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Dossier de sociologie. Immigration, identités et intégration. Références bibliographiques. => Manuel de sociologie. Sociologie. Théories et analyses. Chapitre 3. Sociétés et cultures, pp. 116-124 et 130-146. Chapitre 4. La socialisation, pp. 159-161. Chapitre 13. Action collective et comportements politiques, pp. 451-456 et 469-471. Chapitre 14. Une nouvelle dynamique égalitaire, pp. 502-513. => Cours. Chapitre 3. Cultures et sociétés. Documents du dossier. 1/ Document 1. Qu’est-ce que l’identité ? 2/ Document 2. Les jeunes des banlieues difficiles : des exclus dans des ghettos ? 3/ Document 3. Comment appréhender l’identité ethnique ? 4/ Document 4. Quelle est l’impact du chômage sur les conditions de l’intégration ? 5 /Document 5. Un ou plusieurs processus d’intégration ? 6/ Document 6. Quelles clés de lecture pour les émeutes de l’automne 2005 ? 7/ Document 7. Comment les conditions sociales et l’action collective agissent-elles sur les conditions de l’intégration ? Document 1. Qu’est-ce que l’identité ? Revue SCIENCES HUMAINES, Jean-François Dortier, « Identité. Des conflits identitaires à la recherche de soi ». L'identité, c'est d'abord un phénomène éditorial. Ces dernières années, le nombre de livres, d'articles, de dossiers de revues consacrés à l'identité a connu une véritable explosion. Pas un jour sans que ne paraissent des publications sur « les conflits identitaires », « l'identité masculine », « l'identité au travail », les « identités nationales » ou « religieuses ». Mais en se généralisant, la notion d'identité perd de sa consistance. Le mot peut désormais être utilisé indifféremment comme synonyme de culture (on parle d'identité bretonne ou corse), désigner une pathologie mentale (les troubles de l'identité), indiquer une préférence sexuelle (l'identité gay). Un usage aussi étendu de la notion rend malaisée son approche.

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Dossier de sociologie.

Immigration, identités et intégration.

Références bibliographiques. => Manuel de sociologie. Sociologie. Théories et analyses.

Chapitre 3. Sociétés et cultures, pp. 116-124 et 130-146.

Chapitre 4. La socialisation, pp. 159-161.

Chapitre 13. Action collective et comportements politiques, pp. 451-456 et 469-471.

Chapitre 14. Une nouvelle dynamique égalitaire, pp. 502-513.

=> Cours. Chapitre 3. Cultures et sociétés.

Documents du dossier.

1/ Document 1. Qu’est-ce que l’identité ?

2/ Document 2. Les jeunes des banlieues difficiles : des exclus dans des ghettos ?

3/ Document 3. Comment appréhender l’identité ethnique ?

4/ Document 4. Quelle est l’impact du chômage sur les conditions de l’intégration ?

5 /Document 5. Un ou plusieurs processus d’intégration ?

6/ Document 6. Quelles clés de lecture pour les émeutes de l’automne 2005 ?

7/ Document 7. Comment les conditions sociales et l’action collective agissent-elles sur les

conditions de l’intégration ?

Document 1. Qu’est-ce que l’identité ? Revue SCIENCES HUMAINES, Jean-François Dortier, « Identité. Des conflits identitaires

à la recherche de soi ».

L'identité, c'est d'abord un phénomène éditorial. Ces dernières années, le nombre de livres,

d'articles, de dossiers de revues consacrés à l'identité a connu une véritable explosion. Pas un

jour sans que ne paraissent des publications sur « les conflits identitaires », « l'identité

masculine », « l'identité au travail », les « identités nationales » ou « religieuses ».

Mais en se généralisant, la notion d'identité perd de sa consistance. Le mot peut désormais

être utilisé indifféremment comme synonyme de culture (on parle d'identité bretonne ou

corse), désigner une pathologie mentale (les troubles de l'identité), indiquer une préférence

sexuelle (l'identité gay). Un usage aussi étendu de la notion rend malaisée son approche.

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L'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des

phénomènes qui n'auraient en commun que le nom ?

Après examen, on peut cependant cerner, au sein de la littérature actuelle, quelques domaines

d'étude relativement distincts. Il y a d'abord le thème de « l'identité collective ». On parle

d'identité à propos des nations, des minorités culturelles, religieuses ou ethniques ; puis il y a

le thème de l'identité sociale. L'« identité au travail », l'« identité masculine en crise » ; enfin,

il y a l'identité personnelle.

Ethnies, nations, cultures... les identités collectives.

Il est devenu courant d'assimiler le mot identité aux communautés d'appartenance : l'ethnie, la

nation, la culture. On parle volontiers désormais « d'identité kurde », d'« identité corse » ou

« bretonne », ou d'« identité juive ».

Pendant longtemps, les anthropologues ont découpé les sociétés dites « traditionnelles » en

ethnies séparées, ayant chacune un territoire, une langue, ses traditions, ses croyances, ses

emblèmes. Ainsi, l'Afrique était divisée en une mosaïque d'ethnies distinctes : Peuls,

Bochimans, Nuer, Masai, Zoulous, Hutu ou Tutsi, etc. Chaque ethnie, ou peuple, était donc

supposée avoir sa culture, ses traditions et son identité propres... et son spécialiste pour la

décrire. Depuis les années 80, les anthropologues se sont démarqués fortement de cette vision

« essentialiste » qui consiste à voir les « cultures » comme des réalités homogènes,

relativement closes sur elles-mêmes et stables au fil du temps.

Dans Logiques métisses. Anthropologie de l'identité en Afrique et ailleurs (Payot, 1990),

puis récemment dans Branchements (Flammarion, 2001), l'africaniste Jean-Loup Amselle

critique cette vision figée des réalités culturelles. Il rappelle qu'en Afrique, les ethnies forment

des réalités composites qui résultent toujours d'un mélange de plusieurs traditions culturelles

en perpétuelle recomposition. Toute culture est métissée, partage avec les cultures voisines

des caractéristiques communes (la langue, la religion, des modes de vie, une partie de son

histoire). L'histoire africaine est une histoire d'embranchements et de recompositions

permanents. Elikia M'Bokolo, auteur d'une Histoire de l'Afrique noire. Histoire et

civilisation (Hatier, 1993), soutient lui aussi que les ethnies africaines sont des constructions

historiques dont la consistance interne est très relative. C'est après coup qu'on attribue à un

peuple des caractéristiques typiques qui les figent dans leur temps. Jean-François Bayard

critique, lui aussi, la vision de la réalité africaine composée d'une mosaïque de communautés

closes relevant de L'Illusion identitaire (Fayard, 1996). Certaines « traditions culturelles »

que l'on croit très anciennes sont très récentes ; ainsi, le thé à la menthe des Marocains n'est

pas une tradition séculaire : il a été introduit par les Anglais au XVIIIe siècle et ne s'est

généralisé que récemment.

Cela dit, on ne peut se contenter non plus de « déconstruire » les identités culturelles par un

regard historique extérieur. Même factices, imaginées, fantasmées, les identités culturelles ont

tendance à se reconstituer et se recomposer sans cesse, car elles correspondent à une logique

humaine très profonde. Si on admet la thèse de Cornélius Castoriadis, exposée dans

L'Institution imaginaire de la société (Seuil, 1975), l'imaginaire commun est l'un des

fondements des groupes humains. Les représentations identitaires sont, pour les groupes eux-

mêmes, des principes de référence. Même si l'image que se fait une communauté d'elle-même

est toujours une vision déformée et reconstruite de son histoire réelle, elle n'en joue pas moins

un rôle de ciment social. Ces formations identitaires ne sont pas des réalités préexistantes ;

elles se créent et se recréent sans cesse, se radicalisent à la faveur des oppositions, des conflits

politiques, économiques, territoriaux. En Inde par exemple, la création d'une identité indienne

est d'abord une création des administrateurs et intellectuels britanniques. Ils ont défini les

contours d'une « civilisation indienne », rassemblant dans un même creuset des traditions

culturelles religieuses très différentes. Par la suite, les intellectuels indiens ont repris à leur

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compte ces catégories pour les retourner contre l'occupant et revendiquer l'autonomie et

l'indépendance. Christophe Jaffrelot désigne ce processus sous le terme de « syncrétisme

stratégique ». On retrouve le même phénomène avec la « négritude » en Afrique. En somme,

l'identité d'un groupe relève plutôt de la stratégie de mobilisation plutôt que d'une réalité

fondamentale qui lui préexiste. C'est ce que l'on nomme désormais les « stratégies

identitaires ».

Ce phénomène a été étudié depuis longtemps par les psychologues sociaux à travers les

notions d'identité sociale, par exemple par Lucy Baugnet dans L'Identité sociale (Dunod,

1998). Les groupes humains tendent assez spontanément à se reconstituer sur une base

identitaire lorsqu'une menace, une crise pèse sur une communauté jusque-là assez peu

structurée.

On peut transposer aux nations européennes cette approche constructiviste des identités

collectives. Longtemps, les historiens ont considéré l'émergence des nations comme une

réalité séculaire, forgée autour d'un peuple soudé par une langue, une histoire, une culture

communes. C'est ainsi que Fernand Braudel présentait la constitution de la nation française

dans l'Identité de la France (Fayard, 3 t. 1986.). Dans La Construction des identités

nationales, XVIIIe-XIXe siècles, Anne-Marie Thiesse donne une tout autre version de

l'histoire. Les identités nationales européennes sont, pour la plupart, très récentes (XIXe

siècle). C'est le cas de l'Allemagne, et de l'Italie, mais aussi de la Hongrie, la Suède, la Suisse,

la Finlande, l'Espagne et aussi de la France où l'unification culturelle était loin d'être réalisée

au début du XIXe siècle. Selon A.-M. Thiesse, les identités nationales se forgent à partir d'un

beau récit historique qui plonge ses sources dans un lointain passé, raconte une épopée

séculaire où apparaissent des héros nationaux, des épisodes glorieux, des traditions

populaires, des paysages emblématiques. L'histoire nationale se produit par la reconstitution

rétrospective d'une histoire multiséculaire qui continue à établir un lien entre les ancêtres

fondateurs et le présent, une langue, des héros, des monuments culturels, des monuments

historiques. Les identités nationales sont ce que l'Anglais Benedict Anderson nomme des

« communautés imaginées » (L'Imaginaire national, trad. La Découverte, 1996).

La construction des identités nationales a souvent été réalisée par le haut. L'Ecole, qui assure

« le monopole de la culture légitime », selon l'expression de l'anthropologue anglais Ernest

Gellner dans Nations et nationalismes (Payot, 1983), a été le lieu privilégié de la diffusion de

cette culture nationale. L'homogénéisation linguistique a été également, dans de nombreux

pays d'Europe, l'outil privilégié de l'identité nationale.

Décliner son identité, ce n'est pas simplement revendiquer une appartenance nationale,

ethnique, communautaire, c'est aussi affirmer une position dans la société. Cette position nous

est donnée par notre âge (enfant, adolescent, ou adulte), notre place dans la famille (mari,

femme ou grand-père), une profession (médecin, garagiste ou étudiant), une identité sexuée

(homme ou femme), et des engagements personnels (sportif, militant syndical...). A chacune

de ces positions correspondent des rôles et codes sociaux plus ou moins affirmés. Pour

George H. Mead, l'un des pères de la psychologie sociale, la construction de notre identité

passe par l'intériorisation de ces différents « Moi » sociaux. On comprend dès lors que la

déstabilisation des cadres de socialisation que sont la famille, le travail ou les formes

d'appartenances religieuse ou politique puisse aboutir à une véritable crise identitaire. C'est en

tout cas la thèse défendue par le sociologue Claude Dubar dans La Crise des identités

(Armand Colin, 2000).

L'identité statutaire

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La déstabilisation des liens familiaux est le premier facteur d'incertitude identitaire. En trente

ans, la famille moderne a changé de statut. L'institution stable fondée sur des normes rigides

(« les liens sacrés du mariage »), une hiérarchie stricte (celle du « chef de famille » sur la

femme et les enfants), une division des rôles (entre homme et femme, parent et enfants) a

perdu son statut d'institution. La crise de la famille a remis en cause les rôles rigides assignés

aux hommes et aux femmes: l'homme destiné à devenir mari et chef de famille; la jeune

femme devenant épouse, puis mère au foyer; la conquête de l'autonomie des femmes, le déclin

du patriarcat, la démocratie familiale... Désormais, une telle trajectoire n'est plus « naturelle ».

Le couple est plus instable, les rôles assignés à l'homme ou à la femme ont perdu de leur

évidence. De là découlent une instabilité et une incertitude des relations et configurations

personnelles. Derrière la crise identitaire - faut-il se marier ou non ?, faut-il prendre le nom de

son mari ?, arrêter sa carrière pour faire des enfants, au risque de se voir enfermer dans le rôle

de mère au foyer ? - et derrière la question identitaire (qui suis-je ?, que dois-je faire de ma

vie ?) se profilent des enjeux personnels très concrets.

Selon C. Dubar, la crise identitaire est profondément reliée aux transformations du travail. Les

métiers qui avaient une forte composante identitaire sont en déclin. C'est le cas des paysans et

professions artisanales. C'est le cas aussi des ouvriers.

Après la famille, le travail

Le mouvement ouvrier s'était forgé une forte identité de classe à travers les organisations

syndicales et politiques, à travers aussi toute une symbolique et une histoire attachées à

certains métiers comme les mineurs, les sidérurgistes ou les marins pêcheurs.

Au déclin de ces professions aux identités clairement affirmées, est venue s'ajouter la fragilité

plus forte des liens qui unissent un individu à son travail. Désormais, on entre plus tard dans

la vie active (tout comme on entre plus tardivement en couple). La mobilité professionnelle

(comme la mobilité conjugale) est plus forte : il arrive que l'on change plusieurs fois de

profession au cours d'une vie (comme on change de compagne ou de compagnon) ; la

réduction du temps de travail au cours de la vie contribue aussi à un engagement moins fort

dans son emploi. Les questions que se posait naguère l'adolescent sur sa profession future -

que vais-je faire de ma vie ?, quel sera mon métier ? -, deviennent une interrogation qui peut

accompagner un individu tout au long de sa vie. La retraite elle-même est devenue un nouvel

âge où l'on peut décider de « refaire sa vie ».

On peut faire à propos des identités religieuses ou politiques le même constat que pour la

famille ou le travail. Le diagnostic général est celui d'une crise des cadres d'appartenance. Une

abondante production sur le thème des « crises et recomposition » de leur identité s'en fait

l'écho.

L'emprise moins forte des institutions et des communautés d'appartenance sur la vie des

individus les conduit à négocier en permanence leur choix de vie. « Le projet de vie [...]

devient un élément crucial de la structuration de l'identité personnelle », souligne le

sociologue anglais Anthony Giddens dans La Structuration de la société (Puf, 1983).

Les rôles masculins et féminins sont moins affirmés, la famille plus précaire, le travail plus

instable, les cadres politiques et religieux moins prégnants... Autant de facteurs qui favorisent

l'apparition de troubles identitaires et d'angoisses existentielles.

L'individu est tiraillé entre ses identités multiples. Il hésite, zappe, oscille entre ses multiples

appartenances. Il est en « quête de soi » permanente. Les engagements collectifs et les

appartenances communautaires ayant moins d'emprise sur l'individu, il se retrouve à la fois

plus libre, mais aussi plus désemparé. Le déracinement de l'individu est sans doute l'une des

causes principales de la « quête identitaire » dont traite abondamment la littérature

sociologique.

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Qui suis-je ? Que dois-je faire de ma vie ? La question existentielle, que se posaient naguère

les adolescents au moment de choisir un métier et de forger un projet de vie, devient

maintenant une interrogation permanente, qui nous suit tout au long de la vie.

* * *

Document 2. Les jeunes des banlieues difficiles : des exclus dans des

ghettos ? Robert CASTEL, « La discrimination négative. Le déficit de citoyenneté des jeunes de

banlieue », revue ANNALES. HISTOIRE, SCIENCES SOCIALES, (2006).

L’interprétation la plus probante que l’on peut donner des violences urbaines survenues à

l’automne 2005 consiste à dire qu’il s’agit d’une révolte du désespoir. Les jeunes émeutiers ne

revendiquaient rien, leurs interventions paraissaient improvisées et sporadiques. Ils

affrontaient les forces de l’ordre, brûlaient voitures et bâtiments publics dans des accès de

rage flamboyants et brutaux. Ces réactions évoquent les jacqueries, émeutes et autres «

émotions » populaires qui ont jalonné l’histoire des sociétés préindustrielles, avant que les

révoltes ne se canalisent à travers des structures organisationnelles porteuses d’un projet de

transformation sociale. Dans ces événements, ce qui frappe au premier abord c’est l’absence

de leaders reconnus, d’organisations structurées, d’objectifs affichés ou de revendications

précises susceptibles de déboucher sur des résultats (sauf peut-être la demande de la

démission du ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, mais c’était une exigence posée dans le

cadre d’un affrontement de personne à personne plutôt qu’une revendication politique).

L’absence de toute perspective d’avenir témoigne d’une désespérance profonde. Le présent

cristallise alors tous les refus, mais il paraît ne s’appuyer sur rien et ne déboucher sur rien.

Il convient cependant de se méfier d’une lecture des événements qui les renfermeraient sur

eux-mêmes et sur l’instant dans lequel ils se produisent, ne serait-ce que parce que l’on se

déroberait ainsi à l’exigence de tenter d’en faire l’histoire et la sociologie, c’est-à-dire de les

replacer dans un processus de transformations et de les inscrire dans leur environnement

social. On ne prétend évidemment pas faire ici cette histoire et cette sociologie, mais marquer

quelques jalons pour situer ces événements dans la problématique actuelle de la question

sociale autour d’une interrogation sur la position que ces jeunes occupent dans notre société.

On voudrait suggérer que leur drame pourrait tenir à ce qu’ils ne sont, à proprement parler, ni

« dehors », ni « dedans ». Ils ne sont pas « dehors » et les discours communément tenus sur «

l’exclusion » ou le « ghetto » des banlieues sont pour le moins simplificateurs : ces jeunes

partagent un grand nombre de pratiques et d’aspirations communes à leur classe d’âge,

beaucoup d’entre eux bénéficient en principe de droits qui sont ceux de la citoyenneté

française, ils ont été pour une bonne part socialisés par les institutions de la République, et il

n’est pas interdit de penser qu’ils ont aussi intériorisé un certain nombre de ses valeurs et de

ses promesses. Mais ils ne sont pas pour autant « dans » notre société et leur révolte pourrait

tenir à ce qu’ils ont conscience qu’ils ne le seront jamais. Ils sont repoussés sur ses marges.

Il n’y a pas de ghettos, il n’y a pas d’exclus.

Il faut commencer par interroger la représentation répandue selon laquelle « la banlieue »

serait faite de ghettos ou d’espaces d’exclusion. Rappelons tout d’abord que les quartiers

étiquetés « zones urbaines sensibles » regroupent 4,46 millions d’habitants. Si ghettos il y

avait, ils enfermeraient le dixième de la population urbaine résidant en France ! Mais surtout

l’image du ghetto, importée des États-Unis, qualifie des zones ethniquement homogènes,

abandonnées à elles-mêmes et vivant en quasi-autarcie. A l’opposé du ghetto racial américain,

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les quartiers périphériques des villes françaises se caractérisent par leur hétérogénéité

ethnique. Même dans les quartiers les plus « métissés », la population d’origine française est

toujours majoritaire, et les autres composantes ethniques sont diverses. Si la violence est

présente dans les banlieues, ce n’est pas dans une proportion comparable à celle des ghettos

américains, où l’on comptait en 1990 un taux d’homicides de 100 pour 100 000 habitants. Les

indicateurs de dissociation sociale sont également sans commune mesure. Par exemple, au

coeur du ghetto noir de Chicago, seuls 16% des habitants ont un emploi rémunéré, et il y a 60

à 80%de familles monoparentales selon les secteurs (6% au même moment à La Courneuve)

(voir LOÏC WACQUANT, Parias urbains. Ghetto, Banlieues, État. Une sociologie

comparée de la marginalité sociale, Paris, La Découverte, 2006).

Pas plus que la banlieue n’est un « ghetto », le jeune de banlieue n’est un « exclu », si du

moins on donne à la notion d’exclusion – ce qui n’est pas souvent le cas à travers l’inflation

actuelle de ses usages – le sens un peu précis d’instaurer lui aussi une coupure franche entre

deux catégories de la population, les « exclus » se retrouvant complètement retranchés du jeu

social parce qu’ils n’ont aucun des droits, des attributs et des ressources nécessaires pour

participer à la vie collective. Mais les jeunes de banlieue sont si peu des exclus en ce sens

qu’ils bénéficient au contraire pour la plupart des deux prérogatives essentielles de

l’appartenance à la nation française, la citoyenneté politique et la citoyenneté sociale. En

effet, la plupart des jeunes des cités, au-delà de leur origine ethnique, sont des citoyens

français et jouissent donc en principe de la totalité des droits qui y sont attachés, droits

politiques et égalité de traitement par les lois de la République. Au moment de leur majorité,

ils reçoivent cet ensemble de droits qui, disait Tocqueville, anoblissent ceux qui en

bénéficient et qui ont exigé des siècles de luttes avant d’être accordés à tous (en France, les

femmes ont dû attendre 1945 pour y accéder).

Les jeunes ne sont pas davantage des exclus parce qu’ils bénéficient des attributs de la

citoyenneté sociale : une protection contre les principaux risques sociaux, l’accident, la

maladie, l’absence totale de ressources. Ils ont droit à la santé, aux prestations de la Sécurité

sociale, aux minima sociaux... Si je ne craignais d’être mal compris, je soulignerais le

caractère très privilégié de cette situation par rapport à celle de la plupart des populations

paupérisées qui peuplent les trois quarts de la planète. C’est pourtant une évidence. Ce n’est

pas nier la détresse qui peut exister en banlieue que de dire qu’elle est toute différente de la

misère africaine, des favelas brésiliennes, des ghettos américains, ou de la situation qui

prévaut dans tous ces pays dans lesquels une part importante de la population survit au jour le

jour sans droits sociaux, sans services publics d’éducation ou de santé. Ces jeunes des cités ne

sont pas non plus exclus au sens où ils seraient coupés de la culture ambiante. Si l’on a pu

parler d’une « culture des cités », elle n’est pas comparable à ce que les anthropologues

appellent la « culture de la pauvreté » : la production et la reproduction en vase clos de

comportements, de modes de vie et d’aspirations qui sont exclusivement ceux des milieux les

plus défavorisés. Les jeunes des cités partagent au contraire largement les valeurs et les

aspirations de la société globale, en particulier le goût de consommer, l’intérêt pour l’argent et

pour les signes extérieurs de richesse. Pour la plupart, ils aspirent à une vie « banale » ou «

normale », congruente avec les valeurs des classes moyennes : fonder une famille, avoir des

enfants, une bonne situation, être conformes à ce qui est requis pour réussir dans la vie. Sur le

plan esthétique aussi, ils partagent les goûts musicaux et les intérêts culturels de leur classe

d’âge. La frontière est si peu étanche sur ce plan entre « jeunes de banlieues » et jeunes tout

court que des innovations issues de la culture de la rue comme le rap sont parfaitement

acceptées et font partie, à part entière, de la culture commerciale (…).

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Mais si la banlieue n’est pas une exception monstrueuse, en ce sens qu’elle cristallise une

problématique qui traverse l’ensemble de la société française, il faut ajouter qu’elle la

surdétermine, et les jeunes qui se sont révoltés sont particulièrement marqués par cette

surdétermination. Ils savent bien, comme aujourd’hui beaucoup de représentants des

catégories populaires en situation de déclin social, que le travail est rare, que leur cadre de vie

est sans attrait, que la réussite scolaire est aléatoire et ne garantit pas la réussite sociale. Mais

au malheur d’être pauvre et livré à l’incertitude des lendemains s’ajoute un profond sentiment

d’injustice : ils constatent qu’ils ne sont pas traités à parité pour affronter ces situations. C’est

du moins la ligne directrice que l’on propose pour rendre compte de la configuration très

spécifique de la question sociale en banlieue : un facteur ethno-racial renforce la détresse

sociale en l’inscrivant dans une logique de discrimination négative. Le fait d’appartenir à une

minorité ethnique fonctionne au mieux comme un handicap, au pire comme un stigmate pour

être traité à parité dans une société qui proclame l’égalité des droits et l’égalité des chances

pour tous les citoyens. Ainsi la réaction des jeunes des cités pourrait-elle se comprendre, au

moins pour une part, comme une révolte civique face au déficit de citoyenneté dont ils

pâtissent. Tout se passe comme si, pour ces enfants d’immigrés – même devenus Français –,

ne s’était jamais effacée la tache portée par leurs parents, produits d’une immigration de

travail pensée et gérée en dehors des cadres de la citoyenneté de l’État-nation.

* * *

* * *

Document 3. Comment appréhender l’identité ethnique ? Source : Françoise LORCERIE, « Différences culturelles, confrontations identitaires et

universalisme : questions autour de l’éducation interculturelle », CARREFOURS DE

L’EDUCATION, 2002.

L’identité ethnique n’est qu’un registre parmi d’autres de l’identité sociale, mais l’activation

de ce registre n’est pas simplement le fait de la fantaisie individuelle. Elle est relative aux

luttes sociales dans lesquelles l’individu s’inscrit bon gré mal gré. La saillance ethnique

caractérise précisément la validité sociale de l’ethnicité, saisie à la fois comme condition et

comme produit de l’interaction aux diverses échelles où elle peut s’analyser (depuis l’échelle

microlocale jusqu’à l’échelle nationale et internationale).

Quant au concept d’« ethnicisation », il décrit l’activation des croyances ethniques dans

l’interaction, dans la lecture d’une situation ou d’une logique d’action, dans la caractérisation

d’un groupe ou d’un territoire, etc. : il couvre ainsi l’ensemble des manifestations pratiques et

symboliques de la catégorisation ethnique. La « discrimination ethnique » est l’un des effets

de la catégorisation ethnique en position majoritaire. Ce n’est pas le seul effet social de la

catégorisation ethnique : on lui connaît des effets affectifs, comme le sentiment de difficulté,

le malaise identitaire du côté des minoritaires, ou la fierté, le sentiment de supériorité du côté

des majoritaires ; des effets cognitifs, comme le stéréotypage et la représentation

indifférenciée de l’autre ; des effets intersubjectifs, comme d’un côté les stratégies de

correction du stigmate ethnique dans l’interaction, et de l’autre les stratégies de gestion du

stigmate d’autrui, que Goffman décrit avec humour ; des effets pratiques collectifs : en

particulier en matière de formation de groupes et de conduites de groupes (repli,

revendication, associationnisme…).

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On peut penser que l’incidence sociale de l’ethnicité est fonction de la place de l’ethnicité

dans les normes identitaires dominantes de la société, c’est-à-dire de sa place dans l’ensemble

des traits qui définissent la « normalité » pour cette société – sachant que la normalité couvre

toujours un rapport de forces (on est normal « contre » quelqu’un, écrit Goffman). Ce point

est important, il prend à contrepied le sens commun, qui impute aux « immigrés » la

responsabilité de l’ethnicisation des identités. Or, c’est la norme identitaire des sociétés

occidentales qui est ethnique et/ou raciale tout en se dissimulant qu’elle l’est. Elle est aussi

sexiste, socioéconomique, se réfère à l’âge, etc., tous ces constituants n’étant pas socialement

sur le même plan.

Le registre ethnique de l’identité « normale » semble, quant à lui, spécifiquement lié au

caractère « national » de la société, induit par la forme sociopolitique particulière qu’est

l’État-nation classique. D’un point de vue descriptif, le « nous » national fut et demeure en

Europe largement un « nous » ethnique, un « nous » qui s’ancre dans l’idée de racines

communes, remontant profond dans le passé. Cette croyance est une production de l’activité

politique, remarquent les sociologues du phénomène national. L’idée de racines communes

est une fiction, une croyance, elle ne résiste guère à l’examen historique. Elle n’occupe pas

tout le champ de la légitimation politique puisqu’elle coexiste avec un universalisme juridique

qui est également valorisé dans l’idéologie nationale. Mais elle est centrale dans le sentiment

de communauté nationale qui s’affirme sous l’égide des États à partir du dernier tiers du XIXe

siècle. La littérature sociologique avance à ce sujet une explication instrumentale que l’on

trouve déjà chez Max Weber: l’identification ethnique (ou raciale) soude la communauté

nationale, sous la houlette des classes dirigeantes, dans un « honneur de masse » qui

transcende les divisions socio-économiques, lesquelles pourraient menacer son unité (Weber).

Approfondissant la même intuition, Norbert Elias met en lumière le conflit qui se développe

entre un groupe qui se pose en maître du territoire parce qu’il en est l’occupant le plus ancien

et qu’il contrôle les institutions, et des groupes arrivés plus récemment, qui se trouvent

dénigrés comme intrus (ELIAS (N.), avec SCOTSON (J.L.), 1964, The Established and the

Outsiders. A sociological inquiry into community problems, trad. française Logiques de

l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, 1997). Il

formalise cette opposition dans ce qu’il nomme « la configuration established/outsiders »,

littéralement la configuration « établis/intrus ». Les established, pose-t-il, cherchent à

conserver le monopole du pouvoir qu’ils détiennent. À cette fin, ils exaltent leur charisme

collectif en dénigrant les « intrus », en abaissant leur culture et leur morale, leurs capacités

éducatives, etc. Les outsiders se défendent de ces imputations et cherchent à y échapper de

diverses façons. La configuration established/outsiders peut se réaliser à différentes échelles

(locale ou non).

* * *

Document 4. Quelle est l’impact du chômage sur les conditions de

l’intégration ?

Source : Denis FOUGÈRE et Nadir SIDHOUM, « Les nouvelles inégalités et l’intégration

sociale », revue HORIZONS STRATEGIQUES, 2006.

Pour les travailleurs de nationalité étrangère, aux pertes d’emploi plus fréquentes se sont

ajoutées des difficultés spécifiques de reclassement et de retour à l’emploi. Leur taux de

chômage est strictement le double du taux de chômage des travailleurs de nationalité

française, voire le triple pour les travailleurs étrangers originaires d’un pays d’Afrique (28 %

Page 9: Dossier de sociologie - SCIENCES SOCIALES · PDF fileL'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des phénomènes qui n'auraient en

pour les Maghrébins et 23 % pour les autres). L’éducation ne protège que très peu de ce sur-

chômage (en 2002 à niveau d’études inférieur au baccalauréat, 30 % des travailleurs

maghrébins étaient au chômage contre 10 % des travailleurs français ; à niveau d’études égal

ou supérieur au baccalauréat, les taux sont respectivement de 25 % contre seulement 6 %).

La situation professionnelle des Français varie de manière significative selon l’origine

géographique de leurs parents : les Français dont l’un au moins des parents est originaire du

Maghreb sont de fait les plus touchés par le chômage (17,6 % sont chômeurs contre 6,8 % des

Français dont les deux parents sont nés français) et parmi eux plus fortement les jeunes

Français non qualifiés (29,9 % de chômage pour ceux avec une origine maghrébine contre

12,4 % pour ceux dont les deux parents sont nés français).

Les études supérieures ne les protègent eux aussi que partiellement du sur-chômage (18,1 %

des jeunes Français d’origine maghrébine ayant fait des études supérieures sont en chômage,

contre seulement 6,5 % des jeunes Français dont les deux parents sont nés français). Le fait

d’avoir fait des études supérieures divise par deux les proportions de chômeurs dans chaque

catégorie, mais ne réduit pas l’écart : les jeunes Français d’origine maghrébine sont deux fois

et demie plus souvent en chômage que les jeunes Français d’origine française, quel que soit

leur niveau d’études.

* * *

Document 5. Un ou plusieurs processus d’intégration ?

Source : Roxane SILBERMAN et Irène FOURNIER, « Les secondes générations sur le

marché du travail en France : une pénalité ethnique ancrée dans le temps Contribution à la

théorie de l’assimilation segmentée », REVUE FRANÇAISE DE SOCIOLOGIE, 2006.

On observe en France une forte inégalité de rendement des certifications scolaires sur le

marché du travail selon l’origine des jeunes qui les détiennent. C’est tout particulièrement le

cas des jeunes issus de l’immigration maghrébine. Nous nous proposons d’examiner dans

quelle mesure on peut voir, dans la situation difficile où se trouve une partie des secondes

générations en France, les prémices d’une situation de long terme « à l’américaine », question

qui a eu du mal à émerger en France tant elle met à mal ce que l’on appelle désormais le «

modèle républicain ».

Peut-on assimiler la situation difficile des jeunes issus de l’immigration maghrébine à ce qui a

été décrit sous le terme d’assimilation descendante (downward assimilation) ou d’assimilation

segmentée dans le cadre théorique construit dans un contexte américain (Gordon Milton,

Assimilation in American life, 1964) ? Ce terme désigne une infériorisation marquée et

persistante sur le plan socio-économique pour certains groupes qui peut aller de pair avec une

assimilation forte sur le plan linguistique et culturel.

L’approche sociologique a, depuis toujours, fait une part, dans la théorie de l’intégration, à

l’hostilité à l’égard des immigrés. Elle suppose ainsi à l’arrière-plan, et ce point est essentiel,

qu’il y a dans la société des groupes construits en référence à une origine supposée ou réelle

par rapport à laquelle les individus se situent et situent les autres, construction qui peut être

renforcée dans le cas des immigrés par leur traitement administratif (titres de séjour et de

travail, accès à la nationalité et à la citoyenneté) (Gordon, 1964).

La matrice théorique de l’École de Chicago (Park R. E., Burgess E. W., Mc Kenzie R. D.,

1925. The city, 1925), avec la théorie du cycle des relations raciales, fait porter cette

discrimination essentiellement sur la première génération qui rencontre l’hostilité des

populations déjà installées, hostilité qui s’estompe progressivement avec l’assimilation

culturelle (dont l’école est un puissant vecteur pour les secondes générations). Les différents

courants migratoires sont ainsi supposés cheminer à leur pas en suivant un modèle unique sur

Page 10: Dossier de sociologie - SCIENCES SOCIALES · PDF fileL'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des phénomènes qui n'auraient en

la voie de l’assimilation. Ordre chronologique d’arrivée et degré d’hostilité rencontrée vont ici

de pair.

L’analyse que propose dans les années soixante Milton Gordon ouvre la voie à une

diversification des modèles d’incorporation des immigrés et de leurs enfants sur le plus long

terme. Gordon identifie différentes dimensions dans l’intégration et pointe le fait que

l’assimilation sur le plan culturel ne s’accompagne pas nécessairement d’une amélioration sur

le plan de la réussite socio-économique ni d’un affaiblissement de l’hostilité de la société à

l’égard de la population concernée. La minorité noire aux États-Unis répond à cette

configuration de la typologie que Gordon propose de manière plus générale pour les

populations issues de l’immigration. Avec ce découplage des différentes dimensions de

l’intégration, la voie est ouverte à la mise en évidence d’une segmentation ethnique

persistante et différenciée sur le marché du travail dont l’ouvrage de Glazer et Moynihan

(Beyond the melting pot, 1963) marque l’avènement. Les travaux qui se développent dès lors,

vont mettre au jour la complexité des processus et des facteurs à prendre en compte pour

expliquer la diversité des voies suivies par les populations issues de l’immigration. À côté de

l’assimilation classique, qui demeure une voie importante et sous-estimée, apparaissent

d’autres chemins possibles : celui qui fait coexister réussite socio-économique et faible

assimilation culturelle, et celui qui voit au contraire persister une infériorisation durable sur le

plan socio-économique pouvant aller de pair avec une assimilation culturelle. Ce dernier

modèle a été baptisé du nom d’assimilation descendante ou segmentée. L’une de ses

dimensions importantes est la persistance d’une pénalité durable sur le marché du travail : les

jeunes issus de ces groupes semblent rencontrer des difficultés plus grandes sur le marché du

travail que ni les niveaux de certification atteints (souvent faibles), ni un manque de capital

social ne suffisent à expliquer. Ceci suggère l’existence d’une discrimination spécifique et

durable à leur encontre.

Le mécanisme de cette infériorisation durable tel qu’il a été construit dans le contexte de la

société américaine s’inspire fortement des discriminations à l’égard des Noirs. Dans des

situations d’infériorisation héritées, les jeunes peuvent construire des conduites de rejet qui

entretiennent l’échec scolaire et à terme l’infériorisation sur le marché du travail. Ces travaux

ont été ensuite mobilisés pour expliquer la situation de certains groupes issus de l’immigration

: au contact de la population des Noirs américains dans les centres urbains, ces jeunes seraient

aspirés dans un processus identique. L’accent est mis sur le rôle de la subjectivité des acteurs

et les mécanismes d’interaction dans l’émergence de situations conflictuelles pouvant

conduire, par exemple, à l’échec scolaire.

Ces analyses font intervenir en toile de fond de ces mécanismes les contextes sociétaux tels

que l’esclavage, l’attitude à l’égard de l’immigration que traduisent notamment les politiques

migratoires et la nature même des migrations plus ou moins volontaires, distinction qui

réplique celle entre minorités involontaires issues de l’esclavage et minorités volontaires

issues de l’immigration.

Parmi ces contextes, la littérature américaine accorde un rôle-clé à l’arrière-plan historique

que constitue l’esclavage. Cette question, sans être totalement absente, n’a pas le même relief

en France. Les enquêtes d’opinion (Eurobaromètres par exemple) montrent cependant

clairement l’existence d’un classement des origines sur une échelle de préférence ou

d’hostilité. Les populations d’origine maghrébine qui viennent de zones anciennement sous

domination coloniale ont systématiquement été classées en France avec un préjugé

défavorable depuis les années cinquante. Ces populations paraissent aussi avoir des

perceptions plus négatives de leur situation que d’autres groupes, ce qui peut les engager dans

des situations conflictuelles et/ou de retrait.

Ces similarités comme ces différences suggèrent qu’un des éléments importants de cette

mécanique pourrait être un rapport de domination historiquement construit, dont l’esclavage

Page 11: Dossier de sociologie - SCIENCES SOCIALES · PDF fileL'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des phénomènes qui n'auraient en

comme la colonisation seraient deux variantes. Ceci va dans le sens d’une généralisation du

modèle proposé par la littérature américaine.

* * *

Document 6. Quelles clés de lecture pour les émeutes de l’automne 2005 ? Source : Dominique DUPREZ, « Comprendre et rechercher les causes des émeutes urbaines

de 2005. Une mise en perspective », revue Déviance et Société, 2006.

Il y a, bien entendu, plusieurs clés de lecture possibles des émeutes urbaines de l’automne

2005. Didier Lapeyronnie privilégie celle de l’action collective à travers les thèses de

Hobsbawm (HOBSBAWM E., Primitive rebels : Studies in Archaic Forms of Social

Movement in the 19th and 20th Centuries,1959), en une interprétation de « révolte primitive

» des émeutes urbaines, pour signifier qu’elles sont en deçà d’un mouvement social structuré.

Une première clé de lecture renvoie à la crise du modèle français, dit républicain,

d’intégration des jeunes issus des minorités ethniques.

Certes, on verra que c’est plus l’appartenance à des quartiers défavorisés et leur situation

sociale qui ont été mises en avant par les émeutiers, que leur ethnicité. Mais ces événements

se sont cristallisés sur fond de discriminations ethniques et de panne de l’ascenseur social qui

était une des caractéristiques du modèle d’intégration à la française dans les années 1970-

1980.

Un certain unanimisme régnait dans la communauté des sociologues pour souligner les vertus

du modèle français d’intégration. Ainsi, D. Schnapper (SCHNAPPER D., L’Europe des

immigrés,1992), dans une étude comparative des politiques européennes, précisait que : La

France est l’État-nation par excellence, et, par conséquent, la nation de l’intégration

individuelle […] Le système scolaire centralisé et autoritaire a acculturé et intégré, pendant

plus d’un siècle, tous les enfants, y compris ceux dont les parents avaient récemment immigré

en France […] Ce modèle, même s’il est ébranlé par les modes d’intégration spécifique des

sociétés modernes, continue à assurer la socialisation des enfants d’immigrés ».

Avec la surexposition au chômage des jeunes issus de minorités ethniques, le modèle

individualiste et républicain d’intégration à la française est de plus en plus contesté, pas

seulement par les jeunes des cités.

Page 12: Dossier de sociologie - SCIENCES SOCIALES · PDF fileL'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des phénomènes qui n'auraient en

On remarque le très fort décrochage qui s’opère de 1990 à 1995 et qui s’aggravera ensuite

pour les hommes sans diplôme : le risque de chômage passe de 26,8% à 42,7%. On remarque

également qu’il est multiplié par trois dans la même période pour les garçons ayant réalisé des

études supérieures. Cette aggravation globale du chômage des jeunes est encore plus forte

pour les jeunes des cités en raison du stigmate d’appartenir à un quartier à mauvaise

réputation, surtout lorsqu’il se cumule avec le fait d’être jeune et d’être issu d’une famille

immigrée. Malheureusement, il faut recourir à des enquêtes localisées pour en comprendre la

portée.

Une seconde clé de lecture renvoie à l’action publique, à ses à-coups en France en

fonction du clivage politique droite-gauche qui a contribué à déstabiliser ces quartiers.

Les politiques d’insertion sociale et professionnelle menées par la gauche ont limité par une

politique d’emplois aidés des pouvoirs publics, les effets dévastateurs des discriminations,

ethniques et territoriales, à l’emploi, notamment pour les jeunes diplômés des universités.

Leur arrêt, avec le retour au pouvoir de la droite, a créé un fort mécontentement et du

ressentiment dans le monde social des cités. Hughes Lagrange (2006, 114), dans le cadre

d’une interrogation sur les effets des politiques locales sur les événements, remarque que ces

derniers se sont produits dans une période de désengagement de l’État. Concernant la

situation de la Seine-Saint-Denis, qui a constitué au départ le foyer des émeutes, les

Page 13: Dossier de sociologie - SCIENCES SOCIALES · PDF fileL'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des phénomènes qui n'auraient en

indications convergentes fournies par de nombreuses associations, montrent que le fait de

différer des crédits, de mars à septembre 2005, a créé un attentisme généralisé et une

démobilisation dont le tissu associatif, fragilisé depuis 2002, n’avait aucun besoin. La

suspension des crédits de l’État aux associations a eu des effets désastreux sur l’ensemble du

département de Seine-Saint-Denis.

Enfin, les tensions entre les jeunes et la police – plus généralement avec les institutions et

l’État –, expliquent également la contagion d’événements qui restent habituellement

circonscrits à l’échelle d’un quartier précis. Ces tensions sont anciennes en France et sont

assez directement issues du contexte des événements de mai 1968 et de la priorité donnée

depuis le début des années 1970 au maintien de l’ordre public sur toute autre considération.

Ces tensions ont été cependant ravivées par un management très sécuritaire du ministre de

l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, qui a anéanti les quelques progrès d’un rêve d’une police de

proximité qu’avaient, avec beaucoup d’hésitations et de difficultés, tenté de mettre en place

plusieurs ministres de l’Intérieur de gauche, Jean-Pierre Chevènement en ayant été le

principal artisan.

* * *

Document 7. Comment les conditions sociales et l’action collective agissent-

elles sur les conditions de l’intégration ? Source : Stéphane BEAUD et Olivier MASCLET, « Des « marcheurs » de 1983 aux «

émeutiers » de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés », revue Annales.

Histoire, Sciences Sociales, 2006.

Le 3 décembre 1983, place de la Bastille.

La « Marche pour l’égalité et contre le racisme », partie sans bruit de Marseille un mois et

demi plus tôt, arrive à Paris, suivie par un cortège de manifestants estimé par la presse à plus

de 100 000 personnes. Pour les « Marcheurs » qui ont sillonné la France depuis le 15 octobre,

des enfants de l’immigration algérienne pour la plupart, cette arrivée triomphale dans la

capitale apparaît comme un grand moment d’effervescence collective : « C’est notre Mai 68 à

nous », dira l’un d’eux, sous le coup de l’émotion. L’événement fait la une de la presse écrite

et télévisée, le président Mitterrand reçoit à l’Élysée une délégation de huit marcheurs, promet

aux immigrés la carte de séjour de dix ans et des sanctions plus sévères pour les auteurs de

crimes racistes qui se sont multipliés depuis le début des années 1980. Cette marche devient le

symbole de la reconnaissance sociale de la « seconde génération » et consacre l’accès à la

citoyenneté de ces enfants d’immigrés.

Octobre-novembre 2005.

La mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents de quinze et dix-sept ans – fils

d’éboueurs à Paris, d’origine tunisienne pour le premier, malienne pour le second –, dont tout

porte à croire qu’ils étaient poursuivis par la police au retour d’un match de foot et morts

accidentellement par électrocution dans le transformateur EDF où ils avaient trouvé refuge,

provoque des émeutes urbaines à Clichy-sous-Bois, lieu du drame. Celles-ci s’étendent

rapidement dans de nombreuses « cités1 » de la banlieue parisienne des villes de France (deux

cents quartiers classés en ZUS, zones urbaines sensibles). Les événements sont en première

page des médias nationaux et internationaux. Les participants agissent par petits groupes, la

nuit, cachés par des sweat-shirts à large capuche, affrontent la police, brûlent des voitures et

incendient crèches, écoles, gymnases, centres sociaux, tous situés dans « leurs » quartiers. Les

mineurs participent en nombre à ces actions, ainsi que les enfants de l’immigration africaine

(Afrique sub-saharienne) ; les adolescentes sont, elles, largement absentes de la scène. Il n’y a

Page 14: Dossier de sociologie - SCIENCES SOCIALES · PDF fileL'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des phénomènes qui n'auraient en

ni organisation officielle, ni porte-parole, ni revendications précises (si ce n’est la démission

de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur qui avait traité ces jeunes de « racaille »), pas de

soutien de la société civile, encore moins de la classe politique qui condamne ces actes «

délinquants ».

Il serait artificiel de comparer terme à terme ces deux moments que tout semble opposer et qui

s’inscrivent dans des séquences événementielles différentes. Les émeutes urbaines de

novembre 2005 peuvent être considérées comme le point d’orgue d’une longue série qui

commence en 1979 à Vénissieux et s’accélère au début des années 1990 (Vaulx-en-Velin), si

bien qu’elles sont devenues l’une des caractéristiques saillantes de la transformation des

banlieues au cours du dernier quart du XXe siècle. De même, la « Marche pour l’égalité » doit

être replacée dans la longue série des mobilisations ultérieures en faveur de l’égalité, contre le

racisme et les violences dans les quartiers (SOS Racisme en 1985, Stop la violence en 1999,

Ni putes ni soumises en 2002). Cependant, la mise en perspective de ces deux moments nous

apparaît comme un moyen privilégié pour saisir – et comprendre – les différences qui

opposent la situation des enfants des cités d’hier à celle d’aujourd’hui, en mettant l’accent sur

les enfants d’immigrés originaires du Maghreb, en raison de leur poids démographique et

symbolique dans la population des cités (…).

Au fil du temps, nous avons à de nombreuses reprises constaté des différences saisissantes

entre les enfants d’immigrés – plus précisément entre ceux qui sont contemporains de la

Marche et ceux qui appartiennent aux classes d’âge postérieures, plus jeunes (dans certaines

fratries, ils sont leurs « petits frères ») – , tant dans leurs manières d’être et leur hexis

corporelle que dans leur rapport au travail, à la politique et, plus généralement, à l’avenir. Ces

enfants d’immigrés ont été socialisés dans des conditions familiales, scolaires et économiques

très dissemblables : n’étant pas façonnés par les mêmes expériences sociales, leur «

communauté d’empreinte » (pour reprendre la belle expression de Marc Bloch) s’avère fort

différente. En étudiant en détail la « fabrique des générations » d’enfants d’immigrés, nous

tenterons de répondre aux questions suivantes : comment s’est constituée la génération issue

de la Marche pour l’égalité, dite « génération des beurs » ? Par quels processus sociaux celle-

ci s’est-elle construite dans les années 1980 comme génération politique ? En quoi la Marche

pour l’égalité et contre le racisme peut-elle être considérée aujourd’hui comme un événement

fondateur ou, ainsi que le disent certains historiens, un « événement dateur » de l’émergence

de cette génération ? Quel en a été l’héritage social et politique ? Comment analyser

sociologiquement la (ou les) génération(s) d’enfants d’immigrés qui ont suivi celle des beurs ?

Quels sont les facteurs ayant contribué à produire des habitus qui distinguent radicalement

entre eux ces enfants d’immigrés ?

Nous voudrions montrer, à partir d’un matériel diversifié, qu’il s’est constitué, sur la durée,

deux générations d’enfants des cités.

-La première, la génération des beurs, massivement composée d’enfants d’Algériens,

émerge dans les années 1980 et se cristallise à la faveur de la Marche pour l’égalité. Celle-ci

exprime un désir collectif de reconnaissance porté par la fraction de cette génération qui se

mobilise socialement et politiquement. Cet événement suscita un grand espoir : celui d’une

reconnaissance par la société française, en rupture franche avec le climat raciste et de peur qui

régnait alors, avec aussi l’invisibilité et le déni d’existence sociale et politique de leurs

parents, traités comme des « travailleurs immigrés ».

-La seconde, plus hétérogène du point de vue des origines nationales, s’est constituée

au cours des années 1990 dans un tout autre contexte socio-politique, caractérisé par un

ensemble de fractures : économiques (exclusion durable du marché du travail ou relégation

sur ses marges à travers les emplois aidés) ; urbaines (paupérisation et ghettoïsation des

Page 15: Dossier de sociologie - SCIENCES SOCIALES · PDF fileL'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des phénomènes qui n'auraient en

quartiers d’habitat social) ; politiques (déficit durable de représentation politique qui se traduit

par un fort abstentionnisme électoral et un rejet croissant de la gauche politique). Ces

processus cumulatifs éclairent la manière dont s’est constituée une autre « seconde génération

», que l’on se propose d’appeler provisoirement « génération de cité », tant les difficultés

d’insertion professionnelle et sociale tendent à river ses membres à ce seul univers.

La Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 est bien un événement inaugural dans

l’élargissement d’une conscience politique chez les enfants issus de l’immigration, et il

symbolise de manière éclatante un passage à la parole publique.

Revenons toutefois sur le contexte qui entoure cet événement et lui donne son sens. De

nombreuses associations, le plus souvent animées par des enfants d’Algériens, sont nées dans

les années 1975-1983 : aussi bien des associations sportives, de soutien scolaire, de promotion

de la culture, de femmes, etc., que d’autres, plus politisées, de lutte contre la double peine, les

expulsions du territoire national, pour le relogement des familles vivant dans des conditions

indignes. La marche résulte de l’action diffuse et quotidienne de l’ensemble de ces

associations qui structurent alors la collectivité des jeunes issus de l’immigration. Ses

principaux leaders en sont d’ailleurs issus. Certains défendent ce qu’on pourrait appeler « un

gauchisme des cités », cherchant à mobiliser leurs habitants sur une base politique radicale, en

opposition à la répression policière, aux expulsions et aux inégalités de classe.

Cette entreprise de politisation qu’a constituée la Marche était socialement improbable tant

elle se heurtait à des obstacles objectifs – le noyau des marcheurs était constitué de jeunes des

cités, chômeurs pour la plupart, passés par l’enseignement professionnel et non par

l’université – et à des obstacles subjectifs : vaincre sa timidité, oser affronter un racisme qui

s’était notablement développé au début des années 1980. Pour comprendre pourquoi les

obstacles ont été surmontés, il faut avoir à l’esprit que la Marche a revêtu une forte dimension

identitaire. Son enjeu central était celui de la reconnaissance sociale et de l’accès à la

citoyenneté.

La mobilisation leur a permis de lutter efficacement contre l’image structurellement négative

qui était donnée de leur groupe d’appartenance, d’offrir publiquement une contre-image

susceptible d’entraîner un processus de « dé-stigmatisation ». L’entreprise fut épuisante

physiquement et nerveusement pour ses protagonistes, parce qu’elle nécessitait un effort de

prise en main de leur destin individuel et collectif, ce qui, en pratique, signifiait le refus de

s’en remettre à autrui, attitude si fréquente dans les milieux culturellement dominés. Ce qui

apparaît alors au grand jour, c’est la création d’une force générationnelle capable de rompre

avec la phase historique précédente au cours de laquelle prédominait la conscience diffuse de

subir les mêmes « galères » sans pouvoir agir sur la société. La marche instituait une «

communauté d’empreinte ». Elle allait marquer durablement la conscience collective de ces

jeunes et constituer la matrice de la socialisation politique de bon nombre d’adolescents de

même origine, qui ont alors vécu un moment rare de fraternité. Expliquer la Marche, c’est

donc, nous semble-t-il, en première analyse, mettre l’accent sur le paradoxe du processus

d’assimilation des enfants d’immigrés, qui a pour effet indirect d’accroître la discrimination et

le racisme à leur encontre et d’aviver le ressentiment et la frustration relative de ceux qui en

sont les victimes. La Marche concrétise l’aspiration d’une génération à l’égalité de traitement

et à une « dignité » que la société lui refuse.

En même temps, les conflits au sein de leur famille ont été particulièrement douloureux. Ils

ont fait l’objet de maintes études dans les années 1970-1980, qui en ont montré l’intensité et

l’espèce de « crise d’identité » des enfants, à la fois disposés à la fidélité aux parents et

enclins à refuser leur héritage. Les témoignages soulignent la force des contradictions dans

lesquelles ont grandi ces enfants d’immigrés placés dans une situation « d’entre-deux »

particulièrement difficile à vivre. Si la perspective d’un « retour au pays » n’est pas propre à

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leurs parents, elle revêt pour eux une dimension centrale, brûlante même, en raison des liens

douloureux entre la France et l’Algérie. Abdelmalek Sayad a insisté sur leur sentiment de

trahison à l’égard de la société algérienne et des non-émigrés. Sentiment propice à une forme

d’autodéfense identitaire dans l’ordre politique, qui leur fait refuser la nationalité française

pour eux-mêmes et leurs enfants, et à une forme de conservatisme culturel dans l’ordre

domestique. Cette situation est en soi productrice chez les enfants d’un véritable nœud de

contradictions sociales qui ne sont pas faciles à vivre et à gérer sur le plan existentiel. D’un

côté, se projeter dans un retour en Algérie, c’est satisfaire les attentes parentales et peut-être

surtout paternelles, mais c’est aussi renier toute une partie de sa vie en France, annuler les

effets de la socialisation scolaire et juvénile sur le sol français (notamment les goûts culturels

et musicaux, le mode de rapports garçons/filles, les diverses formes de libéralisme culturel) et

renoncer ainsi à une partie de soi. De l’autre, rompre avec les attentes familiales en osant

affirmer le choix de rester en France, c’est s’attaquer publiquement au mensonge

collectivement entretenu du « retour », endosser la responsabilité de faire échouer l’entreprise

d’émigration familiale, heurter de plein fouet les croyances des parents et ainsi, d’une certaine

manière, passer du côté des Français et de la France. Par la mobilisation qu’elle suscite et

l’espoir qu’elle fait naître, la Marche permet de trancher le nœud gordien : comme l’écrit

l’historien Mohamed Harbi, « l’année décisive [dans la francisation des immigrés algériens],

c’est 1983 : la marche pour l’égalité.

Concernant la politisation de cette génération, il convient de distinguer nettement sa fraction

ouvrière et sa fraction étudiante. La première, majoritaire dans la cohorte, est constituée de

jeunes hommes, ouvriers tôt entrés – et, pourrait-on dire, « naturellement » – à l’usine,

souvent vers l’âge de dix-huit ans, dès avant de faire leur service militaire. Ils connaissent

alors une socialisation professionnelle dans les ateliers politisés de cette fin des années 1970

et, à la différence de leurs pères souvent trop faibles socialement pour se syndiquer, beaucoup

d’entre eux se « frottent » aux luttes ouvrières, n’hésitent pas à adhérer à des syndicats

antipatronaux (à la CGT ou à la CFDT), puis à y militer35. Ils peuvent aussi participer au

mouvement d’émancipation culturelle ouvrière, en particulier dans les municipalités gérées

par les communistes de l’époque (lecture, théâtre, musique...) et vivre les espoirs de

transformation sociale qui sont alors encore dans l’air du temps (« le programme commun de

l’union de la gauche », signé entre le PS, le PCF et le MRG en 1972). La fraction étudiante de

cette génération sociale comprend des lycéens et des étudiants, garçons et filles mêlés, dans

des proportions à peine différenciées. Elle va être profondément imprégnée, dans les années

1970, par l’atmosphère de libéralisme culturel (notamment dans les rapports de sexe) qui s’est

alors diffusée dans les lycées et universités mais aussi par le contexte de luttes menées sur

divers fronts idéologiques (marxisme, tiers-mondisme, féminisme) dominant alors sur les

campus universitaires.

Cette génération d’enfants d’immigrés, qui a baigné dans une atmosphère « post-soixante-

huitarde », se situe politiquement à gauche. D’une part, en tant qu’enfants de « travailleurs »,

ils sont portés à contester l’ordre patronal qui a assigné durablement un statut de prolétaires à

leurs pères « surexploités » et socialement écrasés à leurs yeux. D’autre part, en tant

qu’enfants d’immigrés, ils ont mesuré dans leur vie quotidienne – à travers l’aide au retour (le

« million de Stoléru », en 1977), et les procédures d’expulsion (lois Bonnet en 1980) – la

fragilité juridique, donc sociale, de la condition d’immigré de pays d’Afrique du Nord. Ce qui

va les souder entre eux, c’est la même révolte contre les meurtres racistes et les violences

policières. Ce qui va élargir le front de la lutte, c’est la rencontre et la solidarité objective avec

les autres fractions politisées à gauche de la jeunesse française (surtout lycéenne et étudiante).

La fabrication de la « génération de cité ».

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Les conditions sociales d’existence des enfants d’immigrés et leur rapport à l’avenir se sont

profondément modifiés au cours des deux décennies qui séparent la marche de 1983 des

émeutes de novembre 2005, toute une génération d’enfants d’immigrés ayant grandi dans les

années 1980 et 1990 dans des quartiers d’habitat social. Nous nous proposons de l’appeler ici

« génération de cité », parce que ses membres ont été influencés en profondeur par la forte

densité des relations sociales qui se nouent entre enfants et adolescents et parce qu’ils

subissent tous, à des degrés différents, l’effet de clôture, sociale et mentale, qui s’est

développé dans ces lieux d’habitat.

Le contexte socio-politique dans lequel cette génération a été socialisée se caractérise par

l’appauvrissement socio-économique – chômage et précarité structurelle de l’emploi, déclin

des modes d’encadrement traditionnels dans les cités –, le durcissement de la compétition

scolaire au détriment des familles les moins dotées en ressources culturelles et la

déstabilisation politique – la perte de l’alliance « naturelle » avec la gauche, la fin des grands

espoirs collectifs, l’échec des gouvernements successifs (de droite comme de gauche) face à

la question du chômage et des inégalités. En opposant ainsi la génération des beurs, constituée

historiquement par un événement marquant, à la génération de cité, produite par une longue

période de crise sociale, le risque est double : d’une part, durcir par trop cette différence

générationnelle et, d’autre part, autonomiser cette question des générations en occultant ou

minimisant les transformations structurelles dans lesquelles elle prend son sens.

Rappelons en premier lieu que la génération de cité partage bien des points communs avec

celle des beurs : non seulement un ensemble de caractéristiques sociales objectives – parcours

migratoire des parents, origine ouvrière, conditions sociales d’existence marquées par une

relative pauvreté matérielle, un habitat en HLM, etc., et, pour le dire vite, appartenance à un

monde de « dominés » –, mais aussi le sentiment, collectivement vécu, de faire l’objet d’un

regard dépréciatif, souvent méprisant, voire raciste de la part de larges fractions de la société

française aussi bien que de ses principales institutions (police, administration, justice, etc.). En

effet, avec le recul, on peut considérer qu’au cours de ces trente dernières années, notamment

à partir du moment où le Front national a réussi à imposer dans le débat politique la

thématique du « problème » de l’immigration, ces enfants d’immigrés maghrébins (et plus

largement issus de l’immigration « post-coloniale ») ont dû faire face à une sorte de suspicion

structurelle, comme en témoignent éloquemment les remaniements constants du Code de la

nationalité dans les années 1990. Comme s’il s’agissait à chaque fois de vérifier la légitimité

de ces enfants à vouloir entrer dans le « club France », censé ne plus pouvoir accueillir un

certain nombre d’indésirables. A`dire vrai, ces enfants d’immigrés, pour la majorité nés sur le

sol français, n’ont pas été perçus et traités comme des « Français comme les autres », sauf sur

le strict plan du droit, ce qui explique que beaucoup d’entre eux, devenus adultes, déclarent

être seulement des « Français de papier », face à l’affirmation des « Français de souche ».

Par delà cette communauté de destin qui rassemble ces enfants d’immigrés, ce qui distingue le

plus sûrement les deux générations étudiées ici, c’est la capacité collective de réagir au

stigmate social qu’ils ont à subir depuis leur enfance : d’un côté, la génération des beurs a pu

s’appuyer sur des supports politiques et symboliques pour lutter contre les processus multiples

de dévalorisation dont elle faisait l’objet, et elle a su riposter par une intense mobilisation

collective, en lien étroit avec d’autres acteurs et en construisant un mouvement social qui s’est

attiré une forte reconnaissance. De l’autre, la génération de cité s’est trouvée largement privée

Si l’on veut comprendre comment s’est construite la génération de cité, la question des

rapports entre les jeunes et la police n’a rien d’anecdotique. Elle éclaire fortement la manière

dont un certain nombre de jeunes de cité se sont radicalisés et/ou politisés à la faveur de

l’observation des actions de la police dans leurs quartiers.

Page 18: Dossier de sociologie - SCIENCES SOCIALES · PDF fileL'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des phénomènes qui n'auraient en

Certes, déjà au milieu des années 1970, la mise en place d’une politique sécuritaire visant à

répondre à la montée de la petite délinquance (dans un contexte de hausse du chômage) avait

contribué à envenimer les rapports avec les jeunes d’origine maghrébine, touchés au premier

chef par les contrôles policiers et les arrestations musclées. Mais il n’y a pas eu alors

d’embrasement des cités pour deux raisons essentielles : d’une part, la gauche au pouvoir en

1981 réussit à enrayer ce cycle de violences en mettant en œuvre dans les quartiers, avec le

soutien de la FASP (Fédération autonome des syndicats de policiers, étiquetée à gauche), une

politique qui ne cherchait pas à résoudre les difficultés à travers la seule répression ; d’autre

part, les prises de position étaient alors nombreuses pour dénoncer l’intervention brutale de la

police et le racisme qui sévit dans ses rangs, et en appeler à un respect de la démocratie.

Dix ans plus tard, dans un contexte économique aggravé, un nouveau cycle d’émeutes

démarre, de nouveau en région lyonnaise (Vaulx-en-Velin, novembre 199050 : trois jours

d’échauffourées avec la police), puis en région parisienne (Argenteuil, décembre 1990, puis,

en mai 1991, quartier du Val-Fourré à Mantes-la-Jolie). D’une part, ces émeutes urbaines

prennent une ampleur inédite et, d’autre part, elles donnent lieu à une grande couverture

médiatique. Celles de Vaulx-en-Velin, surtout, apparaissent rétrospectivement comme le

moment d’un retournement du regard porté sur les quartiers, l’objectif sécuritaire devenant

une manière politiquement consensuelle de parler d’eux. Les quartiers entrent de plain-pied

dans le champ des préoccupations politiques, mais ils font dans le même temps l’objet d’une

dépolitisation : droite et gauche adoptent progressivement les mêmes visions sur le sujet. De «

quartiers en danger », on passe à une représentation tout autre, les « quartiers dangereux », qui

légitime une plus grande sévérité des politiques pénales ainsi qu’un renforcement de

l’intervention policière dans les banlieues.

Les émeutes dans les quartiers de 1990-1991 ont marqué un tournant dans les rapports entre

les jeunes de cité et la police. Depuis lors, la tension entre jeunes de cité et policiers, comme

toutes les enquêtes ethnographiques sur les jeunes des cités l’ont montré, est devenue

structurelle. Elle débouche régulièrement sur des explosions de violence, de protestation de la

jeunesse des quartiers, qui sont presque toujours consécutives à des contrôles policiers qui

tournent mal, à ce qu’on appelle improprement des « bavures policières », rarement

sanctionnées. Pour rendre compte de cette dégradation multiforme des rapports jeunes/police,

il faut bien voir que le « maintien de l’ordre » est devenu l’activité principale du travail

policier, primant sur la prévention ou le dialogue. Le développement des brigades

anticriminalité (BAC), au début des années 1990, est le fait le plus significatif de ce

processus, que certains policiers n’hésitent d’ailleurs pas à dénoncer comme une militarisation

de leur métier.

Ceci dit, le destin de la génération de cité ne se réduit pas à ses seules origines nationales.

C’est aussi une génération qui, elle, a eu la malchance historique de naître à partir du milieu

des années 1970. Elle appartient à cette « génération sacrifiée », bien mise en évidence par

Louis Chauvel dans son enquête statistique sur l’insertion professionnelle des cohortes sur la

longue durée (L. Chauvel, Le destin des générations, 1992), et a grandi dans un univers

ouvrier largement déstructuré, socialement et politiquement.

En premier lieu, cette génération a dû entrer dans une compétition scolaire à laquelle les

enfants de milieu populaire n’étaient pas préparés. La politique de prolongement des études,

dite des « 80% d’une classe d’âge au baccalauréat », lancée en 1985, a entraîné un

allongement important de la scolarité qui a imposé à la jeunesse populaire la norme des études

longues, la « voie normale », comme le disent des élèves eux-mêmes. Le baccalauréat joue

dorénavant le rôle de point zéro dans l’échelle du prestige social, si bien qu’une certaine

forme d’indignité se mesure en chiffre négatif en dessous de ce diplôme. Cette hiérarchie

scolaire, qui continue de valoriser l’enseignement général, a été particulièrement intériorisée

Page 19: Dossier de sociologie - SCIENCES SOCIALES · PDF fileL'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des phénomènes qui n'auraient en

par les enfants d’immigrés maghrébins : ceux-ci ont fréquemment adopté la norme des études

longues. Le revers de la médaille a été la profonde disqualification sociale de l’enseignement

professionnel, perçu par eux comme l’antichambre du chômage ou de la précarité. En

conséquence, ceux qui s’y dirigent le font à regret, disent avoir été « orientés » en CAP ou en

BEP, contestent quasi systématiquement cette orientation qu’ils perçoivent comme un

mauvais coup porté par des enseignants qui n’ont pas cru en leur valeur.

En second lieu, il existe, dans les familles immigrées, une forte inégalité des résultats

scolaires entre garçons et filles et, de ce fait, une nette différenciation sexuée des destins

professionnels. Les filles tendent à réaliser des parcours scolaires plus longs et plus réussis

que les garçons, marqués globalement par un échec scolaire assez massif et précoce. D’où

leur infériorisation structurelle dans ces familles, par l’école, et une forte valorisation sociale

des filles. En raison de leur réussite relative, sous la pression aussi d’un mariage anticipé en

cas d’échec, celles-ci peuvent même occuper une position d’aînées symboliques au sein de la

fratrie et faire la fierté des pères. L’absence d’avenir objectif pour les garçons sortis

précocement de l’école, sans qualification professionnelle, conjuguée aux nouvelles formes de

concurrence au travail que font peser sur eux les femmes, explique la protection dans un entre

soi d’hommes et surtout le refuge que ces garçons des cités trouvent dans une « masculinité

agressive ». La « virilité » est d’autant plus affirmée que cette ressource typique des jeunes de

milieux populaires semble avoir partiellement perdu de sa valeur à la fois sur le marché

sentimental et matrimonial et sur le marché du travail.

En troisième lieu, ces enfants d’immigrés ont grandi dans des cités qui se sont prolétarisées

dans leur recrutement. Les quartiers d’habitat social d’aujourd’hui diffèrent en effet fortement

de ceux du début des années 1980. Ils se sont dégradés, accueillent les ménages les plus

fragiles économiquement et concentrent en leur sein une population surexposée au chômage,

tout particulièrement chez les moins de vingt-quatre ans (en moyenne, 40% d’entre eux sont

sans emploi), comprenant une fraction croissante de familles d’immigration récente.

Transformés en quartiers repoussoirs, les plus pauvres d’entre eux, qui sont également les plus

mal entretenus et les moins bien desservis par les transports en commun (par exemple à

Clichy-sous-Bois), sont perçus comme des « ghettos » non seulement par les habitants des

zones voisines, mais aussi par ceux qui y vivent.

Les catégories sociales qui assuraient auparavant l’encadrement social et politique de ces

quartiers – car détentrices de ressources scolaires, culturelles, militantes – ont largement

disparu du paysage. De fait, c’est tout le tissu associatif qu’elles irriguaient qui s’est défait :

associations de parents d’élèves, de locataires, sections du Parti communiste français, etc. Cet

appauvrissement du militantisme dans les cités est un déterminant essentiel de la forme que

prend aujourd’hui la protestation collective de la jeunesse populaire habitant ces quartiers :

l’émeute, dans la mesure où, sur le terrain, l’offre d’action politique et les occasions de

socialisation à la politique sont devenues extrêmement marginales. Le déclin de la culture

ouvrière, observé dans les usines, en raison du chômage et de la désindustrialisation, s’est

aggravé dans les lieux de résidence des classes populaires : les solidarités professionnelles et

de voisinage sont moins fortes qu’autrefois et le sont d’autant moins que la stigmatisation

renforce les divisions internes à ce groupe. On retrouve dans les cités actuelles la même

intériorisation du stigmate et la même nécessité de s’en défendre – en le reportant sans cesse

sur les autres proches, « les jeunes », les Arabes, les Noirs accusés d’être les agents du

désordre et de la mauvaise réputation – que celles observées il y a trente ou quarante ans dans

les cités de transit, qui rassemblaient alors les familles démunies et immigrées. Les « militants

de cité », dont on a déjà vu le rôle et la désillusion politiques, ont fini par fuir une ambiance

dégradée dans les cités, en raison notamment du désoeuvrement massif des adolescents

déscolarisés et sans emploi. Ils ont eux aussi éprouvé le besoin de fuir leur quartier et, d’une

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manière ou d’une autre, de prendre de la distance : ne plus y vivre et ne pas y scolariser ses

enfants sont aussi désormais des objectifs, même pour les plus militants d’entre eux. Vu

l’extrême faiblesse de l’encadrement associatif et militant, les enfants des cités d’aujourd’hui

apparaissent donc plus « seuls » qu’auparavant.

Enfin, la « désouvriérisation » a produit des effets importants en termes d’identification

sociale des jeunes. Le temps vécu par eux dans des cités frappées par le chômage de masse est

marqué par l’absence d’une vie collective rythmée par le travail des parents, les formes de

surveillance qu’elle structurait, les images croisées parents/enfants qu’elle engendrait. On en

voit aussi les effets dans la transmission d’une mémoire et d’une certaine représentation du

monde. Dans le discours des « intellectuels de cité », que rencontre en premier le sociologue

enquêteur, les références à l’univers local, typiques du monde ouvrier habitant en HLM, se

sont effacées au profit des images véhiculées par la télévision. La vie ouvrière était scandée

par des conflits avec les supérieurs hiérarchiques : les images traumatisantes qui venaient

spontanément à l’esprit étaient celles des accidents du travail ou des affrontements avec la

police. Lorsque ces vieux militants immigrés évoquaient la mémoire ouvrière, c’était

essentiellement les traditions du groupe local qui étaient rappelées. L’expérience ouvrière au

travail se retraduisait de mille manières dans leur univers domestique, mais aussi sur leurs

lieux de résidence. La « désouvriérisation » des cités a contribué à interrompre cette

transmission de mémoire ouvrière et s’est accompagnée de l’élaboration et de la promotion

d’une « mémoire immigrée ». Pour un certain nombre de jeunes de cité, passés par le régime

des études longues et donc intellectualisés, il semble prioritaire dans le contexte de cette fin

des années 1990 de s’approprier une « mémoire historique » de l’Algérie ou des autres pays

colonisés par la France.

Que cet effort d’appropriation sans bagage, comme c’est le cas pour nombre d’enfants des

cités, est d’autant plus sombre que la nature des emplois a changé et que les mécanismes de

sélection sur le marché du travail se sont durcis. Une des grandes caractéristiques de la

génération de cité est qu’elle a dû, comme les autres fractions de la jeunesse populaire,

affronter un marché du travail tendu et un système d’emploi précarisé. Le contraste est ici

saisissant avec la jeunesse populaire des Trente glorieuses car, à cette époque, il y avait des

places dans de nombreux segments du marché de l’emploi – notamment dans les activités

fortement demandeuses de main-d’œuvre non qualifiée : mines, industries métallurgiques et

mécaniques (l’accroissement des métiers du tertiaire, très féminisés, a contribué à moins

défavoriser les jeunes filles). Le coût social et psychologique de l’échec scolaire était donc,

pour les intéressés, bien moins important en ceci que l’on pouvait pallier une mauvaise

scolarité en faisant ses preuves au travail.

De ce tableau idéal typique des familles immigrées vivant dans les ZUS ressort un point

essentiel : les enfants d’immigrés habitant les cités appartiennent à une génération plus

hétérogène du point de vue des origines nationales, des trajectoires migratoires et du cycle de

vie. Si l’on isole le cas des familles originaires du Maghreb, les plus anciennes dans

l’immigration, on voit que les adolescents que l’on rencontre aujourd’hui sont le plus souvent

des cadets, en raison de l’ancienneté de l’installation de leurs parents en France. Beaucoup de

ces cadets ont grandi avec un père âgé, souvent en situation de (pré)retraite ou en congé pour

maladie professionnelle. Usé physiquement et moralement, éprouvé par le destin de ses

enfants, il n’a parfois ni la force ni l’envie de lutter pour faire prévaloir son point de vue

auprès des plus jeunes. Par ailleurs, le nombre de familles où le père est absent physiquement

ou symboliquement n’a cessé d’augmenter.

En grandissant dans cet environnement, les garçons de cette génération ne se sont pas

construits sociologiquement (et donc psychologiquement) de la même manière que les

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membres de la génération des beurs : ils sont moins marqués par la figure paternelle, ont

moins eu à l’affronter durablement, ce qui les a rendus davantage réceptifs à la socialisation

dans le groupe des pairs. En revanche, certains d’entre eux ont de leur père meurtri par

l’absence de toute reconnaissance au travail et affecté par le bilan négatif de leur parcours

migratoire et familial une image dévalorisée.

La fragilisation multiforme de ces familles contribue à rendre compte du repli des jeunes du

quartier sur l’entre soi du groupe des pairs, surtout au moment des années de collège, avant la

grande bifurcation scolaire de la classe de troisième qui redistribue les cartes des affiliations

amicales. Les enfants d’immigrés forment, dans beaucoup de quartiers, le groupe dominant

localement, qui donne le ton de la sociabilité des jeunes, notamment pour ceux qui participent

à la « culture de rue ». Il est ainsi fréquent de voir des adolescents issus de familles françaises

(souvent précaires et mono-parentales) imiter leurs langage, attitudes corporelles et manières

gestuelles pour se faire accepter par eux. Cette socialisation exerce des effets plus durables

pour ceux et celles d’entre eux qui n’ont pas les moyens, en grandissant, de s’affranchir de la

pression du groupe, que ce soit par la réussite scolaire ou l’accès à une indépendance

matérielle. D’où, par exemple, l’extrême « susceptibilité » de ces jeunes, leur difficulté à

supporter un regard d’adulte. Le trait structurel de cette génération, c’est de n’évoluer

socialement que dans ce seul milieu des cités. La conséquence la plus tangible de cette sorte

d’insularité culturelle, ce sont les très grandes difficultés éprouvées par beaucoup pour quitter

ce lieu chargé pour eux de toutes les ambivalences : d’un côté, il est vécu comme une

assignation résidentielle négative, un endroit « pourri » que l’on arrive à maudire et à détester

par l’effet de clôture qu’il provoque et, de l’autre, il apparaît faute de mieux comme le support

principal de la sociabilité. Pour ces jeunes peu ou non diplômés, la cité apparaît

alternativement comme une nasse dans laquelle ils se vivent comme enfermés (n’arrivant pas

à s’en extraire) et comme un puissant aimant qui ramène toujours à lui ceux qui ont eu

quelque velléité de mettre le quartier à distance.

Par ailleurs, bon nombre de ces jeunes de cité ont, au cours des années 1990, trouvé dans la

religion une manière de répondre au cadre aliénant de la privation économique, de

l’enfermement dans la cité et du stigmate. Fatigués de leur galère permanente et cherchant

souvent à se racheter auprès de leurs familles, ils pensent trouver refuge et apaisement dans la

voie religieuse84, choisissent de s’engager dans la vie des associations musulmanes qui se

sont implantées dans les ZUS et recrutent leur base dans le vivier, d’une part, des jeunes sans

autre affectation sociale que la culture de rue et, d’autre part, dans le groupe des bons lycéens

(plutôt de formation scientifique) et des étudiants en difficulté, menacés par le déclassement.

Pour ces enfants (et parfois petits-enfants) d’immigrés, il s’agit de se requalifier

symboliquement et de défendre l’honneur social de leur groupe d’origine, la religion étant ce

par quoi ils font de la politique dans un contexte où les professionnels de la politique leur

apparaissent largement disqualifiés et surtout peu ouverts à eux. Ainsi, tout à la fois «

ressource du pauvre » et nouveau registre d’affirmation collective, la religion musulmane

apparaît-elle sur la scène des cités comme un substitut possible et attractif d’engagement

militant. Cet engagement n’est toutefois pas le seul fait des jeunes hommes. De nombreuses

filles issues des familles algériennes, et peut-être plus encore marocaines, ont trouvé dans la

religion les moyens d’une émancipation face à un ordre social et national perçu comme

méprisant, si ce n’est raciste. Souvent diplômées, en butte elles aussi à diverses formes de

discrimination, elles s’engagent dans la religion, ce qui revêt pour elles la signification d’une

affirmation politique de leur groupe d’origine. Ces jeunes filles peuvent ainsi revendiquer le

port du voile, qui est à leurs yeux le symbole de leur liberté de culte et de leur prise de

distance avec un modèle républicain jugé normatif et aliénant. Mais, pour d’autres, il s’agit

d’un retour forcé vers la religion, précisément en raison des pressions multiples que les «

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entrepreneurs d’islam » finissent par exercer dans les cités. Par ailleurs, le port du voile est

devenu un emblème protecteur face aux garçons et aux formes d’intimidation sexuelle,

l’unique possibilité pour certaines filles de défendre leur réputation dans des univers où la

pression du groupe est d’autant plus puissante qu’ont diminué les opportunités de quitter le

quartier.