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  • Konstellations

    Le dmon au banc des accuss

    Par Mahit Breton

    Fichier : 0601.12.pdf

    Mahit Breton

    [email protected]

    Publi dans les Actes du colloque sur La pense au figur. Socrate et Jsus, no. 0601.12 (2006) de Konstellations. Bloc-notes de la pense littraire.

    mailto:[email protected]

  • Mahit Breton Le dmon au banc des accuss 2/12

    Socrate est coupable, en ce qu'il corrompt les jeunes gens, ne reconnat pas la religion de l'tat,

    et met la place des extravagances dmoniaques1 : ainsi snonce laccusation porte contre Socrate,

    telle quon la retrouve dans lApologie de Socrate de Platon. Pour la premire fois peut-tre, en 399 avant

    notre re, le dmon se retrouvait dans les parages du banc des accuss, ne serait-ce que sous la forme

    encore informe du dmoniaque . Le dmon connut une carrire littraire fort fructueuse, et cest cette

    carrire, cette longue suite dinscriptions dans divers discours, qui allait lui donner ses diverses formes.

    Carrire fructueuse, car il drange, le dmon, il trouble, il perturbe, il inquite, il titille. Les procs qui, en

    certains moments de lhistoire, ont t intents ceux qui avaient commerce avec lui je pense entre

    autres Socrate mais aussi aux sorcires des 15e, 16e et 17e sicles, autour desquels jarticulerai mon

    propos , ces procs auraient pu rsorber lirritation cause par le dmon en liminant de manire

    ordonne ceux quon accusait de le ctoyer. Mais la procdure juridique ntait pas suffisante. Le dmon,

    comme nom, comme entit la fois conceptuelle et historiquement inscrite dans des rcits ou des textes,

    continuait de dranger. Il y avait l un mot qui faisait rfrence quelque chose de plus ou moins dfini

    ou dinstable. Cest ce qui dclenche la production de traits destins circonscrire et stabiliser ce que

    dsigne le dmon. Ce mot, il fallait lenchsser dans un discours ferme qui lui assigne une place dans

    lunivers humain, et ncessairement le discours structurant doit tre repris mesure que la configuration

    se modifie et que les liens une fois dessins ne correspondent plus la nouvelle donne. Aprs Socrate et

    son procs, il y et (entre plusieurs autres) De deo Socratis, un discours quApule crivt au 2e sicle et

    que Pascal Quignard a nomm le seul grand trait de dmonologie qui soit rest de lAntiquit2 ;

    partir du 15e sicle, les procs de sorcellerie ont leur tour donn naissance plusieurs traits (cest

    ce moment, dailleurs, que le terme dmonologie apparat).

    Apule et le dmon de Socrate

    Le discours dApule commence par situer le dmon dans une classification des tres suprieurs.

    Le geste dordonnancement est vident ds la premire ligne : Platon a class les tres suprieurs

    rpartis dans toute la nature en trois catgories (p. 43) ; il spcifie ensuite quil y a des tres

    intermdiaires que les Grecs appellent dmons, que certains dentre eux ont un champ de comptences

    1 Platon, Apologie de Socrate, trad. Victor Cousin, 1822, 24 b-c. 2 Apule, Le Dmon de Socrate, traduit du latin par Colette Lazam et prface de Pascal Quignard, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 15. Les rfrences suivantes seront indiques directement dans le texte par le numro de la page entre parenthses.

  • Mahit Breton Le dmon au banc des accuss 3/12 bien spcifique (p. 52), et il dcrit les sortes de dmons en insistant souvent, dans son argumentation,

    sur la cohrence de la nature (p. 49, p. 54-55). Partout, de lordre et de lharmonie. Son disours recouvre

    lespace dun cadre ferme : il se trouve divis en trois rgions : la terre, le ciel et la zone intermdiaire

    dlimite par le sommet de lOlympe et lorbite de la lune la plus rapproche de la Terre ; le milieu

    physique est quant lui dcompos en lments, soit la terre, le feu, leau et lair, chacun ayant ses

    habitants propres (p. 54-55). Cette disposition de lunivers cre une double ncessit des dmons, cest-

    -dire que la dynamique du discours qui dploie ainsi lordre du monde laisse un vide, lequel suscite, sur

    deux plans, une sorte dappel dair auquel vient rpondre le dmon. La premire manifestation de cet

    appel dair se prsente dans le texte sous la forme de lintervention plaintive dun auditeur :

    Mais, dis-moi, lorateur, que vais-je devenir avec ta conception certes cleste mais presque inhumaine, si les hommes sont bel et bien chasss loin des dieux immortels et exils dans notre Tartare terrestre au point que leur soit refuse toute relation avec les dieux du ciel et que ne vienne leur rendre visite aucun habitant du ciel comme le font pour leurs troupeaux blants, hennissants ou mugissants le berger, lcuyer ou le bouvier, afin de calmer les excits, gurir les malades et assister les misreux? (p. 50)

    Cest en rponse cette dolance quApule introduit les dmons comme puissances divines

    intermdiaires qui font le lien entre les hommes et les dieux. Le commun des mortels tel que mis en

    scne ici ne se reprsente pas lui-mme comme suffisant et autonome. Lhumanit est un troupeau, non

    une harde sauvage voluant librement dans les steppes, et le terme mme de troupeau appelle comme

    complment celui de berger (ou de bouvier ou dcuyer). Cest prcisment ce besoin humain dtre

    guid quApule met en scne pour justifier, et mme rendre logiquement ncessaire, tant donn

    lloignement des dieux, lexistence des dmons.

    Le vide que viennent combler les dmons est aussi dordre spatial. Une fois lespace divis et

    chaque lment pourvu dhabitants, seul lair reste inoccup : Si la raison nous oblige concevoir

    comme une vidence que lair, lui aussi, contient des tres anims qui lui sont propres, il nous reste

    exposer mthodiquement qui sont finalement ces tres et quelles sont leurs caractristiques. () Il nous

    faut donc combiner dans notre esprit une nature intermdiaire en rapport avec le caractre intermdiaire

    de lespace occup afin que les qualits du lieu se retrouvent dans celles de ses habitants. Allons!

    Imaginons, faisons sortir de notre esprit des corps complexes qui ne soient ni aussi pesants que les

    corps terrestres ni aussi lgers que les corps thrs (p. 56). Voil les dmons dduits logiquement

    de lordre de lunivers. Le langage dApule indique certes une part dimagination lorigine du concept

    de dmon ainsi dduit (combin dans lesprit, imagin et sorti de lesprit) ; il ne sen dfend pas sinon

    pour spcifier quil ne sagit pas de fables la manire des potes et que la nature fournit des

    exemples de constitutions analogues celle quil imagine pour les dmons. Limagination ne serait alors

    quune faon de produire quelque chose de conforme au donn de la nature.

  • Mahit Breton Le dmon au banc des accuss 4/12

    Le discours dApule tisse ce concept de dmon, tout sorti de lesprit quil soit, dans un double

    rseau de perceptibilit qui lui confre une existence dans le temps et dans lespace il ne dcrit pas

    cette existence comme telle, mais donne les marques qui font signe vers cette existence. Dabord, en

    recourant plusieurs citations et en associant les dmons des histoires connues (comme les songes

    dHannibal, le bonnet de Tarquin lAncien, les oracles de la Sybille p. 53), il les insre dans un

    ensemble de rfrences familires et leur donne ainsi une manifestation dans le temps. cela sajoute

    une visibilit dans lespace. Apule numre les signes divinatoires : les rves, les fissures dans les

    viscres, le vol et le chant des oiseaux, linspiration des devins, la foudre : Et si tous ces phnomnes

    dcoulent de la volont, de la puissance et de lautorit des dieux du ciel, cest aussi grce

    lobissance, lactivit et au concours des dmons quils se ralisent (p. 53). Les dmons ralisent les

    phnomnes visibles, qui sont en quelque sorte leur marque spatiale. En doublant la ncessit logique

    (sur le plan humain et spatial) de traces dans le temps et dans lespace, le texte dApule cre une forte

    prsomption dexistence des dmons ; il dit, en quelque sorte : nous avons besoin des dmons pour que

    notre monde soit complet, cohrent et harmonieux, et voyez dailleurs la marque de leur intervention dans

    le monde et dans lhistoire.

    Tout cela est, jusquici, assez loign du dmon de Socrate. De fait, ce nest quaprs ces

    premiers paragraphes, ces premires minutes de discours qui ont quadrill lunivers de repres solides,

    quApule introduit le dmon de Socrate : Cest pourquoi je vais dans limmdiat viter de limiter mon

    discours ces exemples qui, sils ne convainquent pas tout le monde, bnficient au moins dune

    notorit universelle. Je prfre expliquer en latin que diffrentes sortes de dmons sont attribus aux

    philosophes afin que vous soyez plus clairement et plus compltement informs sur la prescience de

    Socrate et sur la divinit quil avait pour ami (p. 62-63). ct du connu (ce qui est de notorit

    universelle ), le dmon de Socrate se prsente comme une nouveaut quil faut expliquer en latin,

    introduire, donc, dans lunivers conceptuel commun ceux qui parlent latin. Ce que Socrate lui-mme

    pouvait avoir dit de son propre dmon, et que Platon transmet, est assez limit. Dans lApologie de

    Socrate, le vocable to daimonion, par exemple, dsigne quelque chose de tout fait abstrait3 , pour

    reprendre les mots de Kierkegaard. Vu ainsi, le quelque chose de dmonique de Socrate pourrait susciter

    inquitudes et discussions (comme celle que met en scne Plutarque, o les interlocuteurs sinterrogent

    savoir si le dmon de Socrate ntait pas, en fait, un simple ternuement ou quelque autre signe). Mais

    3 Sren Kierkegaard, Le concept dironie constamment rapport Socrate [1841], dans les uvres compltes, tome II, Paris, ditions de lOrante, 1966, p. 145.

  • Mahit Breton Le dmon au banc des accuss 5/12 cette inquitude napparat pas dans le discours dApule qui saisit le dmon de Socrate non seulement

    travers ce que Platon en dit, mais travers toute la doctrine platonicienne sur le dmon, telle quil la

    solidement expose juste avant. Ce sol est rsolument assez solide pour absorber le dmon de Socrate,

    qui devient une sorte de ces dmons, et plus prcisment, cette sorte de tmoin et gardien, qui, telle

    une conscience , nous fouille lme et pour lequel on ne peut avoir de secret :

    Ce dmon dont je parle, gardien priv, prfet personnel, garde du corps familier, curateur particulier, garant intime, observateur infatigable, juge insparable, tmoin invitable, rprobateur quand nous agissons mal, approbateur quand nous agissons bien, si nous lui accordons lattention quil requiert, si nous cherchons de tout cur le connatre et si nous lhonorons pieusement comme Socrate la honor avec un esprit de justice et dinnocence, nous offre sa prvoyance dans les situations incertaines, ses conseils dans les situations difficiles, sa protection dans le danger, son assistance dans la dtresse et il peut, par des songes, par des signes ou mme par sa prsence quand le besoin sen fait sentir, dtourner le mal, faire triompher le bien, relever ce qui est terre, soutenir ce qui chancelle, clairer ce qui est obscur, diriger la bonne Fortune, corriger la mauvaise. (p. 66)

    Gardien, prfet, garde du corps, curateur, garant, observateur, juge, tmoin le dmon ici occupe

    presque toutes les positions de ladministration et de la justice, sauf videmment celle daccus. Heureux

    revirement par rapport lApologie de Socrate, le dmon est dfinitivement inscrit du ct de lordre, de

    ce qui maintient lordre, ou plutt, tant ici une instance personnelle, ce qui maintient lindividu au sein de

    lordre cet ordre nest cependant pas ncessairement celui de la collectivit, et les instances ainsi

    rpliques dans le dmon pourraient fort bien rendre celles de la collectivit superflues pour lindividu qui,

    comme Socrate, prfre sen remettre son dmon. Comme dans la premire partie de lexpos, le

    dmon vient combler les lacunes de lhomme, son insuffisance, mais non plus comme berger pour le

    troupeau humain, non plus dans le cadre de la divination et des cultes (en faisant circuler entre la terre et

    le ciel les prires dans un sens et les gratifications dans lautre p. 52), mais dans le cadre dune vie

    individuelle qui chercherait tre la plus juste possible. Le dmon est ici une prothse personnelle qui

    pallie le handicap de ltre humain. Mme Socrate le sage avait parfois besoin de sa prothse, dans les

    cas o [sa] sagesse () montrait malgr tout ses limites et o il avait besoin non dun conseil mais dun

    prsage pour garder lquilibre grce la divination quand lhsitation le faisait boiter (p. 66). Il y a dans

    cette phrase le curieux amalgame de sagesse, valeur de la philosophie, et de divination, pratique propre

    au religieux, et cest prcisment cet amalgame quApule ralise partir du dmon de Socrate.

    Car la tradition philosophique avait dj fait de Socrate la figure du Sage par excellence (ainsi

    Apule donne Socrate en exemple suivre pour se mettre ltude de la philosophie p. 72). Or ntait-il

    pas trange que ce Sage suive aussi religieusement les signes de son dmon ? Leffort que fait Apule

    pour agencer ces deux pratiques, divination et sagesse, laisse deviner, il me semble, que a nallait pas

    de soi : Nombreuses en effet, oui, nombreuses sont les occasions dans lesquelles mme les sages

  • Mahit Breton Le dmon au banc des accuss 6/12 courent consulter devins et oracles. Ne vois-tu pas assez distinctement chez Homre, comme dans un

    miroir gant, la manire dont se rpartissent ces deux rles : dun ct, celui de la divination, de lautre,

    celui de la sagesse ? (p. 67). Cest prcisment la jonction de ces deux rles que permet le dmon de

    Socrate, tel quApule le dfinit par son discours. Il la introduit en sappuyant sur le sol bien affermi de la

    dfinition du dmon comme tre intermdiaire entre les divinits et les hommes ; ce faisant, il lassimile

    cet ensemble et cre une continuit avec la pratique des cultes. Du mme coup, cependant, il transforme

    lensemble lui-mme en y introduisant lattitude philosophique de Socrate. Car Apule crit bien, dans le

    passage dj cit, que le dmon nous prte son assistance une condition : si nous lui accordons

    lattention quil requiert, si nous cherchons de tout cur le connatre et si nous lhonorons pieusement

    comme Socrate la honor avec un esprit de justice et dinnocence (p. 66) or, lexemple de Socrate

    invoqu ici ( comme Socrate ) incite se mettre ltude de la philosophie, il est lexemple dune

    attitude philosophique. Cette autre formule dApule, la fin de son discours : je veux dire, pour le

    culte de leur propre dmon, culte qui nest autre quun serment de fidlit envers la philosophie (p. 73-

    74), est lexpression succincte de lamalgame ralis. Sans quil y ait rupture apparente, en faisant jouer

    un lment historique (le dmon de Socrate), le discours dApule inscrit le dmon, au sens gnral,

    dans une configuration nouvelle qui intgre la prcdente.

    Henri Boguet, Grand Juge de la terre de Saint-Claude

    Les dmons auxquels a affaire Henri Boguet, dans les annes qui chevauchent le passage du

    16e au 17e sicle, sont des dmons christianiss, cest--dire dchus et associs au mal. Henri Boguet

    tait juge en France ; il a instruit pendant vingt ans plusieurs procs contre des sorcires et condamn 28

    dentre elles. Son Discours excrable des sorciers fut publi une premire fois en 1602, puis rdit

    plusieurs reprises jusquen 1610. Ctait alors la deuxime vague dinquisition en Europe. Cet ouvrage

    sinscrit donc dans une tradition de textes inquisitoriaux que la critique fait gnralement remonter au

    Marteau des sorcires, un texte latin de 1486. Boguet tait un juge laque ; le pouvoir civil avait pris peu

    peu (et non sans tensions) le dessus sur les tribunaux religieux qui avaient instruits les premiers procs

    contre les sorcires. LEurope est alors branle par les hrsies, la Rforme et les guerres de religion,

    ainsi que par des pidmies de peste et des famines.

    Henri Boguet amorce son trait, dans la prface, en voquant ltranget du phnomne des

    sorciers et des dmons :

    Je ne nie pas que ce que lon rapporte des sorciers soit fort trange, car lon trouve bien nouvelle la figure dont se revt Satan lorsquil les aborde. Lon admire leur transport au sabbat, lon smerveille de leurs offrandes, de leurs danses, de leurs baisers honteux, de leurs festins et de leurs accouplements charnels avec leur matre. On ne peut

  • Mahit Breton Le dmon au banc des accuss 7/12

    comprendre comment ils fabriquent la grle et la tempte pour gter les fruits de la terre, et comment ils font mourir une personne et rendent le btail malade. On considre comme une chose impossible (). Bref, on tient les uvres des sorciers pour surnaturelles et miraculeuses, et pour cela on ne peut y ajouter foi4.

    Il crit pour mieux faire voir que ce que lon dit des sorciers nest pas une fable (p. 9). ce que

    lon dit des sorciers , voil qui tait chose fort foisonnante, riche en variantes et contradictions, au moins

    aussi droutante que les mots de Socrate. Le sujet, mon sujet , comme dit Boguet, doit tre organis

    et condens : Et quoique je me sois appliqu tre bref, jespre avoir touch les points principaux de

    mon sujet, comme lon peut sen rendre compte grce la table des chapitres contenus dans ce

    discours, la fin duquel jai ajout une petite instruction pour les juges qui se trouvent confronts ce

    domaine (p. 10). Les phnomnes tranges doivent tre assigns leur juste place, arrims, insrs

    dans un rseau connu de rfrences juridiques, religieuses, historiques, littraires, le tout ple-mle

    puisque Boguet ne distingue pas les domaines. Prenons par exemple le chapitre o il examine, et cest le

    titre du chapitre : Si laccouplement de Satan avec le sorcier est seulement imaginaire .

    Saint Augustin, crit-il, semble tre du nombre de ces derniers [de ceux qui croient que laccouplement est seulement imaginaire], comme aussi saint Thomas dAquin et plusieurs autres grands personnages qui ont crit aprs eux. Mais les confessions des sorciers que jai eues en main me font croire quil en est quelque chose, car ils ont tous reconnu quils staient accoupls avec le Diable et que la semence quil jette est fort froide, ce qui est conforme ce quen rapporte Paul Grilland et les inquisiteurs de la foi. Jacquema Paget [une sorcire quil a juge] ajoutait quelle avait empoign plusieurs fois avec la main le membre du dmon qui la connaissait et que le membre tait froid comme de la glace, long dun bon doigt et moindre en grosseur que celui dun homme (p. 40).

    Et il continue en rapportant dautres tmoignages tenus devant lui, puis citant un cas arriv Paris dont il

    a entendu parler, puis ce que lon dit de Pasipha et de ses semblables , puis les crits sur les faunes,

    les satyres et les sylvains, puis ce que les histoires nous rapportent des embrassements de Numa et de

    la nymphe grie et de plusieurs autres semblables dont les potes ont particulirement parl (p. 41).

    Le discours ratisse large, tisse ensemble les rfrences aux critures, aux docteurs de lglise, aux

    ragots, aux tmoignages quil a lui-mme entendus, aux potes et aux lgendes, cherchant crer une

    cohrence qui ne semble pas vidente nos yeux (car cette faon citer sans distinction de genre est

    propre au 16e sicle5, aujourdhui on ferait autrement, on liminerait les lgendes, par exemple, mais le

    principe reste le mme : on citerait des autorits, on ferait rfrence ce qui est admis). Le discours de

    Boguet convainquait dailleurs ses contemporains, puisque des juges utilisaient son trait et le livre,

    comme la plupart des crits dmonologiques, connut un grand succs.

    4 Henri Boguet, Discours excrable des sorciers [1602], Paris, ditions le Sycomore, 1980, p. 8. Les rfrences cet ouvrage seront par la suite indiques entre parenthses par le numro de la page. 5 Voir Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 54-55 en particulier.

  • Mahit Breton Le dmon au banc des accuss 8/12

    Leffort de Boguet pour mettre de lordre dans les phnomnes tranges associs aux dmons se

    lit galement dans son insistance dlimiter les pouvoirs de ces derniers par rapport Dieu et aux

    humains.

    Mais quoi, ne savons-nous pas combien est grand le savoir et lexprience des dmons? Il est assur quils ont une connaissance profonde de toutes choses. Car il ny a thologien qui ne puisse mieux interprter la Sainte criture queux. Il ny a jurisconsulte qui ne sache mieux ce que sont les testaments, contrats et actions. Il ny a mdecins ni philosophe qui ne connaissent mieux la composition du corps humain et la vertu des cieux () (p. 8).

    Thologien, jurisconsulte, mdecin, philosophe : les connaissances des dmons sont grandes, mais

    strictement terrestres, du mme ordre que celles des hommes et en rien quivalentes aux pouvoirs

    divins : les dmons ne se servent jamais que des causes secondes et naturelles; encore que pour la

    vitesse et la subtilit dont ils font preuve dans leurs actions, il semble que ce quils font soit miracle, qui

    ne leur peut cependant jamais tre attribu, puisque cela appartient Dieu seul, comme dit le psalmiste

    (p. 8). La toute-puissance et la transcendance sont rserves toutes entires Dieu. Quant aux sorciers,

    ils ont peu de pouvoir : Car ni lattouchement, ni limage de cire, ni la parole ne servent dautre chose

    que de signe du pacte que le sorcier a avec le Diable, lequel donne la mort ou la maladie en ce cas par

    quelques moyens secrets (p. 9).

    De prsenter les gestes sorciers comme un signe du pacte avec le diable inscrit ces gestes dans

    le registre non de la causalit (ils ne sont pas la cause du mal dont souffre la victime), mais du visible.

    Cette faon de penser et de prsenter les choses tmoigne dun trait de la pense au 16e sicle. Dans le

    chapitre de Les mots et les choses qui porte sur cette priode, Michel Foucault explique que le monde

    prsentait alors ltre humain une face marque, une face seme de signes qui indiquaient les rapports

    invisibles6 cest exactement ce quest le geste du sorcier par rapport la relation invisible de celui-ci

    avec le diable. Elle tmoigne aussi, et peut-tre surtout, de la volont du juge de convaincre de

    lexistence du dmon et de son intervention dans la ralit humaine en dployant toute une rhtorique du

    perceptible. Il discute de la voix du dmon (comment il la produit et quelle tonalit elle peut avoir), de

    lodeur quil dgage, de la marque quil inflige aux sorciers, des comportements quil leur impose (par

    exemple, puisquil dteste les larmes, il les empche de pleurer) et des attitudes qui, chez les sorciers,

    trahissent sa prsence (par exemple, les accuss tiennent les yeux baisss devant le juge : Mais je

    6 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 40-45. Lanalyse de Foucault est beaucoup plus prcise ; il explique que les rapports en taient de similitude (sous diffrentes formes) et que les signes taient aussi une forme de similitude mais pas la mme forme que celle quils avaient pour fonction de signaler. Cet aspect napparat pas clairement dans le trait de Boguet, mais son insistance sur les signes sinscrit bien dans cet pistm.

  • Mahit Breton Le dmon au banc des accuss 9/12 tiens plutt quils prennent conseil de Satan sur la rponse quils doivent donner aux interrogations des

    juges ; dautant que, par ce moyen, ils marmonnent je ne sais quoi entre leurs dents [p. 114]). Il

    donne par l autant de marques qui renvoient laction des dmons, autant de signes partir desquels

    on peut conclure leur intervention dans la ralit. Henri Boguet ne pousse pas la verve littraire jusqu

    faire parler le dmon, mais un autre dmonologue, Nicolas Rmy, ne sen prive pas, et son trait intitul

    La Dmonoltrie ouvre gracieusement les guillemets pour rapporter directement le discours du diable,

    en prcisant son ton et les sentiments qui lhabitent.

    Il ny a pas, dans le trait de Boguet, la mise en place dune nouvelle configuration qui intgrerait

    une configuration dj existante et bien dfinie, comme ce qui semble se produire dans le texte dApule.

    En fait, le juge laque ne possde pas de thorie de base aussi stable que la doctrine platonicienne que

    matrise et expose Apule au dbut de son discours. Il y avait certes, au moment o il rdige son trait,

    une ide du dmon fort rpandue qui circulait depuis plusieurs sicles, notamment par les

    reprsentations picturales, mais cette ide tait floue et variable. De plus, les auteurs de traits

    dmonologiques de lpoque ne sont pas thologiens et ne sintressent pas uniquement la doctrine

    chrtienne. La base de leur discours est forme par leur exprience des procs, les confessions des

    accuss, en plus de leurs lectures et de leur culture gnrale. Cest l un donn touffu, variable,

    contradictoire, qui nest pas saisi partir dune doctrine dfinie et matrise. Le lecteur assiste alors plutt

    un effort constant pour stabiliser et ordonner ce donn foisonnant, et surtout pour convaincre de

    lintervention du dmon dans la ralit humaine (Boguet en fait le but avou de son trait dans la prface

    dj cite). Et cest l quil rejoint le discours dApule : dans cet effort pour doubler le concept du dmon

    (ft-il bien dfini ou en cours dlaboration) dune existence dans le temps et dans lespace.

    Cette faon de dcrire leur discours (i.e., les mots que jutilise) sinspire dune partie de la pense

    de Kant (de mme que de lexplication quen donne Gilles Deleuze). La doctrine de Kant dcortique les

    relations entre lesprit et les phnomnes. Or, surtout dans le cas des ouvrages de dmonologie, ce sont

    ces relations qui sont le champ matriser. En tant que reprsentants dune institution qui condamnait et

    brlait les sorcires, les juges avaient convaincre de la ralit concrte des dmons, une ralit qui se

    laisse rarement intuitionner directement, moins facilement, du moins, que les fleurs ou les pattes de la

    table ; ils avaient montrer ses manifestations dans le monde sensible, non pas seulement par des cas

    particuliers, mais surtout par des rgles qui permettraient de les reconnatre en tout temps. Ils atteignent

    ce maximum de ralit concrte en doublant le concept de ce que Kant appelle le schme, cest--dire

    une sorte de rgle de production par laquelle le concept pourrait sincarner adquatement dans lespace

  • Mahit Breton Le dmon au banc des accuss 10/1

    et le temps7. mon sens, les noncs sur le corps ou la voix des dmons et tout le discours sur la

    marque des sorciers et leur attitude pourraient tre compris comme un effort dtablissement dun

    schme du dmon (comment il se manifeste dans lespace et le temps ; comment certains signes que

    lon peroit doivent renvoyer, dans lesprit de celui qui les peroit, au dmon). Lorsque Henri Boguet

    donne une image concrte du dmon (par exemple, quil apparut Franoise Secretain sous lapparence

    dun grand homme noir), cest seulement titre dexemples dont il tire des noncs gnraux. Et cest

    cette faon de procder qui donne le plus de force leur discours. Sils avaient cherch dfinir une

    image prcise du dmon (grandeur, couleur, etc.) ce qui aurait t fort difficile compte tenu que les

    aveux offraient un portrait vari et contradictoire , il aurait t dun impact plus limit. Cette image ne se

    serait sans doute pas trouve souvent donne lexprience du lecteur. Par contre, en fournissant le

    schme du dmon, limage devient toujours possible, imminente, prte surgir dans lesprit du lecteur. Et

    dautant plus efficace quelle est justement produite dans lesprit du lecteur, par celui-ci, qui sy trouve

    impliqu.

    Reprises

    De Socrate Apule, et de celui-ci aux juges du 16e sicle, le dmon est repris dans diffrents

    discours, enchss dans diffrentes configurations. De lune lautre, est-ce que quelque chose

    demeure, quelque chose de plus que le mot (traduit) ? Il ne sagit pas, chaque fois, dune chose

    compltement nouvelle. Il serait sans doute possible de serrer de plus prs les transformations du dmon

    travers les apparitions du mot dans les textes successifs, pour suivre son volution et en tirer quelque

    lumire. Mais mme cet effort nliminerait pas les hiatus ; il y aurait toujours de lespace, entre deux

    textes, pour se demander si quelque chose sest transmis intact, sil y a une sorte de noyau dur du

    dmon. Si une telle chose existe, ce nest ni le concept, ni le schme. Ni limage. Ce qui est repris dune

    fois lautre pourrait tre la figure, mais elle ne demeure quen tant quelle se transforme chaque

    rinscription. La figure serait alors un mot dans une configuration, et nexisterait quavec cette

    configuration, sans se rduire ni celle-ci, ni au mot. chaque rinscription, la figure prcdente est

    irrmdiablement perdue, puisque la nouvelle configuration la modifie. Il ny aurait donc pas quelque

    chose comme un noyau intemporel sous le nom dmon . Si jessaie de saisir la figure du dmon dans

    le texte dApule, lide que je men fais sera ncessairement contamine par la configuration chrtienne

    7 Voir, dans lAnalytique des principes, Du schmatisme des concepts purs de lentendement : Cest alors cette reprsentation dune mthode gnrale de limagination pour procurer un concept son image que jappelle le schme correspondant ce concept (Tir de : Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, traduction et prsentation dAlain Renaut, 2e dition, Flammarion, 2001, p. 226).

  • Mahit Breton Le dmon au banc des accuss 11/12 dans laquel il a t insr par la suite. La figure du dmon dApule nexiste plus, elle est

    irrmdiablement perdue et en mme temps sauve dans les autres configurations tisses autour du

    dmon, en ce sens quelle les contamine aussi.

  • Mahit Breton Le dmon au banc des accuss 12/12

    Bibliographie

    APULE, Le Dmon de Socrate, traduit du latin par Colette Lazam et prface de Pascal Quignard, Paris, Payot & Rivages, 1993.

    BOGUET, Henri, Discours excrable des sorciers [1602], Paris, ditions le Sycomore, 1980.

    DELEUZE, Gilles, La philosophie critique de Kant, 3e dition Quadrige [2004], Paris, Presses universitaires de France, 1963.

    FOUCAULT, Michel, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.

    KANT, Emmanuel, Critique de la raison pure, traduction et prsentation dAlain Renaut, 2e dition, Flammarion, 2001.

    KIERKEGAARD, Sren, Le concept dironie constamment rapport Socrate [1841], dans les uvres compltes, tome II, Paris, ditions de lOrante, 1966.

    PLATON, Apologie de Socrate, traduction de Victor Cousin, 1822, [en ligne] http://philoctetes.free.fr//apologiedesocrate.htm (page consulte le 24 avril 2006).

    http://philoctetes.free.fr//apologiedesocrate.htm

    Le dmon au banc des accuss Henri Boguet, Grand Juge de la terre de Saint-Claude Reprises