Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes....

31

Transcript of Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes....

Page 1: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.
Page 2: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.
Page 3: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

Le bonheur en prime

Page 4: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

DU MÊME AUTEUR

Le Cardinal et l’Hindouiste, Albin Michel, 1999, PetiteRenaissance-Spiritualité, Presses de la Renaissance,2008.

Le Secret de ma mère, Presses de la Renaissance,2003.

L’Amazone de la foi ou la fascinante histoire de Made-leine de la Peltrie, Presses de la Renaissance, 2005.

Les Grandes Bourgeoises, J.-.C Lattès, 2006 ; Pocket,2007.

Les Nouvelles Provinciales, J.-C. Lattès, 2008 ; J’aiLu, 2010.

Le Salon d’Émilie, Flammarion, 2011 ; J’ai Lu,2012.

La Revanche de Blanche, Flammarion, 2012 ; J’ai Lu,2013.

Oublier Marquise, Flammarion, 2013 ; J’ai Lu, 2014.

Page 5: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

Emmanuelle de Boysson

Le bonheur en primeRoman

Flammarion

Page 6: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

© Flammarion, 2014.ISBN : 978-2-0813-4324-5

Page 7: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

1

Torchon à l’épaule, je file à la cuisine chercherma bombe à la cire d’abeille. J’en profite pour sortirde la cave à température ambiante un mouton-rothschild 82. Après trente ans de service chez JulesBerlingault, je sais reconnaître un bon cru, de labonne année. Oignon, son cocker, douze ans d’âge,me suit à la trace. Je lui sers le reste du pot-au-feud’hier, en prime, un os à moelle.

Monsieur fait la sieste depuis deux heures. Il fautque je le réveille, sinon il va commencer sa nuit.Calé entre deux coussins, il se frotte les yeux. La voixdes lendemains de fête.

— Bonjour, Gaspard.

7

— Bonsoir, monsieur. Vous vous souvenez peut-être que nous sommes en avril ? Les jours ont ral-longé depuis Noël, vous savez ; le temps n’est pasfolichon. Monsieur a besoin de moi ?

— Un armagnac me requinquerait.Les carafes de la maison sont alignées sur la com-

mode Empire. Je réchauffe un Baccarat avant de letendre à Jules. Il l’avale cul sec, le bougre. Soudain,

Page 8: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

ses oreilles rougissent, ses narines se dilatent, sapomme d’Adam vibre. Bouche ouverte, yeux de sor-cier exorbités, il se fige. Merde, c’est la fin. Je meprécipite, lui tapote les joues. Sa tête retombe, roulecomme une boule de billard. Pas de temps à perdre.Mon père a eu une attaque sur le trône ; son méde-cin est arrivé trop tard. Le numéro des pompiers ?Le 18 ? Le 17 ? Au moment où je tente le 15,monsieur ouvre un œil et éclate de rire.

— Mon pauvre Gaspard, depuis le temps, vousmarchez encore.

— Le jour où ce sera pour de vrai, je ne vouscroirai plus.

— Ne restez pas planté là et remettez-moi ça.— Ce n’est pas raisonnable, monsieur.— À quatre-vingt-dix ans, vous ne voudriez pas

que je me prive.Pour avoir la paix, je remplis son verre. Je devrais

être habitué à ses farces qui n’amusent que lui. Com-mediante tragediante ! Même quand il me met enboîte, je l’aime bien, ce fada. Nous formons uneespèce de vieux couple. Il me taquine, je m’énerve,il ordonne, j’exécute – pas toujours. Chauffeur,

8

valet, majordome, intendant, cuisiner, je fais toutpour lui. Il est tout pour moi.

Je m’apprête à retourner dans le fumoir lorsqueBerlingault réclame son Figaro. Il ne pouvait pas mele demander tout à l’heure, bon sang ! Je ne sais plusoù je l’ai posé. Ah ! le voilà, sous le courrier de cematin. Il déplie le journal.

— Vous n’avez pas vu mes lunettes ?

Page 9: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

— Sur votre front, monsieur.Il tique un peu, puis se penche sur le Carnet du

jour.— Fiançailles, je m’en fous. Mariages, je m’en

contrefous. Deuils, ce que je préfère. Qui est mortavant moi ? Le docteur Knock. Croix de guerre39-45 et j’en passe. Plus jeune que moi. Mort bru-talement. Ça lui apprendra à doubler dans un virage.Le comte Hubert de la Fretèche, officier de laLégion d’honneur, médaille de la campagne d’Italie.Je ne savais même pas que ça existait. Il avait des tasd’enfants, cet homme-là. Une bonne sœur, unnotaire… Merde alors ! Gaston Lagrange. Mon âge.Classe 43. Résistant ? Tu parles ! Demain à quinzeheures, à Sainte-Clotilde. Sans moi. Gaspard, il fautque j’arrose un événement, pardon, deux : la mortd’une canaille et l’anniversaire d’un fidèle serviteur.C’est bien aujourd’hui que vous avez soixante ans,non ?

Chiffon à la main, je secoue la tête. Monsieur sebouche le nez.

— Votre cire me flanque la migraine. Votre plu-meau me donne le tournis, vos torchons aussi. Ma

9

parole, vous êtes tout poussiéreux. Vous devriez sor-tir, aller au cinéma, vous promener sur les quais,respirer, ça me ferait des vacances. Bon, asseyez-vouslà et trinquons.

— Comme monsieur voudra.— Vous êtes né à Béziers, si je ne me trompe ?

Dans l’Hérault.— Oui, monsieur. Béziers est bien dans l’Hérault.

Page 10: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

— Vous vous foutez de moi, maintenant ?— Je ne me permettrais pas. Je vous l’ai déjà dit,

je ne suis pas né à Béziers mais à Abeilhan, dans lesenvirons. J’ai même failli être une fausse couche. Mamère a fait une hémorragie sur l’âne Pompon. Ellea prié la Madone, je suis resté accroché.

Jules se gargarise d’armagnac et déglutit avec lesourire malicieux de celui qui prépare un bon mot.

— Mon petit Gaspard, vous auriez pu vous appe-ler Pompon. Vous avez raison, il faut s’accrocherdans la vie. Regardez-moi.

Appuyé sur sa canne à pommeau d’ivoire, ils’extrait de son fauteuil, claudique vers la table enacajou, tourne la clef dorée de son coffre à cigares,choisit un Cohiba et l’allume avec délectation, unrituel immuable. Le salon s’embaume d’une douceodeur poivrée. J’aère. Au loin, la fontaine de la placeSaint-Sulpice gazouille. Au pied d’un réverbère, unhomme à casquette patiente près de son labrador.

Un peu étourdi par son cigare, monsieur estailleurs. J’espère qu’il me fera un chèque pour lacafetière Nespresso qu’il m’a promise. Perché surmon escabeau, j’époussette les chouettes d’Églantine.

10

Madame avait peur des oiseaux et les collectionnaitpar superstition. Depuis sa disparition, rien n’achangé dans ce salon crème et cerise aux cinqfenêtres donnant rue du Canivet d’un côté, rue Ser-vandoni, de l’autre.

Entre deux étagères, une araignée me nargue. Jel’écrase. Si je suis maniaque, ce n’est pas que j’y soisobligé – monsieur ne se soucie guère de la propreté

Page 11: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

– mais lorsqu’il me gratifie d’un sourire, je suis leplus heureux des hommes. Frétillant comme unejeune rascasse, je valse entre les deux statues denègres à plumeau. Une caresse sur les cadres destableaux, les hanches de la commode, son marbregris tourterelle, les bouteilles d’alcool, bouchons car-rés pour les whiskys, pointus pour le gin et la vodka :j’attaque en douceur mon grand ménage.

Jules a repris ses esprits et lance, entre deux bouf-fées :

— Dites-moi, vous pelotez ce meuble comme sic’était une bimbo. Vous connaissez toutes sescourbes, ses rondeurs. Vous en êtes amoureux, ondirait. Eh bien, il est à vous.

— De quoi parlez-vous ?— De la commode, voyons ! Faites-moi plaisir.

Débarrassez-moi de cette vieillerie.— Vous n’y pensez pas, monsieur. Elle est signée.

Et puis, c’est tout petit chez moi.— Vous commencez à m’échauffer la bile. Vous

chipotez ? Vous ne l’aurez pas. Voilà ce que vousavez gagné ! Mais, comme je suis dans un bon jour,je vous offre à la place mon plateau marocain. Vous

11

ne l’astiquez pas souvent, ce sera l’occasion.Nom d’un chien ! La commode vient de me pas-

ser sous le nez. J’aurais mieux fait de me taire. Ils’est bien foutu de moi. Mieux vaut ne pas faired’histoire : monsieur est soupe au lait. Avec lui, onne sait jamais. Ce n’est pas qu’il soit radin, il estchangeant. Il adore se moquer des autres, mais il nesupporte pas que son crâne chauve serve de porte-

Page 12: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

bonheur et, quand je l’asticote, je fais toujours atten-tion à ne pas le froisser : il se vexe, comme unevieille cocotte.

Sa générosité varie selon la couleur du ciel, lasaveur du vin, un revers de Federer. Je l’ai souventvu glisser un chèque dans la poche d’un de ses amisfauchés. L’été, à l’île de Ré, il recevait une bandede zigotos qui profitait de son bateau, de sa piscine,de ses vins. Un jour, il m’accueille à sa table, l’autre,je finis les restes à la cuisine avec Oignon. À Noël,bien luné, j’ai droit à un cachemire ; mal luné, à unslip Kangourou et des chaussettes en coton. Soisbon, me disait ma pauvre mère. Bon et con, oui.

Je ne sais pourquoi, ces derniers temps, il nousfait une crise de bonté. Le jour de la Sainte-Émilie,sur un coup de tête, il a offert son Matisse – unenature morte avec des poissons – à une fondation.Une de celles qui prennent en charge des handicapésmoteurs. Christie’s s’est occupé de la vente. Un mil-lion de dollars. Du gâchis.

Pendant que Jules passe aux pages sport, j’attrapele plateau cabossé sous le tas de bûches et le décrassemollement sur une chaise paillée. Un chiffon neuf.

12

Une bombe Starwax spéciale bronze, cuivre et laiton– j’en ai une pour les cuirs, une pour les meubles,une pour les livres, normal : certains dissolvants atta-quent les reliures. J’accrocherai ce vieux cadeaupourri en face de mon lit ; au pire il reflètera lalumière du soir. Il faudra aussi que je punaise surma porte une de mes cartes de visite gravées chezl’imprimeur de monsieur, rue de Rennes. Gaspard

Page 13: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

Lavignol, maître d’hôtel. Discret, élégant, lettresanglaises, bristol supérieur. La classe ! Un jour, peut-être, elles me serviront.

Perdu dans les coussins, monsieur paraît si petitqu’on dirait un enfant. Il porte le joli chandail prunequ’Églantine lui a rapporté de Rome. Chemise roseamidonnée, pantalon de flanelle repassé à la vapeur,il est resté très coquet. Le temps l’a épargné, maisses mains parsemées de taches de son trahissent sonâge et ça me fend le cœur de le voir vieillir. Depuissa dernière grippe, je me demande tous les matinss’il sera encore en vie quand je lui apporte son EarlGrey. Le jour où il s’en ira pour de bon, je seraieffondré et bien embêté. J’espère qu’il ne m’aura pasoublié dans son testament. Ce serait justice. À monâge, je ne me vois pas rechercher du travail. Maretraite ? Une misère : monsieur a mis des annéesavant de me déclarer et je n’ai pas encore moncompte de trimestres. Avec mes économies, je pour-rais peut-être acheter un camping-car qui mepermettra de revenir au pays. J’y pense depuis long-temps, mais j’ai peur des souvenirs, peur de revoirle puits dans lequel Violette est tombée.

13

C’est loin, tout ça. J’avais trente ans. Un vieuxgarçon tellement maigrichon qu’on m’appelait leharicot vert. Une épaisse crinière brune, pas encorede manières, mais de la prestance, un profil demédaille. Je travaillais à la ferme, je m’occupais desbiquettes – elles n’en font qu’à leur tête, commeBerlingault. Je vivais de peu. Je vendais mes fro-mages sur le marché. C’est comme ça que je l’ai

Page 14: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

rencontrée, Violette. Bouche en bouton de pivoine,tresses blondes accrochées par des épingles qu’on nevoyait pas, ses yeux d’un bleu délavé me regardaientcomme le ravi de la crèche. Ce jour-là, un dimanched’avril, elle portait une robe verte à pois blancs quisoulignait ses seins ronds. Elle m’a acheté deux crot-tins, un frais, un demi-sec. Trois francs. Je l’ai invi-tée à prendre une anisette. Elle parlait peu. Uneguêpe flottait dans le pastis. Nous avons ri, elle s’estmise à causer. De Marseille où ses parents étaientdans le savon ; elle, dans les olives. Nous noussommes compris.

Une fille comme elle n’aurait jamais dû tirer l’eaudu puits.

Après l’accident, j’ai voulu quitter la région. Unepetite annonce dans le Midi Libre m’a intrigué :Cherche homme à tout faire. Se présenter en gantsblancs. Appointements corrects. Sur rendez-vous. Unmatin, mon père et moi, nous sommes partis pourUzès dans sa 2 CV neuve. Il m’a attendu devant lagrille de Montrésor en grillant une maïs. Au boutd’une allée de chênes, deux tourelles, un donjon,des gargouilles, un pont-levis. Dans les douves, des

14

cygnes. Des nantis, les propriétaires. Sur le perron,un tout petit monsieur, un mètre soixante-deuxtalonnettes comprises, boule à zéro, larges oreilles,yeux ronds, chemise citron, de ce jaune qui pèteau soleil, pantalon blanc, cigare au bec, m’ademandé si je savais conduire. Les mains dans ledos, j’ai répondu : « Oui, monsieur. » M. Berlin-gault a rétorqué : « Un début. » J’ai cru bon d’ajou-

Page 15: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

ter : « J’ai passé mon permis à Béziers. » Il s’estagacé : « Je me fiche de savoir où vous l’avez passé,mais si vous l’avez. Tenez-vous droit, bon sang,vous avez l’air d’un coupable. » Je me suis flanquéau garde à vous. Il a voulu que je lui montre mesmains. Il m’a examiné, embauché. Je ne l’ai plusquitté. J’ai appris à servir en gants blancs, mais j’aigardé l’accent.

Le museau sous la console, Oignon grogne commeun fou. Le courrier ! J’ai oublié de le donner à mon-sieur. Il faut que j’arrête les somnifères. Ils m’endor-ment la mémoire. Jules ouvre avec son coupe-papieren argent une lettre à l’encre violacée, timbre colléà la va-vite.

— Mon cher neveu ! Je n’ai de nouvelles de cetêtard que lorsqu’il a besoin de moi. Mon crétin defrère n’aimait que la chasse au sanglier, le bridge etles girafes rousses. Son rejeton a fait carrière dansl’immobilier. Un métier de ratés. Que me veut-il,cette fois-ci ? Ben voyons, il a appris par la pressecombien mon Matisse a été vendu. D’après cetimbécile, disposer de mes biens revient à dilapider

15

SON héritage. Il me menace de me mettre soustutelle sous prétexte que je n’ai plus toute ma tête,comme mon amie, Liliane. Ah ! Il va voir à qui il aaffaire, ce bon à rien ! Maître Sorin aura une bonneraison de me réclamer des honoraires.

— Calmez-vous, monsieur. Vous allez avoir uncoup de sang.

Jules brandit sa canne vers un Dalí.

Page 16: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

— Ni celui-là ni aucun autre, il n’aura rien ! Vousm’entendez ? Pas ça, dit-il en faisant claquer sonongle sur ses incisives. Rien, pas une petite cuillère.Rien, sauf peut-être mon ballet à chiottes.

Il virevolte. Sa canne mouline entre ses doigtsarthrosés. Le lustre se balance dans un cliquetis depampilles. Je me jette sur monsieur. J’ai à peine letemps de le pousser vers le canapé que le lustre sedécroche et s’écrase sur le parquet. Des morceaux decristal éclatent dans un fracas de tous les diables. Mi-amusé mi-ahuri, Jules lève les bras au ciel.

— Sans vous, je ne serais plus là à faire le gui-gnol et le petit morveux aurait raflé la mise. Vousêtes ma chance. Et s’il m’arrive de vous jouer destours pendables, sachez que je suis très attaché àvous. Je ne plaisante pas. Je n’y avais pas penséjusque-là, mais cette lettre m’a donné une idée.Voyez-vous, avec l’âge, mon cœur s’est dilatécomme une poire dans de l’eau-de-vie et rien neme fait plus plaisir que de donner à ceux qui,comme vous, n’ont rien demandé. J’ai un peud’argent de côté, comme on dit. Dieu sait que jesuis harcelé. On veut me plumer, Gaspard, mais

16

elle siffle, elle bat encore des ailes, l’oie grasse.Il me pommade, il prépare le terrain. Qu’est-ce

qu’il mitonne ? Il n’a rien à me reprocher. C’estpeut-être le moment de lui suggérer une augmenta-tion. Ça fait dix ans que mon salaire n’a pas bougé :mille huit cents euros net par mois, logé, nourri,blanchi. Honorable, mais pas le Pérou. Dans ledoute, je reste modeste.

Page 17: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

— Je ne fais que mon travail, monsieur.— Eh, eh, ma décision est prise. Et pour tout

vous dire, mon cher Gaspard, vous, mon vil valet,savez-vous ce que vous allez peser, idiot de moncœur ? Vous allez peser une fortune. Vous allez êtremon légataire, mon légataire u-ni-ver-sel.

Mon pouls s’accélère, je perds les pédales etm’écroule sur un tabouret, les coudes sur les cuisses.Monsieur me tape dans le dos avec affection.

— Reprenez-vous, mon vieux. La nouvelle estplutôt bonne. Ça s’arrose. Faites péter le champ !

— Monsieur, je n’ai pas rêvé ; j’ai bien entendu :u-ni-ver-sel… Est-ce que vous pourriez le répéter,juste pour moi ? Avouez qu’il y a de quoi être tour-nicoté. Et votre neveu ?

— Mon neveu ? Je l’emmerde. Sortez une bou-teille de Ruinart.

Jules frappe dans les mains.— Et ne lésinez avec le champagne.

Monsieur dîne à vingt heures. Je me dépêche. Mamère me disait : quand tu es pressé, assieds-toi etréfléchis. Ne pas entamer mon héritage en cassant

17

un Baccarat – je ne les mets jamais en machine, lecalcaire les blanchit. Un peu de liquide vaisselleécologique amande, sans allergènes. Ça mousse.J’éponge en fredonnant. Je ne sais plus où j’en suis.J’ai dû tourner de l’œil. Il y a de quoi. Millionnaire,je vais être millionnaire ! À moi, Montrésor, à moi,les trois maisons de Ré, la villa à Moustique, lesterres en Argentine, le yacht, les tableaux. À moi, les

Page 18: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

usines de bonbons Cadubon, réglisses, pastilles,gommes, berlingots, chamallows, partout dans lemonde, en Russie, en Chine et jusqu’au Burkina-Faso. À moi, les niches défiscalisées, les placementsdélocalisés. Vive les îles Caïmans !

Après tout, c’est un peu grâce à moi si Berlingaultest devenu le roi du bonbon. Lorsqu’il a succédé àson père, en 1980, il a développé l’entreprise fami-liale d’Uzès, boursicoté, conquis des marchés, maisje lui ai facilité la vie et, après la mort d’Églantine,je lui ai drôlement remonté le moral.

Réjouis-toi, Gaspard, tu le mérites.

Saloperie de lustre ! Il y du verre partout, jusquesous la commode. Voyons, qu’est-ce qui lui feraitplaisir ? Du riz thaï, bio et équitable, comme ill’aime. Trois fois son volume d’eau, dix minutes àgros bouillon. Hop, hop, une belle escalope dansla noix. Beurrer la poêle, poivrer, une pincée de selen fin de cuisson, des lamelles de champignons deParis. Double ration de crème, un brin de persilplat ciselé.

Monsieur est servi.

18

Il a tout mangé. Et, comme d’habitude, laissé unpetit tas de boulettes de mie à la droite de sonassiette. Je finis le riz avec un œuf au plat. Un der-nier verre. Moelleux, le mouton. Quelle journée !

Le nez dans un de ses Simenon, Jules sirote unwhisky baby, sans glace, sans eau, pour que le goûtlui brûle un peu la langue. Je fais tremper la casse-

Page 19: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

role de riz. Mes gants en latex, une grande respira-tion et zou, à la poubelle le tapis collant où unesouris s’est fait piéger. J’ouvre le lit de monsieur,protège son oreiller brodé à ses armes, trois cœursrouges sur fond bleu – il paraît qu’on dit azur chezles nobles, mais Jules n’aime pas qu’on l’appelle M.le baron, un titre qui lui vient de son père descen-dant d’un médecin titré par Napoléon.

Avant de disposer, je l’aide à passer sa robe dechambre en velours framboise à brandebourgs.Oignon lui lèche la main. Il murmure à son oreille :

— Toujours là au bon moment, mon Oignon.Tu sais qui est ton maître, toi. Pas ingrat pour deuxsous.

Pourquoi cette allusion ? Et devant moi ? Ne l’ai-je pas assez remercié ? Je tire la laisse de l’Oignon.Dernier pipi. Sur le trottoir, le cocker fouine, renifle,finit par pisser contre son lampadaire habituel.Demain, j’irai m’acheter la cafetière pour mon anni-versaire. Et après-demain ? Si Berlingault tientparole, je fumerai ses Cohibas, je me parfumerai au

19

Jicky, je porterai ses foulards Hermès, sa chevalière,ses boutons de manchette. Nu, dans ses draps desoie, je boirai son bas-armagnac en souvenir de cesbons soirs d’hivers où nous regardions tomber laneige près d’un feu de bois. À Montrésor, j’accro-cherai le Picasso face à mon lit à baldaquin. Le jouroù j’en aurai assez, je le revendrai chez Drouot.Cette tête de femme ressemble à Violette, en plus

Page 20: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

cabossée. À Ré, je repeindrai les volets en gris, jeferai combler la piscine qui fait parvenu. J’aurai tousles droits.

Je serai chez lui, chez moi.

Page 21: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

2

Là-haut, à travers le chien-assis, un rayon de luneéclaire l’angle du couloir. Mon plateau briqué sousle bras, je reprends ma respiration. Un jour, j’auraiun majordome et je lui dirai de monter au trot ausixième et de me servir en gants blancs. Un jour, ilfaudra que je me trouve un héritier.

Luna, ma voisine, se dandine à pas pressés versles toilettes communes. Avec ses talons hauts, elleme paraît plus grande que d’habitude. De longuesjambes dans des collants opaques, jupe noire ras lebonbon, veste cintrée – pour une fois, elle s’esthabillée. Elle sursaute, se retourne. Son chat blancs’échappe, se frotte à mes mollets. Chevelure châ-

21

taigne flottante, ovale de madone sicilienne, fos-sette au menton, elle serait à croquer si elle n’étaitpas si tristounette. Ses grands yeux de faon medévisagent. Je dois lui faire peur : mes cheveuxcorbeau, mon regard de Sioux, ma maigreur medonnent l’air d’un contrôleur fiscal. Nous nouscroisons de temps à autre, mais nous ne noussommes jamais parlé. Je m’apprête à entrer dans

Page 22: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

ma chambre lorsqu’elle porte la main à son frontet éclate en sanglots.

— Ça ne va pas ?Les cils de Luna battent. Elle serre son sac de toile

sur son ventre. Je lui tends un mouchoir brodé auchiffre de monsieur, J. B. entrelacés. Luna semouche. Les yeux embués, elle murmure :

— J’ai tellement de soucis…— Ils ne doivent pas être bien méchants.J’avale aussitôt la formule. Le nez dans mon mou-

choir, elle repart vers les toilettes. Je n’insiste pas,nous n’allons pas faire salon dans l’obscurité. Aumoment où je pousse ma porte, son chat se glisseentre mes jambes et saute sur mon lit. Luna se pré-cipite.

— Désolée. Descends de là, Essuie-Plume. Lemonsieur ne t’a pas invité.

— Votre bestiole est en train d’éventrer monoreiller.

— Qu’est-ce que tu fais, mon Titou ? s’affoleLuna.

— Pas grave, dis-je, démangé par l’envie de balan-cer le matou par la fenêtre.

22

Je valdingue dans les plumes qui volettent. Lunaclaque des dents. Je lui propose de s’asseoir sur monduvet. À son âge, on pleurniche pour un rien, unedispute avec une amie, une déception amoureuse,des bricoles. Elle semble indifférente à la décorationde ma chambre où tout est pourtant aménagé avecgoût. Oh, pas grand-chose, bien sûr, des petiteschoses qui viennent de rien, qui tiennent au cœur.

Page 23: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

Lucien, mon vieil ours en peluche, une tortue enbois, une tulipe en plastique, une vue du port de LaFlotte que Jules trouvait décidément trop moche etpeinte avec le pied par un de ses amis. Dans un vaseVallauris des années cinquante, un bouquet delavande. Luna hésite.

— Ayez confiance, lui dis-je.Ses fesses sur le bord de mon lit, jambes entor-

tillées, elle déplace les trois crayons que j’ai rangésce matin sur la table en poirier noirci que monsieurm’a donnée parce qu’elle est bancale. Le plateaucontre le mur, j’allume le radiateur électrique,tourne le bouton sur 6, prends sur le bord de lafenêtre une bouteille de sancerre, deux verres à piedet m’installe près d’elle sur une de mes deux chaisescannées – sur l’autre, j’ai l’habitude de poser mesvêtements. Je n’ai jamais reçu de jeunes filles ici. Desvieilles non plus. Il y a quelques années, il m’arrivaitde sortir, la nuit, pour aller dans un des bars de larue de Douai, mais je n’ai pas osé faire monter uneoccasionnelle – non que j’aie honte d’habiter dansune chambre de dix-sept mètres carrés, mais par res-pect pour Violette.

23

Luna boit du bout des lèvres. Elle a un joli portde tête, un profil égyptien, un visage tout en lon-gueur qui contraste avec des joues pleines d’enfance,une bouche fraise Tagada. Elle tire sur sa jupe pourcouvrir ses cuisses. Le col de son chemisier blanc estmal repassé. Il bâille un peu. Je devine qu’elle a desseins ronds comme des petits pains. J’en ai les mainsqui fourmillent. Il manque un bouton à sa veste. Ce

Page 24: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

négligé me refroidit. À son poignet gauche, untatouage en forme d’étoile. Elle essuie le mascara quiperle sous ses cils. J’essaie de la réconforter :

— Pas évident, pour les jeunes, de s’en sortir,aujourd’hui.

— Ah, ça non ! On vous prend, on vous presse,on vous jette. Génération Kleenex. Je reviens d’unentretien avec ma directrice et Laurent, mon chef deservice. Je suis virée. Du jour au lendemain, commeune boniche. Dernière arrivée, première partie. Qu’onne vienne pas me dire qu’on donne une chance auxjeunes.

Luna parle vite, la voix un peu perchée, la têteinclinée, le regard affolé d’une mouette mazoutée.D’instinct, j’ai tendance à me méfier de ceux qui cri-tiquent leur employeur, mais la petite baisse les yeuxet me fait penser à une gosse qui ne veut pas qu’onsache qu’elle a de mauvaises notes. Je l’interroge surson travail avec ce plaisir mêlé de pitié que l’on ressentdevant quelqu’un qui va plus mal que vous. Lunaébauche un sourire, soupire. Elle est attachée de pressechez Gigi, une agence de communication où ellevante des marques de produits de beauté. Elle doit

24

avoir un sacré bagout ; elle parle des clients, des salons,des hôtesses, des crèmes rajeunissantes, amincissantes,raffermissantes, avec l’assurance d’une actrice débu-tante qui a tellement peur d’oublier son texte qu’à lafin, elle l’oublie vraiment. Elle me raconte ses mal-heurs en s’efforçant de garder son calme, mais sesmains qui s’agitent en disent long sur l’importancequ’elle attache à cet entretien où sa vie a basculé.

Page 25: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

Il y a trois jours, Laurent l’a convoquée, lui a fixéun rendez-vous. Naïve, elle a cru que c’était pourune promotion, une nouvelle mission, s’est mise surson trente-et-un. Bien mielleuse, la directrice lui aexpliqué qu’elle réorganisait l’équipe. Luna s’esttournée vers Laurent. Elle espérait qu’il la défen-drait. Il était son ami. Le petit chef a pâli et, aprèsun silence, lui a dit qu’il la trouvait un peu lente,mal adaptée aux nouvelles méthodes. Un cadeauempoisonné, s’ils ont fricoté. Il est tard. Elle a dûrentrer en RER, boulotter un hamburger. Tempehumide, menton tremblotant, elle hoquette :

— Laurent m’a enfoncée pour sauver sa peau. Ceboulot, je m’étais battue pour l’avoir. Je ne leur coû-tais pourtant pas cher.

Je suis tenté de lui dire qu’au début, c’est normald’être mal payé. Pas la peine d’en rajouter. Qu’ellese console avec son chat, la souris ! Luna se tord lesdoigts, avoue qu’elle ne sait pas comment régler sonloyer. Je lui conseille de s’adresser à ses parents. Ellese ferme. Je finis par comprendre qu’elle est brouilléeavec eux. Je les plains : elle n’est pas du genre à se

25

raviser. Son ton se durcit.— Je préfère faire des ménages plutôt que qué-

mander.J’approuve : il n’y a pas de honte à nettoyer. Je

lui offre un Petit Lu. Elle le grignote par un coinen faisant attention à ne pas faire tomber demiettes sur mon lit. Un bon point. Je regarde mamontre. Elle se lève, son minou dans les bras.

Page 26: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

Sur le pas de la porte, je ne sais pas ce qui meprend, un instant d’égarement, un attendrissement,me vient l’idée saugrenue d’en toucher un mot àBerlingault. Il sera sensible à mon émotion. Unemanière d’effacer le petit malentendu qui s’est pro-duit tout à l’heure. J’ai dû le chatouiller : je l’ai sentilorsqu’il a dit à Oignon qu’il n’était pas ingrat, lui.

Enfin seul, j’enfile mon pyjama, m’adosse à monoreiller. La photo de Violette sur les genoux, ensuçant une pastille Cadubon, j’ouvre mon carnet enmoleskine marron. À onze ans, après la mort de monpère, j’étais si seul que je me suis mis à écrire tousles soirs, pour me parler à moi-même, garder destraces, me donner du courage. Depuis, je n’ai jamaiscessé de tenir mon journal de bord. Dire que je faisdu style serait exagéré, il s’agit plutôt de notes prisesà la va-vite, avant de m’endormir. J’essaie de mesouvenir de mes rêves, je liste mes dépenses, meshoraires, mes problèmes de santé, mes somnifères,mon temps de sommeil, mes résolutions, mes excès,le nombre de verres de vin bus dans la journée, lesplats que j’ai mangés – je fais attention à ne pas

26

abuser des viandes grasses, du sucre et des féculents.Temps pourri, mais je suis comblé. Prudence. Ne

rien dire à personne, surtout pas au gardien. Tropbavard. Tant que monsieur n’a pas encore vu sonnotaire, rien n’est sûr. Et même s’il me couche surson testament, il suffirait d’un rien pour qu’il prennela mouche et fasse marche arrière. Avec lui, c’est lecoup de théâtre permanent. Un soir, à la fin d’une

Page 27: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

partie de poker, il a voulu refiler le collier en strassd’Églantine à Agathe, sa cousine germaine. Au der-nier moment, il a changé d’avis et Agathe est repartieen pestant suivie de ses quatre pékinois.

Je me réveille en nage. J’étais à une fête, je ne saisplus, celle des voisins ou un ces attrape-couillonscréés depuis que les gens ne savent plus s’amuser.Mon implant tout neuf, en haut à droite, s’est misà bouger. La mâchoire paralysée, je n’arrivais plus àarticuler. Une femme à barbe m’enfonçait un cro-chet de fer dans le gosier. J’ai eu chaud : monimplant tient toujours. Les cauchemars sont souventplus vrais que la réalité. J’enfile mon peignoir à car-reaux. La poche gauche est décousue. La pluie quicoule de la gouttière a mouillé un coin de lamoquette. Jamais tranquille. Une tasse de café dansma vieille cafetière, une goutte de lait – rien de pirepour l’estomac, mais c’est si bon. Mon moment àmoi : la douche, l’eau brûlante, l’odeur de vanille duPetit Marseillais sur le corps. Rasé, fin prêt, je sensbon le propre. Dans ma sacoche, la liste des courses.À la droguerie : terre de Sommières, Antikal, SOS.

27

Au Bon Marché : saucisson sec, deux mouton-cadet,une darne de saumon, un lapin débité. Un saut chezNespresso. Je serai rentré avant le déjeuner.

Un petit tour avec Oignon avant qu’il n’arrose lesrideaux. Monsieur dort encore. Les toasts du grille-pain me sautent au visage ; le bacon noircit ; le laitdéborde. Dring. Roule le chariot trois étoiles. Jules

Page 28: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

se dresse, allume sa radio portative et marmelade untoast.

— Gaspard, nous partons pour l’île de Ré mer-credi. Préparez les bagages.

— Monsieur, nous serons en pleines vacances sco-laires. Nous ferions mieux de reporter, d’autant qu’ilfait encore frisquet. Et puis, Marie Torchon, lafemme de ménage, est au Portugal.

— Vous la remplacerez. La météo annonce deséclaircies. Les gorges-bleues et les échasses blanchesvont bientôt arriver, la période que je préfère.

Il en a de bonnes, Berlingault ! Après l’hiver, il ya tout à faire dans ces vieilles baraques humides quisentent la fouine. Il paraît que le figuier a souffert àcause du vent des grandes marées. Je tente une der-nière cartouche.

— Il faut que j’aille chez le dentiste la semaineprochaine.

— Vous m’emmerdez. Épargnez-moi, s’il vousplaît, vos ennuis dentaires.

C’est le moment de l’attendrir. Comme on sortson joker, je lui raconte ma rencontre avec Luna. Ils’extasie sur ce « charmant prénom », croque une

28

tartine et me demande de l’inviter à prendre unverre, ce soir, vers dix-neuf heures trente. Je nem’attendais pas à ça, mais je crois que j’ai bien faitde lui parler de ma petite voisine. Elle le distraira.Il déteste la solitude. Depuis qu’il est veuf, ses com-pagnons de poker quittent la table de jeu les unsaprès les autres. Il s’ennuie avec moi qui n’aime niles jeux ni les matchs de tennis qu’il regarde en

Page 29: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

direct, surtout en mai-juin, au moment de Roland-Garros et de Wimbledon. Les temps ont bienchangé depuis la mort d’Églantine. À l’époque, lesBerlingault recevaient beaucoup, des artistes, desécrivains en vue, des hommes importants qui par-laient bas, me glissaient un billet quand je leur pas-sais leur manteau. Un soir de juillet, avant de partirpour Uzès, j’ai même parlé avec Cocteau. Il portaitune chemise citron, les manches de sa veste retrous-sées. Dans le miroir doré de l’entrée, il fit boufferses cheveux, me confia qu’il s’était fait lifter deuxfois. Morand faisait partie des intimes. Jules appelaitsa femme, une princesse roumaine, la chouette deMinerve. Je n’ai jamais compris ce que ça voulaitdire.

Il y a la queue chez Nespresso, mais, comme lesAnglais, les gens sont patients dans le VIIe arrondis-sement. Quand vient mon tour, un vendeur meprésente une gamme de cafetières. J’opte pour uneronde et grise, plus sobre que la rouge, en promo àcent vingt-neuf euros et une boîte de capsules multi-

29

colores, les mêmes que celles de Berlingault. Monplaisir de futur nabab.

Mes courses déposées au premier, je monte chezmoi avec mon paquet. Ma machine trône à côté demes crayons. Un filet noir coule, comme au bistrot.Regonflé, je toque chez Luna. Pas un bruit. Un motgriffonné sur une de mes cartes de visite m’éviteraune volée de plumes.

Page 30: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.
Page 31: Le Bonheur en primeexcerpts.numilog.com/books/9782081330597.pdf · plus heureux des hommes. Frétillant comme une jeune rascasse, je valse entre les deux statues de nègres à plumeau.

N° d’édition : L.01ELIN000359.N001Dépôt légal : mai 2014