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    Le courant spectral franais, Autour de la musique de

    Grard Grisey et de Tristan Murail

    Paru en allemand sous le titre

    Grisey, Murail und die Spectralismus

    dans la revue Musik und

    sthetik, 6 Jahrgang, Heft 21-21, januar 2002, Klett-Cotta, Stuttgart

    La musique spectrale dfinit en France un des principaux courants de la cration musicale

    contemporaine, depuis le milieu des annes soixante-dix, spcialement illustr par les productions

    de Tristan Murail et de Grard Grisey. Afin de cerner sa spcificit, nous avons choisi d'tudier la

    notion scientifique et musicale de spectre, situant ce courant dans une dmarche plus gnrale de

    modlisation du musical sinspirant de mthodes scientifiques danalyse et de resynthse du sonore.

    La notion musicale de spectre a t tire du concept scientifique du mme nom, relatif

    lanalyse du contenu frquentiel dun son. Concernant le signal, Curtis Roads propose une

    dfinition gnrale du spectre comme tant la mesure de distribution de lnergie du signal en

    fonction de sa frquence, spcifiant que le rsultat de toute analyse spectrale, sauf tests particuliers,

    est une approximation du spectre rel, et quil serait plus juste de parler destimation spectrale,

    plutt que danalyse spectrale.

    Si Isaac Newton (1642-1727) fut au dix-huitime sicle le premier utiliser le terme de

    spectre pour dcrire la frquence des bandes des couleurs travers un prisme de verre, cest Joseph

    Fourier (1768-1830) qui, en exposant les lois mathmatiques de sa "Thorie analytique de la

    chaleur" formulera les quations qui jusqu' nos jours contribuent analyser le contenu frquentiel

    du son. Usant de sries trigonomtriques pour exprimer la propagation de la chaleur dans un solide

    rectangulaire infini, Fourier note que son expression analytique finie se dcompose en une srie demouvements simples, et tire de son analyse des thormes qui rsolvent les questions qui se sont

    leves sur l'analyse de Daniel Bernoulli dans le problme des cordes vibrantes. Il apporte ainsi

    les premiers lments de modlisation du son, permettant de rduire le contenu d'une onde sonore

    en une srie de sinusodes, sinus et cosinus, fusionnant par addition, la relation de rapport entier

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    entre les frquences donnant des sons "harmoniques". Lanalyse de Fourier sera connue sous le

    terme danalyse harmonique, au sens mathmatique. De nos jours, la transforme de Fourier rapide

    (Fast Fourier Transform, F.F.T.), associant une fentre temporelle la transforme classique de

    Fourier, exploite dans les domaines les plus diverses de la modlisation numrique, ou bien encoreles dveloppements de la thorie des ondelettes, restent fondes sur l'environnement de calcul

    promu par Fourier.

    Georg Ohm (1789-1854) appliquera la thorie de Fourier aux signaux acoustiques, tentant

    de comprendre leur rception par loreille humaine.Herman von Helmholtz (1821-1894), sinspirera

    de ces travaux. Helmholtz diffrencie les sensations auditives, opposant le bruit au son musical. Le

    son musical est selon lui un phnomne priodique stable, dont les proprits ne varient pas, tandis

    que le bruit est instable, irrgulier et non priodique. L'intensit, la hauteur et le timbre (Klangfarbe)

    apparaissent alors comme ses principaux constituants. L'intensit est relative l'amplitude de la

    priode (cycle de vibration), la hauteur est relative la frquence priodique du son fondamental, et

    le timbre relatif aux composantes harmoniques ou sons partiels formant la vibration, ce que

    Helmholtz va exposer longuement, en dmontrant par exprimentation la valeur de l'analyse de

    Fourier applique au phnomne vibratoire musical. La notion de dure est exclue de ces proprits

    de diffrenciation du son.

    La reconnaissance du timbre doit se tenir l'analyse de l'intensit des partiels constituant la

    srie harmonique du son. Helmholtz note que les caractristiques permettant d'identifier le son

    rsident galement dans son dbut et sa fin, notamment lattaque, affirmant cependant que pour la

    musique, on ne doit considrer que les sons entirement uniformes, et ne s'attacher quau caractre

    harmonique de leur entretien. La "portion musicale" des sons simples est exemplaire dans le cas de

    la flte ou du violon, dont il reconstitue graphiquement la forme donde en dents de scie.

    Helmholtz tire de l'observation des jeux de fourniture enrichissant les sons graves des

    orgues la dmonstration de la fusion du son fondamental, entendu comme hauteur, avec des

    partiels, dont lamplitude dcrot dautant quils sen loignent. Ainsi, quant aux perspectives d'uneventuelle synthse du son, il conseille au musicien de concevoir les sons imiter sur le modle des

    jeux de fourniture. Il imagine mme un procd de synthse des voyelles, avec, pour gnrer

    chaque partiel sinusodal, un diapason. Sont ainsi poss les principes de la synthse additive.

    Saccordant avec lesthtique musicale tonale, lapproche analytique dHelmholtz favorise le

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    domaine frquentiel du son, au dtriment du temporel, ainsi quune conception du son ondulatoire

    plutt que corpusculaire.

    Les dveloppements scientifiques et technologiques du vingtime sicle invalideront

    cependant une partie de cette conception.Les expriences de Pierre Schaeffer en France feront, entre autres, valoir limportance des

    transitoires, notamment celle de lattaque dans la reconnaissance des timbres.

    Iannis Xenakis avancera quant lui le potentiel d'une approche granulaire du son.

    Dans les annes soixante aux Bell Laboratories, lquipe de Max V. Mathews testera sur

    ordinateur le potentiel limit de la synthse additive, partir de donnes tires de lanalyse

    harmonique, et Jean-Claude Risset y dfinira, travers son tude des sons de cuivres, une nouvelle

    mthode prenant en compte lvolution temporelle de chaque partiel. Lapproche spectrale du

    phnomne sonore et musical, associant la description du timbre, directement hrite du dix-

    neuvime sicle aura cependant t exploite au moins par Karlheinz Sockhausen, suite son

    exprience avec la musique lectronique, manipulant le modle de la synthse additive grce aux

    premiers synthtiseurs analogiques, dans les studios de Cologne, cr en 1953. Un processus

    acoustique priodique dont la phase fondamentale contient des maxima d'intensit de grandeur

    diffrentes ne s'appelle plus, pour tre prcis un son, mais une sonorit, un spectre.

    Les donnes prsentes par le sonagraphe, instrument cr dans les annes quarante aux

    Bells Labs dans le cadre de la recherche sur la parole, (on parlait alors de parole visible), bien

    quajoutant une illustration de lvolution temporelle des partiels, seront galement traites par les

    musiciens daprs lhritage pistmologique hrit du XIXe sicle. Ainsi lcrit lacousticien

    franais mile Leipp, assimilant la notion de son partiel fusionnant au sein dun spectre la notion

    de note dans le contexte dun accord : Ce document est une vritable partition musicale

    comportant exactement les renseignements que lon trouve sur la partition classique, avec cette

    diffrence toutefois quil est possible de mesurer avec prcision la frquence et la dure de chaque

    note, ainsi que son volution dynamique. Moyennant un certain apprentissage, on peut lire et siffler

    directement cette partition. On peut mme poser par dessus une vritable porte dessine sur calque

    transparent, ce qui simplifie encore les choses.

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    Linfluence des recherches dmile Leipp dans son laboratoire de la Facult des Sciences de

    Jussieu Paris, accueillant de nombreux jeunes scientifiques, luthiers, interprtes et compositeurs

    ds le dbut des annes soixante, complte aussi bien par lenseignement de Stockhausen Darmstadt que par la frquentation de la classe de Messiaen au Conservatoire de Paris, fut

    manifeste pour la jeune gnration de l'poque, alors que ds la fin des annes soixante-dix, lIrcam,

    avec pour conseiller scientifique Max Mathews, et directeur de recherche pour le dpartement

    ordinateur Jean-Claude Risset, transfrera Paris le savoir circulant outre-atlantique entre les Bells

    labs et Stanford.

    Avant daborder la musique de Murail et de Grisey, il nous semble utile dclairer

    galement le contexte musical et institutionnel de la gnration qui fut celle de lensemble de

    lItinraire, gnralement associe au courant spectral.

    Laissant de ct les questions de matriau qui staient trouves au cur des problmatiques

    des compositeurs post-sriels, cette gnration a eu vent de la musique de Ligeti (Atmosphres,

    Lontano), de celle de Xenakis (Metastasis, Pithoprakta), des longues uvres de lAmricain

    LaMounte Young, du Stockhausen de Stimmung, ou encore du mythique Scelsi, que certains

    pensionnaires de la Villa Mdicis ont pu frquenter Rome.

    La cration de lensemble de lItinraire concide en 1973 avec le vide laiss par la

    dissolution duDomaine Musical, juste avant la cration de lIrcam par Pierre Boulez.

    Des uvres de compositeurs ayant en commun lappartenance une gnration montante,

    plutt qu une esthtique commune, sont annonces pour les premiers concerts (dont Philippe

    Hersant, Yoshihisa Tara, Marcel Goldmann et Michel Levinas). LItinrairese distinguera pour

    une large place donne la musique lectronique en temps rel (live electronic), favorisant une

    collaboration active entre les interprtes et les compositeurs, dans un cadre, au moins pour les

    premires annes, pratiquement autogr par ses membres. Ds 1979, les changes avec lIrcamseront constants.

    Des compositeurs trangers sont accueillis

    : lquatorien Mesias Meguashca, les Allemands

    Yohann Fritsch, Jens-Peter Ostendorf, lAnglais Jonathan Harvey, ou encore le Canadien Claude

    Vivier, tous forms de prs ou de loin chez Stockhausen.

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    Parmi les Franais, quelques personnalits mergent tels Roger Tessier, Michel Levinas,

    Hugues Dufourt, Grard Grisey et Tristan Murail. Tessier et Levinas ont en commun lexploitation

    de la thtralit du son instrumental et mixte, Levinas, attir par lesthtique du son sale, ne trouvera

    aucun intrt des musiques de processus ou des systmes prnant l'analyse intrinsque du sonpour gnrer une forme. Hugues Dufourt, philosophe et compositeur brillant, fournira avec

    Saturne, pour ensemble instrumental, instruments lectroniques et six percussions, sa principale

    contribution lensemble de lItinraire. Fascin par les clairs-obscurs et les fonds sombres de la

    peinture ancienne autant que par la dialectique du son usin, il sera le thoricien de la musique

    spectrale dont il fixera le terme gnrique dans un article initialement paru dans un programme de

    concert de Radio-France, et rgulirement rdit. Qui de Dufourt ou de Murail fut le premier

    utiliser lexpression

    musique spectrale

    , afin de dcrire une musique fonde sur lanalyse

    scientifique du son musical

    ? C'tait dans l'air du temps o Grard Grisey projetait son cycle des

    Espaces acoustiques, expression celle-ci strictement musicale du projet spectral.

    Notre modle, cest le son, crivait Grard Grisey, reprenant un discours dj prsent au

    cours du vingtime sicle, notamment chez Edgar Varse. Lusage musical du spectre va ainsi

    apparatre des fins de modlisation du sonore et du musical.

    Pourquoi crire telle note plutt que telle autre ? Etait-ce une manie issue d'habitudes auditives et

    culturelles ? Instinctivement je cherchais des rponses. Lorsque Mozart crivait un accord en do

    majeur, il savait exactement pourquoi, car cet accord avait une fonction et son criture reposait sur

    un langage harmonique cohrent. Quant moi, j'avais l'impression d'avoir accumul une certaine

    quantit de connaissances, mais aussi beaucoup d'habitudes et de tabous. L'tape suivante fut une

    rflexion partir des donnes de l'acoustique et le dsir trs naf et utopique de jeter les bases d'un

    langage musical cohrent.

    La structure spectrale donne par lanalyse harmonique, sera communment comprisecomme proche de la notion pistmo-musicale daccord, ou dagrgat de hauteur, dans un rapport

    ambigu entre timbre et harmonie ; elle apparatra point pour Grard Grisey comme lment de

    langage musical, comme objet, pour architecturer des espaces sonores.

    Suivant chronologiquement Drives, pour deux groupes d'orchestre dont les dernires

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    minutes font dj usage d'un spectre que le temps manipule, drive et transforme, le cycle des

    Espaces acoustiquescomporte :

    - Prologuepour alto seul (1976) ;

    - Priodespour 7 musiciens (1974) ;- Partielspour 16 18 musiciens (1975) ;

    - Modulationspour 33 musiciens (1976-77) ;

    - Transitoirespour grand orchestre (1980-81) ;

    - piloguepour grand orchestre et 4 cors solo (1985).

    Au sein du cycle est exploit un spectre du mi grave dun trombone. A notre connaissance,

    le document spectrographique correspondant na jamais t publi. Le seul exemple donn par le

    compositeur est un mme mi la contrebasse. Les frquences justes, non tempres sont

    approximes au 1/4 ou au 1/6 de ton prs, pour des questions d'interprtation. Les valeurs

    damplitude des partiels sont absentes. Ce spectre, ou plutt cette srie harmonique sera exploite

    dans Priodes pour ses rangs impairs l'exception du rang 2, pour des raisons d'efficacit, vu

    leffectif instrumental et pour viter les redondances de hauteurs octavies. Elle vaudra dans sa

    totalit pour Partiels, pour Prologue, dcline de faon mlodique, et apparatra en tant que

    distribution de hauteurs accessoire dans l'ensemble du cycle. Le spectre ici n'est qu'une structure

    abstraite prsentant des frquences destines fusionner. La hauteur est comprise comme une

    abstraction, assimile la frquence fondamentale du son, servant une pense harmonique

    gnrative de timbre. On remarque sous la srie harmonique une chelle priodique dtermine de

    faon arbitraire par le compositeur ; celle-ci sera utilise au long de la pice afin de gnrer des

    valeurs de dure, et/ou de priodicit dans la recherche d'une cohrence entre la priodicit

    temporelle et la distribution des hauteurs. Ce procd, consistant tirer les proportions dune

    chelle temporelle daprs les lments dune analyse frquentielle, complte de faon artificielle

    labsence de dimension temporelle porte par celle-ci

    ; sil rappelle certaines techniques post-srielles, il est mettre en relation avec le potentiel de connectivit entre les dimensions du musical,

    induit par la tentative danalyser et de synthtiser les donnes du sonore, dans le contexte de la

    composition.

    Priodes est fonde sur un rythme formel cyclique assimilable la respiration humaine

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    (inspiration, expiration, repos), ainsi que nous l'indique le schma des notes d'excution en dbut de

    partition. A chacun des quatre passages de repos, un spectre harmonique est dispos, tandis que

    l'inspiration est lie l'inharmonicit et au bruit.

    On sait combien Grard Grisey a soign le domaine temporel de la musique, quil pensaitcomme le devenir des sons. Son article Tempus ex machina, et sa pice du mme nom, pour

    six percussions, attestent de sa haute conscience du temps musical. Grisey rvait dun temps

    valeur

    chronotrope

    , tendant lhypnose, et ne laissant que peu de repres la conscience, afin

    de jouer sur les aspects liminaux, transitoires et diffrentiels de la perception de la musique.

    Sinspirant largement dides diffuses en France par Abraham Moles, sur la thorie de

    linformation, il tentera dlaborer une chelle des degrs de pr-audibilit quil comparera dailleurs

    au Vern-derungsgradde K. Stockhausen, pour mieux composer le temps perceptible, graduant les

    divers degrs de la priodicit, de la rugosit des intervalles, de lharmonicit des timbres, de lordre

    au dsordre, de la dtente la tension.

    On trouve dans la pice Tempus ex machina, pour six percussions de nombreux exemples

    de progressions arithmtiques, harmoniques, par incrmentations et dcrmentations, appliques

    aux changements de tempi, aux enveloppes temporelles, aux chelles de nuances, mettant en temps

    les structures sonores propres aux percussions.

    Ces chelles temporelles tout fait arbitraires pourront tre comprises comme des sortes de

    canevas, cartes virtuelles des domaines de temps permettant des choix propres au compositeur pour

    graduer le devenir du sonore entre la microforme et la macroforme, afin de servir le flux musical,

    pour une esthtique de la continuit. Cette exploitation des chelles du temps permettra en tout cas

    de complter laspect strictement hors temps de la structure spectrale, produit du domaine

    frquentiel.

    Ds lors, lobjet sonore, incarn par le spectre, est mis en temps, par le processus, qui de

    faon continue, gre son devenir. La notion de processus apparatra ainsi comme llment de

    langage complmentaire lusage du spectre, le compositeur rationalisant son discours enassimilant objet sonore et processus en une seul et mme objet, mais voluant des temps

    diffrents.

    Dans Partiels, le processus consiste ainsi transformer en onze tapes, ou "degrs de

    changement", l'objet sonore harmonique du dpart en un son inharmonique comprenant en dernire

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    tape une zone formantique de partiels dans les graves, et modifier l'enveloppe temporelle, comme

    inverse. A partir du chiffre 12, le spectre est gnr par un modulateur en anneau imaginaire, ayant

    pour fonction de gnrer une distribution spectrale artificielle partir de deux frquences produisant

    un troisime son diffrentiel. Si le son diffrentiel est du domaine sous-audio (moins de 20Hz), deslments rythmiques peuvent tre gnrs. Dsormais, la distribution frquentielle donne par le

    spectre est traite comme une srie de valeurs, porteuses de directionalit aussi bien relative la

    qualit du timbre, qu celle du temps. Le compositeur pourra ainsi gnrer des "auras" de sons, de

    nouveaux objets sonores aux zones formantiques et aux degrs d'harmonicit en fonction de

    l'objectif directionnel du processus (vers le grave, vers l'aigu, vers l'harmonicit, vers

    l'inharmonicit, vers le puls, vers le lisse, etc.). Le spectre devient ainsi une sorte de champ

    fonctionnel, ide quvoqueront chacun de leur ct Tristan Murail ou Hugues Dufourt. Perdant

    son caractre original produit de lanalyse frquentielle dun son, le spectre sautonomise en

    devenant spectre imaginaire, porteur de sa propre fonctionnalit. Grisey tire de cette technique

    "l'ombre du son", renforant l'harmonicit d'un son, quand les sons diffrentiels obtenus sont

    multiples de la srie harmonique en jeu, ou au contraire, produisant l'ombre par ajout de nouveaux

    plans harmoniques ou inharmoniques. Cette technique que Grisey compare avec l'ombre porte est

    l'origine deJour, contre-jour(1978-79) et de Sortie vers la lumire du jour, uvres fondes

    sur un seul processus morpho-temporel excluant une quelconque ncessit dialectique entre

    harmonicit et inharmonicit, telle que lon peut en trouver dans les pices prcdentes. Elle est

    galement prsente dans Modulations, comme dans l'ensemble des pices ultrieures Partiels,

    prcisment parce qu'elle permet de dpasser cette mise en dialectique primaire de l'harmonicit et de

    l'inharmonicit, souvent alli au couple tension / dtente.

    Grisey matrise alors un outillage conceptuel dpassant la question de l'objet sonore, en tant

    que structure spectrale distribuant les hauteurs, qui, bien que toujours prsente dans les uvres

    ultrieures, est mise au second plan, la primeur tant donne aux questions d'articulations

    temporelles lies aux vitesses du temps. Le timbre, port par le spectre et mis en temps par lesprocessus, apparat comme produit de la synthse instrumentale, calque sur le modle de la

    synthse additive tout en intgrant lorchestration, et visant plus ou moins la fusion selon certaines

    qualits : harmonique, inharmonique, faisant valoir tel type de registre, de formant, d'quilibre de

    l'image sonore synthtise et despace acoustique continuellement transform par le traitement

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    temporel. Ceci pourra se vrifier dans les uvres ultrieures aux Espaces acoustiques, dont Talea

    (1986), le Temps et l'cume (1988-89), fonde sur les diverses chelles du temps des tres

    vivants, et bien sr dans Vortex Temporum (1994), traitant aussi bien un objet sonore dont la

    structure est d'origine spectrale, qu'un fragment de citation d'un arpge de Daphnis et Chlo deRavel. Transformant le fragment de Daphnis et Chlo, le compositeur dclare avoir fait usage

    d'une forme d'onde sinusodale pour le premier mouvement, d'une forme donde carre pour le

    second et d'une onde en dent de scie pour le troisime. Le rsultat sonore n'a que peu en commun

    avec la ralit acoustique de telles formes d'ondes et de leurs modulations ; l'extrme rigueur, il

    pourrait parfois s'apparenter l'usage d'un L. F. O (Low Frequency Oscillator), modulant la

    frquence d'une forme d'onde complexe imaginaire correspondant l'arpge de Ravel. Grard

    Grisey a, selon nous, utilis ces oscillations comme des fonctions graphiques exprimant des

    dimensions spatio-temporelles, objets au potentiel polymorphique, comme autrefois les courbes

    mlodiques de Prologues appliques diverses pices du cycle des Espaces acoustiques,

    lments de langage pouvant tre exploits de diverses faons, selon le contexte potique.

    Ici, les objets conceptuels sautonomisent, tant porteurs de ce quon pourrait appeler la

    connectivit entre les dimensions quils grent. Grisey, partant du projet simple de composer de

    faon synthtique la musique daprs son modle -le son-, a su transfomer son outil principal,

    initialement incomplet qutait la notion musicale de spectre, en le connectant aux chelles du temps

    musical, pour gnrer des espaces acoustiques. Cette notion despace acoustique, ou autrement dit

    despace sonore, qui ne peut exister sans sa dimension temporelle, a t pourtant occulte par le

    terme de musique spectrale, qui semble bien avoir frapp les imaginations. Vous avez dit spectral?

    demandait parfois Grard Grisey, vaguement agac

    Sables (1974), pour 7 instruments est pour Tristan Murail loccasion dapprofondir les

    structures mmes du son, afin d'y ressaisir les lments du musical. Des accords disposs comme

    des spectres y font discrtement leur apparition, sous l'influence peut-tre de Drives de Grard

    Grisey.

    La prsence de plans sonores continus, renforcs par les textures granuleuses joues par les

    percussions, tels des flux, trs inspirs de l'lectroacoustique, et dont la partition visualise

    clairement les cross-fades, se retrouvera dans les pices qui suivront.

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    Murail dfend alors une "mthode synthtique", inspire dailleurs de l'coute du son de la

    musique pop, dont la richesse de timbre justifie la pauvret des structures harmoniques et

    priodiques.

    On ne peroit pas des objets absolus, mais des relations entre les choses, des

    diffrences. Ma musique n'est pas compose d'objets sonores juxtaposs, de sections successives,mais de changements. C'est le changement, sa nature, sa vitesse, etc., qui sont composs, et qu'il

    faut couter. Il s'agit d'une conception dynamique de la musique. (...)

    Le systme harmonique utilise les seuls points de rfrence objectifs et "scientifiques" qui

    sont les rsonances naturelles et le bruit blanc, symbolis par le cluster. La trame harmonique qui en

    rsulte est elle aussi en volution permanente : il n'y a pas un moment donn une harmonie, mais

    un processus de transformation harmonique qui est en cours.

    Les points de rfrence "objectifs" et "scientifiques" sont fonds sur la description

    scientifique du son, sur son analyse spectrale dans le contexte pistmologique que nous avons

    prcdemment dcrit.

    Tristan Murail utilisera souvent des structures spectrales sans rfrence leur origine

    instrumentale, mais pour leur potentiel de gnration synthtique dagrgats de hauteurs, pouvant

    porter des qualits de timbre, entre harmonicit, et inharmonicit, mettant en valeur certaines zones

    formantiques, se transformant de faon dynamique par un traitement temporel l encore externe.

    Ainsi, le dbut de Dsintgrations pour ensemble instrumental et bande magntique, prsente

    l'exploitation temporelle d'agrgats de hauteurs tires de l'analyse spectrale de sons de piano

    fractionns amens fusionner en un seul objet.

    La pratique du studio lectroacoustique fournira par ailleurs au compositeur de nombreux

    modles de processus temporels, quil appliquera ensuite au domaine instrumental. Ainsi, Mmoire

    - rosion (1975) pour cor et neuf instruments, simule instrumentalement un processus

    lectroacoustique classique, celui de la boucle de rinjection qui structure lvolution temporelle dela pice, jusquau "clic" de fin produit par l'enfoncement du bouton "stop" du magntophone

    LesTerritoires de loubli, pour piano, prsentent de beaux exemples de matrise temporelle

    de la rsonance du son mls des procds d'criture intgrant de faon locale l'cho, le

    ralentissement, l'acclration, la transformation des agrgats sonores par filtrage de leurs valeurs de

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    hauteurs et dintensit.

    Dans Ethers (1978), pour 7 instruments, lvolution dagrgats de hauteurs tirs du

    principe de la modulation en anneau gnre luvre par succession de vagues, temporellement

    gres par une courbe graphique. Dans les Courants de l'espace (1979), pour ondes Martenot,modulateur en anneau et petit orchestre, la structure harmonique de l'uvre, exacerbant le seuil de

    l'harmonicit et du timbre sera encore une fois gnre par lalgorithme de la modulation en anneau.

    Dans les Treize couleurs du soleil couchant, pour cinq instruments et dispositifs lectronique ad

    lib., des sons gnrateurs la clarinette et la flte, exploitent galement ce type dalgorithme pour

    faire driver les textures fusionnantes et ambigus entre timbre et harmonie.

    Tristan Murail a particulirement exploit le modle de la synthse par modulation de

    frquence, dvelopp par John Chowning, et dont le procd rappelle celui de la modulation en

    anneau. Le principal intrt de cette mthode de synthse, parfois dite globale, est le nombre rduit

    de ses paramtres, pour contrler un rsultat spectral extrmement riche: au minimum, la frquence

    dune onde porteuse, celle dune onde modulante, et un index de modulation dterminent le contenu

    spectral, harmonique ou inharmonique, selon que les rapports entre les frquences porteuses et

    modulantes sont entiers ou non. Dans les algorithmes utiliss en synthse numrique, des variations

    damplitude / temps sont gnralement associes aux formes dondes, voire lindex de

    modulation. En fait, comme dans le cas du modulateur en anneau imaginaire utilis par Grisey dans

    Partiels ou par lui-mme dans les uvres cites prcdemment, Murail ne sen tiendra quau

    premier niveau de gnration des frquences de lalgorithme, faisant abstraction des valeurs

    damplitude de chacun des partiels, et du recours aux courbes des fonctions de Bessel, qui grent

    ces amplitudes, selon la valeur de lindex de modulation.

    L'algorithme dont sont tirs les agrgats dans le cas de Murail est le suivant:

    Soit une frquence porteuse p, une frquence modulante met un indice de modulationi.

    Si i= 1, on obtient les sons rsultants diffrentiels et additionnels suivants: p,p +m, p - m.

    Si i = 4, on obtient : pp + m, p - m

    p + 2m, p - 2m

    p + 3m, p - 3m

    p + 4m, p - 4m

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    Murail ne retient donc que des valeurs constantes de porteuse, de modulante et dindex de

    modulation, produisant des valeurs additionnelles ou diffrentielles.

    Marc-Andr Dalbavie, considre l'usage de ce mode de gnration de hauteurs, import de

    la musique sur ordinateur, comme

    l'algorithme idal pour structurer les relations harmoniques

    entre les hauteurs en fonction de la fusion sonore.

    Gondwana, ainsi que Dsintgrations fournissent de nombreuses illustrations dun

    procd qui, avec peu de paramtres, permet de contrler finement le degr dharmonicit des

    agrgats de hauteur constituant les accords ou les profils mlodiques des pices. Lobjet spectral en

    tant qulment de langage touche ici son objectif, de la mme manire que chez Grard Grisey :

    matriser les dimensions multiples dun champ liant de faon ambigu, hauteur, harmonicit et

    timbre, excluant implicitement les dimensions temporelles. Gnrant les agrgats de hauteurs grceau contrle global offert par la synthse par modulation de frquence, lobjet sautonomise et se

    dmarque de la notion premire du spectre, transfert vue dun spectrogramme.

    Aprs Dsintgrations, matrisant loutil spectral, Tristan Murail, autant que Grisey

    sattachera aux autres chelles du musical, celles des articulations morpho-temporelles. Allgories

    (1989) pour ordinateur Macintosh, synthtiseur TX-816, petit ensemble, drive toutes ses

    structures, harmoniques, mlodiques, temporelles, du geste musical d'ouverture. Srendib

    (1991-92), crite partir de cinq ondes de dures diffrentes, volue avec l'tirement et la

    compression du son, avec le recours des procds fractals appliqus aux dimensions formelles et

    aux intensits. Dans La barque mystique(1993), des valeurs fractales sont galement appliques

    aux hauteurs.

    L'esprit des Dunes intgre des matriaux htrognes, chant khmi et guimbarde de

    Mongolie. Luvre rejoint d'une certaine faon Voxtex temporumde Grard Grisey.

    Dans le Partage des eaux (1996),l'objet sonore complexe qui constitue le matriau de base

    est tir de l'enregistrement des premiers instants d'une vague dferlante sur le rivage, dcoupe en

    multiples chantillons, dont seuls les lments les plus sensibles la perception ont t retenus. La

    complexit de la structure chaotique ainsi produite a t ensuite orchestre aux bois, et aux sonorits

    les plus aigus de l'orchestre.

    Bois flotts exploite galement des sons de vague et de houle, dont les caractristiques les

    plus prgnantes ont t extraites et resynthtises grce au logiciel Audiosculpt/SVP et

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    lenvironnement de programmation Open Music, fournissant la base de l'criture instrumentale.

    Murail effectue des tirements temporels de trames harmoniques. Des sons crass de violoncelles

    sont ainsi extraits, analyss, traits, transposs, ralentis, tirs, jusqu' donner une sorte de son de

    gong. La technique d'hybridation est galement utilise, manipulant en particulier un son detrombone. Le rsultat est porteur d'un flux sonore d'une belle nergie, en perptuelle mtamorphose.

    Murail rejoint ici des problmatiques qui dpassent de loin l'esthtique de la premire

    musique spectrale. Sans aucun doute, la dmarche spectrale fut pour lui une tape ncessaire, en vue

    d'une synthse instrumentale, mixte, puis gnrative d'articulations formelles, analyse/resynthse

    transformationnelle, dirait Horacio Vaggione. Une dmarche qui amne dpasser les dimensions

    rductrices de l'criture musicale traditionnelle que les technologies de l'enregistrement, de l'analyse

    et du calcul numrique, ainsi que des interfaces de programmation homme-machine, rendent

    dsormais obsoltes.

    A Paris, partir des annes quatre-vingt, de jeunes compositeurs ont souhait se former

    auprs de Tristan Murail et de Grard Grisey, recherchant un complment ncessaire

    lenseignement acadmique. Certains de ces jeunes, tels Philippe Hurel, Marc-Andr Dalbavie, ou

    les Finlandais Magnus Lindberg et Kaija Saariaho, galement accueillis dans les murs de lIrcam

    ont fait leur un certain hritage du spectralisme. La conception des outils logiciels mis leur

    disposition, tels Chant et Forme a contribu poursuivre la dmarche spectrale dans une

    problmatique entre lobjet spectral et le processus temporel. Encore de nos jours, le logiciel de

    programmation oriente objet Open Music,hriti de la ligne des logicielsPatchwork, Esquisse et

    Forme, met en valeur cette problmatique.

    Un acquis du spectralisme rside certainement dans la qualit gnrale du son orchestral,

    intgrant rsonance et fusion, d lcriture non tempre, ainsi qu lorchestration des agrgats de

    hauteur relativement quilibrs par les procds de gnration spectrale, respectant, tout en les

    repoussant, les limites du jeu instrumental. Lambigut du rsultat esthtique est cependant parfoismanifeste, notamment chez les mules, porte par lexploitation de lharmonicit du son, autant que

    par les automatismes dune pense harmonique dorigine acadmique bien quantifie par les

    processus calculs sur ordinateur, et orchestrs avec soin.

    A notre sens, la dmarche spectrale sintgre dans une volution gnrale qui, dsormais

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    assiste par les environnements logiciels, favorise lanalyse, la modlisation et la connectivit entre

    ses objets pour une approche analytique, synthtique et transformationnelle de la composition

    comprise comme un acte de programmation. Pour complter lanalyse du phnomne sonore et

    musical au-del de lanalyse spectrale, il serait bon de dvelopper des outils danalyse syntaxiquedu son qui donneraient pour rsultat des lments concernant les articulations temporelles du son

    musical, dans une perspective, pour ainsi dire, de composition oriente objet. Lhritage spectral y

    trouvera peut-tre le secret de son devenir.

    A un niveau plus gnral, ltude de la notion scientifique et musicale de spectre implique la

    question des rapports de correspondance entre science et art, la tentative danalyser et de modliser

    le son musical se trouvant en Occident, depuis la nuit des temps, lintersection des deux

    domaines, et tant de nos jours porte par le dveloppement scientifique du linformatique. A ne

    pas confondre avec des formes triviales de scientisme, la recherche et la prise de connaissance dans

    le domaine scientifique par le musicien a lieu, nous semble t-il, lorsque des lments de langage,

    objets, concepts, ncessitent dmerger, sans que la thorie musicale prexistante la potique soit

    capable den fournir correctement lexpression. Ce fut le cas pour la notion de spectre dans la

    musique franaise, afin dexprimer ce que lon aura compris au vingtime sicle comme relevant du

    timbre, et que le vingtet-unime sicle devra sans doute complter et dpasser, au bnfice des

    dimensions perceptives et temporelles.