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  • LE DERNIER ÉDEN

  • DU M Ê M E AUTEUR

    Volubilis des miroirs (Jean Dullis, 1974)

  • Gilles CHARPY

    LE DERNIER ÉDEN

    roman

    Olivier Orban

  • @ Olivier Orban, 1984 ISBN 2-85565.231.6

  • CHAPITRE PREMIER

    « Tout va être détruit, Mister, c'est le dernier jour. Je dis : tout va être détruit. Imperial Phenix encore ? Okay ? Tikhay ?

    — Okay, Tikhay, un phenix de plus. Je veux dire Imperial », dit-il au barman de l 'aéroport en finissant son verre.

    Lorsque Don Juan y revint pour son ultime périple, la nuit et le chaos des derniers âges régnaient sur Bharata. Le feu des bûchers funéraires se propageait sur le pays tout entier, forêts, campagnes, cités, envahissait le ciel, rava- geait les demeures des anciens dieux et attirait des hordes de voyageurs en fin de course, comme ces brasiers qu'al lumaient, les nuits de tempête, les pilleurs d'épaves sur les côtes d'Occident.

    La roue, emblème national, cercle de feu où dansait éternellement sur le fronton des temples l'image souriante du Destructeur des Mondes, tournait une dernière fois sur l'écusson épinglé au treillis des flics de l'oppression totale, les drapeaux brandis au passage des ministres véreux, les bannières de prières qui claquaient au vent des hauteurs glacées de l 'extrême Nord, dominant les solitudes vertigi- neuses où des moines magiciens, retranchés dans leurs abbayes cyclopéennes de pierres grises accrochées à flanc de montagne, martelaient des tambours faits avec des crânes et soufflaient dans des flûtes creusées dans des tibias

  • humains en regardant par les meurtrières s'éteindre une à une les ctoiies.

    Dans les jungles du Sud, dans les vastes plaines fauves qui suivaient le cours des fleuves sacrés qu'on disait jaillis du corps même des Immortels aux premiers jours de la création, dans les marécages pourrissants et les grandes plantations de thé sur les collines vertes et bleu sombre des marches de l'Est, les féodaux, les propriétaires terriens apeurés se cachaient derrière leurs silos débordants, à l'abri de leurs forteresses de béton grillagé. Jour après jour, dévotieusement, ils cherchaient une confirmation religieuse à leurs privilèges ancestraux dans la pratique des vieux rites sacrificiels, apanage des castes nobles, et qu'ils faisaient célébrer par les Purs à tête de volailles plumées, teint jaune et cordonnet sur l'épaule, nourris à leurs frais de laitages, de fruits et de riz parfumé. Quand ils craignaient par trop pour leurs biens, ils appelaient la troupe à la rescousse pour lutter contre la fureur des millions de paysans nus, écrasés de soleil et de boue, et des tribus sauvages en révolte qui brandissaient contre le vieux monde les étendards rouges et noirs des Mères Sanglantes de la forêt. Ils en ressuscitaient les rituels orgiaques, inventant de nouvelles drogues hallucinogènes tirées des plantes cancé- reuses qui poussaient à l'ombre de ces étranges usines sans fenêtres implantées depuis peu sur leurs territoires, gardées jour et nuit par des soldats en armes, où des ouvriers venus de la ville, logés à l'écart dans des baraquements de tôle, travaillaient, ils le devinaient obscurément, à la destruction de l'univers. De jeunes citadins échappés à leurs universités s'infiltraient dans les campagnes dévastées par la famine et le pillage et attisaient la révolte. Des bandes de paysans ruinés, chassés de leurs terres par les dettes et les cataclysmes qui s'abattaient chaque saison sur le pays, se retranchaient, armés, dans les collines désertiques du centre, d'où ils descendaient pour attaquer les trains et les autocars, rançonner les riches fermiers et les commerçants des bourgs. La population des villages les hébergeait, les nourrissait, leur offrait les plus belles filles au retour de leurs expéditions, tandis que des ascètes farouches, au corps nu frotté de la cendre des morts, se réunissaient chaque nuit dans les cimetières et les champs de crémation, dans les

  • temples des divinités terribles, pour des festins rituels de chair k tlUilléHDC CJ sang, de sperme et d'excréments.

    Dans les villes, livrées presque chaque soir à l'émeute, grondait et flamboyait face à la mer la terrible splendeur d'un monde agonisant. Au pied des grandes tours impi- toyables du quartier des affaires, entre les rangées de taudis croulants d'où s'échappent des cris et des malédictions, sous les arcades des palais de brique rouge, au bas des hôtels du front de mer, un peuple au visage rongé de poussière grise occupe les trottoirs, s'enroule au creux des caniveaux dans des couvertures sans couleurs et mange en silence des ragoûts de légumes pourris et des galettes noircies sur des feux d'ordures. Des rats dévorent leurs enfants pendant leur sommeil; tous sont mutilés; à l'un manque les jambes, à l'autre un bras, une main, les yeux; ceux qui, arrivés à l'âge adulte, ont réussi à garder leurs dix doigts font la fierté de leurs familles; ils allument aux dieux des cierges propitiatoires dans les petites chapelles nichées au creux des immeubles, entre les racines des banyans, sous les fontaines au carrelage rouge et blanc ébréché souillé d'urine et de crachats. Le soir, des hymnes et des appels de conques retentissent au parvis de tous les temples, mais les bordels surtout font recette, et les cinémas protégés par des barreaux hérissés de pointes, qui jouent des films d horreur et d'interminables mélodrames sentimentaux où des ac- trices trop maquillées roucoulent, les yeux révulsés, des chansons idiotes.

    Beaucoup d'Occidentaux, ignorant que c'était la figure de leur propre monde qu ils foulaient de leurs pieds chaussés de sandales exotiques de cuir travaillé à l'ancienne, fabriquées à leur intention dans les boutiques du bazar où les artisans chassaient de leur seuil les clients indigènes, visitaient le pays, leurs cheveux longs couronnés de fleurs à la façon de ces statues de dieux qu'on voit au coin des rues, parfumées de santal et de musc, et couverts de bijoux qui faisaient pouffer les femmes sur leur passage; singeant les manières des Bharatides, ils marchandaient la connais- sance de l'au-delà dans les bazars étranges du crépuscule se laissaient initier par des prêtres corrompus au culte des plus pittoresques parmi les divinités locales. Et puis, au

  • bout de quelques mois, une année ou deux parfois, vidés par la dysenterie, abrutis de haschich et d'opium, ils recevaient enfin comme un coup de grâce la terrible gifle de l'univers de chair sanglante et de feu qu'ils avaient cru fuir avec la grisaille et le confort de leurs cités d'Europe. On les retrouvait alors prostrés, rêveurs, balbutiants, regroupés dans des villages de bambou et de palmes, sur les plages de la côte, attendant la mort sous les cocotiers, allongés nus et souriants sur le sable chaud...

    Okay, une Imperial Phenix encore et que toute consomma- tion soit renouvelée à l'infini — à commencer par la bière Imperial Phenix servie froide mais non glacée, je veux dire mes doigts étaient glacés, je les sens trembler il y a vingt-quatre heures tout juste sur la moiteur pourrie blanchâtre de ton corps autrefois aimé, baisé, enculé, et tu sommeilles maintenant dans l'horreur de n'importe quel matin d'Europe à quatre sous, Mélanie de viande pâle entortillée dans tes vieux draps gris, là-bas, à des milliers de kilomètres, voguant au ralenti dans une constellation de gélules roses et blanches, tes paupières se gonflent d'un vague rêve de petites larmes et d'orteils froids, tu ne sais pas, je suis parti pour toujours, et c'est une image de toi que j'emporte, la lumière de la Déesse Noire brille en toi, tu es nue, tes yeux lancent des rayons mauves, et pourpres, et rouge sang quand tu jouis avec un cri rauque dans la chambre, le ventilateur vibre un peu, les mouches prises dans les volets à jalousie bourdonnent plus fort, tombent le long de la mousti- quaire gondolée par la rouille, cherchent la lumière; dans l'État voisin, l'incendie d'un cirque tue cent huit femmes, brûlées vives avec des cris de chattes sur les toits les nuits de pleine lune; ou bien tu portes une longue robe blanche plissée, la lumière noire la fait resplendir contre la nuit zébrée de cocotiers malabars, un parfum de terre mouillée s'exhale du glacis vert sombre sur le ciel bleuté, c'était il y a cinq ans, la lumière t'enveloppe pendant trois semaines, tu repars, me rappelles en Europe, ta peau a repris une odeur de tabac froid, cinq ans durant tu m'emprisonnes dans une gangue de larmes et de morve séchées, je te quitte, j'emporte avec moi ton double lumineux et me voilà, me voilà enfin de retour dans cette vieille histoire, un dernier tour de piste triomphal sous les applaudis- sements des trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois dieux de Bharata qui rigolent et se poussent du coude dans la

  • tribune d'honneur, commentant la mise en scène et se passant des joints étemels au milieu des peaux de léopard et des plumes de paon, ils demandent un rappel, ils demandent que toute consommation, donc, soit renouvelée, tout calice resservi et ce zigzaguant calvaire reparcouru à l'infini, l'univers Phenix brûlé, anéanti une fois de plus avant de renaître de ses cendres à chaque nouvelle plongée dans l'ivresse. Mélanie, on va rejouer le vieux truc une dernière fois, cinq ans déjà...

    Une chanson triste, rengaine de film musical, sourd du haut-parleur suspendu au-dessus du bar; la voix douce, immatérielle comme le murmure d'une âme en peine chante en anglais sur fond de violons et de soupirs pareils à des sifflements alanguis de flèches en fin de course : « VU never leave y ou... leave y ou... »

    Je ne t'abandonnerai jamais.

    « Oui, tout va être détruit, Mister. Le nouvel aéroport entre en service demain matin. Plus grand, plus moderne. Continental International. Ici, très vieux, très saie. Ils vont tout détruire. Ici, trop de monde. Ici, trop d'hommes sales. Trop de bruit. Tout est cassé, foutu. Tout le monde se perd. Là-bas... » De l'index, il désigne le plafond de contre-plaqué percé de trous réguliers ou le ciel : « Là-bas ils veulent un service correct dans un pays moderne... » Le triste barman en tunique rouge dodeline doucement de la tête; au-dessus de lui tremblote la lumière grise d'une rampe de néon. Des ouvriers faméliques en turbans et shorts déchirés entrent en traînant les pieds; sans un mot, ils commencent à empiler les chaises au fond de la salle. « Les démolisseurs vont bientôt venir, Mister... » Odeurs de poussière brassée, de linoléum : Don Juan regarde le vide se rapprocher des tubulures noires du tabouret où il se tient perché.

    ... Depuis le matin, les canettes de bière se succédaient. Les étiquettes gluantes, à demi décollées par la buée, étaient toutes frappées de l'image d'un oiseau environné d'un cercle de flammes rouges - un mélange de paon, d'aigle royal et de perroquet des tropiques, les ai les étendues. Phenix Impérial. Don Juan avait assez bu pour combler sa soif et s'en aller toutes les demi-heures vers l'enfer glacé des urinoirs (relents d d'ammon' iaque, pupilles glaireuses en ébullition au milieu des grands cernes noirs

  • expressionnistes dans le terrible miroir auréolé de lumière (hanche; mais pas encore suffisamment pour faire éclater franchement en lui les joyeuses, les triomphales fanfares de l'ivresse.

    ,le me propulse enfin vers la ville, un taxi noir m'emporte à toute vitesse; des femmes-perroquets jacassent derrière des grilles, tout au long des rues obscures, des tours de verre et d'acier s'illuminent face à la mer, des lampes sont allumées dans les temples où flotte un parfum cuivré de cire fondue et de fruits trop mûrs, l'opium siffle dans un halo vert au fond des impasses, les flammes montent tout autour : gloire, gloire. Destruction.

    « Vous attendez quelqu 'un ? » Son contact, le type de la Fondation, ne viendra plus. Don

    Juan saisit le paquet de cigarettes posé à côté de son verre, puis le repose : il se souvient du mégot éteint collé au coin de ses lèvres. Il fouille dans sa poche, en sort une boîte d'allumettes, les parois de carton crissent doucement; une à une, les allumettes tombent sur le comptoir, toutes grillées. Une seule garde son bout rouge soufré, il la frotte contre le grat toir : une étincelle, puis plus rien... Il demande du feu au barman.

    Le feu s'éteignait toujours entre ses mains...

    Il y a quelques éternités, des amis, oubliés depuis, m'ont surnommé Don Juan parce que je ne peux bander qu'ivre ou défoncé; sans doute, un soir, j 'ai dû avoir le malheur de m'endormir sur le bifteck; ce devait être dans une salle de bains où résonnaient les échos étouffés d'un slow, j'avais le nez enfoui dans les poils roses du tapis; la fille, j 'ai oublié son visage, vomissait, agenouillée contre la cuvette des chiottes, sa robe retroussée sur son cul nu; il y avait un verre renversé dans la baignoire.

    Une douzaine de bouteilles plus tôt, Don Juan, à l'aube, descend d'avion et l 'homme à la casquette, désignant le vaste hall chaotique et tonitruant de sa petite main potelée baguée à l 'auriculaire d 'un anneau d'argent où grimace une tête de mort miniature aux orbites incrustées de faux rubis, sourit et dit comme le barman : « Tout va être détruit. »

  • Dans le grand hall des arrivées internationales, un fouillis de fils arrachés pend sur les murs brunis de crasse où, çà et là, des traînées de plâtras dessinent de longues déchirures blanches poudreuses. Plus loin, derrière les vitres vibrantes, la vieille piste où grondent terriblement les derniers avions; le jour se lève, rose pâle.

    Tout autour, des familles dispersées s'interpellent à grands cris, couverts par la voix métallique des haut- parleurs. De tous côtés, des mains crispées se lèvent, des épaules se heurtent, des passeports et des mouchoirs fripés sont brandis; des porteurs en blouse de nylon gris halètent en jurant sous le poids des énormes malles vernies que leur désignent, aboyant et grognant, des cohortes transpirantes d'obèses et de chauves dont les vieilles petites épouses aux cheveux trop noirs, le front marqué d'un point rouge, battent la semelle et s'éventent avec des lambeaux de journaux périmés d'au-delà des mers. D 'autres, égarés, isolés, livrés à la confusion, errent hagards au milieu de la bousculade; ils se laissent dériver au gré du courant qui, chargé d'odeurs de pieds, d'aisselles, de dents pourries, les pousse vers les comptoirs encombrés des services d'immi- gration, les jette rouges et pantelants dans les bras des fonctionnaires en uniforme pétrole qu 'on voit s agiter dans un envol de petits formulaires bleus et roses et jaunes...

    Les mots du flic de l'immigration, répercutés en moi de crépuscule en crépuscule — je titube dans la cohue du dernier jour; plus loin, massés face au mur, ils sont des dizaines, des centaines, guettant l'apparition de leurs minables trésors charriés au rythme monotone des gros cylindres graisseux qui entraînent les rubans noirs tout au long des rives d une jungle humaine mouvante et furieuse, hérissée de mains tendues, de visages écumants, baignés de sueur, tout en dents, naseaux et roulements d'yeux; valises débordantes entortillées de fil de fer, sinistres sacs de cuir bardés de sangles et d anneaux rutilants, dantesques ballots informes vomissant leurs entrailles à chaque secousse - brocarts d'Arabie, bouteilles d alcool brûlant enveloppées dans des journaux fanés aux titres ë ^ t é s déchirés, encre grasse bavant sur le papier jauni, maculé de sueur annonçant catastrophes et massacres et cl]ienne^s « AUCUN SURVIVANT » - montres de contrebande arretees au minuit de tous les méridiens, bandes rnagnétiques déroulées

  • à moitié sorties de leurs boîtes descellées, gravées de furieuses cacophonies orientales, anathèmes chinois, arabes, hébreux, chaldéens, anglais, mayas, colère des nations qui s'injurient, profèrent des malédictions, grincent des dents aux portes de Bharata — leur lourde chute vers l'abîme, la face convulsée, les bras et l'âme chargés de tous les sacs et les malles et les cantines et tous les fardeaux et toutes les pesanteurs dont ils brûlent de s'encombrer.

    En bandoulière, Don Juan porte un long sac de marin rouge dont la bride froisse un peu le col châle de son veston de smoking blanc; à la main gauche, une petite valise noire à fermoirs chromés. Dominant la foule en furie, contre le mur, de petites chandelles parfumées brûlent sous les chromos de déités noires et bleues, couronnées de tiares et de croissants de lune.

    « Je peux voir votre passeport, Sir ? » Le fonctionnaire à la bague-tête de mort sourit; il prend

    les papiers que lui tend Don Juan, les feuillette, se penche pour déchiffrer les visas. « Bienvenue, Sir. Ah ! Je vois que vous êtes déjà venu voici cinq ans. Et vous voilà de retour; on revient toujours ici... Vous allez voir, le pays a beaucoup changé... » Puis, levant un index sentencieux, haussant la voix : « Le cycle de réformes entrepris par les libérateurs de notre patrie touche maintenant à son achèvement. C'est une ère nouvelle qui commence sous le signe de la paix, de l'ordre et du progrès, et dans le respect des immortelles traditions qui ont façonné l'âme de notre Mère Bharata depuis le commencement des temps. Avez-vous entendu parler du nouveau plan quinquennal ? Veuillez remplir le formulaire, Sir. »

    Avez-vous entendu parler du nouveau plan quinquennal ? Du nouvel aéroport, emblème vitré, chromé, bétonné de l'âge terminal ? Avez-vous entendu le dernier écho de ce vieux cataclysme survenu il y a des millions d'années et où tout avait fini par foutre le camp dans un grand éclair de feu pour ne plus jamais jamais revenir, sauf peut-être le temps d'un ultime éblouissement avant la plongée dans le noir absolu, et c'est le dernier jour de l'univers, la terre n'est plus qu'une vieille aérogare bordélique promise à la destruction ?

  • Il soulève sa casquette, essuie sa main moite dans ses cheveux et tend à Don Juan une petite fiche rose.

    « Et vous savez sûrement, Sir, dit-il en pointant un crayon au bout mordillé encore tout poissé de salive rougeâtre sur la ligne intitulée en caractères latins et devanâgaris "But du voyage", vous savez sûrement que votre visa vous interdit d'exercer, ou de chercher à exercer un emploi rémunéré... Écrivez "tourisme". »

    Il recule d'un pas, examine Don Juan, le smoking de tergal blanc fripé, à la poche gonflée par le flacon où il a puisé la vodka de son ténébreux voyage dans les airs, les lunettes noires d'espion tropical dans un mauvais film des années quarante, le léger tremblement des mains aux ongles incrustés d'une crasse moite, boueuse.

    Je viens en pèlerin, je viens retrouver mon royaume perdu, juste une plage, et Mélanie phosphorescente dans l'ombre d'un banyan au tronc peint de lignes rouges et blanches qui flottent, se chevauchent en moi le temps d'un rapide éblouissement de haschich : un camion aux ridelles de planches peintes d'une vague fresque religieuse soulève la poussière de la route, des enfants courent, pieds nus, le battement d'un tambour se détache du lointain chaos sonore déchaîné là-bas, par-delà la rangée d'échoppes fumantes ouvertes au flanc des baraques de torchis bistre, l'image d'une main peinte en rouge sur le mur cabossé, sur un paysage d arbres secs, charogne et cendres fumantes à la dérive d'où s'envolent des corbeaux, la brise fait tinter les feuilles, emporte des bouffées d'encens, de gas-oil et de chair brûlée. Je suis mort, le temps est dévoré; Mélanie s'adosse à l'arbre, s'essuie le front; la voix nasillarde du flic de l'immigration me traverse, elle m ouvre les portes, sa casquette porte un insigne de métal chromé juste au-dessus de la visière, c'est une roue, elle tourne en moi; la vodka de la nuit brûle encore de ses derniers feux, charriant des images sans suite, très douces, un peu douloureuses : paroles écoutées autour du feu, face au ciel en bataille où s'imprimait doucement, dans une débauche de nuées incandescentes, puis plus pâles, le visage du maître disparu; il parlait encore dans les fumees rouges et les feuilles des arbres à tous ceux qui l avaient aime, assemblés par petits groupes murmurants, aux lisières de la forêt - dans quel rêve ? Souvenirs de souvenirs... Une photo en noir et blanc, un peu floue, de femme bharatide, son visage

  • est entouré de flammes, son corps nu, découvert par le voile de fête, disparaît dans la fumée; je bande, mes doigts froissent le papier, tachent le carton rose du formulaire.

    « Et vous avez une adresse, une référence ? » Don Juan fouille dans sa poche, écarte le flacon, sort un

    papier plié en quatre : une lettre; l'en-tête est frappé d'un cercle vaguement solaire marqué en son centre d'un point rouge; on y lit ces mots : "FONDATION DU NOUVEL AGE". Sous les quelques lignes de recommandation, attestant que Don Juan vient effectuer à titre bénévole des travaux de traduction pour la Fondation qui se charge, en retour, d'assurer son hébergement et son séjour dans le pays, une liste manuscrite des sièges locaux dans les différentes provinces.

    « La Fondation du Nouvel Age, Sir ? » interroge l'officier en hochant lentement, respectueusement la tête et se curant le nez d'une rapide rotation de l'index dans la narine gauche — l'instant d'après, il ramène prestement à sa bouche un ongle chargé d'un mince serpentin de mucus vert translu- cide strié de petits filaments rouges, l'aspire, le déguste en fixant Don Juan d'un regard pensif... « Je sais, disent ses yeux, je sais, c'est le dernier jour. Je sais, nous sommes tous morts ici, ou peu s'en faut, et tous les survivants ramassent leurs bagages pour s'en aller au chaos et à l'ordure. Mais attention, nous vous contrôlons. Nous sommes les gardiens de la réalité, les régulateurs du temps. Nous vous atten- dions, nous savons d'avance comment tout ça va finir. Nous connaissons le contenu des documents que vous transportez là, dans votre attaché-case noir, remis par la Fondation. Nous sommes les terribles pères pourrissants du vieil ordre. Nous étions déjà des vampires et des mangeurs de merde alors que vos ancêtres en étaient encore à grimper aux arbres... »

    « Je vois. » Il lui tend la lettre et sourit : « Vous êtes le bienvenu. Vous ne pouviez avoir de meilleure recommanda- tion. Nous aimons tous ceux qui travaillent au progrès et à l'unification spirituelle de l'humanité. C'est une noble tâche que celle à laquelle vous vous dévouez. Parlez moins, travaillez plus, dit le Père de la Patrie. Sir, c'est par le dévouement de tous ceux qui se dévouent à l'édification

  • d'une œuvre constructive que nous construirons la construction de l'avenir...

    Tous les flics du monde aimaient la Fondation. Née sur la terre de Bharata du rêve d'un maître spirituel dont la carcasse pourrit toujours dans la cour d'un temple lointain, là-bas tout au sud, sous un tombeau de marbre blanc recouvert de fleurs où les disciples viennent jour et nuit se recueillir pieds nus, elle poursuivait d'obscures et géné- reuses visées politico-spirituelles à travers les cinq conti- nents où elle étendait ses ramifications. Des vieillards en robe blanche, des banquiers philanthropes, des vierges sexagénaires et de jeunes militants au bon regard carré de séminaristes sportifs, du genre de ces prêtres dynamiques, à la barbe taillée en collier, qui sermonnent en les appelant "mon vieux" et les prenant par le cou les adolescents surpris à se branler dans le confessionnal du collège, y travaillaient dans un enthousiasme mystique et subvention- né par des organismes internationaux aux attributions mal définies, à la conquête du pouvoir absolu en douceur grâce au yoga, l'action humanitaire et le contrôle psychique. On s'y occupait de bienfaisance, de réforme religieuse et morale, de méditation, de progrès social, d'artisanat traditionnel et de rééducation par le sport et l'hygiène alimentaire. On y patronnait un nombre considérable de temples interconfessionnels, foyers, écoles, instituts de recherche, centres culturels, centres de réhabilitation, de « développement harmonique », de normalisation, centres de mise au pas de tous les petits branleurs hallucinés qui soufflent sur le monde les alcaloïdes de la dispersion et de l'incendie, tous ceux qui troublent l ordre cosmique à coups de rasoirs, de canettes de bière et de seringues méchantes. On y était bon, loyal, idéaliste, on traînait derrière soi des effluves de santal et de riz complet, on se dévouait a l'harmonie universelle et on parlait toujours d'une voix douce, persuasive, nuancée d'un filet de tendre ironie indulgente...

    « Écoutez, si vous tenez vraiment à partir... » avait dit au téléphone le docteur Vanzetti, à qui Melame avait présen te Don Juan au cours d'un dîner psychanalytique, quelques

  • semaines auparavant, « je peux passer un coup de fil et vous recommander à des gens que je connais. Une... une sorte d association philanthropique, des mystiques si vous vou- lez... En tout cas vous pouvez toujours allet les voir. Dadjal, l'animateur local de la Fondation, est un vieil ami. Si vous pouvez leur être utile, ils vous paieront éventuellement votre billet d'avion jusque là-bas; ils vous aideront à subsister sur place. »

    (Trois fois par semaine, Mélanie se rendait chez le psychanalyste, sauf lorsque le rhume chronique qui répan- dait sur ses jours un brouillard glaireux s'aggravait brusquement et la forçait à garder le lit. De ces séances, elle revenait toujours bouleversée, exténuée comme au retour d'un terrible et flamboyant combat avec elle-même, heu- reuse et fière pourtant de ce qu'elle croyait à chaque fois une victoire décisive remportée sur ses démons. Depuis dix ans déjà, elle se destinait à la psychiatrie et, en attendant de gagner une fois pour toutes, à force d'équilibre mental et de bonne volonté, ses galons dans la police de l'esprit, elle servait l'ordre et assurait ses fins de mois — et, depuis cinq ans, celles de Don Juan — en s'employant à remettre dans le droit chemin les enfants sauvages qui règardaient trop la lune et s'abîmaient dans des rêves de couteaux et de poudre blanche au fond des ghettos banlieusards.)

    « Le centre est à un quart d'heure de train d'ici, dit Vanzetti. Vous pouvez y aller aujourd'hui même, ils recoivent des visiteurs tous les après-midi. Dites que vous venez de ma part... Sans trahir de secrets, je crois pouvoir vous dire de ne pas vous inquiéter pour notre jeune amie... Peut-être votre absence l'aidera-t-elle à se recentrer, si vous voyez ce que je veux dire... »

    Le jour même, les portes du train claquent et vomissent Don Juan sur le quai d'une gare de banlieue striée de crachin. Au bout de la rue déserte, des corbeaux, perchés au toit d'un pavillon aux vitres cassées, le regardent longer des jardins noirs envahis de ronces jusqu'au pont qui enjambe la voie de chemin de fer, puis ils s'envolent en criant. Deux clochards assis sur un banc s'abritent de la pluie en tenant, dépliés sur leurs têtes, des journaux trempés. De l'autre côté du pont, des grilles de fer forgé griffent le ciel. Derrière, au bout d'une pelouse dont le vert pâle tranche sur la grisaille,

  • une bâtisse en pierre de taille blanche, toit d'ardoise. Des enfants en anorak et survêtement bleu se poursuivent sur le gazon mouillé, se bousculent, courent après un ballon, leurs rires résonnent dans le silence du parc de marronniers qui s'étend derrière la maison; l'un d'eux, cheveux blonds mi-longs, joues rougies par le froid, s'arrête pour souffler, il entend les pas de Don Duan crisser sur le gravier de l'allée, s'approche haletant.

    « Bienvenue ! Vous n'avez qu'à entrer, la porte est toujours ouverte. »

    Au fronton de la maison, un cercle entoure un point rouge sur un panneau de bois. Dans le couloir fraîchement repeint en blanc, une vieille femme en jupe longue de laine tissée à la main et justaucorps de danse bleu ciel sourit à Don Juan, le guide, glissant sur la moquette silencieuse, jusqu'à une salle d'attente ornée de paysages extrême-orientaux, photo- graphies de temples, de fleurs blanches tremblant dans le crépuscule, dessins représentant des colombes stylisées sur fond d'azur; on parle à voix basse en feuilletant des livres, des brochures, les regards sont las et sereins; un jeune type à lunettes de myope s'avance vers Don Juan, la main tendue, souriant :

    « Bonjour, ami. Vous venez pour le cours de méditation ? Si c'est pour la conférence sur le symbolisme psychique au plan du supramental, elle est reportée à samedi : beaucoup de nos amis, qui travaillent en ville, ne pourraient y assister autrement... »

    Venus du fond du bâtiment, des grincements, des cliquetis ébranlent le silence.

    « Les vibrations sont un peu lourdes aujourd 'hui; l atelier de tissage n'a pas encore été insonorisé... »

    Tandis que Don Juan explique la raison de sa visite, une fille en robe blanche et sandales, longs cheveux auburn flottant sur le châle enroulé autour de son buste, entre, deux bâtonnets d'encens allumés à la main; elle les pique dans un vase de poterie artisanale empli de sable et sort sans un mot; les épaisses lunettes du jeune type diffusent dans la pièce des rayons jaune pâle émis par ses yeux.

    « Je vois, dit-il, attendez une minute. Notre coordinateur va vous recevoir. Asseyez-vous... »

  • L'instant d'après, au bout d'un corridor où retentit le crépitement étouffé d'une machine à écrire, le regard du Maître est posé sur lui. C'est un vieux Bharatide barbu aux longs cheveux rejetés en arrière; assis en tailleur sur la margelle de pierre qui entoure le tronc noueux d'un banyan, il est vêtu d'une toque blanche dont un pan est ramené sur l'épaule gauche barrée du cordon de lin des Purs; un bâton est posé en travers de ses genoux; à ses pieds une guirlande de fleurs; ses yeux noirs brillent d'une impérieuse sérénité, ils encadrent de près, sous la broussaille des sourcils aux pointes recourbées vers les tempes, un nez aquilin; la bouche, au dessin un peu féminin malgré les lèvres minces, se fige en un sourire extatique; juste sous la photo, où un bouquet d'immortelles achève de se dessécher, suspendu par un ruban de soie orange au cadre de bois vernis, une courte inscription, tirée des œuvres du maître, calligraphiée à la main sur une feuille de papier de riz au grain parcheminé : Nous avons été ce que vous êtes et vous serez ce que nous sommes.

    « Il n'est pas parti, il a seulement quitté son corps voici une vingtaine d'années. Mais il vit toujours dans nos cœurs, dans l'œuvre de sa Fondation... », dit l'homme assis au bureau qui fait face au fauteuil de bambou où se tient Don Juan. C'est un Européen, malgré le teint bronzé et le nez à l'arête trop fine, aux ailes trop mobiles, le port de tête rigide qui lui donnent un air vaguement bharatide. Une auréole de cheveux très blancs, bouclés, un peu trop longs, couronne le front barré d'une triple cicatrice dont l'arabesque contour- née surmonte l'œil gauche enfoncé, d'un bleu d'océan au milieu du grand cerne bistre. L'œil droit est recouvert d'un cache de cuir piqueté de trous; tout autour la peau est grêlée de fines cicatrices roses qui se perdent dans le réseau de rides qui sillonne tout le visage.

    « Vous n'ignorez pas que notre but, l'idéal proposé par le Maître lui-même, est de faire accéder l'humanité à l'ère de la conscience supramentale. Alors, les frontières, les préju- gés religieux, raciaux, tout ce qui divise les hommes sera aboli. Ce sera l'âge de l'unification, de l'harmonie. La violence, l'exploitation, l'intoxication s'éteindront d'elles- mêmes, comme tous les facteurs d'anarchie et de disper- sion. Les Ténèbres feront place à la Lumière, et la race humaine pourra enfin, à la lumière des traditions éternelles,

  • dont vous observerez qu'elles sont exprimées de façon à peu près identique dans tous les livres sacrés de toutes les religions, de toutes les civilisations, s'avancer vers un nouvel âge d'or, où sera restauré l'ordre hiérarchique institué par les anciens sages bharatides... Mais pour le moment, plus modestement, nous nous efforçons d'at- teindre individuellement, par la pratique de la méditation et du yoga, le niveau de conscience qui nous permettra un jour de guider nos frères humains vers cet âge d'or dont le maître nous a confié la mission d'être les pionniers, et, de façon plus pratique, de secourir la misère partout où nous le pouvons, partout où il nous est possible de lutter contre l'injustice, l'obscurantisme, les atteintes de toute sorte à la dignité humaine... Bharata, la patrie du Maître, où il choisit de naître et de dispenser son enseignement jusqu'au jour où il jugea bon de quitter son corps physique, est évidemment le centre naturel d'où notre mouvement rayonne sur le monde... Pourquoi ? Vous le savez sans doute aussi bien que nous, vous qui, je crois, y avez déjà fait un séjour. C'est le berceau de toute la tradition humaine, le témoin et le bastion terrestre de l'ordre universel; c'est le nombril spirituel de ce monde, je veux dire le champ d'affrontement par excellence des forces de la Lumière et des Ténèbres... »

    Dadjal s'éclaircit la gorge, sourit. Don Juan sort une cigarette, cherche du feu dans ses poches.

    « Si vous pouvez éviter de fumer... L abstinence de tabac est une de nos règles fondamentales. Même chose pour l'alcool et les drogues, évidemment, ainsi que l'action violente et les relations sexuelles fondées sur le seul désir animal. Il ne s'agit pas seulement d'éthique mais aussi dé - disons... technique spirituelle. Nous refusons tout ce qui porte atteinte à l'acuité des antennes supramentales, tout ce qui risque de dérégler les sens, qui sont le lien primitif avec l'ordre cosmique. Si, comme me l'a dit au téléphone notre ami le docteur Vanzetti, vous désirez travailler et vivre quelque temps avec nous, il faudra accepter ces petites restrictions - ça ne pourra que vous faire du bien...

    « Pardonnez-moi ce long préambule et revenons-en a ce qui vous amène parmi nous. Vanzetti m 'a parlé de vous; c'est un sympathisant de la Fondation, bien qu il soit loin de partager nos objectifs spirituels et qu'il suive, comme vous

  • le savez, une tout autre voie... ce qui ne l'empêche pas de s'intéresser aux aspects humanitaires et éducatifs de notre action. Personnellement, j'ai eu l'occasion de collaborer avec lui au sein d'un certain nombre d'institutions interna- tionales où notre Fondation, en raison du caractère phi- lanthropique, et en fin de compte mondialiste, de son activité, s'est trouvée représentée par l'intermédiaire de certains de ses membres. Moi-même en l'occurrence.

    « Toujours est-il que nous ne refusons aucune bonne volonté, et comme Vanzetti m'a expliqué que, bien qu'en partie d'ordre personnel, vos motivations étaient sérieuses, nous sommes tout prêts à vous envoyer sur place. Je crois que vous pouvez effectuer quelques travaux de traduction, et même peut-être contribuer à la rédaction des brochures diffusées par notre service de Relations Publiques. Vous partiriez très vite, le temps de faire vos visas et vos vaccins... Il est entendu qu'une fois là-bas, vous vous conformerez à nos règles de vie.

    « Ah ! Autre chose : il est possible qu'à votre départ nous ayons quelques documents à vous confier, que vous remettrez à notre siège. De toute façon nous vous indique- rons l'heure et le lieu du rendez-vous avec la personne qui doit prendre livraison des documents et vous présenter à nos responsables. Ce sera probablement à l'aéroport, au bar, pour être sûrs de ne pas vous rater... Je vous signale quand même qu'il s'agit de papiers confidentiels, touchant au fonctionnement administratif de la Fondation. Je vous demanderai donc d'en prendre le plus grand soin et de ne pas chercher vous-même à en prendre connaissance. Nous vous faisons confiance. Il n'y a d'ailleurs là rien qui puisse vous intéresser... Si nous vous demandons ce service, c'est que, encore une fois, il s'agit de documents extrêmement confidentiels et que nous avons beaucoup d'ennemis : notre action dérange, les forces des ténèbres et du chaos sont vigilantes, elles ont des agents partout... C'est pourquoi nous avons préféré confier nos papiers à quelqu'un qui ne soit pas un membre connu de la Fondation : en l'occurrence, vous. Non, vous n'aurez aucun problème à la douane. D'ailleurs il n'y a, je vous le répète, rien de subversif ni de prohibé dans le petit colis que nous entendons vous confier. De toute façon, on ne vous demandera rien : dans une semaine, je vous remettrai, avec votre billet d'avion et les

  • documents en question, une lettre de recommandation à l'intention des autorités bharatides. Vous la remettrez également à la personne qui viendra vous réceptionner a l'aéroport. C'est d'ailleurs le meilleur des sauf-conduits : le gouvernement bharatide, dont certains des membres les plus éminents siègent d'ailleurs à notre comité directeur, nous appuie totalement, ainsi qu'un certain nombre de personnalités des milieux financiers et industriels...

    « Et pourtant, nous sommes pauvres, nous ne possédons que le message et la pensée du Maître, le dévouement de nos frères. Notre puissance est celle de l'esprit, qui régit l'univers visible et invisible. Et c'est cette même puissance de l'esprit qui abat nos adversaires et tous ceux qui nous trahissent ou veulent nous nuire : leurs propres actions se retournent contre eux et les détruisent. La loi du karma. La Loi. C'est seulement la roue de la Vérité qui tourne : ceux qui se révoltent contre nous ne font que se révolter contre eux-mêmes, et se précipiter eux-mêmes dans leur propre enfer... Enfin vous aurez tout loisir, une fois là-bas, de vous familiariser avec le contenu de notre Message. Peut-être deviendrez-vous l'un des nôtres... Enfin nous reparlerons de tout cela dans une semaine. Faites en tout cas mes amitiés au docteur Vanzetti. »

    Dadjal se lève, une terne lumière rouge émane de son œil gauche; le regard du Maître, sur la photographie pendue au mur immaculé, est posé juste sur les cicatrices qui zèbrent son front strié de blanc et de noir par la pâle lueur descendue des stores vénitiens baissés... Le rayon jailli de son œil passe doucement au rose, puis au mauve, une mince volute de fumée d'encens le traverse un instant, et c'est un faisceau bleu délavé qui frappe enfin Don Juan au milieu du front :

    « Eh bien je crois que nous sommes d'accord. Le sort en est jeté... A très bientôt, ami. »

    Il sourit, tend la main à Don Juan; au même instant la porte s'ouvre, apparaît le sourire chuchotant de la vieille femme au justaucorps bleu ciel et à la jupe longue qui l'avait accueilli; la pénombre emplit ses orbites de ténèbres, fait ressortir le blanc ivoirin de la peau, les trous noirs et béants des narines; le clair-obscur dessine un trait bistre au long de l'os du maxillaire, plaque les cheveux argentés,

  • coupés court, sur le crâne osseux. En lui, la voix douce de la camarde : « Venez, je vais vous reconduire... »

    Huit jours plus tard, Mélanie rallume en toussotant un long mégot de cigarette anglaise dénicotinisée; un cercle doré cerne le filtre, juste contre le bord de ses doigts tremblants aux ongles rongés, lambeaux de peau rosâtre gonflés d'une salive amère. Don Juan, appuyé au cham- branle de la porte, sourit d'un air absent; il a mis, malgré le froid et la pluie, la vieille veste de tergal blanc de leurs retrouvailles aux rivages de Bharata, cinq ans plus tôt — balbutiantes efflorescences de haschich et de vin doux, bourgeonnant sur ses lèvres, dans son regard.

    L'appartement tendu de mauve délavé obsessionnel, décoré dans le style étudiant bohème des années soixante. Les bracelets de fer-blanc plaqué argent, les grosses bagues afghanes, indiennes, turques, mexicaines, bédouines, péru- viennes, exotiques enfin, posées dans un savant désordre sur le guéridon branlant. Des affiches de films polonais d'avant-garde voisinent sur les murs avec un grand arbre de vie imprimé sur la tenture rose vif maculée de larges traînées jaunâtres. Étagères croulantes, chargées de livres à la tranche noircie, trop souvent feuilletés : Psychopathia Sexualis, Discours de l'Inconscient, Narcisse et le Supramen- tal, Œdipe et la Libération sexuelle, Traité du Cancer de l'Ame.

    Une porte ouverte sur la cuisine graisseuse où, au bas de l'évier débordant de vaisselle sale, mégots et mouchoirs glaireux, miettes de pain moisi pris dans des coulures blanchâtres de graisse figée, pourrit doucement dans une écuelle de plastique une bouillie violacée de viande morte, odeurs de poubelle : c'est la pâtée du chien Vanzetti, un petit caniche noir au poil crotté et au cul sale, qui gémit doucement, le museau enfoui sous les draps, entre les cuisses de Mélanie; sa minuscule langue rose fourrage dans la forêt de poils noirs. Mélanie soupire, mord sa lèvre inférieure... Tout autour du lit — un simple matelas posé à même le sol et recouvert d'un monceau musqué de vieux draps — des fioles, des tubes, des aérosols, des cartouchières de suppositoires, flocons épars de coton souillé de sang, boîtes à pilules plaquées or et incrustées de gemmes synthétiques, cuvettes, vertueuses seringues pour les cas d'urgence — ces furieuses crises d'asthme que déclenche

  • périodiquement l'angoisse existentielle — poires à injec- tions et, partout, jusque sur les oreillers maculés de jaune d'œuf, de vin et de rimmel dilué dans la morve et les larmes, comprimés et gélules multicolores : Tranxène, Témesta, Imménoctal, Mandrax, Nembutal, Valium, Librium, Gardé- nal, Mogadon, toute l'artillerie silencieuse et molle du sommeil et de la mort lente.

    Mélanie repose écroulée au milieu de ses jupons mauves constellés de trous de cigarettes, les paupières gonflées, l'œil larmoyant, le nez rouge, la bouche molle qu'encadre un fouillis de mèches noires et huileuses d'où saillent, violacées, les grandes oreilles pointues couvertes de croûtes; un amas de glaires confuses, sécrétées par l'angoisse, bloque sa gorge, déforme sa voix :

    « Zi che be gratte, z'est à cause de bon egzéba de tristèze, z'est à cause de toi... »

    La voix nasille et s'élève faiblement au milieu des odeurs acides de coma et d'intimité somnolente :

    « Bourquoi tu veux bartir ! Tu vas b'abandodder ? Et qui dézendra la poubelle baintedant ? Tiens, baze-boi un cleedecz... Et qui be prendra dans zes bras au retour des zéanzes d adalyse ? Tu te zouviens le zoir où ch 'ai fidi bar avouer à Vanzetti zette envie zourdoise qui be predait de faire ude pipe à bon père chaque fois que che le voyais au volant de za voiture, les deux bains occupées ? Ch'étais toute désemparée... Sans toi, ch'aurais craqué... »

    Don Juan la regarde en silence, tandis qu'elle lui parle à travers ses larmes, la langue du chien clapotant toujours entre ses cuisses; il sourit.

    « Z'est vrai que tu t'en vas pour de bon ? Ach, che comprends, tu as besoin de faire le point ? Peut-être ude petite résurgenze de ta crise œdipiedde... Enfin, zi z est Vanzetti (che veux dire le docteur) qui t a trouvé un gontact... Il dit que z'est peut-être bon pour boi de prendre un peu de recul... »

    Toi Mélanie, la Noire, il y a cinq ans seulement, au milieu des spasmes et des crémations, les cheveux sillonnés d e tn- celles rouges flottant défaits sauvages sur les épaules, les yeux injectés brillant d'une faim de viande feu .. Mais la lumière s'est retirée de toi, tu 11 es plus qu une petite femme d'Europe au service de leurs obscures conspira-

  • tions psychiatriques. Quand tu tends ton passeport au douanier de l'aéroport, au moment de quitter Bharata, je vois ton vrai nom : tu t'appelles Ginette; je t'interroge, tu as un petit sourire d'excuse, tu hausses les épaules. « Eh oui ! Bon frai prédon z'est Gidette, Béladie z'est un pseudo que Fanzetti b'a gonseillé de prendre pour barquer la bordure avec ba fieille perzodalité dévrotique. Bais allez, Jéri, toi tu peux b'appeler Gidette, tu zais bien que ch'ai pas de zegret pour toi, Jéri... » Et maintenant tu m'appelles chéri en gloussant; tes sinus bouchés par un rhume perpétuel te donnent un accent vaguement tudesque, ton haleine sent la violette et le chou- fleur... Et pourtant, quelque part en moi, il reste cette image de toi : le vent noir dans tes cheveux, tu es accoudée en rêve au bastingage d'un immense bateau blanc dont les cales grouil- lent de cobras et de najas — je pars la retrouver pour toujours...

    « Tis, tu refientras ? »

    « Bienvenue, nous vous souhaitons un bon et profitable séjour dans notre pays. Pas d'autres bagages, Sir ? Alors vous passez à la douane maintenant, s'il vous plaît. Rien à déclarer, je suppose, alors vous prenez le couloir de gauche, là... »

    Du doigt bagué de l'anneau à tête de mort, il invite Don Juan à entrer dans le pays par le couloir de gauche puis, relevant la visière de sa casquette, fait un signe au douanier, quelques pas plus loin, qui laisse passer Don Juan, tamponne son passeport sans même jeter un coup d'œil à son gros sac rouge ni à l'attaché-case où il transporte les documents de la Fondation...

    Juste au-dessus de la porte de sortie s'étale un grand écriteau aux couleurs du pays, frappé d'une roue embléma- tique en sa bande médiane, avec ce mot : WELCOME.

    « Maintenant nous allons devoir fermer, Mister. Je vais devoir emporter ma caisse et déménager le matériel et puis laisser la place aux démolisseurs... Il fait nuit déjà... Si vous pouvez me régler votre dernière bière... Je pense que la personne que vous attendiez ne viendra plus, maintenant. Peut-être il y a eu une erreur, Mister; dans la réalité, je veux dire en réalité votre rendez-vous était peut-être au bar du nouvel aéroport; à un jour près c'est possible... Ici beaucoup

  • de confusion, je veux dire vous avez peut-être fait, Mister, une erreur sur le lieu et le temps... Vous trouverez un taxi sans problème à la sortie de l'aéroport; au fait, vous avez un hôtel ? Je connais un justement très bon, pas cher; tenez, si vous voulez la carte... Si vous me donnez petit bakchich, Mister, je suis très pauvre et vous, vous venez d'Europe et, si je puis me permettre, vous êtes très ivre, alors, je vous aide jusqu'à la sortie... Pas de problème pour votre rendez-vous, Sir; je dis vous êtes très ivre, c'est juste une erreur sur le temps... »

    Le barman, ôtant sa tunique rouge, fait le tour du comptoir, saisit le bras de Don Juan, il empoche au passage le billet de cinquante roupies que lui tend celui-ci, et ses yeux lancent un bref éclair doré dans l'obscurité tandis qu'il éteint l'interrupteur qui commande la rampe de néon au-dessus du bar. Il lance quelques mots aux ouvriers, tout au fond de la salle éclairée seulement par une ampoule nue pendue au plafond; les trois hommes en turban ricanent, l'un deux crache par terre et se dirige vers le comptoir en traînant les pieds...

    « Mister, je dis à eux de surveiller le bar pendant que je conduis vous dans la nuit. N'oubliez pas votre valise noire, Mister, là, au bas du tabouret. »

    Incandescences rouge sang sur le ciel incendié. Des colonnes de fumée noire, chargée de graisse humaine, s'élèvent en tourbillonnant à l'arrière-plan d'un paysage terminal de massacre et de crémation; un vent pourpre et phosphorescent y balaie des cendres et des débris de corps à moitié consumés sur le sol imbibé de sang; sur les bûchers, les crânes, les ventres, les poitrines éclatent en crépitant; crevant la peau boursouflée, des paquets de viscères en jaillissent que se disputent des corbeaux et des chiens noirs au poil hérissé, des lambeaux de viande calcinée pendent des becs et d'entre les crocs où la lumière des flammes fait scintiller une salive rosâtre, chargée de filamen s de glaire bleutée. Tout autour, les dépeceurs de cadavres, pieds nus sur les braises, s'entretuent el coups de fourches, d epieux et de couperets pour emporter les débris de carcasses ou subsistent, çà et là, de gros morceaux de chair pulpeuse odorante, oubliés par les chiens; la plupart sont nus, la peau seulement frottée dune boue notre melangee de graisse, d'autres, la pourriture a gagné leurs membres et leurs visages,

  • cachent sous des haillons sans couleur leurs plaies grouil- lantes d'asticots; des cafards bruns s'envolent en rafalec. de leurs orbites vides hâtivement comblées avec des bouts de chiffons enfoncés dans les trous; leurs bouches sans lèvres vomissent des vers annelés et des essaims de mouches bleues; ils courent en tous sens au milieu des flammes...

    Au premier plan, son immense silhouette noire dressée sur le monde, la Déesse danse nue et furieuse. Sa peau est noire, noirs ses cheveux épandus sur les épaules; ses dix paires d'yeux injectés par l'excès de sang et de vin sourient au carnage; ses dix langues pendantes entre les rangées de crocs pointus dégoulinent de sang, et sur chacune de ses dix têtes elle porte un diadème d'or et de pierreries surmonté d'une plume de paon, sur l'oreille gauche un croissant de lune, un troisième œil vertical au milieu du front; à son cou, surchargé d'or et de perles, un pendentif fait de deux crocs de tigre séparés par un rubis, un long collier de cent huit têtes coupées, les yeux fermés, les cous sanguinolents enfilés sur un long boyau humain; à sa ceinture de rubis et d'émeraudes montés sur trois rangs de tresses d'or, pendent cent huit bras droits coupés, des perles de sang brillant au bout des doigts crispés; de ses cinq mains droites aux poignets ornés de rangées de bracelets précieux, elle tient levé un couperet sanglant, découpé à contre-jour sur l'auréole d'insoutenable lumière blanche qui couronne ses têtes, un fouet, un sceptre d'or, un trident et un arc; à gauche, la tête coupée, brandie par le chignon, d'un démon noir au front marqué d'un point rouge, un disque solaire, une hache, une conque et une calotte crânien'ne débordante du sang qui dégoutte du cou tranché du démon noir; ses dix jambes s'écartent largement sur la fente rouge béante du sexe, elles dansent sur le corps bleui du Destructeur des Mondes, qui gît allongé sous ses pieds : trois traits blancs barrent son front, ses yeux sont clos, ses lèvres sourient, un cobra noir et vert s'enroule autour de son cou, il tient un petit tambour en forme de sablier à la main droite; sa verge dressée, retroussant le pagne en peau de léopard, se tend vers le sexe dénudé de la déesse...

    Tous les ans, aux approches du solstice d'hiver, le pays tout entier célébrait la fête de la Lumière, toutes castes et toutes religions confondues. Alors, trois nuits durant, jusqu'au matin, la Métropole, phare de Bharata, se dressait

  • illuminée au bout de la presqu'île... Bandes de jeunes types bourrés titubant a dix de front dans les rues multicolores, ils chantent, brandissent des torches, lancent des pétards tout autour d'eux... Sur le front de mer, feux d'artifices, réverbères et colliers de jasmin blanc contre les blanches façades, contre la nuit bleue dû port de plaisance, tout au bout... Spots braqués sur l'arc de triomphe colonial, debout face à la mer; des gamins aux yeux fixes y passent avec des cris nasillards, ils vendent des bougies de couleur et des feux de Bengale... Foules inquiètes, émerveillées, rassem- blées sur les rivages dès la tombée du soir; des milliers, assis sur les quais, accoudés aux parapets, couchés dans les parcs, sur les plages, les trottoirs, comptant et recomptant les dernières étoiles tandis que montent et éclatent des gerbes de fusées rouges et blanches et bleu électrique... Tout autour des bidonvilles courent d'interminables guirlandes de quinquets et de lampes-tempête accrochées à l'auvent des échoppes, serpentant au long des ruelles de torchis, éclairant çà et là la fuite d'une troupe de rats occupés à dévorer d'étranges déchets organiques dans les rigoles irisées d'arcs-en-ciel de naphte, ou bien une enseigne, une malédiction bombée à la peinture rouge, l'empreinte d'une main sur les murs... Au cœur des grands tas d ordures amassés dans les terrains vagues des faubourgs où traînent des fumées phosphorescentes oranges et jaunes couvent des feux secrets, visibles seulement dans l 'obscurité; ils exha- lent un immense rougeoiement étouffé dans la nuit lourde... Braseros, feux de vieux journaux allumés par les sans- visage à même le trottoir tandis qu 'un aveugle zigzague vers la mer, une lanterne allumée à la main; un groupe d'enfants silencieux s'attache à ses pas, ils courent derrière lui vers les eaux noires des docks, louvoyant entre les badauds au visage traversé d'éclairs de couleur... Jungles de lumière aux quatre coins de la ville, des garçons rageurs s y tiennent debout appuyés aux grilles des bordels, des essaims de grosses femmes scintillent et poussent des cris aigus à la porte du Grand Palace... Néons des foires violentes. Sur la grande plage de Chowpatty, rendez-vous nocturne des voyous et des amateurs d ^ goguette, les petits marchands d arachides font la retape, ils tirent par la manche les passants occupés a scruter les constellations; la splendeur blanche des lampes a acétylène

  • monte en crépitant vers le ciel, reflétée à l'infini par les miroirs des cafés et des snack-bars ambulants, les chromes des grands bacs étincelants où des serveurs puisent en riant de pleines louches de sorbets cristallins parfumés à la rose et citron vert...

    Dans les temples, les tambours battent jusqu'à l'aube, cymbales, cloches en furie couvrant la plainte aiguë des flageolets; des prêtres au crâne rasé, mains trop pures, trop blanches, semblables à celles des noyés, raniment le feu devant les idoles couvertes de fleurs et de poudre de vermillon. Des chants, des cris vibrent à travers la fumée où se bousculent des centaines de fidèles; le front frotté de cendre et de pâte jaune de santal, ils tentent d'approcher du feu sacré qui brûle sur l'autel central, de passer leurs mains tremblantes dans la flamme entretenue par un vieux prêtre à lunettes rondes cerclées de fer, assis en tailleur au pied de la statue du Destructeur des Mondes, Roi de la Danse... Le Dieu a les yeux fermés, un cobra s'enroule autour de son cou et se dresse contre son épaule nue; il tient à la main un trident et dans son chignon à demi défait, d'où retombent de lourdes grappes de boucles noires, un croissant de lune est piqué. Des offrandes, colliers de fleurs, boulettes de lait caillé au sirop, noix de coco débordantes de riz soufflé et de piécettes de monnaie, circulent de main en main jusqu'à l'autel tandis que, tout près du feu, le battement incessant des cloches de bronze continue de scander un magma sonore d'hymnes et d'invocations psalmodiés à tue-tête où gronde, répété à l'infini, le nom triomphant de Shiva...

    Dehors, au pied de l'enceinte extérieure crépie de blanc, on voit les murs se hérisser d'une forêt de tourelles et de clochetons en pain de sucre où croulent, par grands pans d'univers répétés, éclatés et reconstitués à chaque face en d'impensables grouillements d'excroissances pseudo- organiques (nœuds de serpents et grappes d'orchidées pourries), des avalanches bourgeonnantes de corps entre- mêlés dans la pierre à l'enduit écaillé et suintant, dominant les dômes mamelus des petites chapelles à colonnades. Là se pressent d'autres fidèles, massés à l'entrée; les femmes sont au premier rang, leur chant s'élève dans la rue en fête, entrecoupé de courtes explosions, de rires, cris d'ivrogne, sifflets furieux des flics en uniforme beige clair qui prennent

  • peu à peu position, arrivés par petits groupes du boulevard du front de mer.

    A présent, elles chantent plus fort, tendent leurs bras chargés de minces bracelets de verre, elles jettent des fleurs sur la chaussée tandis que, d'une ruelle adjacente, monte la rumeur d'une fanfare, et, précédé d'une cohorte de prêtres et d'ascètes en toge rouge, apparaît un éléphant couvert de guirlandes, la bosse frontale marquée d'un trident peint au vermillon. Trois femmes en robes de brocart rouge se tiennent dans la nacelle à colonnes torsadées surmontée d'un dais frangé d'or; elles tiennent levée une pancarte entourée de guirlandes de jasmin et d'oeillets; on y voit, de profil, l'image d'une femme en robe de mariée, assise sur un bûcher d'où monte une couronne de flammes qui fait autour d'elle comme une auréole dorée; forçant les cordons de police formés à la hâte, des fillettes en loques, les cheveux hérissés, les yeux barbouillés de khôl, le sexe nu découvert par les voiles retroussés autour de la taille, se précipitent au devant de l'éléphant, les bras chargés de fleurs à demi fanées qu'elles effeuillent et répandent sous ses pas; d'autres les suivent bientôt, détachées de la foule des fidèles rassemblés à l'entrée du temple; les flics se lancent dans la mêlée, brandissant de longues cannes de bambou qu'ils abattent à coups redoublés dans la cohue; derrière l 'élé- phant, cinq chevaux harnachés d'or, tenus à grand peine par des prêtres au torse nu et barré de trois traits rouges horizontaux, apparaissent à la lumière des réverbères, l'œil fou, les lèvres retroussées sur le mors, mais la fanfare couvre leurs hennissements.

    Derrière, plus loin encore, jaillissant de la rue mal éclairée, apparaissent des visages de femmes. Leurs yeux, aux paupières pailletées de poudre d'or, sont fixes — une étrange lumière rose orangé semble sourdre des pupilles dilatées, et un fin sourire figé, rehaussé de rouge violent, creuse leurs joues poudrées sous les pommettes ombrées de rose; toutes portent des voiles nuptiaux filetés d or, en équilibre sur leurs têtes, des vases rituels de cuivre doré débordent de fruits et de fleurs. Les flics, refluant sous l'entrée du boulevard, face au temple, prennent position et bloquent devant le feu rouge les longues files de voitures cabossées chargées de fêtards; des enfants courent en tous sens à travers la fumée où joue la lumière des phares, au

  • milieu du tintamarre des klaxons et des pétards; une bouteille, lancée d'un trou noir béant à la façade de brique d'un restaurant désaffecté où titubent trois ou quatre ivrognes, qu'on distingue seulement au faible rougeoiement de leurs cigarettes, éclate sur le trottoir, juste devant le feu.

    De l'autre côté, la procession, stoppée par la bousculade, piétine sous une pluie d'œillets que de pieux Bharatides, accoudés à leurs fenêtres dans la ruelle obscure, jettent sur la centaine de femmes hiératiques en robe de cérémonie qui attendent en chantant, regroupées derrière l'éléphant et les chevaux. Dans le no man's land enfumé délimité par le cordon de police entre le temple, la ruelle et le début du boulevard du front de mer, deux ou trois corps se tordent à terre, visage écrasé contre le macadam au milieu de petites flaques de sang; des enfants s'approchent, leur lancent de rapides coups de pied et s'enfuient en riant — la trace sanglante de leurs pieds nus sur la chaussée, petite...

    « SATI MATA KI JAI », chantent les trois femmes dans la nacelle, en tournant un peu la pancarte de façon à l'exposer à la lumière du réverbère... La foule des fidèles, que les flics tentent de faire reculer à grands coups de matraque, reprend le chant, levant des poings rageurs vers les voitures arrêtées au feu rouge, dans un nuage de poussière et de gaz d'échappement; au-dessus du port une nouvelle salve de feu d'artifice embrase le ciel; on distingue au loin un paquebot illuminé dans la rade.

    « Oui, Sir, cette nuit c'est la fête de la Lumière », dit le chauffeur de taxi en se retournant vers Don Juan et coupant le contact, repoussant de l'autre main le mendiant man- chot, aux bras désarticulés à l'omoplate, qui tentait depuis une dizaine de minutes de passer la tête et le haut du tronc par la vitre pour quémander quelques piécettes à Don Juan.

    « Une belle fête, Sir, très gaie. Mais il y a beaucoup de bruit évidemment, beaucoup de pétards, de feux d'artifices. Beaucoup de gens ivres dans la rue... Beaucoup de chaos... Non, Sir, cette procession n'a rien à voir avec la fête de la Lumière. Ce sont seulement des folles, des fanatiques religieuses. Vous avez vu, Sir ? Elles ont seulement réussi à bloquer la circulation et à provoquer du désordre, et comme, la nuit, toute la ville est dehors, vous voyez le résultat, Sir. En fait, ces femmes sont des dévotes de Rani

  • Sati Devi... Une sainte de l'ancien temps. Ces femmes essaient tout simplement de remettre a l'honneur une des pratiques les plus sinistres et les plus dégradantes de notre tradition. Vous en avez sûrement entendu parler, malheu- reusement. Vous savez, il s'agit de cette coutume barbare qui consistait, pour les veuves, à s immoler en se jetant dans les flammes du bûcher funéraire de leur époux. Révoltant. Heureusement, Sir, ce genre de choses n'existe plus ici. Nous l'interdisons. C'est d'ailleurs grâce à certains de nos grands réformateurs dont 1 œuvre de reconstruction... »

    La procession était repartie vers les vieux quartiers à la lumière des torches, et les cent huit femmes — elles étaient cent huit, a dit le chauffeur de taxi, il s'agissait d'un nombre symbolique — s'étaient à nouveau enfoncées dans le laby- rinthe obscur des bazars, toujours chantant, marchant d'un pas solennel à la suite du grand éléphant, indifférentes aux grandes débauches de lumière et de chansons qui flamboyaient dans les quartiers élégants du bord de mer. Alors, tandis que la foule se dispersait aux abords du temple et que les fêtards reprenaient possession de la nie, le chauffeur m a tourné le dos... « ... dont l'œuvre de reconstruction rétablira l'ordre dans une nation encore déchirée par le chaos et les forces de la subversion... ».

    Puis, levant un index sentencieux dont l'ongle, long et verni, crissa un moment sur le plafond rafistolé d une plaque de carton ondulé : « Le salut est dans le retour aux sources mêmes de nos principes éternels... Ce n'est pas moi qui dis ça, c est Mister Birlani, le gouverneur de l'État. Évidemment, Sir, je n'aurais pas été assez intelligent pour trouver ça tout seul. Mais Mister Birlani, notre gouverneur, est un homme intelli- gent. Profondément dévoué au progrès de son peuple... Vous êtes déjà venu ici et pourtant le nom de Birlani ne vous dit rien ? Je m'étonne, Sir. Permettez-moi de m "étonner. C est une des plus illustres familles de l'Etat. Du pays tout entier à vrai dire : la Banoue Birlani, les Entreprises Birlani. et surtout le gouverneur Binant, un grand homme, Sir. V,l politicien de premier ordre, numéro lin, mais avant tout un grand, phi- lanthrope, un ami du peuple. C'est lui mu a fait de cette i,ille le fleuron de l'ordre public et de la prospérité dans le pavs... Vous ave7 vu comme notre police (l prestement disperse cette

  • procession qui tournait à l'émeute ? Une manifestation de caractère d'ailleurs illégal et rétrograde. »

    Au geste hargneux du flic, il remit le moteur en marche et la nuit brusquement vibra tandis que des centaines de voitures rugissaient dans la poussière bleu sombre du front de mer semé d'étoiles, de fleurs fanées, d'ordures épandues sur la chaussée et de chiens maigres haletant de toutes leurs côtes râpées contre les corps allongés sous de vagues couvertures grises auprès des braseros — cahotant vers un ailleurs illégal : cris des enfants qui s'enfuient à la hâte, klaxons, furieux sifflets, vacarme soudain estompé des cloches et des hymnes...

    « Vous ne trouverez pas ça dans les autres villes, Sir. Prenez les cités de l'Est, par exemple : eh bien, là-bas, l'ordre ne règne pas. Il y a des émeutes, des combats de rue. Tout brûle en permanence. Les gens n'ont pas de vraie religion. Seulement des croyances plus ou moins païennes, des rites répugnants, abominables, du genre de ces femmes que vous avez vues défiler devant le temple. C'est-à-dire qu'en fait ils déforment la vérité profonde de notre religion. C'est de la superstition, de la magie. En réalité, Sir, ce genre de pratiques de feu et de sang leur vient tout droit de la jungle obscure. Ils sont plus près de la sorcellerie des Démons Sauvages que de l'antique tradition bharatide... Car dites-moi, Sir, à quoi reconnaît-on qu'une pratique religieuse est vraie ? A ce qu'elle sert la vérité, a dit Son Excellence le Gouverneur. Et pourquoi les gens des provinces de l'Est pratiquent-ils une fausse religion ? Pourquoi l'ordre ne règne-t-il pas ? Pourquoi le chaos sème-t-il l'anar- chie et l'incendie dans les rues ? Eh bien, moi, je vais vous dire pourquoi : parce que leur gouverneur n'est pas un véritable ami du peuple... Mais, vous allez me dire, qu'est-ce qu'un ami du peuple ? Et d'abord qu'est-ce que le peuple ? De quoi se compose le peuple ?... »

    Alors, comme à la brusque accélération de la voiture jaune et noire aux tôles cabossées s'éloignaient soudain les lumières de la fête violente et ivre déchaînée au carrefour, et dans le ciel, en furieuses gerbes d'étincelles multicolores, chansons des ciné- mas grouillants, enseignes phosphorescentes, torches brandies et spots balayant les ténèbres, rejetées d'un seul coup en arrière à la façon d'une mèche rebelle au front fardé des putains rouges et violettes de Falkland Road qui scintillent et tirent sous les lanternes une langue rougie de bétel, alors, d'un coup, la ville a repris place en moi — court-circuit de mémoire : le

  • temps d'un battement de cœur, le flash aveuglant éclipse l'ivresse de l'après-midi, et même les pétards et les torches et les projecteurs et toutes les guirlandes et les feux d'artifice — je revois défiler le reflet des réverbères sur l'eau noire de la rade, la vieille mosquée toute illuminée de blanc et de vert au bout d'une jetée, et puis, plus loin, aux approches de la Porte, les tours altières de Nariman Point dressant le verre et l'acier froid de leur domination sur le peuple craintif des trottoirs et des échoppes : banques omnipotentes où des ordinateurs enfermés dans des salles sans fenêtres au trente-huitième étage calculent jour et nuit le destin d'un monde affamé, clignotant en lettres rouges sur cadrans noirs les équations de la vérité; gratte-ciel constellés de néon bleu pâle des compagnies aériennes internationales, celles-là mêmes qui lancent à travers la nuit d'immenses avions grondants où stagne une odeur climatisée de mort, de plastique neuf et de lames de rasoir oubliées dans les éviers trop blancs, éparpillant le temps à coups de décalages horaires; Palais du Gouverneur aux couloirs occultes où des employés portent en traînant les pieds des piles de dossiers marqués à notre nom — conspirations...

    « Le peuple, a dit Son Excellence le Gouverneur, se compose de tous ceux qui font partie du peuple. Ceux qui font partie du peuple sont ceux qui font leur devoir, qui ne désertent pas le poste où les a placés la Main de la Providence. Ceux-là, des plus puissants jusqu'aux plus humbles, sont les véritables serviteurs de la Nation, les Préservateurs de l'ordre du monde... Vous voyez, Sir, je ne suis qu'un pauvre travailleur, que la cherté de la vie oblige à faire le taxi pour améliorer mon salaire de fonctionnaire... Oui, Sir, pendant la journée j'ai l'honneur d'être officier de police, et si je peux vous parler comme je vous parle, si je connais la doctrine de Son Excellence le Gouverneur, c est que le suis moi-même un ardent militant du Parti du Peuple. J'ai suivi le programme d'Education populaire avant la dernière campagne électorale...

    « C'est un homme du peuple qui vous parle et je peux vous dire : oui, Sir, Son Excellence le Gouverneur est l'Ami du Peuple Numéro Un. Il s'occupe, avec ses deux frères, de nombreuses œuvres sociales et éducatives, qui conduisent peu à peu le pays dans la voie de l'Ordre et du Progrès. La Fondation du Nouvel Age, par exemple. Vous connaissez la

  • Fondation du Nouvel Age ? De nombreux étrangers y travaillent bénévolement, ce qui lui donne une dimension internationale. Elle a des branches dans le monde entier. Toutes les grandes compagnies industrielles et commer- ciales, toutes les Églises, tous les gouvernements la soutien- nent. Elle œuvre pour le progrès des peuples, pour l'ordre et l'unification du monde. Comme le disait Son Excellence le Gouverneur, à l'occasion précisément du dernier congrès de la Fondation, la Fondation est avant tout au service du Peuple, du Peuple tout entier. Et vous m'excuserez, Sir, mais définitivement, les enculés, les voyous et les intoxiqués ne font pas partie du Peuple... Ceux-là, nous les combat- tons ! »

    De nouveaux feux d'artifices aux abords de la Porte, zébrant les vagues de traînées scintillantes, jettent de fugitifs éclairs rouges sur le marbre du Grand Palace. Des centaines de promeneurs, allongés sur le dos sous les bosquets du petit square, fument et chantent en contem- plant le ciel. S'arrêtant pour livrer passage à un groupe de piétons titubants qu'accompagnaient deux vaches au cou et aux cornes chargés de fleurs, le chauffeur se penche sur son volant, fouille dans sa poche et, sourcils froncés, contemple longuement la petite carte crasseuse donnée par le barman de l'aéroport. Puis, hochant la tête :

    « Carlton Hotel, Sir ? Vraiment ? Ce n'est pas un endroit correct. Vous m'excuserez, Sir, mais voilà justement un des repaires de ces voyous et de ces enculés dont je vous parlais. Nous y faisons souvent des descentes... Je connais un endroit bien plus correct. Enfin, comme vous voudrez, Sir, je vous aurai prévenu. »

  • CHAPITRE II

    Le Carlton Hotel était un de ces caravansérails pourris où les armées de rabatteurs, maquereaux et trafiquants qui se cachaient derrière chacun des piliers de la grande rue à arcades, parallèle au front de mer, qui menait de la plage de Chowpatty à la Porte de Bharata, envoyaient d'autorité les touristes défoncés de passage dans la ville. Trois étages de maçonnerie délabrée agencés autour d'une cour intérieure où des femmes aux voix nasillardes s'accroupissaient à l 'ombre des balcons croulants pour regarder sécher intermi- nablement des linges aux couleurs délavées.

    Même le soir, la chaleur était si oppressante, et si étouffantes les chambres minables où d'énormes rats at tendaient la nuit pour se glisser entre les barreaux des soupirails, que la plupart des résidents, fuyant la sombre furie des graffiti désespérés qui zébraient les murs, avaient pris l 'habitude de passer la journée allongés sur leurs paliers, ne regagnant leurs lits que vers minuit, ou bien seulement quelques minutes de temps à autre, histoire de se faire un petit fix ou, pour les plus vigoureux, échauffés par quelques cachets de dexédrine, de se branler dans un ruissellement de sueur en rêvant à quelque cada\ re de jeune fille entrevu dénudé, sexe ouvert entre les cuisses sombres, aux abords des champs de crémation ou même sur le trottoir, là où la mort l avait peut-être saisie, visage étrangement déformé, aplati par les roues des charrettes...

    Avant de gagner sa chambre, Don Juan avait remis l 'attaché-case de la Fondation au concierge. « Ne craignez rien, je vais le mettre dans le coffre... Vous n'avez besoin de

  • rien, Sir ? Charas ? Opium ? Whisky ? Un peu de poudre ? Jolie fillette bien propre pour la nuit ? Garçon blanc ? Garçon arabe ? Chinois ? Garçon local pur bharatide encore imberbe, très bon pour sucer la queue et baise locale ? Si vous pouvez remplir la fiche, Sir... »

    Plus tard, une bouteille à la main, il regarde les dernières volées du feu d'artifice illuminer le ciel. Une sauvage odeur d'urine monte par bouffées de l'escalier obscur; les ciga- rettes rougeoient doucement le long du corridor, devant les portes. Apre fraîcheur du ciment contre son flanc, tandis qu'il laisse s'insinuer en lui des bribes de phrases chucho- tées. Dans la cour, à la lumière d'une petite ampoule suspendue à une tringle de bois, deux ou trois corbeaux se disputent un rat crevé. A gauche, une porte s'entrebâille, jette un carré de lumière tremblotante sur le sol jonché de mégots. Voix occidentales, au débit saccadé :

    « Il paraît qu'ils vont peut-être instaurer l'état d'urgence et le couvre-feu.

    — Pourquoi ? Il est arrivé quelque chose de nouveau ? — Oui. Ce soir. C'est Kapoor qui vient de m'en parler : ça

    s'est passé il y a une heure à peine, près du grand temple de Shiva au bout du front de mer. Une émeute... Il y a au moins une dizaine de morts. Kapoor m'a raconté que c'est une procession qui a dégénéré. Comme les flics étaient déjà énervés, avec en plus tout le bordel qu'il y a dans les rues au moment de la fête, ils ont tiré dans le tas quand elles ont commencé à s'échauffer...

    — Elles ? — Oui, c'étaient des femmes. En principe, la procession

    était interdite. Après l'arrêt au temple, elles ont voulu passer et prendre le boulevard du front de mer. C'est à ce moment-là que ça a commencé. Elles se sont mises à renverser, incendier des voitures. Et les flics ont tiré; Kapoor m'a dit qu'il en avait vu une qui courait dans tous les sens en hurlant comme une folle, ses vêtements avaient pris feu.

    — Le feu au cul. C'est comme ça que je les aime. Tu me le fais ? Oh ! oui, fais-le moi !... »

    La porte se referme doucement. L'instant d'après, des gémissements étouffés montent dans la nuit, un corbeau

  • s envole et Don Juan sort la dernière cigarette du paquet acheté à 1 aéroport.

    ' C était il y a cinq ans, Mélanie, exactement cinq ans... J avais mis ma veste blanche de smoking pour venir te chercher, je m étais fait raser par un barbier ambulant, sur le trottoir, juste en bas du De Luxe Hôtel. Le De Luxe n'était pas comme le Carlton, les chambres étaient climatisées, il y avait de la moquette sur le sol et pas de rats... Il n'y avait pas de rats ni de corbeaux est-ce que tu t en souviens ? — et j'avais ôté ce matin-là les lunettes noires qui cachaient mes yeux. Toi, en robe longue noire plissée dans le hall de l'aéroport, ton regard brillait de tous les feux d un ardent et déchirant romantisme psychosexuel. C était le bon vieux temps : nous vivions dans la nostalgie du lendemain — mémoire alanguie des baisers que nous n'avions pas encore échangés — c'était le bon vieux temps : même raide défoncé, j'avais ces mots et ces manières doucement déglingués de romancier anglo-saxon, et tu ne détonnais pas dans le tableau, je veux dire pas encore, même si Vanzetti était déjà là, avec toute sa sombre cuisine, et les somnifères et les crises d'asthme dans les nuits empuanties de sueurs aigres... Mais je ne voulais pas le savoir.

    D'un revers de manche, il essuie son front — la crasse laisse une ombre grise sur les fibres de tergal blanc; la bouteille, un demi-litre de bière Imperial Phenix apporté par Kapoor, le garçon d'étage, bousculée par son geste, roule jusqu'au bord du balcon, pivote lentement et se brise, deux étages plus bas, sur le ciment de la cour intérieure — fracas de verre brisé, battements d'ailes, une voix d'homme profère une malédiction mahratte et résonne, d'étage en étage, contre les parois d'aggloméré mal crépi de blanc; plus haut, un rire bref... Il soupire, se redresse, cherche dans sa poche la boîte d'allumettes; ses doigts ne rencontrent qu'un magma de papier chiffonné et de brins de tabac que la sueur incruste sous ses ongles. Il repose la cigarette. La porte grince doucement, le rai de lumière réapparaît, s'élargit... Les deux voix, à nouveau, maintenant pâteuses, ralenties. Lentement, s'appuyant contre le mur, il se relève, la cigarette à la main. L'agglo rugueux sur ses reins, ses

  • omoplates, à mesure qu'il glisse contre la paroi, le souffle court, les genoux tremblants... Dehors, cris, explosions étouffées, rires, bribes de chansons déchiquetées par le crépitement des pétards — la rue, d'où monte un grand halo mauve éclaboussant la nuit, chante la fête et l'émeute, et là-bas, vers le front de rner, mugissent de furieuses sirènes tandis que les frileux camés d'Occident soupirent à l'abri des murs lépreux et fument des cigarettes solitaires dans les ténèbres des couloirs. Don Juan remonte doucement contre le mur et la brise fait tanguer la petite lampe de la cour. Enfin debout, il époussette les pans de la veste blanche froissée (le monde bascule à la rambarde du balcon le temps d'un éblouissement, comme un rapide battement d'ailes au creux de sa poitrine). Il s'avance vers la porte ouverte, s'appuyant au mur de la main gauche, rajuste une mèche de cheveux blonds derrière son oreille où la lumière fait soudain briller un anneau d'or, il plante la cigarette entre ses lèvres, hésite un instant et frappe au battant de contre-plaqué peint en bleu et constellé de petits trous de punaises — à la craie blanche, ces mots à demi effacés : Room number 5.

    « Oui ? Qu'est-ce que c'est ? grogne la voix. Quoi ? Du feu ? Oui. On en a... Je sais pas ce qui se passe dans cette baraque, ça fait au moins une demi-douzaine de fois qu'on vient nous emmerder pour nous demander du feu... Une seconde. »

    Don Juan pousse la porte. La lumière blanche, crue, lui fait cligner les yeux. Ces types affalés sur les deux lits de fer rouillés poussés contre le mur de la petite chambre où le ventilateur moribond branle au plafond et balaie un air chargé de fades relents alcalins sur les tas de vêtements souillés épandus dans la travée et jusque sur la table basse jonchée de petites boules de coton taché de sang, ces deux types sont exactement le genre de vieux pédés intoxiqués qu'on voit comploter au fond des bars de la ville et pleurer dans leurs chambres minables en grattant sans espoir aux portes des mystères de Bharata.

    Dispersée entre le sol, les draps grisâtres, la table et le lavabo rempli d'urine, la panoplie classsique : seringues, cuillères tordues, cotons, lambeaux de cartes routières, cigarettes éventrées, vieux bouts de carton roulés en tube, photos d'ascètes nus aux yeux de biche découpées dans des

  • magazines, poussière de thé pourrissant dans des boîtes de conserve, traités de mystique aux pages arrachées, lames de rasoir rouillées trainant sur des miroirs de poche cerclés de plastique rose, vieux paquets d'enveloppes bordées de hachures bleues et rouges. Le premier des deux, qui marmonne de vagues imprécations d'une voix essoufflée, tâtonnant dans les draps à la recherche d'une boîte d'allumettes, est un nègre famélique; son sexe avachi s'échappe du pantalon ouvert; il lève sur Don Juan un œil de lézard mort. L'autre — un filet de sang coule de son bras gauche et s 'égoutte lentement entre ses doigts aux ongles rongés — est un gros homme blond aux cheveux clairsemés, épais visage blême taillé dans la viande morte; une sueur jaune pâle pisseuse coule des pores dilatés, dégouline sur la minuscule bouche ronde aux lèvres molles toutes brunes et plissées; un gros mégot puant de cigare éteint en jaillit doucement, recraché puis aspiré de nouveau par les gencives nues piquetées de petits points blancs — à chaque expiration, des bulles de salive rosâtre gonflent et crèvent contre la cape du cigare avec un petit bruit de pet mouillé.

    « Eh bien, puisque vous êtes là, mon cher, donnez-vous seulement la peine d'entrer... »

    Comme tous les grands camés, on devine à ses yeux voilés d'une mince pellicule brillante et lisse comme une couche de vernis incolore, à sa voix mal posée, chevrotante, on devine que ce type sur le lit poussé contre le mur de la chambre numéro 5 du Carlton Hotel a disparu depuis longtemps de sa propre surface; il ne reste de lui, déformée par les vapeurs de la bière, que cette image un peu floue d'une charogne pathétique au milieu des draps souillés, tout juste cette silhouette sur une photo jaunie tirée d 'un vieux film ridicule des années trente — aventures bhara- tides, histoires de ventilateurs et de choléra, de crépuscules fiévreux et de whiskies sifflés sous la véranda, un petit rôle pour Mélanie, cinq ans plus tôt - une caricature d'épave exotique grafittant ses obsessions au mur des chiottes d un bar oublié... Élocution affectée et précieuse, manières sarcastiques de vieille tante, sa voix prend des tons métalliques dans les aigus...

    « Hé toi, écoute ! intervient le nègre, agitant une main squelettique en direction de Don Juan. Tu vois ce vieux clown déglingué ? C'est un des derniers héros. Le sauveur de

  • Puis il reprend son chemin, il traverse le crépuscule, et continue toute la nuit vers le nord, le regard fixé sur le grand flamboiement à l'horizon, tandis qu'il marche au milieu d'une haie d'épaves rougeoyantes de silhouettes humaines enchevêtrées, certaines encore vivantes, agitant vers lui des bras couverts de plaques incandescentes.

    Au petit matin il s'arrête un moment, pour s'envoyer encore une giclée de Thanat et deux ou trois comprimés de dexédrine avec une grosse boulette d'opium, et un peu plus loin encore, comme les premières lueurs rosées percent le moutonnement de fumées noires à perte de vue, il s'arrête à nouveau auprès d'un hangar de planches et de tôle ondulée. Il parlemente un moment avec un type à moitié nu, au pagne retroussé en barboteuse; quand il enlève ses lunettes fumées l'autre a un mouvement de recul à cause de la lumière rouge dans ses yeux; Don Juan secoue la tête, il rigole et remet ses lunettes. Il retient l'homme par le bras et lui tend une grosse boulette de résine noire enveloppée dans une feuille de bananier en lui désignant une pile de petits bidons carrés de cinq litres. La silhouette mince en pagne hoche la tête... « Okay Tikhay... »

    Paysage terminal de ruines hérissant la plaine brûlée... On entend au loin monter par bouffées le chant aigre des flageolets, un battement de tambours...

    C'est un grand banyan dressé avec son entrelacs de racines au-dessus d'une margelle ronde de pierre où des batonnets d'encens laissent monter de minces volutes blanches parfumées...

    Plus fort, le vacarme lointain des flûtes et des tambours, comme le vent du matin soulève des relents de chair grillée et des nuages de terre ocre poudroyante; il balaie les fumees et découvre un alignement de bûchers à moitié consumés... Des corbeaux sautillent de l'un à l'autre, ils picorent les lambeaux de chair au milieu des braises.

    Don Juan regarde longuement les lignes rouges et blanches tracées sur l 'écorce à la pâte de santal et de vermillon; il éclate d'un rire de femme soûle en entendant monter plus fort la plainte de la flûte; il pousse encore un coup léger sur le piston de la seringue attachée à son avant-bras et cueille la guirlande de fleurs au cou de la petite statue de la Déesse nichée entre les racines géantes...

  • Il rit plus fort quand l'essence coule sur son front, ses épaules, ruisselle sur son visage au point de le faire suffoquer, son sexe jaillit de son pantalon, éjaculant des giclées d'étincelles.

    Et l'allumette s'enflamme du premier coup.

    CouverturePage de titreCHAPITRE PREMIERCHAPITRE II