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Le dialogue économique transatlantique est-il hors sujet ? Jean-Marie Paugam Décembre 2003 Policy Paper 6 Policy Paper 6

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Le dialogue économiquetransatlantique est-il

hors sujet ?

Jean-Marie PaugamDécembre 2003

Policy Paper 6Policy Paper 6

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Résumé____

Les échanges économiques transatlantiques sont intenses et les économies de plus

en plus étroitement imbriquées. Mais les mécanismes du dialogue économique

transatlantique, élaborés depuis la fin de la guerre froide au rythme des sommets

réunissant le président américain et les présidences de l’Union européenne,

paraissent désormais à bout de souffle et ne mobilisent plus ni les opinions, ni leurs

représentants politiques.

La déclaration transatlantique de 1990 et le « Nouvel Agenda transatlantique » de

1995 avaient institué une architecture complexe de dialogue institutionnel, incluant

des représentants des sociétés civiles. Elle voulait sceller, par l’économie, l’alliance

de l’Europe et des Etats-Unis, renforcer la communauté de valeurs et les échanges

entre les deux rives, coopérer pour la prospérité d’une économie mondiale ouverte,

régie par le système multilatéral.

La politique commerciale a rapidement porté la responsabilité centrale de ce

partenariat global. Mais le rêve d’une « communauté transatlantique », fondée sur le

libre-échange et la convergence réglementaire, reste pour l’instant dans l’impasse.

Cancun pourrait avoir achevé de révéler la panne de la coopération transatlantique

dans le système multilatéral. Le partenariat n’a pu enrayer la dérive des continents.

Durant la décennie 1990, la divergence des modèles de croissance économique a

contribué à l’enlisement de la coopération et à l’intensification des contentieux

commerciaux, qui monopolisent de facto le dialogue transatlantique.

Ces contentieux persistent comme l’illustre le fait que l’Union européenne pourrait, à

nouveau, prochainement adopter des sanctions commerciales contre les Etats-Unis.

L’Administration Bush pratique un multilatéralisme sélectif et n’hésite par à recourir

au protectionnisme. La parité euro-dollar est menacée. Ces facteurs pourraient faire

entrer la relation transatlantique en turbulence forte, qui affecterait aussi bien chacun

des partenaires que l’économie mondiale.

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Dans ce contexte, plusieurs propositions ont été formulées pour une restauration du

partenariat économique transatlantique, en particulier via une relance de l’idée de

zone de libre-échange entre les deux rives.

Une relance du partenariat est souhaitable, mais les obstacles de fond s’opposant au

projet de libre-échange bilatéral demeurent intacts. Plutôt que la recherche d’un

grand soir libre-échangiste ou d’une révolution réglementaire permettant

d’harmoniser les systèmes, l’effort de mise à jour du dialogue économique mériterait

de prendre de la hauteur, en renouant avec le mandat global et l’inspiration originelle

de son agenda, défini en 1995, pour une coopération dans l’exercice des

responsabilités mondiales. Cet effort pourrait en particulier envisager les moyens

d’un dialogue pragmatique sur des thèmes où coexistent actuellement des

préoccupations convergentes mais aussi des stratégies transatlantiques

concurrentes : la participation des banques centrales à un dialogue monétaire après

la création de l’euro, l’intégration des pays en développement (PED) dans l’économie

mondiale, les conséquences de la mondialisation sur l’emploi et les normes

internationales de travail sont des sujets, certes difficiles, mais incontournables pour

redonner de la pertinence à ce dialogue.

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La relation économique va plutôt bien mais le dialogue transatlantique se porte mal

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La relation est bonne, si l’on observe l’évolution de ses fondamentaux sur les dix

dernières années. Au-delà des conflits commerciaux, inévitables dans une relation

intense, quelques ordres de grandeurs permettent de saisir objectivement la

situation. La relation transatlantique reste la première du monde pour le commerce et

l’investissement. Le commerce bilatéral dépasse 600 milliards d’euros, les

exportations de biens représentent entre 20 et 25 % des exportations annuelles de

chacun des partenaires, leurs échanges de services plus de 40 %. Surtout, les

investissements croisés ont fortement augmenté dans les années 1990, nourris par

les grandes opérations de fusions-acquisitions. En 1999, 52 % du stock (extra-

communautaire) d’investissement direct européen était localisé aux Etats-Unis et

45 % du stock d’investissement américain à l’étranger était logé en Europe. En 2001,

ces IDE européens aux Etats-Unis représentait 871 milliards d’euros et les

investissements américains en Europe, près de 630 milliards. La relation

d’investissement est plus importante que la relation commerciale : une étude publiée

par le Trésor britannique1 indique que le chiffre d’affaires des filiales, européennes

aux Etats-Unis et américaines en Europe dans le secteur manufacturier, représente

trois à quatre fois le total des importations industrielles bilatérales. Ces filiales créent

20 à 30 % des flux commerciaux.

Mais l’état du dialogue économique et commercial transatlantique paraît « pire » que

jamais. Trois mois avant Cancun, les résultats commerciaux concrets du dernier

sommet Europe/Etats-Unis, avaient été l’annonce d’une négociation sur les services

aériens, la signature d’un accord de reconnaissance mutuelle des certificats de

conformité pour les équipements de sécurité maritime et la reprise des exportations

de clémentines espagnoles vers les Etats-Unis. Trois mois après Cancun, la levée

par les Etats-Unis de leur mesure protectionniste sur l’acier, condamnée en 2003 à

l’Organisation mondiale du commerce (OMC), a permis, de justesse, d’éviter

1 « Enhancing Economic Cooperation between the EU and the Americas », Centre for EconomicPolicy Research, mai 2003, <www.hm-treasury.gov.uk>.

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l’adoption d’importantes sanctions européennes. D’autres menaces de sanctions se

profilent pour le printemps 2004.

Cancun pourrait avoir achevé de révéler la panne du partenariat économique élaboré

depuis la fin de la guerre froide. Le rêve, à demi avoué, d’une « communauté

économique transatlantique », a sans doute vécu. La relation peut entrer en

turbulence, affectant ses partenaires et l’économie mondiale.

Le dialogue économique transatlantique est-il devenu « hors sujet » ? C’est cette

question que plusieurs voix ont décidé de reposer. Le ministre des Finances

britannique, Gordon Brown, lors de la visite du président George W. Bush à Londres,

avec son homologue américain John Snow, a relancé l’idée d’une initiative de libre-

échange entre les deux rives2. Dans la foulée, Grant Aldonas3, sous-secrétaire

américain au Commerce, a pris position pour une relance du partenariat

économique. L’économiste américain, C. Fred Bergsten, et le secrétaire d’Etat

allemand aux Finances, Caio Koch-Weser, viennent d’émettre une stimulante

proposition conjointe, la création d’un « G2 » économique euro-américain4. Le

général Wesley Clark, candidat à l’investiture du Parti démocrate, a indiqué que, s’il

était élu président, sa première priorité internationale serait de construire une

« nouvelle charte transatlantique » qui, outre les thèmes centraux de sécurité, devrait

inclure un «second chapitre », porteur d’« nouveau contrat » entre l’Europe et les

Etats-Unis pour la coopération et le partage des responsabilités dans la communauté

internationale5.

S’agit-il d’options crédibles ? Y a-t-il des alternatives ? Ces propositions récentes

indiquent que le dialogue économique transatlantique mérite d’être repensé, à la

lueur de ses fondements historiques et de ses responsabilités globales, pour renouer

avec l’entreprise de promotion de la prospérité commune et d’un système mondial

ouvert.

2 AFP, « Britain, US pledge to reduce transatlantic trade barriers », 24 novembre 2003.3 Discours devant le centre transatlantique du German Marshall Fund, Bruxelles, novembre 2003.4 « Restoring the Transatlantic Alliance », Financial Times, 6 octobre 20035 Wesley K. Clark, « Remarks on Restoring America's Alliances », Council on Foreign Relations, NewYork, NY, 20 novembre 2003,<http://clark04.com/speeches/012/>.

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1. Le rêve de la communauté transatlantique :le commerce, ciment de l’alliance

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Durant les années 1990, la politique commerciale transatlantique a été investie d’une

responsabilité centrale pour sceller l’ancrage des les deux continents dans le

contexte post-guerre froide. La « déclaration transatlantique » de 1990 réaffirmait la

communauté de valeur et les fondements du partenariat issu de la Seconde Guerre

mondiale. Elle instituait aussi une architecture complexe de dialogue institutionnel.

Cette nouvelle dynamique, approfondie par le « Nouvel Agenda transatlantique » de

1995 puis par le « Partenariat économique transatlantique » de 1998, aboutissait, de

facto, à faire porter au dialogue économique et commercial l’une des responsabilités

principales, sinon la responsabilité centrale, de l’alliance concrète entre les deux

continents. La montée en puissance du pilier commercial dans les enjeux de la

relation a résulté de quatre raisons principales.

Le contexte d’après-guerre froide

Positivement, la fin de la guerre froide impliquait la disparition de l’ennemi commun,

donc du primat de l’enjeu sécuritaire dans les relations transatlantique, tout en

ouvrant la perspective de percevoir les dividendes de la paix, d’abord budgétaires,

ensuite économiques et commerciaux, par l’essor des échanges. Négativement,

l’affaiblissement du lien sécuritaire faisait naître la crainte d’une dérive des

continents, en particulier aux yeux de ceux des grands responsables politiques

européens et américains issus de la génération ayant connu la Seconde Guerre

mondiale. Pour eux, l’ancrage transatlantique représentait la garantie première de

paix et stabilité globale. Dans ce contexte, la déclaration transatlantique de 1990

réaffirmait essentiellement les liens fondamentaux unissant les deux rives et

l’engagement commun en faveur du système économique ouvert issu du General

Agreement on Tariffs and Trade (GATT) et des accords de Bretton Woods.

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Le biais institutionnel de la construction communautaire

La politique commerciale représente à la fois le cœur historique du processus

d’édification de l’Union européenne, par la création du marché commun et, le centre

de l’action extérieure des communautés. Il s’agit d’une compétence pleine du niveau

communautaire, pour laquelle la Commission – aujourd’hui dans le cadre des règles

de décisions issues de l’article 133 du traité de Nice – exerce un monopole de

négociation et de représentation externe. La capacité d’initiative internationale de

l’Europe via la Commission apparaît donc biaisée, en faveur de la politique

commerciale et au détriment des politiques régies par une compétence exclusive ou

partagée des Etats membres. En matière commerciale, le fameux « numéro de

téléphone de l’Europe », que cherchait Henry Kissinger, existe bel et bien : c’est

aujourd’hui celui du commissaire au Commerce Pascal Lamy.

La Commission a cherché à faire double usage de cette compétence externe pour

nourrir l’intégration communautaire. D’une part, en influençant le processus de

réforme et d’unification du marché intérieur de l’Europe par l’utilisation de la

contrainte externe, au terme d’un processus itératif : « La PAC c’est la poule, l’OMC

c’est l’œuf », comme l’indique Pascal Lamy. D’autre part, en s’efforçant de conquérir,

au-delà des enjeux strictement commerciaux, un espace de représentation politique

de l’Union, fondé sur l’élaboration de stratégies globales de dialogues régionaux ou

bilatéraux liant concertation politique, négociations économiques, promotion des

échanges culturels et sociaux. Le biais institutionnel de l’architecture communautaire

en faveur de la politique commerciale contribuait donc à orienter le nouveau dialogue

transatlantique sur ses enjeux.

L’inspiration britannique

L’affirmation de cette vocation centrale de la politique commerciale comme ciment de

l’alliance transatlantique et garant de l’ouverture économique de l’Europe a été

activement promue par le Royaume-Uni. Cet effort a atteint son sommet sous

l’influence du commissaire Leon Brittan, qui avait proposé à deux reprises (1995,

1998) la négociation d’un accord économique transatlantique global (le New

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Transatlantic Market Place Agreement ou NTMA), poursuivant trois objectifs : la

libéralisation du commerce bilatéral, la convergence des modèles réglementaires,

l’entraînement du système multilatéral. Dans cette vision, le partenariat économique

transatlantique devenait aussi un instrument d’équilibre intra-communautaire entre

les approches « continentale » (intégration européenne fondée sur l’édification de

politiques communes) et britannico-nordique (zone de libre-échange) de la

construction communautaire : l’édification d’un « acquis transatlantique » pouvait

constituer le contrepoids et le pendant de l’ « acquis communautaire ».

Les arrière-pensées stratégiques

Pour des raisons symétriques, chacun des partenaires transatlantiques avait à

redouter la puissance commerciale de l’autre et intérêt à vouloir la canaliser via un

système de dialogue bilatéral, tout en cherchant à la maîtriser par le système

multilatéral.

Les Etats-Unis, qui avaient soutenu, dès l’origine, sous les auspices du GATT, le

double effort de création du système économique multilatéral, et d’unification

économique de l’Europe, via l’Organisation de coopération et de développement

économiques (OCDE), la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA)

et le traité de Rome, ont toujours eu à cœur de garantir l’équilibre et la

complémentarité entre ces deux entreprises majeures de l’ordre économique

international : soutenir par l’alliance transatlantique le processus d’intégration tout en

garantissant par le système multilatéral l’ouverture économique extérieure d’une

Europe potentiellement en devenir de « forteresse ». D’où, le recours, alterné ou

conjugué, aux cycles de négociation commerciale multilatérale lors des étapes clés

de l’entreprise européenne : le Kennedy Round avait accompagné la conclusion du

traité de Rome, l’Uruguay Round l’adoption de l’Acte unique, le projet de « cycle

« Millénaire » (devenu cycle de Doha), répondait à l’avènement de l’euro et à la

perspective de l’élargissement à l’Est. D’où, également, l’effort américain pour

développer des projets de libre-échange : l’Asie-Pacifique se groupant au sein du

Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) sur les objectifs de la

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déclaration de Bogor (1994)6, l’Amérique du Nord s’unissant dans l’Accord de libre-

échange nord-américain (ALENA, 1994), le continent américain projetant son

intégration dans une zone de libre-échange « hémisphérique » (sommet de Miami,

1994).

L’Europe, structurellement plus faible que la Fédération américaine dans le dialogue,

du fait de sa compétence extérieure incomplète et de la complexité de ses équilibres

internes, a cherché à renforcer le système multilatéral pour contrer le risque

d’unilatéralisme américain en l’encadrant par du droit. A cette motivation s’ajoutait,

par choc en retour, l’inquiétude d’un risque de marginalisation économique dans les

zones où les Etats-Unis recherchaient le libre-échange.

Ces raisons se sont combinées pour donner naissance aux nouvelles structures de

dialogue transatlantique créées à partir de 1990, qui se sont essentiellement

affirmées sur le terrain économique à partir de 1995, en déclinant deux volets : la

coopération, parfois qualifiée de « co-leadership », pour la promotion de la

libéralisation multilatérale via l’OMC ; et la réduction des barrières aux échanges

entre les deux plus grandes économies.

La politique commerciale au centre de gravité du dialogue transatlantique

Une architecture institutionnelle complexe s’est progressivement enrichie au cours de

la décennie. La déclaration transatlantique de 1990 mettait en place les mécanismes

de consultation politique : deux sommets annuels7, des consultations ministérielles

bisannuelles, des consultations ad hoc. Le « Nouvel Agenda transatlantique » (NTA),

accompagné du « plan d’action conjoint » de 19958, précisait les objectifs, instituait

6 Institué lors du sommet de Canberra en 1989, le Forum de coopération économique de l’Asie-Pacifique (APEC) regroupe aujourd’hui les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, laChine et Taiwan, le Japon, la Corée, le Mexique, le Chili, le Pérou, le Vietnam, la Russie et les paysfondateurs de l’ASEAN, représentant ainsi 40 % du commerce mondial. L’Organisation a décidé, lorsdu sommet de Bogor en 1994, la libéralisation des échanges en 2010 pour les pays développés et en2020 pour les PED. Le processus de libéralisation a été affirmé de nature volontaire, sur une baseNPF (ce qui signifie que toute concession tarifaire est accordée également aux non-membres), et, enréalité, n’anticipe que rarement les engagements contractés à l’OMC.7 Réunissant les présidents des Etats-Unis, de la Commission et du Conseil européen, les ministresdes Affaires étrangères, les commissaires européens au Commerce et aux Relations extérieures. 8 <www.europa.eu.int/comm/external_relations/us>.

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un « groupe de haut niveau » réunissant les directeurs généraux d’administration9 et

une task force chargée de mettre en œuvre le plan d’action de 1995. Le « Partenariat

économique transatlantique » (TEP) de 1998 créait dix groupes de travail et un

comité de pilotage au niveau des directeurs d’administration. A cela se sont

progressivement ajoutés les « dialogues » de la « société civile » – hommes

d’affaires (Transatlantic Business Dialogue, TABD), consommateurs (Transatlantic

Consumers Dialogue, TACD), environnement (Transatlantic Environment Dialogue,

TAED), syndicats (Transatlantic Labor Dialogue, TALD ) – et des parlements

(Transatlantic Legislators’ Dialogue, TALD), ainsi qu’une série de structures

d’échange administratif thématiques liées à la conclusion d’accords sectoriels

(douanes, concurrence…).

Le Nouvel Agenda transatlantique avait pour ambition de consolider la communauté

de valeurs en organisant un dialogue global. Mais, le dialogue économique et

commercial possédait une place essentielle, traduite tant par son importance dans

les objectifs concrets fixés pour l’architecture institutionnelle, que par la

prépondérance du rôle reconnu aux hommes d’affaires du TABD, initialement

premier – et unique – « dialogue » de la société civile, chargé de faire des

propositions aux gouvernements. Le TABD est d’ailleurs le seul dialogue à avoir

fonctionné de manière dynamique, car bénéficiant des moyens de ses riches

membres, avant de se démobiliser du fait du manque de mise en œuvre de ses

recommandations.

Cette armature institutionnelle s’est effectivement révélée lourde au fils du temps,

peu productive et de moins en moins mobilisatrice pour les autorités politiques,

comme le reflètent le peu de temps de présence effective du Président américain

dans les travaux et le passage récent à un seul sommet politique annuel, au lieu des

deux institués initialement, pour répondre au rythme semestriel de rotation de la

Présidence de l’Union.

9 Commerce, Affaires étrangères.

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2. La dérive des continents :le dialogue commercial transatlantique à l’épreuve

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Le dialogue économique transatlantique s’était vu assigner deux grandes missions :

sceller l’alliance bilatérale et promouvoir une économie mondiale ouverte. Son bilan

est faible et l’évolution divergente des deux partenaires a contribué à enrayer la

dynamique espérée.

Epreuve numéro un : les impasses de la libéralisation bilatérale

L’ancrage économique bilatéral passait par la réalisation de quatre objectifs :

consolider la communauté de valeurs, réduire les barrières bilatérales aux échanges,

favoriser la convergence des modèles réglementaires, maîtriser les conflits.

La divergence des modèles

Les années 1990 ont été le révélateur de divergences nouvelles entre les stratégies

et les modèles de croissance américain et européen, faisant naître des tensions dans

la communauté de valeurs. Aux prises avec le coût de la réunification allemande et

l’effort de convergence économique qui permettrait le lancement de la monnaie

commune, l’Europe a fait face à la renaissance de « Corporate America », qui, durant

l’ère Clinton, marquait le retour d’une confiance de l’Amérique dans son modèle

économique, confiance qu’elle avait provisoirement perdue durant les années 1980,

lors de la confrontation avec le modèle industriel japonais. Le dialogue

transatlantique a dû affronter le décrochage des deux économies.

En premier lieu sur le front de la croissance : entre 1990 et 2002, le taux de

croissance moyenne annuelle de la zone euro (1,9 %) n’a représenté que les deux

tiers de celui des Etats-Unis (2,8 %). Le différentiel apparaît essentiellement lié à la

croissance de la population, comme en témoigne l’égalité des taux de progression du

produit intérieur brut (PIB) par tête, dans les deux cas de 1,6 %, sur la période,

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faisant naître une premier interrogation : celle des attitudes respectives face à

l’immigration. Le décrochage apparaît nettement sur les indicateurs

d’investissement : le taux d’investissement de la zone euro déclinait de 22,7 % à

20,9 % du PIB alors que celui des Etats-Unis passait de 17,4 % à 20,2 % entre 1990

et 2001. En matière d’innovation, les dépenses de recherche et développement

américaines ont représenté 2,6 % du PIB américain entre 1996 et 2000, contre 1,9 %

pour les pays de la zone euro. Le nombre d’ordinateurs par milliers d’habitants restait

plus de deux fois supérieur aux Etats-Unis fin 2002, malgré l’effort de rattrapage de

l’Europe vers la fin de la décennie.

Le différentiel de croissance et d’investissement des Etats-Unis et de l’Europe a été

accompagné par la progression vertigineuse du déficit commercial américain,

entraînant un déficit courant passé de 1 ;% à près de 5 % du PIB entre 1990 et 2003.

Le déficit commercial s’est également creusé avec l’Union européenne.

Au vu de ces faits, de nombreux responsables américains se sont installés dans la

conviction facile d’une Europe encroûtée dans son confort social-démocrate et ses

structures de marché trop rigides, incapable de croître et, finalement, de partager

avec les Etats-Unis le « fardeau » (« burden sharing ») des responsabilités

économiques globales, à commencer par celle des importations en provenance des

pays émergents. Subissant le décrochage des performances, les Européens

regardaient cette Amérique préparant le XXIe siècle, avec le regard critique que

Matthew Arnold adressait à son Angleterre du XIXe siècle, regrettant sa domination

par les « philistins », la classe moyenne libérale et industrieuse, promotrice d’une

société sans « culture »10. Moment remarquable de cristallisation de ces regards

croisés : les chefs d’Etats européens n’avaient guère apprécié l’ambiance des leçons

triomphalistes d’économie américaine au sommet de G8 de Denver (1997)11 et

10 Matthew Arnold écrivait : « The people who believe most that our greatness and welfare are provedby our being very rich, and who most give their life and thoughts to becoming rich, are just the verypeople whom we call the Philistines. Culture says: “Consider these people, then their way of life, theirhabits, their manners, the very tones of their voice; look at them attentively; observe the literature theyread, the things which give them pleasure, the words which come forth out of their mouths, thethoughts which make the furniture of their minds; would any amount of wealth be worth having with thecondition that one was to become just like these people by having it?” », in Samuel Lipman (dir.)Culture and Anarchy, Yale, Yale University Press, 1994.11 « Impressions of the Denver Summit by Sir Nicholas Bayne »,<www.library.utoronto.ca/g7/evaluations/1997denver/impression/partic.htm>.

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l’histoire ne dit pas s’ils ont porté les bottes de cow-boy que leur avait alors offertes

Bill Clinton.

Investie d’une responsabilité première dans le dialogue, la politique commerciale n’a

pu contrer ces facteurs de dérive des continents : ses deux projets centraux ont

globalement échoué à réaliser leurs objectifs, tant celui d’une zone de libre-échange

que celui d’une convergence des modèles réglementaires. Il ne lui restait plus qu’à

gérer les conséquences contentieuses du décrochage.

L’impossible zone de libre-échange

L’élimination globale des barrières au commerce et à l’investissement constituait le

cœur du projet économique transatlantique pour fournir à l’alliance le ciment d’une

croissance économique partagée. Proposé par deux fois par la Commission

européenne, sous l’impulsion de Leon Brittan, alors commissaire européen au

Commerce12, le projet de « New Transatlantic Marketplace Agreement » (NTMA) a

fait l’objet d’un double rejet, principalement de la France.

Les raisons de cet échec étaient moins liées à une opposition politique « de

principe » qu’à l’impossibilité de s’accorder sur un agenda de négociation

garantissant des perspectives de progrès sur les sujets d’intérêts vital pour l’autre

partie.

L’Europe ne pouvait envisager une négociation agricole, tant en raison de l’asymétrie

des intérêts exportateurs européens et américains que des différences structurelles

des régimes de subventions, interne et externe : or, une négociation agricole était la

principale attente du Congrès américain. Du fait du même Congrès, les Etats-Unis ne

pouvaient envisager sérieusement une négociation sur l’accès au marché industriel

supposant l’élimination de leurs « pics » tarifaires (textile-habillement-chaussure), ni,

surtout, des disciplines encadrant leurs instruments de défense commerciale

(mesures antidumping et droits compensateurs anti-subventions) abondamment

utilisées dans certains secteurs tels que la sidérurgie. Les tarifs moyens étant déjà

12 Voir Leon Brittan, Martin Bangemann et Mario Monti, « Communication de la Commission sur le“New Transatlantic Marketplace Agreement” (NTMA) », 11 mars 1998.

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très faibles de part et d’autre de l’Atlantique (3 % aux Etats-Unis et 4 % dans l’Union

européenne), le traitement de ces sujets aurait été essentiel pour garantir des

progrès réels de l’accès au marché.

Le domaine des services offrait davantage d’opportunités d’entente mutuelle, mais

demeurait principalement tributaire des réformes domestiques à réaliser dans chacun

des ses secteurs : ouverture interne à l’Union européenne des marchés de

télécommunication et de distribution d’énergie, réforme américaine des services

financiers (notamment le cloisonnement de la banque et de l’assurance13, l’absence

de réglementation fédérale de l’assurance, le monopole national sur le transport

maritime), affirmation de la compétence communautaire en matière de transport

aérien. La question des services n’allait pas non plus sans difficulté politique

majeure, en particulier du fait de l’opposition continue de la France à toute inclusion

de l’audiovisuel dans les négociations. L’investissement aurait également eu

vocation à constituer un chapitre substantiel de négociation, mais l’échec, en 1998,

de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) négocié à l’OCDE, a révélé des

difficultés de part et d’autre de l’Atlantique14. Enfin, peu de marges de progression

réelle existaient du côté des régimes de propriété intellectuelle, tant pour résoudre

les conflits sur le régime d’enregistrement des brevets15 ou de protection des droits

d’auteur que pour traiter l’épineux problème des indications géographiques, toutes

questions politiquement très sensibles des deux côtés de l’océan.

La difficile convergence des systèmes réglementaires

Une fois disparue la perspective de libre-échange intégral, le dialogue commercial

transatlantique pouvait se concentrer sur les questions de facilitation des échanges

13 Voir l’affaire Executive Life.14 Le projet Brittan reprenait les grandes lignes de l’AMI, lui-même inspiré du chapitre investissementde l’ALENA. Or, l’AMI soulevait de profondes divergences de fond entre l’Europe et les Etats-Unis :sur une clause protégeant les préférences liées à l’intégration régionale communautaire, sur ladéfinition de l’expropriation, sur le mécanisme d’arbitrage qui offrait un droit de recours direct desinvestisseurs contre les Etats, sur l’exception culturelle. Les Etats-Unis rencontraient eux-mêmes unefronde de certains Etats fédérés contre le projet d’accord et avaient déposé plusieurs centaines depages de réserves dans leur proposition de « liste négative » récapitulant les exceptions au régime delibéralisation de l’investissement. 15 Opposition sur la prise d’effet de la protection et le régime de preuve de l’antériorité : protectionaccordée en Europe au premier déposant (« first to file ») et aux Etats-Unis au premier inventeur(« first to invent »).

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(procédures douanières, marchés publics électroniques…) et de coopération

réglementaire. Ces thèmes impliquent la convergence des systèmes de

normalisation et de contrôle, afin de réduire les coûts de transaction indus qu’ils

imposent aux entreprises.

La convergence réglementaire constituait un bloc à part entière de la proposition de

libre-échange présentée par Leon Brittan et l’un de ses éléments les plus ambitieux,

puisqu’il impliquait une systématisation des consultations à tous les stades

d’élaboration des normes, ainsi qu’un mécanisme bilatéral de règlement des

différends. Aujourd’hui encore, elle se situe au cœur des réflexions du gouvernement

britannique16. Il s’agit du seul volet qui ait survécu à la proposition d’origine du

NTMA, sous une forme très dégradée, lors de l’adoption en 1998 du Partenariat

économique transatlantique (TEP).

L’objectif, cher aux hommes d’affaires européens et américains réunis dans le TABD,

d’unifier les deux régimes de régulation des échanges jusqu’à n’imposer « qu’une

norme, un test, une certification », avant d’autoriser la circulation des produits dans

les deux économies, demeure aujourd’hui le terrain le plus pertinent pour favoriser

l’essor de la relation économique. C’est également sur ce terrain qu’ont été

enregistrés les seuls résultats concrets du dialogue transatlantique, depuis la

signature en 1998 d’un accord cadre de reconnaissance mutuelle des systèmes

d’évaluation de conformité jusqu’à l’adoption en 2002 de l’« agenda économique

positif », liste de sujets sur lesquels seront recherchés des rapprochements entre

autorités régulatrices.

Mais l’effort de convergence réglementaire est lent, aride, et se heurte à des

difficultés politiques majeures.

La première provient de l’asymétrie des systèmes institutionnels : si la Commission

européenne peut revendiquer – malgré les difficultés de coordination de ses

différentes directions – la double casquette de négociateur et de régulateur, il n’en va

pas de même pour le négociateur commercial américain, qui doit parvenir à entraîner

16 The European University Institute, « The political economy of the transatlantic partnership », mai2003, <www.hm-treasury.gov.uk/newsroom_and_speeches/press/2003/press_64_03.cfm#enhance>.

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15

des agences régulatrices indépendantes, telles que la Food and Drug Administration

ou la Fédéral Communication Commission. Or, celles-ci répondent statutairement au

Congrès, et non au président, et ni leur mission de service public ni leurs budgets ne

prévoient généralement une fonction de coopération internationale très affirmée. Ces

agences sont donc difficiles à mobiliser en pratique pour entrer dans des

négociations avec l’Europe.

La seconde source de difficulté résulte de la nature même de cette coopération : la

définition des systèmes de normes et de réglementation se situe au cœur des enjeux

de responsabilité politique et de régulation souveraine17, qu’il s’agisse de la

protection des consommateurs et de la vie privée des citoyens, de la gouvernance

d’entreprise et de la protection de l’épargne, de la maîtrise des risques

technologiques ou la sauvegarde de l’environnement. La difficulté d’aborder ces

enjeux oriente mécaniquement la négociation vers une sélection des sujets les moins

sensibles ou controversés.

Il en résulte une incapacité à mobiliser réellement le pouvoir politique et les opinions,

pourtant indispensables pour donner l’impulsion qui permettrait de surmonter les

antagonismes institutionnels et faire aboutir les négociations commerciales sur des

sujets fondamentalement très techniques et aussi peu « appétissants » que les

certificats de conformité.

La pénible maîtrise des contentieux

Faute de négociations de libre-échange et de progrès rapides de la convergence

réglementaire, le dialogue commercial transatlantique conserve pour mission

résiduelle de gérer, au mieux, les tensions de toutes sortes pouvant quotidiennement

dégénérer en guerre commerciale. Mais les dérives de fond apparues entre

Américains et Européens au cours des années 1990 se sont accentuées

progressivement, alourdissant à l’excès les responsabilités dont la politique

17 La volonté de préserver une totale autonomie réglementaire de l’Union européenne face à laperspective d’accorder aux Etats-Unis, de facto, « une voix dans les délibérations du Conseil » areprésenté une motivation majeure du rejet par la France de la proposition de NTMA en 1998 et durecours qu’elle a formé en 2002 devant la Cour de justice des Communautés européennes contre les

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16

commerciale s’était vue confier la charge. La gestion des contentieux a monopolisé

l’essentiel de l’énergie politique et la quasi-totalité de l’agenda des négociateurs.

La politique commerciale transatlantique a d’abord subi la première charge du nouvel

agenda diplomatique et sécuritaire américain dans l’après-guerre froide, qui s’est

traduit par la multiplication des sanctions économiques votées par le Congrès. Les

deux rives de l’Atlantique ont d’abord divergé sur l’arbitrage à opérer entre stratégie

de « containment » et d’« engagement », vis à vis des Etats qualifiés de « parias »

(« rogue states ») dans la nouvelle terminologie du département d’Etat. La

multiplication des lois de sanction commerciale politiquement motivées, dont la loi

d’Amato (Iran and Libya Sanctions Act, ILSA) interdisant les investissements

pétroliers en Iran, la loi Helms-Burton sanctionnant les investissements sur des

propriétés spoliées par le régime cubain, ou l’exclusion de ses marchés publics

décidée par l’Etat du Massachusetts contre les entreprises opérant en Birmanie, ont

été des affaires emblématiques. Une partie essentielle de l’énergie déployée par les

hommes d’affaires et les négociateurs commerciaux a ainsi été absorbée par la

recherche de solutions coopératives, destinées à éviter l’engrenage des sanctions et

de rétorsions commerciales bilatérales. Non sans talent diplomatique d’ailleurs : le

principal accord euro-américain garantissant aujourd’hui, de facto, les entreprises

européennes contre l’application des sanctions de la loi Helms-Burton n’est en réalité

jamais entré en vigueur, faute de ratification par le Congrès.

Les questions de régulation des marchés ont également pris une tournure

conflictuelle, en particulier dans les deux grands secteurs pour lesquels les Etats-

Unis avaient pris un tour d’avance en matière d’innovation : les technologies de

l’information et les biotechnologies. La réaction des opinions à ces innovations a

révélé des oppositions essentielles entre les systèmes de valeurs et de régulation

des deux rives, que le dialogue commercial bilatéral était chargé de résoudre.

L’approche européenne, favorisant des réglementations préventives, pour la

protection de la vie privée sur Internet ou la mise sur le marché d’organismes

génétiquement modifiés (OGM) – principe de précaution –, s’affrontait à la foi

« principes directeurs de la coopération réglementaire », pourtant non contraignants, conclus par laCommission avec l’USTR dans le cadre de l’« agenda économique positif ».

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américaine dans l’efficacité préventive de la responsabilité civile des entreprises et

leur capacité d’autorégulation du marché.

L’évolution des conceptions de l’organisation du marché par les politiques de

concurrence a également été révélée par la menace de guerre transatlantique ayant

accompagnée la fusion Boeing/Mc Donnel-Douglas : en autorisant la fusion, les

autorités américaines tendaient à pondérer davantage l’intérêt du consommateur

final, tandis qu’en la soumettant à conditions18, l’Union européenne privilégiait

l’objectif de maintien d’une structure d’offre diversifiée.

Au bout du compte, on peut jeter un regard pessimiste ou optimiste sur la conduite

du dialogue commercial bilatéral. Pessimiste, si l’on considère qu’il n’a pas produit

d’accords à la hauteur de son ambition d’origine, au service de l’alliance stratégique

entre les deux rives. Optimiste, si l’on considère que la gestion des contentieux

bilatéraux a été plutôt bien assurée et que les bouffées de chaleur périodiques, liées

aux grands contentieux (bananes, hormones, acier, Foreign Sales Corporations –

FSC), n’ont pas altéré la sécurité et la prévisibilité des relations bilatérales pour les

entreprises, ni provoqué un ralentissement de l’essor du commerce et de

l’investissement croisés.

Reste à savoir, dans cette lecture optimiste, si l’Europe n’a pas constamment porté le

poids des concessions permettant de « calmer le jeu » et de modérer le partenaire

américain. Le légalisme et la modération dont elle a constamment fait preuve dans la

gestion de ses victoires à l’OMC, pour éviter le recours aux sanctions contre les

Etats-Unis, contraste avec l’enthousiasme empressé de l’Administration et du

Congrès américains pour adopter des rétorsions « tournantes »19, sans attendre leur

vérification par l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC, lors des

condamnations obtenues contre l’Europe. Il est vrai que les Etats-Unis estimaient

eux-mêmes avoir été particulièrement patients dans la recherche d’un règlement

18 En particulier le retrait des accords d’approvisionnement exclusif obtenu par Boeing de nombreusescompagnies aériennes. 19 Considérée illégale par l’Union, la formule américaine, dite du « carrousel », consiste, pour unmême volume, à changer régulièrement la liste des produits soumis à sanction afin d’accroîtrel’imprévisibilité pour les opérateurs commerciaux et renforcer ainsi la portée des rétorsions.

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amiable avec l’Europe des conflits sur les régimes d’importation de la viande aux

hormones et de la banane.

Epreuve numéro deux : les ambiguïtés de la stratégie multilatérale

La coopération pour la promotion du système commercial multilatéral est la seconde

grande mission assignée au dialogue commercial transatlantique. Mais, outre les

arrières pensées respectives des deux partenaires dans ce volet du dialogue (cf.

partie 1), leurs conceptions des enjeux de l’agenda multilatéral et de la coopération

sont marquées du sceau de fortes ambiguïtés : jusqu’à la conférence de Cancun,

celles-ci ont sans doute masqué une évolution de fond de la relation américaine au

multilatéralisme commercial.

Les Etats-Unis ne favorisaient pas initialement l’idée d’un cycle de négociation,

encore moins un cycle global comme celui de Doha. Dans leur conception, l’OMC,

succédant au GATT, mettait fin ipso facto à la mécanique des « rounds » qui

caractérisait l’ancien arrangement. Elle devait être un forum de négociation

permanent : la superposition de négociations sectorielles20, menées chacune à son

rythme, devait représenter la nouvelle méthodologie, pragmatique, de négociation

commerciale, comme en témoignait la liste des priorités pour la négociation OMC,

énoncée dans le Nouvel Agenda transatlantique21. La reprise, prévue pour 2000

dans les conclusions de l’Uruguay Round, des négociations sur l’agriculture et les

services22 s’insérait logiquement dans ce schéma.

L’Union européenne a au contraire rapidement estimé qu’une approche sectorielle

des négociations multilatérales ne serait pas à son avantage, redoutant d’avoir à

négocier dans un cadre strictement agricole, car elle n’aurait pu, du fait de sa

position structurellement défensive, obtenir de contrepartie aux concessions qui lui

auraient été demandées. De là, l’idée européenne de promouvoir le lancement à

20 Ou « rolling rounds » – cycle glissant –, suivant le mot de J. Schott, de l’Institute for InternationalEconomics. 21 Traitement des sujets inachevés lors du cycle de l’Uruguay, libéralisation des services financiers,marchés publics, lancement de nouvelles négociations sur la propriété intellectuelle, promotion des« nouveaux sujets » – parmi lesquels les normes sociales et l’environnement, etc.

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l’OMC d’un « cycle du Millénaire », fondé sur un ordre du jour global et ambitieux, qui

faciliterait, par la multiplication des sujets de négociation, la recherche d’un

compromis fondé sur le jeu de concessions croisées entre secteurs et sujets de

négociation. Sous la pression de ses lobbies agricoles, eux-mêmes inquiétés par le

risque de blocage par l’Europe d’une négociation sectorielle dans l’agriculture, le

gouvernement américain s’est progressivement rallié à l’idée d’élargir « le

programme intégré » de Marrakech au-delà de l’agriculture et des services, en lui

ajoutant notamment la question des tarifs industriels.

Une fois l’idée du cycle acquise, naissait la seconde ambiguïté transatlantique.

L’approche européenne – projetant dans l’ordre international sa propre expérience

de l’intégration économique –, tendait à voir dans l’OMC l’embryon d’une forme de

gouvernement économique mondial. Elle proposait d’inclure dans le futur cycle

multilatéral de nouveaux sujets de régulation économique – notamment les « sujets

de Singapour23 », et prônait un meilleur équilibre de l’OMC entre les fonctions de

libéralisation et de régulation des échanges, qui passait en particulier par la prise en

compte des enjeux environnementaux et sociaux. Les Etats-Unis privilégiaient, quant

à eux, un ordre du jour du cycle de l’OMC limité aux seules négociations d’accès au

marché, mais ne rejetaient pas le plaidoyer européen pour l’inclusion des questions

de normes sociales et environnementales, dont la promotion internationale fait partie

des objectifs du Nouvel Agenda transatlantique. Ces questions avaient en effet pris

une importance déterminante dans le débat politique intérieur américain, suite à la

montée des contestations des ONG contre l’ALENA.

Après l’échec de Seattle, d’ailleurs en partie provoqué par les déclarations du

président Bill Clinton sur de possibles sanctions commerciales en cas de violations

des normes sociales fondamentales, ces ambiguïtés se sont retrouvées lors du

lancement du cycle de Doha. Son contenu reflétait un pacte transatlantique de non-

agression sur les « thèmes de régulation » (sujets de Singapour et environnement, le

social ayant été abandonné face à l’opposition des PED), en plus des thèmes

d’accès au marché et de la nouvelle dimension prise par les questions de

22 Au titre du « programme intégré » (« built-in agenda ») des accords de Marrakech.23 Nouveaux sujets introduits dans l’enceinte de l’OMC à la conférence ministérielle de Singapour en1996 : facilitation des échanges, transparence des marchés publics, investissement, concurrence.

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développement, dont la mise en exergue devait donner son identité politique au

programme de Doha. Mais les Américains n’étaient pas convaincus par

l’empressement européen à promouvoir à l’OMC les « sujets de Singapour », que les

hommes d’affaires des deux rives ne réclamaient que du bout des lèvres et que les

négociateurs du monde entier tenaient pour une simple posture tactique24.

En sachant surmonter ces ambiguïtés pour lancer le cycle, le dialogue

transatlantique avait apparemment réussi à « délivrer » un résultat important à

l’OMC. Cette dynamique a toutefois masqué deux évolutions de fond des Etats-Unis,

qui tendent aujourd’hui à vider de substance la coopération transatlantique en

matière multilatérale.

La première évolution résulte du scepticisme affiché par l’Administration Bush sur

l’utilité même du système multilatéral. Sachant que l’Amérique s’est trouvée à

l’origine de 60 % de la croissance mondiale entre 1995 et 200225, le rôle unique de

l’Amérique innovante comme moteur de la croissance mondiale, sa responsabilité

d’« économie de dernier ressort » que traduit le creusement du déficit commercial,

est devenu un argument bouclant pour légitimer l’unilatéralisme en tant que garant

final des intérêts vitaux des Etats-Unis dans le système multilatéral. Dans le domaine

commercial, comme le domaine diplomatique, les « jacksoniens » semblent avoir

repris le dessus sur les « wilsoniens »26. Pour le commerce aussi, l’Administration

Bush préfère peindre les américains en descendants du dieu Mars et laisser les

Européens incarner les fils de Vénus27.

L’interrogation sur l’intérêt du système commercial multilatéral est montée en

puissance durant les années 1990, au fil du débat parlementaire interminable sur le

vote de l’autorité de négociation commerciale du président, des bilans réguliers du

mécanisme de règlement des différends de l’OMC que l’Administration a du

présenter au Congrès, de la multiplication des services de « contrôle d’application »

(« enforcement ») des accords commerciaux » au sein des administrations

24 D’aucuns ont même voulu y voir un « scénario machiavélique » construit par Leon Brittan pourrallier la France au cycle. Voir Guy de Jonquières, « Cancun’s failure threatens end to Machiavelliangames », Financial Times, 19 septembre 2003.25 « Flying on one engine. A survey of the world economy », The Economist, 20 septembre 2003.26 Henry Kissinger, La Nouvelle Puissance américaine, Paris, Fayard, 2003.

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économiques (United States Trade Representative, USTR). Avec l’Administration

Bush et sous l’influence de Robert Zoellick, le représentant américain au Commerce,

la mauvaise volonté américaine pour appliquer les décisions défavorables de l’OMC

est apparue de plus en plus manifeste28, le « leadership » américain à l’OMC est

devenu de moins en moins net et l’alternative bilatérale aux accords de l’OMC a été

privilégiée, comme l’a confirmé la réaction immédiate du négociateur américain après

l’échec de Cancun29.

Le deuxième élément d’évolution est l’affirmation décomplexée par l’Administration

républicaine des intérêts commerciaux défensifs des Etats-Unis. Il n’est certes pas

nouveau que « la Fédération américaine n'hésite jamais devant le protectionnisme

(pics tarifaires, normes, subventions, antidumping) lorsque la mondialisation menace

ses propres intérêts30 », mais l’Administration Bush s’est distinguée particulièrement,

tant dans le secteur de l’acier en 2002 que dans celui du coton en 2003 à Cancun et,

très récemment, pour les importations textiles en provenance de Chine. Sur les trois

années 2000-2002, le nombre de mesures antidumping effectivement mises en place

par les Etats-Unis a augmenté de 50 % par rapport aux trois années précédentes31,

contre une augmentation de 20 % pour la Communauté européenne : une majorité

des mesures affecte, dans les deux cas, les produits de la chimie et de la sidérurgie.

Surtout, la grande nouveauté a été le Farm Bill de mai 2002 (ou Farm Security and

Rural Investment Act), qui prévoit, pour la période 2002-2007, une augmentation de

60 % (de 61,3 à 98,9 milliards de dollars) des subventions aux exploitations et à la

production agricole et de 30 % des soutiens aux exportations32. L’Amérique était

(re)devenue défensive sur l’agriculture.

27 Robert Kagan, « Power and weakness », Policy Review, n° 113, juin 200228 Les tribunaux américains continuent d’appliquer la loi de 1916 sur l’antidumping pourtantcondamnée ; le conflit entre Pernod Ricard et Bacardi pour le contrôle aux Etats-Unis de la marque derhum cubain Havana Club n’est pas réglé malgré la condamnation de la législation américaine : lalégislation dite de l’amendement Byrd, prévoyant le reversement du produit des droits antidumpingaux plaignants a été condamnée à l’OMC sans que le Congrès n’envisage aujourd’hui d’en rapporterle texte.29 Doctrinaire de la politique de « libéralisation compétitive » combinant la recherche d’accords,bilatéraux, régionaux et multilatéraux, Robert Zoellick a indiqué après Cancun qu’il choisirait sesinterlocuteurs de négociation entre « can do » et « won’t do ».30 Alex Kouvèje, « En attendant le cycle : que faire après Seattle », Politique étrangère, été 2000. 31 Source : OMC, « Anti-dumping measures: by reporting Member 1995-2003 », <www.wto.org>.32 Source : G.S Becker, « The 2002 Farm Law at a Glance », CRS report for Congress, 7 juin 2002,Order Code RS21233.

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La réforme de la PAC européenne, en juin 2003, tendait alors à rapprocher les deux

politiques agricoles. Une alliance transatlantique pouvait donc se réaliser en vue de

la négociation agricole de Cancun afin de les défendre conjointement : cette alliance

a joué un rôle important dans l’enchaînement des causes d’échec de la conférence33.

Immédiatement après Cancun, cette nouvelle posture agricole des Etats-Unis se

confirmait lors de la 8e conférence « hémisphérique » des ministres du Commerce

extérieur des Amériques de Miami (16-21 novembre 2001), qui devait donner

l’impulsion nécessaire à l’aboutissement des négociations de libre-échange en 2005.

L’opposition entre le Brésil et les Etats-Unis sur le traitement de l’agriculture n’y a pu

être surmontée qu’au prix d’un langage procédurier et généraliste, pauvre en

instructions de substance pour les négociateurs. La déclaration de Miami a toutefois

pu être adoptée en masquant cette profonde divergence, résultat que la conférence

de Cancun avait recherché pour l’OMC, sans pouvoir l’atteindre.

Le partenariat transatlantique a donc débouché à Cancun sur un important revers du

multilatéralisme commercial, c’est à dire l’inverse de ses objectifs au terme du NTA

de 1995. Au lendemain de Cancun, le double constat de l’échec du partenariat

transatlantique à libéraliser les échanges économiques bilatéraux et à promouvoir la

libéralisation multilatérale, amènera nécessairement les deux parties à s’interroger

sur les objectifs de leur relation.

33 Sur ce point, voir notamment Jean-Marie Paugam, « Pour une relance du cycle du développement :refonder le consensus multilatéral après Cancun », Policy Paper, n° 1, Paris, Ifri, octobre 2003.

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23

3. Les dilemmes des vieux couples :divorcer, repartir à zéro, inventer des lendemains ?

_______________________

Trois grands scenarii sont envisageables pour l’avenir du partenariat économique

transatlantique : ne rien faire, relancer le projet de libre-échange bilatéral et le cycle

de Doha, chercher de nouveaux espaces au dialogue économique.

Ne rien faire, attendre le divorce

Au terme d’une décennie d’efforts, le dialogue transatlantique apparaît désœuvré.

Seul vrai actif à son bilan : ses circuits et procédures ont vraisemblablement

contribué à maîtriser les contentieux commerciaux et à sécuriser l’environnement

politique dans lequel se développaient les investissements. Résultat important pour

les économies et les peuples, mais consolation maigre pour les négociateurs : le

développement des échanges économique ne serait pas un produit de leurs accords,

mais un sous-produit de la simple existence de leur dialogue. Le dialogue ne produit

qu’un optimum de second rang.

Mais le partenariat manque de souffle et de « grain à moudre », au-delà des

quelques sujets, peu mobilisateurs politiquement, de coopération réglementaire

inscrits dans l’« agenda économique positif » adopté en 2002. Se satisfaire de cette

situation emporterait des risques.

L’entrée en zone de turbulence pourrait d’abord résulter de la mécanique des

rétorsions commerciales liées aux contentieux. Les Etats-Unis entretiennent

aujourd’hui près de 150 milliards de dollars de sanctions commerciales contre

l’Europe, suite à la condamnation de cette dernière à l’OMC dans l’affaire du bœuf

aux hormones : l’Europe estime s’être mise en conformité mais les Américains

refusent de lever ces sanctions.

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L’OMC a confirmé, en novembre 2003, la condamnation définitive des mesures de

protection américaine sur l’acier : grâce à leur abandon in extremis par le président

Bush, en décembre, ont pu être évitées les rétorsions commerciales européennes,

qui devaient prendre effet automatiquement en décembre, jusqu’à hauteur de 2,2

milliards de dollars et, potentiellement, celles du Japon qui pouvait se joindre au

mouvement. D’autres sanctions, d’une ampleur encore inégalée, menacent : faute de

mise en conformité de la législation fiscale américaine condamnée à l’OMC comme

constitutive de subvention aux exportations (FSC/ETI), des rétorsions européennes

pourraient être appliquée graduellement à compter du 1er mars 2004, jusqu’à affecter

une valeur maximale de 4,4 milliards de dollars de flux commerciaux. Le volume

potentiel de sanctions applicables dans ces deux affaires représenterait 3,3 % du

total des importations européennes en provenance des Etats-Unis en 2002.

La crédibilité du système multilatéral étant en jeu au terme de plusieurs cas de non-

respect par les Etats-Unis du droit de l’OMC, l’Europe n’avait guère de marge de

manœuvre politique34 pour reporter les sanctions concernant l’acier. Le président

américain a décidé de lever ses mesures, permettant de justesse d’éviter les

sanctions, dont les cibles sectorielles avaient été soigneusement ciselées pour viser

les Etats américains lui étant électoralement les plus sensibles. Mais plusieurs autres

affaires demeurent non réglées suite à condamnation des Etats-Unis à l’OMC35.

Enfin, les Américains ont engagé une procédure contre le régime européen

d’autorisation des OGM dont les résultats, quels qu’ils soient, pourraient être très

dommageables à la relation transatlantique.

Dans un contexte préélectoral américain marqué par le « protectionnisme rampant »,

que stigmatisait Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale36, une spirale de

rétorsions croisées pénaliserait les échanges transatlantiques, canal de transmission

de croissance entre les deux zones37. Or une telle tentation est à l’œuvre au sein du

34 Pascal Lamy avait clairement annoncé à Washington que les sanctions seraient mises en place. "Trade Crisis?" Washington, 4 novembre 2003,<www.europa.eu.int/comm/commissioners/lamy/speeches>. 35 Cf. note 28.36 « Greenspan Warns vs. Rising Trade Barriers », AFP, 20 novembre 2003.37 L’importance du canal commercial de transmission de la croissance est controverséethéoriquement. Voir sur ce point : « Qu’attendre d’une reprise aux Etats-Unis sur l’économie de lazone euro ?, Flash, n° 307, CDC IXIS, 27 novembre 2003. Néanmoins, l’enchaînement protectionnisteest clairement redouté par les milieux d’affaires transatlantiques, comme le montre par exemple la

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Congrès américain, dont certains membres envisageaient récemment d’exclure les

fournisseurs étrangers des marchés publics du Pentagone. La France le sait puisque

ses produits emblématiques sont traditionnellement visés en priorité par les régimes

de sanctions américains et les mouvements d’opinion.

La deuxième source de turbulence potentielle résulte de l’impact commercial des

mesures antiterroristes américaines, postérieures au 11 septembre 2001, dans le

domaine du contrôle des entrées de biens et de personnes sur le territoire

américain : la Container Security Initiative impose une présence et une faculté de

contrôle par les douanes américaines des procédures appliquées dans les ports

d’origine des conteneurs38 ; le Passenger Name Record exige, sous peine de

sanctions, la possibilité d’accès aux registres de passagers des compagnies

aériennes dans des conditions actuellement incompatibles avec le régime européen

de protection des données personnelles ; le plan Air Cargo Security instaure des

procédures de sécurité et un régime d’inspection du fret aérien ; le Bioterrorism Act

impose un régime très lourd de contrôle et certification des produits alimentaires

importés et des installations de production à l’étranger de la part des services

vétérinaires de la FDA ( ?), etc. Légitimes dans leur principe, non négociables par les

Américains après le 11 septembre, mais peu concertées dans leurs modalités, ces

mesures peuvent susciter d’importantes difficultés et coûts de transactions pour les

opérateurs étrangers et contribuer ainsi à la fermeture du marché américain.

La parité de change euro-dollar pourrait être la troisième source alimentant les

frustrations transatlantiques. Alors que le déficit commercial américain se creuse, la

croissance allemande apparaît aujourd’hui presque entièrement tirée par les

exportations, dont une forte proportion hors de la zone euro. Un maintien durable,

voir une dégradation de la parité actuelle entre euro et dollar pourrait entraver ses

prise de position de la Chambre de commerce américaine auprès de l’Union en faveur d’une « clausede paix transatlantique » : « US and EU should talk through trade disputes before legal or WTOintervention is needed », Financial Times, 26 novembre 2003.38 Les douanes américaines ayant conclu des accords séparés avec des Etats européens, dont laFrance, la Commission européenne a entrepris la négociation d’un accord cadre global pour éviter lesrisques de distorsions concurrentielles entre ports européens pour l’accès au marché américain.Après plus d’un an de négociation, un accord cadre a été paraphé en novembre 2003.

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perspectives de reprise39. Bien que mieux assise sur sa demande intérieure, il en est

de même pour la France, dont les exportations se contractent depuis 2001.

Ces trois facteurs pourraient contribuer à une montée des tensions économiques

transatlantiques. Elle serait d’autant plus dangereuse que les divisions politiques

apparues avec la guerre d’Irak ont montré le caractère hautement inflammable des

opinions. Les exportateurs et investisseurs français en savent quelque chose, ayant

été particulièrement visés par les mouvements spontanés de boycott économique

aux Etats-Unis, durant cette période, sans qu’aucune autorité politique américaine ne

prenne beaucoup de peine pour rationnellement tempérer les ardeurs de la presse

Murdoch et autres zélotes des « frites de la liberté40 ». Ne rien faire aujourd’hui pour

le partenariat économique transatlantique serait admettre les risques d’un futur

divorce.

Repartir à zéro : de Mister Gordon à Sir Leon

Partisan du libre-échange transatlantique, le chancelier britannique Gordon Brown a

saisi l’occasion de la visite du président Bush à Londres pour annoncer, « en sus des

efforts de relance du cycle de Doha », le lancement d’une « revue » conjointe des

enjeux d’une libéralisation des barrières tarifaires et non tarifaires transatlantiques,

dont il estime le gain potentiel à 100 milliards de dollars et 1 million d’emplois41.

Bien que modestement présentée sous l’angle d’une étude, la proposition rappelle

directement l’initiative de l’ex-commissaire Leon Brittan pour la formation d’un

« nouveau marché transatlantique », avortée pour la seconde fois en 1998. Cette

idée conserve tout son attrait pour une Grande-Bretagne soucieuse de faire

charnière, économique comme politique, entre Europe et Etats-Unis. Elle séduit

également de longue date les milieux économiques allemands. Elle pourrait trouver

39 Financial Times, « German GDP Data raise recovery fear », 21 novembre 2003 ; Les Echos,« L’euro s’envole au-dessus du seuil de 1,2 dollars », 1er décembre 2003.40 A l’occasion de la guerre d’Irak, les traditionnelles « French Fries » (« frites françaises ») servies parde nombreux restaurants américains ont été rebaptisées « Freedom Fries » (« frites de la liberté »), ensigne de mépris de la prétendue « couardise française » face à la perspective d’une guerre delibération. 41 Cf. note 1.

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de nouveaux appuis dans l’Espagne et l’Italie de MM. Aznar et Berslusconi. Elle

pourrait également séduire une partie de la « nouvelle Europe » des pays de

l’élargissement, si leurs opinions tendaient à confondre « citoyenneté européenne »

et American way of life. L’étude britannico-américaine pourrait rendre ses

conclusions à point nommé pour être débattue lorsque ces nouveaux membres,

aujourd’hui observateurs, auront acquis leur droit de vote, au printemps 2004. Enfin,

une large partie des services de la Commission européenne est depuis longtemps

acquise à l’idée du libre-échange transatlantique et pourrait s’y rallier avec d’autant

moins de difficultés que le cycle de Doha s’enlisera d’ici l’élection du prochain

président américain. Le renouvellement de la Commission, fin 2004, entraînant

simultanément le remplacement du commissaire – français – au Commerce, une

« fenêtre d’opportunité » peut s’ouvrir alors pour relancer, en 2005, le grand projet de

libre-échange transatlantique avec la nouvelle administration américaine.

En réalité, l’étude des bienfaits du libre-échange transatlantique a déjà été largement

faite et publiée par le Trésor britannique42. Comme toutes les études antérieures, elle

conclut logiquement que l’abolition des barrières commerciales produirait plus de

commerce et plus de richesse. Tout le problème est donc de savoir si la situation

économique et politique des partenaires transatlantiques a suffisamment évolué

depuis 1998 pour rendre l’hypothèse crédible.

A l’exception éventuelle des secteurs de services, pour lesquels des réformes

internes ont progressé chez les deux partenaires, les principales « vaches sacrées »

s’opposant à la libéralisation bilatérale demeurent en place : côté américain, pics

tarifaires dans le textile et l’habillement, subventions à l’acier, restrictions aux

investissements, régimes de préférence nationale ou locale dans les marchés publics

(de type Buy American Act) et le transport maritime ; côté européen, soutiens et

droits de douanes agricoles, exception culturelle, réglementation des OGM ; entre les

deux, des conceptions différentes des régimes de la propriété intellectuelle et des

indications géographiques, des procédures antidumping, etc. Une initiative moins

globale, centrée sur l’accès au marché industriel (droits de douanes et barrières non

tarifaires), pourrait représenter une option plus atteignable, mais elle se heurterait

42 Cf. notes 2 et 16 et <www.hm-treasury.gov.uk>.

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principalement aux règles du GATT43, qui imposent que les zones de libre-échange

couvrent « substantiellement tout le commerce » des parties, rendant difficile une

exclusion massive des produits agricoles. Une initiative orientée vers un mécanisme

de prévention, voire de règlement bilatéral, des contentieux commerciaux pourrait

construire sur les mécanismes actuels de coopération réglementaire44 mais resterait

peu crédible politiquement, du fait de l’autonomie des systèmes de régulation et des

réticences prévisibles du congrès américain.

Signe politique de la permanence de ces difficultés : en visite d’Etat à Londres,

George W. Bush n’avait pas voulu accorder à son « meilleur allié », Tony Blair, le

bénéfice d’une annonce de mise en conformité américaine avec la condamnation à

l’OMC de sa mesure de sauvegarde dans le secteur de l’acier. Signe technique de

cette permanence : l’absence de conclusion en 2003 de la négociation, entreprise

depuis plusieurs années, d’un accord bilatéral sur le vin, qui troquerait la protection

des indications géographiques européennes aujourd’hui usurpées aux Etats-Unis45

contre la reconnaissance des pratiques œnologiques américaines non conforme à la

législation communautaire.

La relance d’une initiative transatlantique de libre-échange pourrait donc se révéler

plus séduisante que réaliste. Enfin, après l’échec de Cancun, elle pourrait adresser

un signal très défavorable de prise de distance des partenaires transatlantiques vis à

vis du système multilatéral, contredisant directement l’objectif de relance du cycle de

Doha.

Retour vers le futur : ouvrir de nouveaux espaces de coopération économique

A défaut de nouvelle initiative commerciale ambitieuse, le partenariat transatlantique

poursuivra son cheminement actuel fait de coopération ambiguë dans les

négociations de l’OMC, d’efforts de maîtrise des contentieux et de coopération pour

43 Article XXIV.44 Une procédure d’information mutuelle sur les projets réglementaire dite d’ « alerte précoce » etfondée sur des « principes directeurs de la coopération réglementaire » a été élaborée sous l’égide duP.E.T de 1998.45 Par exemple pour les appellations telles que « bourgogne », « chablis », « porto »…

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le rapprochement des systèmes réglementaires : l’extension des accords de

reconnaissance mutuelle des normes et régimes de certification en représente le

principal chantier. Cet effort est nécessaire mais non suffisant pour éviter

l’enlisement dans des débats techniques ésotériques ponctués de querelles

retentissantes sans convaincre les opinions de son utilité et cimenter les relations.

La politique commerciale transatlantique continue de porter une responsabilité

déterminante, mais s’inscrit pour l’instant dans une vision relativement étroite de ses

propres enjeux, en se centrant sur la facilitation des échanges bilatéraux. Les milieux

d’affaire et les opinions comparent son obsession d’affichage de résultats concrets

(« délivrables ») à la faiblesse de ses réalisations.

Le dialogue commercial transatlantique gagnerait à revenir à ses sources, celle de la

déclaration de 1990 et du nouvel agenda de 1995, pour prendre de la hauteur et

retrouver sa cohérence politique. Il mériterait d’aborder plus largement les grands

thèmes sur lesquels les partenaires transatlantiques doivent exercer leurs

responsabilités dans l’économie globale : la coopération engagée en 2003 en

matière de recherche sur le développement de l’énergie hydrogène pour lutter contre

l’effet de serre est un bon exemple en ce sens.

Tout en se déclarant partisan de l’idée de traité de libre-échange transatlantique,

Henry Kissinger souligne ainsi les enjeux de relance d’un partenariat global : « Il ne

faut pas prendre le risque que les générations futures puissent se demander

pourquoi les Etats atlantiques ont gaspillé leur énergie dans des débats d’identité

abscons contre la coopération, alors que tout autour d’eux des problèmes

fondamentaux menaçaient la structure même de leurs sociétés, et que l’option de la

coopération restait ouverte46. »

De ce point de vue, l’actuel ordre du jour du dialogue économique transatlantique est

certainement plus remarquable par ses silences que par son contenu. Sans changer

ni les structures ni les mandats existants, l’étude proposée par Gordon Brown

mériterait d’inclure trois thèmes de débat et de coopération potentielle, qui paraissent

46 Cf. note 27.

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aujourd’hui importants pour revenir à l’esprit de 1995 et continuer à promouvoir le

système multilatéral et la stabilité de l’économie mondiale. Gageons que la relance

d’un dialogue dans ces domaines redonnerait de l’intérêt aux sommets

transatlantiques.

Le dialogue monétaire transatlantique après l’avènement de l’euro

Après la création de l’euro, il est étonnant que les responsables des deux plus

grandes monnaies mondiales n’aient pas de canal d’échange via le partenariat

transatlantique.

Pourtant les préoccupations ne manquent pas. Le déséquilibre de la balance

courante américaine emporte un risque d’affaiblissement brutal du dollar contre

l’euro47, alors que la parité de se dernier se situe déjà au-dessus de la fourchette qui

était encore récemment estimée d’équilibre (entre 1 et 1,15). La sous-évaluation de

la monnaie chinoise est la préoccupation majeure des autorités commerciales

américaines et engendre des tentations protectionnistes, quelle que soit leur

pertinence économique48. Comme le souligne C. Fred Bergsten49, une approche

coopérative dans l’enceinte du G7 est urgente pour réduire les déséquilibres. Outre

que l’enceinte du G7 semble rencontrer des limites pour développer une telle

approche, le thème de la coopération monétaire mériterait de devenir un sujet de

dialogue permanent de l’agenda transatlantique. L’architecture actuelle suffit,

puisque le NTA de 1995 prévoit explicitement le dialogue macroéconomique « en

vue de promouvoir une croissance non inflationniste, la réduction des déséquilibres

et la stabilité financière internationale50 ».

La principale nouveauté à envisager serait l’organisation d’une participation directe

des banques centrales à ce dialogue, notamment lors des sommets transatlantiques.

Sans préjudice du mandat de la Banque centrale européenne (BCE), qui ne lui

47 Voir « Le dollar sauvé par la neutralité ricardienne ? », Flash, n° 310, CDC-IXIS, 1er décembre 2003.48 Sur ce débat, voir notamment : « Le yuan doit-il être réévalué ? », Lettre du CEPII, n° 227, octobre2003, et Martin Wolf, « The third world must learn to live with a wide-awake China », Financial Times,11 novembre 2003. 49 « Should G7 policy coordination be revived ? », International Economy, automne 2003.50 Joint EU-US Action Plan, « III. Contributing to the expansion of world trade and closer economicrelations ».

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assigne pas d’objectif de change51, deux raisons plaident pour une telle mise à jour

du partenariat transatlantique après la création de la monnaie unique européenne.

Le rôle international de l’euro s’est affirmé : il représentait en 2001 19 % des

transactions du marché des changes – après élimination des transactions internes

aux anciennes monnaies européennes – et 30 % des instruments internationaux de

dette détenus par des non-résidents52. Son rôle de monnaie de réserve des banques

centrales est passé en 2002 de 16,4 % à 18,7 %, et le dollar de 67,5 % à 64,5 %53.

L’avènement de la monnaie unique a renforcé l’interdépendance entre les marchés

monétaires des deux rives de l’Atlantique : une recherche récente conclut que

l’instauration de la monnaie unique a fortement accru les effets de transmission de

tendances entre les deux marchés monétaires et l’influence réciproque des

annonces d’indicateurs macro-économiques54. L’ouverture d’un canal de dialogue

direct des banques centrales et des négociateurs commerciaux fournirait un substrat

utile, tant pour développer des approches coopératives au G7 que pour éclairer le

pilotage des politiques commerciales envers les grands partenaires émergents, au

premier rang desquels, la Chine.

L’aide au développement après Monterrey et Doha

Les Etats-Unis et l’Union européenne sont les deux plus gros bailleurs d’aide au

développement, en volume, même si le taux d’effort européen (26 milliards de

dollars, soit 0,33 % du PIB en 2001) est très supérieur à celui des Etats-Unis (11,4

milliards, soit 0,11 % du PIB en 2001). Les fondements politique et les approches

opérationnelles de leur aide sont très différents, mais les deux partenaires ont de

grandes zones de convergence. Sur la nécessité d’un effort accru : à la conférence

de Monterrey (mars 2002), les deux grands ont annoncé une augmentation de leur

aide, l’Union s’engageant à la porter à 0,39 % de son PIB d’ici 2006, les Etats-Unis a

l’accroître de 50 %. Sur certaines priorités : Europe et Etats-Unis ont déclaré vouloir

accroître leur assistance technique au commerce en accompagnement des

51 Article 105 du Traité des Communautés européennes.52 O. Issing, « The Euro, a stable international currency », Académie des sciences de Budapest, 27février 2003, <www.ecb.int/key/03/sp030227.htm>.53 Statistiques FMI, « Les réserves en euro progressent », Les Echos, 28 novembre 2003.54 Michael Ehrmann et Marcel Fratzscher, « Interdependance between the euro area and the US: whatrole for EMU? », Banque centrale européenne (BCE), juillet 2003,<www.ecb.int/events/conf/intforum/intforum2.htm>.

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négociations de Doha ; en vue du G8 d’Evian ont été annoncées des augmentations

de moyens pour la lutte contre le sida, après que George W. Bush ait promis de

tripler la contribution américaine pour la porter à 15 milliards de dollars sur les cinq

prochaines années.

L’agenda transatlantique de 1995 prévoyait des efforts de coordination des politiques

d’aide au développement et de coopération pour renforcer la cohérence d’action des

organisations économiques internationales, sans que ceux-ci n’aient réellement

débouché sur des avancées concrètes, faute d’orientations opérationnelles. L’échec

de Cancun suggère que davantage d’efforts de coopération transatlantique seraient

utiles pour formuler des stratégies d’aide destinées à accompagner les efforts de

libéralisation des pays en développement. Les moyens d’une coopération renforcée

sur trois thèmes concerts, liés à l’OMC, pourraient être étudiés.

– La lutte contre le sida. La préparation de Cancun a permis de trouver un

compromis entre droit des brevets et accès aux médicaments génériques pour lutter

contre les grandes endémies. L’épidémie mondiale du sida continue sa progression

dévastatrice, menaçant de saper les perspectives de croissance de nombreux

PED55, malgré la mobilisation des autorités du G8 et les engagements financiers

accrus des partenaires transatlantiques. Après l’accord trouvé à l’OMC, une

coopération transatlantique soutenue mériterait d’amplifier les efforts actuels et

développer des approches conjointes concernant : la fourniture de génériques à bas

prix, la lutte contre les faux traitements de contrefaçon – qui menacent les marchés

africains et asiatiques –, la collaboration entre multinationales et autorités publiques.

Le dialogue d’affaires transatlantique (TABD), qui inclut nombre de multinationales

employant de la main d’œuvre dans les pays touchés, pourrait se saisir de ce sujet56.

– L’assistance technique au commerce. Considérée comme l’une des clés de

l’adhésion des PED au « cycle du développement », l’assistance au commerce

compte désormais parmi les piliers des stratégies d’aide au développement et les

figures imposées des prises de parole à l’OMC. Des efforts certains ont été

accomplis par les pays développés, mais il s’agit encore largement d’un champ

55 Rapport ONUSIDA, novembre 2003. 56 Geoffrey Dyer, « Big Business find treatment make sense », Financial Times, 28 novembre 2003.

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expérimental et peu développé dans les politiques d’aide. L’engagement de travaux

transatlantiques pour promouvoir, dans et hors de l’OMC, une méthodologie efficace

et un volume d’assistance technique suffisant, substituerait avantageusement une

démarche de coopération à la concurrence actuelle des effets d’annonce et efforts

de séduction conduits séparément par l’Union européenne et les Etats-Unis, en

direction des PED.

– La différenciation des pays en développement dans le commerce. L’un des

facteurs principaux de blocage du cycle de Doha provient de l’absence de critère

OMC permettant de différencier les responsabilités et les engagements en fonction

du niveau de développement : à l’exception des pays les moins avancés, reconnus

comme catégorie spécifique, le droit de l’OMC ne connaît qu’une « taille unique »

pour définir la catégorie des pays en développement, qui réunit Brésil, Chine, Inde,

Cameroun et Côte-d’Ivoire. Or, ni l’Europe ni les Etats-Unis ne veulent aujourd’hui

accorder les mêmes « concessions » commerciales aux grands pays émergents,

dont ils attendent un certain degré de réciprocité, qu’aux pays les plus pauvres. Les

pays en développement refusent de leur côté toute esquisse de différenciation de ce

type. En même temps, Europe et Etats-Unis développent des stratégies le plus

souvent concurrentes (régimes préférentiels, soutien au Nouveau partenariat pour le

développement de l’Afrique (NEPAD), accords de libre-échange, intégration Sud-

Sud, renforcement de la gouvernance) en direction des deux zones où s’accumulent

les plus grandes frustrations liées à la marginalisation dans l’économie mondiale :

l’Afrique et le Moyen-Orient. La France et l’Union européenne avaient proposé au

sommet du G8 d’Evian une initiative commerciale spécifique pour l’Afrique, dont les

fondements ont été, pour l’essentiel, rejetés par les Etats-Unis, malgré un langage de

principe consensuel. Le dialogue sur la différenciation des stratégies commerciales

concernant les grandes catégories de partenaires en développement mériterait d’être

poursuivi dans des groupes de travail transatlantique.

L’emploi et les normes sociales dans la mondialisation

Il est traditionnel d’opposer les modèles sociaux européens et américains. Cette

opposition n’exclut pourtant pas une profonde communauté de préoccupation des

opinions face aux risques de conséquences adverses de la mondialisation sur

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l’emploi et les normes sociales. De « l’énorme bruit de succion57 » entendu par Ross

Perot lors de la ratification de l’ALENA jusqu’au débat aujourd’hui ouvert en Europe

sur la désindustrialisation, les deux rives partagent les mêmes craintes. Comme le

note le sous-secrétaire américain au Commerce58, « Américains et Européens

s’inquiètent des mêmes faits économiques et regardent aux mêmes endroits pour

trouver des solutions ». Les sondages internationaux réalisés par la Fondation Pew59

confirment que l’emploi et les conditions de travail sont des inquiétudes majoritaires

dans les opinions des deux rives. La question de l’emploi est enfin centrale dans les

débats du Congrès américain sur la refonte de la fiscalité internationale des

entreprises, rendue nécessaire par la condamnation à l’OMC du régime des FSC.

Depuis l’ALENA, la coopération sur les normes sociales est systématiquement

devenue la condition sine qua non du soutien des démocrates américains à la

ratification des accords commerciaux bilatéraux conclus par les Etats-Unis.

Ces débats croisés plaident pour aborder le thème dans le dialogue économique

transatlantique. Que pourrait-il en faire ? L’étude proposée par Gordon Brown et

John Snow devrait traiter cette dimension, mais trois choses apparaissent a priori

envisageables.

– Relancer le dialogue transatlantique du travail : réunissant les syndicats, le

« dialogue social transatlantique » (TALD) a été créé en 1998, mais reste peu

dynamique ; il pourrait être saisi du thème de la désindustrialisation pour rapporter

ses conclusions au sommet ; les questions de commerce éthique et de responsabilité

sociale des entreprises pourraient être abordées via des projets conjoints du TALD et

du TABD.

– Dresser un bilan de la coopération engagée par les deux partenaires pour

promouvoir les normes sociales fondamentales à l’échelle internationale : le plan

d’action de 1995, prévoyait cette coopération, dans le domaine de la politique

57 « I hear a huge sucking sound », avait déclaré l’ancien candidat indépendant aux électionsprésidentielles pour dénoncer la fuite des emplois industriels américains vers le Mexique des« maquiladoras ». 58 Cf. note 2.59 The Pew Global Attitudes Project, 44-Nation Major Survey 2002-2003.

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commerciale. Mais, depuis Seattle, l’Europe et les Etats-Unis ont développé

séparément leurs stratégies60.

– Comparer les régimes respectifs d’accompagnement des travailleurs perdant leur

emploi du fait de l’ouverture des marchés : les Etats-Unis se sont dotés en 1992 d’un

mécanisme spécifique, le Trade Adjustment Act ; la Commission européenne

propose aujourd’hui d’employer une partie des fonds structurels pour l’aide à la

reconversion des bassins d’emploi affectés par les restructurations du secteur textile,

premier pas dans la même direction. Ce problème est au cœur des angoisses des

opinions publiques face à la mondialisation. Y répondre passe par le mettre à l’ordre

du jour du dialogue. Une comparaison transatlantique des expériences et des

dispositifs d’accompagnement pourrait utilement inspirer chacun des partenaires.

* *

*

Irréalisme, idéalisme ? La relance du partenariat transatlantique par une mise à jour

de ses thèmes de coopération, sur la monnaie, l’aide et la dimension sociale de la

mondialisation paraît, aujourd’hui, hors de portée. Elle soulèvera, particulièrement en

Europe, nombre d’enjeux de compétence juridique et d’opposition bureaucratique,

qui la rejetteront d’autant plus facilement qu’ils pourront s’abriter derrière l’absence

de consensus politique sur le sens de l’alliance, au sein de l’Europe et entre les deux

rives, dans le climat créé par la guerre d’Irak.

Reste que la fabrication de consensus politique est justement la mission originelle du

dialogue transatlantique et que ces débats méritent d’y être posés L’irréalisme serait

aujourd’hui de continuer à laisser la politique commerciale porter la responsabilité

quasi exclusive du partenariat économique transatlantique à travers des débats

enfermés dans des impasses techniques ou politiques. L’idéalisme, de croire qu’un

nouveau projet de libre-échange intégral suffirait à restaurer la communauté de

60 L’Europe se fonde sur une stratégie incitative, en particulier via l’instrument du système depréférences généralisées : le Conseil européen (CAGRE) du 21 juillet 2003 a réaffirmé cette politique.

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valeurs et à susciter l’adhésion d’opinions auxquelles on ne proposerait d’aborder

qu’une faible partie des difficiles débats que suscite la mondialisation.

L’étude lancée par Gordon Brown et John Snow a certainement le mérite d’être une

initiative concrète pour relancer le partenariat. Elle mériterait d’être reprise à son

compte par l’Union européenne, si elle ne devait pas se limiter à une simple revue

des barrières commerciales et se donnait l’ambition de traiter les autres grands

enjeux stratégiques du partenariat, incluant en particulier les conditions d’un dialogue

monétaire, d’une coopération sur la dimension sociale de la mondialisation et l’aide.

Une telle initiative serait d’autant plus opportune que l’élection présidentielle

américaine en 2004 pourrait être un moment politiquement structurant dans le débat

politique interne des Etats-Unis concernant la relation transatlantique. Dans la

mesure où la question transatlantique a été globalement reposée par la guerre d’Irak,

le candidat Bush devra sans doute l’aborder, sous une forme ou sous une autre,

durant sa campagne.

Les Etats-Unis se fondent principalement sur la création de mécanismes bilatéraux ou régionaux decoopération en matière sociale suivant le modèle développé dans l’accord social annexe à l’ALENA.