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Dossier de sociologie.
Immigration, identités et intégration.
Références bibliographiques. => Manuel de sociologie. Sociologie. Théories et analyses.
Chapitre 3. Sociétés et cultures, pp. 116-124 et 130-146.
Chapitre 4. La socialisation, pp. 159-161.
Chapitre 13. Action collective et comportements politiques, pp. 451-456 et 469-471.
Chapitre 14. Une nouvelle dynamique égalitaire, pp. 502-513.
=> Cours. Chapitre 3. Cultures et sociétés.
Documents du dossier.
1/ Document 1. Qu’est-ce que l’identité ?
2/ Document 2. Les jeunes des banlieues difficiles : des exclus dans des ghettos ?
3/ Document 3. Comment appréhender l’identité ethnique ?
4/ Document 4. Quelle est l’impact du chômage sur les conditions de l’intégration ?
5 /Document 5. Un ou plusieurs processus d’intégration ?
6/ Document 6. Quelles clés de lecture pour les émeutes de l’automne 2005 ?
7/ Document 7. Comment les conditions sociales et l’action collective agissent-elles sur les
conditions de l’intégration ?
Document 1. Qu’est-ce que l’identité ? Revue SCIENCES HUMAINES, Jean-François Dortier, « Identité. Des conflits identitaires
à la recherche de soi ».
L'identité, c'est d'abord un phénomène éditorial. Ces dernières années, le nombre de livres,
d'articles, de dossiers de revues consacrés à l'identité a connu une véritable explosion. Pas un
jour sans que ne paraissent des publications sur « les conflits identitaires », « l'identité
masculine », « l'identité au travail », les « identités nationales » ou « religieuses ».
Mais en se généralisant, la notion d'identité perd de sa consistance. Le mot peut désormais
être utilisé indifféremment comme synonyme de culture (on parle d'identité bretonne ou
corse), désigner une pathologie mentale (les troubles de l'identité), indiquer une préférence
sexuelle (l'identité gay). Un usage aussi étendu de la notion rend malaisée son approche.
L'identité ne serait-elle pas devenue une notion vague et inconsistante servant à désigner des
phénomènes qui n'auraient en commun que le nom ?
Après examen, on peut cependant cerner, au sein de la littérature actuelle, quelques domaines
d'étude relativement distincts. Il y a d'abord le thème de « l'identité collective ». On parle
d'identité à propos des nations, des minorités culturelles, religieuses ou ethniques ; puis il y a
le thème de l'identité sociale. L'« identité au travail », l'« identité masculine en crise » ; enfin,
il y a l'identité personnelle.
Ethnies, nations, cultures... les identités collectives.
Il est devenu courant d'assimiler le mot identité aux communautés d'appartenance : l'ethnie, la
nation, la culture. On parle volontiers désormais « d'identité kurde », d'« identité corse » ou
« bretonne », ou d'« identité juive ».
Pendant longtemps, les anthropologues ont découpé les sociétés dites « traditionnelles » en
ethnies séparées, ayant chacune un territoire, une langue, ses traditions, ses croyances, ses
emblèmes. Ainsi, l'Afrique était divisée en une mosaïque d'ethnies distinctes : Peuls,
Bochimans, Nuer, Masai, Zoulous, Hutu ou Tutsi, etc. Chaque ethnie, ou peuple, était donc
supposée avoir sa culture, ses traditions et son identité propres... et son spécialiste pour la
décrire. Depuis les années 80, les anthropologues se sont démarqués fortement de cette vision
« essentialiste » qui consiste à voir les « cultures » comme des réalités homogènes,
relativement closes sur elles-mêmes et stables au fil du temps.
Dans Logiques métisses. Anthropologie de l'identité en Afrique et ailleurs (Payot, 1990),
puis récemment dans Branchements (Flammarion, 2001), l'africaniste Jean-Loup Amselle
critique cette vision figée des réalités culturelles. Il rappelle qu'en Afrique, les ethnies forment
des réalités composites qui résultent toujours d'un mélange de plusieurs traditions culturelles
en perpétuelle recomposition. Toute culture est métissée, partage avec les cultures voisines
des caractéristiques communes (la langue, la religion, des modes de vie, une partie de son
histoire). L'histoire africaine est une histoire d'embranchements et de recompositions
permanents. Elikia M'Bokolo, auteur d'une Histoire de l'Afrique noire. Histoire et
civilisation (Hatier, 1993), soutient lui aussi que les ethnies africaines sont des constructions
historiques dont la consistance interne est très relative. C'est après coup qu'on attribue à un
peuple des caractéristiques typiques qui les figent dans leur temps. Jean-François Bayard
critique, lui aussi, la vision de la réalité africaine composée d'une mosaïque de communautés
closes relevant de L'Illusion identitaire (Fayard, 1996). Certaines « traditions culturelles »
que l'on croit très anciennes sont très récentes ; ainsi, le thé à la menthe des Marocains n'est
pas une tradition séculaire : il a été introduit par les Anglais au XVIIIe siècle et ne s'est
généralisé que récemment.
Cela dit, on ne peut se contenter non plus de « déconstruire » les identités culturelles par un
regard historique extérieur. Même factices, imaginées, fantasmées, les identités culturelles ont
tendance à se reconstituer et se recomposer sans cesse, car elles correspondent à une logique
humaine très profonde. Si on admet la thèse de Cornélius Castoriadis, exposée dans
L'Institution imaginaire de la société (Seuil, 1975), l'imaginaire commun est l'un des
fondements des groupes humains. Les représentations identitaires sont, pour les groupes eux-
mêmes, des principes de référence. Même si l'image que se fait une communauté d'elle-même
est toujours une vision déformée et reconstruite de son histoire réelle, elle n'en joue pas moins
un rôle de ciment social. Ces formations identitaires ne sont pas des réalités préexistantes ;
elles se créent et se recréent sans cesse, se radicalisent à la faveur des oppositions, des conflits
politiques, économiques, territoriaux. En Inde par exemple, la création d'une identité indienne
est d'abord une création des administrateurs et intellectuels britanniques. Ils ont défini les
contours d'une « civilisation indienne », rassemblant dans un même creuset des traditions
culturelles religieuses très différentes. Par la suite, les intellectuels indiens ont repris à leur
compte ces catégories pour les retourner contre l'occupant et revendiquer l'autonomie et
l'indépendance. Christophe Jaffrelot désigne ce processus sous le terme de « syncrétisme
stratégique ». On retrouve le même phénomène avec la « négritude » en Afrique. En somme,
l'identité d'un groupe relève plutôt de la stratégie de mobilisation plutôt que d'une réalité
fondamentale qui lui préexiste. C'est ce que l'on nomme désormais les « stratégies
identitaires ».
Ce phénomène a été étudié depuis longtemps par les psychologues sociaux à travers les
notions d'identité sociale, par exemple par Lucy Baugnet dans L'Identité sociale (Dunod,
1998). Les groupes humains tendent assez spontanément à se reconstituer sur une base
identitaire lorsqu'une menace, une crise pèse sur une communauté jusque-là assez peu
structurée.
On peut transposer aux nations européennes cette approche constructiviste des identités
collectives. Longtemps, les historiens ont considéré l'émergence des nations comme une
réalité séculaire, forgée autour d'un peuple soudé par une langue, une histoire, une culture
communes. C'est ainsi que Fernand Braudel présentait la constitution de la nation française
dans l'Identité de la France (Fayard, 3 t. 1986.). Dans La Construction des identités
nationales, XVIIIe-XIXe siècles, Anne-Marie Thiesse donne une tout autre version de
l'histoire. Les identités nationales européennes sont, pour la plupart, très récentes (XIXe
siècle). C'est le cas de l'Allemagne, et de l'Italie, mais aussi de la Hongrie, la Suède, la Suisse,
la Finlande, l'Espagne et aussi de la France où l'unification culturelle était loin d'être réalisée
au début du XIXe siècle. Selon A.-M. Thiesse, les identités nationales se forgent à partir d'un
beau récit historique qui plonge ses sources dans un lointain passé, raconte une épopée
séculaire où apparaissent des héros nationaux, des épisodes glorieux, des traditions
populaires, des paysages emblématiques. L'histoire nationale se produit par la reconstitution
rétrospective d'une histoire multiséculaire qui continue à établir un lien entre les ancêtres
fondateurs et le présent, une langue, des héros, des monuments culturels, des monuments
historiques. Les identités nationales sont ce que l'Anglais Benedict Anderson nomme des
« communautés imaginées » (L'Imaginaire national, trad. La Découverte, 1996).
La construction des identités nationales a souvent été réalisée par le haut. L'Ecole, qui assure
« le monopole de la culture légitime », selon l'expression de l'anthropologue anglais Ernest
Gellner dans Nations et nationalismes (Payot, 1983), a été le lieu privilégié de la diffusion de
cette culture nationale. L'homogénéisation linguistique a été également, dans de nombreux
pays d'Europe, l'outil privilégié de l'identité nationale.
Décliner son identité, ce n'est pas simplement revendiquer une appartenance nationale,
ethnique, communautaire, c'est aussi affirmer une position dans la société. Cette position nous
est donnée par notre âge (enfant, adolescent, ou adulte), notre place dans la famille (mari,
femme ou grand-père), une profession (médecin, garagiste ou étudiant), une identité sexuée
(homme ou femme), et des engagements personnels (sportif, militant syndical...). A chacune
de ces positions correspondent des rôles et codes sociaux plus ou moins affirmés. Pour
George H. Mead, l'un des pères de la psychologie sociale, la construction de notre identité
passe par l'intériorisation de ces différents « Moi » sociaux. On comprend dès lors que la
déstabilisation des cadres de socialisation que sont la famille, le travail ou les formes
d'appartenances religieuse ou politique puisse aboutir à une véritable crise identitaire. C'est en
tout cas la thèse défendue par le sociologue Claude Dubar dans La Crise des identités
(Armand Colin, 2000).
L'identité statutaire
La déstabilisation des liens familiaux est le premier facteur d'incertitude identitaire. En trente
ans, la famille moderne a changé de statut. L'institution stable fondée sur des normes rigides
(« les liens sacrés du mariage »), une hiérarchie stricte (celle du « chef de famille » sur la
femme et les enfants), une division des rôles (entre homme et femme, parent et enfants) a
perdu son statut d'institution. La crise de la famille a remis en cause les rôles rigides assignés
aux hommes et aux femmes: l'homme destiné à devenir mari et chef de famille; la jeune
femme devenant épouse, puis mère au foyer; la conquête de l'autonomie des femmes, le déclin
du patriarcat, la démocratie familiale... Désormais, une telle trajectoire n'est plus « naturelle ».
Le couple est plus instable, les rôles assignés à l'homme ou à la femme ont perdu de leur
évidence. De là découlent une instabilité et une incertitude des relations et configurations
personnelles. Derrière la crise identitaire - faut-il se marier ou non ?, faut-il prendre le nom de
son mari ?, arrêter sa carrière pour faire des enfants, au risque de se voir enfermer dans le rôle
de mère au foyer ? - et derrière la question identitaire (qui suis-je ?, que dois-je faire de ma
vie ?) se profilent des enjeux personnels très concrets.
Selon C. Dubar, la crise identitaire est profondément reliée aux transformations du travail. Les
métiers qui avaient une forte composante identitaire sont en déclin. C'est le cas des paysans et
professions artisanales. C'est le cas aussi des ouvriers.
Après la famille, le travail
Le mouvement ouvrier s'était forgé une forte identité de classe à travers les organisations
syndicales et politiques, à travers aussi toute une symbolique et une histoire attachées à
certains métiers comme les mineurs, les sidérurgistes ou les marins pêcheurs.
Au déclin de ces professions aux identités clairement affirmées, est venue s'ajouter la fragilité
plus forte des liens qui unissent un individu à son travail. Désormais, on entre plus tard dans
la vie active (tout comme on entre plus tardivement en couple). La mobilité professionnelle
(comme la mobilité conjugale) est plus forte : il arrive que l'on change plusieurs fois de
profession au cours d'une vie (comme on change de compagne ou de compagnon) ; la
réduction du temps de travail au cours de la vie contribue aussi à un engagement moins fort
dans son emploi. Les questions que se posait naguère l'adolescent sur sa profession future -
que vais-je faire de ma vie ?, quel sera mon métier ? -, deviennent une interrogation qui peut
accompagner un individu tout au long de sa vie. La retraite elle-même est devenue un nouvel
âge où l'on peut décider de « refaire sa vie ».
On peut faire à propos des identités religieuses ou politiques le même constat que pour la
famille ou le travail. Le diagnostic général est celui d'une crise des cadres d'appartenance. Une
abondante production sur le thème des « crises et recomposition » de leur identité s'en fait
l'écho.
L'emprise moins forte des institutions et des communautés d'appartenance sur la vie des
individus les conduit à négocier en permanence leur choix de vie. « Le projet de vie [...]
devient un élément crucial de la structuration de l'identité personnelle », souligne le
sociologue anglais Anthony Giddens dans La Structuration de la société (Puf, 1983).
Les rôles masculins et féminins sont moins affirmés, la famille plus précaire, le travail plus
instable, les cadres politiques et religieux moins prégnants... Autant de facteurs qui favorisent
l'apparition de troubles identitaires et d'angoisses existentielles.
L'individu est tiraillé entre ses identités multiples. Il hésite, zappe, oscille entre ses multiples
appartenances. Il est en « quête de soi » permanente. Les engagements collectifs et les
appartenances communautaires ayant moins d'emprise sur l'individu, il se retrouve à la fois
plus libre, mais aussi plus désemparé. Le déracinement de l'individu est sans doute l'une des
causes principales de la « quête identitaire » dont traite abondamment la littérature
sociologique.
Qui suis-je ? Que dois-je faire de ma vie ? La question existentielle, que se posaient naguère
les adolescents au moment de choisir un métier et de forger un projet de vie, devient
maintenant une interrogation permanente, qui nous suit tout au long de la vie.
* * *
Document 2. Les jeunes des banlieues difficiles : des exclus dans des
ghettos ? Robert CASTEL, « La discrimination négative. Le déficit de citoyenneté des jeunes de
banlieue », revue ANNALES. HISTOIRE, SCIENCES SOCIALES, (2006).
L’interprétation la plus probante que l’on peut donner des violences urbaines survenues à
l’automne 2005 consiste à dire qu’il s’agit d’une révolte du désespoir. Les jeunes émeutiers ne
revendiquaient rien, leurs interventions paraissaient improvisées et sporadiques. Ils
affrontaient les forces de l’ordre, brûlaient voitures et bâtiments publics dans des accès de
rage flamboyants et brutaux. Ces réactions évoquent les jacqueries, émeutes et autres «
émotions » populaires qui ont jalonné l’histoire des sociétés préindustrielles, avant que les
révoltes ne se canalisent à travers des structures organisationnelles porteuses d’un projet de
transformation sociale. Dans ces événements, ce qui frappe au premier abord c’est l’absence
de leaders reconnus, d’organisations structurées, d’objectifs affichés ou de revendications
précises susceptibles de déboucher sur des résultats (sauf peut-être la demande de la
démission du ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, mais c’était une exigence posée dans le
cadre d’un affrontement de personne à personne plutôt qu’une revendication politique).
L’absence de toute perspective d’avenir témoigne d’une désespérance profonde. Le présent
cristallise alors tous les refus, mais il paraît ne s’appuyer sur rien et ne déboucher sur rien.
Il convient cependant de se méfier d’une lecture des événements qui les renfermeraient sur
eux-mêmes et sur l’instant dans lequel ils se produisent, ne serait-ce que parce que l’on se
déroberait ainsi à l’exigence de tenter d’en faire l’histoire et la sociologie, c’est-à-dire de les
replacer dans un processus de transformations et de les inscrire dans leur environnement
social. On ne prétend évidemment pas faire ici cette histoire et cette sociologie, mais marquer
quelques jalons pour situer ces événements dans la problématique actuelle de la question
sociale autour d’une interrogation sur la position que ces jeunes occupent dans notre société.
On voudrait suggérer que leur drame pourrait tenir à ce qu’ils ne sont, à proprement parler, ni
« dehors », ni « dedans ». Ils ne sont pas « dehors » et les discours communément tenus sur «
l’exclusion » ou le « ghetto » des banlieues sont pour le moins simplificateurs : ces jeunes
partagent un grand nombre de pratiques et d’aspirations communes à leur classe d’âge,
beaucoup d’entre eux bénéficient en principe de droits qui sont ceux de la citoyenneté
française, ils ont été pour une bonne part socialisés par les institutions de la République, et il
n’est pas interdit de penser qu’ils ont aussi intériorisé un certain nombre de ses valeurs et de
ses promesses. Mais ils ne sont pas pour autant « dans » notre société et leur révolte pourrait
tenir à ce qu’ils ont conscience qu’ils ne le seront jamais. Ils sont repoussés sur ses marges.
Il n’y a pas de ghettos, il n’y a pas d’exclus.
Il faut commencer par interroger la représentation répandue selon laquelle « la banlieue »
serait faite de ghettos ou d’espaces d’exclusion. Rappelons tout d’abord que les quartiers
étiquetés « zones urbaines sensibles » regroupent 4,46 millions d’habitants. Si ghettos il y
avait, ils enfermeraient le dixième de la population urbaine résidant en France ! Mais surtout
l’image du ghetto, importée des États-Unis, qualifie des zones ethniquement homogènes,
abandonnées à elles-mêmes et vivant en quasi-autarcie. A l’opposé du ghetto racial américain,
les quartiers périphériques des villes françaises se caractérisent par leur hétérogénéité
ethnique. Même dans les quartiers les plus « métissés », la population d’origine française est
toujours majoritaire, et les autres composantes ethniques sont diverses. Si la violence est
présente dans les banlieues, ce n’est pas dans une proportion comparable à celle des ghettos
américains, où l’on comptait en 1990 un taux d’homicides de 100 pour 100 000 habitants. Les
indicateurs de dissociation sociale sont également sans commune mesure. Par exemple, au
coeur du ghetto noir de Chicago, seuls 16% des habitants ont un emploi rémunéré, et il y a 60
à 80%de familles monoparentales selon les secteurs (6% au même moment à La Courneuve)
(voir LOÏC WACQUANT, Parias urbains. Ghetto, Banlieues, État. Une sociologie
comparée de la marginalité sociale, Paris, La Découverte, 2006).
Pas plus que la banlieue n’est un « ghetto », le jeune de banlieue n’est un « exclu », si du
moins on donne à la notion d’exclusion – ce qui n’est pas souvent le cas à travers l’inflation
actuelle de ses usages – le sens un peu précis d’instaurer lui aussi une coupure franche entre
deux catégories de la population, les « exclus » se retrouvant complètement retranchés du jeu
social parce qu’ils n’ont aucun des droits, des attributs et des ressources nécessaires pour
participer à la vie collective. Mais les jeunes de banlieue sont si peu des exclus en ce sens
qu’ils bénéficient au contraire pour la plupart des deux prérogatives essentielles de
l’appartenance à la nation française, la citoyenneté politique et la citoyenneté sociale. En
effet, la plupart des jeunes des cités, au-delà de leur origine ethnique, sont des citoyens
français et jouissent donc en principe de la totalité des droits qui y sont attachés, droits
politiques et égalité de traitement par les lois de la République. Au moment de leur majorité,
ils reçoivent cet ensemble de droits qui, disait Tocqueville, anoblissent ceux qui en
bénéficient et qui ont exigé des siècles de luttes avant d’être accordés à tous (en France, les
femmes ont dû attendre 1945 pour y accéder).
Les jeunes ne sont pas davantage des exclus parce qu’ils bénéficient des attributs de la
citoyenneté sociale : une protection contre les principaux risques sociaux, l’accident, la
maladie, l’absence totale de ressources. Ils ont droit à la santé, aux prestations de la Sécurité
sociale, aux minima sociaux... Si je ne craignais d’être mal compris, je soulignerais le
caractère très privilégié de cette situation par rapport à celle de la plupart des populations
paupérisées qui peuplent les trois quarts de la planète. C’est pourtant une évidence. Ce n’est
pas nier la détresse qui peut exister en banlieue que de dire qu’elle est toute différente de la
misère africaine, des favelas brésiliennes, des ghettos américains, ou de la situation qui
prévaut dans tous ces pays dans lesquels une part importante de la population survit au jour le
jour sans droits sociaux, sans services publics d’éducation ou de santé. Ces jeunes des cités ne
sont pas non plus exclus au sens où ils seraient coupés de la culture ambiante. Si l’on a pu
parler d’une « culture des cités », elle n’est pas comparable à ce que les anthropologues
appellent la « culture de la pauvreté » : la production et la reproduction en vase clos de
comportements, de modes de vie et d’aspirations qui sont exclusivement ceux des milieux les
plus défavorisés. Les jeunes des cités partagent au contraire largement les valeurs et les
aspirations de la société globale, en particulier le goût de consommer, l’intérêt pour l’argent et
pour les signes extérieurs de richesse. Pour la plupart, ils aspirent à une vie « banale » ou «
normale », congruente avec les valeurs des classes moyennes : fonder une famille, avoir des
enfants, une bonne situation, être conformes à ce qui est requis pour réussir dans la vie. Sur le
plan esthétique aussi, ils partagent les goûts musicaux et les intérêts culturels de leur classe
d’âge. La frontière est si peu étanche sur ce plan entre « jeunes de banlieues » et jeunes tout
court que des innovations issues de la culture de la rue comme le rap sont parfaitement
acceptées et font partie, à part entière, de la culture commerciale (…).
Mais si la banlieue n’est pas une exception monstrueuse, en ce sens qu’elle cristallise une
problématique qui traverse l’ensemble de la société française, il faut ajouter qu’elle la
surdétermine, et les jeunes qui se sont révoltés sont particulièrement marqués par cette
surdétermination. Ils savent bien, comme aujourd’hui beaucoup de représentants des
catégories populaires en situation de déclin social, que le travail est rare, que leur cadre de vie
est sans attrait, que la réussite scolaire est aléatoire et ne garantit pas la réussite sociale. Mais
au malheur d’être pauvre et livré à l’incertitude des lendemains s’ajoute un profond sentiment
d’injustice : ils constatent qu’ils ne sont pas traités à parité pour affronter ces situations. C’est
du moins la ligne directrice que l’on propose pour rendre compte de la configuration très
spécifique de la question sociale en banlieue : un facteur ethno-racial renforce la détresse
sociale en l’inscrivant dans une logique de discrimination négative. Le fait d’appartenir à une
minorité ethnique fonctionne au mieux comme un handicap, au pire comme un stigmate pour
être traité à parité dans une société qui proclame l’égalité des droits et l’égalité des chances
pour tous les citoyens. Ainsi la réaction des jeunes des cités pourrait-elle se comprendre, au
moins pour une part, comme une révolte civique face au déficit de citoyenneté dont ils
pâtissent. Tout se passe comme si, pour ces enfants d’immigrés – même devenus Français –,
ne s’était jamais effacée la tache portée par leurs parents, produits d’une immigration de
travail pensée et gérée en dehors des cadres de la citoyenneté de l’État-nation.
* * *
* * *
Document 3. Comment appréhender l’identité ethnique ? Source : Françoise LORCERIE, « Différences culturelles, confrontations identitaires et
universalisme : questions autour de l’éducation interculturelle », CARREFOURS DE
L’EDUCATION, 2002.
L’identité ethnique n’est qu’un registre parmi d’autres de l’identité sociale, mais l’activation
de ce registre n’est pas simplement le fait de la fantaisie individuelle. Elle est relative aux
luttes sociales dans lesquelles l’individu s’inscrit bon gré mal gré. La saillance ethnique
caractérise précisément la validité sociale de l’ethnicité, saisie à la fois comme condition et
comme produit de l’interaction aux diverses échelles où elle peut s’analyser (depuis l’échelle
microlocale jusqu’à l’échelle nationale et internationale).
Quant au concept d’« ethnicisation », il décrit l’activation des croyances ethniques dans
l’interaction, dans la lecture d’une situation ou d’une logique d’action, dans la caractérisation
d’un groupe ou d’un territoire, etc. : il couvre ainsi l’ensemble des manifestations pratiques et
symboliques de la catégorisation ethnique. La « discrimination ethnique » est l’un des effets
de la catégorisation ethnique en position majoritaire. Ce n’est pas le seul effet social de la
catégorisation ethnique : on lui connaît des effets affectifs, comme le sentiment de difficulté,
le malaise identitaire du côté des minoritaires, ou la fierté, le sentiment de supériorité du côté
des majoritaires ; des effets cognitifs, comme le stéréotypage et la représentation
indifférenciée de l’autre ; des effets intersubjectifs, comme d’un côté les stratégies de
correction du stigmate ethnique dans l’interaction, et de l’autre les stratégies de gestion du
stigmate d’autrui, que Goffman décrit avec humour ; des effets pratiques collectifs : en
particulier en matière de formation de groupes et de conduites de groupes (repli,
revendication, associationnisme…).
On peut penser que l’incidence sociale de l’ethnicité est fonction de la place de l’ethnicité
dans les normes identitaires dominantes de la société, c’est-à-dire de sa place dans l’ensemble
des traits qui définissent la « normalité » pour cette société – sachant que la normalité couvre
toujours un rapport de forces (on est normal « contre » quelqu’un, écrit Goffman). Ce point
est important, il prend à contrepied le sens commun, qui impute aux « immigrés » la
responsabilité de l’ethnicisation des identités. Or, c’est la norme identitaire des sociétés
occidentales qui est ethnique et/ou raciale tout en se dissimulant qu’elle l’est. Elle est aussi
sexiste, socioéconomique, se réfère à l’âge, etc., tous ces constituants n’étant pas socialement
sur le même plan.
Le registre ethnique de l’identité « normale » semble, quant à lui, spécifiquement lié au
caractère « national » de la société, induit par la forme sociopolitique particulière qu’est
l’État-nation classique. D’un point de vue descriptif, le « nous » national fut et demeure en
Europe largement un « nous » ethnique, un « nous » qui s’ancre dans l’idée de racines
communes, remontant profond dans le passé. Cette croyance est une production de l’activité
politique, remarquent les sociologues du phénomène national. L’idée de racines communes
est une fiction, une croyance, elle ne résiste guère à l’examen historique. Elle n’occupe pas
tout le champ de la légitimation politique puisqu’elle coexiste avec un universalisme juridique
qui est également valorisé dans l’idéologie nationale. Mais elle est centrale dans le sentiment
de communauté nationale qui s’affirme sous l’égide des États à partir du dernier tiers du XIXe
siècle. La littérature sociologique avance à ce sujet une explication instrumentale que l’on
trouve déjà chez Max Weber: l’identification ethnique (ou raciale) soude la communauté
nationale, sous la houlette des classes dirigeantes, dans un « honneur de masse » qui
transcende les divisions socio-économiques, lesquelles pourraient menacer son unité (Weber).
Approfondissant la même intuition, Norbert Elias met en lumière le conflit qui se développe
entre un groupe qui se pose en maître du territoire parce qu’il en est l’occupant le plus ancien
et qu’il contrôle les institutions, et des groupes arrivés plus récemment, qui se trouvent
dénigrés comme intrus (ELIAS (N.), avec SCOTSON (J.L.), 1964, The Established and the
Outsiders. A sociological inquiry into community problems, trad. française Logiques de
l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, 1997). Il
formalise cette opposition dans ce qu’il nomme « la configuration established/outsiders »,
littéralement la configuration « établis/intrus ». Les established, pose-t-il, cherchent à
conserver le monopole du pouvoir qu’ils détiennent. À cette fin, ils exaltent leur charisme
collectif en dénigrant les « intrus », en abaissant leur culture et leur morale, leurs capacités
éducatives, etc. Les outsiders se défendent de ces imputations et cherchent à y échapper de
diverses façons. La configuration established/outsiders peut se réaliser à différentes échelles
(locale ou non).
* * *
Document 4. Quelle est l’impact du chômage sur les conditions de
l’intégration ?
Source : Denis FOUGÈRE et Nadir SIDHOUM, « Les nouvelles inégalités et l’intégration
sociale », revue HORIZONS STRATEGIQUES, 2006.
Pour les travailleurs de nationalité étrangère, aux pertes d’emploi plus fréquentes se sont
ajoutées des difficultés spécifiques de reclassement et de retour à l’emploi. Leur taux de
chômage est strictement le double du taux de chômage des travailleurs de nationalité
française, voire le triple pour les travailleurs étrangers originaires d’un pays d’Afrique (28 %
pour les Maghrébins et 23 % pour les autres). L’éducation ne protège que très peu de ce sur-
chômage (en 2002 à niveau d’études inférieur au baccalauréat, 30 % des travailleurs
maghrébins étaient au chômage contre 10 % des travailleurs français ; à niveau d’études égal
ou supérieur au baccalauréat, les taux sont respectivement de 25 % contre seulement 6 %).
La situation professionnelle des Français varie de manière significative selon l’origine
géographique de leurs parents : les Français dont l’un au moins des parents est originaire du
Maghreb sont de fait les plus touchés par le chômage (17,6 % sont chômeurs contre 6,8 % des
Français dont les deux parents sont nés français) et parmi eux plus fortement les jeunes
Français non qualifiés (29,9 % de chômage pour ceux avec une origine maghrébine contre
12,4 % pour ceux dont les deux parents sont nés français).
Les études supérieures ne les protègent eux aussi que partiellement du sur-chômage (18,1 %
des jeunes Français d’origine maghrébine ayant fait des études supérieures sont en chômage,
contre seulement 6,5 % des jeunes Français dont les deux parents sont nés français). Le fait
d’avoir fait des études supérieures divise par deux les proportions de chômeurs dans chaque
catégorie, mais ne réduit pas l’écart : les jeunes Français d’origine maghrébine sont deux fois
et demie plus souvent en chômage que les jeunes Français d’origine française, quel que soit
leur niveau d’études.
* * *
Document 5. Un ou plusieurs processus d’intégration ?
Source : Roxane SILBERMAN et Irène FOURNIER, « Les secondes générations sur le
marché du travail en France : une pénalité ethnique ancrée dans le temps Contribution à la
théorie de l’assimilation segmentée », REVUE FRANÇAISE DE SOCIOLOGIE, 2006.
On observe en France une forte inégalité de rendement des certifications scolaires sur le
marché du travail selon l’origine des jeunes qui les détiennent. C’est tout particulièrement le
cas des jeunes issus de l’immigration maghrébine. Nous nous proposons d’examiner dans
quelle mesure on peut voir, dans la situation difficile où se trouve une partie des secondes
générations en France, les prémices d’une situation de long terme « à l’américaine », question
qui a eu du mal à émerger en France tant elle met à mal ce que l’on appelle désormais le «
modèle républicain ».
Peut-on assimiler la situation difficile des jeunes issus de l’immigration maghrébine à ce qui a
été décrit sous le terme d’assimilation descendante (downward assimilation) ou d’assimilation
segmentée dans le cadre théorique construit dans un contexte américain (Gordon Milton,
Assimilation in American life, 1964) ? Ce terme désigne une infériorisation marquée et
persistante sur le plan socio-économique pour certains groupes qui peut aller de pair avec une
assimilation forte sur le plan linguistique et culturel.
L’approche sociologique a, depuis toujours, fait une part, dans la théorie de l’intégration, à
l’hostilité à l’égard des immigrés. Elle suppose ainsi à l’arrière-plan, et ce point est essentiel,
qu’il y a dans la société des groupes construits en référence à une origine supposée ou réelle
par rapport à laquelle les individus se situent et situent les autres, construction qui peut être
renforcée dans le cas des immigrés par leur traitement administratif (titres de séjour et de
travail, accès à la nationalité et à la citoyenneté) (Gordon, 1964).
La matrice théorique de l’École de Chicago (Park R. E., Burgess E. W., Mc Kenzie R. D.,
1925. The city, 1925), avec la théorie du cycle des relations raciales, fait porter cette
discrimination essentiellement sur la première génération qui rencontre l’hostilité des
populations déjà installées, hostilité qui s’estompe progressivement avec l’assimilation
culturelle (dont l’école est un puissant vecteur pour les secondes générations). Les différents
courants migratoires sont ainsi supposés cheminer à leur pas en suivant un modèle unique sur
la voie de l’assimilation. Ordre chronologique d’arrivée et degré d’hostilité rencontrée vont ici
de pair.
L’analyse que propose dans les années soixante Milton Gordon ouvre la voie à une
diversification des modèles d’incorporation des immigrés et de leurs enfants sur le plus long
terme. Gordon identifie différentes dimensions dans l’intégration et pointe le fait que
l’assimilation sur le plan culturel ne s’accompagne pas nécessairement d’une amélioration sur
le plan de la réussite socio-économique ni d’un affaiblissement de l’hostilité de la société à
l’égard de la population concernée. La minorité noire aux États-Unis répond à cette
configuration de la typologie que Gordon propose de manière plus générale pour les
populations issues de l’immigration. Avec ce découplage des différentes dimensions de
l’intégration, la voie est ouverte à la mise en évidence d’une segmentation ethnique
persistante et différenciée sur le marché du travail dont l’ouvrage de Glazer et Moynihan
(Beyond the melting pot, 1963) marque l’avènement. Les travaux qui se développent dès lors,
vont mettre au jour la complexité des processus et des facteurs à prendre en compte pour
expliquer la diversité des voies suivies par les populations issues de l’immigration. À côté de
l’assimilation classique, qui demeure une voie importante et sous-estimée, apparaissent
d’autres chemins possibles : celui qui fait coexister réussite socio-économique et faible
assimilation culturelle, et celui qui voit au contraire persister une infériorisation durable sur le
plan socio-économique pouvant aller de pair avec une assimilation culturelle. Ce dernier
modèle a été baptisé du nom d’assimilation descendante ou segmentée. L’une de ses
dimensions importantes est la persistance d’une pénalité durable sur le marché du travail : les
jeunes issus de ces groupes semblent rencontrer des difficultés plus grandes sur le marché du
travail que ni les niveaux de certification atteints (souvent faibles), ni un manque de capital
social ne suffisent à expliquer. Ceci suggère l’existence d’une discrimination spécifique et
durable à leur encontre.
Le mécanisme de cette infériorisation durable tel qu’il a été construit dans le contexte de la
société américaine s’inspire fortement des discriminations à l’égard des Noirs. Dans des
situations d’infériorisation héritées, les jeunes peuvent construire des conduites de rejet qui
entretiennent l’échec scolaire et à terme l’infériorisation sur le marché du travail. Ces travaux
ont été ensuite mobilisés pour expliquer la situation de certains groupes issus de l’immigration
: au contact de la population des Noirs américains dans les centres urbains, ces jeunes seraient
aspirés dans un processus identique. L’accent est mis sur le rôle de la subjectivité des acteurs
et les mécanismes d’interaction dans l’émergence de situations conflictuelles pouvant
conduire, par exemple, à l’échec scolaire.
Ces analyses font intervenir en toile de fond de ces mécanismes les contextes sociétaux tels
que l’esclavage, l’attitude à l’égard de l’immigration que traduisent notamment les politiques
migratoires et la nature même des migrations plus ou moins volontaires, distinction qui
réplique celle entre minorités involontaires issues de l’esclavage et minorités volontaires
issues de l’immigration.
Parmi ces contextes, la littérature américaine accorde un rôle-clé à l’arrière-plan historique
que constitue l’esclavage. Cette question, sans être totalement absente, n’a pas le même relief
en France. Les enquêtes d’opinion (Eurobaromètres par exemple) montrent cependant
clairement l’existence d’un classement des origines sur une échelle de préférence ou
d’hostilité. Les populations d’origine maghrébine qui viennent de zones anciennement sous
domination coloniale ont systématiquement été classées en France avec un préjugé
défavorable depuis les années cinquante. Ces populations paraissent aussi avoir des
perceptions plus négatives de leur situation que d’autres groupes, ce qui peut les engager dans
des situations conflictuelles et/ou de retrait.
Ces similarités comme ces différences suggèrent qu’un des éléments importants de cette
mécanique pourrait être un rapport de domination historiquement construit, dont l’esclavage
comme la colonisation seraient deux variantes. Ceci va dans le sens d’une généralisation du
modèle proposé par la littérature américaine.
* * *
Document 6. Quelles clés de lecture pour les émeutes de l’automne 2005 ? Source : Dominique DUPREZ, « Comprendre et rechercher les causes des émeutes urbaines
de 2005. Une mise en perspective », revue Déviance et Société, 2006.
Il y a, bien entendu, plusieurs clés de lecture possibles des émeutes urbaines de l’automne
2005. Didier Lapeyronnie privilégie celle de l’action collective à travers les thèses de
Hobsbawm (HOBSBAWM E., Primitive rebels : Studies in Archaic Forms of Social
Movement in the 19th and 20th Centuries,1959), en une interprétation de « révolte primitive
» des émeutes urbaines, pour signifier qu’elles sont en deçà d’un mouvement social structuré.
Une première clé de lecture renvoie à la crise du modèle français, dit républicain,
d’intégration des jeunes issus des minorités ethniques.
Certes, on verra que c’est plus l’appartenance à des quartiers défavorisés et leur situation
sociale qui ont été mises en avant par les émeutiers, que leur ethnicité. Mais ces événements
se sont cristallisés sur fond de discriminations ethniques et de panne de l’ascenseur social qui
était une des caractéristiques du modèle d’intégration à la française dans les années 1970-
1980.
Un certain unanimisme régnait dans la communauté des sociologues pour souligner les vertus
du modèle français d’intégration. Ainsi, D. Schnapper (SCHNAPPER D., L’Europe des
immigrés,1992), dans une étude comparative des politiques européennes, précisait que : La
France est l’État-nation par excellence, et, par conséquent, la nation de l’intégration
individuelle […] Le système scolaire centralisé et autoritaire a acculturé et intégré, pendant
plus d’un siècle, tous les enfants, y compris ceux dont les parents avaient récemment immigré
en France […] Ce modèle, même s’il est ébranlé par les modes d’intégration spécifique des
sociétés modernes, continue à assurer la socialisation des enfants d’immigrés ».
Avec la surexposition au chômage des jeunes issus de minorités ethniques, le modèle
individualiste et républicain d’intégration à la française est de plus en plus contesté, pas
seulement par les jeunes des cités.
On remarque le très fort décrochage qui s’opère de 1990 à 1995 et qui s’aggravera ensuite
pour les hommes sans diplôme : le risque de chômage passe de 26,8% à 42,7%. On remarque
également qu’il est multiplié par trois dans la même période pour les garçons ayant réalisé des
études supérieures. Cette aggravation globale du chômage des jeunes est encore plus forte
pour les jeunes des cités en raison du stigmate d’appartenir à un quartier à mauvaise
réputation, surtout lorsqu’il se cumule avec le fait d’être jeune et d’être issu d’une famille
immigrée. Malheureusement, il faut recourir à des enquêtes localisées pour en comprendre la
portée.
Une seconde clé de lecture renvoie à l’action publique, à ses à-coups en France en
fonction du clivage politique droite-gauche qui a contribué à déstabiliser ces quartiers.
Les politiques d’insertion sociale et professionnelle menées par la gauche ont limité par une
politique d’emplois aidés des pouvoirs publics, les effets dévastateurs des discriminations,
ethniques et territoriales, à l’emploi, notamment pour les jeunes diplômés des universités.
Leur arrêt, avec le retour au pouvoir de la droite, a créé un fort mécontentement et du
ressentiment dans le monde social des cités. Hughes Lagrange (2006, 114), dans le cadre
d’une interrogation sur les effets des politiques locales sur les événements, remarque que ces
derniers se sont produits dans une période de désengagement de l’État. Concernant la
situation de la Seine-Saint-Denis, qui a constitué au départ le foyer des émeutes, les
indications convergentes fournies par de nombreuses associations, montrent que le fait de
différer des crédits, de mars à septembre 2005, a créé un attentisme généralisé et une
démobilisation dont le tissu associatif, fragilisé depuis 2002, n’avait aucun besoin. La
suspension des crédits de l’État aux associations a eu des effets désastreux sur l’ensemble du
département de Seine-Saint-Denis.
Enfin, les tensions entre les jeunes et la police – plus généralement avec les institutions et
l’État –, expliquent également la contagion d’événements qui restent habituellement
circonscrits à l’échelle d’un quartier précis. Ces tensions sont anciennes en France et sont
assez directement issues du contexte des événements de mai 1968 et de la priorité donnée
depuis le début des années 1970 au maintien de l’ordre public sur toute autre considération.
Ces tensions ont été cependant ravivées par un management très sécuritaire du ministre de
l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, qui a anéanti les quelques progrès d’un rêve d’une police de
proximité qu’avaient, avec beaucoup d’hésitations et de difficultés, tenté de mettre en place
plusieurs ministres de l’Intérieur de gauche, Jean-Pierre Chevènement en ayant été le
principal artisan.
* * *
Document 7. Comment les conditions sociales et l’action collective agissent-
elles sur les conditions de l’intégration ? Source : Stéphane BEAUD et Olivier MASCLET, « Des « marcheurs » de 1983 aux «
émeutiers » de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés », revue Annales.
Histoire, Sciences Sociales, 2006.
Le 3 décembre 1983, place de la Bastille.
La « Marche pour l’égalité et contre le racisme », partie sans bruit de Marseille un mois et
demi plus tôt, arrive à Paris, suivie par un cortège de manifestants estimé par la presse à plus
de 100 000 personnes. Pour les « Marcheurs » qui ont sillonné la France depuis le 15 octobre,
des enfants de l’immigration algérienne pour la plupart, cette arrivée triomphale dans la
capitale apparaît comme un grand moment d’effervescence collective : « C’est notre Mai 68 à
nous », dira l’un d’eux, sous le coup de l’émotion. L’événement fait la une de la presse écrite
et télévisée, le président Mitterrand reçoit à l’Élysée une délégation de huit marcheurs, promet
aux immigrés la carte de séjour de dix ans et des sanctions plus sévères pour les auteurs de
crimes racistes qui se sont multipliés depuis le début des années 1980. Cette marche devient le
symbole de la reconnaissance sociale de la « seconde génération » et consacre l’accès à la
citoyenneté de ces enfants d’immigrés.
Octobre-novembre 2005.
La mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents de quinze et dix-sept ans – fils
d’éboueurs à Paris, d’origine tunisienne pour le premier, malienne pour le second –, dont tout
porte à croire qu’ils étaient poursuivis par la police au retour d’un match de foot et morts
accidentellement par électrocution dans le transformateur EDF où ils avaient trouvé refuge,
provoque des émeutes urbaines à Clichy-sous-Bois, lieu du drame. Celles-ci s’étendent
rapidement dans de nombreuses « cités1 » de la banlieue parisienne des villes de France (deux
cents quartiers classés en ZUS, zones urbaines sensibles). Les événements sont en première
page des médias nationaux et internationaux. Les participants agissent par petits groupes, la
nuit, cachés par des sweat-shirts à large capuche, affrontent la police, brûlent des voitures et
incendient crèches, écoles, gymnases, centres sociaux, tous situés dans « leurs » quartiers. Les
mineurs participent en nombre à ces actions, ainsi que les enfants de l’immigration africaine
(Afrique sub-saharienne) ; les adolescentes sont, elles, largement absentes de la scène. Il n’y a
ni organisation officielle, ni porte-parole, ni revendications précises (si ce n’est la démission
de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur qui avait traité ces jeunes de « racaille »), pas de
soutien de la société civile, encore moins de la classe politique qui condamne ces actes «
délinquants ».
Il serait artificiel de comparer terme à terme ces deux moments que tout semble opposer et qui
s’inscrivent dans des séquences événementielles différentes. Les émeutes urbaines de
novembre 2005 peuvent être considérées comme le point d’orgue d’une longue série qui
commence en 1979 à Vénissieux et s’accélère au début des années 1990 (Vaulx-en-Velin), si
bien qu’elles sont devenues l’une des caractéristiques saillantes de la transformation des
banlieues au cours du dernier quart du XXe siècle. De même, la « Marche pour l’égalité » doit
être replacée dans la longue série des mobilisations ultérieures en faveur de l’égalité, contre le
racisme et les violences dans les quartiers (SOS Racisme en 1985, Stop la violence en 1999,
Ni putes ni soumises en 2002). Cependant, la mise en perspective de ces deux moments nous
apparaît comme un moyen privilégié pour saisir – et comprendre – les différences qui
opposent la situation des enfants des cités d’hier à celle d’aujourd’hui, en mettant l’accent sur
les enfants d’immigrés originaires du Maghreb, en raison de leur poids démographique et
symbolique dans la population des cités (…).
Au fil du temps, nous avons à de nombreuses reprises constaté des différences saisissantes
entre les enfants d’immigrés – plus précisément entre ceux qui sont contemporains de la
Marche et ceux qui appartiennent aux classes d’âge postérieures, plus jeunes (dans certaines
fratries, ils sont leurs « petits frères ») – , tant dans leurs manières d’être et leur hexis
corporelle que dans leur rapport au travail, à la politique et, plus généralement, à l’avenir. Ces
enfants d’immigrés ont été socialisés dans des conditions familiales, scolaires et économiques
très dissemblables : n’étant pas façonnés par les mêmes expériences sociales, leur «
communauté d’empreinte » (pour reprendre la belle expression de Marc Bloch) s’avère fort
différente. En étudiant en détail la « fabrique des générations » d’enfants d’immigrés, nous
tenterons de répondre aux questions suivantes : comment s’est constituée la génération issue
de la Marche pour l’égalité, dite « génération des beurs » ? Par quels processus sociaux celle-
ci s’est-elle construite dans les années 1980 comme génération politique ? En quoi la Marche
pour l’égalité et contre le racisme peut-elle être considérée aujourd’hui comme un événement
fondateur ou, ainsi que le disent certains historiens, un « événement dateur » de l’émergence
de cette génération ? Quel en a été l’héritage social et politique ? Comment analyser
sociologiquement la (ou les) génération(s) d’enfants d’immigrés qui ont suivi celle des beurs ?
Quels sont les facteurs ayant contribué à produire des habitus qui distinguent radicalement
entre eux ces enfants d’immigrés ?
Nous voudrions montrer, à partir d’un matériel diversifié, qu’il s’est constitué, sur la durée,
deux générations d’enfants des cités.
-La première, la génération des beurs, massivement composée d’enfants d’Algériens,
émerge dans les années 1980 et se cristallise à la faveur de la Marche pour l’égalité. Celle-ci
exprime un désir collectif de reconnaissance porté par la fraction de cette génération qui se
mobilise socialement et politiquement. Cet événement suscita un grand espoir : celui d’une
reconnaissance par la société française, en rupture franche avec le climat raciste et de peur qui
régnait alors, avec aussi l’invisibilité et le déni d’existence sociale et politique de leurs
parents, traités comme des « travailleurs immigrés ».
-La seconde, plus hétérogène du point de vue des origines nationales, s’est constituée
au cours des années 1990 dans un tout autre contexte socio-politique, caractérisé par un
ensemble de fractures : économiques (exclusion durable du marché du travail ou relégation
sur ses marges à travers les emplois aidés) ; urbaines (paupérisation et ghettoïsation des
quartiers d’habitat social) ; politiques (déficit durable de représentation politique qui se traduit
par un fort abstentionnisme électoral et un rejet croissant de la gauche politique). Ces
processus cumulatifs éclairent la manière dont s’est constituée une autre « seconde génération
», que l’on se propose d’appeler provisoirement « génération de cité », tant les difficultés
d’insertion professionnelle et sociale tendent à river ses membres à ce seul univers.
La Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 est bien un événement inaugural dans
l’élargissement d’une conscience politique chez les enfants issus de l’immigration, et il
symbolise de manière éclatante un passage à la parole publique.
Revenons toutefois sur le contexte qui entoure cet événement et lui donne son sens. De
nombreuses associations, le plus souvent animées par des enfants d’Algériens, sont nées dans
les années 1975-1983 : aussi bien des associations sportives, de soutien scolaire, de promotion
de la culture, de femmes, etc., que d’autres, plus politisées, de lutte contre la double peine, les
expulsions du territoire national, pour le relogement des familles vivant dans des conditions
indignes. La marche résulte de l’action diffuse et quotidienne de l’ensemble de ces
associations qui structurent alors la collectivité des jeunes issus de l’immigration. Ses
principaux leaders en sont d’ailleurs issus. Certains défendent ce qu’on pourrait appeler « un
gauchisme des cités », cherchant à mobiliser leurs habitants sur une base politique radicale, en
opposition à la répression policière, aux expulsions et aux inégalités de classe.
Cette entreprise de politisation qu’a constituée la Marche était socialement improbable tant
elle se heurtait à des obstacles objectifs – le noyau des marcheurs était constitué de jeunes des
cités, chômeurs pour la plupart, passés par l’enseignement professionnel et non par
l’université – et à des obstacles subjectifs : vaincre sa timidité, oser affronter un racisme qui
s’était notablement développé au début des années 1980. Pour comprendre pourquoi les
obstacles ont été surmontés, il faut avoir à l’esprit que la Marche a revêtu une forte dimension
identitaire. Son enjeu central était celui de la reconnaissance sociale et de l’accès à la
citoyenneté.
La mobilisation leur a permis de lutter efficacement contre l’image structurellement négative
qui était donnée de leur groupe d’appartenance, d’offrir publiquement une contre-image
susceptible d’entraîner un processus de « dé-stigmatisation ». L’entreprise fut épuisante
physiquement et nerveusement pour ses protagonistes, parce qu’elle nécessitait un effort de
prise en main de leur destin individuel et collectif, ce qui, en pratique, signifiait le refus de
s’en remettre à autrui, attitude si fréquente dans les milieux culturellement dominés. Ce qui
apparaît alors au grand jour, c’est la création d’une force générationnelle capable de rompre
avec la phase historique précédente au cours de laquelle prédominait la conscience diffuse de
subir les mêmes « galères » sans pouvoir agir sur la société. La marche instituait une «
communauté d’empreinte ». Elle allait marquer durablement la conscience collective de ces
jeunes et constituer la matrice de la socialisation politique de bon nombre d’adolescents de
même origine, qui ont alors vécu un moment rare de fraternité. Expliquer la Marche, c’est
donc, nous semble-t-il, en première analyse, mettre l’accent sur le paradoxe du processus
d’assimilation des enfants d’immigrés, qui a pour effet indirect d’accroître la discrimination et
le racisme à leur encontre et d’aviver le ressentiment et la frustration relative de ceux qui en
sont les victimes. La Marche concrétise l’aspiration d’une génération à l’égalité de traitement
et à une « dignité » que la société lui refuse.
En même temps, les conflits au sein de leur famille ont été particulièrement douloureux. Ils
ont fait l’objet de maintes études dans les années 1970-1980, qui en ont montré l’intensité et
l’espèce de « crise d’identité » des enfants, à la fois disposés à la fidélité aux parents et
enclins à refuser leur héritage. Les témoignages soulignent la force des contradictions dans
lesquelles ont grandi ces enfants d’immigrés placés dans une situation « d’entre-deux »
particulièrement difficile à vivre. Si la perspective d’un « retour au pays » n’est pas propre à
leurs parents, elle revêt pour eux une dimension centrale, brûlante même, en raison des liens
douloureux entre la France et l’Algérie. Abdelmalek Sayad a insisté sur leur sentiment de
trahison à l’égard de la société algérienne et des non-émigrés. Sentiment propice à une forme
d’autodéfense identitaire dans l’ordre politique, qui leur fait refuser la nationalité française
pour eux-mêmes et leurs enfants, et à une forme de conservatisme culturel dans l’ordre
domestique. Cette situation est en soi productrice chez les enfants d’un véritable nœud de
contradictions sociales qui ne sont pas faciles à vivre et à gérer sur le plan existentiel. D’un
côté, se projeter dans un retour en Algérie, c’est satisfaire les attentes parentales et peut-être
surtout paternelles, mais c’est aussi renier toute une partie de sa vie en France, annuler les
effets de la socialisation scolaire et juvénile sur le sol français (notamment les goûts culturels
et musicaux, le mode de rapports garçons/filles, les diverses formes de libéralisme culturel) et
renoncer ainsi à une partie de soi. De l’autre, rompre avec les attentes familiales en osant
affirmer le choix de rester en France, c’est s’attaquer publiquement au mensonge
collectivement entretenu du « retour », endosser la responsabilité de faire échouer l’entreprise
d’émigration familiale, heurter de plein fouet les croyances des parents et ainsi, d’une certaine
manière, passer du côté des Français et de la France. Par la mobilisation qu’elle suscite et
l’espoir qu’elle fait naître, la Marche permet de trancher le nœud gordien : comme l’écrit
l’historien Mohamed Harbi, « l’année décisive [dans la francisation des immigrés algériens],
c’est 1983 : la marche pour l’égalité.
Concernant la politisation de cette génération, il convient de distinguer nettement sa fraction
ouvrière et sa fraction étudiante. La première, majoritaire dans la cohorte, est constituée de
jeunes hommes, ouvriers tôt entrés – et, pourrait-on dire, « naturellement » – à l’usine,
souvent vers l’âge de dix-huit ans, dès avant de faire leur service militaire. Ils connaissent
alors une socialisation professionnelle dans les ateliers politisés de cette fin des années 1970
et, à la différence de leurs pères souvent trop faibles socialement pour se syndiquer, beaucoup
d’entre eux se « frottent » aux luttes ouvrières, n’hésitent pas à adhérer à des syndicats
antipatronaux (à la CGT ou à la CFDT), puis à y militer35. Ils peuvent aussi participer au
mouvement d’émancipation culturelle ouvrière, en particulier dans les municipalités gérées
par les communistes de l’époque (lecture, théâtre, musique...) et vivre les espoirs de
transformation sociale qui sont alors encore dans l’air du temps (« le programme commun de
l’union de la gauche », signé entre le PS, le PCF et le MRG en 1972). La fraction étudiante de
cette génération sociale comprend des lycéens et des étudiants, garçons et filles mêlés, dans
des proportions à peine différenciées. Elle va être profondément imprégnée, dans les années
1970, par l’atmosphère de libéralisme culturel (notamment dans les rapports de sexe) qui s’est
alors diffusée dans les lycées et universités mais aussi par le contexte de luttes menées sur
divers fronts idéologiques (marxisme, tiers-mondisme, féminisme) dominant alors sur les
campus universitaires.
Cette génération d’enfants d’immigrés, qui a baigné dans une atmosphère « post-soixante-
huitarde », se situe politiquement à gauche. D’une part, en tant qu’enfants de « travailleurs »,
ils sont portés à contester l’ordre patronal qui a assigné durablement un statut de prolétaires à
leurs pères « surexploités » et socialement écrasés à leurs yeux. D’autre part, en tant
qu’enfants d’immigrés, ils ont mesuré dans leur vie quotidienne – à travers l’aide au retour (le
« million de Stoléru », en 1977), et les procédures d’expulsion (lois Bonnet en 1980) – la
fragilité juridique, donc sociale, de la condition d’immigré de pays d’Afrique du Nord. Ce qui
va les souder entre eux, c’est la même révolte contre les meurtres racistes et les violences
policières. Ce qui va élargir le front de la lutte, c’est la rencontre et la solidarité objective avec
les autres fractions politisées à gauche de la jeunesse française (surtout lycéenne et étudiante).
La fabrication de la « génération de cité ».
Les conditions sociales d’existence des enfants d’immigrés et leur rapport à l’avenir se sont
profondément modifiés au cours des deux décennies qui séparent la marche de 1983 des
émeutes de novembre 2005, toute une génération d’enfants d’immigrés ayant grandi dans les
années 1980 et 1990 dans des quartiers d’habitat social. Nous nous proposons de l’appeler ici
« génération de cité », parce que ses membres ont été influencés en profondeur par la forte
densité des relations sociales qui se nouent entre enfants et adolescents et parce qu’ils
subissent tous, à des degrés différents, l’effet de clôture, sociale et mentale, qui s’est
développé dans ces lieux d’habitat.
Le contexte socio-politique dans lequel cette génération a été socialisée se caractérise par
l’appauvrissement socio-économique – chômage et précarité structurelle de l’emploi, déclin
des modes d’encadrement traditionnels dans les cités –, le durcissement de la compétition
scolaire au détriment des familles les moins dotées en ressources culturelles et la
déstabilisation politique – la perte de l’alliance « naturelle » avec la gauche, la fin des grands
espoirs collectifs, l’échec des gouvernements successifs (de droite comme de gauche) face à
la question du chômage et des inégalités. En opposant ainsi la génération des beurs, constituée
historiquement par un événement marquant, à la génération de cité, produite par une longue
période de crise sociale, le risque est double : d’une part, durcir par trop cette différence
générationnelle et, d’autre part, autonomiser cette question des générations en occultant ou
minimisant les transformations structurelles dans lesquelles elle prend son sens.
Rappelons en premier lieu que la génération de cité partage bien des points communs avec
celle des beurs : non seulement un ensemble de caractéristiques sociales objectives – parcours
migratoire des parents, origine ouvrière, conditions sociales d’existence marquées par une
relative pauvreté matérielle, un habitat en HLM, etc., et, pour le dire vite, appartenance à un
monde de « dominés » –, mais aussi le sentiment, collectivement vécu, de faire l’objet d’un
regard dépréciatif, souvent méprisant, voire raciste de la part de larges fractions de la société
française aussi bien que de ses principales institutions (police, administration, justice, etc.). En
effet, avec le recul, on peut considérer qu’au cours de ces trente dernières années, notamment
à partir du moment où le Front national a réussi à imposer dans le débat politique la
thématique du « problème » de l’immigration, ces enfants d’immigrés maghrébins (et plus
largement issus de l’immigration « post-coloniale ») ont dû faire face à une sorte de suspicion
structurelle, comme en témoignent éloquemment les remaniements constants du Code de la
nationalité dans les années 1990. Comme s’il s’agissait à chaque fois de vérifier la légitimité
de ces enfants à vouloir entrer dans le « club France », censé ne plus pouvoir accueillir un
certain nombre d’indésirables. A`dire vrai, ces enfants d’immigrés, pour la majorité nés sur le
sol français, n’ont pas été perçus et traités comme des « Français comme les autres », sauf sur
le strict plan du droit, ce qui explique que beaucoup d’entre eux, devenus adultes, déclarent
être seulement des « Français de papier », face à l’affirmation des « Français de souche ».
Par delà cette communauté de destin qui rassemble ces enfants d’immigrés, ce qui distingue le
plus sûrement les deux générations étudiées ici, c’est la capacité collective de réagir au
stigmate social qu’ils ont à subir depuis leur enfance : d’un côté, la génération des beurs a pu
s’appuyer sur des supports politiques et symboliques pour lutter contre les processus multiples
de dévalorisation dont elle faisait l’objet, et elle a su riposter par une intense mobilisation
collective, en lien étroit avec d’autres acteurs et en construisant un mouvement social qui s’est
attiré une forte reconnaissance. De l’autre, la génération de cité s’est trouvée largement privée
Si l’on veut comprendre comment s’est construite la génération de cité, la question des
rapports entre les jeunes et la police n’a rien d’anecdotique. Elle éclaire fortement la manière
dont un certain nombre de jeunes de cité se sont radicalisés et/ou politisés à la faveur de
l’observation des actions de la police dans leurs quartiers.
Certes, déjà au milieu des années 1970, la mise en place d’une politique sécuritaire visant à
répondre à la montée de la petite délinquance (dans un contexte de hausse du chômage) avait
contribué à envenimer les rapports avec les jeunes d’origine maghrébine, touchés au premier
chef par les contrôles policiers et les arrestations musclées. Mais il n’y a pas eu alors
d’embrasement des cités pour deux raisons essentielles : d’une part, la gauche au pouvoir en
1981 réussit à enrayer ce cycle de violences en mettant en œuvre dans les quartiers, avec le
soutien de la FASP (Fédération autonome des syndicats de policiers, étiquetée à gauche), une
politique qui ne cherchait pas à résoudre les difficultés à travers la seule répression ; d’autre
part, les prises de position étaient alors nombreuses pour dénoncer l’intervention brutale de la
police et le racisme qui sévit dans ses rangs, et en appeler à un respect de la démocratie.
Dix ans plus tard, dans un contexte économique aggravé, un nouveau cycle d’émeutes
démarre, de nouveau en région lyonnaise (Vaulx-en-Velin, novembre 199050 : trois jours
d’échauffourées avec la police), puis en région parisienne (Argenteuil, décembre 1990, puis,
en mai 1991, quartier du Val-Fourré à Mantes-la-Jolie). D’une part, ces émeutes urbaines
prennent une ampleur inédite et, d’autre part, elles donnent lieu à une grande couverture
médiatique. Celles de Vaulx-en-Velin, surtout, apparaissent rétrospectivement comme le
moment d’un retournement du regard porté sur les quartiers, l’objectif sécuritaire devenant
une manière politiquement consensuelle de parler d’eux. Les quartiers entrent de plain-pied
dans le champ des préoccupations politiques, mais ils font dans le même temps l’objet d’une
dépolitisation : droite et gauche adoptent progressivement les mêmes visions sur le sujet. De «
quartiers en danger », on passe à une représentation tout autre, les « quartiers dangereux », qui
légitime une plus grande sévérité des politiques pénales ainsi qu’un renforcement de
l’intervention policière dans les banlieues.
Les émeutes dans les quartiers de 1990-1991 ont marqué un tournant dans les rapports entre
les jeunes de cité et la police. Depuis lors, la tension entre jeunes de cité et policiers, comme
toutes les enquêtes ethnographiques sur les jeunes des cités l’ont montré, est devenue
structurelle. Elle débouche régulièrement sur des explosions de violence, de protestation de la
jeunesse des quartiers, qui sont presque toujours consécutives à des contrôles policiers qui
tournent mal, à ce qu’on appelle improprement des « bavures policières », rarement
sanctionnées. Pour rendre compte de cette dégradation multiforme des rapports jeunes/police,
il faut bien voir que le « maintien de l’ordre » est devenu l’activité principale du travail
policier, primant sur la prévention ou le dialogue. Le développement des brigades
anticriminalité (BAC), au début des années 1990, est le fait le plus significatif de ce
processus, que certains policiers n’hésitent d’ailleurs pas à dénoncer comme une militarisation
de leur métier.
Ceci dit, le destin de la génération de cité ne se réduit pas à ses seules origines nationales.
C’est aussi une génération qui, elle, a eu la malchance historique de naître à partir du milieu
des années 1970. Elle appartient à cette « génération sacrifiée », bien mise en évidence par
Louis Chauvel dans son enquête statistique sur l’insertion professionnelle des cohortes sur la
longue durée (L. Chauvel, Le destin des générations, 1992), et a grandi dans un univers
ouvrier largement déstructuré, socialement et politiquement.
En premier lieu, cette génération a dû entrer dans une compétition scolaire à laquelle les
enfants de milieu populaire n’étaient pas préparés. La politique de prolongement des études,
dite des « 80% d’une classe d’âge au baccalauréat », lancée en 1985, a entraîné un
allongement important de la scolarité qui a imposé à la jeunesse populaire la norme des études
longues, la « voie normale », comme le disent des élèves eux-mêmes. Le baccalauréat joue
dorénavant le rôle de point zéro dans l’échelle du prestige social, si bien qu’une certaine
forme d’indignité se mesure en chiffre négatif en dessous de ce diplôme. Cette hiérarchie
scolaire, qui continue de valoriser l’enseignement général, a été particulièrement intériorisée
par les enfants d’immigrés maghrébins : ceux-ci ont fréquemment adopté la norme des études
longues. Le revers de la médaille a été la profonde disqualification sociale de l’enseignement
professionnel, perçu par eux comme l’antichambre du chômage ou de la précarité. En
conséquence, ceux qui s’y dirigent le font à regret, disent avoir été « orientés » en CAP ou en
BEP, contestent quasi systématiquement cette orientation qu’ils perçoivent comme un
mauvais coup porté par des enseignants qui n’ont pas cru en leur valeur.
En second lieu, il existe, dans les familles immigrées, une forte inégalité des résultats
scolaires entre garçons et filles et, de ce fait, une nette différenciation sexuée des destins
professionnels. Les filles tendent à réaliser des parcours scolaires plus longs et plus réussis
que les garçons, marqués globalement par un échec scolaire assez massif et précoce. D’où
leur infériorisation structurelle dans ces familles, par l’école, et une forte valorisation sociale
des filles. En raison de leur réussite relative, sous la pression aussi d’un mariage anticipé en
cas d’échec, celles-ci peuvent même occuper une position d’aînées symboliques au sein de la
fratrie et faire la fierté des pères. L’absence d’avenir objectif pour les garçons sortis
précocement de l’école, sans qualification professionnelle, conjuguée aux nouvelles formes de
concurrence au travail que font peser sur eux les femmes, explique la protection dans un entre
soi d’hommes et surtout le refuge que ces garçons des cités trouvent dans une « masculinité
agressive ». La « virilité » est d’autant plus affirmée que cette ressource typique des jeunes de
milieux populaires semble avoir partiellement perdu de sa valeur à la fois sur le marché
sentimental et matrimonial et sur le marché du travail.
En troisième lieu, ces enfants d’immigrés ont grandi dans des cités qui se sont prolétarisées
dans leur recrutement. Les quartiers d’habitat social d’aujourd’hui diffèrent en effet fortement
de ceux du début des années 1980. Ils se sont dégradés, accueillent les ménages les plus
fragiles économiquement et concentrent en leur sein une population surexposée au chômage,
tout particulièrement chez les moins de vingt-quatre ans (en moyenne, 40% d’entre eux sont
sans emploi), comprenant une fraction croissante de familles d’immigration récente.
Transformés en quartiers repoussoirs, les plus pauvres d’entre eux, qui sont également les plus
mal entretenus et les moins bien desservis par les transports en commun (par exemple à
Clichy-sous-Bois), sont perçus comme des « ghettos » non seulement par les habitants des
zones voisines, mais aussi par ceux qui y vivent.
Les catégories sociales qui assuraient auparavant l’encadrement social et politique de ces
quartiers – car détentrices de ressources scolaires, culturelles, militantes – ont largement
disparu du paysage. De fait, c’est tout le tissu associatif qu’elles irriguaient qui s’est défait :
associations de parents d’élèves, de locataires, sections du Parti communiste français, etc. Cet
appauvrissement du militantisme dans les cités est un déterminant essentiel de la forme que
prend aujourd’hui la protestation collective de la jeunesse populaire habitant ces quartiers :
l’émeute, dans la mesure où, sur le terrain, l’offre d’action politique et les occasions de
socialisation à la politique sont devenues extrêmement marginales. Le déclin de la culture
ouvrière, observé dans les usines, en raison du chômage et de la désindustrialisation, s’est
aggravé dans les lieux de résidence des classes populaires : les solidarités professionnelles et
de voisinage sont moins fortes qu’autrefois et le sont d’autant moins que la stigmatisation
renforce les divisions internes à ce groupe. On retrouve dans les cités actuelles la même
intériorisation du stigmate et la même nécessité de s’en défendre – en le reportant sans cesse
sur les autres proches, « les jeunes », les Arabes, les Noirs accusés d’être les agents du
désordre et de la mauvaise réputation – que celles observées il y a trente ou quarante ans dans
les cités de transit, qui rassemblaient alors les familles démunies et immigrées. Les « militants
de cité », dont on a déjà vu le rôle et la désillusion politiques, ont fini par fuir une ambiance
dégradée dans les cités, en raison notamment du désoeuvrement massif des adolescents
déscolarisés et sans emploi. Ils ont eux aussi éprouvé le besoin de fuir leur quartier et, d’une
manière ou d’une autre, de prendre de la distance : ne plus y vivre et ne pas y scolariser ses
enfants sont aussi désormais des objectifs, même pour les plus militants d’entre eux. Vu
l’extrême faiblesse de l’encadrement associatif et militant, les enfants des cités d’aujourd’hui
apparaissent donc plus « seuls » qu’auparavant.
Enfin, la « désouvriérisation » a produit des effets importants en termes d’identification
sociale des jeunes. Le temps vécu par eux dans des cités frappées par le chômage de masse est
marqué par l’absence d’une vie collective rythmée par le travail des parents, les formes de
surveillance qu’elle structurait, les images croisées parents/enfants qu’elle engendrait. On en
voit aussi les effets dans la transmission d’une mémoire et d’une certaine représentation du
monde. Dans le discours des « intellectuels de cité », que rencontre en premier le sociologue
enquêteur, les références à l’univers local, typiques du monde ouvrier habitant en HLM, se
sont effacées au profit des images véhiculées par la télévision. La vie ouvrière était scandée
par des conflits avec les supérieurs hiérarchiques : les images traumatisantes qui venaient
spontanément à l’esprit étaient celles des accidents du travail ou des affrontements avec la
police. Lorsque ces vieux militants immigrés évoquaient la mémoire ouvrière, c’était
essentiellement les traditions du groupe local qui étaient rappelées. L’expérience ouvrière au
travail se retraduisait de mille manières dans leur univers domestique, mais aussi sur leurs
lieux de résidence. La « désouvriérisation » des cités a contribué à interrompre cette
transmission de mémoire ouvrière et s’est accompagnée de l’élaboration et de la promotion
d’une « mémoire immigrée ». Pour un certain nombre de jeunes de cité, passés par le régime
des études longues et donc intellectualisés, il semble prioritaire dans le contexte de cette fin
des années 1990 de s’approprier une « mémoire historique » de l’Algérie ou des autres pays
colonisés par la France.
Que cet effort d’appropriation sans bagage, comme c’est le cas pour nombre d’enfants des
cités, est d’autant plus sombre que la nature des emplois a changé et que les mécanismes de
sélection sur le marché du travail se sont durcis. Une des grandes caractéristiques de la
génération de cité est qu’elle a dû, comme les autres fractions de la jeunesse populaire,
affronter un marché du travail tendu et un système d’emploi précarisé. Le contraste est ici
saisissant avec la jeunesse populaire des Trente glorieuses car, à cette époque, il y avait des
places dans de nombreux segments du marché de l’emploi – notamment dans les activités
fortement demandeuses de main-d’œuvre non qualifiée : mines, industries métallurgiques et
mécaniques (l’accroissement des métiers du tertiaire, très féminisés, a contribué à moins
défavoriser les jeunes filles). Le coût social et psychologique de l’échec scolaire était donc,
pour les intéressés, bien moins important en ceci que l’on pouvait pallier une mauvaise
scolarité en faisant ses preuves au travail.
De ce tableau idéal typique des familles immigrées vivant dans les ZUS ressort un point
essentiel : les enfants d’immigrés habitant les cités appartiennent à une génération plus
hétérogène du point de vue des origines nationales, des trajectoires migratoires et du cycle de
vie. Si l’on isole le cas des familles originaires du Maghreb, les plus anciennes dans
l’immigration, on voit que les adolescents que l’on rencontre aujourd’hui sont le plus souvent
des cadets, en raison de l’ancienneté de l’installation de leurs parents en France. Beaucoup de
ces cadets ont grandi avec un père âgé, souvent en situation de (pré)retraite ou en congé pour
maladie professionnelle. Usé physiquement et moralement, éprouvé par le destin de ses
enfants, il n’a parfois ni la force ni l’envie de lutter pour faire prévaloir son point de vue
auprès des plus jeunes. Par ailleurs, le nombre de familles où le père est absent physiquement
ou symboliquement n’a cessé d’augmenter.
En grandissant dans cet environnement, les garçons de cette génération ne se sont pas
construits sociologiquement (et donc psychologiquement) de la même manière que les
membres de la génération des beurs : ils sont moins marqués par la figure paternelle, ont
moins eu à l’affronter durablement, ce qui les a rendus davantage réceptifs à la socialisation
dans le groupe des pairs. En revanche, certains d’entre eux ont de leur père meurtri par
l’absence de toute reconnaissance au travail et affecté par le bilan négatif de leur parcours
migratoire et familial une image dévalorisée.
La fragilisation multiforme de ces familles contribue à rendre compte du repli des jeunes du
quartier sur l’entre soi du groupe des pairs, surtout au moment des années de collège, avant la
grande bifurcation scolaire de la classe de troisième qui redistribue les cartes des affiliations
amicales. Les enfants d’immigrés forment, dans beaucoup de quartiers, le groupe dominant
localement, qui donne le ton de la sociabilité des jeunes, notamment pour ceux qui participent
à la « culture de rue ». Il est ainsi fréquent de voir des adolescents issus de familles françaises
(souvent précaires et mono-parentales) imiter leurs langage, attitudes corporelles et manières
gestuelles pour se faire accepter par eux. Cette socialisation exerce des effets plus durables
pour ceux et celles d’entre eux qui n’ont pas les moyens, en grandissant, de s’affranchir de la
pression du groupe, que ce soit par la réussite scolaire ou l’accès à une indépendance
matérielle. D’où, par exemple, l’extrême « susceptibilité » de ces jeunes, leur difficulté à
supporter un regard d’adulte. Le trait structurel de cette génération, c’est de n’évoluer
socialement que dans ce seul milieu des cités. La conséquence la plus tangible de cette sorte
d’insularité culturelle, ce sont les très grandes difficultés éprouvées par beaucoup pour quitter
ce lieu chargé pour eux de toutes les ambivalences : d’un côté, il est vécu comme une
assignation résidentielle négative, un endroit « pourri » que l’on arrive à maudire et à détester
par l’effet de clôture qu’il provoque et, de l’autre, il apparaît faute de mieux comme le support
principal de la sociabilité. Pour ces jeunes peu ou non diplômés, la cité apparaît
alternativement comme une nasse dans laquelle ils se vivent comme enfermés (n’arrivant pas
à s’en extraire) et comme un puissant aimant qui ramène toujours à lui ceux qui ont eu
quelque velléité de mettre le quartier à distance.
Par ailleurs, bon nombre de ces jeunes de cité ont, au cours des années 1990, trouvé dans la
religion une manière de répondre au cadre aliénant de la privation économique, de
l’enfermement dans la cité et du stigmate. Fatigués de leur galère permanente et cherchant
souvent à se racheter auprès de leurs familles, ils pensent trouver refuge et apaisement dans la
voie religieuse84, choisissent de s’engager dans la vie des associations musulmanes qui se
sont implantées dans les ZUS et recrutent leur base dans le vivier, d’une part, des jeunes sans
autre affectation sociale que la culture de rue et, d’autre part, dans le groupe des bons lycéens
(plutôt de formation scientifique) et des étudiants en difficulté, menacés par le déclassement.
Pour ces enfants (et parfois petits-enfants) d’immigrés, il s’agit de se requalifier
symboliquement et de défendre l’honneur social de leur groupe d’origine, la religion étant ce
par quoi ils font de la politique dans un contexte où les professionnels de la politique leur
apparaissent largement disqualifiés et surtout peu ouverts à eux. Ainsi, tout à la fois «
ressource du pauvre » et nouveau registre d’affirmation collective, la religion musulmane
apparaît-elle sur la scène des cités comme un substitut possible et attractif d’engagement
militant. Cet engagement n’est toutefois pas le seul fait des jeunes hommes. De nombreuses
filles issues des familles algériennes, et peut-être plus encore marocaines, ont trouvé dans la
religion les moyens d’une émancipation face à un ordre social et national perçu comme
méprisant, si ce n’est raciste. Souvent diplômées, en butte elles aussi à diverses formes de
discrimination, elles s’engagent dans la religion, ce qui revêt pour elles la signification d’une
affirmation politique de leur groupe d’origine. Ces jeunes filles peuvent ainsi revendiquer le
port du voile, qui est à leurs yeux le symbole de leur liberté de culte et de leur prise de
distance avec un modèle républicain jugé normatif et aliénant. Mais, pour d’autres, il s’agit
d’un retour forcé vers la religion, précisément en raison des pressions multiples que les «
entrepreneurs d’islam » finissent par exercer dans les cités. Par ailleurs, le port du voile est
devenu un emblème protecteur face aux garçons et aux formes d’intimidation sexuelle,
l’unique possibilité pour certaines filles de défendre leur réputation dans des univers où la
pression du groupe est d’autant plus puissante qu’ont diminué les opportunités de quitter le
quartier.