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LE BANDEAU ÉCARLATE (Roman, fin) L e starik regarda s'il y avait quelqu'un de levé et ne vit per- sonne. — Tiens ! Ivan-Arcadiévitch n'est pas là... Nous n'aurons pas de thé de sitôt ! Il ramena sa couverture, toussa et se rendormit. Au bout d'une heure, il s'éveilla à nouveau. Rien n'avait bougé. — Drôle qu'Ivan-Arcadiévitch ne soit pas là ! Il ne sort jamais sans chauffer le samovar. Eveillons Budine. Il se traîna sur les genoux : — Allons, jeune Volodia ! Fais-nous du thé ! Budine grommela que cela n'avait rien de pressant, que le starik était sans pitié pour les jeunes ; fort surpris, au demeu- rant, que le docteur n'eût pas rempli son office bénévole. Puis il pensa qu'Ivan-Arcadiévitch était allé lever clandestinement des pièges et le starik pensa de même. Quand Vrasky s'éveilla à son tour, leur première parole fut pour lui dire que le docteur n'était pas là. — Savez-vous où il est, Ignat-Pavlovitch ? Vrasky secoua la tête et, sous couleur de prendre de la neige pour s'en frotter le visage, entrouvrit la porte. On ne voyait plus les traces d'Ivan. Le starik avait suivi Vrasky. Au lever, le starik était lucide. — Il y a longtemps qu'il est parti, dit-il. Il doit être en forêt. Le samovar bouillait ; ils s'attablèrent. « Jamais je ne pourrai vivre avec eux, pensa Ignat-Pavlovitch. Je vais retourner chez matouchka Grubine. » De là, il apercevait la maison d'école. Il enfila un savok et sortit. Il entra chez l'ispravnik et attendit une heure. Depuis l'affaire de l'école, l'ispravnik n'était plus le même.

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LE BANDEAU ÉCARLATE

(Roman, fin)

Le starik regarda s'il y avait quelqu'un de levé et ne vit per­sonne.

— Tiens ! Ivan-Arcadiévitch n'est pas là... Nous n'aurons pas de thé de sitôt !

Il ramena sa couverture, toussa et se rendormit. Au bout d'une heure, il s'éveilla à nouveau. Rien n'avait bougé.

— Drôle qu'Ivan-Arcadiévitch ne soit pas là ! Il ne sort jamais sans chauffer le samovar. Eveillons Budine.

Il se traîna sur les genoux : — Allons, jeune Volodia ! Fais-nous du thé ! Budine grommela que cela n'avait rien de pressant, que le

starik était sans pitié pour les jeunes ; fort surpris, au demeu­rant, que le docteur n'eût pas rempli son office bénévole. Puis il pensa qu'Ivan-Arcadiévitch était allé lever clandestinement des pièges et le starik pensa de même.

Quand Vrasky s'éveilla à son tour, leur première parole fut pour lui dire que le docteur n'était pas là.

— Savez-vous où il est, Ignat-Pavlovitch ? Vrasky secoua la tête et, sous couleur de prendre de la neige

pour s'en frotter le visage, entrouvrit la porte. On ne voyait plus les traces d'Ivan.

Le starik avait suivi Vrasky. Au lever, le starik était lucide. — Il y a longtemps qu'il est parti, dit-il. Il doit être en forêt. Le samovar bouillait ; ils s'attablèrent. « Jamais je ne pourrai vivre avec eux, pensa Ignat-Pavlovitch.

Je vais retourner chez matouchka Grubine. » De là, il apercevait la maison d'école. Il enfila un savok et sortit. Il entra chez l'ispravnik et attendit une heure. Depuis l'affaire

de l'école, l'ispravnik n'était plus le même.

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— Que vous faut-il, Ignat-Pavlovitch ? — Kovalenko est sorti, la nuit dernière ; il n'est pas revenu... — Sorti ! Pourquoi sorti ? — Je ne sais pas. — Il est défendu de sortir la nuit. Où allait-il ? — Je ne sais pas non plus. — Etes-vous retourné en forêt ? — Pas une fois. — C'est bien étonnant qu'il ne vous ait pas dit où il allait ! — Oui. Je suis inquiet. — Que voulez-vous que j 'y fasse ? — Le chercher. — S'il s'était enfui, certainement je le poursuivrais. Mais il

ne s'est pas enfui. Il ajouta, en regardant Vrasky d'un air moqueur : — Il vous aurait emmené avec lui. Ils s'observèrent. — Dites la vérité ! cria brusquement l'ispravnik. — Je crois qu'il avait envie de lever des pièges... — Eh bien, s'il lui est arrivé quelque chose, tant pis ! Il n'avait

qu'à respecter la défense. S'il revient, il ira en prison. Rentrez chez vous, Ignat-Pavlovitch !

Mais, l'autre parti, l'ispravnik fut frappé d'une idée : « Tu as dit qu'il ne s'était pas enfui. Tu n'en sais absolument

rien. Si, tout de même, il s'était enfui ? Quel rapport ferait encore le capitaine ? Son Agafia-Stépanovna le pousserait à en dire plus qu'il n'est... Le précédent capitaine n'était pas marié et ne se mêlait jamais de tes affaires. Cette Agafia-Stépanovna est un châ­timent du Ciel ! Il faut rechercher le Kovalenko. »

Avant de retourner à la communauté, Vrasky frappa chez ma-touchka Grubine.

— Je voudrais revenir loger chez toi. La chambre est-elle tou­jours à louer ?

— Toujours. Est-ce que tu ne te plais plus là-haut ? — J'aime mieux mon particulier. — Comme tu as raison ! Quand viendras-tu ? — Demain. — Aujourd'hui, si tu veux. — C'est bien. Je vais apporter mes affaires. Pour le prix ? — Ce sera comme avant. Ça ne m'étonne pas que tu reviennes ;

depuis que je te vois entrer à la maison d'école, je me suis dit : Ignat-Pavlovitch doit regretter de ne plus être chez matouchka. Il serait plus près.

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Matouchka Grubine fut étonnée qu'il s'en allât sans répondre. Une vérité est pourtant une vérité...

Vrasky s'était proposé d'aller aussi chez Anna-Ivanovna. Parce que la vieille avait ainsi parlé, il rentra à la communauté.

Le starik l'accueillit en disant : — Toujours pas revenu. Savez-vous quelque chose ? — J'ai été voir l'ispravnik. — L'ispravnik ! — Il faudrait qu'on le recherche ; mais l'ispravnik ne veut pas. — Tant mieux ! car moi j 'ai pensé... — Quoi ? — Qu'il s'était enfui. Vrasky haussa les épaules. — Il y a vingt ans que je suis ici, dit le vieux; j 'ai vu des

choses... Vous avez eu tort d'aller chez l'ispravnik. Il connaît tou­jours assez tôt les disparitions.

Après le repas, Budine et le starik s'apprêtèrent à sortir : — On va chez Tarass, fumer une pipe. Si l'on apprend quel­

que chose, on revient vous le dire. — Moi, dit Vrasky, je dois vous prévenir que je ne serai plus

ici, ce soir. Je quitte la communauté. Le starik, qui était déjà dehors, se retourna, l'observa et se

mit à ricaner : — Ah ! bien ! Très bien, Ignat-Pavlovitch ! J'ai compris...

Ignat-Pavlovitch déposa ses vêtements, ses livres et son herbier chez matouchka Grubine et alla jusqu'à l'école. Mais les enfants

n'étaient pas sortis et il revint attendre dans sa chambre. Il allait reprendre sa vie d'ours, ne voyant qu'Anna-Ivanovna

dont il apercevait, maintenant, l'isba, de sa fenêtre. Il allait tra­vailler, écrire ; il lui lirait ses notes. Cela l'intéresserait, point de doute. L'hiver passerait et, à la bonne saison, ils herboriseraient ensemble...

— Excusez cette nouvelle visite, Anna-Ivanovna, dit-il, en en­trant. Je suis venu vous apporter les adieux de notre ami Kova-lenko qui s'est enfui la nuit dernière.

— Que Dieu et ses saints le protègent ! dit la jeune fille, en se tournant vers l'icône. Il y en a tant qui partent et n'arrivent pas... Mais le docteur n'en avait jamais rien dit ?

— Son opinion était que, pour réussir, il ne faut se confier à personne. Son plan est bon. Je crois qu'il réussira.

— Il est donc parti seul ? — Oui, seul.

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Et le privat-docent ajouta précipitamment : — Il aurait aimé vous faire ses adieux. Mais il s'est décidé

brusquement. Moi, je suis bien désemparé. Ivan-Arcadiévitch était le lien de notre communauté. Je ne puis y rester sans lui. Je reviens chez matouchka Grubine.

— La vie vous sera dure. — L'hiver, je viendrai vous voir un peu plus souvent, si cela

ne vous ennuie pas. L'été, je reprendrai mes herborisations. Il n'y a pas besoin d'aller très loin pour trouver des plantes intéres­santes. Je m'arrangerai avec l'ispravnik. Et si cela vous plaît en­core d'apprendre à reconnaître les espèces...

— L'autre jour, j 'ai cru que vous regrettiez de me l'avoir offert. — N'en croyez rien ! dit Ignat-Pavlovitch, en rougissant. Au

contraire, pour moi, ce serait... quelque chose... Enfin, je veux dire...

Il sentit qu'il s'embrouillait et se leva pour partir. En le raccompagnant, elle dit : — Moi, je m'étais imaginé qu'un jour vous partiriez ensemble. — Cela aurait pu être, Anna-Ivanovna. Une autre fois, je vous

expliquerai...

L'autre fois, ce fut le lendemain. Le matin, Ignat-Pavlovitch s'était heurté à un groupe sortant

de chez Tarass. On lui avait crié : — Il y a dix gendarmes qui battent la forêt, par votre faute ! — Kovalenko s'est enfui, et vous le saviez... — Vous avez eu peur. Vous avez voulu vous couvrir... Ignat-Pavlovitch comprendrait-il jamais les réalités et les hom­

mes ? Quand matouchka Grubine lui apporta son repas, il grommela

qu'il n'avait pas faim. Elle lui demanda s'il était malade. Il ne répondit pas.

Il sortit, vers le soir. En l'entendant, la vieille accourut, pour voir quelle mine il avait.

« Sainte Vierge de Kazan ! Je voudrais qu'il n'arrive rien à ce jeune homme. Il paye bien sa pension. Je ne trouverais plus à louer sa chambre. »

Vrasky s'en allait d'un pas rapide. Il avait oublié de mettre sa nouvelle touloupe. « Si j'osais, je le rappellerais », pensa la vieille. Mais Vrasky fit demi-tour.

— Votre Excellence vient chercher sa touloupe ? Matouchka Grubine l'appelait « Excellence » quand il n'avait

pas l'air content. Il endossa le vêtement fourré et repartit,

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Il frappa à la porte d'Anna-Ivanovna, salua de la tête et entra. — Qu'avez-vous donc ? demanda-t-elle, en le voyant ému. Il s'assit, en la regardant : — J'ai deux choses à vous dire, Anna-Ivanovna. Je vais com­

mencer par la plus facile. — Si vous enleviez votre touloupe ? — C'est cela, je l'enlève. Elle s'assit auprès de lui : — Maintenant, dites-moi ces deux choses. — Hier, je vous ai parlé du départ d'Ivan-Arcadiévitch... — Je pense à lui, continuellement. — On m'accuse de l'avoir dénoncé à l'ispravnik pour me cou­

vrir. — Est-ce possible ? — Ivan-Arcadiévitch m'avait demandé de faire cette démarche.

Il vaut mieux qu'on le cherche tout de suite. Là où il est, on ne le trouvera pas et, quand il quittera sa cachette, les recherches auront cessé.

— Il ne faut pas vous laisser accuser... — Que voulez-vous que je dise ? Je ne puis rien dire. L'opinion

des autres, après tout, cela m'est égal. Il se tourna vers elle : — Mais pas la vôtre. Je ne voudrais pas que vous pensiez

comme eux. — En voilà une idée ! Puisque vous m'avez tout expliqué... — Budine vient ici presque chaque jour. Povadov aussi. Ils

ne m'aiment pas. — Ils ne me parlent pas de vous. D'ailleurs, je vous défendrais. — Vous ne pourriez pas, Anna-Ivanovna. Ce secret est celui de

Kovalenko. Mais qu'importe le reste, si j 'ai votre estime ? — Vous n'allez pas en douter ? Vrasky avait espéré d'autres mots. « Je vais m'en aller, pensa-t-il. Ce n'est pas encore le jour. » — Vous aviez une seconde chose à me dire ? Vrasky sentit son cœur s'affoler. Il toussa et parla d'une voix

qui sonnait faux. — J'ai dit que je vous expliquerais pourquoi je n'étais pas

parti avec Ivan-Arcadiévitch... — Ah oui ! Expliquez-moi. — Il était convenu, entre nous, depuis longtemps, que je l'ac­

compagnerais. Il n'aimait pas s'en aller seul. Je lui avais promis. Pourtant, je n'avais pas les mêmes raisons. Mais je me laissais faire.

Anna-Ivanovna jouait distraitement avec ses pompons rouges.

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— Au dernier moment, je n'ai pas voulu partir... Il la regarda anxieusement : — Est-ce que vous ne comprenez pas, Anna-Ivanovna ? — Non, murmura-t-elle, en croisant les mains. Ignat-Pavlovitch respira longuement et se mit debout : — Je m'en vais, Anna-Ivanovna, puisque vous ne comprenez

pas. Elle s'était levée aussi. Leurs regards s'effleurèrent et tous deux

tournèrent la tête.

Ignat-Pavlovitch se leva tard, mangea du poisson sec, but du thé et ouvrit son herbier. Valériane à feuilles drapées... Ciste

des marais... Mais les mots n'allaient pas à son cerveau. Il regarda par la fenêtre. La cheminée de l'école fumait. Il

détourna les yeux, prit un livre et le referma aussitôt. Etre dans la forêt, dans un trou, comme Ivan-Arcadiévitch ! Il imagina tout ce qu'il put de cette vie recluse. Il n'avait plus

qu'à se cloîtrer, lui aussi, dans sa chambre. Et s'il rejoignait Ivan ? On n'était que le troisième jour... In­

consistance ! Il n'était pas sûr de la route et les gendarmes bat­taient la forêt.

Il regarda la neige et les traces des traîneaux qui s'écrasaient en se croisant. Si, tout de même, il parvenait à rejoindre Ivan-Ar­cadiévitch ?... Assez de cette idée.

Un traîneau passa, tiré par deux chevaux. Il disparut du côté de la forêt.

Puis, vint un homme qui marchait tête baissée ; des cheveux blonds, ébouriffés, sortaient de son bonnet. Un pli tira la bouche d'Ignat-Pavlovitch ; son regard devint fixe et dur. Il colla son front à la vitre glacée. Budine repassa, une heure après.

Le soir, il aperçut la silhouette orgueilleuse de Tarass. Il ne vou­lut pas savoir combien de temps celui-ci resterait.

Le lendemain, ils passèrent encore. Et d'autres les suivaient. Tarass faisait son cours. Vrasky les guetta, la tête ravagée.

Les yeux d'Ignat-Pavlovitch étaient devenus si effrayants que matouchka n'osait plus lui parler. Elle posait la soupe aux raves sur la table et s'en allait en invoquant Dieu pour le salut d'Ignat-Pavlovitch.

Le cinquième jour, Ignat-Pavlovitch pensa que la Sibérie ne serait point pire. Il décida de rejoindre Ivan-Arcadiévitch.

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P as une lumière dans les isbas muettes. Le bureau de police dort. L'école aussi.

Vrasky s'arrête à regarder le seuil souvent franchi. Une seule chose demeure : elle n'a pas voulu comprendre.

La neige tombe, si fine et sèche qu'elle vous coule entre les doigts.

Vrasky est oppressé par la solitude de la forêt. La forêt, avec Ivan, il ne la craignait pas. Sans lui, ce n'est pas la même chose. Mais il sait, maintenant, ce qu'il veut et ce qu'il ne veut plus.

Le village est dépassé. Le vague reflet du champ de neige s'est éteint. Il distingue à peine la route creusée par les traîneaux. Le bout des branches de neige lui balaie la face.

Le silence le presse, monstrueusement. Au départ de la piste qui mène au refuge, il y a un vieux

bouleau déraciné. Le reconnaîtra-t-il ? La forêt se met à geindre. Le vent fouette les troncs et s'en­

roule autour des cimes d'où tombent des paquets de neige. Tovis ces arbres sont pareils. Il y a plus d'un bouleau déraciné.

Vrasky hésite. Une piste ? Non. Il a dû faire trop de chemin. 11 revient en arrière. Ah ! voici la piste. Il cherche le vieux bouleau ; mais rien ne se distingue plus de rien. Pourtant, c'est ici.

C'est Ivan-Arcadiévitch qui va être stupéfait ! Vrasky sent une chaleur humaine le réconforter.

Quelque chose l'a frôlé. Deux points rouges rapprochés luisent : un loup le suit. Il assure son bâton dans sa main. Tous les dix pas, il se retourne.

Les arbres se resserrent. Le loup se rapproche. Il se hâte, pa­tauge dans une neige épaisse. Il y a un passage difficile, pas loin de l'abri. Ce doit être cela.

Les deux yeux rouges le fixent toujours ; il lui semble même qu'ils se sont dédoublés.

Soudain, devant lui, s'étend une clairière couverte de neige unie, où flotte une lueur pâle. La piste d'Ivan ne traverse pas de clai­rière...

Il n'y a plus qu'à creuser un trou dans la neige, pour y atten­dre l'aube. Il choisit un monticule, entre deux troncs, et jette son sac.

Les yeux rouges sont restés en arrière. Un loup n'est jamais qu'un loup.

Le trou est creusé ; il va s'y glisser. La nuit ne sera pas si mauvaise, après tout ! Il se retourne et cherche son sac : ses mains se crispent et tout son corps tremble. Devant lui, plus loin, à droite, à gauche, une multitude d'yeux rouges grouillent en silence,

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Ignat-Pavlovitch serre son bâton à deux mains et recule dans le tas de neige. Les yeux luisent comme de petites lampes ; il en a qui s'allument et d'autres qui s'éteignent. Il recule encore et la neige s'écorule autour de lui.

Les loups sont à trois pas. Ils emplissent l'air d'une odeur nauséabonde. Vrasky entend leurs halètements râpeux.

« Seigneur, ayez pitié de votre serviteur Ignat-Pavlovitch ! » Un rauquement brutal éclate et monte au diapason d'une cla­

meur, avec de brefs répits et des râlements aigus. Une mêlée con­fond tous les yeux rouges qui s'ouvrent et se ferment comme des tressautements de flammes dans le vent. Les loups s'arrachent les vivres de l'homme ; ils l'oublient pour un peu de temps.

Vrasky rampe dans la neige et s'éloigne...

Après, sans doute, il a couru très vite ; mais il ne se souvient plus. Au jour, il s'est réveillé dans un trou. Il lui a semblé qu'il ne se réchaufferait plus jamais. Il s'est mis à marcher, en s'accro-chant aux^arbres. Et l'engourdissement de mort s'est dissipé. Il est allé devant lui, sans pensée. Puis, il a reconnu le chemin fores­tier. Et ce fut comme si la vie rentrait en même temps dans son esprit et dans son corps.

Il trouvera le vieux bouleau déraciné en revenant vers le village. Ivan-Arcadiévitch n'est pas loin. Ivan-Arcadiévitch, le cher homme !

Il marche plus vite, plus fermement. Sur la route, pas une âme. Et voici le bouleau déraciné. Tourne cette page, Ignat-Pavlovitch...

Il s'aperçut alors que la neige ne tombait plus, que le ciel était déchargé de ses nuées et que ses pas marquaient profondé­ment. Il s'arrêta et sentit un poids énorme l'écraser. Il regarda longtemps la piste immaculée qui se perdait sous le couvert. Puis, le corps usé, l'âme vieillie, il dépassa le vieux bouleau et revint à Pinéga.

Après les interminables chutes de neige, les bouranes mortelles du nord, les gelées terribles de l'hiver, les jours gris incrustés

d'ennui, les crépuscules maussades, les nuits lugubres ; après le temps des veillées mornes dans les communautés silencieuses, le ciel s'était chargé de brumes, tournées bientôt en pluie, et la terre changée en bourbier.

Saison plus lamentable encore que l'hiver, si l'on n'eût su qu'elle préparait l'été. Mais l'été s'achète.

La nature tourne en décomposition. Tout devient cloaque : la rue du village, la route forestière, le champ dépouillé. Il y a de certains pas qu'on franchit avec des échasses.

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Puis la terre se raffermit. L'oiseau paraît ; l'insecte bourdonne. Le paysan ne contient plus sa joie : il monte sur son toit et chante le printemps.

De la corruption du sol, la vie jaillit tout d'un coup. La crois­sance des jours rivalise avec celle des plantes. Le printemps est bref. Si bref, que les vieux Russes n'en faisaient pas une saison.

Pour Vrasky, le printemps fut décisif. Quand Ignat-Pavlovitch était rentré au village, on l'avait arrêté.

Il était resté en prison jusqu'à la fin de janvier. Il avait souffert dans tous ses membres. Longtemps, ses articulations lui avaient refusé tout service. Il n'avait pu revenir seul chez matouchka Gru-bine.

La prison lui avait fait voir la vie sous un jour inconnu. Le cachot de Pinéga n'était pas la prison préventive de Kiev. Il avait compris certaines choses auxquelles, maintenant, il pensait. Il était heureux d'avoir souffert pour Ivan-Arcadiévitch. La souffrance achète la vie, pour soi et pour les autres.

Il restait assis près de sa fenêtre. Il voyait encore passer Bu-dine et souvent Tarass, dont on parlait d'interdire le cours. Vrasky les regardait sans haine. Son âme était triste et calme.

Il se laissait soigner par matouchka Grubine qui lui faisait boire des décoctions de plantes. Il lui arrivait de se demander : Que pense-t-on de moi ? Puis, il haussait les épaules. Un jour qu'il dormait, des exilés étaient venus pour le voir. La vieille dit qu'il ne pouvait pas les recevoir et ils n'étaient pas revenus.

Au commencement du printemps, il sentit que ses jambes allaient mieux. Matouchka Grubine lui apporta un bâton qu'elle avait taillé tout exprès :

— Il va falloir prendre l'air, Ignat-Pavlovitch. Les plantes que vous aimez recommencez à pousser.

Cela lui avait fait battre le cœur. Il prit son herbier, le feuilleta et nota les espèces qui lui manquaient.

Il fit sa première sortie le 15 mai. Il avait une idée et se rendit chez l'ispravnik.

On avait félicité l'ispravnik pour l'emprisonnement de Vrasky ; le capitaine avait reçu un blâme pour n'avoir pas retrouvé Kova-lenko. Le cœur de l'ispravnik en restait gonflé de joie. Il en aimait presque Ignat-Pavlovitch.

— Me permettez-vous d'herboriser ? Il faut que je m'occupe. Je ne vois personne.

— Herborisez. — Je voudrais m'éloigner un peu... — Cela me ferait de la peine d'être obligé de vous remettre

en prison, Ignat-Pavlovitch.

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— J'ai une chose intéressante à vous proposer. — Voyons. — J'aimerais faire une flore du district. — Qu'est-ce qu'une flore ? — Une description de toutes les plantes qu'on trouve ici. — Ce n'est pas utile. — C'est très utile. Le célèbre professeur K., de Pétersbourg,

s'intéresse aux plantes du nord. Je lui enverrai mon travail et je dirai que c'est grâce à vous... Quand je trouverai une plante rare, je vous la remettrai et vous l'enverrez vous-même au professeur. Le professeur K. est très influent.

L'ispravnik se leva : — Vous feriez cela, Ignat-Pavlovitch ? — Certainement, si vous me laissez herboriser où je veux. — Et que croyez-vous que fasse pour moi le professeur K. ? — A Pétersbourg, les savants sont reçus chez les ministres et

même à la Cour. Le professeur K. connaît évidemment le ministre de la police...

Les yeux de l'ispravnik se mouillèrent d'émotion : — Allez, dit-il, allez où vous voulez ! Je vais vous faire un passe­

port. Mais remettez-moi toujours les plantes à moi-même ; jamais au capitaine. Et donnez-moi l'adresse du professeur.

Le jour même, Ignat-Pavlovitch partit en herborisation. Il passa devant l'école sans tourner la tête et revint tard, avec une belle moisson de plantes. Le lendemain, l'ispravnik reçut un premier échantillon et pensa : « Voilà une plante qui pourrait nous mener loin ! »

La santé physique et morale de Vrasky acheva de s'affermir. Chaque jour de soleil vécu dans les bois effaçait un peu plus les séquelles de l'hiver. Vrasky travaillait beaucoup et devint si absorbé qu'il fut une semaine sans penser à Ivan-Arcadiévitch.

Il avait méticuleusement réorganisé sa vie. Il avait ses heures de sortie et de repos. Il classait ses plantes et les étalait, le soir ; rédigeait ses notes au début de la nuit ; dormait sept heures. La vue de la maison d'école ne le troublait plus. Budine lui était indif­férent.

Il était redevenu le privat-docent à l'âme neutre, détaché de tout ce qui n'était point la nature végétale, lorsque Anna-Ivanovna rentra dans sa vie.

Il était allé vers les marécages, entre la rivière et la zone des conifères. Le sol était blanc de linaigrettes. Il recueillait un pied de cochléaria, les mains plongées dans l'eau qui sourdait, quand une voix dit :

LA BEVUE N° 11 5

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— Bonjour, Ignat-Pavlovitch. Il resta penché vers la terre, à contenir son souffle, puis salua,

en froissant son bonnet. — Je vous croyais à votre classe, dit-il. — Mais nous sommes un dimanche ! Et il y a si longtemps

que je désirais venir du côté des marais. C'est si plein de fleurs ! Cela rappelle un peu nos steppes. Aujourd'hui, je me suis décidée... parce que je vous avais vu passer. Vous aviez promis de m'appren-dre à herboriser.

« Veut-elle me tourmenter ? » pensa Vrasky. Anna-Ivanovna dut comprendre qu'il n'était pas bon de parler

ainsi : — Pardon, murmura-t-elle. J'ai appris que vous aviez beaucoup

souffert. Je ne pensais pas que vous ne reviendriez pas me voir. Je me suis dit : Il faudra que je fasse le premier pas...

— Si vous vouliez, Anna-Ivanovna, nous ne parlerions pas de cela. Supposons que l'hiver n'ait pas existé et qu'il ne se soit rien passé.

— Mais, dit-elle vivement, que s'est-il passé ? Rien. Je veux dire : entre nous.

Elle rit et Vrasky sentit en lui un afflux de vie. Le champ de linaigrettes étincelait, autour d'eux, comme la

neige au soleil. « Elle a raison, pensa Ignat. Que s'est-il passé ? » Et il se tourna vers elle : — Herborisons-nous, Anna-Ivanovna ? Elle se mit à marcher avec une vivacité d'enfant ; les pompons

de laine dansaient au bord du bandeau écarlate. — Herborisons, si je ne vous gêne pas... — Me gêner ? Quelle idée ! « Quand avais-je ri ainsi ? » se demanda-t-il. Ils marchaient côte à côte ; elle cueillait au passage des

plantes dont elle ne détachait que les parties en fleurs. — Comment cela s'appelle-t-il ? — Ciste des marais. — Et cette fleur blanche, mêlée de vert ? — Une espèce d'arbousier. — Voici une fleur rose qui ressemble à un grelot. Me direz-

vous son nom ? — Andromédie. C'est aussi une plante des marais froids. Les échantillons les plus communs enchantaient Vrasky, parce

qu'il les prenait des mains d'Anna-Ivanovna. — Vous savez tout, disait-elle. Je ne vous prendrai pas en défaut. Elle riait. Lui aussi.

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Ils s'avancèrent sur une langue de terrain ferme, puis leurs pieds enfoncèrent dans la tourbe et en sortaient avec un bruit de ventouse. Comme elle hésitait où mettre ses pas, Vrasky lui prit la main pour la guider. Anna-Ivanovna se laissa conduire. Ignat-Pavlovitch se mit à parler beaucoup, disant avec précipitation des choses inutiles.

Il lui tint la main, après qu'ils eurent quitté le marécage. Elle ne demandait plus le nom des fleurs qu'elle écrasait sans les voir.

Un moujik, qui fauchait un coin de pré, les aperçut et se dit : « Voyez-vous ces exilés ! Et cette Anna-Ivanovna avec ses airs timides ! »

Quand le soleil fut haut, ils s'arrêtèrent près d'un arbre cou­ché :

— Il faudrait que nous mangions, Anna-Ivanovna. J'ai des pro­visions dans mon sac. Si vous voulez...

Ils s'assirent et Vrasky étala gauchement ce qu'il avait. Elle demeura grave une partie de l'après-midi, puis, brusque­

ment, se dérida à nouveau devant une clairière éblouissante. — Travaillons ! s'écria-t-elle. Je vais vous poser beaucoup de

questions. Pendant qu'il mettait de l'ordre dans sa boîte, elle s'enfonça

dans le foisonnement d'herbes hautes et Vrasky ne vit plus que le bandeau écarlate se balançant parmi les fleurs.

Elle revint, les bras chargés de plantes : — Mais vous n'avez rien fait ! Et moi qui ai cueilli tout cela !

A quoi pensez-vous ? — Je pensais au bonheur qui vient quand on ne l'attendait

plus, Anna-Ivanovna. — Voyez, dit-elle, troublée. Comme c'est beau ! Ne se croirait-

on pas chez nous, dans un coin de steppe ? — C'est beau, dit Ignat-Pavlovitch. Pourtant, si vous n'étiez ici,

tout me semblerait triste. Il lui reprit doucement la main et s'enhardit à toucher les

pompons rouges : — Si maintenant je vous reposais ma question d'avant l'hiver ?... — Maintenant, j 'ai compris, Ignat-Pavlovitch. Ils convinrent de se retrouver là, le dimanche suivant et de

se voir chaque jour, à l'école.

En ouvrant la porte de matouchka Grubine, Ignat-Pavlovitch riait de bonheur.

— J'ai faim, petite grand-mère ! Donne-moi vite de ta bonne soupe aux raves !

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388 LE BANDEAU ÉCARLATE

Je ne peux plus travailler, pensait Ignat-Pavlovitch. Mais comme je suis heureux ! » Chaque matin, il perdait une heure à regarder la porte de

l'école, guettant l'apparition du bandeau écarlate. Anna-Ivanovna s'avançait, souriait, faisait entrer les enfants.

En forêt, il rêvait à ce bonheur inespéré. Sa tête débordait de mots et de projets.

Le soir, il revenait plus tôt et s'arrêtait à l'école. Il tapotait à la vitre et entrait par-derrière. Le sourire d'Anna-Ivanovna était plein de choses inexprimées. En se quittant, ils se disaient . « A dimanche ! »

Ainsi passa la semaine. Le dimanche, Ignat-Pavlovitch lissa sa barbe et sa chevelure,

brossa ses vêtements, astiqua sa boîte à plantes. Il n'était pas l'heure qu'il se trouvait prêt à partir.

Matouchka Grubine était heureuse et stupéfaite : — Est-ce que tu seras toujours ainsi, maintenant, Ignat-Pav­

lovitch ? lui demanda-t-elle, timidement. Il répondit : — Je suis content, matouchka ! Si content !... Il prit un sentier bordé de saxifrages et, au lieu de recueillir

des plantes, s'assit sur un tronc d'arbre pour attendre Anna-Iva­novna.

II allait lui dire trois choses : d'abord, qu'il était content, qu'il le serait toujours et n'importe où, pourvu qu'elle fût là ; ensuite, qu'il abandonnerait l'Université pour se faire maître d'école ; enfin, si elle le voulait, qu'ils pourraient aller ensemble trouver le pope et I'ispravnik. Et les pompons de laine, autour du bandeau écarlate, trembleraient comme ils n'avaient jamais fait.

Il y avait des ronds de lumière entre les arbres. Vrasky se plantait au milieu et regardait son ombre, joyeusement, puis il revenait s'asseoir.

Au bout d'une heure, il retourna, à pas lents, vers le village, guettant un point rouge entre les arbres. Mais il était trop tôt. Il rentra dans la forêt, prit sa loupe et se mit à examiner un pied de gymnandre boréale. Puis il cueillit des fleurs, sans souci de botaniste, et en fit un bouquet.

La matinée s'avança. Vrasky devint inquiet. Il abandonna ses fleurs et reprit le chemin de Pinéga.

Il allait lentement, ne voulant point rencontrer Anna-Ivanovna devant le monde. Mais déjà il n'était plus lui-même et il pressa le pas, insensiblement.

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LE BANDEAU ÉCARLATE 389

Quand il atteignit le village, il était près de midi. Les maisons semblaient vides. On entendait, au loin, une rumeur.

Un détour l'amena devant l'école. Il y vit beaucoup de monde rassemblé. L'ispravnik, le golova, le juge et la haute silhouette de Povadov qui gesticulait furieusement.

La tête bourdonnante, Ignat-Pavlovitch heurta un paysan : — Qu'y a-t-il ? Que fait-on ? Il ne comprit pas la réponse et avança. Budine l'aperçut et

vint à lui. Il était livide. — Que font-ils ? répéta Vrasky. Les lèvres de Budine tremblaient. Sa bouche se crispa, comme

s'il allait pleurer. Il s'accrocha au vêtement d'Ignat-Pavlovitch : — Ils la font partir... A cause de Tarass... A cause du cours...

Ils vont la conduire à l'embarcadère...

M atouchka Grubine pensa qu'elle n'avait plus aucune chance de conserver son pensionnaire ; que ce jeune homme allait

se détruire à force de tristesse ; et ce serait grand dommage pour une pauvre vieille comme elle, vivant de la location de cette chambre et de ce qu'elle gagnait sur la nourriture du privat-docent.

Ignat-Pavlovitch, cependant, continuait à se rendre chaque jour en forêt ; il y restait même plus longtemps, mais rapportait moins de plantes. La vieille le remarquait. Il passait chez l'ispravnik, déposait un paquet sur la table et sortait sans rien dire.

C'était le plein été. Ignat-Pavlovitch revenait des marécages couvert de piqûres de moustiques. On aurait dit qu'il n'en souf­frait pas. Un jour, il avait la figure si enflée que matouchka Grubine voulut lui appliquer des remèdes ; mais il refusa. Il ne dormait pas. La vieille l'entendait marcher dans sa chambre. Bien sûr, arrangé comme il l'était, le sommeil était impossible. Pourtant, il repartait le lendemain.

Un jour, l'ispravnik vint le voir : — Une lettre du professeur K., dit-il, épanoui. Il me remercie.

Il espère que je continuerai à lui envoyer des plantes. Il parlera de jnoi à Son Excellence Z. Savez-vous qui est Son Excellence Z. ?

— Certainement un personnage. — Je l'ai pensé. Ne serait-ce pas le nouveau ministre de la

justice ? — Je ne sais pas s'il y a un nouveau ministre. — Il y en a un. — Alors, c'est lui. L'ispravnik réfléchit ;

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390 LE BANDEAU ÉCARLATE

— Je puis vous autoriser à aller encore plus loin, si vous promettez de rapporter de nouvelles plantes. Voulez-vous ?

— Je veux bien. — Vous en rapporterez ? — J'en rapporterai. —• Allez jusqu'au bout du district. Je vous donnerai un nouveau

passeport. L'ispravnik ne parlait de cela à personne ; Vrasky non plus.

Mais on savait qu'ils étaient au mieux et l'on disait du mal d'Ignat-Pavlovitch dans les communautés.

Vrasky retourna, un matin, au bord des marécages à linaigret-tes, où Anna-Ivanovna l'avait rejoint. Il s'avança jusqu'à l'endroit où, leurs pieds enfonçant dans la tourbe, il lui avait pris la main pour la conduire. Il y ramassa ses pauvres souvenirs.

Il l'avait quittée à l'embarcadère, après des adieux convention­nels, pires qu'une séparation sans au revoir, parce qu'ils se font devant tout le monde. Il ne regardait personne, mais on le regar­dait. Il était reparti très vite, très raide, sitôt que le bateau s'était ébranlé. Au fond, cela valait mieux : les souffrances qu'on porte devant les autres sont encadrées d'orgueil. Mais le cadre tombe quand on est seul...

Il se trouva soudain devant Budine qui pataugeait dans la tourbe. Budine était hagard, presque méconnaissable ; il regardait d'un œil immobile.

— Je me suis caché, dit-il, pour sortir du village. Je rentrerai la nuit. Il fallait que je vous voie...

Il attendit une parole qui ne vint pas et s'écria : — Je ne peux plus vivre ici ! Je ne peux plus ! Et vous ? — Moi ? dit Vrasky. — Vous non plus, bien sûr ! Quand je pense à l'autre hiver,

je me sens devenir fou... J'en venais à bout, quand elle était là ; maintenant, je ne peux plus.

Il respira bruyamment, arracha une fleur et la pétrit entre ses doigts.

— Je m'asseyais dans la classe... Je lui jetais mes idées, pêle-mêle... Elle m'écoutait. J'étais content, rien que parce qu'elle m'écoutait. Maintenant, j'étouffe !... J'allais chez Tarass : je n'y vais plus. Il est devenu comme les autres. Je reste avec le starik. Imaginez ça ! Je veux m'en aller. Fuir ! Et vous ?

— Moi ? dit encore Vrasky. Ils s'observèrent. — Peut-être, dit Ignat-Pavlovitch. — Je le savais bien. Partons !

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LE BANDEAU ÉCARLATE 391

Ils étaient sortis du marécage. Du rouge montait aux joues de Budine :

— Je vais vous dire ce que j 'ai pensé... — Non. Laisse-moi réfléchir. Partir ? Il n'y avait plus songé, depuis son renoncement de

l'hiver... Partir ? La retrouver... Changer de nom..., de vie... Budine avait raison. Lui non plus ne pourrait continuer à vivre

ainsi. Il fallait partir. — Que décidez-vous, Ignat-Pavlovitch ? — Je ne sais pas... — Je voudrais savoir. — Plus tard. — Plus tard ? Mais c'est tout de suite que je voudrais partir ! — Pars seul. — Vous ne me comprenez pas. Seul, je ne peux rien. Mais pour­

quoi attendre ? — Je dois réfléchir. — Ce n'est pas facile de vous voir. — Viens chez moi, la nuit. — Quand ? — Ce soir. — Vous serez décidé ? — Peut-être. Budine s'en alla vers la forêt, pour s'y cacher. Une fois, il

se retourna et fit un signe de la main. Ignat-Pavlovitch sentit qu'il ne pourrait différer sa décision,

ni pour lui ni pour l'autre. Partir avec Budine lui déplaisait. Mais Budine avait semé le

germe. Sa passivité laborieuse était détruite : il mesurait les jours à venir avec une effrayante lucidité. La fuite le sauverait. Il se répéta mentalement : « Il a raison. Il faut partir », et se gorgea de cette idée.

Mais part-on l'été ? Les jours sont longs, les voies de terre impraticables, les moustiques affolants.

Tout cela était vrai, mais il jouissait d'une liberté peu com­mune : à lui d'en profiter.

Il alla chez l'ispravnik : — J'ai failli m'égarer. Il me faudrait une bonne carte. L'ispravnik lui en remit une. Il l'étudia longuement et ne se

coucha pas, pour attendre Budine. Budine vint, à minuit, gratter à sa fenêtre. — Laissez-moi dire ce que j'ai pensé. Si vous n'étiez pas

décidé...

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392 LE BANDEAU ÉCARLATE

— Je suis décidé. Viens voir la carte. Budine éleva la lampe devant le visage de Vrasky, pour voir

si c'était vrai. La carte était sur la table. — Maintenant, dit Ignat-Pavlovitch, je peux dire le secret de

Kovalenko. Les autres l'avaient compris : il s'est enfui. Il est parti par le nord et on ne l'a pas repris. C'est par le nord que nous nous en irons.

Budine fronça les sourcils : — J'aimerais mieux m'en aller vers le sud... — Et moi, je ne partirai que par le nord. Reprends ta liberté,

si tu veux. — Non. Mais pourquoi le nord ? Vrasky s'expliqua. — Soit. Mais c'est dur. — Stupidité ! Qu'as-tu dans la tête ? — Je vous suivrai. Je ne pourrais pas aller seul. Je répète seu­

lement que c'est dur. Vous ne comprenez pas. — Est-ce toi qui as proposé de partir ? dit l'autre, exaspéré.

Sois raisonnable ou débrouille-toi ! — Je ne dirai plus rien. — Nous descendrons en barque la Kouloï, jusqu'au golfe de

Mézen. Là, il faudra chercher un bâtiment étranger... Vrasky n'était pas fâché d'imposer sa volonté à Budine. C'était

assez de le traîner après soi. Qu'il ne se mêlât pas de contrarier son plan !

— Ce serait pour quand ? — Je reverrai l'ispravnik. Si j'obtiens une barque, ça pourra

aller vite. Reviens demain soir. Ignat-Pavlovitch portait maintenant en lui la fièvre du départ.

En allant chez l'ispravnik, il croisa Tarass et quelques autres. Tarass lui parut vieilli et Starukine plus arrogant. Il avait

entendu dire que Tarass ne recevait plus que des intimes. Même le starik était abandonné et Budine disait que sans le tabac et la vodka de Tarass, le starik était un homme fini. « Certainement, pensa Ignat-Pavlovitch. Povadov est bien changé. »

Il entra au bureau de police. — Asseyez-vous, monsieur le privat-docent. Vous voulez une

autorisation ? — Comme de juste... bien qu'on ne me demande jamais le

passeport. — Il vaut mieux toujours être en règle. — C'est pourquoi je viens.

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LE BANDEAU ÉCARLATE 393

— Où voulez-vous aller ? — Voilà. J'ai pris la carte pour vous expliquer. Je voudrais

visiter le haut bassin de la Kouloï et remonter la Telda. D'après les vieux auteurs, la flore y est fort intéressante. Il me faudrait naturellement une barque et mon absence durerait dix jours.

L'ispravnik tordit et détordit sa barbe : — Je puis vous donner une barque et un homme. — La barque suffit. L'ispravnik tordit et détordit sa barbe : — Sauriez-vous seulement la manœuvrer ? Au retour, vous serez

contre le courant. Il faut être deux. — J'ai voyagé seul sur le Dniepr ! — Il y à aussi le règlement. Un gendarme doit être avec

vous. — Je ne veux pas vous causer d'ennuis. Vous avez été bon

pouf moi. J'aime mieux renoncer. — Je n'aurai pas d'ennuis, si vous êtes en règle. Avec un

homme... — Si l'homme se tait. Mais pour dix kopeks, le capitaine lui

fera dire ce qu'il voudra. Comme, au fond, si tous les exilés avaient la permission d'aller sur la rivière, même avec un gen­darme... Partant seul, qui le saurait ?

— C'est vrai, dit l'ispravnik. Tout cela est vrai. Mais dix jours, c'est trop. Cinq jours, et partez seul. Cela vous va ?

— Soit. J'irai moins loin. Faites-moi le papier.

Budine revint dans la nuit. Ils convinrent d'un point de ren­contre, au bord du petit canal qui unit la Pinéga à la Kouloï. Budine devait s'y rendre immédiatement.

Après son départ, Vrasky sortit à son tour. Il alla jusqu'à l'école et poussa la porte de l'isba. Quel vide ! Quel froid ! Il fit flamber une allumette de bouleau. Ce cadre était mort, depuis qu'elle était partie. Sur la table, un gobelet de cuivre était resté et, par terre, le bandeau écarlate et ses pompons de laine. Il les serra dans ses mains et les emporta.

V rasky tendit la petite voile qui était à l'avant de la lodka ; mais il n'y avait pas plus de vent que de courant, dans le

canal, et il se mit à la rame. La Pinéga coule vers l'ouest jusqu'à la basse Dvina, la Kouloï

coule vers le nord jusqu'au golfe de Mézen. Au niveau du bourg de Pinéga, un canal de quinze verstes, herbeux et mal dragué, réunissait les deux cours d'eau. On y rencontrait des barges et

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394 LE BANDEAU ÉCARLATE

des trains de bois. Quand on se croisait, Vrasky faisait allonger Budine dans l'espèce de haut coffre en forme de cercueil qui servait de cabine. Entre-temps, Budine ramait aussi.

Il y avait longtemps que Vrasky n'avait manié d'aviron. Cela lui parut léger. Un extraordinaire sentiment l'entraînait. C'était bien différent de ce qu'il avait éprouvé l'hiver, quand il voulait rejoindre Ivan-Arcadiévitch. C'était quelque chose de plus défi­nitif. Il avait hâte de dépasser l'embouchure de la Telda et le hameau de Kouloïskoïé, parce que, au-delà, il n'y aurait plus d'habi­tations et qu'il respirerait vraiment la liberté.

Budine se taisait. Il avait sauté dans la lodka sans un mot et s'était couché à l'arrière ; il avait étendu son mouchoir sur sa figure, à cause des moustiques, et était resté immobile, jusqu'à ce que l'autre l'appelle à la rame.

Au hameau de Koulogory, qu'ils atteignirent à la fin de la matinée, ils entrèrent dans la Kouloï et le courant les aida. Ils croisèrent l'habitation flottante de l'ingénieur du curage ; un des rameurs les salua.

Il n'y avait plus qu'à se laisser porter. Dans cinq jours, ils au­raient presque atteint l'estuaire.

— Tiens la barre, dit Ignat-Pavlovitch à Budine. Je vais essayer de pêcher un peu.

Entre Koulougory et Kouloïskoïé, la nuit venue, ils amarrèrent la lodka à un arbre couché. Les moustiques les harcelèrent. Depuis la tombée du jour, il s'en élevait des nuées denses. Les moustiques sont la plaie de l'été boréal. Budine se roulait, en geignant, dans le fond de l'embarcation ; il se glissait dans la cabine, en ressor­tait en disant que c'était pis, que c'était une idée diabolique d'aller au nord. Vrasky, lui, avait l'habitude du marécage et souffrait en silence. Il trempait un linge dans l'eau et se l'appliquait sur la face. Ils ne dormirent qu'à l'aube.

Le second jour, ils dépassèrent Kouloïskoïé. Vrasky l'appréhen­dait ; mais l'agglomération était déserte : les habitants n'y venaient qu'au moment de la foire. Seuls, des gardiens d'entrepôts y demeu­raient. L'un d'eux aperçut la lodka et agita sa casquette.

Quand il ne fallait pas tourner d'arbres morts embâclant une partie du fleuve, le courant les faisait avancer de quelques verstes à l'heure. Sauf la petite torture des moustiques, tout allait bien.

Après Kouloïskoïé, ce fut le désert. Us virent encore un train de bois déboucher de la Telda, puis plus rien. Pourtant, la Kouloï était navigable...

Les moustiques devenaient affolants. Vrasky fit brûler des her­bes sur des pierres plates, pour les éloigner.

Le troisième matin, Budine dormant, Vrasky chauffa le thé et

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LE BANDEAU ÉCARLATB 395

prit, dans son sac, le gobelet de cuivre d'Anna-Ivanovna. Budine ouvrit les yeux. Vrasky fourra le gobelet dans sa poche. Budine regarda la poche de Vrasky et se recoucha, sans rien dire.

La forêt s'écarta de chaque berge. On ne vit plus les cimes bleues des pins qu'au-delà d'une large bande de sable caillouteux. Ils aperçurent un piège à coq de bruyère, comme en font les Zy-rianes, mais point d'homme. Au soir, le paysage changea de nou­veau. Les rives se rapprochèrent. Le cours de la Kouloï s'inflé­chit au nord-est ; la forêt redevint proche et, avec elle, les essaims de moustiques.

Budine fabriqua une infusion concentrée de thé. Vrasky et lui n'avaient pas échangé dix paroles, au cours de la journée. Plus on allait, plus Volodia était sombre et taciturne. Parfois, il se tournait vers Ignat-Pavlovitch, ouvrait la bouche, comme s'il voulait parler, haussait les épaules et ne disait rien. Vrasky, lui, était content d'être parti et savait que, sans Budine, il serait resté.

Après avoir bu plusieurs gobelets de thé, Budine s'approcha d'Ignat-Pavlovitch :

— Nous continuons vers le nord ? Jusqu'au bout ? — Tu rêves ? — Je voudrais rêver. Pourquoi n'être pas allé au sud ? — Je te l'ai dit. Pour faire ça, il valait mieux rester. — Le nord, ça me tue ! — Repose-toi. Ce sont les moustiques. Budine se prit la tête entre les mains et regagna sa place. Les rives se rapprochèrent davantage. Avec des bruits de ven­

touse, l'eau passait sous des arbres tombés. La forêt était glau­que et profonde. Il s'en élevait de bizarres cris d'oiseaux. L'odeur pénétrante des conifères flottait sur le fleuve. Vrasky en emplissait ses poumons ; il aimait ces berges resserrées ; plus la forêt était dense, plus il était heureux. Il y avait des zones épaisses et d'autres maigres comme des poussées de toundra. La lutte s'amorçait entre l'arbre et le marécage. Vrasky regardait la forêt avec amour et pitié.

Ils arrivèrent, au crépuscule, devant un grand embarras du fleuve. Ils pensèrent le tourner. L'embarcation glissa entre deux troncs couchés en plein lit, racla les branches et entra dans un bassin fermé où l'eau bruissait plus fort, où la senteur balsamique des conifères se changeait en odeur de moisissure. Les troncs char­riés par le courant s'étaient agglutiné à ceux des berges ; ils s'entas­saient, alourdis d'eau, avec des craquements sourds ; le fleuve se marquait de traits d'écume. Les moustiques tourbillonnaient plus furieusement.

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396 LE BANDEAU ÉCARLATE

Ignat-Pavlovitch amarra la lodka le plus près possible de la berge et descendit à terre. Le fleuve s'épanchait dans le marécage et

il eut beaucoup de peine à gagner un mammelon broussailleux. La végétation s'étendait, au-delà, en bas taillis, coupés de tourbières.

Quand il revint, Budine faisait le thé. Vrasky tira de sa poche le gobelet de cuivre, l'emplit et but.

— La lodka ne peut plus nous servir, dit-il. Demain, nous avi­serons. Il faudra d'abord sortir du marécage...

Budine ne répondit pas. Il regardait fixement le gobelet. Soucieux, éreinté, dévoré par les moustiques, Vrasky, la tête sous

une toile, cherchait en vain le sommeil. Glisser ainsi jusqu'au golfe de Mézen eût été trop beau ! Que faire, désormais, sans embar­cation ? Trouver une barque zyriane, après s'être dégagé du maré­cage ?... Seul, il devait prévoir ; seul, décider. S'il avait à côté de lui Ivan-Arcadiévitch, au lieu de cette loque de Budine !...

Vrasky rejeta la toile qui le couvrait et saisit Budine aux épaules :

— Que cherches-tu dans ma poche ? Budine repoussa les mains d'Ignat-Pavlovitch et baissa la tête : — Pardonne-moi, Ignat-Pavlovitch... Est-ce que tu ne voudrais

pas me donner le gobelet ? Tu as aussi son bandeau. Moi, rien... — Tu as fouillé dans mon sac ! — Non, je te jure ! — Tu mens ! — Ne dis pas ça. Donne-moi le gobelet, Ignat-Pavlovitch ! Vrasky jeta le gobelet dans le fleuve. Au point du jour, il prépara ce qu'il voulait emporter. L'autre

aussi. Il s'était juré d'ignorer Budine. Il en eut pitié et l'aida à quitter la barque. Les moustiques les suivaient comme une proie. Ils avaient d'horribles faces boursouflées.

En avançant le long du fleuve, ils trouvèrent une grande nappe d'eau qui les détourna vers l'ouest. Puis ils entrèrent dans une maigre forêt de conifères. Les pins souffraient ; l'eau pourrissait leurs racines ; les couronnes se desséchaient ; le moindre vent cou­chait les troncs. Le paysage était uniforme et lamentable. Leurs pieds s'enfoncèrent dans la tourbe.

« La mehara ! » pensa Vrasky, avec épouvante. Ils s'arrêtèrent, le soir, près d'un amas d'arbres tombés et ten­

dirent les toiles de leur bagage. Vrasky guetta anxieusement l'apparition du soleil ; mais le soleil

ne parut pas et la pluie se mit à tomber. Tant qu'ils furent au campement, Vrasky pensa que le nord de-

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LE BANDEAU ÉCARLATE 397

vait être devant lui. Quand ils eurent marché une heure, il ne savait plus...

La mchara, c'est la forêt rongée par le marécage ; les pins noir­cis, dépouillés. C'est aussi la tourbe. Le mchara est inhospitalière et redoutée. Les femmes et les enfants des villages cueillent, à la lisière, des champignons et des fruits d'airelle, mais le paysan n'y entre pas. Seul, le chasseur aguerri y pénètre, en jalonnant sa route. Pour le voyageur, la mchara est maudite.

« Pas un repère, pas un indice », pensait Vrasky en scrutant le ciel. « Et même si je voyais le soleil, saurais-je où commence et où finit la mchara ? »

— Eh bien ? demanda Budine. Pourquoi hésiter ? C'est par-là ! Comment pouvait-il le savoir ? Mais Vrasky en savait-il davan­

tage ? Ils marchèrent. Leurs membres étaient raides. Les sacs de vivres leur semblaient peser terriblement. Au bout d'un moment, Budine murmura :

— Ça va mieux quand on marche vers le sud. Vrasky s'arrêta : — Toujours ce sud ! Est-ce bête ! C'est le nord qu'il nous faut. Budine ricana : — Nous allons au sud. — Qu'en sais-tu ? — Je le sens. Vrasky jeta son sac par terre : — Nous sommes égarés, dit-il. Voilà ce qui est ! Et il répéta plusieurs fois, comme un homme ivre : — Dans la mchara !... Il était envahi par une sensation d'impuissance physique et par

une angoisse insurmontable. Il se tourna de tous les côtés, fit cla­poter ses pieds dans la tourbe, sans changer de place et vit tout à coup les grands pins noirs vaciller, autour de lui...

Quand Vrasky ouvrit les yeux, il était couché sur le sol, la tête vide et douloureuse. Une pluie fine et dense se condensait en gout­telettes sur son visage, descendait le long de ses joues comme des larmes. Budine, à côté de lui, prononçait des phrases incohérentes.

Ignat-Pavlovitch se releva péniblement et se mit à marcher en rond. Budine marcha derrière lui :

— Je viens de comprendre, Ignat-Pavlovitch, ce qui nous est arrivé : le nord nous a porté malheur. Anna-Ivanovna est partie du côté du sud. C'est au sud qu'il fallait aller...

Il y avait longtemps que Budine était étrange. Ce sud qui l'ob­sédait... Et maintenant la mchara où tout le monde perd un peu la tête...

— Tu as raison, dit Vrasky. Le sud est par-là. Allons.

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398 LE BANDEAU ÉCARLATE

Ils avaient encore de quoi manger pendant un jour. Plus de feu. Plus de thé. De l'eau partout. Des trous spongieux où ils enfonçaient à mi-jambe. Des arbres pourrissants qui s'espaçaient.

Vrasky marchait avec une obstination tenace et une seule pen­sée : Sortir de la mchara !

— Rien n'est encore perdu. Avançons toujours. On arrivera bien quelque part.

A d'autres moments, sa tête était si folle et si brûlante qu'il emplissait son bonnet d'eau glacée et se la versait sur le front.

La nuit vint, sans obscurité. Il ne voulut pas s'arrêter. Budine gémissait, suppliait. Vrasky ne répondait pas et marchait. Il lui semblait que son corps était raide comme les troncs qu'il heurtait, froid comme l'eau dans laquelle il baignait ; ou que ce corps n'était plus le sien, qu'il le faisait mouvoir comme une chose étrangère au-dessus de laquelle flottait son âme.

Vers le milieu de la nuit, Budine poussa un cri : — Ignat-Pavlovitch ! Arrêtons ! Je vais tomber ! Vrasky déposa son sac sur une butte à peu près sèche. Et ils

se laissèrent aller sur le sol. Le matin, ils eurent beaucoup de mal à se relever. Budine res­

tait hébété. Ignat-Pavlovitch le secoua ; enfin, il se mit debout. — Prends ton sac. Partons ! Budine se courba, son manteau s'entrouvrit et Ignat-Pavlovitch

vit, sur sa poitrine, le bandeau rouge et les pompons d'Anna-Iva-novna.

— Rends-les moi ! cria-t-il. Le corps de Budine trembla. Vrasky le prit au col et le jeta

par terre... Puis il partit, en serrant le bandeau comme une proie.

Il cessa de marcher quand la forêt finit. Le sol était redevenu ferme. Une plaine filait jusqu'aux limites

du regard. Il pensa à Budine et rentra dans la forêt. Il y marcha jusqu'au soir. Il avait si chaud, qu'il avait rejeté tous ses vête­ments ; mais c'était la fièvre. Il appelait Budine.

Tout à coup, il se retrouva devant la plaine herbeuse, au bout de laquelle descendait le soleil. Le soleil avait brillé tout le jour, sans qu'il le remarquât. Au milieu de la plaine, il vit des hommes. C'était une famille de Zyrianes, campant, pour la saison des foins, dans des huttes d'écorce.

— J'avais un compagnon.., leur dit-ij. Il est resté dans la mchara...

Ils regardaient sa face tuméfiée. — La mchara ! dit le plus vieux, en plissant son front bas.

Pourquoi aller dans la mchara ?

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LE BANDEAU ÉCARLATE 399

— Cherchons-le ! implora Vrasky. — Pas maintenant. Il faut te reposer. Entre dans la tchioume. — Je marcherai bien encore. — Tu n'irais pas loin et ton compagnon ne serait pas retrouvé. Ils lui donnèrent à boire du lait de chèvre et à manger de la

kacha. Ils avaient des figures rondes et des yeux vifs. — Comment t'appelles-tu ? — Ignat-Pavlovitch. — C'est un beau nom. Tu as souffert des moustiques. — Oui, beaucoup. — Ta peau s'endurcira. Viens-tu de loin ? — De Pinéga. — Ah oui ! C'est beau, là-bas ! C'est une ville. Pourquoi venais-

tu ici ? — Nous descendions par l'eau. — Par la Nirzenga ? — Non, la Kouloï. — Mais tu es loin de la Kouloï ! La Kouloï est du côté du soleil

levant. — Notre lodka est restée devant un embarras. Nous avons mar­

ché... — Ici, tu es près de la Nirzenga. Combien y a-t-il de temps que

tu as abandonné ta lodka ? — Trois jours... ou quatre... Je ne sais plus. — Et tu as fait cinquante verstes dans la mchara ! Repose-toi

encore, Ignat-Pavlovitch. — Partons ! dit Vrasky.

— Tiens ! Tu es arrivé par ici, dit le Zyriane. Je vois tes traces. Il marquait les arbres à coups de hache, pour le retour. Ignal-

Pavlovitch le suivait en se parlant à haute voix. Le Zyriane se re­tournait pour l'observer : « Il est drôle, cet Ignat-Pavlovitch. C'est la mchara qui fait ça. »

Il lui toucha l'épaule : — Maintenant, on ne peut plus voir tes traces. II faut attendre

à demain. Au matin, l'agitation d'Ignat-Pavlovitch était si grande que le

Zyriane hésitait à continuer. Mais ils ne pouvaient rester là. Ils marchèrent jusqu'au milieu du jour.

— On pourrait chercher longtemps, tu sais, Ignat-Pavlovitch. Si tu avais pensé à faire des entailles aux arbres...

Comme il disait cela, il se pencha vivement vers la terre : — Tu es passé ici ! Voilà un terrain qui a gardé tes empreintes.

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400 LE BANDEAU ÉCARLATB

Il s'avança le premier, en écartant les branches. Le campe­ment des fugitifs était là. Le corps de Budine était à la même place.

Quand les Yakoutes passaient devant la iourta de l'homme russe, ils disaient :

— De quoi vit-il ? Il ne chasse pas. Il ne pêche pas. Il est tou­jours à marcher du côté de la taïga. On a dit qu'il était riche que c'en était un péché. Il doit avoir de l'eau-de-vie, du tabac, du thé... Et qui peut savoir comment il s'appelle ?

Une fois, on lui avait demandé : — Donne de l'argent, du tabac, de l'eau-de-vie ! L'homme avait répondu, dans un mauvais amalgame de russe

et de yakoute : — Je n'en ai pas. Je suis comme vous. Si j'avais, je donnerais. Le Yakoute n'est pas méchant. On lui avait dit : — Alors, viens nous voir ! Mais il n'y était jamais allé. D'ailleurs, il habitait loin. Il y avait six mois qu'il était arrivé à Janki, accompagné d'un

cosaque qui avait ordre de le loger dans une iourta abandonnée. Il avait passé l'hiver précédent à Kouiga, dans une famille ya­

koute. Pour tout bagage, il apportait une petite caisse contenant des livres. En plongeant dans l'atmosphère puante de la iourta, il avait eu un recul, puis s'était couché sur un banc, sans rien dire. Les femmes le regardaient curieusement et se poussaient du coude, en éclatant de rire.

On avait dépouillé un renne dont le cadavre dégelait devant le feu. Quand le chef eut incisé la peau du ventre suivant la ligne blanche, les Yakoutes s'étaient rués au dépècement, tirant avec les ongles ou les dents, de chaque côté de la bête, sur la peau nacrée striée de sang. L'étranger avait frissonné d'horreur et de dégoût et, quand on lui avait apporté une écuelle remplie de graisse et de viande crue, il avait regardé cela d'un tel œil qu'on avait ri encore plus fort.

Il n'avait donc pas faim, ce Russe ?... On avait mangé le renne pendant trois jours ; après, on ne savait pas ce qu'on mangerait. L'hiver, le Yakoute a faim.

L'étranger aussi avait eu faim. Quand on avait tué un autre renne, il avait mangé comme les autres.

Il passait ses jours à lire, dans un coin. Parfois, il étouffait si fort, dans l'horrible atmosphère, qu'il sortait par n'importe quel froid.

— Où va-t-il ? Nous devons le surveiller. Et un homme le suivait.

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— S'il parlait comme nous, disaient les Yakoutes, nous sau­rions d'où il vient et qui il est. Mais il ne sait pas dix mots...

Un jour qu'il était sorti, le cosaque qui devait l'emmener à Janki était venu avec l'ordre. Le cosaque parlait le yakoute et savait des choses sur l'étranger.

— C'est un drôle d'homme. Il vient d'un autre endroit où on l'avait déjà envoyé à cause de ses crimes ; mais ce n'était qu'en Russie, où il ne fait pas très froid. Là, il a commis de nouveaux crimes et il s'est enfui en plein été. Il avait un compagnon qui est mort en route. Alors, figurez-vous que le Russe est retourné à l'en­droit d'où il venait et a dit aux gendarmes de l'arrêter ! C'est ce qu'on raconte. Il est à surveiller !

— Tu as raison, cosaque, de venir le chercher. Nous sommes contents qu'il s'en aille. Il est paresseux. Il mange peu et ne tra­vaille pas. Les paresseux ont de mauvaises idées dans la tête.

— Saluait-il les saintes icônes quand il entrait ? — Oui, il les saluait. — On peut être mauvais et saluer les saintes icônes...

Quand il avait été seul dans sa iourta du pays de Janki, l'hom­me avait senti son cœur se décomprimer.

La iourta était une tanière sale, aux murs penchés couverts de moisissures. Une vieille peau de renne était tendue devant l'entrée. Un trou, dans le toit, servait de cheminée.

Pas bien loin de la iourta, il y avait un petit lac poissonneux et, à quelques verstes s'amorçait la mystérieuse taïga. Elle commen­çait à reverdir. L'eau des neiges s'écoulait en cascades. Tous les matins, l'homme allait chercher du bois qu'il entassait pour l'hiver. Il péchait dans le lac ; puis il retournait vers la forêt et revenait, le soir, avec des plantes et des fruits sauvages.

La fonte des neiges amena la montée des eaux. La iourta devint un îlot. Le Russe tournait autour de sa maison. La nuit, les mous­tiques entraient par le trou à fumée. Il le boucha. Ses nuits furent mauvaises.

Le soleil s'élevait peu et répandait, sur la toundra gorgée d'eau, mille lumières mouvantes, douloureuses pour les yeux. En juillet, les pluies commencèrent. L'eau coula dans la iourta mal close. A terre, de petites flaques stagnaient. L'homme ne savait plus où mettre ses livres.

Pour les Yakoutes, c'était l'inaction. Ils venaient, pour se dis­traire, rôder alentour. Quand ils étaient tout près, l'étranger leur disait d'entrer. Ils entraient. Et les Yakoutes disaient :

— Kapsié ! (Raconte). Le Russe souriait tristement :

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— Je ne sais rien. Les Yakoutes s'en allaient en disant : — Il ne sait rien. Ce n'est pas la peine d'aller chez lui. Les bourrasques de neige vinrent brusquement. La iourta dis­

parut sous un linceul de plus en plus épais. Alentour, s'établit le silence énorme des déserts neigeux.

Le bandeau de laine, sous l'icône, était dur et givré comme un glaçon.

A la Noël, le temps était calme et lui infiniment triste. Il se décida à aller voir ses plus proches voisins qui étaient à six

verstes. — Entre ! lui cria-t-on. Kapsié ! Il se laissa tomber sur un banc et but le thé qu'on lui offrait. — Kapsié, Russe ! Kapsié ! — Ne me demandez pas toujours de raconter ! Que voulez-vous

que je raconte ? — Le Russe n'est pas content, murmurèrent les Yakoutes. Mais le chef lui dit : — Eh bien, toi, tu vas avoir des nouvelles. Il y a une lettre

pour toi. Il saisit l'enveloppe maculée et s'en retourna. Il mit du bois sur la braise et s'accroupit, pour lire, auprès

de la flamme : « Je ne t'ai pas oublié, cher Ignat-Pavlovitch. J'allais t'écrire

« à Pinéga, quand j 'ai appris que tu n'y étais plus. Les gens ampli-« fient les histoires ; on m'a raconté sur toi des choses invraisem-« blables. Je n'en ai retenu que ton malheur et j 'en suis boule-« versé. Ecris-moi, si tu le peux. Je voudrais tant savoir... Je t'en-« voie un peu d'argent. Tu dois en manquer. J'essaie de me repré-« senter ta vie, sans y parvenir. Je voudrais faire quelque chose « pour toi et mille lieues sont entre nous ! En Yakoutie ! Mais « pourquoi ? Est-il vrai que tu sois là pour dix ans ?

« Mon voyage a été dur. J'ai quitté le refuge au bout d'un « mois ; les gendarmes l'avaient frôlé. Habillé en pèlerin, j 'ai « loué un traîneau au premier village ; il m'a conduit assez loin « et j 'ai fait le reste à pied. En quinze jours j 'ai gagné Mézen « et me suis joint à des marchands qui passaient en Mourmanie. « J'ai attendu la fin de l'hiver à Ponoï. Au printemps, un voilier nor-« végien m'a pris à son bord et j 'ai pu, grâce à Dieu, éviter Arkhan-« gelsk. J'ai retrouvé ma femme et mes enfants à Kristiana où « j'exerce dans un faubourg.

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« Il me reste à te dire une chose qui te fera peut-être encore « souffrir, mais il vaut mieux que tu la connaisses. »

Le solitaire passa ses doigts raidis sur ses yeux troublés et s'approcha davantage de la flamme.

« Tarass Povadov s'est enfui par le sud. Il vient d'arriver ici « avec Anna-Ivanovna qu'il avait rejointe et épousée en Ukraine... »

Le front d'Ignat-Pavlovitch toucha ses genoux. Puis il se releva lentement.

Sous l'icône, dans le givre épaissi du mur, ses mains tremblan­tes cherchèrent la bandelette rigide et ses pompons de laine : ils se détachèrent avec un craquement de verre qu'on brise. Une flam­me montait des bûches de bouleau. La laine grésilla sur l'écorce brûlante ; un peu de vapeur s'en échappa et, le temps d'un re­gard, le bandeau redevint écarlate, comme autrefois dans la lueur du samovar de cuivre.

EDMOND GEHU

FIN

HOMMAGE A SAINTE-BEUVE

Il y a cent ans, le 15 octobre 1869, mourait C.-A. Sainte-Beuve. Le nom du grand critique, et son œuvre, sont trop liés à la Revue des deux mondes pour qu'on ne lui rende pas ici l'hommage qui lui est dû : de 1831 à ses derniers jours, il a publié à la Revue cent quarante-quatre articles.

Dans notre prochain numéro, nous publierons un ensem­ble de textes qui comprendra :

Sainte-Beuve et la légende napoléonienne par José Caba­nis ; La politique de Sainte-Beuve par Philippe Sénart ; Le poète par Philippe Chabaneix ; Portrait de Sainte-Beuve par Florica Dulmet ; Le critique des « Portraits » et des « Lun­dis », par Philippe d'Hugues.