Le complexe pompéien du Champ de Mars au IV e siècle, témoin … · 2014. 10. 8. · celui du...
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Sophie Madeleine« Le complexe pompéien du Champ de Mars au IVe siècle, témoin de la réappropriation idéologique Julio-Claudienne »
Schedae
, 2007, prépublication n°6, (fascicule n°1, p. 81-96).
Schedae
,
2007
Le complexe pompéien du Champ de Mars au IV
e
siècle, témoin de la réappropriation idéologique Julio-Claudienne
Sophie Madeleine
Ingénieur de recherche, Centre Interdisciplinaire de Réalité Virtuelle (CIREVE)
Université de Caen Basse-Normandie
La journée d’études « Héritages et traditions encyclopédiques dans l’Antiquité tardive »
est intéressante sous plusieurs aspects mais c’est le choix chronologique qui nous a motivée :
celui du Bas-Empire qui marque, dans le cas de Rome, la charnière entre l’empire païen et
l’empire chrétien. Le IV
e
siècle est une époque riche, déjà privilégiée par P. Bigot et I. Gismondi
qui l’ont choisie pour leur évocation en plan relief de la Rome antique
1
. Le règne de Cons-
tantin marque l’apogée monumental de la Ville et l’avantage de ce choix est que l’on travaille
sur la dernière strate archéologique de l’Antiquité,
a priori
la mieux conservée, et qu’il est
possible de se pencher sur des bâtiments tardifs emblématiques de Rome, comme la basi-
lique de Constantin, encore bien préservée.
Cette communication est peut-être un peu en marge de la tradition encyclopédique
stricto sensu
, mais notre problématique rejoint celle de cette journée d’études : nous allons
nous intéresser à la transmission architecturale d’un complexe construit au I
er
siècle
a. C
.,
pour voir comment il a évolué jusque sous l’Antiquité tardive. Dans quelle mesure l’état du
IV
e
siècle garde-t-il la mémoire d’un bâtiment tel qu’il avait été conçu cinq siècles auparavant ?
Les innovations apportées au cours des restaurations ont-elles bouleversé l’organisation
architecturale de l’ensemble ou l’héritage est-il scrupuleusement maintenu ? Bien plus qu’un
simple état des changements intervenus jusqu’à cette période charnière de l’histoire, cette
communication vise à montrer comment le complexe pompéien du Champ de Mars, cons-
titué du premier théâtre en pierre de la Ville (le théâtre de Pompée), d’un temple à Vénus
Victrix
, d’un portique abritant des œuvres d’art et d’une curie, a été l’objet de réappropria-
tions idéologiques qui en modifient radicalement la lecture dans son état du IV
e
siècle. Nous
dresserons l’état de cette « ville dans la Ville » à la fin de la République, afin de voir selon
Prépublication n° 6 Fascicule n° 1
1. Le plan relief de P. Bigot (échelle 1/400) est exposé à l’Université de Caen Basse-Normandie, à la Maisonde la Recherches en Sciences Humaines (www.unicaen.fr/rome), celui d’I. Gismondi (échelle 1/250) est auMusée de la civilisation romaine de Rome.
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quel schéma idéologique Pompée avait conçu cet ensemble architecturé. Ensuite l’ensemble
des modifications intervenues entre sa construction et le IV
e
siècle seront évoquées avec
notamment une nouvelle proposition d’interprétation de trois textes latins de Valère Maxime,
Properce et Suétone qui, nous semble-t-il, méritent d’être lus sous un nouvel éclairage.
Nous verrons comment la réappropriation idéologique opérée sous les Julio-Claudiens
s’est maintenue jusque sous l’Antiquité tardive. À travers l’exemple du complexe pompéien,
nous voulons montrer toute la richesse d’une étude architecturale de la ville de Rome au
IV
e
siècle : certains bâtiments construits sous la République ou à l’époque augustéenne ont
beaucoup évolué jusqu’au Bas-Empire et c’est justement la comparaison des lectures qu’il
est possible d’opérer entre les différentes époques de l’Antiquité qui permet d’en avoir
une vision complète. Comprendre un bâtiment à une époque donnée n’a qu’un intérêt
limité. Par contre, envisager un ensemble architecturé dans son évolution pour voir com-
ment les habitants d’une ville y ont vécu, comment les différentes générations l’ont vu évo-
luer, comment il a pu devenir l’instrument de propagandes politiques parfois antagonistes,
révèlent toute sa richesse. Nous voulons ici marquer tout l’intérêt de la restitution virtuelle
diachronique de Rome, telle qu’elle est pratiquée dans l’équipe « Plan de Rome. Sources
anciennes et technologies multimédia » de l’Université de Caen Basse-Normandie, avec
comme point de départ l’époque charnière de l’Antiquité tardive : le règne de Constantin.
1 – Le complexe lors de sa construction par Pompée
1.1 – Le plan au sol
Le décentrage de la curie lié à des contraintes urbanistiques
A l’extrémité est du portique de Pompée, était installée une curie qui servait notam-
ment à accueillir les réunions du sénat les jours où des spectacles étaient organisés dans le
théâtre de Pompée. L’emplacement de la curie de Pompée nous est connu par deux sources :
l’archéologie et la
Forma Vrbis Romae
, un plan de marbre du III
e
siècle, gravé sous les Sévère,
qui représente le plan au sol de la Ville. Nous avons la chance de posséder un nombre assez
important de fragments originaux de la
Forma Vrbis
concernant le complexe de Pompée.
À la Renaissance, des érudits ont également dessiné des fragments qui étaient à l’époque
conservés et qui ont aujourd’hui disparu. Ces copies, les
codices
du Vatican, peuvent être
utilisées en complément des fragments originaux et des relevés archéologiques pour dres-
ser un plan au sol du complexe (figure 1).
L’espace séparant les fragments 8 et 10 de l’ensemble dessiné par les fragments 2, 3
et 4 (figure 1) est donné par l’archéologie : le portique occupe 180 m de long
2
. On se rend
compte que pour des contraintes urbanistiques (respect des constructions antérieures, pré-
sence de la
Palus Caprae
, c’est à dire le marécage du Champ de Mars, souhait de ne pas
trop s’éloigner du centre monumental) et la volonté d’orienter la
cauea
à l’est pour des
considérations météorologiques, Pompée ne pouvait pas implanter son complexe ailleurs
sans en diminuer la taille. Ensuite, l’agencement de la zone sacrée du Largo Argentina
(fragments 2, 3 et 4) fait que la curie de Pompée ne peut pas être installée au centre du
portique. Notre placement des fragments sur le plan d’ensemble est validé par plusieurs
contrôles : les traits figurés sur les fragments 2 et 10 se rejoignent parfaitement (points A
et B) et la taille de la curie sur la
Forma Vrbis
(21 m sur 24 m) est en accord avec les fouilles
archéologiques. Pompée a été obligé de penser l’aménagement de son portique avec une
asymétrie dans la composition du côté est (comprenant la curie).
2. Gros 1993, 148-149.
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Le portique des origines :les possibles atténuations de l’asymétrie engendrée par la curie décentrée
Il est probable que les architectes de la fin de la République ont tenté de masquer
cette anomalie à la vue et nous allons tenter de comprendre comment. Pour ce faire, deux
textes sont à rapprocher, l’un de Properce et l’autre de Valère Maxime, pour lesquels nous
allons proposer de nouvelles interprétations.
Scilicet umbrosis sordet Pompeia columnis
porticus, aulaeis nobilibus Attalicis,
et platanis creber pariter surgentibus ordo,
flumina sopito quaeque Marone cadunt,
Figure 1 : Plan restitué d’après les fragments de la
Forma Vrbis Romae
et l’archéologie.
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et leuiter nymphis tota crepitantibus orbe
cum subito Triton ore recondit aquam.
Sans doute, il est bien laid, ce portique de Pompée aux colonnes ombreuses, aux fameuses
tapisseries d’Attale, et toutes ces rangées bien égales de platanes et tous ces flots, que laisse
tomber un Maron assoupi et par la ville entière le doux glouglou de l’onde, quand soudain le
Triton aspire l’eau de sa bouche
3
.
Eius instinctu Q. Catulus Campanam imitatus luxuriam primus spectantium consessum
uelorum umbraculis texit. Cn. Pompeius ante omnes aquae per semitas decursu aestiuum
minuit feruorem.
Sous son impulsion Quintus Catulus, imitant l’amour du luxe des Campaniens, fut le premier à
placer les sièges des spectateurs à l’ombre de toiles. Pompée prit l’initiative de faire couler de
l’eau à travers les travées pour adoucir la rigueur de l’été
4
.
Properce nous parle de rangées bien égales de platanes, sans faire mention d’un dou-
ble bois, tels qu’on le voit sur la
Forma Vrbis
du III
e
siècle et tel qu’il est décrit pour la pre-
mière fois dans les sources littéraires par Martial
5
. Nous pensons que pour atténuer l’asymétrie
du portique, le plus logique pour Pompée était de planter un bois unique et conséquent
de platanes, qui ferait la même largeur que le double bois plus tardif représenté sur la
Forma
Vrbis
. Avec ce bois unique, la porte centrale du mur de scène (la
ualua regia
) et la curie ne
peuvent pas être vues ensemble et du coup, la curie doit nettement moins paraître décen-
trée qu’avec le schéma à double
nemus
qui sera construit plus tard. La suite du texte de
Properce parle ensuite de « flots que laisse tomber un Maron assoupi et d’un Triton qui
aspire l’eau de sa bouche ». Voici le schéma qui vient immédiatement à l’esprit : de l’eau
entre dans le portique (en quantité assez importante :
flumina
) par une fontaine dont le per-
sonnage principal est Maron. C’est le personnage qui dans l’Odyssée donne à Ulysse l’outre
de vin, qui lui permettra d’enivrer le cyclope. On peut imaginer que dans le portique de
Pompée, l’eau coulait justement d’une outre rappelant la légende. Ensuite, l’eau sort du
portique par une évacuation monumentale : un bassin dans lequel l’eau se vide par la bouche
d’un triton en un bruit à la fois doux (
leuiter
) et fort (
tota crepitantibus orbe
).
Mettons ce texte en parallèle avec celui de Valère Maxime. Comme il est question
d’une nouveauté de Pompée (
Cn. Pompeius ante omnes)
, nous pensons qu’il s’agit d’une
allusion à son complexe du Champ de Mars. L’expression qui nous intéresse est
aquae per
semitas decursu
. Une première interprétation possible serait celle d’un écoulement dans
des canaux à l’air libre dans les circulations de la
cauea
du théâtre (c’est l’interprétation de
R. Combès). Le sens premier de
decurro, is, ere
est « descendre en courant, dévaler, se
précipiter, s’abaisser en pente ». L’eau arriverait donc en haut de l’édifice, certainement à
l’aide de machines élévatoires et elle redescendrait ensuite dans la
cauea
, pour rafraîchir
les spectateurs. Mais par où descendrait cette eau ? Le texte nous parle de
semita
signi-
fiant « voie latérale, sentier, ruelle, chemin de passage ». Pour que l’eau rafraîchisse effica-
cement les spectateurs, il faudrait qu’elle circule dans la
cauea
sans être emprisonnée dans
des tuyaux, à l’air libre, mais sans chute directe pour éviter les nuisances sonores. Il y aurait
dans ce cas plusieurs canaux à l’air libre, qui circuleraient dans le théâtre de Pompée, du
haut vers le bas de la
cauea
. La technique à mettre en place aurait été compliquée, car il
fallait élever l’eau à 25 mètres pour qu’elle arrive en haut de la
cauea
. À l’époque de Valère
3. Prop. 2, 32, 7 à 16 (texte, trad. et comm. P. Fedeli, Leipzig, Teubner, 1994 ; texte, trad. et comm. D. Paganelli,Paris, Les Belles Lettres, 1961).
4. Val. Max., 2, 4, 6 (texte, trad. et comm. R. Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1995).5. Mart. 2, 14,
cf. infra
.
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Maxime, le Champ de Mars était loin de tout aqueduc. Le plus simple aurait été de faire
venir l’eau de l’
Aqua Appia
, à partir de l’Aventin, mais l’opération aurait nécessité de gros
travaux et nous n’en avons pas de traces. L’eau qui alimentait le Maron de Properce et les
semitae
de Valère Maxime venait probablement du Tibre par des canaux qui, comme
l’euripe de l’époque augustéenne alimentant le
stagnum
d’Agrippa, suivaient une pente
naturelle.
Pour élever l’eau en haut des gradins, il fallait donc obligatoirement utiliser une machine.
Les deux machines à avoir un débit conséquent sur une hauteur d’élévation correcte sont
la chaîne à godets et la noria. Une chaîne à godets peut élever 5 litres à la seconde sur une
vingtaine de mètres et une noria plus de 20 litres à la seconde sur une hauteur qui sera sen-
siblement définie par son diamètre
6
. La capacité d’une noria serait plus proche des besoins
du théâtre pour alimenter ces canaux mais, même en envisageant des machines de 10 m
de diamètre (ce qui est considérable du point de vue de l’encombrement), il en faudrait au
moins trois, installées en paliers, pour élever l’eau jusqu’en haut de la
cauea
. Une noria
n’élève en effet pas l’eau sur la totalité de son diamètre : il faut au moins retrancher 1,5 m
pour le puisage et le déversement. L’encombrement de ces trois norias aurait été notable.
La solution de chaînes à godets (installées en deux paliers ?) est plus facilement imaginable.
Où pouvaient être situées ces machines élévatoires à deux ou trois niveaux dans le théâtre ?
Elles n’étaient certainement pas visibles pour les spectateurs à l’intérieur de la
cauea
pour
au moins deux raisons : l’esthétisme et le problème du bruit. Dans un théâtre entièrement
recouvert de marbre, il est d’ailleurs difficile d’imaginer ces machines peu esthétiques
offertes à la vue. Le mécanisme du rideau de scène lui-même était caché à la vue du public.
L’autre difficulté soulevée par ces aménagements est le bruit. Il n’était pas question que
ces machines élévatoires imposent un fond sonore lors des représentations, bruits de fonc-
tionnement qui sont pourtant impossibles à éviter (grincements, frottements…). Dans la
même perspective, l’écoulement de l’eau sur la pente de la
cauea
aurait occasionné des
nuisances sonores parasitant le jeu des acteurs. À partir de ces constatations, nous voudrions
émettre une autre hypothèse pour comprendre ce texte. Si les
semitae
qu’évoque Valère
Maxime ne peuvent pas, pour les raisons techniques exposées ci-dessus, être des circula-
tions dans le théâtre, pourquoi ne pas les imaginer dans le portique ? Le texte de Valère
Maxime parle d’un aménagement construit par Pompée mais ne précise pas qu’il s’agit du
théâtre. Le mot
semita
est utilisé par Varron pour l’allée centrale du portique de sa volière
donnant accès à la tholos
7
. Or, cette allée est précisément entourée de deux bassins d’eau…
Nous aurions donc pu avoir dans un état primitif du portique une circulation d’eau sur les
côtés du bois de platanes,
semitae
étant à interpréter comme les allées du portique et non
comme des circulations dans lesquelles passe l’eau.
Per
serait à prendre au sens de « le long
de ». Le texte serait dans ce cas à traduire par « Pompée prit l’initiative de faire couler de l’eau
le long des allées pour adoucir la rigueur de l’été ».
On remarque sur les courbes de niveau actuelles une baisse d’altitude entre l’est et l’ouest
du portique. Si la tendance était la même dans l’Antiquité, l’eau devait circuler de l’est vers
l’ouest, alimentée par le Tibre. Nous pensons donc qu’au moment de sa construction, le
portique de Pompée devait avoir l’aspect schématisé sur la figure 2.
Pour être en conformité avec le texte de Properce qui parle de deux statues, il semble
que les deux
semitae
devaient se rejoindre pour que les canaux soient alimentés par la même
6. Bonnin 1984.7. Varro.,
Rust
. 3, 5, 12.
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fontaine et aient une même voie d’évacuation. En plaçant le Maron juste dans l’axe de la
curie et le Triton dans l’axe de la
ualua regia
, la densité du bois de platanes devait empê-
cher l’œil de percevoir le défaut d’alignement des deux fontaines. Du côté de la curie, l’ali-
gnement entre l’exèdre et la fontaine de Maron pouvait atténuer la position dissymétrique
du bâtiment dans la largeur du portique.
1.2 – La dimension idéologique à la fin de la République :une préfiguration des forums impériaux
Il convient ici d’insister sur le lien fort qui est créé entre la statue de Vénus
Victrix
(placée
dans la
cella
du temple homonyme) et celle de Pompée, placée vraisemblablement sur la
présidence de la curie, au centre de cette pièce : les deux sont sensiblement alignées. L’exis-
tence d’une statue de Vénus est très probable, puisque la plupart des temples accueillent
dans leur
cella
la divinité à laquelle ils sont dédiés. D’autre part, des monnaies représentant
Vénus
Victrix
ont circulé, notamment des deniers émis en 44
a. C
8
. La présence de la statue
de Pompée est quant à elle attestée par plusieurs sources littéraires :
Le lieu même semblait marqué par la divinité, pour favoriser leur dessein : c’était un des porti-
ques entourant
le théâtre,
où se trouvait une salle garnie de sièges,
dans laquelle se dressait
une statue de Pompée
que la ville lui avait élevée, lorsqu’il avait orné ce quartier de portiques
et de son théâtre
9
.
Ce que j’ai rapporté jusqu’ici peut être l’effet du hasard ; mais la salle où eut lieu la scène du
meurtre, celle où le Sénat se réunit ce jour-là, contenait
une statue de Pompée
, qui avait
dédié cet édifice comme un ornement ajouté à son théâtre : cette circonstance prouve mani-
festement que l’action fut conduite par un dieu qui avait assigné et marqué ce lieu pour un tel
événement. On dit aussi que Cassius avant l’assassinat tourna les yeux vers la statue de Pom-
pée et l’invoqua en silence, bien qu’il fût attaché à la doctrine d’Epicure : l’imminence du
drame répandait dans son âme, semble-t-il, un enthousiasme et une émotion qui chassaient
ses anciennes opinions
10
.
Il semble que le complexe pompéien du Champ de Mars, avec son alignement sym-
bolique des statues de Pompée et de Vénus (même s’il n’est pas parfait dans la forme) est
le point de départ de toute l’idéologie qui sera plus tard reprise dans les forums impé-
riaux
11
. Si l’on compare, par exemple, le complexe de Pompée et le forum de César, l’un
et l’autre s’organisent en longueur, avec un temple à l’une des extrémités et des portiques
sur chacun des longs côtés. La place du forum de César correspond à la
porticus post scae-
nam
du complexe pompéien du Champ de Mars. Les deux temples sont dédiés à Vénus :
Vénus
Victrix
pour Pompée et Vénus
Genitrix
pour César, qui affirme ses ascendances divines.
8. Sauron 1994, 253.9. Plutarque,
Brut
us, 14 (texte K. Ziegler,
Plutarchi Vitae parallelae
, vol. 2.1, 2
e
édition, Leipzig, Teubner, 1964,p. 135-179, texte, trad. et comm. R. Flacelière et E. Chambry, Paris, Les Belles Lettres, 1978) : Kai; to; tou'tovpou qei'on ei\nai kai; pro;" aujtw'n: stoa; ga;r h\n miva tw'n peri; to; qevatron ejxevdran e[cousa, ejn h|/ Pomphi?outi" eijkw;n eiJsthvkei, th'" povlew" sthsamevnh", o{te tai'" stoai'" kai; tw'/ qeavtrw/ to;n tovpon ejkei'non ejkovsmhsen.
10. Plutarque,
Caesar
, 66 (texte K. Ziegler,
Plutarchi Vitae parallelae
, vol. 2. 2, 2
e
édition, Leipzig, Teubner, 1964,p. 253-337, texte, trad. et comm. R. Flacelière et E. Chambry, Paris, Les Belles Lettres, 1975) : JO de; dexavmeno"to;n fovnon ejkei'non kai; to;n ajgw'na cw'ro", eij" o}n hJ suvgklhto" hjqroivsqh tovte, Pomphi?ou me;n eijkovna keimevnhne[cwn, Pomphi?ou dV ajnavqhma gegonw;" tw'n proskekosmhmevnwn tw'/ qeavtrw/, pantavpasin ajpevfaine daivmonov"tino" uJfhgoumevnou kai; kalou'nto" ejkei' th;n pra'xin e[rgon gegonevnai. kai; ga;r ou\n kai; levgetai Kavssio"eij" to;n ajndriavnta tou' Pomphi?ou pro; th'" ejgceirhvsew" ajpoblevpwn ejpikalei'sqai siwph'/, kaivper oujkajllovtrio" w]n tw'n jEpikouvrou lovgwn: ajllV oJ kairo;" wJ" e[oiken h[dh tou' deinou' parestw'to" ejnqousiasmo;nejnepoivei kai; pavqo" ajnti; tw'n protevrwn logismw'n.
11. Pour de plus amples informations sur les forums impériaux
, cf
. Amici 1991 ; Bauer 1987.
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On sait que le lien est fort car au départ, c’est également vers Vénus
Victrix
que s’est
tourné César, lorsqu’il avait fait vœu de construire un temple à Vénus dans la nuit du 8 au
9 août 48 a.
C
. en cas de succès lors de la bataille de Pharsale, qui l’opposait justement à
Pompée. Ce n’est que par la suite que le temple fut définitivement reconnu comme celui de
Vénus
Genitrix
12
. Dans les deux cas, les
cella
des temples sont dans la prolongation du petit
côté de la
porticus
et, à chaque fois, il s’agit de temples à absides, ménageant un espace
pour la statue cultuelle de la déesse
13
. Le temple est toujours parfaitement centré par rap-
port à la place (ou à la porticus), ce qui accentue l’unité architecturale de l’ensemble.
La disposition des statues honorant les constructeurs des deux édifices est elle aussi
comparable : on trouve dans les deux cas une statue en l’honneur de César 14 ou de Pom-
pée, placée dans l’axe central du temple. Une statue équestre de Jules César occupe ainsi
le centre de la place du forum Iulium et la statue de Pompée, se trouve dans la curie. Les
deux hommes tiennent une place centrale dans leurs complexes respectifs, et à chaque fois,
ils sont placés dans l’alignement de la statue de Vénus, qui se trouve dans le temple associé.
Il existe donc une dimension idéologique indiscutable dans le choix de disposition de la
statuaire. Il se créait un dialogue entre l’imperator et sa déesse tutélaire, pour protéger le
complexe et plus largement la Ville.
La symbolique des dates d’inauguration des complexes est également importante
dans les deux cas, et finalement très proche. Le temple de Vénus Genitrix a été dédié le
26 septembre 46 a. C., c’est-à-dire exactement le même jour que le quatrième triomphe
de Jules César. Or nous savons que Pompée avait lui aussi inauguré son théâtre à une date
symbolique, le 29 septembre 55, date de son anniversaire et de son troisième triomphe (le
29 septembre 61 a. C.) 15. Enfin, la reconstruction de la curie du forum républicain par César,
suivant l’alignement de son nouveau forum, n’est pas sans rappeler l’incorporation d’une
curie au portique de Pompée.
Le forum d’Auguste mérite également une comparaison avec le complexe pompéien
et le forum de César, les trois apparaissant relativement proches. Toute la question est de
savoir si l’inspiration du forum d’Auguste vient de César ou si Auguste avait conscience
que l’idée originale était celle de Pompée. La disposition est là encore sans équivoque : la
Figure 2 : L’alignement des statues de Pompée et de Vénus Victrix.
12. Cf. App., Civ. 3, 28, 107 ; 2, 68, 281 et Hanson 1959.13. Gros 1967, 503 à 566, dit que le temple de Vénus Genitrix fut le premier temple à Rome à être muni d’une
abside, mais nous savons aujourd’hui que le tout premier fut celui de Vénus Victrix, accolé à la cauea duthéâtre de Pompée. La correction a déjà été proposée par Royo 1987, 47-49.
14. Plin., Nat. 34, 18.15. Cic., Fam. 7, 1 ; Plin., Nat. 7, 158 ; Plut., Pomp. 52 ; D. C. 39, 38 et Cic., Pis. 27, 65.
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présence d’une place tout en longueur, axée sur un temple qui en définit l’axe longitudinal
et qui comprend une abside, correspond à la disposition du complexe pompéien du Champ
de Mars. Pour couronner le tout, la place est ceinte de deux portiques sur ses longs côtés,
ce qui rappelle la porticus post scaenam. La disposition de la statue d’Auguste (quadrige
dédié à Auguste Pater Patriae 16) dans l’axe de celle de Mars Vltor, divinité tutélaire du
forum, correspond à la volonté de Pompée d’être représenté face à Vénus Victrix. Nous
insistons ici sur le fait que la cella du temple de Mars Vltor accueille non seulement la sta-
tue de Mars, mais aussi probablement celle de Vénus, de César et de Cupidon 17. Vénus
est donc toujours au centre du forum, comme dans les complexes césarien et pompéien.
Dans le cas du forum d’Auguste, la symbolique idéologique est encore plus forte car, dans
l’axe perpendiculaire à celui défini par l’alignement Mars Vltor/Auguste, deux autres sta-
tues se font face : celle d’Enée et celle de Romulus, avec le lien de descendance que nous
connaissons.
Le forum de Nerva, inauguré en 97 p. C. 18, est le dernier des forums impériaux à suivre
ce schéma. Nous laissons volontairement de côté le forum de Trajan, de même que le forum
de la Paix, car leur structure est différente.
L’organisation architecturale voulue par Pompée était donc particulièrement judicieuse :
elle le plaçait en véritable imperator avant l’heure, précurseur du régime qui se mettra en
place quelques années plus tard. Voyons maintenant comment toute cette fine orchestration
a été renversée, détournée par l’idéologie Julio-Claudienne vers ses propres intérêts et com-
ment cet état s’est maintenu jusque sous l’Antiquité tardive.
2 – L’état du complexe au IVe siècle,suite aux travaux Julio-Claudiens
2.1 – La « disparition fonctionnelle » de la curieAprès le meurtre de Jules César, Dion Cassius nous apprend que la curie a été murée
car il s’agissait d’un lieu néfaste, dans lequel plus personne ne devait rentrer :
On ferma sur le champ la salle où il avait été tué, et, dans la suite, on la convertit en latrines19.
Avec cette fermeture du bâtiment, la curie perd toute fonctionnalité : elle reste debout
comme symbole de l’histoire, mais c’est là sa simple fonction. Quand Dion Cassius parle
d’une transformation en latrines, il semble extrapoler la réalité, puisqu’au IIIe siècle, épo-
que où est gravée la Forma Vrbis, la curie semble bien toujours là, dessinée avec 21 m sur
24 m, dimensions confirmées par l’archéologie. Deux latrines d’époques différentes sont
bien attestées dans cette zone par l’archéologie, mais toutes deux décalées par rapport à
la curie 20.
16. Res Gestae, 35.17. Cf. Bauer 1987, 763-770.18. Cf. Aur. Vict., Caes. 12, 2.19. Dion Cassius, Historia romana, 47, 19, 1 (texte U. P. Boissevain, Cassii Dionis Cocceiani historiarum Roma-
narum quae supersunt, 3 vol. Berlin : Weidmann, 1 : 1895 ; 2 : 1898 ; 3 : 1901, texte, trad. et comm. V. Boisséeet E. Gros, Paris, Librairie Firmin Didot frères, 1863) : tov te oi[khma ejn w|/ ejsfavgh, paracrh'mav te e[kleisankai; u{steron ej" a[fodon meteskeuvasan.
20. Lugli 1970, 420.
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2.2 – Le changement de place de la statue de Pompéeau-dessus de la ualva regia : une humiliation ?
Nous savons par Suétone, que suite au meurtre de Jules César perpétré dans la curie
de Pompée, la statue de ce dernier fut déplacée :
Pompei quoque statuam contra theatri eius regiam marmoreo Iano superposuit translatam e
curia, in qua C. Caesar fuerat occisus.
Il fit aussi transporter la statue de Pompée hors de la curie où César avait été assassiné, et la
plaça en face de la galerie contiguë à son théâtre*, au sommet d’un arc de marbre21.
Nous pensons qu’il serait plus juste de traduire contra theatri eius regiam par « contre
la porte royale de son théâtre ». Pompée serait ainsi placé dans une niche au-dessus de la
porte principale de la scène, de la même manière que les archéologues ont placé une sta-
tue d’Auguste au théâtre d’Orange. Nous pensons que ce changement de place sonne
comme une ironie tragique de la part d’Auguste, qui ne s’est pas contenté d’abandonner
la statue de Pompée quand la statue a été murée.
Suite à une suggestion proposée par C. Jacquemard, professeur le latin à l’Université
de Caen lors de la soutenance de notre thèse 22, nous pensons que le placement de cette
statue pourrait être synonyme de l’anéantissement politique de Pompée et cela à double
titre. La première « ironie tragique » d’Auguste serait de mettre Pompée sous l’égide d’une
Vénus Victrix, en position d’infériorité statique (la niche sur la ualua regia est bien plus basse
que le temple avec la statue de Vénus, situé à 25 m au-dessus du niveau de l’orchestra alors
que dans un premier temps, Pompée était surélevé dans la curie, dominant de 4 m le reste
du portique 23). En plus la différence de hauteur entre la statue de Pompée autrefois placée
dans la curie et celle de Vénus Victrix était gommée par le mur de scène qui empêchait une
vue simultanée des deux. Maintenant, avec le déplacement de l’effigie de Pompée, cette
différence est très visible. On notera que sur les forums impériaux, la statue de l’empereur
et celle de la divinité tutélaire sont sensiblement à la même hauteur, le podium du temple
correspondant au socle de la statue équestre. La deuxième ironie est que la veille de la bataille
de Pharsale, Pompée rêve qu’il est dans son théâtre et que la foule l’acclame tandis qu’il rend
hommage à Vénus Victrix :
Pendant la nuit, Pompée se vit en songe entrant dans son théâtre aux applaudissements de la
foule, et ornant lui-même de nombreuses dépouilles le temple de Vénus Victrix. Cette vision,
d’un côté, était encourageante, mais, de l’autre, assez inquiétante, car il craignait d’apporter
lui-même la gloire et l’éclat de la victoire à César, dont la race remontait à Vénus 24.
Pompée se rend compte à cet instant qu’il prend des risques en se plaçant sous la pro-
tection de la déesse tutélaire de son ennemi 25. Il décide donc au matin de la bataille de
changer de protecteur et de combattre sous le patronage d’Hercule inuictus, qui le mènera
à sa perte. Auguste humilie définitivement Pompée en plaçant sa statue sur la scène qu’il
21. Suétone, Vitae Caesarum, Diuus Augustus, 31, 9 (texte M. Ihm, Leipzig, Teubner, 1908, texte, trad. etcomm. H. Ailloud, Paris, Les Belles Lettres, 1961 (1931)).
22. « Le complexe pompéien du Champ de Mars, Une ville dans la Ville. Restitution virtuelle d’un théâtre àarcades et à portique au IVe siècle p. C. », thèse soutenue le 31 mai 2006.
23. Gianfrotta 1968-1969, 25-125.24. Plutarque, Pompeius, 68 (texte B. Perrin, Plutarch’s lives, vol. 5. Cambridge (Mass.), Harvard University
Press, 1917 (repr. 1968) : 116-324, texte, trad. et comm. R. Flacelière et E. Chambry, Paris, Les Belles Lettres,1973). Cf. aussi Appien B. C. 2, 68-69.
25. Mudry 1991, 77 à 88.
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venait justement de reconstruire26 (humiliation importante car il est le descendant de son
ennemi). Finalement, c’est cette dernière ironie tragique qu’avait certainement pressenti
Pompée dans son rêve la veille de la bataille de Pharsale et, triste destinée du héros tragique,
c’est en tentant d’échapper à son sort dont il a connaissance par une prémonition mysti-
que qu’il se jette dans les bras du destin. Pompée avait choisi la dramaturgie des héros grecs
quand il a inauguré son théâtre, en y faisant jouer Le cheval de Troie et Clytemnestre 27.
Auguste illustre par ce changement de place de la statue de Pompée que ce dernier a
rejoint la « famille » des héros tragiques. Sa curie est murée et, de l’illustre triumuir, il ne reste
plus qu’un personnage humilié par son destin tragique.
2.3 – Un nouveau plan au sol du portique,symbole d’une nouvelle dimension idéologique
Dès Auguste, le complexe de Pompée a perdu une partie de la valeur idéologie de sa
construction avec d’une part le murage de la curie et d’autre part le déplacement de la statue
de Pompée sur la ualua regia. Et pourtant, ce n’est que le début : le portique va prendre
un tout autre visage sous le règne de Claude, anéantissant encore un peu plus l’idéologie
pompéienne. Rappelons qu’à l’époque de Pompée, rien n’indique la présence d’un arc dans
le portique. Par contre, deux sources nous indiquent que par la suite, un arc de triomphe a
été implanté dans le portique de Pompée. La première est littéraire : Suétone nous apprend
que Claude dédia à cet endroit un arc honorifique en l’honneur de Tibère.
Tiberio marmoreum arcum iuxta Pompei theatrum, decretum quidem olim a senatu uerum
omissum, peregit28.
En l’honneur de Tibère, il [Claude] fit dresser près du théâtre de Pompée l’arc de marbre que
lui avait autrefois voté le sénat mais que l’on avait négligé de construire.
Cet arc est resté debout jusqu’au Moyen Age puiqu’en 1303-1374, Francesco Petrarca
dans le Familiarium rerum liber, parle de « l’arc de Pompée » :
Voici l’arc de Pompée, voici son portique, voici le Cimbre de Marius29.
Ensuite, le cadre chronologique étant posé, une deuxième source permet de situer avec
précision cet arc dans le portique : la Forma Vrbis Romae. Sur ce plan, la technique de repré-
sentation des arcs et souvent la même : des rectangles représentent les piliers de l’arc et des
arcs de cercle opposés figurent l’arche. C’est la technique utilisée pour l’arc de Tibère qui
nous intéresse (figure 3) 30.
26. Auguste, Res Gestae diui Augusti (monumentum Ancyranum) 20, (texte trad. et comm. J. Gagé, Paris, LesBelles Lettres, 1935).
27. Cic., Epist. 7, 1 : « Quel plaisir trouver dans Clytemnestre à un défilé de quelques six cents mulets, ou, dansle Cheval de Troie, à voir trois mille cratères, ou dans certains combats, tout l’équipement divers del’infanterie et de la cavalerie ? ». Le texte précise un peu plus haut qu’on parle des jeux données par Pom-pée pour l’inauguration de son théâtre. Il n’y a aucun doute sur le contexte de ces représentations.
28. Suet., Claud. 11, 3, (Texte M. Ihm, Leipzig, Teubner, 1908, trad. et comm. H. Ailloud, Paris, Les Belles Lettres,1961).
29. Cité par Valentini 1953. Le cimbre de Marius est un château d’eau où se réunissent l’aqua Marcia, l’aquaGiulia et l’aqua Claudia et qui se situe entre la porte majeure et la porte San Lorenzo, près de l’égliseSant’Eusebio. Au Moyen-âge il était appelé Castello dell’aqua Marcia ou trofei di Mario car les deuxpanoplies qui ornaient les niches extérieures rappelaient les triomphes de Marius. Il fut même pendant untemps appelé ad Cimbrum. On a appelé ce monument le Cimbre de Marius car une des panoplies pou-vait ressembler à celle d’un Cimbre, que Marius avait défait en sauvant ainsi sa patrie. Cf. Marliani 1588 ;Rodocanachi 1914 ; Picard 1957 ; Richard 1965.
30. Cf. Reynolds 1999.
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Rappelons que sous Claude, c’est à dire au moment de l’érection de cet arc, la statue de
Pompée avait déjà quitté le portique pour rejoindre le mur de scène du théâtre de Pompée.
Du coup, c’est Tibère qui devient le nouveau garant du portique qui est désormais utilisé
pour la propagande julio-claudienne. Il semble que les architectes de Claude ne se soient
pas arrêtés en si bon chemin et les sources anciennes nous le confirment. Pour la première
fois dans l’ensemble de la littérature latine, Martial parle d’un double bois de platanes, tels
que nous le voyons sur la Forma Vrbis 31 :
Inde petit centum pendentia tecta columnis, illinc Pompei dona nemusque duplex32.
De là, il se dirige vers le toit que supportent cent colonnes et ensuite vers le monument dû à
la générosité de Pompée, avec ses deux bouquets d’arbres.
Cette transformation est essentielle car elle a une double conséquence : désormais une
allée centrale se dessine et elle met considérablement en valeur l’arc de Tibère par rapport
auquel elle est parfaitement centrée. Le regard est inexorablement attiré par l’arc de Tibère,
qui donne accès à la ualua regia. Ce sont les constructions Julio-Claudiennes qui sont désor-
mais mises en valeur : l’arc et le mur de scène restauré par Auguste 33. La deuxième consé-
quence est que la curie de Pompée, déjà murée, apparaît cette fois complètement décentrée :
ce n’est plus elle qui est le fleuron du portique et elle se trouve reléguée au rang de simple
exèdre sans intérêt.
Pour que la lecture idéologique soit parfaite et que l’ensemble du portique soit tourné
vers la nouvelle dynastie au pouvoir, les architectes devaient régler un dernier problème : les
semitae avec les deux fontaines du Triton et du Maron atténuant l’asymétrie du portique
devaient gêner. La solution trouvée est remarquable : les deux fontaines ont été détruites
(elles ne figurent pas sur la Forma Vrbis Romae et aucun témoignage littéraire ne les men-
tionne après Properce) pour être remplacées par quatre rangées de fontaines venant ceindre
le double bois de platanes. Ces fontaines sont symbolisées par des carrés de 2 m sur 2 m
sur la Forma Vrbis avec un point au milieu qui représente certainement la statue décoratrice
(même principe que le Maron et le Triton d’époque républicaine) 34. Ces fontaines sont
Figure 3 : L’arc de Tibère sur la Forma Vrbis Romae.
31. Cf. supra et figure 1.32. Mart. 2, 14 (texte D. R. Shackleton, Leipzig, Teubner, 1990, trad. et comm H. I. Izaac, Paris, Les Belles Lettres,
1961 (1930)).33. Auguste, Mon. Anc. 20.34. Cf. Figure 1.
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également attestées par l’archéologie, puisque du ciment hydraulique a été repéré dans le
portique à espacements réguliers 35. Entre la République et l’Empire, les avantages des ins-
tallations hydrauliques ont ainsi perduré. Pour alimenter ces fontaines, il était nécessaire
d’avoir de l’eau sous pression et donc que l’Aqua Virgo arrive au Champ de Mars. Cet
aménagement a été disponible en 19 a. C. Au vue de la datation de l’arc, il nous semble
raisonnable de penser que la destruction des semitae, remplacées par les fontaines, la
construction de l’arc et le percement du bois sont contemporains et datent tous sensible-
ment de l’époque Claudienne.
Ensuite, divers éléments nous poussent à penser que l’état du portique que nous venons
de dresser n’a pas changé jusqu’au IVe siècle et à plus long terme jusqu’à la destruction du
complexe. Le premier est la Forma Vrbis, qui marque l’état du IIIe siècle. Nous sommes au
moins sûre que jusqu’à cette époque, rien n’a bougé. Ensuite, l’arc est attesté comme étant
debout jusqu’à une date tardive36 : il n’a pas été remplacé. Nous avons dépouillé l’ensemble
des textes de la littérature latine, de la littérature grecque, étudié les témoignages écrits et
iconographiques du Moyen Age à la Renaissance : si des restauration sont attestées après le
IVe siècle, aucun changement architectural n’est repérable. Nous avons tout de même trouvé
une planche de 1848 qui fait apparaître une porticus Iovia et Herculea, ce qui correspondrait
à l’état du complexe après l’incendie de Carin 37 : à cette époque on aurait selon l’Histoire
Auguste reconstruit deux portiques indépendants, compris dans l’espace du portique de Pom-
pée. Le premier s’appellerait Porticus Iouia et il serait dédié à l’empereur Dioclétien, l’autre
appelé Porticus Herculea serait dédié à Maximien 38. Nous précisons que Iouius était le sur-
nom de Dioclétien et Herculeus celui de Maximien. Cet état est daté chronologiquement entre
284 et 305 p. C. C’est celui qu’a choisi de représenter I. Gismondi sur son plan relief de la
Rome du IVe siècle. Nous allons expliquer pourquoi, à notre avis, cette interprétation est dou-
teuse et pourquoi sur notre reconstitution du IVe siècle, nous avons maintenu un portique avec
des fontaines et des platanes. Deux textes sont utilisés pour légitimer l’idée d’un double por-
tique couvert, dédié à Jupiter et Hercule, et qui, selon toute probabilité, prendrait la place
du nemus duplex. Le premier est un passage de la vie de Carin, dans l’Histoire Auguste :
On offrit à la curiosité du public un acrobate…, en outre, une machine de théâtre dont les flammes
consumèrent la scène, que Dioclétien, par la suite, fit reconstruire avec plus de magnificence
encore qu’auparavant39.
Pour prouver que l’on parle bien du théâtre de Pompée, il faut ensuite confronter ce
texte avec les chroniques de 354 p. C :
Diocletianus et Maximianus imper. Ann. XXI m. XI dies XII Cong. Dederunt * DL. His imper. Multae
operae publicae fabricatae sunt : senatum, forum Caesaris, basilica Iulia, Scaena Pompéi, porticos
II, nymfea III, templa III, Iseum et serapeum, arcum nouum, thermae Diocletianas…40
Or dans ces deux cas, on nous parle bien d’un incendie de la scène du théâtre de Pom-
pée, mais c’est tout. Les II porticos qui sont mentionnés dans les chroniques de 354 ne sem-
blent pas dépendre du théâtre de Pompée. Il peut s’agir de n’importe quels portiques de
35. Gianfrotta 1968-1969, 25-125.36. Cf. supra le texte de Francesco Petrarca.37. Cf. Hist. Aug., Carin. 19.38. Cf. C.I.L. 6, 255 et 256.39. Hist. Aug., Car. 19.40. Chron. A. 354, 148.
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la Ville. Deux inscriptions du C.I.L. (C.I.L. 6, 255 et 6, 256) font bien allusion à ces deux por-
tiques, mais aucune ne les localise à côté du théâtre de Pompée :
GENIO IOVII AVG
IOVIA PORTICV EIVS A FVNDAMENTIS
ABSOLVTA EXCVLTAQVE
AELIVS DIONYSIVS V C OPERI FACIVNDO
GENIO HERCVLEI AVG
HERCVLEA PORTICV EIVS
A FVNDAMENTIS ABSOLVTA
EXCVLTAQVE
AELIVS DIONYSIVS V C OPERI FACIVNDO
Nous pensons donc que c’est un rapprochement abusif fait entre ces deux inscriptions
et la juxtaposition des termes Scaena Pompei, porticos II dans les textes des chronographes
de 354 qui a conduit à cette méprise. Pour conforter notre raisonnement, aucune trace archéo-
logique de quelque portique couvert n’a été retrouvée lors des fouilles dans le portique de
Pompée. En revanche les traces de ciment hydraulique, régulièrement espacées, confirment
l’existence des fontaines et des analyses de terre effectuées sous le teatro Argentina mon-
trent qu’il y avait de la verdure à l’époque antique (certainement les platanes dont parlent
les sources) 41.
Ces sources tendent à montrer que le double bois de platanes est resté en place
jusqu’à une époque très avancée, dépassant largement le cadre de l’Antiquité tardive.
L’étude du devenir du complexe pompéien de construction tardo-républicaine à l’époque
tardive est donc particulièrement intéressante. L’idéologie de départ est complètement ré-
exploitée par les Julio-Claudiens, qui n’hésitent pas en modifiant le complexe relativement
succinctement (perçage du bois pour le couper en deux parties égales, aménagement d’un
arc et remplacement de canaux d’eau à l’air libre par des fontaines) à bouleverser une lec-
ture idéologique qui avait été bien pensée. On note que les changements architecturaux
importants ont été réalisés au tout début de l’empire. Ensuite, comme en témoigne la Forma
Vrbis et les sources littéraires, on ne constate plus de changement important. Ce désinté-
ressement nous semble venir de la date de construction du complexe et du côté novateur
de son architecture qui avait fait des envieux au début de l’empire : premier théâtre à cauea
creuse (premiers emplois de l’opus caementicium et des voûtes) et premier jardin public de
l’histoire de Rome. À l’époque Julio Claudienne, il n’y avait pas d’équivalent : les deux théâ-
tres qui suivront seront plus petits et ne seront pas des complexes (pas de temple, pas de
curie). Faute de pouvoir faire mieux ou même aussi bien que Pompée et pour ne pas laisser
dans le tissu urbain une marque de puissance d’un homme opposé à la dynastie au pouvoir,
les Julio-Claudiens se sont réapproprié les lieux. Ensuite, les années passant, le complexe
de Pompée a pris de l’âge, son architecture a vieilli et les techniques employées ne rivali-
saient plus avec les nouvelles constructions. Qu’est ce qu’un Trajan, qui avait rasé une col-
line de Rome pour construire son forum (là aussi un véritable complexe) avec temple, place,
bibliothèques, marché… pouvait envier au complexe de Pompée ? Absolument rien. C’est
certainement pour cette raison que passée une certaine époque, il n’y a plus de détournement
41. Pour l’absence de trace archéologique des portiques de Iovia et Herculea à l’emplacement du théâtre dePompée, cf. Gros 1997, 148 et 149. Pour les fouilles attestant la présence de ciment hydraulique, cf. Gian-frotta 1968-1969, 25-125.
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idéologique du complexe pompéien. Le bâtiment reste une des spécificités architecturale
de la Ville, les Romains en restent fiers42 mais se contentent de le restaurer, sans vouloir par-
ticulièrement se le réapproprier43. La réappropriation idéologique des bâtiments existe
cependant encore sous l’Antiquité tardive. En témoignent les modifications architecturales
effectuées sur la basilique de Constantin au IVe siècle suite à la victoire de Constantin sur
Maxence après la bataille du pont Mulvius. La basilique est innovante dans sa structure,
puisqu’elle repose uniquement sur des voûtes en béton, à la différence des anciennes basi-
liques du forum construites sur des colonnes, architraves et charpentes classiques. Du coup,
Constantin se l’approprie en bouchant l’entrée de Maxence (côté temple de Vénus et Rome),
en perçant sa nouvelle entrée côté via sacra et en déboulonnant vraisemblablement la tête
de la statue colossale (12 m de haut) de son ennemi pour y installer la sienne.
42. C’est au théâtre de Pompée que sera emmené Constance II lors de sa visite à Rome en 357 p. C., cf. Amm.16, 10, 16.
43. Restauration de la scène attestée jusqu’en 507-511 p. C. sous Théodoric (Cassiodore 39, 38) et dernièrerestauration de la cauea entre 395 et 425 p. C. (C.I.L. 6, 1191).
Figure 4 : Le Portique du IVe siècle centré sur l’arc et le décentrage de la curie (au fond).
Figure 5 : L’ambulatio centrale menant à l’arc de Tibère et au nouveau mur de scène au IVe siècle.
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