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  • 8/8/2019 Le deuxime sexe - extraits

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    Extracts from Simone de Beauvoir, Le Deuxime Sexe II

    Paris, Gallimard: 1947, Page numbers refer to folio edition.

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    On ne nat pas femme: on le devient. Aucun destin biologique, psychique, conomique nedfinit la figure que revt au sein de la socit la femelle humaine; c'est l'ensemble de lacivilisation qui labore ce produit intermdiaire entre le mle et le castrat qu'on qualifie defminin. Seule la mdiation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre.

    13-14

    ...elle se tourne vers la mre : c'est la chair fminine douce, lisse, lastique qui suscite lesdsirs sexuels et ces dsirs sont prhensifs; c'est d'une manire agressive que la fille, commele garon, embrasse sa mre, la palpe, la caresse; ils ont la mme jalousie s'il nat un nouvelenfant; ils la manifestent par les mmes conduites : colres, bouderie, troubles urinaires; ilsrecourent aux mmes coquetteries pour capter l'amour des adultes. Jusqu' douze ans la filletteest aussi robuste que ses frres, elle manifeste les mmes capacits intellectuelles; il n'y aaucun domaine o il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la pubert, et parfoismme ds sa toute petite enfance, elle nous apparat dj comme sexuellement spcifie, cen'est pas que de mystrieux instincts immdiatement la vouent la passivit, la coquetterie, la maternit: c'est que l'intervention d'autrui dans la vie de l'enfant est presque originelle etque ds ses premires annes sa vocation lui est imprieusement insuffle.

    14-15

    C'est dans l'angoisse que l'homme prouve son dlaissement. Fuyant sa libert, sa subjectivit,il voudrait se perdre au sein du Tout : c'est l l'origine de ses rveries cosmiques etpanthistiques, de son dsir d'oubli, de sommeil, d'extase, de mort. Il ne parvient jamais abolir son moi spar: du moins souhaite-t-il atteindre la solidit de l'en-soi, tre ptrifi enchose; c'est singulirement lorsqu'il est fig par le regard d'autrui qu'il s'apparat comme untre. C'est dans cette perspective qu'il faut interprter les conduites de l'enfant: sous une formecharnelle, il dcouvre la finitude, la solitude, le dlaissement dans un monde tranger; il essaiede compenser cette catastrophe en alinant son existence dans une image dont autrui fondera

    la ralit et la valeur. Il semble que ce soit partir du moment o il saisit son reflet dans lesglaces-moment qui concide avec celui du sevrage-qu'il commence affirmer son identit2 :son moi se confond avec ce reflet si bien qu'il ne se forme qu'en s'alinant.

    17

    C'est ici que les petites filles vont d'abord apparatre comme privilgies. Un second sevrage,moins brutal, plus lent que le premier, soustrait le corps de la mre aux treintes de l'enfant;mais c'est aux garons surtout qu'on refuse peu peu baisers et caresses; quant la fillette, oncontinue la cajoler, on lui permet de vivre dans les jupes de sa mre, le pre la prend sur sesgenoux et flatte ses cheveux; on l'habille avec des robes douces comme des baisers, on est

    indulgent ses larmes et ses caprices, on la coiffe avec soin, on s'amuse de ses mines et deses coquetteries: des contacts charnels et des regards complaisants la protgent contre

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    l'angoisse de la solitude. Au petit garon, au contraire, on va interdire mme la coquetterie;ses manoeuvres de sduction, ses comdies agacent. Un homme ne demande pas qu'onl'embrasse... Un homme ne se regarde pas dans les glaces... Un homme ne pleure pas, lui dit-on. On veut qu'il soit un petit homme; c'est en s'affranchissant des adultes qu'il obtiendraleur suffrage. Il plaira en ne paraissant pas chercher plaire.

    18-19

    Des femmes moins effrontes donnent cependant un nom d'amiti au sexe du petit garon,elles lui en parlent comme d'une petite personne qui est la fois lui-mme et autre que lui-mme; elles en font, selon le mot dj cit, un alter ego d'habitude plus rus, plus intelligentet plus adroit que l'individu3 . Anatomiquement, le pnis est tout fait apte remplir ce rle;dtach du corps, il apparat comme un petit jouet naturel, une sorte de poupe. On valoriseradonc l'enfant en valorisant son double. Un pre me racontait qu'un de ses fils l'ge de troisans urinait encore assis; entour de soeurs et de cousines, c'tait un enfant timide et triste; un

    jour son pre l'emmena avec lui aux W.-C. en lui disant: Je vais te montrer comment font les

    hommes. Dsormais l'enfant, tout fier d'uriner debout, mprisa les filles qui pissent par untrou; son ddain venait originellement non du fait qu'il leur manquait un organe, mais de cequ'elles n'avaient pas t comme lui distingues et inities par le pre. Ainsi, bien loin que lepnis se dcouvre comme un privilge immdiat d'o le garon tirerait un sentiment desupriorit, sa valorisation apparat au contraire comme une compensation-invente par lesadultes et ardemment accepte par l'enfant-aux durets du dernier sevrage: par l, il estdfendu contre le regret de ne plus tre un nourrisson, de ne pas tre une fille. Par la suite ilincarnera dans son sexe sa transcendance et sa souverainet orgueilleuse4 .

    Le sort de la fillette est trs diffrent. Mres et nourrices n'ont pas pour ses parties gnitales dervrence ni de tendresse; elles n'attirent pas son attention sur cet organe secret, dont on nevoit que l'enveloppe et qui ne se laisse pas empoigner; en un sens, elle n'a pas de sexe. Ellen'prouve pas cette absence comme un manque; son corps est videmment pour elle uneplnitude; mais elle se trouve situe dans le monde d'une autre manire que le garon; et unensemble de facteurs peut transformer ses yeux cette diffrence en une infriorit.

    21

    ...le pnis se laisse manipuler, travers lui on peut agir, ce qui est un des profonds intrts del'enfant... Il semble aux fillettes que le garon, ayant le droit de toucher son pnis, peut s'enservir comme d'un jouet tandis que leurs organes elles sont tabous.

    26

    Et Adler a insist justement sur le fait que c'est la valorisation effectue par les parents etl'entourage qui donne au garon le prestige dont le pnis devient l'explication et le symboleaux yeux de la petite fille. On considre son frre comme suprieur; lui-mme s'enorgueillitde sa virilit; alors elle l'envie et se sent frustre.

    26-7

    Le grand privilge que le garon en tire c'est que, dou d'un organe qui se laisse voir et saisir,

    il peut au moins partiellement s'y aliner. Le mystre de son corps, ses menaces, il les projettehors de lui, ce qui lui permet de les tenir distance...

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    27-8

    Elle a un extrme souci de tout ce qui se passe au-dedans d'elle, elle est ds le dpartbeaucoup plus opaque ses propres yeux, plus profondment investie par le trouble mystrede la vie, que le mle. Du fait qu'il a un alter ego dans lequel il se reconnat, le petit garon

    peut hardiment assumer sa subjectivit; l'objet mme dans lequel il s'aline devient unsymbole d'autonomie, de transcendance, de puissance: il mesure la longueur de son pnis; ilcompare avec ses camarades celle du jet urinaire; plus tard, l'rection, l'jaculation serontsources de satisfaction et de dfi. La petite fille cependant ne peut s'incarner dans aucunepartie d'elle-mme. En compensation on lui met entre les mains, afin qu'il remplisse auprsd'elle le rle d'alter ego, un objet tranger : une poupe.

    27-28

    La grande diffrence c'est que, d'une part, la poupe reprsente le corps dans sa totalit et que,d'autre part, elle est une chose passive. Par l, la fillette sera encourage s'aliner dans sa

    personne tout entire et considrer celle-ci comme un donn inerte. Tandis que le garon serecherche dans le pnis en tant que sujet autonome, la fillette dorlote sa poupe et la parecomme elle rve d'tre pare et dorlote; inversement, elle se pense elle-mme comme unemerveilleuse poupe5 .

    29

    En vrit, l'influence de l'ducation et de l'entourage est ici immense. Tous les enfantsessaient de compenser la sparation du sevrage par des conduites de sduction et de parade;on oblige le garon dpasser ce stade, on le dlivre de son narcissisme en le fixant sur sonpnis; tandis que la fillette est confirme dans cette tendance se faire objet qui est commune tous les enfants. La poupe l'y aide, mais elle n'a pas non plus un rle dterminant; le garonaussi peut chrir un ours, un polichinelle en qui il se projette; c'est dans la forme globale deleur vie que chaque facteur : pnis, poupe, prend son poids.

    Ainsi, la passivit qui caractrisera essentiellement la femme fminine est un trait qui sedveloppe en elle ds ses premires annes. Mais il est faux de prtendre que c'est l unedonne biologique; en vrit, c'est un destin qui lui est impos par ses ducateurs et par lasocit. L'immense chance du garon, c'est que sa manire d'exister pour autrui l'encourage se poser pour soi. Il fait l'apprentissage de son existence comme libre mouvement vers lemonde; il rivalise de duret et d'indpendance avec les autres garons, il mprise les filles.

    Grimpant aux arbres, se battant avec des camarades, les affrontant dans des jeux violents, ilsaisit son corps comme un moyen de dominer la nature et un instrument de combat; ils'enorgueillit de ses muscles comme de son sexe; travers jeux, sports, luttes, dfis, preuves,il trouve un emploi quilibr de ses forces; en mme temps, il connat les leons svres de laviolence; il apprend encaisser les coups, mpriser la douleur, refuser les larmes dupremier ge. Il entreprend, il invente, il ose.

    30

    C'est en faisant qu'il se fait tre, d'un seul mouvement. Au contraire, chez la femme il y a, audpart, un conflit entre son existence autonome et son tre-autre; on lui apprend que pour

    plaire il faut chercher plaire, il faut se faire objet; elle doit donc renoncer son autonomie.On la traite comme une poupe vivante et on lui refuse la libert; ainsi se noue un cercle

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    vicieux; car moins elle exercera sa libert pour comprendre, saisir et dcouvrir le monde quil'entoure, moins elle trouvera en lui de ressources, moins elle osera s'affirmer comme sujet;

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    ...les femmes leves par un homme chappent en grande partie aux tares de la fminit.

    30-31

    Il y aura toujours des tantes, des grand-mres, des cousines pour contrebalancer l'influence dupre. Normalement, le rle qui lui est assign l'gard de ses filles est secondaire. Une desmaldictions qui pse sur la femme-Michelet l'a justement signale-c'est que, dans sonenfance, elle est abandonne aux mains des femmes. Le garon aussi est d'abord lev par samre; mais elle a du respect pour sa virilit et il lui chappe trs vite6 ; tandis qu'elle entendintgrer la fille au monde fminin.

    On verra, plus loin, combien les rapports de la mre la fille sont complexes: la fille est pourla mre la fois son double et une autre, la fois la mre la chrit imprieusement et elle luiest hostile; elle impose l'enfant sa propre destine: c'est une manire de revendiquerorgueilleusement sa fminit, et une manire aussi de s'en venger.

    32

    ... on l'engage devenir, comme ses anes, une servante et une idole. Aujourd'hui, grce auxconqutes du fminisme, il devient de plus en plus normal de l'encourager faire des tudes, s'adonner aux sports; mais on lui pardonne plus volontiers qu'au garon d'y mal russir; on luirend plus difficile la russite en exigeant d'elle un autre genre d'accomplissement: du moinsveut-on qu'elle soit aussi une femme, qu'elle ne perde pas sa fminit.

    32

    ...elle se confie sa poupe, elle l'duque, affirme sur elle son autorit souveraine, parfoismme, elle lui arrache les bras, la bat, la torture:

    33

    L, non plus, il n'y a aucun instinct maternel inn et mystrieux.

    33

    Sa vocation lui est imprieusement dicte.

    36

    ...si, plus tard, ils dnichent les oeufs, pitinent les jeunes plantes, s'ils dtruisent autour d'euxla vie avec une espce de rage, c'est qu'ils se vengent de n'tre pas capables de la faire clore;tandis que la petite fille s'enchante de la crer un jour.

    36

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    ... elle est alors prcocement intgre l'univers du srieux;

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    Cette solidarit est possible du fait qu'il n'y a pas de l'enfant la mnagre une distance

    considrable.

    37

    ...elle n'accepte pas sans regret le destin qui lui est assign;

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    La fillette qui ces exploits sont interdits et qui, assise au pied d'un arbre ou d'un rocher, voitau-dessus d'elle les garons triomphants s'prouve corps et me comme infrieure.

    38

    ...mais quand ses frquentations, ses tudes, ses jeux, ses lectures l'arrachent au cerclematernel, elle comprend que ce ne sont pas les femmes, mais les hommes qui sont les matresdu monde. C'est cette rvlation-bien plus que la dcouverte du pnis-qui modifieimprieusement la conscience qu'elle prend d'elle-mme.

    39

    La vie du pre est entoure d'un mystrieux prestige: les heures qu'il passe la maison, lapice o il travaille, les objets qui l'entourent, ses occupations, ses manies ont un caractresacr. C'est lui qui nourrit la famille, il en est le responsable et le chef. Habituellement iltravaille dehors et c'est travers lui que la maison communique avec le reste du monde: il estl'incarnation de ce monde aventureux, immense, difficile et merveilleux; il est latranscendance, il est Dieu7 . C'est l ce qu'prouve charnellement l'enfant dans la puissancedes bras qui la soulvent, dans la force de ce corps contre lequel elle se blottit. Par lui, la mrese trouve dtrne comme jadis Isis par R et la Terre par le Soleil. Mais la situation del'enfant est alors profondment change: elle tait appele devenir un jour une femmesemblable sa toute-puissante mre-elle ne sera jamais le pre souverain; le lien qui l'attachait sa mre tait une active mulation-du pre elle ne peut qu'attendre passivement unevalorisation. Le garon saisit la supriorit paternelle travers un sentiment de rivalit: tandis

    que la fillette la subit avec une admiration impuissante.

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    ...tous les hommes participent normalement au prestige viril;

    40

    Tout contribue confirmer aux yeux de la fillette cette hirarchie. Sa culture historique,littraire, les chansons, les lgendes dont on la berce sont une exaltation de l'homme.

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    ...c'est travers les yeux des hommes que la fillette explore le monde et y dchiffre son destin.

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    Dans les romans d'aventures ce sont les garons qui font le tour du monde, qui voyagent

    comme marins sur des bateaux, qui se nourrissent dans la jungle du fruit de l'arbre pain.Tous les vnements importants arrivent par les hommes. La ralit confirme ces romans etces lgendes. Si la fillette lit les journaux, si elle coute la conversation des grandespersonnes, elle constate qu'aujourd'hui comme autrefois les hommes mnent le monde. Leschefs d'tat, les gnraux, les explorateurs, les musiciens, les peintres qu'elle admire sont deshommes; ce sont des hommes qui font battre son coeur d'enthousiasme.

    Ce prestige se reflte dans le monde surnaturel. Gnralement, par suite du rle que joue lareligion dans la vie des femmes, la petite fille qui est plus que son frre domine par la mresubit aussi davantage les influences religieuses. Or, dans les religions occidentales, Dieu lePre est un homme...

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    ...c'est que l'amour fminin est une des formes de l'exprience dans laquelle une conscience sefait objet pour un tre qui la transcende; et ce sont aussi ces dlices passives que la jeunedvote gote dans l'ombre de l'glise.

    Prostre, le visage enfoui entre ses mains, elle connat le miracle du renoncement: genouxelle monte au ciel; son abandon aux bras de Dieu lui assure une Assomption capitonne denuages et d'anges. C'est sur cette merveilleuse exprience qu'elle calque son avenir terrestre.L'enfant peut aussi le dcouvrir par beaucoup d'autres chemins: tout l'invite s'abandonner enrve aux bras des hommes pour tre transporte dans un ciel de gloire. Elle apprend que pourtre heureuse il faut tre aime; pour tre aime, il faut attendre l'amour. La femme c'est laBelle au bois dormant, Peau d'Ane, Cendrillon, Blanche Neige, celle qui reoit et subit. Dansles chansons, dans les contes, on voit le jeune homme partir aventureusement la recherchede la femme; il pourfend des dragons, il combat des gants; elle est enferme dans une tour,un palais, un jardin, une caverne, enchane un rocher, captive, endormie: elle attend. Un

    jour mon prince viendra... Some day he'll come along, the man I love... les refrains populaireslui insufflent des rves de patience et d'espoir.

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    La suprme ncessit pour la femme, c'est de charmer un coeur masculin; mme intrpides,aventureuses, c'est la rcompense laquelle toutes les hrones aspirent; et le plus souvent ilne leur est demand d'autre vertu que leur beaut. On comprend que le souci de son apparencephysique puisse devenir pour la fillette une vritable obsession; princesses ou bergres, il fauttoujours tre jolie pour conqurir l'amour et le bonheur; la laideur est cruellement associe la mchancet et on ne sait trop quand on voit les malheurs qui fondent sur les laides si cesont leurs crimes ou leur disgrce que le destin punit.

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    ...elle se complat un masochisme qui lui promet de suprmes conqutes. Sainte Blandine,blanche et sanglante entre les griffes des lions, Blanche Neige gisant comme une morte dans

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    un cercueil de verre, la Belle endormie, Atala vanouie, toute une cohorte de tendres hronesmeurtries, passives, blesses, agenouilles, humilies, enseignent leur jeune soeur lefascinant prestige de la beaut martyrise, abandonne, rsigne. Il n'est pas tonnant, tandisque son frre joue au hros, que la fillette joue si volontiers la martyre :

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    Jeux et rves orientent la fillette vers la passivit; mais elle est un tre humain avant que dedevenir une femme; et dj elle sait que s'accepter comme femme c'est se dmettre et semutiler; si la dmission est tentante, la mutilation est odieuse. L'Homme, l'Amour sont encorebien loin dans les brumes de l'avenir; au prsent, la petite fille cherche comme ses frresl'activit, l'autonomie.

    49

    ...victime elle [la mre, sic.] est mprise, mgre, dteste; son destin apparat comme le

    prototype de la fade rptition...

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    ...tous les garons-tel Platon jadis-dclarent qu'ils auraient horreur d'tre des filles; presquetoutes les filles se dsolent de ne pas tre des garons. D'aprs les statistiques rapportes parHavelock Ellis, un garon sur cent souhaitait tre une fille; plus de 75% des filles eussentprfr changer de sexe.

    51

    En elles l'exubrance de la vie est barre, leur vigueur inemploye retombe en nervosit;

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    ...elles cherchent briser leurs liens avec la mre : tantt elles lui sont hostiles, tantt ellesgardent un besoin aigu de sa protection;

    52

    Fantasmes, comdies, puriles tragdies, faux enthousiasmes, bizarreries, il en faut chercher

    la raison non dans une mystrieuse me fminine mais dans la situation de l'enfant. C'est unetrange exprience pour un individu qui s'prouve comme sujet, autonomie, transcendance,comme un absolu, de dcouvrir en soi titre d'essence donne l'infriorit: c'est une trangeexprience pour celui qui se pose pour soi comme l'Un d'tre rvl soi-mme commealtrit. C'est l ce qu'il arrive la petite fille quand faisant l'apprentissage du monde elle s'ysaisit comme une femme. La sphre laquelle elle appartient est de partout enferme, limite,domine par l'univers mle: si haut qu'elle se hisse, si loin qu'elle s'aventure, il y aura toujoursun plafond au-dessus de sa tte, des murs qui barreront son chemin. Les dieux de l'hommesont dans un ciel si lointain qu'en vrit, pour lui, il n'y a pas de dieux: la petite fille vit parmides dieux face humaine.

    53 Parce qu'elle est femme, la fillette sait que la mer et les ples, que mille aventures, millejoies lui sont dfendues: elle est ne du mauvais ct. La grande diffrence, c'est que les Noirs

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    subissent leur sort dans la rvolte: aucun privilge n'en compense la duret; tandis que lafemme est invite la complicit. J'ai rappel dj8 qu' ct de l'authentique revendicationdu sujet qui se veut souveraine libert, il y a chez l'existant un dsir inauthentique dedmission et de fuite; ce sont les dlices de la passivit que parents et ducateurs, livres etmythes, femmes et hommes font miroiter aux yeux de la petite fille; dans sa toute petite

    enfance, on lui apprend dj les goter; la tentation se fait de plus en plus insidieuse; et elley cde d'autant plus fatalement que l'lan de sa transcendance se heurte de plus svresrsistances. Mais en acceptant sa passivit, elle accepte aussi de subir sans rsistance undestin qui va lui tre impos du dehors, et cette fatalit l'effraie. Qu'il soit ambitieux, tourdiou timide, c'est vers un avenir ouvert que s'lance le jeune garon; il sera marin ou ingnieur,il restera aux champs ou il partira pour la ville, il verra le monde, il deviendra riche; il se sentlibre en face d'un avenir o l'attendent des chances imprvues. La fillette sera pouse, mre,grand-mre; elle tiendra sa maison exactement comme le fait sa mre, elle soignera sesenfants comme elle a t soigne: elle a douze ans et dj son histoire est inscrite au ciel;

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    ...elle est curieuse mais effraye quand elle voque cette vie dont toutes les tapes sontd'avance prvues et vers laquelle l'achemine inluctablement chaque journe.

    C'est pourquoi, beaucoup plus encore que ses frres, la fillette est proccupe par les mystressexuels; certes, ils s'y intressent eux aussi passionnment; mais, dans leur avenir, leur rle demari, de pre n'est pas celui dont ils se soucient le plus; dans le mariage, dans la maternit,c'est toute la destine de la petite fille qui est mise en question; et, ds qu'elle commence enpressentir les secrets, son corps lui apparat comme odieusement menac. La magie de lamaternit s'est dissipe: qu'elle ait t renseigne plus ou moins tt, de manire plus ou moinscohrente, elle sait que l'enfant n'apparat pas par hasard dans le ventre maternel et que cen'est pas un coup de baguette qui l'en fait sortir; elle s'interroge avec angoisse. Souvent, il nelui semble plus merveilleux mais horrible qu'un corps parasite doive prolifrer l'intrieur deson corps; l'ide de cette monstrueuse enflure l'pouvante. Et comment le bb sortira-t-il?Mme si on ne lui a jamais parl des cris et des souffrances de la maternit, elle a surpris despropos, elle a lu les mots bibliques : Tu enfanteras dans la douleur; elle pressent destortures qu'elle ne saurait pas mme imaginer; elle invente d'tranges oprations dans largion du nombril; si elle suppose que le foetus sera expuls par l'anus, elle n'en est pas plusrassure: on a vu des fillettes faire des crises de constipation nvrotique quand elles ont crudcouvrir le processus de la naissance. Des explications exactes ne seront pas d'un grandsecours: les images d'enflure, de dchirure, d'hmorragie vont la hanter.

    55

    ...les enfants supposent volontiers que l'homme urine dans la femme. L'opration sexuelle estpense comme sale. C'est l ce qui bouleverse l'enfant pour qui les choses sales ont tentoures des plus svres tabous:

    57

    Comment passer de l'image de gens habills et dignes, ces gens qui enseignent la dcence, larserve, la raison, celle de deux btes nues qui s'affrontent? Il y a l une contestation des

    adultes par eux-mmes qui branle leur pidestal, qui entnbre le ciel.

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    Ce qui augmente l'angoisse de la fillette, c'est qu'elle ne russit pas cerner exactement lescontours de l'quivoque maldiction qui pse sur elle. Les renseignements obtenus sontincohrents, les livres contradictoires; mme les exposs techniques ne dissipent pas l'ombre

    paisse; cent questions se posent:

    60

    Il faut dire que mme un enseignement cohrent ne rsoudrait pas le problme; malgr toutela bonne volont des parents et des matres, on ne saurait mettre en mots et en conceptsl'exprience rotique; on ne la comprend qu'en la vivant;

    60

    Tant que manque l'intuition du trouble et du dsir qui donne la fonction rotique son sens et

    son unit, les diffrents lments en semblent choquants, monstrueux.

    60-61

    Peur de l'accouchement, peur du sexe mle, peur des crises qui menacent les gens maris,dgot pour des pratiques sales, drision l'gard de gestes dnus de toute signification, toutcela amne souvent la fillette dclarer : Je ne me marierai jamais9 .

    61

    Et cependant la mtamorphose s'opre. La fillette n'en connat pas elle-mme le sens, maiselle se rend compte que, dans ses rapports avec le monde et avec son propre corps, quelquechose est en train de changer subtilement: elle est sensible des contacts, des gots, desodeurs qui la laissaient nagure indiffrente; il passe dans sa tte des images baroques; dansles glaces elle se reconnat mal;

    63

    Ce qui se passe dans cette trouble priode, c'est que le corps enfantin devient un corps defemme et se fait chair. Sauf en cas de dficience glandulaire o le sujet demeure fix au stadeinfantile s'ouvre vers douze ou treize ans la crise de la pubert10 . Cette crise commence

    beaucoup plus tt pour la fille que pour le garon et elle amne des changements beaucoupplus importants.

    64

    mais une trange matire, mouvante, incertaine, au coeur de laquelle d'impures alchimiess'laborent. Elle est habitue une chevelure qui se dploie avec la tranquillit d'un cheveaude soie; mais cette vgtation neuve sous ses aisselles, au bas de son ventre, la mtamorphoseen bte ou en algue. Qu'elle soit plus ou moins avertie, elle pressent dans ces changementsune finalit qui l'arrache elle-mme; la voil jete dans un cycle vital qui dborde le momentde sa propre existence, elle devine une dpendance qui la voue l'homme, l'enfant, au

    tombeau. Par eux-mmes, les seins apparaissent comme une prolifration inutile, indiscrte.

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    ...ce corps que la petite fille confondait avec soi lui apparat comme chair;

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    ...mais je n'oublierai jamais le choc ressenti soudain me voir vue. La fillette sent que soncorps lui chappe, il n'est plus la claire expression de son individualit; il lui devient tranger;et, au mme moment, elle est saisie par autrui comme une chose: dans la rue, on la suit desyeux, on commente son anatomie; elle voudrait se rendre invisible; elle a peur de devenirchair et peur de montrer sa chair.

    Ce dgot se traduit en quantit de jeunes filles par la volont de maigrir :

    67 Elle vivait presque toujours dans l'obscurit tant il lui tait intolrable d'tre vue ou mmevisible.

    68

    Sa premire menstruation la lui rvle et les sentiments de honte apparaissent. S'ils existaientdj, ils se confirment et s'exagrent partir de ce moment. Tous les tmoignages concordent:que l'enfant ait t ou non avertie, l'vnement lui apparat toujours comme rpugnant ethumiliant.

    69

    D'aprs Klein et l'cole psychanalytique anglaise, le sang manifesterait ses yeux uneblessure des organes internes. Mme si des avis prudents lui pargnent de trop vivesangoisses, elle a honte, elle se sent sale : elle se prcipite aux lavabos, elle tche de laver oude cacher son linge souill. On trouve de cette exprience un rcit typique dans le livre deColette Audry, Aux yeux du souvenir :

    70

    Mme les paysannes qu'on pourrait croire endurcies par la connaissance qu'elles ont des plusrudes aspects de la vie animale ressentent avec horreur cette maldiction du fait que dans lescampagnes la menstruation a encore un caractre tabou:

    71

    ...la plupart ne donnent pas l'enfant des claircissements suffisants et celle-ci demeure pleined'anxit devant l'tat nouveau que la premire crise menstruelle inaugure:

    72

    ...chaque fois la jeune fille retrouve le mme dgot devant cette odeur fade et croupie quimonte d'elle-mme-odeur de marcage, de violettes fanes...

    73

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    Plus la jeune fille prouve de la rpulsion pour cette tare fminine, plus elle est oblige d'ypenser avec vigilance pour ne pas s'exposer l'affreuse humiliation d'un accident ou d'uneconfidence.

    75

    ...la pubert prend dans les deux sexes une signification radicalement autre parce que ce n'estpas un mme avenir qu'elle leur annonce.

    75

    L'un symbolise la virilit, l'autre la fminit: c'est parce que la fminit signifie altrit etinfriorit que sa rvlation est accueillie avec scandale.

    76

    les rgles inspirent l'adolescente de l'horreur parce qu'elles la prcipitent dans une catgorieinfrieure et mutile. Ce sentiment de dchance psera lourdement sur elle. Elle garderaitl'orgueil de son corps saignant si elle ne perdait pas sa fiert d'tre humain. Et si elle russit prserver celle-ci, elle ressentira bien moins vivement l'humiliation de sa chair: la jeune fillequi dans des activits sportives, sociales, intellectuelles, mystiques, s'ouvre les chemins de latranscendance ne verra pas dans sa spcification une mutilation, et elle la surmonterafacilement. Si vers cette poque la jeune fille dveloppe si souvent des psychoses c'est qu'ellese sent sans dfense devant une sourde fatalit qui la condamne d'inimaginables preuves; safminit signifie ses yeux maladie, souffrance, mort et elle se fascine sur ce destin.

    78

    Ce dsir d'une opration-et en particulier de l'ablation de l'appendice-se rencontre souvent cet ge; les jeunes filles expriment ainsi leur peur du viol, de la grossesse, de l'accouchement.Elles sentent dans leur ventre d'obscures menaces et elles esprent que le chirurgien lessauvera de ce danger inconnu qui les guette.

    79

    La sensibilit des zones rognes se dveloppe et celles-ci sont chez la femme si nombreusesqu'on peut considrer tout son corps comme rogne:

    82 Au contraire, la vie sexuelle de la fillette a toujours t clandestine;

    83

    C'est horrible l'ide d'tre perce par un homme, me disait un jour une jeune fille. Ce n'estpas la peur du membre viril qui engendre l'horreur de l'homme, mais elle en est laconfirmation et le symbole, l'ide de pntration prend son sens obscne et humiliant l'intrieur d'une forme plus gnrale, dont elle est en retour un lment essentiel.

    83

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    Elle se met prouver pour son pre un certain dgot elle ne peut plus supporter l'odeur deson tabac, elle dteste entrer aprs lui dans la salle de bains; mme si elle continue le chrir,cette rpulsion physique est frquente;

    88

    Aucune ducation ne peut empcher la fillette de prendre conscience de son corps et de rversur son destin; tout au plus, peut-on lui imposer de stricts refoulements qui pseront par lasuite sur toute sa vie sexuelle. Ce qui serait souhaitable, c'est qu'on lui apprt, au contraire, s'accepter sans complaisance et sans honte.

    On comprend, maintenant, quel drame dchire l'adolescente au moment de la pubert: elle nepeut devenir une grande personne sans accepter sa fminit; elle savait dj que son sexe lacondamnait une existence mutile et fige; elle le dcouvre prsent sous la figure d'unemaladie impure et d'un crime obscur. Son infriorit n'tait d'abord saisie que comme uneprivation: l'absence de pnis s'est convertie en souillure et en faute. C'est blesse, honteuse,

    inquite, coupable, qu'elle s'achemine vers l'avenir.

    89-94

    D'une manire plus ou moins dguise, sa jeunesse se consume dans l'attente. Elle attendl'Homme.

    Certes, l'adolescent aussi rve la femme, il la dsire mais elle ne sera jamais qu'un lmentde sa vie: elle ne rsume pas son destin; depuis l'enfance, la fillette, qu'elle souhaitt seraliser comme femme ou surmonter les bornes de sa fminit, a attendu du mleaccomplissement et vasion; il a le visage blouissant de Perse, de saint Georges; il estlibrateur; il est aussi riche et puissant, il dtient les cls du bonheur, il est le PrinceCharmant. Elle pressent que, sous ses caresses, elle se sentira emporte par le grand courantde la vie comme au temps o elle reposait dans le giron maternel; soumise sa douce autorit,elle retrouvera la mme scurit qu'entre les bras de son pre la magie des treintes et desregards la ptrifiera de nouveau en idole. Elle a toujours t convaincue de la suprioritvirile; ce prestige des mles n'est pas un puril mirage; il a des bases conomiques et sociales;les hommes sont bel et bien les matres du monde; tout persuade l'adolescente qu'il est de sonintrt de se faire leur vassale; ses parents l'y engagent; le pre est fier des succs remportspar sa fille, la mre y voit les promesses d'un avenir prospre; les camarades envient etadmirent celle d'entre elles qui recueille le plus d'hommages masculins; dans les collges

    amricains, le standard d'une tudiante est mesur par le nombre de date qu'elle cumule. Lemariage est non seulement une carrire honorable et moins fatigante que beaucoup d'autres:seul, il permet la femme d'accder son intgrale dignit sociale et de se ralisersexuellement comme amante et mre. C'est sous cette figure que son entourage envisage sonavenir et qu'elle l'envisage elle-mme. On admet unanimement que la conqute d'un mari-ouen certains cas d'un protecteur - est pour elle la plus importante des entreprises. Dans l'hommes'incarne ses yeux l'Autre, comme pour l'homme il s'incarne en elle: mais cet Autre luiapparat sur le mode de l'essentiel et elle se saisit en face de lui comme l'inessentiel. Elles'affranchira du foyer de ses parents, de l'emprise maternelle, elle s'ouvrira l'avenir non parune active conqute mais en se remettant passive et docile entre les mains d'un nouveaumatre.

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    On a prtendu souvent que, si elle se rsignait cette dmission, c'est que physiquement etmoralement elle devient alors infrieure aux garons et incapable de rivaliser avec eux:renonant une vaine comptition, elle s'en remettrait un membre de la caste suprieure dusoin d'assurer son bonheur. En vrit, ce n'est pas d'une infriorit donne que vient sonhumilit: celle-ci, au contraire, engendre toutes ses insuffisance; elle a sa source dans le pass

    de l'adolescente, dans la socit qui l'entoure et prcisment dans cet avenir qui lui estpropos.

    Certes, la pubert transforme le corps de la jeune fille. Il est plus fragile que nagure; lesorganes fminins sont vulnrables, leur fonctionnement dlicat; insolites et gnants les seinssont un fardeau; dans les exercices violents ils rappellent leur prsence, ils frmissent, ils fontmal. Dornavant, la force musculaire, l'endurance, l'agilit de la femme sont infrieures celle de l'homme. Le dsquilibre des scrtions hormonales cre une instabilit nerveuse etvaso-motrice. La crise menstruelle est douloureuse: maux de tte, courbatures, douleurs deventre rendent pnibles ou mme impossibles les activits normales; ces malaises s'ajoutentsouvent des troubles psychiques; nerveuse, irritable, il est frquent que la femme traverse

    chaque mois un tat de semi-alination; le contrle du systme nerveux et du systmesympathique par les centres n'est plus assur; les troubles de la circulation, certaines auto-intoxications font du corps un cran qui s'interpose entre la femme et le monde, un brouillardbrlant qui pse sur elle, l'touffe et la spare: travers cette chair dolente et passive, l'universentier est un fardeau trop lourd. Oppresse, submerge, elle devient trangre elle-mme dufait qu'elle est trangre au reste du monde. Les synthses se dsagrgent, les instants ne sontplus lis, autrui n'est plus reconnu que par une reconnaissance abstraite; et si le raisonnementet la logique demeurent intacts comme dans les dlires mlancoliques, ils sont mis au servicedes vidences passionnelles qui clatent au sein du dsarroi organique. Ces faits sontextrmement importants: mais c'est par sa manire d'en prendre conscience que la femme leurdonne leur poids.

    C'est vers treize ans que les garons font un vritable apprentissage, de la violence, que sedveloppent leur agressivit, leur volont de puissance, leur got du dfi c'est justement cemoment que la fillette renonce aux jeux brutaux. Des sports lui restent accessibles; mais lesport qui est spcialisation, soumission des rgles artificielles n'offre pas l'quivalent d'unrecours spontan et habituel la force; il se situe en marge de la vie; il ne renseigne pas sur lemonde et sur soi-mme aussi intimement qu'un combat dsordonn, une escalade imprvue.La sportive n'prouve jamais l'orgueil conqurant d'un garon qui a fait toucher les paules un camarade. D'ailleurs, en beaucoup de pays, la plupart des jeunes filles n'ont aucunentranement sportif; comme les bagarres, les escalades leur sont dfendues, elles ne font que

    subir leur corps passivement; bien plus nettement que dans le premier ge, il leur fautrenoncer merger par-del le monde donn, s'affirmer au-dessus du reste de l'humanit : illeur est interdit d'explorer, d'oser, de reculer les limites du possible. En particulier, l'attitudedu dfi si importante chez les jeunes gens leur est peu prs inconnue; certes, les femmes secomparent, mais le dfi est autre chose que ces confrontations passives: deux libertss'affrontent en tant qu'ayant sur le monde une emprise dont elles prtendent repousser lesbornes; grimper plus haut qu'un camarade, faire plier un bras, c'est affirmer sa souverainetsur toute la terre. Ces conduites conqurantes ne sont pas permises la jeune fille, enparticulier la violence ne lui est pas permise. Sans doute, dans l'univers des adultes la forcebrutale ne joue pas, en priodes normales, un grand rle; mais, cependant, elle le hante;nombreuses sont les conduites masculines qui s'enlvent sur un fond de violence possible-

    chaque coin de rue, des querelles s'bauchent; la plupart du temps elles avortent; mais il suffit l'homme d'prouver dans ses poings sa volont d'affirmation de soi pour qu'il se sente

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    confirm dans sa souverainet. Contre tout affront, toute tentative pour le rduire en objet, lemle a le recours de frapper, de s'exposer aux coups: il ne se laisse pas transcender par autrui,il se retrouve au coeur de sa subjectivit. La violence est l'preuve authentique de l'adhsionde chacun soi-mme, ses passions, sa propre volont; la refuser radicalement, c'est serefuser toute vrit objective, c'est s'enfermer dans une subjectivit abstraite; une colre, une

    rvolte qui ne passent pas dans les muscles demeurent imaginaires. C'est une terriblefrustration que de ne pas pouvoir inscrire les mouvements de son coeur sur la face de la terre.Dans le sud des tats-Unis, il est rigoureusement impossible un Noir d'user de violence l'gard des Blancs; c'est cette consigne qui est la cl de la mystrieuse me noire; la faondont le Noir s'prouve dans le monde blanc, les conduites par lesquelles il s'y ajuste, lescompensations qu'il cherche, toute sa manire de sentir et d'agir s'expliquent partir de lapassivit laquelle il est condamn. Pendant l'occupation, les Franais qui avaient dcid dene pas se laisser aller des gestes violents contre les occupants mme en cas de provocation-(que ce ft par prudence goste ou parce qu'ils avaient des devoirs exigeants)-sentaient leursituation dans le monde profondment bouleverse-il dpendait du caprice d'autrui qu'ilsfussent changs en objets, leur subjectivit n'avait plus le moyen de s'exprimer concrtement,

    elle n'tait qu'un phnomne secondaire. Ainsi, l'univers a un tout autre visage pourl'adolescent qui il est permis de tmoigner imprieusement de lui-mme et pourl'adolescente dont les sentiments sont privs d'efficacit immdiate; l'un remet sans cesse lemonde en question, il peut, chaque instant s'insurger contre le donn et il a donc l'impressionquand il l'accepte de le confirmer activement; l'autre ne fait que le subir; le monde se dfinitsans elle et il a une figure immuable. Cette impuissance physique se traduit par une timiditplus gnrale-elle ne croit pas une force qu'elle n'a pas exprimente dans son corps; ellen'ose pas entreprendre, se rvolter, inventer: voue la docilit, rsignation, elle ne peutqu'accepter dans la socit une place toute faite. Elle prend l'ordre des choses comme donn.

    94

    C'est par l'attitude psychique qu'elle suscite que la servitude menstruelle constitue un lourdhandicap.

    95 C'est en grande partie l'angoisse d'tre femme qui ronge le corps fminin.

    On voit que si la situation biologique de la femme constitue pour elle un handicap, c'est cause de la perspective dans laquelle elle est saisie. La fragilit nerveuse, l'instabilit vaso-motrice, quand elles ne deviennent pas pathologiques, ne lui interdisent aucun mtier: entreles mles eux-mmes, il y a une grande diversit de tempraments. Une indisposition d'un ou

    deux jours par mois, mme douloureuse, n'est pas non plus un obstacle; en fait quantit defemmes s'en accommodent et singulirement celles que la maldiction mensuelle pourraitgner davantage: sportives, voyageuses, femmes exerant de durs mtiers.

    96

    Il reste que sa faiblesse physique ne permet pas la femme de connatre les leons de laviolence:

    96

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    C'est dans l'ensemble d'une situation qui lui laisse bien peu de dbouchs que ces singularitsprennent leur valeur et non pas immdiatement mais en confirmant le complexe d'infrioritqui a t dvelopp en elle par son enfance.

    C'est aussi ce complexe qui va peser sur ses accomplissements intellectuels. On a souvent

    remarqu qu' partir de la pubert, la jeune fille dans les domaines intellectuels et artistiquesperd du terrain.

    97

    La mre-on le verra-est sourdement hostile l'affranchissement de sa fille et, plus ou moinsdlibrment, elle s'applique la brimer; on respecte l'effort que fait l'adolescent pour devenirun homme et dj on lui reconnat une grande libert. On exige de la jeune fille qu'elle reste la maison, on surveille ses sorties: on ne l'encourage aucunement prendre elle-mme enmain ses amusements, ses plaisirs. Il est rare de voir des femmes organiser seules une longuerandonne, un voyage pied ou bicyclette ou s'adonner un jeu tel que le billard, les boules,

    etc. Outre un manque d'initiative qui vient de leur ducation, les moeurs leur rendentl'indpendance difficile.

    97-99

    marcher grands pas, chanter, parler fort, rire haut, manger une pomme, c'est uneprovocation, elles se feront insulter ou suivre ou aborder. L'insouciance devient tout de suiteun manque de tenue; ce contrle de soi auquel la femme est oblige et qui devient uneseconde nature chez la jeune fille bien leve tue la spontanit; l'exubrance vivante en estbrime. Il en rsulte de la tension et de l'ennui. Cet ennui est communicatif: les jeunes filles selassent vite les unes des autres; elles ne s'attachent pas mutuellement leur prison; et c'est unedes raisons qui leur rend la compagnie des garons si ncessaire. Cette incapacit se suffire soi-mme engendre une timidit qui s'tend sur toute leur vie et se marque dans leur travailmme. Elles pensent que les triomphes clatants sont rservs aux hommes; elles n'osent pasviser trop haut. On a vu que se comparant aux garons, des fillettes de quinze ans dclaraient:Les garons sont mieux. Cette conviction est dbilitante. Elle encourage la paresse et lamdiocrit. Une jeune fille-qui n'avait pour le sexe fort aucune dfrence particulire-reprochait un homme sa lchet on lui fit observer qu'elle tait elle-mme fort poltronneOh ! une femme, ce n'est pas la mme chose, dclara-t-elle d'un ton complaisant.

    La raison profonde de ce dfaitisme c'est que l'adolescente ne se pense pas responsable de son

    avenir; elle juge inutile d'exiger beaucoup d'elle-mme puisque ce n'est pas d'elle finalementque doit dpendre son sort. Bien loin qu'elle se voue l'homme parce qu'elle se sait infrieure lui, c'est parce qu'elle lui est voue qu'achetant l'ide de son infriorit elle la constitue.

    Ce n'est pas en effet en augmentant sa valeur humaine qu'elle gagnera du prix aux yeux desmles: c'est en se modelant sur leurs rves. Quand elle est inexprimente elle ne s'en rend pastoujours compte. Il lui arrive de manifester la mme agressivit que les garons; elle essaie defaire leur conqute avec une autorit brutale, une franchise orgueilleuse: cette attitude la vouepresque srement l'chec. De la plus servile la plus hautaine, elles apprennent toutes que,pour plaire, il leur faut abdiquer. Leur mre leur enjoint de ne plus traiter les garons encamarades, de ne pas leur faire d'avances, d'assumer un rle passif. Si elles dsirent baucher

    une amiti, un flirt, elles doivent soigneuse- ment viter de paratre en prendre l'initiative; leshommes n'aiment pas les garons manqus, ni les bas-bleus, ni les femmes de tte; trop

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    d'audace, de culture, d'intelligence, trop de caractre les effraient. Dans la plupart des romans,comme le remarque G. Eliot, c'est l'hrone blonde et sotte qui l'emporte sur la brune aucaractre viril; et dans le Moulin sur la Floss, Maggie essaie en vain de renverser les rles;elle meurt en fin de compte et c'est Lucy la blonde qui pouse Stephen; dans le Dernier desMohicans, c'est la fade Alice qui prend le coeur du hros et non la vaillante Clara; dans Little

    Women la sympathique Joe n'est pour Laurie qu'un camarade d'enfance: il voue son amour l'insipide Amy aux cheveux boucls. Etre fminine, c'est se montrer impotente, futile, passive,docile. La jeune fille devra non seulement se parer, s'apprter, mais rprimer sa spontanit etlui substituer la grce et le charme tudi que lui enseignent ses anes. Toute affirmationd'elle-mme diminue sa fminit et ses chances de sduction. Ce qui rend relativement facilele dpart du jeune homme dans l'existence, c'est que sa vocation d'tre humain et de mle nese contrarient pas: dj son enfance annonait ce sort heureux. C'est en s'accomplissantcomme indpendance et libert qu'il acquiert sa valeur sociale et concurremment son prestigeviril: l'ambitieux, tel Rastignac, vise l'argent, la gloire et les femmes d'un mme mouvement;une des strotypies qui le stimulent, c'est celle de l'homme puissant et clbre que lesfemmes adulent. Pour la jeune fille, au contraire, il y a divorce entre sa condition proprement

    humaine et sa vocation fminine.

    100

    ...mais en outre un conflit clate entre sa revendication originelle qui est d'tre sujet, activit,libert, et d'autre part ses tendances rotiques et les sollicitations sociales qui l'invitent s'assumer comme objet passif. Elle se saisit spontanment comme l'essentiel: comment sersoudra-t-elle devenir l'inessentiel ?

    100-101 Gnralement, travers certaines rsistances, la jeune fille consent sa fminit:dj, au stade de la coquetterie infantile, en face de son pre, dans ses rveries rotiques, elle aconnu le charme de la passivit; elle en dcouvre le pouvoir; la honte que lui inspire sa chairse mle bientt de la vanit. Cette main qui l'a mue, ce regard qui l'a trouble, c'tait unappel, une prire; son corps lui apparat comme dou de vertus magiques; c'est un trsor, unearme;

    101

    Pour la jeune fille, la transcendance rotique consiste afin de prendre se faire proie. Elledevient un objet; et elle se saisit comme objet;

    105...elle masque sous des clichs potiques un univers qui l'intimide, elle nimbe le sexe mle declair de lune, de nuages roses, de nuit veloute; elle fait de son corps un temple de marbre, de

    jaspe, de nacre; elle se raconte de sottes histoires feriques. C'est faute d'avoir prise sur lemonde qu'elle sombre si souvent dans la niaiserie; si elle devait agir il lui faudrait y voir clair;tandis qu'elle peut attendre au milieu du brouillard.

    108

    Pour s'accomplir, elle a besoin d'exister dans une conscience autre.

    108

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    il y a des tendances lesbiennes chez presque toutes les jeunes filles; ces tendances sedistinguent peine de la dlectation narcissiste:

    108

    Sexuellement, l'homme est sujet; les hommes sont donc normalement spars par le dsir quiles pousse vers un objet diffrent d'eux; mais la femme est objet absolu de dsir;

    111

    ...mais le passage un rotisme concret est beaucoup plus facile ici que si l'objet aim est dusexe masculin;

    112

    ...les caresses homosexuelles n'impliquent ni dfloration, ni pntration: elles assouvissent

    l'rotisme clitoridien de l'enfance sans rclamer de nouvelles et inquitantes mtamorphoses.

    112

    Et, c'est, en partie par peur de la violence, du viol, que l'adolescente adresse souvent sonpremier amour une ane plutt qu' un homme. La femme virile rincarne la fois pour ellele pre et la mre:

    113

    Bien entendu, tout rapport humain implique des conflits, tout amour des jalousies.

    113

    ...les dieux mles sont plus solidement installs parce que leur ciel est plus lointain. Sacuriosit, sa sensualit incitent la jeune fille dsirer des treintes plus violentes. Trssouvent, elle n'a, ds l'origine, envisag l'aventure homosexuelle que comme une transition,une initiation, une attente; elle a jou l'amour, la jalousie, la colre, l'orgueil, la joie, la peinedans l'ide plus ou moins avoue qu'elle imitait sans grand risque les aventures dont elle rvemais qu'elle n'osait pas encore ou qu'elle n'avait pas l'occasion de vivre.

    114

    ...elle idoltre de lointains princes charmants:

    114

    De telles amours ne soulvent aucun problme.

    114

    ...mais en vrit elle l'a justement choisi parce que d'elle lui aucun rapport rel n'tait

    possible.

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    114-115

    L'important c'est que d'une manire ou d'une autre, la question sexuelle ne se pose pas. Cesamours de tte prolongent et confirment l'attitude narcissiste o l'rotisme n'apparait que dansson immanence, sans prsence relle de l'Autre.

    115

    Cette histoire tait trs videmment une dfense contre des expriences relles dont elle avaitpeur.

    116

    Le moi est constitu comme pour autrui, par autrui...

    116-117

    ...l'lu apparat comme le Sujet absolu qui par son amour leur communiquera sa splendeur etsa ncessit. Sa supriorit idalise l'amour que la jeune fille lui porte: ce n'est pas parce qu'ilest un mle qu'elle souhaite se donner lui, c'est parce qu'il est cet tre d'lite. Je voudraisdes gants et je ne trouve que des hommes, me disait nagure une amie. Au nom de ceshautes exigences, la jeune fille ddaigne des prtendants trop quotidiens et lude lesproblmes de la sexualit.

    117-118

    Outre ces complaisances narcissistes, certaines jeunes filles prouvent plus concrtement lebesoin d'un guide, d'un matre. Au moment o elles chappent l'emprise des parents, elles setrouvent tout embarrasses d'une autonomie laquelle elles n'ont pas t habitues;

    118

    Beaucoup de femmes vitent soigneusement de se rapprocher de l'objet de leur passion parune peur plus ou moins avoue d'une dception.

    120

    Fire de capter l'intrt masculin, de susciter l'admiration, ce qui la rvolte, c'est d'tre capteen retour. Avec la pubert, elle a appris la honte et la honte demeure mle sa coquetterie et sa vanit les regards des mles la flattent et la blessent la fois; elle ne voudrait tre vue quedans la mesure o elle se montre: les yeux sont toujours trop perants. D'o les incohrencesqui dconcertent les hommes: elle tale son dcollet, ses jambes, et ds qu'on la regarde ellerougit, s'irrite. Elle s'amuse provoquer le mle mais si elle s'aperoit qu'elle a suscit en luile dsir elle recule avec dgot: le dsir masculin est une offense autant qu'un hommage dansla mesure o elle se sent responsable de son charme, o il lui semble l'exercer librement, elles'enchante de ses victoires: mais en tant que ses traits, ses formes, sa chair sont donns etsubis, elle veut les drober cette libert trangre et indiscrte qui les convoite. C'est l lesens profond de cette pudeur originelle, qui interfre de manire dconcertante avec les

    coquetteries les plus hardies. Une fillette peut avoir d'tonnantes audaces parce qu'elle neralise pas que ses initiatives la rvlent dans sa passivit: ds qu'elle s'en aperoit, elle

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    s'effarouche et se fche. Rien de plus quivoque qu'un regard; il existe distance, et par cettedistance, il parait respectueux: mais il s'empare sournoisement de l'image perue. La femmeen herbe se dbat dans ces piges. Elle commence s'abandonner mais aussitt elle se crispeet tue en elle le dsir. Dans son corps encore incertain, la caresse est prouve tantt commeun plaisir tendre, tantt comme un dsagrable chatouillement; un baiser l'meut d'abord, puis

    brusquement la fait rire; elle fait suivre chaque complaisante d'une rvolte; elle se laisseembrasser, mais elle s'essuie la bouche avec affectation;

    122

    C'est l le trait qui caractrise la jeune fille et qui nous donne la cl de la plupart de sesconduites; elle n'accepte pas le destin que la nature et la socit lui assignent; et cependant,elle ne le rpudie pas positivement:

    122 bafouer le corps fminin, tourner les hommes en ridicule, rire de l'amour, c'est unemanire de dsavouer la sexualit: il y a dans ces rires, avec un dfi aux adultes, une manire

    de surmonter sa propre gne; on joue avec des images, avec des mots, afin d'en tuer la magiedangereuse: 123-4

    ...mais l'ge ingrat, la fillette se plat plus particulirement l'explorer dans ce qu'il ad'indigeste, de rpugnant. Trs souvent, ce qui est dgotant l'attire.

    124

    Jouer avec des choses malpropres c'est videmment une manire de surmonter le dgot;

    124

    Ces pratiques sado-masochistes sont la fois une anticipation de l'exprience sexuelle et unervolte contre elle;

    124-125

    Tu ne m'infligeras jamais rien de plus odieux que ce que je m'inflige moi-mme. Ce sont ldes initiations moroses et orgueilleuses l'aventure sexuelle. Destine tre une proiepassive, elle revendique sa libert jusque dans le fait de subir douleur et dgot. Quand elles'impose la morsure du couteau, la brlure d'une braise, elle proteste contre la pntration qui

    la dflore: elle proteste en l'annulant. Masochiste, puisque dans ses conduites elle accueille ladouleur, elle est surtout sadique: en tant que sujet autonome, elle fouaille, bafoue, torture cettechair dpendante, cette chair condamne la soumission qu'elle dteste sans vouloircependant s'en distinguer. Car elle ne choisit pas en toutes ces conjonctures de refuserauthentiquement son destin. Les manies sado-masochistes impliquent une fondamentalemauvaise foi-si la fillette s'y livre, c'est qu'elle accepte, travers ses refus, son avenir defemme; elle ne mutilerait pas haineusement sa chair si d'abord elle ne se reconnaissait pascomme chair. Mme ses explosions de violence s'enlvent sur un fond de rsignation. Quandun jeune garon est en rvolte contre son pre, contre le monde, il se livre des violencesefficaces; il cherche querelle un camarade, il se bat, il s'affirme coups de poing commesujet : il s'impose au monde, il le dpasse. Mais s'affirmer, s'imposer est interdit

    l'adolescente, et c'est bien l ce qui met dans son coeur tant de rvolte: elle n'espre ni changerle monde, ni en merger; elle se sait ou du moins se croit, et peut-tre mme se veut, ligote:

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    elle ne peut que dtruire; il y a du dsespoir dans sa rage au cours d'une soire irritante, ellecasse des verres, des vitres, des vases: ce n'est pas pour vaincre le sort; ce n'est qu'uneprotestation symbolique.

    125

    La jeune fille se regarde souffrir:

    125-126

    ...elle se dbat dans sa cage plutt qu'elle ne cherche en sortir; ses attitudes sont ngatives,rflexives, symboliques. Il y a des cas o cette perversit prend des formes inquitantes. Unassez grand nombre de jeunes vierges sont kleptomanes; la kleptomanie est une sublimationsexuelle de nature trs quivoque;

    126

    Prendre sans tre prise, dans l'angoisse de devenir proie, c'est l le jeu dangereux de lasexualit fminine adolescente.

    127

    Ces conduites traduisent souvent un dgot du dsir sexuel, un sentiment de culpabilit:puisque j'ai ces penses, ces apptits, je ne vaux pas mieux qu'une prostitue, j'en suis une,pense la jeune fille. 128

    Il est remarquable que dans toutes ces conduites la jeune fille ne cherche pas dpasserl'ordre naturel et social, elle ne prtend pas reculer les limites du possible ni oprer unetransmutation de valeurs; elle se contente de manifester sa rvolte au sein d'un monde tablidont les frontires et les lois sont conserves; c'est l l'attitude qu'on a souvent dfinie commedmoniaque et qui implique une tricherie fondamentale:

    128

    Elle s'occupe mais elle ne fait rien : parce qu'elle ne fait rien, elle n'a rien, elle n'est rien. C'estpar des comdies et des mystifications qu'elle s'efforce de combler ce vide. On lui reprochesouvent d'tre sournoise, menteuse, et de faire des histoires. Le fait est qu'elle est voue au

    secret et au mensonge. A seize ans, une femme a dj travers de pnibles preuves: pubert,rgles, veil de la sexualit, premiers troubles, premires fivres, peurs, dgots, exprienceslouches, elle a enferm toutes ces choses dans son coeur;

    129

    Il est difficile de jouer les idoles, les fes, les princesses lointaines, quand on sent entre sesjambes un linge sanglant; et, plus gnralement, quand on connat la misre originelle d'trecorps.

    129-130

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    ...sa transcendance se renie et imite l'immanence; le regard ne peroit plus, il reflte; le corpsne vit plus: il attend; tous les gestes et les sourires se font appel; dsarme, disponible, la

    jeune fille n'est plus qu'une fleur offerte, un fruit cueillir. C'est l'homme qui l'encourage ces leurres en rclamant d'tre leurr: ensuite, il s'irrite, il accuse. Mais, pour la fillette sansruse, il n'a qu'indiffrence et mme hostilit. Il n'est sduit que par celle qui lui tend des

    piges; offerte, c'est elle qui guette une proie; sa passivit sert une entreprise, elle fait de safaiblesse l'instrument de sa force; puisqu'il lui est dfendu d'attaquer franchement, elle en estrduite aux manoeuvres et aux calculs; et son intrt est de paratre gratuitement donne; aussilui reprochera-t-on d'tre perfide et tratresse: c'est vrai. Mais il est vrai qu'elle est obliged'offrir l'homme le mythe de sa soumission du fait qu'il rclame de dominer. Et peut-onexiger qu'elle touffe alors ses plus essentielles revendications? Sa complaisance ne sauraittre que pervertie ds l'origine. D'ailleurs, ce n'est pas seulement par ruse concerte qu'elletriche. Du fait que tous les chemins lui sont barrs, qu'elle ne peut pas faire, qu'elle a tre,une maldiction pse sur sa tte. Enfant, elle jouait tre une danseuse, une sainte; plus tard,elle joue tre elle-mme: qu'est-ce au juste que la vrit? Dans le domaine o on l'aenferme, c'est un mot qui n'a pas de sens.

    130-131

    C'est pour la mme raison qu'elle est capricieuse; les fantasmes que nous formons, les imagesdont nous nous berons sont contradictoires: seule l'action unifie la diversit du temps.

    132-133

    On voit que tous les dfauts que l'on reproche l'adolescente ne font qu'exprimer sa situation.C'est une pnible condition que de se savoir passive et dpendante l'ge de l'espoir et del'ambition, l'ge o s'exalte la volont de vivre et de prendre une place sur terre; c est danscet ge conqurant que la femme apprend qu'aucune conqute ne lui est permise, qu'elle doitse renier, que son avenir dpend du bon plaisir des hommes. Sur le plan social comme sur leplan sexuel de nouvelles aspirations ne s'veillent en elle que pour se trouver condamnes demeurer inassouvies; tous ses lans d'ordre vital ou spirituel sont aussitt barrs. Oncomprend qu'elle ait peine rtablir son quilibre. Son humeur instable, ses larmes, ses crisesnerveuses sont moins la consquence d'une fragilit physiologique que le signe de sa profondedsadaptation.

    Cependant, cette situation que la jeune fille fuit par mille chemins inauthentiques, il lui arriveaussi d'authentiquement l'assumer.

    133

    Cette complexit l'enrichit; sa vie intrieure se dveloppe plus profondment que celle de sesfrres; elle est plus attentive aux mouvements de son coeur qui deviennent par l plusnuancs, plus divers; elle a plus de sens psychologique que les garons tourns vers des butsextrieurs. Elle est capable de donner du poids ces rvoltes qui l'opposent au monde. Ellevite les piges du srieux et du conformisme. Les mensonges concerts de son entourage latrouvent ironique et clairvoyante. Elle prouve au jour le jour l'ambigut de sa condition: par-del les protestations striles, elle peut avoir le courage de remettre en question l'optimismetabli, les valeurs toutes faites, la morale hypocrite et rassurante. Tel est l'exemple mouvant

    que donne, dans le Moulin sur la Floss, cette Maggie o George Eliot a rincarn les doutes etles courageuses rbellions de sa jeunesse contre l'Angleterre victorienne; les hros-et en

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    particulier Tom, le frre de Maggie-affirment avec enttement les principes accepts, ilsfigent la morale en rgles formelles : Maggie tente d'y rintroduire un souffle vivant, elle lesrenverse, elle va au bout de sa solitude et elle merge comme une pure libert par-dell'univers sclros des mles.

    De cette libert, l'adolescente ne trouve gure faire qu'un usage ngatif.

    137-8

    Dans la maison paternelle rgnent la mre, les lois, la coutume, la routine, elle veut s'arracher ce pass; elle veut devenir son tour un sujet souverain: mais, socialement, elle n'accde sa vie d'adulte qu'en se faisant femme; elle paie sa libration d'une abdication;

    139

    La jeune fille est pathtique, parce qu'elle se dresse, faible et seule, contre le monde; mais le

    monde est trop puissant; si elle s'entte le refuser, elle se brise. Belle de Zuylen quiblouissait toute l'Europe par la force caustique et l'originalit de son esprit effrayait tous sesprtendants: son refus de toutes concessions la condamna pendant de longues annes unclibat qui lui pesait, puisqu'elle dclarait que l'expression vierge et martyre est unplonasme. Cet enttement est rare. Dans l'immense majorit des cas, la jeune fille se rendcompte que le combat est par trop ingal, et elle finit par cder. Vous mourez toutes quinzeans. crit Diderot Sophie Volland. Quand le combat n'a t-comme il arrive le plussouvent-qu'une rvolte symbolique, la dfaite est certaine.

    142

    Cependant plus la jeune fille mrit, plus l'autorit maternelle lui pse.

    144-5

    Le caractre et les conduites de la jeune fille expriment sa situation: si celle-ci se modifie, lafigure de l'adolescente apparat aussi comme diffrente. Aujourd'hui, il lui devient possible deprendre son sort entre ses mains, au lieu de s'en remettre l'homme. Si elle est absorbe pardes tudes, des sports, un apprentissage professionnel, une activit sociale et politique, elles'affranchit de l'obsession du mle, elle est beaucoup moins proccupe par ses conflitssentimentaux et sexuels. Cependant, elle a beaucoup plus de difficult que le jeune homme

    s'accomplir comme un individu autonome. J'ai dit que ni sa famille ni les moeurs nefavorisaient son effort. En outre, mme si elle choisit l'indpendance, elle n'en fait pas moinsune place dans sa vie l'homme, l'amour. Elle aura souvent peur si elle se donne tout entire quelque entreprise de manquer son destin de femme. Ce sentiment demeure inavou: mais ilest l, il pervertit les volonts concertes, il marque des bornes. En tout cas, la femme quitravaille veut concilier sa russite avec des succs purement fminins; cela n'exige pas qu'elleconsacre un temps considrable sa toilette, sa beaut, mais ce qui est plus grave, celaimplique que ses intrts vitaux sont diviss. En marge des programmes, l'tudiant s'amuse des jeux gratuits de pense et de l naissent ses meilleures trouvailles; les rveries de lafemme sont orientes tout autrement: elle pensera son apparence physique, l'homme, l'amour; elle n'accordera que le strict ncessaire ses tudes, sa carrire alors qu'en ces

    domaines rien n'est aussi ncessaire que le superflu. Il ne s'agit pas l d'une faiblesse mentale,d'une impuissance se concentrer : mais d'un partage entre des intrts qui se concilient mal.

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    Un cercle vicieux se noue ici : on s'tonne souvent de voir avec quelle facilit une femme peutabandonner musique, tudes, mtier, ds qu'elle a trouv un mari; c'est qu'elle avait engagtrop peu d'elle-mme dans ses projets pour trouver dans leur accomplissement un grand profit.Tout concourt freiner son ambition personnelle, et cependant une norme pression socialel'invite trouver dans le mariage une position sociale, une justification. Il est naturel qu'elle

    ne cherche pas se crer par elle-mme sa place en ce monde ou qu'elle ne le cherche quetimidement. Tant qu'une parfaite galit conomique ne sera pas ralise dans la socit ettant que les moeurs autoriseront la femme profiter en tant qu'pouse et matresse desprivilges dtenus par certains hommes, le rve d'une russite passive se maintiendra en elleet freinera ses propres accomplissements.

    Cependant de quelque manire que la jeune fille aborde son existence d'adulte, sonapprentissage n'est pas encore termin. Par lentes graduations ou brutalement, il lui faut subirson initiation sexuelle.

    254-255 ...le principe du mariage est obscne parce qu'il transforme en droits et devoirs un

    change qui doit tre fond sur un lan spontan;

    255

    ...il y a pendant les premires annes du mariage des pouses combles. Il est remarquablequ'elles en gardent leur mari une reconnaissance qui les amne lui pardonner plus tard tousles torts qu'il peut avoir.

    255

    Prtendre qu'une union fonde sur les convenances ait beaucoup de chances d'engendrerl'amour, c'est une hypocrisie; rclamer de deux poux lis par des intrts pratiques, sociauxet moraux que tout au long de leur vie ils se dispensent la volupt est une pure absurdit.

    256

    deux tres humains qui se rejoignent dans le mouvement mme de leur transcendance, travers le monde et leurs entreprises communes, n'ont plus besoin de s'unir charnellement;

    257

    L'rotisme est un mouvement vers l'Autre...

    257

    ...ils sentent que l'acte sexuel n'est plus une exprience intersubjective, dans laquelle chacunse dpasse, mais bien une sorte de masturbation en commun.

    258

    Le vice mme prend dans le mariage un aspect organis et froid...

    262

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    Le foyer devient le centre du monde et mme son unique vrit; comme le note justementBachelard, c'est une sorte de contre-univers ou un univers du contre; refuge, retraite, grotte,ventre, il abrite contre les menaces du dehors:

    263

    Mais c'est, on va le voir, une activit qui ne l'arrache pas son immanence et qui ne luipermet pas une affirmation singulire d'elle-mme.

    264

    ...il faut que tout principe mauvais ait t expuls. C'est l, crit Bachelard, la rverieessentielle laquelle s'abandonne la mnagre:

    266

    Mme en des cas plus privilgis, cette victoire n'est jamais dfinitive. Il y a peu de tches quis'apparentent plus que celles de la mnagre au supplice de Sisyphe;

    266

    La mnagre s'use pitiner sur place; elle ne fait rien; elle perptue seulement le prsent;

    268

    ...elle attaque la poussire, les taches, la boue, la crasse; elle combat le pch, elle lutte avecSatan.

    305-306

    La grande excuse de la femme c'est qu'on lui a impos d'engager dans le mariage tout d'elle-mme: elle n'a pas de mtier, pas de capacits, pas de relations personnelles, son nom mmen'est plus elle; elle n'est rien que la moiti de son mari.

    306

    Pour qu'il y ait entre poux loyaut et amiti, la condition sine qua non c'est qu'ils soient tous

    deux libres l'gard l'un de l'autre et concrtement gaux.

    308-309

    ...il y a quantit de mnages qui marchent bien, c'est--dire o les poux arrivent uncompromis; ils vivent l'un ct de l'autre sans trop se brimer, sans trop se mentir. Mais il estune maldiction laquelle ils chappent fort rarement: c'est l'ennui. Que le mari russisse faire de sa femme un cho de lui-mme ou que chacun se retranche dans son univers, au boutde quelques mois ou de quelques annes, ils n'ont plus rien se communiquer. Le couple estune communaut dont les membres ont perdu leur autonomie sans se dlivrer de leur solitude;ils sont statiquement assimils l'un l'autre au lieu de soutenir l'un avec l'autre un rapport

    dynamique et vivant; c'est pourquoi dans le domaine spirituel comme sur le plan rotique, ilsne peuvent rien se donner, rien changer.

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    312

    L'intimit quotidienne ne cre ni comprhension ni sympathie.

    315

    Il n'y a qu'un travail autonome qui puisse assurer la femme une authentique autonomie11 .

    317

    nous avons dcrites propos de la jeune fille: elles souffrent elles aussi de ne se raliser dansaucune entreprise et, ne se faisant rien tre...

    318

    Les conduites symboliques dans lesquelles s'vade la femme peuvent entraner des

    perversions, ses obsessions aboutir des crimes.

    321

    ...Une vie de petits faits, dsesprment rduits boucher les moindres crevasses de lajourne, voil o en tait arrive cette Zlide qui dtestait la petitesse.

    321

    On a dit que le mariage diminue l'homme: c'est souvent vrai; mais presque toujours il annihilela femme. Marcel Prvost, dfenseur du mariage, l'admet lui-mme.

    Cent fois retrouvant au bout de quelques mois ou de quelques annes une jeune femme quej'avais connue jeune fille, j'tais frapp par la banalit de son caractre, par l'insignifiance desa vie.

    322

    Le foyer ne la protge plus contre sa libert vide; elle se retrouve, solitaire, dlaisse, un sujet;et elle ne trouve pas d'emploi faire d'elle-mme.

    323

    Le drame du mariage, ce n'est pas qu'il n'assure pas la femme le bonheur qu'il lui promet-iln'y a pas d'assurance sur le bonheur-c'est qu'il la mutile-il la voue la rptition et laroutine. Les vingt premires annes de la vie fminine sont d'une extraordinaire richesse; lafemme traverse les expriences de la menstruation, de la sexualit, du mariage, de lamaternit; elle dcouvre le monde et son destin. A vingt ans, matresse d'un foyer, lie

    jamais un homme, un enfant dans les bras, voil sa vie finie pour toujours.

    325-326

    Ce couple quilibr n'est pas une utopie; il en existe, parfois dans le cadre mme du mariage,le plus souvent au-dehors; certains sont unis par un grand amour sexuel qui les laisse libres de

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    leurs amitis et de leurs occupations; d'autres sont lis par une amiti qui n'entrave pas leurlibert sexuelle; plus rarement il en est qui sont la fois amants et amis mais sans chercherl'un dans l'autre leur exclusive raison de vivre. Quantit de nuances sont possibles dans lesrapports d'un homme et d'une femme: dans la camaraderie, le plaisir, la confiance, latendresse, la complicit, l'amour, ils peuvent tre l'un pour l'autre la plus fconde source de

    joie, de richesse, de force qui se propose un tre humain. Ce ne sont pas les individus quisont responsables de l'chec du mariage: c'est- l'encontre de ce que prtendent Bonald,Comte, Tolsto-l'institution elle-mme qui est originellement pervertie. Dclarer qu'un hommeet une femme qui ne se sont mme pas choisis doivent se suffire de toutes les manires lafois pendant toute leur vie est une monstruosit qui engendre ncessairement hypocrisie,mensonge, hostilit, malheur. La forme traditionnelle du mariage est en train de se modifier:mais il constitue encore une oppression que les deux poux ressentent de manire diverse. Ane considrer que les droits abstraits dont ils jouissent, ils sont aujourd'hui presque des gaux;ils se choisissent plus librement qu'autrefois, ils peuvent beaucoup plus aisment se sparer,surtout en Amrique o le divorce est chose courante; il y a entre les poux moins dediffrence d'ge et de culture que nagure le mari. reconnat plus volontiers sa femme

    l'autonomie qu'elle revendique; il arrive qu'ils partagent galit les soins du mnage; leursdistractions sont communes: camping, bicyclette, natation, etc. Elle ne passe pas ses journes attendre le retour de l'poux: elle fait du sport, elle appartient des associations, des clubs,elle s'occupe au-dehors, elle a mme parfois un petit mtier qui lui rapporte un peu d'argent.Beaucoup de jeunes mnages donnent l'impression d'une parfaite galit. Mais tant quel'homme conserve la responsabilit conomique du couple, ce n'est qu'une illusion. C'est luiqui fixe le domicile conjugal d'aprs les exigences de son travail: elle le suit de la province Paris, de Paris en province, aux colonies, l'tranger; le niveau de vie s'tablit d'aprs sesgains; le rythme des jours, des semaines, de l'anne se rgle sur ses occupations; relations etamitis dpendent le plus souvent de sa profession. tant plus positivement intgr que safemme la socit, il garde la direction du couple dans les domaines intellectuels, politiques,moraux. Le divorce n'est pour la femme qu'une possibilit abstraite si elle n'a pas les moyensde gagner elle-mme sa vie:

    327-328

    La grande diffrence c'est que chez la femme la dpendance est intriorise: elle est esclavemme quand elle se conduit avec une apparente libert; tandis que l'homme estessentiellement autonome et c'est du dehors qu'il est enchan.

    328

    C'est dans leur intrt commun qu'il faudrait modifier la situation, en interdisant que lemariage soit pour la femme une carrire.

    328

    C'est prcisment l'enfant qui selon la tradition doit assurer la femme une autonomieconcrte qui la dispense de se vouer aucune autre fin.

    369

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    Tous ces exemples suffisent montrer qu'il n'existe pas d'instinct maternel: le mot nes'applique en aucun cas l'espce humaine. L'attitude de la mre est dfinie par l'ensemble desa situation et par la manire dont elle l'assume.

    370

    Sa chair a cette douceur, cette tide lasticit que, petite fille, la femme a convoite traversla chair maternelle et, plus tard, partout dans le monde.

    370

    ...la mre murmure presque les mots de l'amant et comme lui elle se sert avidement del'adjectif possessif;

    371

    Parfois ces rapports revtent un' caractre nettement sexuel.

    372-373

    Comme l'amoureuse, la mre s'enchante de se sentir ncessaire; elle est justifie par lesexigences auxquelles elle rpond; mais ce qui fait la difficult et la grandeur et l'amourmaternel, c'est qu'il n'implique pas de rciprocit; la femme n'a pas en face d'elle un homme,un hros, un demi- dieu, mais une petite conscience balbutiante, noye dans un corps fragileet contingent; l'enfant ne dtient aucune valeur, il ne peut en confrer aucune; en face de lui lafemme demeure seule; elle n'attend aucune rcompense en change de ses dons, c'est sapropre libert de les justifier. Cette gnrosit mrite les louanges que les hommesinlassablement lui dcernent; mais la mystification commence quand la religion de laMaternit proclame que toute mre est exemplaire. Car le dvouement maternel peut tre vcudans une parfaite authenticit; mais, en fait, c'est rarement le cas. Ordinairement, la maternitest un trange compromis de narcissisme, d'altruisme, de rve, de sincrit, de mauvaise foi,de dvouement, de cynisme. Le grand danger que nos moeurs font courir l'enfant, c'est quela mre qui on le confie pieds et poings lis est presque toujours une femme insatisfaite:sexuellement elle est frigide ou inassouvie; socialement elle se sent infrieure l'homme; ellen'a pas de prise sur le monde ni sur l'avenir; elle cherchera compenser travers l'enfanttoutes ces frustrations; quand on a compris quel point la situation actuelle de la femme luirend difficile son plein panouissement, combien de dsirs, de rvoltes, de prtentions, de

    revendications l'habitent sourdement, on s'effraie que des enfants sans dfense lui soientabandonns. Comme au temps o tour tour elle dorlotait et torturait ses poupes, sesconduites sont symboliques: mais ces symboles deviennent pour l'enfant une pre ralit. Unemre qui fouette son enfant ne bat pas seulement l'enfant, en un sens elle ne le bat pas du tout:elle se venge d'un homme, du monde, ou d'elle-mme;

    376-377

    Sans cesse encombrs par lui, les parents sans cesse lui infligent des sacrifices dont il necomprend pas les raisons:

    377-378

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    Le fils sera un chef, un conducteur d'hommes, un soldat, un crateur; il imposera sa volontsur la face de la terre et sa mre participera son immortalit; les maisons qu'elle n'a pasconstruites, les pays qu'elle n'a pas explors, les livres qu'elle n'a pas lus, il les lui donnera. Atravers lui elle possdera le monde: mais condition qu'elle possde son fils. De l nat leparadoxe de son attitude. Freud considre que la relation de la mre et du fils est celle o l'on

    rencontre le moins d'ambivalence; mais en fait dans la maternit, comme dans le mariage etdans l'amour, la femme a une attitude quivoque l'gard de la transcendance masculine, si savie conjugale ou amoureuse l'a rendue hostile aux hommes, ce sera une satisfaction pour elleque de dominer le mle rduit sa figure infantile;

    378-379

    La petite fille est plus totalement livre sa mre; les prtentions de celle-ci en sont accrues.Leurs rapports revtent un caractre beaucoup plus dramatique. Dans une fille, la mre nesalue pas un membre de la caste lue, elle cherche son double. Elle projette en elle toutel'ambigut de son rapport soi, et quand s'affirme l'altrit de cet alter ego, elle se sent trahie.

    C'est entre mre et fille que les conflits dont nous avons parl prennent une forme exaspre.Il y a des femmes qui sont assez satisfaites de leur vie pour souhaiter se rincarner en une filleou du moins pour l'accueillir sans dception; elles voudront donner leur enfant les chancesqu'elles ont eues, celles aussi qu'elles n'ont pas eues: elles lui feront une jeunesse heureuse.Colette a trac le portrait d'une de ces mres quilibres et gnreuses; Sido chrit sa filledans sa libert; elle la comble sans jamais rien exiger parce qu'elle tire sa joie de son proprecoeur. Il se peut que, se dvouant ce double en qui elle se reconnait et se dpasse, la mrefinisse par s'aliner totalement en elle;

    379

    Mais c'est surtout une certaine forme masochiste de la maternit qui risque de peserlourdement sur la jeune fille. Certaines femmes sentent leur fminit comme, une maldictionabsolue: elles souhaitent ou accueillent une fille avec l'amer plaisir de se retrouver en uneautre victime;

    380

    La majorit des femmes la fois revendiquent et dtestent leur condition fminine; c'est dansle ressentiment qu'elles la vivent. Le dgot qu'elles prouvent pour leur sexe pourrait lesinciter donner leurs filles une ducation virile: elles sont rarement assez gnreuses. Irrite

    d'avoir engendr une femme, la mre l'accueille avec cette quivoque maldiction: Tu serasfemme. Elle espre racheter son infriorit en faisant de celle qu'elle regarde comme sondouble une crature suprieure; et elle tend aussi lui infliger la tare dont elle a souffert.Parfois, elle cherche imposer exactement l'enfant son propre destin: Ce qui tait assezbon pour moi l'est aussi pour toi; c'est ainsi qu'on m'a leve, tu partageras mon sort.

    381

    C'est quand la fillette grandit que naissent de vritables conflits; on a vu qu'elle souhaitaitaffirmer contre sa mre son autonomie: aux yeux de la mre, c'est l un trait d'odieuseingratitude; elle s'entte mater cette volont qui se drobe; elle n'accepte pas que son

    double devienne une autre. Le plaisir que l'homme gote auprs des femmes: se sentirabsolument suprieur, la femme ne le connat qu'auprs de ses enfants et surtout de ses filles;

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    382

    ...c'est qu'elle n'a aucune supriorit vritable opposer un enfant de onze douze ans;

    382

    Elle n'accepte pas que sa fille devienne vraiment un double, un substitut d'elle-mme.Cependant, il lui est encore plus intolrable qu'elle s'affirme franchement comme une autre.Elle dteste systmatiquement les amies en qui sa fille cherche du secours contre l'oppressionfamiliale

    382-383

    Emprisonne dans les piges du srieux, elle envie toutes les occupations et les amusementsqui arrachent la fillette l'ennui du foyer; cette vasion est un dmenti de toutes les valeursauxquelles elle s'est sacrifie. Plus l'enfant grandit, plus la rancune ronge le coeur maternel;

    chaque anne achemine la mre vers son dclin; d'anne en anne le corps juvnile s'affirme,s'panouit; cet avenir qui s'ouvre devant sa fille, il semble la mre que l'on le lui drobe;

    383

    ...ce sont ces chances que la mre envie et dteste;

    383

    Une lutte ouverte se dclare souvent entre elles, c'est normalement la plus jeune qui gagne carle temps travaille pour elle; mais sa victoire a got de faute: l'attitude de sa mre engendre enelle la fois rvolte et remords; la seule prsence de la mre fait d'elle une coupable: on a vuque ce sentiment peut lourdement grever tout son avenir. Bon gr mal gr, la mre finit paraccepter sa dfaite;

    384

    ...c'est une erreur nfaste autant qu'absurde de prtendre voir dans l'enfant une panaceuniverselle.

    385

    En particulier, il est criminel de conseiller l'enfant comme remde des mlancoliques ou des nvroses; c'est faire le malheur de la femme et de l'enfant. La femme quilibre, saine,consciente de ses responsabilits est seule capable de devenir une bonne mre.

    386

    Une telle obligation n'a rien de naturel: la nature ne saurait jamais dicter de choix moral;celui-ci implique un engagement. Enfanter, c'est prendre un engagement; si la mre ensuite s'ydrobe, elle commet une faute contre une existence humaine, contre une libert; Maispersonne ne peut le lui imposer. Le rapport des parents aux enfants, comme celui des poux,

    devrait tre librement voulu.

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    386

    ...on peut dire aussi bien que c'est faute d'amour, faute d'occupation, faute de pouvoir assouvirses tendances homosexuelles que la femme souhaite un enfant.

    386

    ...l'amour maternel n a rien de naturel:

    386-387

    les parents qui ont leurs propres conflits, leurs querelles, leurs drames, sont pour l'enfant lacompagnie la moins souhaitable. Profondment marqus par la vie du foyer paternel, ilsabordent leurs propres enfants travers des complexes et des frustrations: et cette chane demisre se perptuera indfiniment. En particulier, le sado-masochisme maternel cre chez lafille un sentiment de culpabilit qui se traduira par des conduites sado-masochistes l'gard

    de ses enfants, sans fin. Il y a une mauvaise foi extravagante dans la conciliation de mprisque l'on voue aux femmes et du respect dont on entoure les mres. C'est un criminel paradoxeque de refuser la femme toute activit publique, de lui fermer les carrires masculines, deproclamer en tous domaines son incapacit, et de lui confier l'entreprise la plus dlicate, laplus grave aussi qui soit: la formation d un tre humain.

    387

    c'est dans la pense abstraite, dans l'action concerte qu'elle surmonte le plus aisment sonsexe; il lui est bien plus difficile, actuellement, de se dlivrer de son pass de femme, detrouver un quilibre affectif que rien dans sa situation ne favorise. L'homme aussi estbeaucoup plus quilibr et rationnel dans son travail qu'au foyer;

    388

    ...et il serait souhaitable aussi qu'il soit abandonn ses parents infiniment moins qu'il ne l'est prsent, que ses tudes, ses distractions se droulent au milieu d'autres enfants, sous lecontrle d'adultes qui n'auraient avec lui que des liens impersonnels et purs.

    388-389

    Dans une socit convenablement organise, o l'enfant serait en grande partie pris en chargepar la collectivit, la mre soigne et aide, la maternit ne serait absolument pas inconciliableavec le travail fminin. Au contraire: c'est la femme qui travaille paysanne, chimiste oucrivain-qui a la grossesse la plus facile du fait qu'elle ne se fascine pas sur sa proprepersonne; c'est la femme qui a la vie personnelle la plus riche qui donnera le plus l'enfant etqui lui demandera le moins;

    456

    L'histoire de la femme-du fait que celle-ci est encore enferme dans ses fonctions de femelle-dpend beaucoup plus que celle de l'homme de son destin physiologique; et la courbe de ce

    destin est plus heurte, plus discontinue que la courbe masculine. Chaque priode de la viefminine est tale et monotone: mais les passages d'un stade un autre sont d'une dangereuse

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    brutalit; ils se trahissent par des crises beaucoup plus dcisives que chez le mle: pubert,initiation sexuelle, mnopause.

    457

    Bien avant la dfinitive mutilation, la femme est hante par l'horreur du vieillissement.

    457

    C'est ce qu'elle se demande anxieusement tandis qu'elle assiste impuissante la dgradationde cet objet de chair avec lequel elle se confond;

    460

    ...c'est aussi que son pass, son exprience font d'elle bon gr, mal gr, une personne; elle alutt, aim, voulu, souffert, joui pour son compte: cette autonomie intimide;

    460

    Les tendances homosexuelles-qui existent de manire larve chez presque toutes les femmes...

    462

    La frontire de l'imaginaire et du rel est encore plus indcise dans cette priode trouble quependant la pubert.

    462

    ce n'est pas moi qu'une automobile renverse; ce n'est pas moi cette vieille femme dont lemiroir renvoie le reflet.

    463

    Neuf sur dix des rotomanes sont des femmes; et celles-ci ont presque toutes de quarante cinquante ans.

    464

    La crise de la mnopause coupe en deux avec brutalit la vie fminine; c'est cettediscontinuit qui donne la femme l'illusion d'une nouvelle vie;

    464

    De nouveau, l'angoisse prend la gorge celle dont la vie est dj consomme sans quecependant la mort l'accueille.

    465

    Les difficults de la mnopause se prolongeront-parfois jusqu' sa mort-chez la femme qui nese dcide pas vieillir;

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    466-467

    Du jour o la femme consent vieillir, sa situation change. Jusqu'alors, elle tait une femmeencore jeune, acharne lutter contre un mal qui mystrieusement l'enlaidissait et ladformait; elle devient un tre diffrent, asexu mais achev: une femme ge. On peut

    considrer qu'alors la crise de son retour d'ge est liquide. Mais il n'en faudrait pas conclurequ'il lui sera dornavant facile de vivre. Quand elle a renonc lutter contre la fatalit dutemps, un autre combat s'ouvre: il faut qu'elle conserve une place sur terre. C'est dans sonautomne, dans son hiver que la femme s'affranchit de ses chanes;

    467

    ...elle dcouvre cette libert au moment o elle ne trouve plus rien en faire. Cette rptitionn'a rien d'un hasard: la socit patriarcale a donn toutes les fonctions fminines la figured'une servitude; la femme n'chappe l'esclavage que dans les moments o elle perd touteefficacit. Vers cinquante ans, elle est en pleine possession de ses forces, elle se sent riche

    d'expriences; c'est vers cet ge que l'homme accde aux plus hautes situations, aux postes lesplus importants: quant elle, la voil mise la retraite.

    468

    La femme qui a eu la chance d'engendrer dans un ge avanc se trouve privilgie: elle estencore une jeune mre au moment o les autres deviennent des aeules. Mais en gnral, entrequarante et cinquante ans, la mre voit ses petits se changer en adultes. C'est dans l'instant oils lui chappent qu'elle s'efforce avec passion de se survivre travers eux.

    517-518

    Mais surtout elle confirmer l'ordre du monde, elle justifie la rsignation en apportant l'espoird'un avenir meilleur dans un ciel asexu. C'est pourquoi les femmes sont encore aujourd'huientre les mains de l'glise un si puissant atout; c'est pourquoi l'glise est si hostile toutemesure susceptible de faciliter leur mancipation. Il faut une religion pour les femmes: il fautdes femmes, de vraies femmes pour perptuer la religion. On voit que l'ensemble ducaractre de la femme ses convictions, ses valeurs, sa sagesse, sa morale, ses gots, sesconduites, s'expliquent par sa situation. Le fait que sa transcendance lui est refuse lui interditnormalement l'accs aux plus hautes attitudes humaines: hrosme, rvolte, dtachement,invention, cration; mais chez les mles mmes elles ne sont pas si communes. Il y a

    beaucoup d'hommes qui sont, comme la femme, confins dans le domaine de l'intermd