermer les yeux sur les contradictions internes qui commencent réellement d’ébranler, sinon

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de soulever, la lourde chape de plomb de la dictature totalitaire ? Trop de signes convergents apparaissent simultanément dans le ciel clair-obscur de l’Empire so-viétique pour que l’on ait encore le droit de le négliger ».

Pour A.M., les conséquences d’un eff ondrement du monde totalitaire n’auraient pas dû changer la nature du devoir historique qui incombe à l’Occident ; puisque pour faire face à tous les dangers, pour déjouer toutes les manœuvres, il importait de forger l’instrument de l’édifi cation sociale qui doit permettre de bâtir la cité de l’avenir, plus fraternelle, plus juste, plus respectueuse de la personne, la cité « une et diverse du fédéralisme global », nouvelle version du « fédéralisme intégral » présenté comme « seule solution » aux problèmes contemporains.

De même, pendant les « trente glorieuses », il estimait que « la solidarité at-lantique » était une « condition sine qua non » de toute solidarité réelle des pro-blèmes du Tiers-monde caractérisés, au cours de la deuxième partie du XXe siècle, par des décalages économiques et démographiques croissants à l’égard des so-ciétés affl uentes. Et s’il privilégiait une solution à l’exploitation tiers-mondiste, c’était celle d’un « minimum garanti à l’échelle du monde ». Vaste ambition, mais comment atteindre un tel objectif sans une transformation préalable très pro-fonde d’une organisation universelle fondée sur la fragmentation de la société politique mondiale en une multiplicité d’États-nations ? L’idée d’une action so-lidaire de la société transatlantique affl uente en faveur du Tiers-monde est donc restée largement un vœu pieux. En ce début d’année 2010, le Tiers-mondisme a d’ailleurs changé de nature, avec l’enfantement d’énormes blocs politiques, tels que la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Indonésie et, pour une part, l’Afrique du Sud qui composent avec les pays pétroliers et les puissances industrielles de longue date cataloguées par l’OCDE, les grands équilibres fragiles de la planète. La Chine, en particulier qui, sous la férule d’un parti totalitaire héritier du Marxisme et du Maoïsme est paradoxalement en passe de devenir une puissance capitaliste planétaire.

Dans son dernier ouvrage précisément consacré aux Fondements du fédéra-lisme16, Alexandre Marc a encore tenté de condenser dans un chapitre de 36 pa-ges, les éléments d’une ultime réponse à la question qui l’obsédait (et nous avec) : « Quel fédéralisme, pour quelle Europe ? » Même si tout avait été dit à ce sujet, ou peut s’en faut, lors de son long parcours, il accentuait encore le trait, comme s’il voulait, une fois pour toutes, conforter ses analyses et ses intuitions. Ainsi, disait-il « notre Europe sera polyphonique et polychrome ou elle ne sera pas », confi rmant au passage, son attachement « aux vertus de la multi-appartenance » en s’orientant « vers l’épanouissement de toutes les ethnies » (cf. à ce propos les p. 32 et 35 de son Europe dans le monde datée de 1965). Comme il le soulignait, en eff et, avec force : « l’Europe n’est pas une nation et n’est pas prête à le devenir.

16. L’Harmatan, Paris, 1997

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Sa fi n est toute autre, ériger un modèle nouveau inspiré – mais jamais à un tel niveau [celui d’un continent] – par des expériences multiples (économiques, so-ciales, voire politiques) d’une libre fédération des communautés libérées. »

De fait, avant même de prétendre à une telle mutation, l’Europe n’est-elle pas déjà en gestation d’une sorte de société universelle ? On peut se hasarder à voir dans son évolution ces soixante dernières années, une expérience en devenir, même si la faiblesse politique, dont elle n’a cessé de faire preuve, demeure redou-table.

En 1997, A.M. imaginait encore une voie constituante idéale (cf. notam-ment p. 157 et 158 des Fondements), mais nous avons trop présente à l’esprit aujourd’hui la tentative qui s’est le plus rapprochée de cette voie royale et qui a lamentablement échoué au port en 2005, malgré la ferveur conventionnelle de Valéry Giscard d’Estaing – pour ne pas prendre en compte d’autres hypothèses Dix années après la mort d’Alexandre Marc, « le doux chant des sirènes continue à se faire attendre ! ».

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