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Le bonheur et la réussite sont dans un bateau : la réussite tombe à lʼeau...

Supports de réflexion

* * *Etre ou avoir ?

- Bonjour, dit le petit prince.- Bonjour, dit le marchand.C'était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et l'on n'éprouve plus le besoin de boire.- Pourquoi vends-tu ça ? dit le petit prince.- C'est une grosse économie de temps, dit le marchand. Les experts ont fait des calculs. On épargne cinquante-trois minutes par semaine.- Et que fait-on de ces cinquante-trois minutes ?- On en fait ce que l'on veut...« Moi, se dit le petit prince, si j'avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine... »

Saint-Exupéry (1900-1944)Le petit prince, Ch. 23

* * *J’ai donc je suis

En présence de cette double folie des travailleurs, de se tuer de surtravail et de végéter dans L'abstinence, le grand problème de la production capitaliste n'est plus de trouver des producteurs et de décupler leurs forces, mais de découvrir des consommateurs, d'exciter leurs appétits et de leur créer des besoins factices. Puisque les ouvriers européens, grelottant de froid et de faim, refusent de porter les étoffes qu'ils tissent, de boire les vins qu'ils récoltent, les pauvres fabricants, ainsi que des dératés, doivent courir aux antipodes chercher qui les portera et qui les boira : ce sont des centaines de millions et de milliards que l'Europe exporte tous les ans, aux quatre coins du monde, à des peuplades qui n'en ont que faire. Mais les continents explorés ne sont plus assez vastes, il faut des pays vierges. Les fabricants de l'Europe rêvent nuit et jour de l'Afrique, du lac saharien, du chemin de fer du Soudan; avec anxiété ils suivent les progrès des Livingstone, des Stanley, des Du Chaillu, des

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De Brazza; bouche béante, ils écoutent les histoires mirobolantes de ces courageux voyageurs. Que de merveilles inconnues renferme le « continent noir » ! Des champs sont plantés de dents d'éléphant, des fleuves d'huile de coco charrient des paillettes d'or, des millions de culs noirs, nus comme la face de Dufaure ou de Girardin, attendent les cotonnades pour apprendre la décence, des bouteilles de schnaps et des bibles pour connaître les vertus de la civilisation.Mais tout est impuissant : bourgeois qui s'empiffrent, classe domestique qui dépasse la classe productive, nations étrangères et barbares que l'on engorge de marchandises européennes; rien, rien ne peut arriver à écouler les montagnes de produits qui s'entassent plus hautes et plus énormes que les pyramides d'Egypte : la productivité des ouvriers européens défie toute consommation, tout gaspillage. Les fabricants, affolés, ne savent plus où donner de la tête, ils ne peuvent plus trouver la matière première pour satisfaire la passion désordonnée, dépravée, de leurs ouvriers pour le travail. Dans nos départements lainiers, on effiloche les chiffons souillés et à demi pourris, on en fait des draps dits de renaissance qui durent ce que durent les promesses électorales; à Lyon, au lieu de laisser à la fibre soyeuse sa simplicité et sa souplesse naturelle, on la surcharge de sels minéraux qui, en lui ajoutant du poids, la rendent friable et de peu d'usage. Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoulement et en abréger l’existence.

Paul Lafargue (1842-1911)Le Droit à la Paresse, 1880, chap. 111, “Ce qui suit la surproduction”

* * * La réussite : le modèle publicitaire

Ils laissèrent Mr. Foster dans la Salle de Décantation. Le D.I.C. et ses étudiants prirent place dans l'ascenseur le plus proche et furent montés au cinquième étage. POUPONNIÈRES. SALLES DE CONDITIONNEMENT NÉO-PAVLOVIEN, annonçait la plaque indicatrice. Le Directeur ouvrit une porte. [...]- Observez, dit triomphalement le Directeur, observez.Les livres et les bruits intenses, les fleurs et les secousses électriques, déjà, dans l'esprit de l'enfant, ces couples étaient liés de façon compromettante ; et, au bout de deux cents répétitions de la même leçon ou d'une autre semblable, ils seraient mariés indissolublement. Ce que l'homme a uni, la nature est impuissante à le séparer.- Ils grandiront avec ce que les psychologues appelaient une haine « instinctive » des livres et des fleurs. Des réflexes inaltérablement conditionnés. Ils seront à l'abri des livres et de la botanique pendant toute leur vie. - Le Directeur se tourna vers les infirmières.- Remportez-les.Toujours hurlant, les bébés en kaki furent chargés sur leurs serveuses et roulés hors de la pièce, laissant derrière eux une odeur de lait aigre et un silence fort bien venu.L'un des étudiants leva la main; et, bien qu'il comprît fort bien pourquoi l'on ne pouvait pas tolérer que des gens de caste inférieure gaspillassent le temps de la communauté avec des livres, et qu'il y avait toujours le danger qu'ils lussent quelque chose qui fit indésirablement « déconditionner » un de leurs réflexes, cependant... en somme, il ne concevait pas ce qui avait trait aux fleurs. Pourquoi se donner la peine de rendre psychologiquement impossible aux Deltas l'amour des fleurs ? Patiemment, le D.I.C. donna des explications. Si l'on faisait en sorte que les enfants se missent à hurler à la vue d'une rose, c'était pour des raisons de haute politique économique. Il n'y a pas si longtemps (voilà un siècle environ), on avait conditionné les Gammas, les Deltas, voire les Epsilons, à aimer les fleurs - les fleurs en particulier et la nature sauvage en général. Le but visé, c'était de faire naître en eux le désir d'aller à la campagne chaque fois que l'occasion s'en présentait, et de les obliger ainsi à consommer du transport.- Et ne consommaient-ils pas de transport ? demanda l'étudiant.- Si, et même en assez grande quantité, répondit le D.I.C., mais rien de plus. Les primevères et les paysages, fit-il observer, ont un défaut grave : ils sont gratuits. L'amour de la nature ne fournit de travail à nulle usine. On décida d'abolir l'amour de la nature, du moins' parmi les basses classes, d'abolir l'amour de la nature, mais non point la tendance à consommer du transport. Car il était essentiel, bien entendu, qu'on continuât à aller à la campagne, même si l'on avait cela en horreur. Le problème consistait à trouver à la consommation du transport

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une raison économiquement mieux fondée qu'une simple affection pour les primevères et les paysages. Elle fut dûment découverte.- Nous conditionnons les masses à détester la campagne, dit le Directeur pour conclure, mais simultanément nous les conditionnons à raffoler de tous les sports en plein air. En même temps, nous faisons le nécessaire pour que tous les sports de plein air entraînent l'emploi d'appareils compliqués. De sorte qu'on consomme des articles manufacturés, aussi bien que du transport. D'où ces secousses électriques.- Je comprends, dit l'étudiant et il resta silencieux, éperdu d'admiration.

Aldous Huxley (1894-1963)Le meilleur des mondes, 1932

* * *Réussir sa vie ou réussir dans la vie ?

C'est toute la vie que je contemple, le soleil, les nuages, la mer, le temps qui passe et reste là. C'est aussi, parfois, cet autre monde [la société de consommation occidentale] devenu étranger, que j'ai quitté depuis des siècles. Ce monde moderne, artificiel, où l'homme a été transformé en machine à gagner de l'argent, pour assouvir de faux besoins, pour de fausses joies.

Bernard Moitessier (1925 - 1994 )La longue route, 1970

* * * Le bonheur repose sur ce qui dépend de nous

Il y a un genre de bonheur qui ne tient pas plus à nous qu'un manteau. Ainsi le bonheur d'hériter ou de gagner à la loterie ; aussi la gloire, car elle dépend de rencontres. Mais le bonheur qui dépend de nos puissances propres est au contraire incorporé ; nous en sommes encore mieux teints que n'est de pourpre la laine. Le sage des temps anciens, se sauvant du naufrage et abordant tout nu, disait : « Je porte toute ma fortune avec moi. » Ainsi Wagner portait sa musique et Michel-Ange toutes les sublimes figures qu'il pouvait tracer. Le boxeur aussi a ses poings et ses jambes et tout le fruit de ses travaux autrement que l'on a une couronne ou de l'argent. Toutefois il y a plusieurs manières d'avoir de l'argent, et celui qui sait faire de l'argent, comme on dit, est encore riche de lui-même dans le moment qu'il a tout perdu.Les sages d'autrefois cherchaient le bonheur ; non pas le bonheur du voisin, mais leur bonheur propre. Les sages d'aujourd'hui s'accordent à enseigner que le bonheur propre n'est pas une noble chose à chercher, les uns s'exerçant à dire que la vertu méprise le bonheur, et cela n'est pas difficile à dire ; les autres enseignant que le commun bonheur est la vraie source du bonheur propre, ce qui est sans doute l'opinion la plus creuse de toutes, car il n'y a point d'occupation plus vaine que de verser du bonheur dans les gens autour comme dans des outres percées ; j'ai observé que ceux qui s'ennuient d'eux-mêmes, on ne peut point les amuser ; et au contraire, à ceux qui ne mendient point, c'est à ceux-là que l'on peut donner quelque chose, par exemple la musique à celui qui s'est fait musicien. Bref il ne sert point de semer dans le sable ; et je crois avoir compris, en y pensant assez, la célèbre parabole du semeur, qui juge incapables de recevoir ceux qui manquent de tout. Qui est puissant et heureux par soi sera donc heureux et puissant par les autres encore en plus. Oui les heureux feront un beau commerce et un bel échange ; mais encore faut-il qu'ils aient en eux du bonheur, pour le donner. Et l'homme résolu doit regarder une bonne fois de ce côté-là, ce qui le détourne d'une certaine manière d'aimer qui ne sert point.M'est avis, donc, que le bonheur intime et propre n'est point contraire à la vertu, mais plutôt est par lui-même vertu, comme ce beau mot de vertu nous en avertit, qui veut dire puissance. Car le plus heureux au sein plein est bien clairement celui qui jettera le mieux par-dessus bord l'autre bonheur, comme on jette un vêtement. Mais sa vraie richesse il ne la jette point, il ne le peut ; non pas même le fantassin qui attaque ou l'aviateur qui tombe ; leur intime bonheur est aussi bien chevillé à eux-mêmes que leur propre vie ; ils combattent de leur bonheur comme d'une arme ; ce qui a fait dire qu'il y a du bonheur dans le héros tombant. Mais il faut user ici

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de cette forme redressante qui appartient en propre à Spinoza et dire : ce n'est point parce qu'ils mouraient pour la patrie qu'ils étaient heureux, mais au contraire, c'est parce qu'ils étaient heureux qu'ils avaient la force de mourir. Qu'ainsi soient tressées les couronnes de novembre.

Alain (1868 - 1951)Propos sur le bonheur

* * *Réussite d’un seul ou réussite de tous ?

C'était le temps où les premières pommes commençaient à mûrir, et bientôt elles jonchaient l'herbe du verger. Les animaux s'attendaient au partage équitable qui leur semblait aller de soi. Un jour, néanmoins, ordre fut donné de ramasser les pommes pour les apporter à la sellerie, au bénéfice des porcs. On entendit bien murmurer certains animaux, mais ce fut en vain. Tous les cochons étaient, sur ce point, entièrement d'accord, y compris Napoléon et Boule de Neige. Et Brille-Babil fut chargé des explications nécessaires :« Vous n'allez tout de même pas croire, camarades, que nous, les cochons, agissons par égoïsme, que nous nous attribuons des privilèges. En fait, beaucoup d'entre nous détestent le lait et les pommes. C'est mon propre cas. Si nous nous les approprions, c'est dans le souci de notre santé. Le lait et les pommes (ainsi, camarades, que la science le démontre) renferment des substances indispensables au régime alimentaire du cochon. Nous sommes, nous autres, des travailleurs intellectuels. La direction et l'organisation de cette ferme reposent entièrement sur nous. De jour et de nuit nous veillons à votre bien. Et c'est pour votre bien que nous buvons ce lait et mangeons ces pommes. Savez-vous ce qu'il adviendrait si nous, les cochons, devions faillir à notre devoir? Jones reviendrait! Oui, Jones! Assurément, camarades - s'exclama Brille-Babil, sur un ton presque suppliant, et il se balançait de côté et d'autre, fouettant l'air de sa queue -, assurément il n'y en a pas un seul parmi vous qui désire le retour de Jones ? »S'il était en effet quelque chose dont tous les animaux ne voulaient à aucun prix, c'était bien le retour de Jones. Quand on leur présentait les choses sous ce jour, ils n'avaient rien à redire. L'importance de maintenir les cochons en bonne forme s'imposait donc à l'évidence. Aussi fut-il admis sans plus de discussion que le lait et les pommes tombées dans l'herbe (ainsi que celles, la plus grande partie, à mûrir encore) seraient prérogative des cochons.

George Orwell (1903-1950)La ferme des animaux

* * *Pour approfondir ce sujet

- Et l’homme dans tout ça, Axel Kahn, Nil éditions, 2000- En un combat douteux..., John Steinbeck (1936), Gallimard, 1976 - La perle, John Steinbeck, Gallimard, 1991- Le talon de fer, Jack London, coll. 10-18, 1973- Martin Eden, Jack London, coll. 10-18, 1973- L’avare, Molière, Librairie Larousse, 1965- Sociologie de la consommation, Nicolas Herpin, Ed. La Découverte, 2001- Le Bonheur; anthologie de textes philosophiques et littéraires, Luc Prioref, Maisonneuve et Larose, 2000- Le monde n’est pas une marchandise, José Bové et François Dufour, La découverte, 2000- Le Contre-pouvoir consommateur aux États-Unis, M. Ruffat, P.U.F., 1987- La Société de consommation, Jean Baudrillard, 1974- Propos sur le bonheur, Alain, 1928, Folio Essai, 1987- La vie sans principes, Henry David Thoreau (1863)

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