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Copie réalisée par la bibliothèque Vaugirard, 154 rue Lecourbe, 75015 Paris février 2014 Lieutenant-Colonel BOURGUET _ L'Aube Sanglante De LA BOISSELLE (Octobre 1914) à TAHURE (Septembre 1915) _ PREFACE DU GENERAL PERCIN _ AVEC DEUX PORTRAITS HORS TEXTE LIBRAIRIE MILITAIRE BERGER-LEVRAULT PARIS NANCY 5-7, RUE DES BEAUX-ARTS RUE DES GLACIS, 18 1917

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Lieutenant-Colonel BOURGUET

_

L'Aube Sanglante

De LA BOISSELLE (Octobre 1914)

à TAHURE (Septembre 1915)

_

PREFACE DU GENERAL PERCIN

_

AVEC DEUX PORTRAITS HORS TEXTE

LIBRAIRIE MILITAIRE BERGER-LEVRAULT

PARIS NANCY

5-7, RUE DES BEAUX-ARTS RUE DES GLACIS, 18

1917

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II

(Photo Valverde, Lima)

LE COLONEL SAMUEL BOURGUET, DIRECTEUR DE L'ECOLE SUPERIEURE DE GUERRE, A LIMA (1913)

L'Aube Sanglante

« Tenir sans limites. »

Ordre du jour Hébuterne

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III

Lieutenant-Colonel BOURGUET

_

L'Aube Sanglante

De LA BOISSELLE (Octobre 1914)

à TAHURE (Septembre 1915)

_

PREFACE DU GENERAL PERCIN

_

AVEC DEUX PORTRAITS HORS TEXTE

LIBRAIRIE MILITAIRE BERGER-LEVRAULT

PARIS NANCY

5-7, RUE DES BEAUX-ARTS RUE DES GLACIS, 18

1917

A SES AMIS

A SES COMPAGNONS D'ARMES

Je vous rends un peu de son âme qui était toute à vous et toute à son pays.

SA VEUVE

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IV

PREFACE

Le Correspondant a publié, dans sa

l ivraison du 10 août 1916(1), quelques

extraits des let tres que le l ieutenant -

colonel Bourguet a adressées à sa

famille, entre le moment de son entrée

en campagne, à l 'automne de 1914, et

le 25 septembre 1915, date à laquelle

i l a été tué, à l 'at taque de Tahure, en

entraînant le 116e régiment

d' infanterie, dont i l avait le

commandement. Ami personnel du disparu, qui a été

mon off icier d'ordonnance pendant

trois ans, j 'apporte à cette publication

ma contribution d'ancien chef.

J 'ai fait la connaissance de

Bourguet aux manœuvres d'automne

1904, alors que je commandais la 7e

division d'infanterie. Je n'ai pas tardé

1

A lire en ligne sur le site Gallica : ICI

à reconnaître en lui un fanatique de

l 'étude des questions relatives à la

l iaison des armes, étude à laquelle je

m'adonnais moi-même depuis

longtemps. Dès cette époque, je

résolus d’attacher Bourguet à mon

état-major, quand une place y

deviendrait disponible. Je réalisai ce

projet deux ans après.

Nommé l 'année suivante, au

commandement du 13e corps d'armée à

Clermont-Ferrand, j 'y emmenai

Bourguet, qui resta auprès de moi

pendant deux ans. C'est là que, devenu

maître de mon programme d'instruction,

je pus accomplir des réformes dans

l 'élaboration desquelles Bourguet me

prêta un concours précieux.

Bourguet était comme moi,

originaire de l 'arti l lerie. I l sortait de

l’École polytechnique. Mais i l avait

fait , comme candidat à l’École

supérieure de Guerre, puis comme

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V

élève de cette école, de nombreux

stages dans l ' infanterie. I l connaissait

admirablement l 'esprit de cette arme,

qu'i l affectionnait particulièrement, ce

qui l 'avait fait surnommer l '

« Amoureux de la Reine », car on sait

que l ' infanterie est la reine des

batail les. Mais c'est une reine dont les

pouvoirs ont été trop longtemps

contestés, sorte de reine

consti tutionnelle, dont l 'arti l lerie avait

la prétention d'être le Parlement.

« C'est l ' infanterie qui mène le

combat », a-t-on écrit souvent. Cela

veut dire que l ' infanterie choisit ses

directions d'attaque et ses

cheminements . L'arti l lerie doit

simplement appuyer ces mouvements,

c 'est-à-dire qu'elle doit t irer sur les

objecti fs que l ' infanterie attaque,

particulièrement sur les points de ces

objecti fs devant lesquels l ' infanterie

éprouve des résistances sérieuses, et

au moment même où ces résistances se

produisent.

L'infanterie a-t-elle reçu mission

d'enlever un vil lage, l 'arti l lerie doit

prendre pour objecti f les défenseurs

qui garnissent la l isière de ce vil lage,

afin de les obliger à mettre le nez

contre terre et de les empêcher de t irer.

I l ne s 'agit pas là de faire des

hécatombes. Mieux vaut tuer dix

hommes sur la l isière de l 'objecti f

d'attaque, que d'en tuer cent à

l ' intérieur d'un vil lage que l ' infanterie

n'attaque pas, parce que la possession

du point d'appui, que l ' infanterie a

reçu l 'ordre d'enlever, c 'est la

possibil i té de diriger des feux de f lanc

et de revers sur les points d'appui

voisins : c 'est quelquefois l 'obligation,

pour les défenseurs de ces points

d'appuis, d'abandonner leur posit ion

sans combat ; c 'est l’occasion, pour

l 'assail lant, d'un bond en avant de

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VI

toute la l igne.

Or, tous les off iciers qui ont assisté

à de nombreuses manœuvres d'automne

ont pu constater la tendance

qu'avaient autrefois les arti l leurs à

choisir, non pas les emplacements d'où

i l leur aurait été le plus facile

d'appuyer les attaques de l ' infanterie,

mais les emplacements d'où i ls

découvraient les plus beaux

panoramas : la tendance que ces

arti l leurs avaient à choisir comme

objecti fs de t ir, non pas les points

devant lesquels l ' infanterie éprouvait

les résistances les plus grandes, mai

sles points qui leur offraient les plus

beaux coups. I l répugnait à ces

arti l leurs de s ' informer des desiderata

de l ' infanterie, de subordonner leurs

décisions aux indications de cette arme.

Beaucoup d'entre eux, ayant passé par

l’École supérieure de Guerre, passage

qui a tant contribué, i l faut le

reconnaître, à resserrer l es l iens des

deux armes, émettaient la prétention

de connaître les besoins de l ' infanterie

aussi bien que l ' infanterie les

connaissait el le-même, la prétention de

deviner ces besoins, la prétention

d’être dispensés de l 'obligation de s 'en

informer.

Aussi vi t-on souvent , aux manœuvres

d'automne, l 'arti l lerie t irer, non sur les

objecti fs d'attaque, mais sur des

objecti fs que l ' infanterie n'attaquait

pas. Chose plus grave, on la vit t irer

sur des objecti fs déjà enlevés,

massacrant ainsi l ' infanterie amie,

massacre qui n'était que f ict i f en temps

de paix, mais qui devait devenir réel

en temps de guerre.

C'était un peu la faute du Règlement

de 1903. « L'arti l lerie, disait ce

règlement, doit choisir les objecti fs qui

s 'opposent le plus directement à la

marche de l ' infanterie. » L'intention

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VII

était bonne, mais le mot choisir était

malheureux. I l aurait fallu dire à

l 'arti l lerie de demander à l ' infanterie

d' indiquer elle-même les objecti fs qui

s 'opposaient à son mouvement. Donner

à l 'arti l leur le droit de choisir , c 'était

l 'autoriser à tenir un trop grand

compte de ses préférences. L'arti l leur

s 'en priva d'autant moins que le

Règlement l 'excitait , en quelque sorte,

à abuser de ce droit . On l isait , en effet ,

dans le Règlement, que « l 'arti l lerie

viendrait en aide à l ' infanterie, en

dirigeant, sans retard, un t ir ef f icace

contre tous les objectifs qui se

présenteraient dans son champ

d'action ». Or, i l n'était nullement

nécessaire que, pour venir en aide à

l ' infanterie, l 'arti l lerie t irât sur tous

les objectifs qui se présenteraient dans

son champ d’action. I l suff isait qu'elle

t irât sur les objecti fs d'attaque, au bon

moment et au bon endroit .

Involontairement, le Règlement

poussait les arti l leurs à t irer n' importe

quand et sur n' importe quoi.

Comme général de division, comme

commandant de corps d'armée, comme

membre du Conseil supérieur de la

Guerre et comme inspecteur général de

l ' instruction du t ir, j 'ai réagi contre

cette tendance. Cela m'était facile.

J 'étais alors armé de gros pouvoirs

disciplinaires. J 'étais armé surtout du

droit de proposit ion pour l 'avancement.

On m'écoutait et on m'obéissait , bon

gré mal gré. Ce n'était pas le cas de

Bourguet.

Le mérite de Bourguet , c 'est d'avoir

osé, lui simple capitaine, tenir à son

arme le langage qu' i l fallait ; c 'est

d'avoir eu le courage de dire à cette

arme, dont certains chefs, animés d'un

esprit particulariste, pouvaient, un

jour, lui tenir rigueur de sa franchise :

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VIII

« Tu n'as pas le droit de n'agir qu'à

ta guise. Tu n'as pas le droit de vouloir

mener le combat. Tu n'es pas l 'arme

principale. Tu n'es qu'une arme

auxil iaire. Tu dois subordonner ton

action à celle de l ' infanterie qui

attaque, de l ' infanterie qui peine et qui

souffre, de l ' infanterie qui seule peut

conquérir le terrain.

« Ta vue ne suff i t pas pour

découvrir les besoins de l 'arme sœur.

Tu ne possèdes pas l 'omniscience qui

permettrait de deviner ses intentions.

Tu lui laisseras donc le soin de

t ' indiquer le point à frapper et le

moment de le frapper. »

Bourguet a développé ces idées dans

un certain nombre de brochures, dont

l 'une a eu l 'honneur d'être traduite par

le général Rohne, de l 'arti l lerie

allemande, off icier général qui faisait

autorité de l 'autre côté du Rhin, et qui

a dit dans sa préface :

« Il est très uti le de l ire le l ivre de

Bourguet, car cet écrivain est l 'of f icier

d'ordonnance du général Percin,

inspecteur général de l ' instruction du

t ir de l 'arti l lerie française. Ses idées

sont donc celles qui doivent régner

chez nos voisins. »

Le général Rohne se trompait . Les

idées de Bourguet ne régnaient pas

encore. Elles n'ont triomphé que deux

ans après, quand elles ont été

introduites dans le Règlement de 1910,

par ceux-là mêmes qui, tout d'abord,

les avaient le plus vivement

combattues.

Ce fut sa récompense et la mienne.

J'en trouvai une autre plus tard, dans

un entrefi let publié, en pleine guerre,

par le journal Artil lerist ische

Monatshefte du 15 décembre 1914,

entrefi let ainsi conçu :

« Si l 'arti l lerie de campagne

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IX

française, dont la quali té dépasse de

beaucoup celle des autres armes, a

tel lement fait souffr ir l 'armée

allemande, c'est au général Percin que

la France le doit . Le général Percin

était infatigable pour inculquer à ses

officiers les principes d’emploi de

cette arme. »

Si Bourguet était venu au monde

vingt ans plus tôt et moi vingt ans plus

tard, le capitaine Percin aurait pu être

l 'of f icier d'ordonnance du général

Bourguet, et le journal allemand aurait

peut-être dit que l 'arti l lerie française

devait au général Bourguet d'avoir

« tel lement fait souffrir l 'armée

allemande ».

Les généraux paient souvent les

erreurs de leurs off iciers d’ordonnance.

Il est juste qu'i ls t irent profi t de leurs

quali tés. J 'ai profi té des quali tés de

Bourguet. Je lui dois d'avoir préparé

mes manœuvres de tel le sorte qu'i l en

résulte des enseignements relati fs à la

l iaison des armes. Je lui dois d'avoir

débrouillé, après chaque manœuvre, le

fatras des ordres écrits, donnés sur le

terrain par les dif férents chefs, et de

m'avoir ainsi permis de faire ressortir

les fautes commises. Je lui dois de

m'avoir aidé dans la rédaction de mes

instructions off icielles et de mes

travaux particuliers.

Mais Bourguet était trop modeste

pour laisser entrevoir, dans es let tres,

l 'orgueil qu'auraient pu lui inspirer et

le succès de ses travaux personnels et

les témoignages que je lui ai prodigués

de ma reconnaissance, pour les

services qu'i l m'avait rendus. Ce qui

ressort surtout de ses let tres, c 'est son

profond attachement à l 'arme de

l ' infanterie.

Bourguet est mort en « amoureux de

la Reine ». Ayant réussi à obtenir, bien

qu'arti l leur, le commandement d'un

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X

régiment d' infanterie, ayant reçu une

balle dans le ventre, i l a dit à

l ' infirmier qui lui offrait de le panser :

« Ce n'est pas la peine. Allez plutôt

voir si le régiment a dépassé la

crête. »

L'infirmier étant revenu, quelques

minutes après, lui dire : « Mon colonel,

le régiment a dépassé la crête »,

Bourguet reprit tout simplement :

« C'est bien ; je meurs content. »

Il mourut là, et on l 'enterra là, au

point même où i l était tombé.

Mon cher Bourguet, je t 'ai

longtemps considéré comme mon élève.

Je te considère aujourd'hui comme mon

maître : car tu es mort en prononçant

une parole sublime, et tu as payé de ta

vie l 'honneur de nous donner, à nous

qui te pleurons, une grande leçon.

GENERAL PERCIN

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L 'Aube Sanglante

I

Notes données à M. le commandant Bourguet à

l'issue de sa mission au Pérou (I)

Septembre 1914

M. le commandant Bourguet est un officier de

premier ordre à tous égards. Très discipliné, très intelligent, très travailleur,

militaire dans l'âme, esprit méthodique et précis,

ILe commandant Bourguet rentra de la mission qu'il remplissait

au Pérou (directeur de l'Ecole supérieure de Guerre de Lima) par

le premier navire français qui partit de Colon et traversa

l'Atlantique après la déclaration de guerre. Ce bâtiment, La Guadeloupe (coulé depuis), accomplit alors sous la conduite de

son commandant André Jasseau, et sous la menace allemande, une

audacieuse et triomphale traversée qui laissera à ceux qui la firent le frisson inoubliable des choses héroïques.

Cette traversée s'acheva à Bordeaux le 4 septembre, le

d'un grand cœur, ayant le feu sacré, il se distingue

toujours dans toutes les missions qu'on lui confie. Chargé à la mission militaire du Pérou de la

direction de l'Ecole supérieure de Guerre de Lima, il

y a fourni un travail intense et obtenu des résultats

surprenants qui ont motivé dernièrement en sa

faveur une proposition exceptionnelle pour

l'avancement.

En résumé, M. le commandant Bourguet est un

officier de caractère d'un grand avenir et qui unit à

une rare valeur une plus rare modestie.

Colonel D...

II

Deux lettres adressées à Mme Bourguet après la

mort du colonel par un lieutenant d'artillerie inconnu

d'elle.

jour même où le Gouvernement quittant Paris s'y installait.

Pendant les trois semaines qui suivirent, le commandant Bourguet

multiplia les efforts pour se faire envoyer sur le front. Il n'y réussit qu'à la fin de septembre, grâce à l'intervention de M. Antonin

Dubost, président du Sénat.

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15 octobre 1915.

Madame,

J'ai appris par le journal la mort du colonel

Bourguet ; je venais précisément de lui écrire afin

d'avoir de ses nouvelles, le sachant en pleine bataille. Si quelque chose peut atténuer votre grand deuil

et votre grande douleur, c'est sans doute la preuve de

l'ascendant que le colonel exerçait sur ses officiers et

sur ses hommes. Et j'en puis témoigner. Au début de

l'été, j'ai été pendant deux mois aux côtés du colonel.

J'y ai admiré son âme de chef. Il m'a beaucoup

appris, et, si ce n'avait dépendu que de moi, je serais

parti avec lui en Champagne. J'aurais été heureux de

mourir à ses côtés, car j'eusse été sûr de me sacrifier

utilement pour la Patrie. N'ayant malheureusement

pas pu lui donner ce témoignage de mon

dévouement, acceptez, je vous prie, celui de ma

respectueuse et douloureuse sympathie.

André C...

23 octobre 1914

Madame,

J'espère que vous ne m'oublierez pas lorsque

vous aurez rassemblé les extraits des lettres du

colonel. La brochure me rappellera de bons instants.

Je suis arrivé à Hamel le 17 mai, une huitaine de

jours après le colonel, et en suis reparti le 5 juillet,

quelques jours avant qu'il n'en reparte lui-même.

Le village d'Hamel et le système de tranchées qui

en défendait les abords ayant été considérés comme

un point sensible du front, le colonel y avait été

envoyé à poste fixe, afin d'améliorer le défense en ce

point. C'était une lourde tâche, et le colonel avait

demandé qu'un officier d'artillerie vînt à demeure

près de lui, afin de le décharger de toutes les

questions concernant le tir de l'artillerie.

Je fus désigné pour fréquenter fréquemment le

secteur. Mais tout de suite sous le charme du colonel,

j'obtins de rester en permanence auprès de lui

comme il le désirait.

Tous les cinq à six jours, les bataillons occupant

le secteur étaient relevés, de sorte que ce fut un

défilé de figures sans cesse renouvelées.

Tous ceux qui passèrent à Hamel l'ont aimé. Les

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hommes le voyaient sans cesse à l'étude sur le terrain.

Il savait les intéresser à leur travail. Il obtint d'eux un

effort considérable que personne d'autre n'aurait pu

obtenir. Il savait donner de l'émulation à ses officiers

et chacun d'eux s'appliquait, afin de lui faire plaisir.

J'avais le plaisir de prendre mes repas à sa table

avec quelques-uns des officiers de passage. Sa

parole animait et élevait la conversation. C'était, je

crois, les seuls instants de la journée où il se

détendait, car le colonel dormait fort peu.

La mort ne l'aurait pas pris, en pleine bataille,

qu’il eût été terrassé par la fatigue. Il se donnait tout

entier à son œuvre et ne connaissait pas la mesure

pour lui-même. Je ne puis malheureusement pas vous donner

plus de précision sur tout le travail accompli par le

colonel à Hamel, sous un bombardement quotidien.

Je ne puis pas non plus vous donner les noms de

ceux qui l’avaient approché auparavant. Je sais que,

commandant un groupement d'artillerie dans la

région de la Boisselle, les groupes qu'il avait sous

ses ordres ont changé fréquemment eux aussi.

C'est avec joie que je vous envoie un témoignage

qui pourra servir la mémoire du colonel.

Ayant maintenant quelques loisirs, je serais

heureux d'étudier ses idées. Je compte lire les

ouvrages qu'il a écrits. Auriez-vous l'obligeance de

me faire envoyer quelques indications sur ses livres

et leurs éditeurs.

Croyez, Madame, à mes sentiments très

respectueux et à ma douloureuse sympathie.

André C...

Lieutenant d'artillerie

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L’officier, son œuvre

Le lieutenant-colonel Bourguet est tombé à

cinquante ans, en pleine force, sans avoir donné

sa mesure.

Il fut tué à Tahure, le 25 septembre 1915, à

la tête du régiment d'infanterie qu'il

commandait.

Le lieutenant-colonel Bourguet fut un des

premiers à tracer à l'artillerie la voie tactique

nouvelle de progrès dans laquelle elle est

définitivement entrée.

« Eh bien ! Bourguet », lui disait en

l'accueillant en mars 1915 un général de

division assez peu démonstratif à l'égard des

artilleurs, « vous devez être content, en voyant

peu à peu vos idées s'appliquer, et l'artillerie se

décider enfin à marcher sur vos traces. »

« Certes », aurait-il pu répondre, avec le

sourire malicieux qui était un de ses charmes,

« certes, et ce n'est pas là une mince preuve de

leur succès de les voir s'étaler dans les

instructions officielles, rédigées par leurs pires

ennemis d’antan ! »

oui « d'antan », car les premiers travaux du

lieutenant-colonel Bourguet sur la fameuse

liaison des armes remontent à 1905 :

1° Emploi de l'artillerie en liaison avec

l'infanterie dans la défensive. Chapelot, 1905.

Et son effort soutenu et sa pensée se font

jour à travers les années qui suivirent dans les

travaux qu'il publia.

2° La Couverture dans la campagne de l'Est,

1870-1871.

3° Les Avant-gardes à l'armée de Châlons,

le jour de Sedan.

4° L’Économie des forces à la bataille de

Ligny.

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5° L'Artillerie dans le combat.

6° Préparation tactique des officiers dans un

groupe de batteries.

Mais ces travaux n'étaient que le fruit de ses

rares loisirs ; toute sa flamme, toute sa

conviction, toute sa puissance de travail, unique,

il la dépensait généreusement dans les

manœuvres, exercices sur le terrain, les

conférences, discussions, ou dans l'étroite

collaboration avec ses chefs, qui était son

devoir professionnel.

Ce n'est pas cependant ce mérite

professionnel qui fut grand, son talent d'écrivain

ferme, clair, méthodique, coloré et vivant, qui

lui valent aujourd'hui l'intérêt des lecteurs et lui

donneront demain la popularité.

Il se trouve que cet homme d’idées et

d'études a été un homme d'énergie et d'action,

un organisateur sachant tirer parti des moindres

ressources, un chef exerçant un singulier

pouvoir de fascination pour le bien, et que son

œuvre au cours de cette année de campagne

aurait suffi à la gloire de plusieurs.

Il se trouve que cette vie de travail et

d'efforts, sans profit personnel, fut couronnée

par une mort admirable, et que cette

physionomie, si attachante déjà, s'auréole de la

beauté tragique et sereine des sacrifices

acceptés avec joie.

Il se trouve enfin que, de cette vie comme de

cette mort, se dégage une grande force.

Le lieutenant-colonel Bourguet, artilleur de

carrière, est mort à la tête d'un régiment

d'infanterie.

Officier d'état-major, il fit d'abord dans

l'infanterie des stages réglementaires puis il

obtint ensuite à diverses reprises de commander

des compagnies. Ce fut toujours avec grand

succès. On trouverait dans le dossier de cet

officier les traces de ses brillants passages, au

95e à Bourges, au 102e pendant les grandes

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manœuvres, au 119e à Courbevoie. Convaincu

que la liaison des armes était l'avenir..., il

s’employa pendant dix ans à la réaliser et à en

semer l'idée autour de lui. Son ardeur à

connaître toutes les ressources de l'infanterie,

son zèle à profiter des moindres occasions de

manœuvrer avec elle l'avaient fait surnommer

joliment : l' « amoureux de la Reine » (la rien

des batailles).

Mais il y avait plus que de la sympathie dans

le mouvement qui le poussa à demander, en

mars 1915, à changer d'arme. Les lecteurs le

verront dans ses lettres. Avec son activité

infatigable, qui lassait les travailleurs les plus

réputés, il trouvait que le commandement d'un

régiment d'artillerie en temps de guerre était

une « sinécure »... (« Voyons, Bourguet, laissez-

moi souffler, je ne peux pas vous suivre... Vous,

vous avez toujours vingt ans. » [général P...])

Et pourtant, dans une période d'organisation

intensive (octobre 1914 à février 1915=, il avait

eu à Méaulte, La Boisselle, Albert, plus que le

commandement ordinaire d'un colonel... il y

avait joint, pendant deux mois et demi, à Albert,

les fonctions de commandant d'armes. Il avait

repoussé avec succès toutes les attaques qui se

produisirent, et pris part à des offensives

heureuses, parfois avec cinq groupes dans les

mains.

Mais, après avoir rendu à son arme d'origine,

dont il était fier, tous les services qu'il pouvait,

il éprouvait le besoin de faire plus pour son

pays.

« Vous donnez un bon exemple, lui écrivait

un chef de corps, en venant combattre dans

l'infanterie. Il serait à désirer que vous ayez

beaucoup d'imitateurs. On saurait mieux nos

besoins, la manière efficace de nous

appuyer …...........................................................

.................................(censuré) …............................

.............. …..........................................................

Jupiter ne dédaignait pas d'aller opérer lui-

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même : mais il est mort... » (Colonel ***.)

« Rien ne l'obligeait à se mettre à la tête de

fantassins, sinon le souci de pouvoir rendre là

tous les services qu'il était possible de rendre et

de dépenser généreusement toutes ses qualités.

Si généreusement qu'il y a laissé sa vie. »

(Commandant T...=)

La vérité est que cette infanterie,

« insaisissable au raisonnement, où tout est

détails et nuances, où la règle commode craque

toujours, où il faut à chaque instant se décider

en faisant quelques sacrifices, où les forces

morales sont presque tout », l'arme souffrante

l'attirait invinciblement.

Il y trouvait l'application de son besoin de

responsabilité et de cet ascendant qu'il exerça

toujours sur ceux qui l'approchaient.

De cet ascendant, j'apporte aux lecteurs

comme preuve deux lettres reçues par sa veuve,

d'un lieutenant d'artillerie qui le vit de près et

qui eût été « heureux de le suivre en

Champagne et de mourir à ses côtés, sûr qu'il

eût été de se sacrifier utilement pour la patrie. »

J'y ajouterai cet autre témoignage, celui d'un

architecte parisien, ancien élève de l’École es

Beaux-arts, qui, père de famille, honorablement

et pourtant relativement à l'abri dans l'armée

territoriale, demanda à passer dans l'armée

active, pour faire avec lui des reconnaissances,

des levers de terrain et des piquetages de

chantiers sous les balles ; qui fit des démarches

et obtint de le suivre en Champagne et qui reprit

près de lui ses périlleux travaux, deux jours

avant la mort du colonel.

Cet ascendant sur les hommes cultivés, il

l'exerçait irrésistiblement sur l'homme de troupe,

dans cette lutte constante du chef contre

l'égoïsme de chacun, pour la corvée, pour le

travail et pour la mort ! On en démêlera les

causes en lisant ses lettres. J'y ajouterai, en

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faisant son portrait, un élément indiscutable de

ce prestige, que le lecteur n' trouverait pas.

La personne physique du colonel Bourguet

était infiniment séduisante et prévenait en sa

faveur.

D'une taille au-dessus de la moyenne, mince,

souple, élégant, il réalisait parfaitement l'idée

qu'on a généralement de l'officier de cavalerie.

L' « amoureux de la Reine » était d'ailleurs

un écuyer. « Le commandant Bourguet monte

comme un dieu », disait avec enthousiasme un

de ses plus distingués lieutenant, et cet éloge

n'était pas démenti par de vieux professionnels

qui pouvaient comparer sa tenue impeccable, sa

finesse, sa hardiesse et sa vigueur à la gloire des

plus fins cavaliers du second Empire.

Il était excellent soit au fleuret, soit à l'épée,

mais résistait aux maîtres d'armes qui eussent

voulu en faire un champion d'assaut.

Ce corps fait pour tous les sports était

dominé par un visage au front superbe, aux

traits sévères, qu'adoucissait le sourire d'une

jolie bouche aux jolies dents.

Les canonniers lui savaient gré d'être celui

dont la batterie ou le groupe prenait la cote,

dont les écuries ou les magasins étaient les

mieux montés, où se recrutaient les prix de

conduite de voitures ou les triomphateurs des

concours de tir. Ils lui savaient gré, plus encore,

d'avoir le groupe où le souci de l'hygiène et de

la bonne cuisine donnait le ton (Organisation de

Vincennes. Jardin potager de Rueil, 1909.

Coopérative de Rueil, 1910-1911).

Pour exprimer cette fierté d'une façon

concrète, laissons la parole à l'un d'eux :

« Quand le commandant arrive au quartier,

tout le monde se précipite, toutes les têtes se

mettent aux fenêtres, de larges sourires

épanouissent les visages et on dit : « Ah !... v'là

le commandant. » (Joseph Bl..., Rueil, 1910.)

Ils lui savaient gré de cette fermeté

bienveillante, de cette étroite justice qui

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transforment des anarchistes en bons soldats, de

cet ensemble de qualités physiques, de cette

force morale qui font le prestige du chef.

Nous pouvons lui savoir gré, à notre tour,

d'avoir écrit des lettres modestes auxquelles son

grand cœur prête parfois une poignante

éloquence, de nous fournir, dans un de ses

ordres du jour de victoire, la formule même du

devoir de résistance : « Tenir sans limites »

(Hébuterne), et de secouer ce qui nous reste

d'égoïsme, par cette fin sereine qui arrache des

larmes, et nous fait sentir comment la mort des

héros est une source d'héroïsme et un gage de

victoire.

_______

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LES HOMMAGES

Mon cher H...,

Vous me demandez de consigner en

quelques l ignes l’excellent souvenir

que je garde du trop court séjour passé

auprès du l ieutenant -colonel Bourguet.

Je le fais bien volont iers et de grand

cœur. C'est le 24 avril 1915 que je fus

désigné pour être détaché auprès du

commandant Bourguet ; à cette date, le

5e galon n 'ornait pas encore ses

manches.

Je me souviendrai toujours de notre

première entrevue. Après m'être

présenté, mon nouveau chef m'informa

de ce qu 'i l at tendait de moi. Ce fut

court , net , précis. En le quit tant ce

soir-là, j 'avais acquis la cert i tude

d 'avoir affaire à un chef dans toute la

force du mot, doublé d 'un bra ve.

L'avenir devait confirmer ma première

impression et même la fort if ier.

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Dès le lendemain, nous nous

mettions à l 'ouvrage, sous sa haute et

habile direction. Le colonel Bourguet

savait commander, c 'est -à-dire obtenir

le maximum de travail . Les fatigues

imposées à la troupe étaient acceptées

de bonne grâce, car, sur les chantiers,

je me souviens de sa façon presque

familière de causer aux hommes,

sachant trouver le mot qui encourage,

st imule les bonnes volontés, et procure

ainsi le plus grand rendement.

Juste jusqu’à l 'extrême limite, i l ne

voulait punir que le vrai fautif , et

souvent son cœur paternel pardonnait à

la peti te incartade.

Voilà le chef. Que dire de l 'homme ?

Là encore, je ne saurais trop me

félici ter d'avoir été son auxil iaire

pendant deux mois et demi. Admis à sa

table, j 'ai pu apprécier la haute culture

de ce polytechnicien dist ingué qui,

durant les repas, nous tenait sous le

charme de sa parole, s 'intéressant à

tout, nous instruisant souvent de ses

connaissances multiples et de ses

observations personnelles. Nous, nous

all ions exécuter une série de travaux

pour la mise en état de défense d 'un

secteur convié à ses soins.

Vous dire la somme de travail fourni

par cet officier supérieur serait

diffici le. La journée commençait à

l 'aube, se terminait . . . parfois à l 'aube

suivante. Je me souviens de l 'avoir

accompagné maintes fois sur les

travaux exécutés la nuit , et i l n 'était

pas rare que nous ne rentrions qu 'à une

heure avancée de la nuit , toujours à la

recherche d 'une amélioration pour la

sécurité de ses poilus.

La tâche était ardue ; i l fal lai t faire

vite et bien. . . Aussi combien

d 'insomnies, d 'anxiétés, avant la

réalisation à peu près complète de ses

projets ; mais aussi quel soulagement

lorsque, les travaux terminés, ce brave

pouvait reposer tranquillement, certain

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que les homes placés sous ses ordres

étaient à l 'abri des marmites boches.

C'était un grand Français et un bon

Français. Aussi est -ce avec joie que

nous apprîmes, en mai 1915, sa

promotion au grade de l ieutenant -

colonel. Pour moi personnellement, je

garde un souvenir impérissable de mon

vénéré chef. Lorsque, le 2 juil let 1915,

en lui faisant mes adieux, i l me serra

la main, j 'ai compris quel cœur d 'or

battait sous son étoile des braves.

Voilà, mon cher H.. . , les souvenirs

que je conserve de mon passage auprès

du colonel Bourguet.

Emile R.. . , adjudant au 17e d ' in fan ter ie t er r i tor ia le .

S.P. 163

30 novembre 1915.

Madame,

Le colonel Bourguet nous a été ravi

au moment où i l al lai t recueil l ir les

lauriers de la victoire, fruit de ses

efforts.

Témoin de ses actes et confident en

partie de ses pensées, j 'étais mieux

placé que personne pour apprécier ses

bri l lantes quali tés et ses grands

mérites. Son ardeur fébrile au travail

avait imposé à tous le respect,

l 'admiration et la confiance.

Les faits le prouvent.

Le régiment avait franchi quatre

kilomètres cinq cents , quand le bruit

de sa mort se répandi t dans les rangs.

La mission qu 'i l avait assignée à

chacun était remplie. On attendait ses

ordres.. . quelle décept ion ! . . .

N'écoutant que son courage, i l

s 'étai t élancé à la suite de la première

vague, escaladant les boyaux,

bondissant par-dessus les nombreux

obstacles qui barraient le passage.

D'une bravoure téméraire, i l devançait

sa garde, dont j 'avais le

commandement, à un tel point qu 'elle

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ne pouvait le suivre, ayant trop à faire

de terrasser l 'ennemi embusqué à

chaque pas. Atteint à bout portant par

une balle de mitrail leuse, i l est tombé

dans mes bras au moment où i l

s 'apprêtait à franchir la dernière

posit ion de résistance de la première

l igne ennemie.

Il me demanda seulement à être

tourné face à l 'ennemi.

Lorsque je m'apprêtai à lui faire son

pansement, i l me dit que c 'était inuti le.

Je dus lui imposer ma volonté. Je

réussis à arrêter l 'hémorragie, avec

beaucoup de peine. Ces soins étaien t

vains : les intestins étaient

l i t téralement perforés : la blessure

était mortelle. Vivant son œuvre

jusqu'à la f in et se rendant compte de

son état , i l voulut savoir où en était

notre progression. Sur ma réponse que

l 'avance de nos troupes s 'accentuait , i l

me prit la main, la serra fortement et

longtemps en disant : « Je meurs

content. » Peu après, je le vis remuer

les lèvres , mais aucune art iculation ne

sorti t de sa bouche. Encore un quart

d 'heure ! Plus un mot, plus un

mouvement, i l était mort !. . . Le

régiment perdait un père, la France un

de es plus bri l lants chefs.

Je l 'aimais tout part iculièrement, et

l 'avenir le prouvera, s ' i l m'est donné de

survivre au cataclysme dans lequel se

débat le monde.

Veuillez agréer, Madame,

l 'expression de mon profond re spect et

l 'assurance de mon affection pour le

colonel Bourguet, qui revit en son fi ls

Paul, que j 'ai le bonheur et la

satisfaction de rencontrer souvent.

B.. . ,

Sergent secrétaire, 116e.

S. P. 83.

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Madame,

Je m'empresse de vous envoyer les

quelques photos t irées à votre intention.

Elles vous aideront à évoquer

pieusement, dans son cadre, le

sacrifice sublime de celui que vous

pleurez et qui prive la grande famille

mili taire d 'un de ses chefs les plus

vail lants et les plus avertis.

Je vous ai exprimé déjà combien est

vif mon regret de n 'avoir pu faire

mieux et davantage. La simplicité

émouvante toutefois de quelques -unes

de ces images n 'en exprime que mieux

peut -être la grandeur de la tâche

accomplie et la sérénité d 'une mort

ainsi affrontée.

Celles marquées d 'une croix ont été

prises dans le secteur que commandait

le colonel, quelques jours après les

grandes luttes de septembre. Vous

reconnaîtrez la popote et la cagna où le

colonel passa la dernière nuit de

bivouac.

Dr V.

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LE CANTONNEMENT DE REPOS Air : Le Rhume de cerveau, de XANROF

A M. LE COLONEL BOURGUET

hommage respectueux de l'auteur

Hamel, le 10 octobre 1915

Après 17 jours de tranchées,

V'la tout d'même qu'on est détaché

Pour se rendr' par les longs boyaux

Au cantonnement de repos.

Dans l'espoir de s'laver les pieds,

On quitt' ses viell's chaussett's tout d'suite

Quand il faut les r'mettre bien vite

Et d'urgenc' partir expédier,

Au charmant villag' de Hamel

Cinq cents rondins (l'ordre est formel) ;

Et repliant son linge mouillé,

On part de suit' sans sourciller.

Le colonel dit aussitôt :

Mes chers enfants, un peu d'courage

Pour une corvée d'abatage

J'ai b'soin de soixante homm's costauds,

Et demain matin, de bonne heure,

Vous rassemblerez les faucheurs...

Vingt-six hommes bien exercés,

Je suppose que c'est assez.

Mais puisqu'on fait choir les maisons,

N'y a plus rien qui masqu' le passage ;

Sans hésiter j'pens' qu'il s'rait sage

De convoquer tous les maçons.

Ils prendront les briqu's abattues

Les r'monteront sens dessous dessus.

J'ai du ciment, pas mal de pelle

Et peut-être deux truelles.

Fournissez moi immédiat'ment

Dix homm's pour porter les fascines,

Quelques pouilleux dans la piscine,

Et je demand' en supplément :

Quatorz' hommes et un caporal

Pour dresser les band's d'Epinal,

Un adjudant pas trop couillon :

S'agit de faire des paillons.

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J'oubliais l'avoine et le blé

Qu'on me réclame de l'arrière

Donnez une section tout entière,

Un bon sergent et deux vachers.

Un capitaine lui répond tout bas :

– Hélas ! Nous n'y suffiront pas.

Il ne rest' de mon effectif

Qu'un pauvre poilu poussif.

– Oh ! Dit le colonel, attention !

Soixante et dix, plus vingt-six hommes

Et quatorze font cent dix en somme,

Consultez votre situation...

– puis, il ajouta souriant :

Je sais que j'suis bien embêtant,

mais si je ne vous poussais à bout

J'n'obtiendrais rien du tout. -

L.D.

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L'ARTILLEUR

Fin septembre 1914-5 mars 1915

Poitiers – Méaulte – La Boisselle - Albert

13 septembre 1914, 8h du matin

Ma chérie,

Comme je faisais mes paquets à

l 'Hôtel Métropole, un planton m'a

apporté une nouvelle let tre de service

m'affectant aux dépôts d 'art i l lerie de

Poit iers. J 'ai dû courir à la gare pour

faire modifier le transport de mes

chevaux. Mes cantines avaient déjà fi lé

sur Tours, où une dépêche du

commissaire de gare de Bordeaux est

al lée les chercher : je les aurai sans

doute dans la journée.

Voyage avec T.. . dans un

compartiment bondé. Ce matin, vu en

gare un train de blessés et de

prisonniers allemands ; remonté la

route qui de la gare aboutit à l 'Hôtel de

Ville ; demandé là un bil let de

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logement comme en 1891.. . ; reconnu

les vieux noms de rues ; évoqué le

souvenir du passé lointain ; vu à

l’École d 'Arti l lerie un commandant de

réserve, chef d 'état -major du colonel

de L.. . qui commande l 'ensemble des

dépôts.

Je serai chargé de l ' instruction au

20e (pelotons de sous -officiers et

officiers de réserve). Le 33e n 'est plus

à Poit iers, le 49e l 'a remplacé et

plusieurs officiers s 'y trouvent dans

mon cas , avec un service analogue.

Avant de quit ter Bordeaux hier soir,

écri t à S.. . , D. . . , R.. . , l ieutenant -

colonel L.. . du grand quartier général ,

pour demander qu 'on me fasse

rejoindre le front le plus tôt possible.

Poi t i e r s , 1 8 s ep t emb r e 1 9 1 4

Ma chérie,

Oui, j 'ai lu les mots chiffrés de ta

peti te let tre. Je t iendrai ma promesse

si tôt mon entrée en campagne. Mais

quand sera-ce ?

Chaque fois que j 'ai un moment de

loisir et que je pense, je me sens

mourir de chagrin. J 'a i fai t dix à douze

let tres aux grands et aux peti ts de ma

connaissance. L'une d 'el le aboutira -t -

elle ?

Mes journées heureusement sont très

prises. Je suis chargé, au dépôt du 20e,

des pelotons : quinze candidats

officiers de réserve, quatre -vingts

élèves brigadiers, vingt candidats sous -

officiers, et de la remise en main des

officiers e t sous-officiers de réserve.. .

Le colonel de L.. . (en retraite)

commande les deux dépôts. Il paraît se

prendre d 'estime pour moi.

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J 'ai hâte de recevoir des nouvelles

du chasseur d 'Afrique. Je lui écris par

le même courrier, mais une toute peti te

let tre, car j 'ai trop de chagrin pour

écrire longuement. Excuse mon silence

auprès de Berthe et Lydie. Si vous avez,

à vous tous, quelque force suggestive,

mettez-la à mon service. Pensez un peu

à moi. Cinquante fois par jour, je sens

mon cœur se serrer et les larme s me

monter aux yeux.

Du 2 0 au 23 sep t emb r e 1 9 1 4 en vi ron

… De l 'ensemble des

renseignements recueil l is auprès des

hommes de troupe et officiers blessés,

i l semble résulter que nos plus grands

éléments de succès sont la baïonnettes,

c 'est -à-dire le troupier, et le canon de

75. Encore, faut -i l ajouter que

baïonnette et canon ont jusqu'ici

travail lé en médiocre l iaison. J 'ai le

sentiment très ferme que si on avait

voulu.. . et pu appliquer les idées que

je défends depuis dix ans, les

Allemands ne seraient pas entrés en

France. Enfin l 'expérience de ces deux

mois aidant, j 'espère qu 'on va faire

maintenant de bonne besogne.

Je pars tout à l 'heure. Je vais

chercher des terrains pour le t ir des

jeunes soldats du 33e, en garnison à

Angers.

Tou r s , 2 7 sep t emb r e , 7 h d u so i r

Ma chère peti te,

Je suis à l 'aise, seul dans mon

compartiment, mes sacoches, revolver,

lorgnettes s 'étalent sur les fi lets. Je

suis al lé m’assurer que mon wagon à

chevaux, avec mon fidèle Combat, est

toujours en queue du train et , avant de

dormir, je viens causer un peu avec ma

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Nao.

J 'avais raison de flairer une bonne

nouvelle avant -hier à Angers, et de

repartir au plus court sur Poit iers. Là,

après neuf heures de voyage de nuit ,

j 'apprenais hier matin que j 'étais

affecté à la IIe armée et que je devais

me rendre à Is -sur-Tille, où on me

dirigerait sur mon lieu d 'affectation.

Dans l 'après -midi, un message

téléphonique a substi tué Le Bourget à

Is-sur-Tille, et ce mat in une deuxième

dépêche a confirmé le message. Entre

temps, j 'avais fait mes ult i mes

préparatifs, en sorte que j 'ai pu prendre

le train de 3 heures. J 'arriverai à

Juvisy demain matin vers 5 heures ,

d 'où la Grande Ceinture me fera aller

au Bourget. Il est clair que je pourrais

laisser f i ler mes chevaux et mon

ordonnance, et passer moi -même par

Paris pour embrasser Jenny. Mais je ne

le ferai qu 'après avoir moi -même

assuré le départ des chevaux et

bagages, si vraiment la chose est

prudente.

Donc, me voilà en route !. . . Je n'ose

pas encore être très content, parce

qu 'au Bourget m'attend peu t-être une

mauvaise nouvelle, une bonne peti te

affectation au Service des Étapes,

comme celle que j 'ai refusée à

Bordeaux. Pourtant j 'ai un peu

confiance. Sera -ce la troupe ? Sera-ce

l’État-major ?

J 'ai l 'impression que cette

affectation est le résultat de mes

démarches pressantes réitérées. La

dernière a été faite mercredi soir

auprès de M. Dubost, une heure avant

de prendre le train d 'Angers. Je ne

serais pas étonné que son intervention

n 'ai t enlevé la chose. Écris à Madame

pour remercier, j 'écrirai plus tard.

Je ne t 'ai pas télégraphié, surtout en

raison de l ' incerti tude. Et puis, si tu

savais ce que, hier et aujourd 'hui, j 'ai

eu de questions à régler à Poit iers. . .

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Les officiers de réserve du 20e, avec

qui j 'avais fait quelques services en

campagne, m'ont fai t de touchants

adieux. L'un deux, ancien l ieutenant de

l 'active, m'a supplié de le faire venir

auprès de moi sur le front.

Ce train-charrette me secoue

abominablement.

Ju vi s y, 2 5 s ep t emb re , 5 h 3 0

Mon wagon à chevaux vient d 'être

accroché à un train de marchandises de

la Grande Ceinture. Cela m'a décidé à

passer moi -même par Paris.

2 9 sep t emb r e 1 9 1 4 , 8 h 3 0 d u ma t in

Ma chérie,

je viens de recevoir ici au quartier

général de mon armée l’ordre de

rejoindre le 10e corps à Amiens et de

m'y mettre à la disposit ion du

commandant d 'art i l lerie. Comme il y a

beaucoup de vides parmi les

l ieutenants -colonels, je vais sans doute

faire fonctions de l ieutenant -colonel

dans une art i l lerie divisionnaire.

J 'ai passé hier matin trois heures

avec Jenny, toute contente et genti l le.

Elle avait un peu d 'émotion au départ ,

gare du Nord. Elle m'a demandé de ne

pas oublier de prier le bon Dieu.

Ma foi , que lui demander, si ce n 'est

de m'aider à faire mon devoir dans les

circonstances diffici les, s 'i l s 'en

présente. Lui demander de n 'être pas

touché ? C'est un vœu égoïste et

sûrement inefficace. Lui demander de

favoriser les armes de la France ?

Guillaume II abuse tant de ce procédé,

qu 'i l le discrédite.

Aidons-nous, le ciel nous aidera.

Au Bourget, j 'ai passé hier quatre

heures à rechercher mon wagon à

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chevaux, égaré à Juvisy. J 'ai fai t

marcher les téléphones de cette

immense gare,aux garages sans fin.

Elle ravitail le en ce moment 600 000

hommes. J 'ai fai t dix kilomètres à pied

– j 'ai été à Noisy dans un wagon de

chevaux – enfin j 'ai re trouvé le mien et

l 'ai ramené, ce qui m'a permis de partir

le soir. J 'ai cette fois parfaitement

dormi dans mon compartiment , preuve

qu 'on s 'habitue à tout .

Clermont est un coquet vil lage que

les Allemands ont occupé du 2 au 11,

sans y faire trop de dégâts. J 'ai fai t ma

toilet te dans le bureau du chef de gare.

A chaque moment passent, se

dirigeant vers le nord, des trains de

troupes. Partout la bonne humeur ; les

troupes sont rappelées de Lorraine et

de Champagne, je crois. Il paraît que

« la guerre fait une grosse

consommation d 'officiers ».. .

3 0 sep t emb r e 1 9 1 4

Après quarante-huit heures de

voyage, dont les trois dernières à

cheval, me voici arrivé à destination,

quoique sans affectation définit ive.

Une excellente nuit dans une

hospitalière maison picarde, d 'un

coquet vil lage dont le nom est connu

depuis 1870, m'a fi t oublier les deux

nuits passées en chemin de fer.

Au lointain, la voix ouatée du canon

mouille mes paupières d 'une douce

émotion. Je me porte à merveil le.

Je vous embrasse tous avec toute ma

tendresse.

3 oc tob r e 1 9 1 4

Me voici à peu près définit ivement

affecté à l 'art i l lerie de la 21e division

comme faisant fonctions de l ieutenant -

colonel. La division combat sur un

grand front, depuis plusieurs jours. Je

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suis sur pied tout le jour. Je couche sur

la pail le dans mon excellent sac de

couchage. Tout va bien. J 'écrirai plus

longuement un de ces jours.

3 oc tob r e , 6 h d u so i r

La nuit tombe. Derrière nous, un

beau coucher de soleil . En avant,

quatre vil lages qui f lambent, al lumés

par nos obus ou ceux de l 'ennemi. Tout

près, la meule de gerbes d 'avoine

contre laquelle l 'état -major de la

division bivouaque depuis quatre jours

et où, pour ma part , je vais passer ma

troisième nuit . Les nuits sont humides

et froides, mais je dors parfaitement,

grâce au sac de peau de vigogne

préparé par ma Nao.. .

Tour le jour je vais d 'un groupe à

l 'autre, réglant pour le mieux l 'emploi

de l 'art i l lerie, établissant les l iaisons,

ayant à lutter encore plus avec.. .

La guerre ne m'a pas apporté encore

les satisfactions que j 'en attendais. Son

expérience ne sert qu 'aux peti ts qui,

aux prises avec les réali tés, voient

clair enfin. Eux sont unanimes à

constater que.. . .

8 oc tob r e , 1 0 h d u ma t in

Nous sommes depuis quatre jours en

plein combat. Dans notre zone, nous

conservons la défensive devant un

ennemi très supérieur, et nous

attendons avec impatience

l 'intervention des forces acheminées

plus au nord.

Je consacre tous mes efforts à

assurer la l iaison des deux armes. Car

là est le salut . J 'ai passé tout la

matinée d 'hier dans les tranchées, avec

les éléments avancés d 'infanterie, pour

préciser leurs besoins, le langage

commun à adopter et organiser les

communications téléphoniques.

L 'après-midi, j 'ai réquisit ionné ou

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enlevé dans la peti te vil le à demi

détruite, d 'où j 'écris, les appareils

téléphoniques et les fi ls nécessaires.

J 'ai pu, grâce au concours d 'une

section du génie, organiser les postes

et , ce matin, j 'ai la sat isfaction de faire

enfin exécuter du bon ouvrage par mes

groupes de batteries.

Hier, dans les tranchées, mon

passage a été salué deux fois, une

première par les balles, une seconde

par les gros obus. Heureusement,

balles et obus sont presque toujours

mal dirigés, et en somme on est

presque toujours victime du hasard.

12 heures – Une attaque allemande

vient d 'être repoussée ; nous avons fait

quatre cents prisonniers, dont un

l ieutenant -colonel.

1 5 oc tob r e 1 9 1 4

Famille chérie,

Toujours la batail le continue. Nos

repas sont fréquemment troublés par

les marmites des pétoires allemandes,

le moral reste bon malgré tout. Je fais

toujours fonctions de l ieutenant -

colonel. Seulement, depuis quelques

jours, je commande directement deux

groupes, auprès d 'une fraction détachée.

Je puis enfin appliquer mes chères

idées sur la l iaison et j 'ai la tardive

satisfact ion de les voir à l 'ordre du

jour, de les voir s 'étaler sur les

instructions des généraux **. . . etc. ,

rédigées par leurs pires ennemis

d 'antan. . .

2 7 oc tob r e

Ma famille chérie, mon chagrin est

grand de ne pas recevoir d 'amicales

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peti tes let tres. Pas un mot depuis

Poit iers. Je me lamente et ,

l 'imagination aidant, je redoute toutes

sortes d 'infortunes. Comment se fait -i l

qu 'aucun d 'entre vous n 'ai t écri t , et

Paul pas davantage ? C'est très

méchant (I) .

Rien de nouveau. Toujours, on lutte

durement.

1 8 oc tob r e 1 9 1 4 , à 3 h d e l ' ap rè s -mid i

Su r l e ch amp d e b a t a i l l e

L 'at taque de La Boisselle traîne.

Pour le moment, pas d 'ordres à donner,

pas de reconnaissance à faire. Auprès

du général de … à son poste de

commandement, avec à peti te portée

les agents de l iaison des cinq groupes

que je commande pour cette journée, je

crois que le mieux à faire est d’écrire

quelques l ignes à ma famille. Mes

IOn avait écrit, mais aucune lettre ne lui parvint pendant cinq

semaines.

journées sont longues et dures, et

vraiment i l m'est impossible d 'écrire

plus souvent. Mes affectations ont

changé quatre à cinq fois au gré des

remaniements qu 'entraîne deux fois par

semaine en moyenne le glissement des

réserves vers le nord. Depuis trois

jours, je suis à la tête de trois groupes,

deux de ma division, un du 8e régiment.

Hier au soir, j 'en ai provisoirement

reçu deux de plus, du 60e.

Mes satisfactions de métier

augmentent chaque jour. C'est

intéressant de réaliser enfin cette

guerre que je prépare depuis tant

d 'années, de manier des hommes,

d 'appliquer des idées dans cette lutte

de tout un peuple pour l 'existence.

L 'intérêt est si grand, qu 'i l endort tout

à fait l 'appréhension et je n'ai même

pas senti cette étreinte de la peur,

instinctive, dit -on, les premiers jours

où l 'on entend siffler les balles.

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1 8 oc tob r e , 5 h 1 5

La nuit tombe. La fusi l lade s 'est tue.

Au loin grondent encore les canons des

corps d 'armée voisins. Nos attaques

ont peu progressé. L 'infanterie ne sait

pas profiter de notre tir. Et puis el le a

perdu presque tous ses anciens cadres

et ses meilleurs soldats dans les

attaques mal conduites du début de la

campagne. Maintenant que l 'on

comprend mieux la l iaison, notre

pauvre fantassin a perdu en partie son

perçant. . .

Les blessés se suivent sur la route

du retour, boitant ou le bras en

écharpe ; d 'autres sont restés au

château de Bécourt , au poste de

secours, et que j 'en ai vu des morts

couchés dans le vallon !

2 1 oc tob r e

Je retombe à trois groupes dont deux

de la 21e division et un d 'une division

de réserve.

Toujours sans nouvelle de vous

depuis Poit iers.

2 7 oc tob r e

A François.

Méchant, qui n 'écris pas à son papa !

Travail les-tu bien ? Il y aura de la

besogne pour les jeunes générations

dans toutes les branches pour réparer

le mal de la guerre ! Partout on aura

besoin d 'hommes actifs et intell igents.

Il faut que tu sois l 'un d 'eux.

3 0 oc tob r e 1 9 1 4

Ma chère Marguerite,

Reçu hier un mot de M... me

demandant mon consentement (I) écri t .

IDès son retour, Mlle Bourguet avait été demandée

télégraphiquement en mariage. Le mariage eut lieu le 31 décembre, sans que le colonel ait pu y assister, à Neuilly-sur-

Seine

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Je te l 'adresse ci -joint . Mais je ne

comprends pas bien pourquoi cette

demande ne m'arrive pas de Tournon,

et votre si lence complet , l 'absence

complète de let tres depuis un mois me

paraît de plus en plus inexplicable.

J 'avais commencé à me forger toutes

sortes de vilaines idées, un malheur

que l 'on voulait me cacher, que sais -

je. . . quand j 'ai reçu avant -hier la

ceinture tr icot et ta peti te portraiture.

Ton bon sourire m'a réconforté et

quelques larmes de joie me sont venues

aux yeux. De grâce, écrivez et donnez -

moi des nouvelles du chasseur

d 'Afrique (I) .

Rien de nouveau au front. Ma part à

moi est de sept kilomètres. Peu à peu,

mes chefs de groupes entrent dans la

bonne voie. Ce qui a valu mieux que

IPaul Bourguet avait débarqué à Bordeaux le 4 septembre et s'était engagé aussitôt dans la cavalerie pour pouvoir rejoindre plus tôt le

front. Le 10 septembre, il avait rejoint le dépôt de Lyon.

tous les discours, ç 'a été de les amener

sur la première l igne, chacun dans son

secteur, dans les tranchées d 'infanterie,

là où les balles saluent toute tête qui

se montre, où les obus se joignent aux

balles dès que les têtes mettent de

l 'entêtement à se montrer, car les

Allemands se doutent bien qu 'alors i l

ne s 'agit pas de simples troupiers trop

curieux. Or, cette curiosité est

nécessaire, el le permet à l’art i l leur de

constater que de ses postes

d 'observation éloignés i l vo it mal, ou

pas, les terrains intéressant

directement l 'infanter ie ; el le change

sa conception de l 'emploi de l 'arme.

1 er n o v emb r e 1 9 1 4

Ma chère Jenny,

En ce jour de Toussaint , comme

vous devez prier ! Et pour combien de

morts, hélas ! Et pourtant que ce soleil

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d'automne est doux et chaud et que la

campagne es paisible !. . . Quelquefois

un bruit d 'avion ou un éclatement

d 'obus tout proche rappelle que l 'on est

en guerre.. . J 'ai un service intéressant.

Trois groupes dans un assez grand

secteur ; de temps en temps, une heure

un peu dramatique, quand je vais, salué

par les obus et les balles qui ont vite

fait de flairer les reconnaissances, voir

de près les terrains d 'infanterie à

hauteur des tranchées avancées. C'est

beaucoup plus intéressant qu 'à la

manœuvre du temps de paix, car le

danger, c 'est de l 'intérêt .

1 0 n ovemb r e 1 9 1 4

Chère Marguerite,

J 'ai reçu ta dépêche. Merci . Tu

comprends combien grande était mon

inquiétude, mais depuis quinze jours,

les let tres arrivent régulièrement. J 'ai

la ceinture de laine qui me rend bien

service, les chausset tes et aussi les

jolies photos, que je regarde souvent et

dont plusieurs sont très réussies. J 'en

voudrais de Paul.

J 'ai répondu à Paul qui me

demandait d 'intervenir auprès de son

capitaine pour le faire partir. Je lui dis

que là n 'est pas mon rôle. Je n 'ai pas

plus à agir pour le faire partir que tu

n 'aurais à agir toi -même pour le faire

rester. C'est à ses chefs qu 'i l appartient

de décider suivant les besoins de

l 'arme. D'une façon générale, je ne suis

pas sans appréhension touchant

l 'arrivée de la jeune classe sur le front.

Nous n 'en avons pas eu d 'aussi bonne

comme esprit depuis des années et des

années, et el le pourra beaucoup si on

parvient à l 'acclimater. J 'espère que

l 'on prendra pour cela les plus grandes

précautions. Il faudrai t consti tuer avec

elle un peu en arrière du front des

formations de réserve qui

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manœuvreraient et s 'entraînerait peu à

peu physiquement et uti l iseraient la

nuit de bons cantonnements. Avec un

mois de beau temps, on arriverait ainsi

à éviter trop d 'évacuat ions, et après on

pourrait y aller.

11 n ovemb r e

Ma chère famille,

Reçois à l 'instant votre courrier du

1er novembre. Pour ne pas faire

attendre le vaguemestre, j 'ai lu très

hâtivement, je relirai ensuite. Vous

voyez que ça se tasse comme service

postal . Merci à tous.

Ici , r ien de nouveau ; mon poste de

commandement est établi depuis

quelques jours dans une bonne ferme et

le sac de couchage ne me sert plus. J 'ai

dressé un bon cuisinier. Avec mes

officiers adjoints et de l iaison nous

sommes cinq à table ; dans la cour de

la ferme, les ordonnances, plantons,

cyclistes, agents de l iaison et le

conducteur de la voiture à deux roues

que j 'ai réquisit ionné pour le transport

du matériel téléphonique font leur

popote à côté.

Hier, la famille de mon état -major

s 'est accrue d 'un peti t Parisien de

quinze ans, à peine plus grand que Fafa.

Orphelin, i l n 'avait qu 'un frère, part i

au service et gravement blessé, i l

t ravail la chez un cult ivateur de

Gennevill iers part i également, alors i l

est venu à pied jusqu'ici « pour tuer

des Boches ». Je vais le faire habil ler

chez un tail leur du groupe H, i l

nettoiera ma peti te voiture, ses harnais

et aidera le cuisinier. . . en attendant

mieux.

1 6 n ovemb r e

La guerre prend de plus en plus

l 'aspect d 'une guerre de forteresse,

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- 30 -

avec cette nuance toutefois qu 'i l faut

être prêt à repartir sur l 'heure.

J 'installe ma troupe comme si on

devait passer l 'hiver. Tous mes hommes

ont des abris, de véritables maisons

souterraines à l 'épreuve de l 'obus. Tous

mes chevaux (et Dieu sait si cela fait

une cavalerie, neuf batteries sur le

pied de guerre, environ mile cinq cents

chevaux !) vont d 'ici deux à trois jours

être abrités sous de grands hangars

pour l 'installat ion desquels j 'ai fai t

couper des centaines d 'arbres, et dont

le toit est formé de fascines

recouvertes de pail le. Même, les

chevaux ont des mangeoires en bois ,

afin de ne pas user prématurément les

musettes-mangeoires, qui resteront

ainsi disponibles pour la guerre de

mouvement plus tard.

Tu sais comme il es t diffici le de

faire manger du riz au gras aux

hommes ; le r iz au lai t leur plaît fort ,

mais le r iz au gras, en général mal

préparé, ne leur dit r ien. Or, quand on

sera en Allemagne, i l est probable que

les pommes de terre seront évacuées à

l 'arrière.. .

1 8 n ovemb r e

J 'ai remis hier la croix à un

capitaine de l 'un de mes groupes.

Cérémonie simple et belle pour

laquelle j 'avais obtenu la coopération

de cent marsouins et de douze clairons.

Le tout s 'est passé dans une prairie des

bords de l 'Ancre, près de nos bivouac s,

et le bruit de la canonnade qui a éclaté

à ce moment précis, dans l 'un de mes

autres groupes, a accompagné les

paroles solennelles.

3 d écemb re 1 9 1 4

Les nouvelles me manquent ces

jours-ci . J 'ai hâte de savoir ce que

maman va faire après avoir ramené

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François à La Flèche.

Ici , r ien de nouveau. Presque chaque

jour, je vais visi ter sur une partie du

front de mon secteur (quatre batail lons

en première l igne) les tranchées

avancées. C'est là, à toute peti te

distance de l 'ennemi, à cent mètres,

cinquante mètres sur certains points, là,

où les balles viennent vous souffleter

le visage dès que l 'on montre le bout

de son nez, c 'est là que l 'on sent battre

le pouls de l ' infanterie, que l 'on

connaît ses besoins, que l 'on arrive à

parler un langage commun. Et puis,

quel réconfort pour ces braves gens !

Ils n 'en voient pas assez auprès d 'eux,

des art i l leurs galonnés, et i l y a encore

bien des lacunes dans la l iaison, bien

des hésitat ions et des malentendus.. .

Ma joie la plus vive peut -être, c 'est de

voir s 'éclairer ces visages, de sentir

qu 'on laisse derrière soi la confiance.

Et puis, dans ces terrains avancés, les

émotions, les tr istesses, l 'aspect des

pauvres tombes improvisées gonflent

le cœur d 'une résolution grave.

Mes art i l leurs sont en bon état . Le

temps s 'est remis au doux après dix

jours de grand froid. Si vous êtes

genti ls là -bas, vous m'enverrez des

colis postaux de cartes, notamment de

cartes « Alluette », très recherchées

des Bretons. Cela et quelques lainages

me permettront de t irer au sort

quelques cadeaux de Noël.

1 2 d écemb r e 1 9 1 4

Ma chérie,

Je voudrais t 'écrire bien bien plus

long. Mais je n 'ai pas le temps : les

visi tes nécessaires aux tranchées, les

conférences au quartier général , les

al lées et venues dans les groupes, enfin

les délicates fonctions de commandant

d 'armes avec des réfugiés suspects à

surveil ler, des femmes à évacuer, car

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vraiment nos soldats ont mieux à faire

ici . . . , enfin un volumineux courrier, en

tout de terribles journées. Je dicte en

moyenne, le soir entre 4 et 6 heures,

une quinzaine d 'ordres ou de rapports.

Les galons de l ieutenant -colonel ? . . .

Ils viendront si l 'A ne me casse pas les

reins, sans doute d 'ici quelques

semaines.

6 e t 1 3 d écemb r e 1 9 1 4

Mon François chéri ,

Te voilà seul sans doute maintenant

et peut-être ressens-tu, pour la

première fois de ta vie, l 'angoisse

réelle de l 'isolement et t 'es -tu

ressouvenu des larmes de ta maman

lors de la première séparation i l y a

quatre ans.. . Mais tu es un brave peti t

homme qui sait se commander et

maîtriser son chagrin ; d 'ai l leurs tu es

aussi un bon élève, qui comprend

pourquoi i l faut travai l ler, et quand on

a du chagrin le travail t ient compagnie,

j 'en ai fai t mille et mille fois

l 'expérience ! Enfin tu as des

camarades, des maîtres qui vont un peu

remplacer ta famille, dans ce Prytanée

que tu aimes et qui est bien la

meilleure boîte que je connaisse.

1 3 d écemb r e

Reçu hier ta première let tre. Je

devine le chagrin contre lequel ton

brave peti t cœur lutte courageusement.

Ce chagrin n 'est pas mauvais, i l t rempe

les caractères, surtout les caractères

naturellement énergiques comme le

t ien. Réagis surtout par le travail et

par le jeu, chacun à sa place et à son

heure.

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2 8 d écemb r e 1 9 1 4

Ma chère Jenny,

Voilà deux lettres de vous que je

laisse sans réponse. Mais aussi quelle

vie est la mienne ! Depuis douze jours,

ma tâche est rendue plus lourde encore

par d 'incessantes attaques contre des

organisations défensives excessivement

fortes. Les pertes sont grandes et notre

infanterie, toujours vail lante, a

d 'autant plus de mérite que la guerre

qu 'i l lui faut faire n 'est pas celle

convenant à la race.

J 'ai reçu tous les colis annoncés. Je

n 'ai pas encore eu le temps de les

ouvrir ni d 'ai l leurs d 'écrire une let tre,

depuis quinze jours. En attendant,

mille remerciements a ffectueux à tous.

Je vais faire aujourd 'hui trois lots, un

par groupe.

Je n'espère pas avoir l 'autorisation

d 'al ler à Paris le 31, et c 'est pour moi

un gros crève-cœur ! Ma consolation

est de penser que le mariage de ma

fi l le sera béni là même où l 'a été l e

mien.

3 1 d écemb r e

Ma chère Marguerite,

J 'ai beaucoup de peine en ce dernier

jour d'année d 'être si loin des miens (I) .

Jusqu'à i l y a quinze ou vingt jours, je

n 'avais pas envisagé possible de

demander une permission. Tes

instances si naturelles, si affectueuses,

m'ont déterminé, et i l y a huit jours j 'ai

transmis une demande de la journée. Or,

hier, l 'armée a refusé.. .

Des prisonniers ont déclaré, paraît -i l ,

que les Allemands ont juré de

reprendre notre vil le demain 1er

ILe mariage de Mlle Bourguet eut lieu ce jour-là, choisi à cause de

l'anniversaire de son père, qui était le 1er janvier.

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janvier. . . Est -ce ce renseignement qui a

déterminé le refus opposé à ma

demande. . . Quoiqu'i l en soit , je suis

loin.

J 'aurais tant voulu, je m'étais si vite

habitué à l 'idée d 'être à Paris

aujourd'hui, de conduire Marguerite,

de prier pour elle le bon Dieu avec

vous, d 'embrasser mon chasseur

d 'Afrique que je ne vais pas revoir de

bien longtemps peut -être. . .

L 'espoir d 'al ler à Par is aujourd'hui

m'avait fai t depuis dix -huit jours

beaucoup négligé ma correspondance.

Je suis en retard avec tous.

Maintenant que tu vas te retrouver

seule, écris-moi longuement. Raconte -

moi tous les détails de ta vie, de cette

dernière semaine, les démarches, la

cérémonie. Raconte -moi l 'at t i tude de

chacun.

Marguerite était -elle aussi genti l le

que toi en 1891 sous son voile de

mariée ?

Et le chasseur d 'Afr ique ? Était -i l

ému et majestueux, et beau ?

Et le Fanet ? Pauvre peti t chat !

3 1 d écemb r e

Mariage(I) …... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . .

Reçu les deux boîtes de fleurs (2) .

Très touché, j 'ai versé sur ces

souvenirs quelques larmes si lencieuses.

1 2 j an vi er 1 9 1 5

Ma chère peti te (à sa f i l le) ,

Merci de tout cœur, à ton mari

comme à toi , pour ma part de ton

odorant rameau d 'oranger et pour vos

très affectueuses l ignes. Merci surtout

pour avoir tant pensé à l 'absent

ILa place du commandant resta vide à la table de l'Hôtel Lutetia. 2Chaque convive mit, avec son nom, une fleur de la corbeille à

l'adresse du commandant.

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pendant cette journée du 31.

L'absent a eu beaucoup de chagrin

de ne pouvoir vous apporter ses baisers

et ses vœux, de ne pouvoir prier près

de vous. Il croit qu 'à vous deux vous

avez beaucoup d 'éléments de bonheur

et qu 'avec un peu de sagesse vous

pourrez vous préparer une belle vie.

Fai tes-en une vie uti le et soyez bons.

La pluie depuis bien des jours rend

la guerre très pénible. Il faut, pour

atteindre les tranchées avancées, se

mettre dans l 'eau jusqu'au genou, car

par endroits les boyaux sont

transformés en fossés profonds. Mais,

nous autres art i l leurs, nous pouvons

nous changer chez nous le jour même,

tandis que les pauvres fantassins,

lorsqu'i ls sortent de là pour la relève,

sont trempés et couverts de boue

jusqu'aux yeux ! Je redoute que Paul

soit envoyé là -dedans avec ses dix -huit

ans !

Nous autres, ça va toujours bien,

mais quelle guerre pénible de

forteresse, et devant des fort if ications

sans cesse renouvelées, sans cesse

ravitail lées, at taquées avec un matériel

insuffisant (aujourd 'hui encore) de

guerre de campagne ! Une chose

pourtant est réconfortante, c 'est que

nous attaquons sans cesse et qu 'en face

de nous on se confine presque dans la

parade.

Excusez, heureux jeunes mariés,

cette conférence et acceptez mes plus

tendres embrassements .

9 j an vi er

Je suis de plus en plus débordé, bien

que le colonel de L.. . , du 28e, ai t pris

le commandement et que je ne sois

plus que faisant fonctions de

l ieutenant -colonel. Mais le colonel de

L.. . (un homme PARFAIT, un grand

catholique qui va tous les matins à la

messe – un moine – mais quelle

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- 36 -

douceur ! Quelle conscience ! Quelle

délicatesse !) n 'est guère au courant.

En outre, nous avons dans notre

secteur six groupes au l ieu de trois, et

si j 'ai moins de responsabil i té

apparente, au fond, el le n 'en est pas

moins existante.

Nous avons les avions, la

télégraphie sans fi l à notre poste de

commandement, un réseau de cinquante

kilomètres de l ignes téléphoniques,

avec une trentaine d 'appareils, et

vraiment le travail pour moi est

surhumain. Je n 'ai même plus le temps

d 'al ler dans les tranchées,

qu 'heureusement je connais bien et

avec elles tous les détails des ouvrages

ennemis !

Tout le monde s 'intéresse à mon sort

en haut l ieu, désire réparer l 'injustice

du sort qui frappe tous les yeux.. . mais

i l faut d 'abord épuiser les anciennes

l istes.

1 6 j an vi er 1 9 1 5

Mes chers grands enfants,

Merci de vos let tres, qui ont croisé

ma réponse un peu tardive. Je me

figure sans trop de peine votre

existence et suis heureux de votre

bonheur.

On a été marmité hier et aujourd'hui

comme on ne l 'avait pas encore été.

Dans le temps que j 'ai lu vos let tres et

regardé vos photographies, trois gros

projectiles au moins sont venus éclater

à quelques pas, et c 'est avec cet

accompagnement qu 'i l faut donner des

ordres, étudier de minutieuses

questions de t ir, l ire des comptes

rendus, répondre à tous.

1 7 j an vi er 1 9 1 5

Amiens est un bon rêve, mais un

rêve. . . Interdiction formelle aux

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- 37 -

officiers comme aux t roupiers de faire

venir leurs familles – aux officiers

surtout.

Depuis huit jours, l 'ennemi a rep ris

le bombardement. De minute en minute,

arrivent des obus de cinquante kilos

visant surtout l 'église et cherchant

ainsi notre poste de commandement

signalé certainement par des espions.

Nous sommes bien moins en sécurité

que nos art i l leurs dans leurs abr is.

Nous avons établi nos téléphones à la

cave, mais nous ne pouvons nous

résigner à les suivre. La statue dorée,

d 'un poids de quatre tonnes je pense,

huit mètres de haut, qui domine le

clocher, va tomber d 'un instant à

l 'autre. La Vierge avait les deux b ras

élevés ; l 'un deux montrait le ciel ,

l 'autre tenait une croix. Depuis hier

soir, el le s 'est inclinée et ne t ient plus

que par l 'armature de fer qui la relie à

la coupole. Le geste de ces deux bras

apparaît ainsi tragique et lamentable.

Encore quelques coups et el le ira

s 'écraser sur la place à soixante mètres

au-dessous.

« Je n 'aurais pas cru, disait i l y a un

moment le capitaine adjoint , que notre

Vierge se serait ainsi laissée abattre. »

L'église et la Vierge étaient vouées à

Notre-Dame de Brebières en souvenir

d 'un pèlerinage ancien.

2 1 j an vi er

Amie chérie,

Tu comprends mon chagrin de ne

pouvoir accepter ta proposit ion au

sujet d'Amiens. Mais si ma demande

était justif iée pour le 31 décembre

(mariage de sa fi l le) , une demande

pour Amiens est impossible.. .

….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (c en su r é ) ….... . . . . . . . . . . . . . . .

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….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . (c en su r é ) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

….... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De jour la chose est beaucoup plus

simple, naturellement. Ce qui la

complique, c 'est la relève fréquente

des troupes d 'infanterie qui ob lige à

remettre trop souvent tout le monde au

courant. Il y aurait encore bien des

choses à dire là -dessus, mais à quoi

bon !

Ton affection pour moi, ma chérie,

te fait prendre trop à cœur la question

avancement. Si j 'avais commencé la

campagne l ieutenant -colonel, j 'aurais

pu encore rattraper le temps perdu.. .

J 'ai un peu de regret , car, en effet ,

placé plus haut, j 'aurais pu rendre de

gros services. . . Mais mon ambition

personnelle est morte.

D'une manière générale, notre

att i tude sur le front est offensive dans

le corps d 'armée, et rarement l 'ennemi

attaque lui -même. Il se borne à contre -

attaquer.

Ce que tu as observé est juste. On

est par ici mal disposé pour l 'art i l lerie

(pas les peti ts, certes ! Mais les grands)

et on oublie volontiers de parler d 'el le

dans les comptes rendus.

Te souviens-tu que le colonel M... ,

commandant le. . . , avait un fi ls aîné,

excellent élève au lycée de Bourges,

sorti deuxième de l’École

polytechnique dans les Mines. Il a fait

la campagne comme sous -lieutenant du

génie. Il y a quelques jours, comme il

dirigeait les travaux de quelques

sapeurs dans une tranchée avancée, les

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- 39 -

Allemands prononcèrent une peti te

at taque. Nos fantassins plièrent. M...

f i t prendre le fusil à ses sapeurs et

arrêta l 'ennemi, mais i l reçut là une

balle au front.

Tu ferais bien, en souvenir du lycée

de Bourges et avec la pensée que ton

fi ls à toi va bientôt aussi rejoindre le

front, d 'écrire quelques l ignes à Mme

M...

2 6 j an vi er

Je t 'écris un peu à l 'avance pour que

tu puisses recevoir ma lettre pour ta

fête, même si tu as quit té Paris. Je

t 'envoie la surprise promise.. . ma tête

en 1887, cueil l ie dans le groupe de ma

promo.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Avez-vous pensé à envoyer des faire

part à Lima ? Moi, je ne veux écrire à

personne avant d 'être l ieutenant -

colonel. Hélas ! Personne ne doit

comprendre. On me donne ici de

bonnes paroles. On daigne constater

que n°1 de corps d 'armée i l y a deux

ans, actuellement dépassé par cent

officiers d 'art i l lerie classés après moi

à ce moment, je me trouve dans une

si tuation exceptionnellement

désavantageuse.

Le colonel M... a promis de parler

de moi au général X.. . qu 'i l connaît et

fera valoir que mes droits acquis sont

beaucoup plus anciens que ceux de

quiconque et que ce que j 'ai fai t sur le

front pendant ces quatre mois

justif ierait une mesure exceptionnelle.

Mais cela suffira -t -i l ?

3 0 j an vi er 1 9 1 5

Mon chéri (à François )

J 'ai aujourd 'hui un peu de loisir,

c 'est toi qui va en profiter. Après

lecture, tu feras par tir ma lettre en

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tournée sur Lorient, Paris, Tournon. On

peut laisser le chasseur d 'Afrique hors

circuit , car i l va sans doute en avoir

bientôt pour son grade des

renseignements de guerre !

J 'ai écris hier à ce « brave

Français », et sur sa demande, par le

même courrier, à son capita ine pour lui

demander qu 'i l soi t possible de

l 'affecter à une section de mitrail leuses.

Il ferait ainsi campagne d 'une façon

sûrement intéressante même dans les

tranchées, où justement j 'ai vu ces

jours derniers une section de

mitrail leuses servie par des chasseurs à

cheval.

Nous avons de nouveau du froid.

Les boyaux, dans la boue desquels j 'ai

enfoncé i l y a huit jours jusqu'au-

dessus du genou, sont secs et propres,

et les terriers des hommes, bien garnis

de pail le, fermés à l 'ouverture par des

couvertures de campement, sont plus

habitables. C'est cur ieux, d 'ai l leurs,

comme les Bretons à force de vivre

dans la brume résistent à l 'eau. Il y a

moins de malades sur le front avec des

effectifs de guerre qu 'en garnison. J 'ai

fai t hier une tournée intéressante dont

l 'objectif était de reconnaître

l 'emplacement exact d 'un blockhaus

allemand, récemment construit sur un

point de notre front à trois cents

mètres environ de nos tranchées.

Nous avons laissé nos chevaux à la

l isière d 'un bois tout proche de

l 'ennemi. Nous avons dans ce bois

traversé une délicieuse clairière au

fond d 'un vallon, où je serai heureux

quelque jour de venir me promener

avec toi et faire un pique -nique comme

celui du bois des Pins à La Flèche.

Pour l ' instant, la prairie est parsemée

de trous d 'obus mesurant huit mètres

de diamètre environ ; à chaque minute

arrivent de nouveaux projecti les

ennemis, ou partent les nôtres, car j 'ai

une batterie là tout près à la l isière –

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l 'écho du bois reproduit chaque

détonation en roulement prolongé,

quelques balles sifflent de-ci de-là – et

ce n 'est qu 'au retour, je crois bien, que

j 'ai pensé au pique -nique. Au-delà du

bois, j 'ai pris le boyau conduisant aux

tranchées. J 'avais appris le matin par le

téléphone que les Allemands avaient

poussé un bout d 'ouvrage j usqu'en un

point dangereux pour les nôtres,

pendant la nuit , et qu 'un l ieutenant

avait été tué en examinant ledit

ouvrage ; je venais le reconnaître à

mon tour pour savoir à quel groupe je

pourrais confier sa destruction. En

passant, j 'ai vu le pauvre l ieu tenant

couché dans un abr i de tranchées,

gardé par une sentinelle, baïonnette au

canon.

J 'ai fai t ma reconnaissance, j 'ai

circulé dans les tranchées avancées ;

au retour, j 'ai croisé dans le boyau des

fantassins apportant la soupe à leurs

camarades. Ces croisements exigent

une peti te manœuvre car les boyaux

sont étroits. Chemin faisant, un

fantassin m'a interpellé : « ah ! Mon

commandant, tâchez de faire du bon

ouvrage, car i ls nous écrasent ! »

Le t ir a été exécuté dans l 'après -

midi par l 'un des groupes. L 'officier

observateur du t ir a assisté dans la

tranchée avancée à un incident curieux

qu 'i l m'a conté dans la soirée : pendant

le bombardement de l 'ouvrage

allemand, on a vu un ennemi en sortir

vers nous, les bras levés sans armes.. .

« Allume, allume, ont crié nos

fantassins, gare aux marmites ! »

Il est arrivé sain et sauf, très

essoufflé, les bras toujours élevés. On

l 'a entouré, on l 'a plaisanté, on lui a

fait boire un quart de vin, i l a aussi

mangé du pain. Peu à peu i l s 'est mis

en confiance et a déclaré qu 'i l était

Polonais. (C'est curieux le nombre de

Polonais et d 'Alsaciens -Lorrains qui

désertent ! Ne serait -ce pas souvent de

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bons Allemands cherchant à se faire

bien venir ?) Bref, notre Polonais a

assisté à côté du l ieutenant observateur

à la f in du t ir, tout à fait remis de sa

frayeur ; i l se frottai t les mains en

riant à chaque coup heureux. N'est -ce

pas amusant ce prisonnier fait en

somme par le canon ?

Le mal, c 'est que tout cela finit par

gâter l 'infanterie. Comme assez

souvent déjà nos obus ont fait évacuer

sans combat des tranchées ou des

maisons, comme plus souvent encore

i ls ont arrêté les attaques à eux tout

seuls, l 'infanterie commence à croire

qu 'i l ne lui reste plus qu 'à dormir ; el le

compte trop sur nous et je crains

qu 'elle ne paie cher quelque jour cet

excès de confiance – et nous avec elle !

Réclame à ta sœur une peti te photo

de la « Vierge couchée »,

photographiée après quatre jours de

bombardement. Notre poste de

commandement à deux cents mètres de

l 'église n 'a pas été atteint . Au fond,

j 'aime mieux ça.

1 er f év r i er 1 9 1 5

Mes chers grands enfants,

Tandis que vous courez les rochers

et les plages ou simplement travail lez

à bâtir votre nid, à créer la vie, nous

autres consacrons toutes nos forces à

l 'œuvre de destruction. C'est pit ié de

voir disparaître sous nos coups

(Allemands ou Français) les hommes et

les choses et de penser au flux

immense apportant chaque jour, de part

et d 'autre, sur le front, l 'impôt que le

monde paie à notre commune œuvre de

destruction.

Les vil lages qui jalonnent le front

sont aux trois quarts détruits,

quelques-uns sont mi -français, mi -

allemands, et là on se fusil le à

quelques mètres. Des murs de sacs à

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terre remplacent les murail les détruites

par les obus.. .

Envoyez-moi.. . quoi ? Je n 'ai besoin

de rien. Si , pourtant, de temps en

temps un bon potage de légumes.

Je n 'ai jamais vu des hommes aussi

inaptes comme cuis iniers que les

soldats bretons !

2 févr i e r 1 9 1 5

Ma chérie,

Il n 'y a rien à faire absolument pour

la publicité. Mes écri ts m'ont beaucoup

nui alors que j 'avais le droit et

l 'autorisation d 'écrire. Aujourd 'hui, je

contreviendrais aux ordres formels et

répétés du commandement. J 'aurais tort

dans le fond comme dans la forme,

vraiment tort . Au surplus, alors même

que le secret serait assuré, ma faute ne

serait pas moindre. En temps de guerre,

la parole est aux chefs et aux chefs

seuls.

Je ne comprends pas que ton

catholicisme se cabre et je me demande

d 'ai l leurs si tu as bien l 'esprit

catholique.. .

Vois-tu, i l faut se contenter jusqu'à

la paix de la bonne peti te pâte tactique

courante.. .

A la paix, si j 'y suis, je continuerai

à laisser dire, car cette fois on sera

tranquille pour longtemps, j 'espère, et

les discussions tactiques n 'auront plus

dès lors qu 'un intérêt spéculatif .

Certes, je ne regrette pas les lances

rompues depuis dix ans par la parole et

par la plume. Personnellement , j 'ai été

condamné par le Saint -Office comme

hérétique et j 'ai perdu au moins un

galon. Mais, malgré tout, mes idées de

réforme ont fait leur chemin chez tous

les fantassins et chez les jeunes

art i l leurs, ce qui a facil i té à l 'art i l lerie

l 'évolution rapide de ses méthodes en

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cours de campagne. Bien au fond,

malgré tout, je suis f ier de mon arme.. .

Dans la tourmente du début de la

campagne, i l est arr ivé dix fois au

moins à chaque groupe de batterie de

rester en batterie à faible distance de

l 'ennemi et d 'arrêter l 'offensive de cet

ennemi, tandis que l 'infanterie se

repliait . . . Or, en bonne règle, c 'est

l 'inverse qui aurait dû avoir l ieu. C'est

l 'infanterie dont la retraite e st plus

facile qui aurait dû rester la dernière.

Cela seul crée à l 'art i l lerie une auréole

de gloire, et les pet i ts fantassins le

savent bien !

Mon enfant, r ien à faire non plus

pour le 19 février. Tu es parfois pour

la raison une toute pet i te f i l le, la pe ti te

f i l le qui découpait des franges dans les

rideaux de sa maman, comme elle eût

épluché des pommes de terre. . .

4 févr i e r

A partir du 6 ou 7 octobre j 'ai eu un

commandement de colonel avec trois

groupes.. . et cela avec un état -major

improvisé. Pendant cette période très

intéressante, j 'ai organisé des l iaisons,

le contact permanent avec l 'infanterie,

les téléphones, les barrages sur tout le

front sans me désintéresser des

questions d 'hygiène des hommes et des

chevaux. Maintes fois j 'ai été appelé

en conférence à la division ou au corps

d 'armée pour la préparation des

attaques importantes. Je n'ai jamais eu

que des éloges.. . Pourtant, le colonel

*** ne m'a pas caché que mon absence

au commencement de la guerre me

causerait beaucoup de tort . . . , « en

temps de guerre, les droits acquis du

temps de paix ne comptant plus.. . ».

Aujourd 'hui j 'ai des t i tres de guerre

et suis en mesure de me défendre. J 'ai

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obtenu une audience du général C.. .

C'est une intell igence très droite et très

vive. Je lui ai donné des préc isions :

« i l n 'y a pas, je crois, dans l 'armée,

dans aucun grade et aucune arme, une

si tuation aussi anormale que la mienne.

Avant de vous la signaler j 'ai tenu à

vous donner ma mesure. C'est fai t . J 'en

appelle de la justice locale du n° corps

à votre haute justice. »

1 2 fév r i er 1 9 1 5

Ma chère Jenny,

Merci de vos aimables l ignes.

L 'hiver s 'éloigne et je ne pense pas que

les hommes aient de pressants besoins

de vêtements de laine.

Nous ne faisons r ien de bien

héroïque. Les Allemands nous envoient

depuis quelques jours des gros obus

français, avec des canons français pris

les uns et les autres à Maubeuge.

Heureusement les obus sont médiocres

(fabrication très ancienne) et

dangereux seulement tout près de

l 'endroit où i ls éclatent.

Ma maison a été encadrée par eux

plusieurs fois, sans dommage.

1 5 fév r i er

Tout ce que peut faire ton mari pour

notre 19 (I) , c 'est de t 'écrire. Le temps

est toujours brumeux et froid. Le

printemps était plus avancé en 1891.

Ma pensée est tr iste et grise comme le

temps. Je n 'ai pas un service assez

actif pour oublier. Parfois, quand je

circule dans les tranchées, quand

j 'examine le terrain par les créneaux

repérés, où de temps à autre la mort

sert de prix à la curiosité, je me dis

IAnniversaire du mariage du colonel, 19 février 1891

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que tout au moins une bonne blessure

mettrait la chose au point . Mais tu me

connais assez pour savoir que cette

pensée un peu amère ne m'empêche pas

de faire mon devoir, c 'est -à-dire de

prendre toutes les précautions

compatibles avec la mission.

J 'aime recevoir et l ire tes let tres, et

je compte beaucoup, s i je reviens d 'ici ,

sur la douceur du foyer.

2 5 fév r i er 1 9 1 5

Ma chère Marguerite,

Oui, je me souviens de la promenade

de Saint -Benoît et aussi de celle à la

f in de laquelle nous avons été dépassés

par ***. Il ne m'a pas dépassé là

seulement, car i l est colonel depuis le

1er janvier – toujours au ministère.

Ladite promenade s 'était fai te par

Blossac, sur le chemin de la Cassette,

et on avait rapporté des violettes. Une

fois aussi on a rapporté des fraisiers

d 'un chemin au delà du parc. Nos

jeunes mariés ont un plus joli coin de

France à leur disposit ion, et comme un

prolongement de Miraflorès.

Ma pauvre peti te, les nominations

ont paru hier. . . C'est le commandant

X.. . qui est promu. Le général n 'a pu

obtenir deux l ieutenants -colonels. Je

suis victime des circonstances plus

encore que des hommes.

J 'avais entretenu le général de mon

projet de demander un commandement

dans l 'infanterie si tôt passé l ieutenant -

colonel. Comme je pourrais at tendre

longtemps encore, car l 'art i l lerie du

corps a maintenant plus que son

compte de l ieutenants -colonels –

quatre en tout, et i ls sont déjà cinq –

j 'adresse ma demande immédiatement.

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LE CHEF D'ESCADRON SAMUEL BOURGUET,

COMMANDANT LE GROUPE D'ARTILLERIE DE RUEIL

(1911)

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LE FANTASSIN

5 mars 1915-25 septembre 1915

62e, Thiepval - Hamel (Hébuterne) 116e, Anthuile - Tahure

5 mars 1 9 1 5 .

Je suis affecté à dater d 'aujourd 'hui

au 62e d 'infanterie comme faisant

fonction de l ieutenant -colonel.

7 mars 1 9 1 5

Ma chère peti te,

Me revoici donc fantassin – pour un

temps ou pour toujours ? - peut-être

pour toujours. - J 'ai quit té l 'art i l lerie

sans regret , sinon sans amertume, hier

samedi en paquetage de campagne,

mon ordonnance derrière moi, et plus

loin le peti t Georges, conduisan t la

voiture téléphonique qui contenait mes

cantines ; je suis part i vers 10 heures,

après avoir dicté, à la demande du

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colonel, une consigne pour nos

officiers observateurs et agents de

l iaison. La veil le, j 'avais fait le tour

des chefs de tout poil pour prendre

congé ou prendre contact . Comme le

secteur du 62e a appartenu à ma zone

d 'activité, j 'y connaissais déjà

plusieurs de mes nouveaux chefs ou

camarades ainsi que le terrain et

l 'organisation mili taire, ce qui a

beaucoup facil i té l 'entrée en matière.

Mon nouveau colonel est un homme

ferme et droit ; le général de brigade

entrevu autrefois à Lunéville, puis à

une manœuvre de cadre, se montre

bienveil lant ; le général de division

avc qui j 'ai eu affaire à l 'automne et

qui en général aime peu les art i l leurs a

toujours été très amical avec moi. Il

m'a dit : « Vous devez être content en

voyant peu à peu vos idées s 'appliquer.

C'est sur vos traces que toute

l 'art i l lerie se décide enfin à

marcher. . . »

J 'ai commencé ce matin à visi ter les

tranchées. J 'espère me mettre

rapidement au courant de tout le

service.

1 2 mars 1 9 1 5

Mon cher ami (à son gendre ) ,

Ne vous préoccupez pas pour moi.

Je ne cours guère plus de risques

qu 'avant. . .

Je suis enchanté de mes nouvelles

fonctions et je me réacclimate

rapidement dans une arme que déjà je

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connaissais bien. Il faut y adopter des

procédés de commandement nouveaux.

Ici l 'encadrement, si puissant et si

efficace dans l 'art i l lerie par le nombre

et par la valeur, est très insuffisant.

Beaucoup de compagnies sont

commandées par d 'anciens adjudants

ou des l ieutenants de réserve ; en outre,

l 'homme prend une importance

primordiale. Il faut donc connaître

l 'homme, sa psychologie, sa force et

ses faiblesses, se montrer à lui souvent,

l 'ini t ier patiemment à cette vie de

tranchées si nouvelle pour tous.

L 'officier d 'infanterie n 'a pas besoin

d 'être aussi instruit que celui

d 'art i l lerie, mais i l doit être plus

psychologue, plus troupier, plus chef.

Dans l 'ensemble, l ' infanterie a fait

beaucoup de progrès de toutes

manières depuis les jours sombres du

début. Et puis el le a maintenant l 'hiver

derrière elle, au l ieu de l 'avoir en

perspective.

Enfin les aménagements des

tranchées la mettent à l 'abri des

inondations, des océans de boue dans

lesquels el le a pataugé jusqu'au genou

et souvent même jusqu'au ventre en

décembre.

1 2 mars .

Ma chérie,

Mon colonel, un Bourguignon

intell igent et honnête, a vite vu le parti

qu 'i l pouvait t irer de ma coopération,

et d 'accord avec lui je travail le à régler

au mieux cette grande guerre des

tranchées où tout est à improviser pour

nous, et où nous refaisons avec

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quelques variantes l 'expérience des

armées de Louis XIV. Il ya toujours

beaucoup à rectifier dans le service des

tranchées, ce qui impose au chef une

action de présence moins uti le dans

l 'art i l lerie. Dans l 'infanterie, en effet ,

l 'homme de troupe est presque tout. Il

faut agir sur lui directement, d 'autant

plus que les cadres sont incomplets et

de valeur médiocre, en raison des

pertes. Ce service agréable me distrait

et me redonne pat ience et bonne

humeur.

1 5 mars .

Je comprends ton chagrin de savoir

la Guadeloupe coulée. C'est

douloureux de penser que cette

demeure où nous avons passé deux

bonnes semaines et que nous aimions

bien est maintenant au fond de l 'eau.

2 6 mars .

Ma chérie,

Reçu aujourd 'hui ta let tre du 23,

tandis que le colonel recevait ton mot

et sa lampe.. . Il est enchanté, et moi

aussi .

C'est un fantassin de carrière, ami

du détail , t rès troupier, très énergique,

beaucoup de bon sens et de finesse. Je

suis tout à fait acclimaté. Aux heures

de loisir, j 'étudie avec les officiers au

repos les actions auxquelles i ls ont été

mêlés au début de la campagne. Ce qui

me permet à la fois de mettre au point

mon expérience de la tactique

d 'infanterie et de faire intimement

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connaissance avec le personnel.

Quand on a suivi un officier dans

tout le détail d 'une attaque de nuit ,

d 'une retraite, qu 'on l 'a mis sur la

sellet te de toutes manières, on le

connaît mieux qu 'après un an de

régiment.

2 9 mars 1 9 1 5 .

Mon cher ami (à son gendre ) ,

J 'espère que le beau soleil va vite

guérir votre femme et qu 'en famille

vous pourrez faire de bonnes parties

pendant les vacances toutes proches. Je

donnerais bien quelque chose pour être

une fois de la fête, mais ce sera pour

plus tard, si je reviens.

J 'ai fai l l i hier, dimanche des

Rameaux, être ramassé par les balles

boches au cours d 'une reconnaissance

que je faisais seul pour att irer moins

l 'at tention, dans un terrain très

surveil lé par l 'ennemi. En dépit de ma

tenue « bleu horizon », j 'ai été pisté et

salement suivi pendant quelques

minutes, par de bons t ireurs, et les

balles passaient rudement près. J 'ai pu

atteindre une tranchée et sur la crête

de cette tranchée les balles venaient

rageusement me chercher encore.

1 er a vr i l .

Ma chère Jenny,

Tout va bien. Toujours.

Temps superbe, très f roid le matin.

Tout à l 'heure, pêche intéressante au

fi let dans un immense bassin, en vue

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du repas du vendredi saint . Cadre

pit toresque avec obus sifflant au -

dessus de la tête et avions évoluant

dans le ciel bleu. Le jour des Rameaux,

votre beau-frère a fail l i écoper

sérieusement, car un vilain Boche fort

adroit l 'a suivi de ses balles au cours

d 'une reconnaissance.

1 6 avr i l ?

Ma chérie,

J 'ai une besogne terrible. Je

remplace provisoirement le colonel

avec cinq batail lons dans les paturons,

soit plus de 5.000 hommes et des

organisations de tout ordre à améliorer

ou à créer. Là, comme en automne,

j 'organise pour d 'autres. . . Enfin, là

comme en automne, j 'ai du moins de

grosses satisfactions de

commandement, tout au moins pour

quelques jours. Merci de tes peti tes

l ignes de la fin. Tu me juges avec plus

d 'affection que de clairvoyance. Je suis

simplement un honnête garçon ayant

quelque bon sens.

1 9 avr i l 1 9 1 5 .

Ma chère famille, femme, fi l le

et gendre,

Je suis un peu en retard avec le

jeune ménage, ayant depuis une

semaine beaucoup de travail . Le

colonel a pris une brigade et je

commande le régiment en attendant le

remplaçant. Ce qui complique ma

besogne, c 'est une recrudescence

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d'activité al lemande dans notre secteur,

des alertes de nuit . . . et aussi

l 'extension prescri te pour le font du

régiment. Je commande cinq batail lons

dont deux terri toriaux, ceux -ci

excellents. La photo des Annales a été

prise, i l y a quelque deux mois, à mon

insu, au cours d 'une promenade dans

les tranchées de La Boisselle faite avec

six journalistes étrangers que j 'avais

charge de piloter, avec consigne

d 'éviter les coins trop dangereux. Vous

m'y voyez garantissant les jupes de

mon manteau pour évi ter de trop racler

les parois, tandis que je marche avec

précaution parmi les flaques. Les

tranchées du 62 sont mieux organisées

avec écoulement des eaux et toutes

sortes de perfectionnements presque

confortables. Ces améliorations et

aussi la belle saison ont rempli tous les

cœurs de courage, l 'état moral est

excellent.

Quels braves gens ! Ils sont des

centaines à l 'affût des missions

péril leuses, des patrouil les de nuit , des

coups de main ; i l y a quinze jours un

homme a insisté à plusieurs reprises

pour aller chercher le corps de son

sergent, tout près des fi ls de fer boches,

et l 'a fai t . . . i l a une bonne figure

poupine et pacifique. C'est curieux

d 'ai l leurs, la différence entre le type

un peu rasta du héros du temps de paix

à la d 'Artagnan et le type courant des

vrais hommes courageux. Quelles

intéressantes observat ions à faire sur

les officiers comme sur les hommes !

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2 2 avr i l .

Le nouveau colonel du 62 est arrivé

hier. Il est très jeune, a passé deux ans

en Grèce avec le général E.. . et y a

gagné le galon que j 'ai perdu au

Pérou.. . IL est charmant, d 'ai l leurs.

Dommage que le colonel C.. . ai t été

nommé sitôt au commandement d 'une

brigade. . . Lieutenant -colonel, j 'aurais

presque certainement gardé le

commandement du 62, car j 'ai la cote

en ce moment.

A t i tre de dédommagement, je viens

de passer neuf jours épatants, juste à

un moment où le secteur s 'est étendu,

ce qui a exigé des reconnaissances, des

travaux supplémentaires, cela avec

deux bonnes peti tes alertes de nuit et

leur cortège de graves responsabil i tés

pour le chef et l ' impressionnante

grandeur du bruit des canons et de la

fusil lade amplifié par les échos de la

nuit .

Ah ! L'ivresse du commandement

quand on y est préparé par la théorie et

la pratique, quand on connaît le terrain

et les hommes, quand on sait qu 'un

ordre mal donné ou donné trop tard

peut provoquer un désastre. . .

Le général de divis ion a dit au

nouveau colonel qu 'i l devait se hâter

de se faire mettre au courant de tout

par moi, parce que j 'al lais sans doute

quit ter momentanément le 62. Pour

quelle mission ? C'est le secret de

demain.. . de tout à l 'heure peut -être.

Quant à passer en quelques heures

un service aussi lourd, aussi multiple,

où des tas de questions sont des

questions de nuances, de moral, de

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sentiment, i l n 'y faut pas songer. Un

régiment d 'infanterie sur le front dans

les circonstances actuelles est tout un

monde, et , à côté, le commandement

d 'un régiment d 'art i l lerie est une

sinécure.

Si je quit tais le 62, je lui laisserais

en héritage une méthode rationnelle de

t ir des mitrail leuses sur avions, une

bonne organisation des l iaisons avec

l 'art i l lerie, et diverses améliorations

du service des tranchées (postes

d 'écoute en avant des réseaux de fi l de

fer, régularisation du service des

patrouil les de nuit , etc .) .

2 5 avr i l .

Ma chérie,

Lorsqu'i l y a une quinza ine de jours

je me suis trouvé, en surprise, et en

quelques heures à la tête du 62e

provisoirement, j 'ai senti vivement ma

responsabil i té et , le soir, al longé tout

habil lé sur le l i t établi dans mon

bureaux, la lampe allumée, le

téléphone à portée de la ma in, j 'ai

éprouvé, plus que lorsque les balles

sifflent et que la mort guette, le besoin

de demander à Dieu la force d 'âme et

la décision nécessaires en toute

circonstance.

Mes dix jours de commandement se

sont bien passés, malgré la

complication qu 'a entra înée une

extension de notre front.

La connaissance du terrain et des

officiers du 62, le sentiment aussi que

j 'inspirais confiance m'ont facil i té les

choses, et cette période d 'activité me

laissera un très bon souvenir.

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- 57 -

Jeudi dernier, après une matinée

passée sur le terrain à mettre le colonel

un peu au courant, j 'ai reçu une note de

service m'affectant comme chef à un

nouveau secteur. Le secteur était peti t ,

mais on le savait dangereux, diffici le

et nécessitant d 'urgents travaux

défensifs. Au fond, j 'aimai s mieux

cela : le commandement d 'un peti t

secteur que la seconde place dans un

grand, et c 'est d 'un cœur léger

qu'uti l isant l 'auto prêtée par le général ,

j 'ai visi té dans l 'après -midi mes

anciens et mes nouveaux chefs. Puis,

dans la soirée, conférence pour achever

la mise au courant, et confection de

mes cantines, et , après le dîner, départ

à cheval.

Mon nouveau poste de

commandement est plus modeste que

l 'ancien, mais surtout beaucoup plus

près des Boches. J 'habite la seule

maison à peu près intacte du vil lage, et

chaque jour les obus viennent nous

visi ter. . . plus ou moins près.. Ce qui

est plus sérieux, c 'es t qu 'ici tout est

nouveau pour moi, les hommes et le

terrain, et qu 'i l faut s 'at tendre à tout. . .

Cela, je le prévoyais, jeudi soir,

trottant dans la nuit . . . puis traversant

une série de postes barricadés.. . ,

m'enfonçant dans la première l igne

pour y séjourner, mais je ne pensais

pas que la prise en charge serait aussi

lourde, que je trouverais des défenses

aussi incomplètes, des travaux aussi en

retard avec des moyens aussi réduits !

Le général commandant le corps

d 'armée m'a convoqué hier à son poste

de commandement en m'envoyant une

auto pour rejoindre. Il m'a demandé de

lui exposer la si tuation. Il m'a marqué

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- 58 -

beaucoup de confiance et m'a laissé

envisager que le commandement d 'un

régiment viendrait bientôt .

2 8 avr i l .

Cette fois, ma chérie, je suis tout à

fait à mon affaire.

J 'avais eu des sat isfactions en

octobre, décembre avec mes trois

groupes, - l 'intérêt du 62e pendant un

mois, des satisfactions encore plus

grandes pendant mes dix jours de

commandement intér imaire – mais

cette fois c 'est complet . C'est

l 'infanterie tel le que je la devinais,

insaisissable au raisonnement, où tout

est détail et nuances, où la règle

commode craque toujours, où i l faut à

chaque instant se décider en faisant

quelque sacrifice, où les forces

morales sont presque tout. Et puis,

c 'est le coin de terrain disgracié où les

chefs se sont succédé au hasard des

relèves, . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . ( c e n s u r é ) . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je dispose de deux sections du génie

pour les travaux et en outre d 'une

compagnie de réserve.

Je règle l 'organisation des chantiers

comme un véritable entrepreneur, mais

dans des conditions où la moindre

erreur peut coûter la vie de quelques

hommes. Un travail de nuit est -i l

commencé avant que la lune soit

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cachée ? Je risque de grosses pertes.

Les hommes travail lent-i ls comme en

corvée, mollement ? La séance se

prolonge et de nouveau les pertes

s 'accroissent. Le régime de la tâche est

le meilleur. L 'art i l lerie voisine par ses

t irs peut également réduire le danger

pour mes travail leurs si j 'ai su lui

préciser sa miss ion.

Dans les tranchées mêmes, ce sont

tous les détails d'installat ion des

créneaux, de préparation du t ir, du

dégagement du champ de t ir,

d 'organisation de défenses accessoires,

des postes d 'écoute, des patrouil les. . . ,

la consigne des mitrail leuses, les

prévisions de conduite en cas d 'at taque,

d 'emploi des réserves, de l iaison, etc. ,

etc.

Ce sont les améliorations à réaliser

dans le tracé, dans le flanquement,

dans le service de vigilance. C'est , en

un mot, une activi té constante et

splendide dont le prix doit être la

conservation (ou tout au moins des

chances plus grandes de conservation)

du terrain confié à ma garde. Chaque

jour, nous avons des morts et des

blessés : hier, un bombardement sévère

m'a surpris au milieu des tranchées, et

au retour j 'ai dû enjamber un cadavre

dans le boyau. Il me fallai t cette

activité, cet intérêt pour ne pas être

malheureux, pour garder le courage.

Cette fois, je suis sûr que tous mes

chefs qui me connaissent m'apprécient,

jusqu'au général *** inclus. Mais au

delà je suis désarmé.

3 0 avr i l .

Rien n 'est venu. Pourtant, cette fois,

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je n'ai pas à beaucoup près le chagrin

février et de décembre. Cette fois, je

suis à un poste d 'honneur et je vois

chaque jour la mort de si près que je

mets chaque chose à sa place.. .

La guerre me donne les satisfactions

essentielles que j 'en attendais. Pour le

reste, j 'ai la preuve que ceux qui me

voient à l’œuvre m’apprécient. Je sais

que je finirai par avoir un régiment.

Qu'importent les galons.

5 ma i .

Le commandement dans l 'infanterie

me donne les satisfactions que j 'en

attendais. L 'homme de troupe est bien

le stradivarius que je pressentais ; en

outre, quelle bravoure modeste ! Plus

près de lui que je ne l 'avais jamais été

encore, exposé aux mêmes dangers,

supportant presque les mêmes fatigue s,

je me sens grandi par ce

rapprochement. Mais c 'est lui qui,

malgré tout, a le plus de mérite, car i l

n 'a pas les satisfactions du

commandement. Cette vie intense paie

les efforts de toute ma carrière ;

j 'oublie sans peine les angoisses de

l 'avancement. On n 'a pas besoin de

plus de galons quand on mène la vie

que je mène ; on est trop occupé et

trop fier de sa besogne pour être

ambitieux, et je comprends enfin les

officiers de la première République

refusant des grades pour rester près de

leurs hommes.

Seulement, combien de temps

pourrai -je soutenir cet effort ? J 'ai été

envoyé dans ce malheureux secteur

pour y rattraper aussi tôt que possible

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quatre mois de retard, pour y créer des

abris contre le bombardement intense

nous tuant chaque jour des hommes au

repos, pour y réorganiser la défense

actuellement précaire et mal comprise,

comme l 'ont prouvé les douloureux

incidents d 'i l y a trois semaines.. . C'est

très bien, mais je reste là en

permanence avec des journées de vingt

heures bien près de l 'ennemi. Les

troupes que l 'on me donne sont

relevées chaque semaine, c 'est -à-dire

se reposent une semaine sur deux. Je

suis seul permanent. Pourrai -je durer

jusqu'au bout, jusqu'à l 'entière mise au

point ?

6 ma i .

Je croyais les promotions faites

depuis huit jours, et de nouveau, mais

cette fois sans trop de peine, j 'avais

fait mon deuil du cinquième galon. Or,

je suis promu lieutenant -colonel. Un

coup de téléphone du corps d 'armée me

l 'apprend.

7 ma i .

Premières let tres ou cartes de

félici tat ions venues des fronts vo isins.

Toutes parlent de justice enfin rendue.. .

Jamais je n'aurais cru que ce

cinquième galon put à ce point me

laisser indifférent.

Le seul côté douloureux de l 'at tente,

c 'était les camarades ou amis lointains

qui se demandaient le pourquoi de

cette at tente, ignorant l 'étrange

concours de circonstances dont j 'étais

victime. Depuis quatre mois je

n 'écrivais plus qu 'à la famille, et vis -à-

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vis de la famille même, j 'étais gêné au

point de souhaiter parfois une bonne

blessure mettant f in au malentendu.

Maintenant, je suis content de

penser que j 'aurai bientôt sans doute

un vrai , un gros régiment d 'infanterie.

Voilà surtout pourquoi mon cinquième

galon est le bienvenu.

8 ma i .

Un de mes sapeurs du génie a été

tué la nuit dernière dans les fi ls de fer

qu 'i l plaçait en avant des tranchées. Je

reviens de son enterrement .

L 'impression d 'art était si poignante et

si belle, que je m'en voulais de ne pas

penser assez au pauvre mort .

La cérémonie s 'est fai te à la nuit ,

car le cimetière est dans le haut du

vil lage, en pleine vue, à quelques

centaines de mètres de l 'ennemi. La

bière grossière est lourde à porter sur

la pente raide. On est une douzaine

pour suivre : l 'escouade du mort ,

dispensée par moi du travail jusqu'à 10

heures, le soldat aumônier et moi. - Le

si lence est de rigueur, cérémonie à part ,

parce qu 'un bruit de voix peut suffire à

att irer la fusil lade ennemie. On

n 'entend donc que des balles destinées

à d 'autres, et passant parfois tout près ;

des fusées éclairantes, amies ou

ennemies, suspendent par interva lle

dans la nuit sombre leur corbeil le

d 'argent. La peti te troupe se tasse à

deux pas de la fosse, contre la porte

éventrée de l 'église en ruines. Grâce à

cet abri , l 'aumônier peut sans trop de

risques éclairer avec sa lampe

électrique son l ivre de prière s. La

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bière descendue dans la fosse, je

groupe les hommes près de moi, encore

plus si possible à l 'abr i des vieux murs

percés à jour, et d 'une voix couverte je

dis quelques mots comme en

conversation :

« Le camarade que nous venons de

conduire là est mort , vous le savez,

dans le service. Il est mort

obscurément et simplement pour que la

France vive. Le médecin m'a dit qu 'i l

avait peu souffert . Quand i l s’est vu

mourir, la pensée a dû lui être très

douce que, plus heureux que tant

d 'autres, i l recevrait une sépulture, que

sa famille mili taire, l 'escouade avec

laquelle i l a fait cette rude campagne,

serait réunie près de lui pour l 'enterrer.

Si nous devons mourir aussi ,

souhaitons la même mort. Comme lui ,

continuons à faire tout notre devoir. Et,

n 'est -ce pas, mes amis, que pour nous

autres soldats, la mort a perdu le

caractère si redoutable qu 'elle a en

temps de paix, a perdu presque son

épouvante ? N'est -i l pas vrai qu 'i l n 'en

existe pas de plus bel le – et que Dieu

là-haut nous attend ? »

9 ma i .

Nuit agitée, parce que nuit de relève.

Ce sont là pour moi les heures les plus

mauvaises, et j 'at tends chaque fois le

jour nouveau avec angoisse. Car, dans

les tranchées, les chefs et les hommes

ne peuvent d 'emblée et de nuit être en

possession de leurs moyens . . . . . et si

l 'ennemi alors attaquai t en forces !

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11 ma i 19 1 5 .

Merci, ma chère Jenny, pour vos

affectueuses l ignes. Ce sont les

premières félici tat ions reçues de la

famille. Voilà ce que c 'est que d 'être à

Paris et d 'être par surcroît bien

Parisienne. Il fai t un temps superbe.

Depuis quinze jours le coin de pays

dans lequel je vis à quelques pas de

l 'ennemi s 'est rempli de verdure et de

parfums. J 'y mène une dure existence

toujours en alerte. J 'a i écri t ces jours

dernières une longue lettre à quatre

exemplaires et vous en recevrez un

venant de La Flèche, je crois.

Depuis deux semaines mes journées

de travail sont souvent de vingt heures.

Je ne suis plus au 62 depuis dix -huit

jours – mais toujours la même adresse .

2 2 ma i 1 91 5 .

Ma chère Marguerite (à sa f i l le)

Merci mille fois pour tes genti l les

peti tes let tres auxquelles je m'accuse

de n 'avoir pas répondu très

régulièrement ces temps derniers.

Lettres et photos ont été les

bienvenues, bien que je n 'aie plus le

loisir, depuis des mois, de relire les

let tres reçues et de repasser

périodiquement la revue de mes photos.

Mai a couvert la campagne de fleurs.

Je reviens chaque jour des tranchées

par les prés, et le pollen des boutons

d 'or couvre au retour sur mes

chaussures la boue crayeuse. Au

vil lage, où presque toutes les maisons

sont détruites, sont restées trois à

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quatre vieil les (les jeunes ont été

expulsées pour mauvaise conduite) et

leurs vaches qui se partagent

l 'immense récolte de luzerne et de

trèfle odorant et nous fournissent

d 'excellent lai t .

2 2 ma i , 11 h du so i r.

Ma chérie,

Je suis loin de toute ressource et je

manque de papier. Je dois at tendre le

retour du prochain batail lon de relève

qui doit me rapporter des fournitures

de bureau. Rien de nouveau. A cette

heure, j 'ai cent hommes qui creusent à

toute peti te distance de l 'ennemi une

nouvelle tranchée que j 'ai jalonnée

moi-même à la tombée de la nuit . Je

reçois par téléphone de demi -heure en

demi-heure des renseignements sur la

marche du travail . Le gros des troupes

est prêt à intervenir s i cette opération

un peu scabreuse at t ire une contre -

attaque.

Mes hommes travail lent à découvert ,

prêts d 'ai l leurs à laisser pelles et

pioches pour reprendre, si besoin est ,

leurs armes formées en faisceaux tout à

côté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . ( c e n s u r é ) . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma chère peti te, tu m'écris de

douces let tres tout imprégnées de

jeunesse et de confiante affection.

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Tu as bien raison de t 'en faire une et

de devenir philosophe, touchant des

événements dont tu ne peux changer le

cours.

Je crois en effet que nous pourrons

nous faire, si je reviens de la guerre,

une bonne peti te existence très

heureuse.. .

Ne compte pas non plus les l ignes

de mes courts bi l lets et écris -moi de

longues let tres, toi qui as le temps.

2 7 ma i 1 91 5

Ta lettre hier, me fait de la peine. Je

te sens découragée, at tr istée et je

crains que ta santé ne laisse à désirer,

car le moral doit être meilleur, semble -

t -i l lorsqu'on se porte bien.. .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J 'ai mon secteur où je te réponds

que je suis obéi, où j 'obtiens un

rendement qui stupéfie tout le monde,

chefs et inférieurs. Je vois par

exemple un officier du génie un peu

indiscipliné, avec lequel j 'ai eu d 'abord

quelques difficultés, se mettre peu à

peu dans le creux et me confesser que

« j 'obtiens ce que je veux de tout le

monde, que tous mes projets sont

approuvés sans qu 'i l comprenne

toujours pourquoi. . . que mes

compagnies travail lent avec moi

comme elles n 'avaient pas encore

travail lé au cours de la campagne, etc. ,

etc. ». Ça, c 'est mon domaine. Toi, tu

as ton ménage, tes deux garçons, ton

budget, ton équil ibre d 'existence. . . nos

perspectives de pet i te maison de

campagne. Reprends courage.. .

Mon secteur prend une importance

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imprévue et depuis quelques jours on y

a mis à ma disposit ion un batail lon de

plus. Je suis tout abruti , ayant dormi

quatre heures et trotté depuis l 'aube

jusqu'à midi.

5 j u in .

Ma chère Jenny,

Ma santé est toujours bonne. Mais

tout de même, voilà quarante -deux

jours que je mène une drôle

d 'existence ; je suis le seul à ne pas

être « relevé » chaque semaine, et

comme chef responsable, j 'ai , bien

entendu, plus de souci, plus de peine

que quiconque. En tout cas l 'intérêt est

grand.

Que pensez-vous de l 'Ital ie ? Je

crains que l 'Allemagne ne décide

l 'Autriche à tout donner, en lui

promettant de l 'aider à tout reprendre

après, avec la Vénétie en plus. Ce

serait là un tout bien joué.. .

5 j u in .

Ma chérie,

J 'ai hâte de savoir comment tu vas ,

de savoir aussi comment tu auras réglé

les questions pendantes.

Rien de nouveau par ici , si ce n 'est

que j 'ai depuis quelques jours cinq

cents travail leurs supplémentaires

prélevés sur un batail lon au repos, et

que c 'est toute une affaire de

reconnaître à temps les travaux de jour

ou de nuit , afin de ne pas être débordé

par la main-d’œuvre. Je suis à la fois

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combattant de première l igne, sapeur

(sans adjoint) et ingénieur en chef. Peu

à peu je transforme mon terrain en un

fort véri table avec abris à l’épreuve ;

je détruis les maisons qui me gênent,

j 'étaie ou transforme celles dont j 'ai

besoin, je règle l 'emploi des rondins,

des bois de démolit ion, du béton,

j 'essaie de maintenir la bonne humeur

parmi mes hommes et mes officiers en

leur montrant à tous le but à at teindre.

On veut bien reconnaître que j 'ai

manière, et vraiment i l y a là beaucoup

d 'intérêt sans compter l 'émotion des

balles et des obus.

6 j u in , 1 7 h eu res

Je viens de régler les t ravaux de nuit

de mes mille hommes de réserve sur

vingt chantiers au moins. C'est une

grosse besogne toujours changeante,

exigeant chaque jour de nouvelles

reconnaissances délicates sous les

balles.

Je suis content, payé de ma peinr,

parce que les poilus tr iment d 'assez

bonne grâce.. . Et puis, les Français

aiment à être « commandés ».

Dans une heure, mes capitaines de

première l igne se réunissent pour

recevoir mes instruct ions au sujet de

l 'at taque projetée pour demain.

J 'ai besoin de me ressaisir, de me

rafraîchir la tête. Je laisse à mon poste

de commandement mon chef de

batail lon adjoint et je gagne la prairie

toute proche, désireux d ' 'échapper

quelques instants au harcèlement du

téléphone, au va-et -vient des comptes

rendus.

Or, voilà que, dans la prairie, je me

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grise de ce que je vois et entends,

j 'oublie les instruct ions à ruminer pour

regarder et écouter. Je suis assis parmi

les fleurs, et le canon n 'empêche par

les oiseaux de chanter, le soleil

radieux éclaire à quelques centaines de

mètres une tranchée boche toute

blanche, creusée dans la marne,

apparaissant sournoise au-dessus de la

haie. Les coups de la batterie C.. .

claquent rageusement , à deux mille

mètres derrière moi, curieuse

coïncidence créée par le hasard des

versants : on dirait que cet emballé

(ancien écuyer à Bleau) a mis sa

passion dans ses cartouches de 75.

Pour d 'autres batteries plus basses, les

détonations ondulent en cascades

répétées par les grands échos de la

vallée de l 'Ancre. Les obus de gros

calibre sifflent lentement sans qu 'on

entende ni le départ ni l 'arrivée, à

cause de la distance ou du vent.

6 j u in , 1 9 h eu res

L'art i l lerie adverse a peu riposté :

pourtant deux morts et trois blessés, et

un obus arrivé sous ma fenêtre pendant

que je donnais mes instructions.

J 'ai au vil lage et dans les tranchées

des abris à l 'épreuve pour tous les

hommes qui ne sont pas de garde ;

c 'est jusqu’ici le résultat le plus net , le

plus posit if de mes efforts, et j 'ai

économisé ainsi bien des vies . Pour

moi, je dispose théoriquement de la

cave blindée de la maison ; mais elle

est si incommode que j 'ai renoncé

depuis longtemps à m'y abriter quand

ça marmite, et je me borne à y faire

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- 70 -

descendre mes téléphones.

Cependant, je me suis fait

commencer hier un bel abri blindé dans

la cour.

7 j u in , 4 h . du ma t in .

Quelle sale nuit , avec toute une

navette d 'ordres, de l iaison et de

mauvais peti ts bouts de sommeil ,

al longé sur mon matelas auprès de la

lampe, dévorés par les moustiques.

Mais, depuis une heure, la fraîcheur de

l 'aube et la satisf action toujours

nouvelle de se dire : « Encore une nuit

ede passée sans gros à -coup », tout

cela m'a rasséréné.

La préparation de l 'at taque par

l 'art i l lerie, qui s 'était poursuivie de

façon intermittente pendant la nuit ,

vient de reprendre avec plus d 'ampl eur.

L 'oreil le perçoit dix coups par seconde

au moins, les coups de départ lointains

se fondent presque en une sorte de

roulement ouaté. Les éclatements

d 'arrivée donnent l 'impression en avant

de moi d 'une forge géante où cent

marteaux-pilons s 'acharneraient.

A travers ma fenêtre ouverte,

j 'aperçois la belle figure du poilu de

garde à mon poste de commandement.

Je viens de dicter sans me lever les

derniers ordres. L 'attaque va se

produire contre notre gauche, et c 'est

nous autres qui devons la garantir,

l 'é tayer. Il faut êt re prêt à tout

événement. Mon ordre est de tenir sans

l imites.

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- 71 -

11 h eu res .

Les camarades ont enlevé une ferme,

deux l ignes de tranchées, avec trois

cents Boches prisonniers. Nous, nous

avons tenu. Ce soir le l ieutenant prêtre

enterrera nos morts.

9 j u in 1 9 15 .

Ma chérie,

Ton si lence me donne de

l 'oppression. J 'aime bien mieux tes

pauvres peti tes plaintes. T 'ai -je

rabrouée l 'autre jour, je ne le pense pas,

en tout cas je ne l 'ai pas voulu, pauvre

peti te amie désemparée, seule, battue

par la tempête.. .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je te prêche l 'esprit philosophique,

mais c 'est plus facile que de l 'avoir,

pourtant j 'en ai un peu plus que toi

peut -être, ayant été en somme plus

secoué par la vie. . .

J 'ai parfois à lutter à deux pas de

l 'ennemi contre l 'espr it d 'aigreur et de

discorde.. . Ah ! Combien ai -je raison

de préconiser la bonté. La bonté

comme vertu suprême. La bonté ! Je

me sens incapable d 'ordonner jamais

des massacres en Allemagne, des

massacres de non-combattants et des

destructions de vil lages.

Toi, tu sais, ma chérie, tu as été

méchante quelquefois, avec moi et

injuste. Mais c 'est f ini , n 'est -ce pas, et

comme on passera d 'heureuses années

si je reviens de par ici !

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9 j u in 1 9 15 .

J 'ai été bien content, ma chérie, de

recevoir ta let tre et d 'y l ire les l ignes

d 'une bonne philosophie.

Ci-joint un bout de journal avec

l 'épilogue imprimé au Petit Parisien .

Ci-joint aussi un curieux document

sur la mentali té boche. C'est bien le

vingtième que je l is dans ce goût. Les

femmes ne parlent guère à leurs maris

que du prix des pommes de terre, et

vraiment ces gens -là sont faits pour se

comprendre.

Petit Parisien, 8 juin . - Ce matin, à

5 heures, nous avons attaqué près

d 'Hébuterne les posit ions ennemies

dans les environs de la ferme de

Toutvent. Nous avons enlevé, sur un

front de mille deux cents mètres, deux

l ignes successives de tranchées, fai t

des prisonniers et pris des

mitrail leuses.

Peti t Parisien, 9 juin . - Notre

attaque au sud d 'Hébuterne a

complètement réussi . Nous avons

enlevé d 'assaut les deux l ignes

ennemies et la ferme de Toutvent en

faisant quatre cents prisonniers non

blessés, dont sept officiers, et en

prenant des mitrail leuses dont le

nombre n 'ai pu encore être établi .

Plusieurs centaines de cadavres

ennemis sont sur le t errain. Une seule

contre-attaque allemande s 'est produite,

el le a été immédiatement arrêtée.

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1 7 j u in 1 91 5 .

Mon cher François,

Tu ne peux comprendre, parce que

tu es trop jeune, tout le plaisir que j 'ai

à l ire tes genti l les peti tes let tres où tu

me racontes ta paisible existence, tes

jeux, tes sorties, tes notes et le temps

qu 'i l fai t .

Les fleurs, les plantes et les oiseaux

du voisinage, par ici , tout près des

balles, de l 'angoisse et de la mort

continuent de même à vivre leur bonne

peti te vie tranquille, et cela repose de

constater combien est factice et

momentanée toute notre agitation.

Fin j u in .

La forteresse d 'H.. . prend forme. De

grands décors de haies montés sur

échafaudages masquent les chantiers

dangereux et désorientent les Boches ;

les maçons cimentent cinq mille

briques par jour, cerclant les maisons

conservées d 'un revêtement à

l 'épreuve ; les charpentiers démolissent

les maisons qui masquent les vues,

construisent à l 'intérieur de la

forteresse des baraquements pour la

garnison, étaient les poutres des

maisons conservées ; les terrassiers

relient celles-ci par des tranchées,

égalisent le sol pour facil i ter le tir,

faisant disparaître talus, remblais et

même parfois les rues. Un peu avant la

nuit , accompagné de mon fidèle F.. . ,

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architecte parisien qui trouve un

charme imprévu à la topographie sous

les balles, je vais piqueter quelque

nouvel ouvrage. J 'ai en moyenne quatre

cents travail leurs de jour et deux cents

de nuit sur les chantiers trop exposés.

A force de prudence j 'arrive, avec u n

total de vingt mille journées de travail

au moins, à quatre morts ou blessés en

tout dans mes équipes. Mais pour en

arriver là que de balles j 'ai at t irées sur

moi.

Hier, une mission d 'officiers

étrangers, trois colonels et un général

(celui -ci anglais) , a visi té mes travaux.

Ils n 'avaient, je crois, pas encore vu

d 'aussi gros travaux ; mais ce qui a le

plus frappé l 'Anglais, c 'est ma piscine

de quatre mètres sur huit , al imentée

par une dérivation de l 'Ancre, profonde

de un mètre avec sol en planches

retenues par des rails et talus clayonné.

Une escouade peut s 'y baigner d 'un

bloc. Ce n 'est pas aussi majestueux que

le « bain de l ' Inca » en granit , mais

c 'est genti l et dans un si te délicieux.

J 'ai été beaucoup aidé dans mes

travaux par plusieurs batail lons

terri toriaux. Les hommes de l 'active

ont plus de force dans les bras, mais

moins de savoir-faire.

Active ou terri toriale, compagnies

de première l igne ou compagnies de

travail , tout ce monde de braves gens

me trouvent, les premiers jours, un peu

exigeant, mais me sait gré de la

précision de mes ordres, de la peine

que je prends ; quand i ls sont relevés,

i ls déclarent qu 'i ls préféreraient rester.

J 'ai chaque jour avec eux de grosses

satisfactions.

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1 er j u i l l e t .

Demain, nouveau changement de

service. Le 62e, dont j 'étais détaché,

prend mon secteur. Demain soir je ne

serai plus le maître , je redeviendrai

« l ieutenant -colonel ».

3 j u i l l e t

Un lieutenant du 62e, chargé d 'une

reconnaissance avec F.. . , n 'a pas voulu

suivre les conseils de prudence de son

guide ; i l a été tué.

4 j u i l l e t

Encore un l ieutenant de tué en avant

des tranchées pour une imprudence la

nuit . Il a été impossible d 'al ler

chercher son corps que les Boches ont

enlevé. Pauvre 62e, voilà un bien

mauvais début par ici .

5 j u i l l e t .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

8 j u i l l e t .

Le général m'annonce

officieusement que le général en chef a

décidé de me nommer un

commandement de l 'autre régiment de

la brigade. Voilà le premier véritable

succès de ma carrière.

Dans la nuit , une auto m'amène à A.. .

où j 'embrasse Paul au passage. C'est un

brave enfant.

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6 j u i l l e t 1 9 1 5 .

Ma chère Jenny,

Ça va toujours très bien ici . Mon

poste de commandement a un jardin où

tout pousse au hasard et où nous

récoltons fraises, framboises, cerises,

groseil les. C'est r iant , tout rempli de

bourdonnements et de chants d 'oiseaux ;

et le sifflement de quelque balle égarée

par les jours calmes.. . augmente encore

si possible le charme de ce paradis.

Je n 'avais jamais autant joui, je

crois, de la verte campagne.

Vivent les Ital iens !

1 0 j u i l le t .

Ma chérie,

Comme c 'est genti l de m'écrire ainsi

presque chaque jour ! Chaque jour, ma

foi ! Et de si bonnes, si douces let tres

que je me sens tout at tendri de

reconnaissance.

J 'ai pu voir Paul quelques minutes

en gare d 'Amiens après avoir at tendu

trois heures le t rain par suite

d 'encombrement (I) .

Il m'a fait plaisir, ce peti t , avec son

entrain de bon aloi et son air de santé.

La France paie son tribut sans

rechigner et la bonne volonté des fi ls

IIl y avait dix mois qu'en quittant la Guadeloupe Paul Bourguet

avait laissé son père pour s'engager aux chasseurs d'Afrique.

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doit encourager les pères à poursuivre

jusqu'au bout.

1 3 j u i l le t .

Ma chérie,

C'était une douce habi tude, celle que

je prenais depuis quelques jours de

recevoir à chaque courrier une bonne

lettre de quatre pages. . .

Hier la dose a été double, mais la

première partie m'a paru un peu amère.

Ma Nao est un peu méchante d 'avoir

fait peu de crédit à son mari , et lorsque

les apparences lui donnaient tort de ne

pas avoir donné à sa plainte une forme

plus.. . moins.. .

M i d i .

Je me suis levé ce matin avec une

heure d 'avance, à 4 heures , pour

t 'écrire. Mais une obl igation imprévue

a surgi, et , depuis , je suis sans

désemparer sur la sellet te. Batail lon de

relève qui vient prendre les pour-cent.

Étude de comptes rendus des

patrouil les de nuit au delà des réseaux.

Étude d 'un projet de poste d 'écoute.

Visite de mes chantiers. Rectifications

d 'erreurs ou de malentendus. C'est

toujours la même besogne incessante.

Avec cela, depuis que le 62e a pris

le secteur, colonel, général de brigade,

général de division, général de corps

d 'armée viennent successivement le

parcourir.

A nous deux maintenant, jusqu'à ce

que l 'on se mette à table. Mets ta

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méchante et ombrageuse peti te tête sur

mon épaule que je l isse ses plumes.

Pauvre Nao est coupable sur toute la

l igne.. .

Sam ne veut pas donner d 'ordre à sa

femme, bien sûr qu 'elle agira pour le

mieux. Il a voulu l 'aider de ses

conseils, non l 'i rr i ter. Sam n 'a pas pu,

ne peut pas encore demander de

permission même pour aller à Amiens.

Il y a passé l 'autre nuit une heure avec

aller et retour dans une auto du cor ps

d 'armée – mais une heure ne serait pas

ce qu 'i l nous faudrait après un an de

séparation, n 'est -ce pas. Ce serait plus

douloureux que bienfaisant. Dans les

troupes du front ( je ne dis pas les

services de l 'arrière ou des états -

majors) le régime des permissions,

réglé comme une manœuvre dans tous

ses détails par le commandement, a

commencé à jouer i l y a quatre jours.

Je ne puis en prof iter encore. La

véritable forteresse que j 'ai improvisée

ici n 'a pas encore sa physionomie

définit ive. La laisser saboter serait une

suprême maladresse. Ce n 'est pas pour

cela que depuis trois mois bientôt je

mène une vie d 'enfer, joignant les

soucis d 'un ingénieur et d 'un directeur

d 'usine improvisé à ceux du chef

responsable de la défense dans un coin

de terre où la supériori té morale était à

l 'ennemi quand je suis arrivé, et où, un

mois durant, toute tentative ennemie

était assurée de succès !

L 'intérêt est si grand, si poignant ,

que j 'oublie d 'être fatigué et si je fais

préparer un l i t de repos dans mon poste

de commandement, c 'est pour mon chef

adjoint qui, lui , est relevé tous les dix

jours, travail le ici moitié moins que

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moi et , malgré tout, déclare ne pouvoir

résister à la vie que je lui fais mener. . . ,

au va-et -vient du téléphone la nuit , etc.

Le général en chef m'a annoncé hier

à son tour ma nominat ion prochaine au

commandement du 116e dont le colonel

est malade depuis trois mois. J 'ai

demandé quelques jours de délai pour

achever ici les travaux essentiels, ceux

qui engageront l 'avenir. Je ne sais s 'i l

pourra me donner satisfaction. Une

fois au 116e, i l faudra prendre le

contact . J 'y connais heureusement déjà

quelques compagnies qui ont al terné

sous mes ordres ici ces temps derniers,

mais je r isquerais trop gros jeu si je ne

partais pas sur le bon pied dans ce

nouveau service.

Après ces quatre mois passés dans

l 'infanterie, j 'en ai le maniement. Je

crois pouvoir exiger d 'el le deux fois

autant que beaucoup d 'autres, sans la

mécontenter. Je n 'ai pas trop de peine à

me faire accepter des hommes de

troupe, mais du corps d 'off icier,

forcément un peu méfiant vis -à-vis

d 'un ex-art i l leur, c 'est plus délicat .

Voilà les raisons que je voulais te

donner, que je t 'annonçais. Arrange

donc ma permission pour le mieux.

Je crois avoir répondu à tout, mais

harcelé par l 'heure, je n 'ai pas le temps

même de relire ta let tre.

Sans rancune, ma chère peti te

ombrageuse.

1 5 j u i l le t .

Je mène une vie terrible dans un

secteur où la responsabil i té tactique

est grande et où, d 'autre part , i l y a un

travail fou d 'organisation. Sur la

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première l igne, que j 'ai transformée

entièrement, on peut enfin attendre

sans trop de crainte une attaque, et la

supériori té morale a été reprise sur les

Allemands. En arrière , c 'est une vraie

forteresse qui sort de terre parmi les

maisons les unes détruites, les autres

bl indées.

Pour assurer l a continuité des

travaux de l 'arrière, de la défense en

avant, au milieu du va -et -vient des

relèves, i l m'a fallu payer de ma

personne, travail ler moi -même sans

relâche seize heures par jour, faire des

reconnaissances là où les balle s

guettent les indifférents, réduire les

hosti les, diriger vingt chantiers, à

chaque relève tout remettre en

mouvement, rouler sans trêve mon

rocher.

2 0 j u i l le t , S t e Margu er i t e .

J 'ai reçu aujourd 'hui ma lettre de

service venue du grand quartier

général et me nommant au

commandement du 116e. J 'éprouve à la

fois du chagrin de qui t ter Hamel et une

joie immense d 'avoir à commander

trois mille fantassins, et aussi

l 'angoisse de savoir si je serai à la

hauteur de cette lourde tâche avec mon

expérience si jeune.. .

Je te souhaite, ma chérie,

d 'heureuses vacances. Deviens plus

sage, plus philosophe. Cela se peut

sans devenir indifférente, sans se

détacher de rien ni de personne. Avoir

l 'esprit philosophique, c 'est être

indulgent ; chercher le bon côté des

gens et des choses ; expliquer et

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justif ier les erreurs des autres, ce n 'est

pas rétrécir le cœur.

Je te souhaite aussi , mon enfant, de

voir revenir de la guerre ton mari et

ton fi ls. Mais n 'y compte pas trop, afin

de remercier encore le ciel si sur les

deux tu n 'en perds qu 'un !

La guerre sera longue. La France

avait préparé la paix, non la guerre. Il

lui faut un an peut -être encore pour

paralyser l 'art i l lerie lourde allemande

par une art i l lerie égale et prodiguer les

obus comme le font les Allemands. Il

lui faut industrial iser la guerre. Il lui

faut faire en grand, en très grand, ce

que j 'ai fai t ici . On m'avait demandé

d 'organiser un réduit susceptible de

résister de tous côtés. J 'ai fai t une

forteresse dans laquelle un bon

batail lon pourra tenir un mois contre

un corps d 'armée. Si tous ceux qui

organisent en France mettaient à leur

tâche mon acharnement et mon esprit

de méthode, ça i rait plus vite

certainement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et nous autres qui voyons notre

infanterie renaître, reprendre sa vertu,

son mordant, sa confiance en elle -

même, après les affreuses hécatombes,

les cruelles leçons des premiers mois ;

nous qui la voyons redevenir nettement

supérieure à l 'infanterie allemande,

sort ir de ses tranchées avec un

magnifique élan, réussir toutes ses

attaques, ou presque. . . , quelle douleur

de la voir, après quelques centaines de

mètres conquis, écrasée par des feux

d 'art i l lerie terribles que notre art i l lerie

est impuissante à paralyser.

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1 7 j u i l le t .

A Mademoiselle Marguerite ***,

Devinez-vous la joie qu 'apporte

dans nos l ignes, chère Mademoiselle et

amie, une let tre comme la vôtre ?

Beaucoup de nos soldats, je le sais, en

reçoivent aussi , moins belles, mais très

douces aussi , et pleines d 'un parfum

qui les réconforte. Les Allemands

peuvent avoir plus de méthode et une

meilleure organisation : i ls n 'ont pas

de femmes comme les nôtres, et c 'est

beaucoup à cause de cela que nous

vaincrons.

L 'enfant vibrante d 'idéal patriotique

que vous étiez au temps du camp de

Mailly est devenue une pure, une vraie

Française. Son vieil ami lui envoie ci -

inclus un souvenir du front, du coin de

terrain dont i l assure la garde depuis

deux mois. Il a passé ici des nuits

d 'angoisse, sachant le secteur hors

d 'état de résister à une attaque sérieuse

et tout saignant encore d 'une brèche

récente faite par l 'ennemi le 10 avril .

Ce jour-là un détachement allemand

avait pu pénétrer dans nos l ignes en

traversant les marais de l 'Ancre, et

même un capitaine de ce détachement

était venu se faire tuer en arrière de la

maisonnette du chemin de fer que vous

voyez contre le talus même qui en

cache la partie inférieure. Peu à peu

l 'organisation a été améliorée, et

depuis quelques semaines j 'en suis à

regretter que les Allemands n 'at taquent

plus.

Demain, chère amie, je quit te Hamel

pour prendre le commandement du 116e

et l 'on dit que bientôt nous partirons

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pour une destination inconnue. Voilà

donc une page qui se tourne. C'est pour

moi un beau rêve qui se réalise, le rê ve

de commander un régiment d 'infanterie

en campagne. Mais serai -je à la

hauteur de cette lourde tâche ?

J 'éprouve, comme l 'ont fait toujours à

chaque tournant du chemin, un

serrement de cœur.

Je n'ai reçu qu 'un court bil let de

votre frère Henri et lui ai répondu i l y

a bien longtemps.

Ju i l le t 1 9 1 5 .

Je t 'adresse ci -joint une curieuse

let tre d 'un chef de batail lon terri torial ,

le dernier de ceux qui ont servi sous

mes ordres à Hamel et qui est part i

pour la Champagne lorsque le 62e est

revenu ici .

Elle contient un témoignage comme

j 'en ai reçu cent : « Avec vous nous

travail lons deux fois plus, à contre -

cœur d 'abord, puis avec plaisir, parce

qu'enfin nous sommes commandés ! »

C'était le refrain.

Je vais regretter mon brave

architecte terri torial qui m'a suivi dans

maintes reconnaissances péril leuses,

qui trouvait comme une étrange

satisfaction professionnelle à faire des

visées et des plans dans les terrains

découverts, qui a demandé à passer

dans l 'active pour cont inuer à travail ler

avec moi, et que je laisse au 62e. . .

2 1 j u i l le t 1 9 1 5 .

Ma chérie,

Reçu genti l les let tres, f leurs,

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biscuits et autres savonnettes. Merci

pour le tout. Savonne la tête à François

qui n 'est que caporal . Mais tout de

même fais -lui passer de bonnes

vacances.

Les permissions sont suspendues

pour les chefs de corps jusqu'à nouvel

ordre. J 'ai juste le temps de faire la

connaissance de mon secteur avant de

la passer aux Anglais. Et puis, on sera

décalé d 'une trentaine de kilomètres

vers le sud, mis au repos pour quelque

temps, c 'est -à-dire occupé à remettre la

troupe en mains, à lui dégourdir les

jambes, à se préparer à tout événement.

J 'ai un peu de chagrin en quit tant

mon coin d 'Hamel si frais, si r iant , et

où les heures parfois coulaient si

reposantes quand les obus faisaient

trêve. On y poursuit f idèlement mes

travaux, m'assure par téléphone mon

architecte, le terri torial qui a demandé

à passer dans l 'active pour me suivre,

et que j 'ai dû laisser là -bas.

Ici , la vie est un peu moins tendue,

mais le pays est bien moins riant.

J 'espère au fond qu 'une fois installé

dans nos nouveaux cantonnements,

nous pourrons à nouveau poser la

question des permissions. Va pour

avant le 15 août à Lorient, sinon à

Paris.

1 9 j u i l le t .

Je quit te Hamel inachevé. Je ressens

un peu d 'angoisse. A Authuile, je dois

tout de suite rentrer dans la fournaise,

faire la connaissance des tranchées,

préparer la relève par des troupes

écossaises, rectifier des plans et des

consignes.

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3 0 j u i l le t .

L 'adieu au cimetière d 'Authuile où

le 116e laisse beaucoup de ses soldats,

al locution et l 'ordre du régiment.

3 1 j u i l le t .

Où allons-nous ? On veut, paraît -i l ,

à la fois reposer nos troupes et

reprendre leur instruction un peu

négligée pendant la guerre de

tranchées.

1 er a oû t .

La première étape. Le drapeau dans

ma chambre.. .2

La lutte contre les ivrognes. L 'idée

de les mettre au bivouac. Huit jours de

marche dont trois de nuit . Nous ne

lassons pas de traînards et l 'at t i tude du

116e est très remarquée. Réussirai -je ?

Peut -être non, parce que j 'exige

beaucoup de tous, officiers et hommes

de troupe, et grappe dur. Peut -être oui,

parce que je m'occupe beaucoup du

soldat et impose à tous le même souci.

Comme à Hamel, tout mon passé a

enfin son plein rendement, la

préparation manuelle du ménage, la

préparation de l 'esprit et celle enfin du

cœur.

2 Le drapeau du 116e RI (anecdote) : page dactylographiée,

rajoutée par son fils Paul en 1979 : ICI

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9 aoû t .

Le général *** est content. Il sait

que je suis accepté et que « ça va très

bien pour moi au 116 ».

Je pars demain en permission.

1 9 aoû t .

Écrit dans le train qui m'amène de

Paris à Troyes.

Lorient. Mardi 19 heures . - Une

peti te pointe d 'émotion au départ du

train. J 'entends ma voix un peu cassée.

Je comprends l 'angoisse du départ pour

les poilus et les familles des poilus,

car eux, i ls r isquent plus tout de même,

et puis i ls n 'ont pas les satisfactions du

commandement .

Les adieux sont trop brefs. Avant le

départ , les graves recommandations

auraient quelque chose d 'apprêté et de

peu élégant qui déplaî t à la légèreté de

la race. Sur le quai, le temps manque.

Il me faudrait dire à la maman d 'avoir

plus de philosophie, de mieux

s 'inspirer des lectures de Marc -Aurèle.. .

Au total , cette permission a fait du

bien à tous, je crois. Elle s 'est passée

sans l 'ombre d 'un accroc et je repars

tout réconforté.

Passage à Paris, Neuilly, Noisy -le-

Sec.

2 1 j u i l le t .

Mon grand chéri (à Paul) ,

Tu es très sot d'avoir été aussi long

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à m'écrire. Je me demandais si tu avais

pu rejoindre ton wagon l 'autre nuit

sans te casser les reins ! Je te félici te

pour ton cheval. Je te rappelle la

prudence . L 'imprudence est toujours

bête et criminelle. Notre guerre est une

guerre d 'usure – une mort ou une

blessure qui ne répond à rien d 'uti le

diminue sans raison la force du pays.

Le même acte est audacieux , et dès

lors très bien, ou imprudent, et dès lors

absurde, suivant qu ' i l est ou non

nécessaire pour remplir la mission.

Il y a trois jours, j 'a i eu un soldat

tué d 'une balle à la tête pour avoir

agité un bâton en geste de défi sur le

parapet ! Jure-moi de ne faire jamais

rien dans ce genre.

J 'ai sous mes ordres dans mon

secteur, outre le 116, six escadrons de

chasseurs, dragons et même un

détachement d 'art i l leurs, le tout dans

les tranchées. Jure-moi aussi de

m'écrire chaque semaine, je te

répondrai le jour même. Il ne peut être

question d 'al ler te voir.

2 8 aoû t .

Merci pour tes douces l ignes d 'hier.

Je ferai mon possible pour t 'écrire,

bref ou long, dès que j 'aurai reçu ta

réponse. Je suis de nouveau pris par un

engrenage serré de travail . Nous allons

rentrer demain en tranchées et dans un

assez mauvais coin.

J 'éprouve toujours un grand bien -

être de ma permission. Mon regret est

de n 'avoir pu vivre plus d 'heures

tranquilles contemplat ives à la Perrière.

Sois philosophe et bonne.. . , prends

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- 88 -

choses et gens pour ce qu 'i ls ont de

bon, pour leurs quali tés.

1 er s ep t emb r e 1 9 1 5 .

Je rentre cette nuit en tranchée. Ce

sera dur, car d 'ici à s ix kilomètres de

distance la canonnade empêche de

dormir. Et puis, de sales tranchées, de

sales entonnoirs, « l 'enfer de La

Boisselle », seulement ici beaucoup

plus étendu. Le régiment a un moral

excellent et l 'on est d 'at taque.

Le sac de couchage m'a servi de

nouveau pendant mes huit journées au

bivouac sous les pins de Champagne.

3 sep t emb r e 1 9 1 5 .

A Mademoiselle Marguerite ***,

Je suis confus, amie, d 'avoir été

devancé par votre bil let . Pourtant, je

voulais vous écrire ces jours -ci , mais

les étapes, les séjours hâtifs dans des

camps improvisés parmi les pins de

Champagne, l 'effort constant

nécessaire pour mettre un régiment

tout à fait dans la main après tant de

mois de tranchées, pour améliorer

aussi son ordinaire, pour donner à tous

les chefs le culte de leur devoir, ont

absorbé tous mes instants. Croiriez -

vous que j 'ai présidé des concours

imaginés par moi de riz au gras et de

panade, savourant copieusement

chaque plat . Ça m'a coûté une centaine

de francs de prix, mais les poilus sont

maintenant à l 'abri de la pénurie des

pommes de terre, grâce à l 'usage

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rationnel du riz, et d 'autre part , une

bonne soupe épaisse au fromage3, le

matin, les garanti t contre bien des

misères .

Depuis quatre jours nous sommes de

nouveau dans les tranchées, de

mauvaises tranchées en terrain

récemment conquis sur l 'ennemi et où

tout est à organiser. La vie n 'y est pas

toujours gaie. Mes reconnaissances

personnelles journalières se font

joliment près des bombes, balles et

obus. A chaque pas dans les boyaux et

tranchées ce sont des croix ou même

des débris humains à peine ensevelis.

Beaucoup de cadavres partout

at tendent den plein ai r que les craies,

heureusement très perméables de par

3 La soupe du Colonel (anecdote) : page dactylographiée,

rajoutée par son fils Paul en 1979 : ICI

ici , les aient desséchés.

Quand on partira de là à l 'at taque, le

drapeau déployé tout près de moi, on

sera heureux. J 'ai préparé dans ma tête

l 'ordre que je dicterai la veil le de ce

jour-là pour le régiment. Je vous en

enverrai un exemplaire. Quand vous le

recevrez, l 'at taque sera l ivrée,

heureuse ou malheureuse, et votre ami

peut -être sera bien loin. C’est une

chose curieuse comme chaque jour un

peu plus on s 'habitue, par ici où la

mort vous frôle sans cesse, au sacrifice

de la vie, et alors le cœur se gonfle

d'enthousiasme à l 'évocation d 'une

offensive heureuse, et l 'on se sent les

fi ls des soldats dont l 'histoire héroïque

a bercé notre jeunesse.

Amie, vous savez maintenant tout de

notre vie au 116. Aimez un peu ce

régiment où l 'on craint Dieu, je crois,

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plus que les Boches, et dont

certainement bien des fi ls vont bientôt

mourir. Chaque jour, en attendant,

nous perdons deux, trois, quatre

hommes ou officiers et nous remuons

de la terre, accumulant les boyaux, les

organisations de tout ordre .

4 sep t emb r e 1 9 1 5 .

Ma chère Jenny,

J 'ai répondu hier à la carte de Mlle

***, et je veux répondre tout de suite à

votre si affectueuse let tre, trop

attr istée, je vous assure. Ne craignez

rien pour ma santé.. . on se porte mieux

en campagne qu 'en garnison, r ien n 'est

sain comme la peti te tente, ou le

mauvais abri de planches, ou encore le

caveau, la cagna creusée sous la terre.

Tien n'est sain comme le grand air, les

courses dans les tranchées, l 'activité,

l 'intérêt immense de la vie .

Nous occupons en Champagne de

mauvaises tranchées . Les hommes

avaient un peu d 'inquiétude en

approchant de ces vil lages, qui ont fait

tant parler d 'eux i l y a quelques mois. . .

Mais on se fait à tout, même à avoir

dans chaque compagnie un à deux

morts ou blessés chaque jour, et le

moral de cette magnifique légion

bretonne reste excellent. Il s aiment

mieux, ces braves gars qui pourtant

manient rudement la pioche, i ls aiment

mieux la tranchée que le travail , parce

que dans la tranchée c 'est le contact

rapproché jusqu'à cinq mètres par

endroit et l 'at trai t de la lutte contre les

Boches que, posit ivement , i ls

voudraient tous détruire. Mais, ce

qu 'i ls aimeraient mieux encore, ce

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serait l 'at taque, le vieux combat

français à découvert . Ce temps viendra,

je vous assure. Nous le préparons

ferme. D'ici quelques semaines, vous

apprendrez que le régiment de votre

beau-frère a poussé de l 'avant et ,

j 'espère, a tenu ferme sous l 'orage. Je

suis préparé de toutes manières pour ce

grand jour-là , et si c 'est mon dernier,

c 'est si empoignant de le vivre à la tête

de trois mille braves gens qu 'i l ne

faudra pas trop me plaindre.

J 'ai reçu i l y a huit jours une let tre

de Paul, son escadron était alors en

deuxième ligne.

Pendant la semaine que j 'y passerai

moi-même bientôt , je tâcherai de le

voir, car nous sommes bien près, lui un

peu à l 'est .

Patience, patience, ma chère peti te,

conservez la foi . C'est au front, je vous

l 'ai dit , qu 'existe le meilleur moral,

qu 'habite vraiment l 'âme française. Et

ce qu 'i l y a de plus grand, de plus

superbe au front, c 'es t encore le peti t

soldat de France, toujours généreux,

confiant, prêt à marcher et qui ne

demande qu 'à aimer ses chefs.

Nulle part en temps de paix on ne

voit chose pareil le, et si je reviens, je

regretterai certainement de ne plus

retrouver les impressions radieuses de

l 'époque présente.

5 sep t emb r e .

Reçu hier votre affectueuse let tre

trop attr istée. J 'y ai répondu

longuement, puis, n 'ayant pas écri t

depuis longtemps à Marguerite, c 'est à

el le que je l 'ai adressée en lui

demandant de vous l 'envoyer.

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Nous sommes dans la craie de

Champagne. Les bombes des Boches

nous font perdre plus de monde que les

obus.

J 'enterre ce soir un officier et un

aspirant. L 'officier, tué à l 'endroit

même où, quelques heures avant ,

j 'avais avec lui étudié l 'horizon.

Pauvre chair meurtrie et glorieuse

de la France !

11 ou 1 2 sep t emb r e .

Reçu tes deux lettres écri tes depuis

ton arrivée à Paris, la première avec un

mot de François. Je suis content que

cela s 'arrange avec la maison où ma

pensée te suivra faci lement et où tu

pourras t 'organiser une genti l le

existence.

Paul a passé avec moi les journées

d 'hier et d 'avant -hier. Un peu fatigué à

l 'arrivée par le récent séjour dans la

tranchée, i l s 'est bien reposé ici , où

mon seul regret a été de ne pouvoir le

voir à mon gré tel lement ma vie y est

intense et le dérangement continuel. Le

brave peti t rêve de se rapprocher tout à

fait , par exemple en vena nt aux

éclaireurs montés du 62. Ce n 'est peut -

être pas impossible.. . A la première

vacance, on fera une demande, mais

n 'aie pas l 'air dans tes let tres au peti t

de trop y croire, je l 'a i engagé à ne pas

y compter. Je t 'aime tendrement. Laisse

derrière toi soucis et regrets. La vie est

trop intense et doit se suffire à elle -

même au jour le jour.

Ton esprit est philosophique, mais

pour le cœur c 'est plus diffici le. Le

secret consiste, semble -t -i l , à ne

demander à chacun que ce qu 'i l peut

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donner et à lui en savoir gré en

fermant les yeux sur le reste.

L 'ami F.. . a obtenu son affectation

ici . Arrivé d 'avant -hier, i l t ravail le

quinze heures par jour dans les

tranchées.

1 7 sep t emb r e 1 9 1 5 .

Ma chérie,

Reçu hier ta let tre répondant à la

mienne du 11. Reçu les farines. Merci .

Le périscope envoyé par Mme

B. . . à

Paul doit être, d’après la description,

plus pratique que la mien. Dès que je

serai f ixé je t 'en demanderai un autre ,

je veux passer le mien au brave

Fromenthal, que j 'ai fai t ci ter à l 'ordre

de la division, que j 'a i nommé caporal

et qui se prépare à faire son métier de

géomètre près de moi, l 'un de ces jours,

pendant l 'assaut que l ivrera le 116,

avec son drapeau et son colonel.

1 7 sep t emb r e 1 9 1 5 .

Ma chérie,

Pas encore reçu ta cagoule, mais

muni tout de même, car j 'ai obtenu

l 'autorisation d 'envoyer un officier à

Paris avec mission d 'en acheter une

pour chaque amateur : 80 environ.

Quand j 'aurai la t ienne je l 'enverrai au

brigadier. J 'ai pensé un moment à

t’envoyer cet officier, un « poilu »

basque très crâne, mais sa journée était

très remplie. Il a sa famille à Paris, et

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je me suis borné à l ’envoyer voir la

mère d 'un jeune aspirant de dix -neuf

ans, tué l 'avant -veil le. Pauvre garçon !

Son père, officier territorial d 'art i l lerie,

est venu visi ter la tombe modeste. Il

pleurait en racontant que c 'était un

brave garçon. . . n 'ayant vécu jusqu'ici

que pour ses l ivres , ancien élève de

Rollin, déjà presque l icencié et futur

professeur de let tres. C'est l 'un des

trois morts sur la tombe desquels j 'ai

dit quelques paroles l 'autre jour.

Hier j 'ai encore enterré trois soldats !

Nos tranchées sont malsaines et

nous n 'avons pas le temps de les

améliorer, car tous mes efforts se

concentrent sur les travaux

préparatoires aux attaques.

Je crois que je n'ai jamais eu tant de

besogne, même à Hamel. Mon régiment

prenant la tête du mouvement dans la

brigade, c 'est sur moi que convergent

presque toutes les études,

reconnaissances, organisa tion. Je suis

f ier d 'ai l leurs de l 'honneur qui m'est

fai t et j 'i rai jusqu'au bout, alors même

qu'i l faudrait me faire porter.

Ah ! Avancer à l 'ombre du drapeau,

à la poignée d 'éventail , au centre

nerveux de mon beau 116e. . . ; sentir,

savoir dès maintenant que je suis

adopté, mieux même, apprécié et aimé,

que tous ces hommes chez qui

l 'héroïsme silencieux est monnaie

courante, qui parlent de l 'at taque

prochaine comme ils parlent de la

couleur du temps, qui sont prêts, qui

en veulent. . . ; que ces hommes iront où

je les enverrai , feront ce que je leur

dirai , tu me connais assez, ma chérie,

tu sais assez dans quelle pensée j 'ai

préparé la guerre, pour sentir que mes

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rêves sont pleinement réalisés.

Tu m'as dit souvent, pour apaiser

l 'angoisse et guérir les meurtr issures,

qu 'i l fal lai t avant tout être au -dessus

de sa si tuation et prêt à tout. Tout le

travail fourni dans le passé, tout, sans

exception aucune, et certainement

aussi jusqu’aux luttes, aux difficultés

matérielles, aux efforts de jardinier, de

menuisier, tout a aujourd'hui sa

récompense, son rendement.

J 'ai une fortune à nulle autre

semblable : celle de commander, venu

hier de l 'art i l lerie, à un régiment

d 'infanterie ; j 'ai la joie de constater

que dans ma main ce régiment monte,

monte, et dans cette fortune inespérée

je me sens encore malgré tout

supérieur à ma situation, capable de

plus encore. Oui, si sous la mitrail le

je. . .

Ma lettre a été interrompue par

l 'arrivée de de B. . .

Règle au plus tôt la question de la

maison. Tout vaut mieux que

l 'incerti tude et le retard.

Cou ran t sep t emb r e 1 9 1 5 .

A François.

Merci mon cher François aimé, pour

tes l ignes. Je t 'autorise à m'écrire

chaque fois ainsi dans les let tres de ta

maman. Tu me raconteras les progrès

du déménagement.

Tu as l 'air d 'un peti t nègre dans la

photo où tu me t iens par l 'épaule. Si tu

ne l 'as pas, réclame-là à ta sœur.

Dans celle de Larmor où tu nages,

Paul a d 'abord prétendu que c 'était lui

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et aussi que, derrière toi , ta maman

c 'était Marguerite.

Il a déclaré que tu te musclais.

Tendrement.

2 0 sep t emb r e 1 9 1 5 .

En pleine fièvre de préparation de

l 'at taque je suis obligé de t irer mes

let tres comme mes décisions à

plusieurs exemplaires. . . et même de

faire mes let tres plus courtes que mes

décisions.

Le 116 est en pleine forme, confiant

dans ses destinées, et les pertes qu 'i l

fai t chaque jour n 'ont d 'autre effet que

de mieux tendre toutes ses pensées

vers les coteaux crayeux du nord. Le

chasseur d 'Afrique passe à la date

d 'aujourd 'hui aux éclaireurs montés du

62, régiment voisin. Il va être bie n

content de se rapprocher de son papa

(I) .

2 4 sep t emb r e 1 9 1 5 , 1 7 h eu re s .

Cette dernière journée de

préparation de l 'a t taque a été

harcelante. Il faut répondre à tous,

recevoir et donner des ordres. Enfin,

c 'est f ini . La nuit va venir et l 'aube de

demain sera sanglante. Nous sommes

au repos depuis trois jours un peu en

arrière. Quatre heures de marche de

nuit nous ramèneront aux tranchées,

tandis que l 'art i l lerie poursuivra son

IIl se rapproche, en effet... put l'embrasser le 24 mais

ne put même pas lui fermer les yeux.

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assourdissant prélude.

Paul a passé aux éclaireurs montés

du 62. Nous sommes voisins, et tout à

l 'heure i l est venu m'embrasser.

Ma chérie,

Reçu hier ta let tre de Rueil . J 'ai

repris à Paul son périscope, qui en

effet ne peut lui servir en ce moment,

et l 'ai donné à mon brave architecte.

Vergne a déjeuné aujourd 'hui avec

nous dans le bois où nous bivouaquons

depuis trois jours. Il nous a

photographiés, Paul et moi, près de ma

case.

Mille tendresses. Je t 'aime.

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DECISIONS DU 17 SEPTEMBRE

1915

Deux batail lons du 116e viennent de

passer une semaine dans de mauvaises

tranchées ; leur att i tude a été parfaite.

Les malades y ont été quatre fois

moins nombreux que dans le batail lon

de deuxième ligne. Les officiers de

tout grade ont payé de leur personne,

« à la française », et ont fourni une

très grosse somme de travail .

Les pertes subies ont été cruelles,

mais n 'ont pas altéré le moral de la

troupe, el les ont plutôt accru son désir

de passer bientôt à l 'offensive.

Comme l 'a dit hier soir le

l ieutenant -colonel sur les tombes du

sous-lieutenant Pessel , de l 'aspirant Le

Treust et du soldat Kéroulet , nous

devons, devant cette chair meurtrie et

glorieuse de la France, communier tous

dans une pensée commune de devoir et

de vengeance.

DECISION DU 20 SEPTEMBRE

1915

(Au su je t de la mort de l 'aspiran t Le

Treust . )

Le lieutenant -colonel a reçu de Mme

Le Treust une let tre dont voici un

extrait :

« Mon cœur est meurtri , mais ce

serait pour moi une douceur de savoir

que le sacrifice demandé par mon pays

n 'a pas été vain, et que la mort de mon

fi ls chéri annonce de prochaines et

glorieuses revanches . Monsieur le

Colonel, accordez-moi une faveur. S 'i l

y a dans le beau 116e, auquel mon fi ls

était si f ier d 'appartenir, notamment

dans sa section, un soldat sans

ressources et sans famille, voulez -vous

m'envoyer son nom pour que je lui

vienne en aide. Encore une fois merci à

vous et à tous ceux qui ont été bons

pour mon enfant chéri . »

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Le lieutenant -colonel a répondu à

Mme Le Treust :

Madame,

« Nous avons fait bien peu de chose

pour votre fi ls, mais vous avez raison

d 'espérer que le 116e saura venger ses

morts !

« Les mères françaises en deuil , et

toutes les femmes françaises qui

peuvent être en deuil demain, sont par

leur courage sublime le meilleur

aliment de notre propre courage, car

el les nous donnent la raison la plus

profonde d 'aimer notre Patrie.

« Avec tout le 116, je m'incline très

respectueusement devant votre

douleur. »

DECISION DU 24 SEPTEMBRE

1915

« Soldats du . . .e,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . ( c e n s u r é ) 4. . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

4 Décision du 24 septembre 1915 : page dactylographiée,

rajoutée par son fils Paul en 1979 : ICI

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8 sep t emb r e .

Let t r es de M. Paul Bourgu et à sa mère

Chère Maman,

Je t 'écris de la chambre de papa au

116e, où papa m'a fait venir le voir. Il

avait demandé au colonel de

m'accorder cette permission et a

envoyé une voiture me chercher hier

soir. Cette voiture m'a amené ce matin

vers 6 heures au camp du 116 où j 'ai

sonné le réveil à papa. Il revenait des

tranchées (hier soir) et était un peu

fatigué.

Nous sommes montés à cheval ce

matin tous les deux pour aller au

quartier général de la brigade. Nous

avons déjeuné en compagnie de

l 'aumônier, du médecin -major et de

quelques officiers, tous très genti ls.

Le régiment de papa est campé dans

un très grand bois de pins, dont

malheureusement la plupart des arbres

ont été coupés, et qui n 'a de fo rêt que

l 'expression géographique. C'est

d 'ai l leurs bien dommage, car el le a dû

être, avant la guerre, de toute beauté.

Les fantassins se terrent mi sous terre,

mi sous leurs toiles de tentes. Pour sa

part , papa a une chambre, une véritable

chambre en planches avec deux peti tes

baies de chaque côté de la porte, une

table de travail , une table de toilet te et

une table de nuit . J 'oublie une étagère

que papa ne désavouerait pas comme

travail . Bref, tout le confort moderne.

Remarqué le fameux sac de

couchage en peau de vigogne et une

lanterne sourde à éclairage mixte faite

avec une douille d 'obus de 75.

Papa est en conférence avec ses

officiers à la salle à manger ; aussi

suis-je tout seul dans sa chambre. C'est

de là que je t 'envoie mes meilleurs

baisers ainsi qu 'à Fafa en attendant que

papa soit revenu.

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Au x a rm ées , 5 oc tob r e 1 9 1 5

Ma chère maman,

Tu as dû apprendre par tante Jenny

la terrible nouvelle que je n 'osais

t 'annoncer directement par let tre.

J 'aurais voulu aller moi -même

t 'annoncer la mort de mon pauvre cher

papa, mais le devoir mili taire

m'enchaîne ici , et la loi est str icte.

C'est parce que je sais que tu auras

du courage que je me décide enfin à

t 'écrire, au reçu de la réponse de tante

jenny, et à te raconter la mort héroïque

et simple tout à la fois de mon cher

papa.

Oui, nous devons êt re tous fiers.

C'est en soldat que papa est mort , face

à l 'ennemi, et , selon son désir, i l a été

enterré à l 'endroit même où i l est

tombé en brave, pour la défense de son

pays auquel i l avait consacré tout le

labeur de sa vie, sans avoir encore eu

le bénéfice de ses peines.

L 'attaque a commencé le 25 à 9h15

du matin. A 9h25 i l tombait frappé

d 'une balle au ventre. Au caporal qui

s 'élançait vers lui pour le panser i l dit :

« C'est inuti le », se rendant fort bien

compte de son état . Comme malgré lui

on essayait de lui fai re un pansement,

et comme il ne voyait plus son

régiment qui, marchant toujours de

l 'avant, était caché par un repli de

terrain, i l dit :

« Dites, je vous prie, al lez donc voir

si nous progressons touj ours. »

On envoya un planton qui revint

rapportant une réponse satisfaisante.

« Où en sommes-nous ? » demanda-

t -i l très calme. Sur la réponse i l ajouta :

« C'est bien ! Maintenant je peux

mourir content . »

Et i l s 'est éteint doucement, sans

avoir presque souffer t , un sourire sur

les lèvres, ses traits gardant dans la

mort cette extraordinaire sérénité qu'i l

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eut toujours. Le caporal lui ferma les

yeux.

Mère chérie, ne pleure pas. La

France avait besoin de tels exemples. A

qui pouvait -elle le demander, sinon à

des héros ? Il a été enterré le 27,

suivant son désir, à l 'endroit même où

i l fut frappé. Malgré tous mes efforts,

je n'ai pu le joindre, mais je sais que

les braves gens qu 'i l avait sous ses

ordres m'ont remplacé dans les

derniers devoirs que j 'avais à lui

rendre comme son fi ls aîné.

Mère, ne pleure pas ! Tu te dois

maintenant tout entière à tes fi ls. Sois

assurée, mère chérie, qu 'i ls vengeront

leur père et qu 'i ls continueront sa

noble tâche de tout leur cœur, afin que

notre postéri té soit f ière de nous.

Mère, ne pleure pas . Après la guerre,

si tu le veux, je quit terai l 'armée pour

vivre près de toi et prier avec toi .

Dès aujourd 'hui, mère chérie, je

prends sa place désormais comme fi ls

aîné. Je ne veux plus, bien entendu,

recevoir le moindre argent de la

maison, en attendant de travail ler pour

ma part à l 'édifice commun.

Tendres baiser de ton fi ls.

Bourguet.

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Copie réalisée par la bibliothèque Vaugirard, 154 rue Lecourbe, 75015 Paris – février 2014

CITATION A L'ORDRE DE L'ARMEE IIe armée

____

ETAT-MAJOR

1er bureau

____

N°224/A ____

Au P.C.A., le 21 octobre 1915.

P.C. N° 4152 ORDRE GENERAL N° 42

Le Général commandant la IIe armée

cite à l'ordre de l'armée :

Le lieutenant-colonel Bourguet,

commandant du 116e régiment d'infanterie :

« Officier supérieur d'une grande valeur

qui avait su inspirer à son régiment un élan

remarquable. Le 25 septembre, s'est élancé

un des premiers à l'assaut des tranchées

allemandes à côté de son drapeau déployé.

Blessé mortellement au cours de l'attaque,

sa dernière parole a été : « C'est bien, je

puis mourir content. »

Le Général commandant la IIe armée,

PETAIN.

P.A. Le Chef d'état-major,

Signé : M. de Barescut IIe corps d'armée

____

ETAT-MAJOR

1er bureau

____

N°9769 B/I

____

S.C. 3431

Pour extrait conforme :

Au Q.G., le 23 octobre 1915.

Le Général commandant le 11e corps d'armée.

P.O. Le Chef d'état-major

Signé : (illisible.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le colonel Bourguet est cité à l'ordre de

l'armée ; personne n'en a été plus digne que lui.

Comme sa citation sera longue à paraître à

l'Officiel en raison du nombre, je vous en donne

un exemplaire pour sa famille.

Le Général commandant la IIe armée,

PETAIN.

21 octobre 1915

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TRADUCTION DE L'ARTICLE DU CAPITAINE MELGAR

DE LA CHRONICA DE LIMA _____

LE COLONEL BOURGUET

Les derniers échos de la grande bataille qui

endeuille tout l'humanité nous rapportent la

triste nouvelle d'une perte que nous pouvons

appeler « nationale ».

Le colonel d'artillerie Samuel Bourguet,

réorganisateur de notre École supérieure de

Guerre, est tombé noblement au champ

d'honneur, à la tête d'un régiment d'infanterie

qu'il conduisait, en défendant le sol de sa patrie

envahie par les hordes ennemies.

La fatale nouvelle a déjà été publiée et

commentée ; nous l'avons eue par son fils Paul,

l'enfant-homme, auteur de la lettre connue à sa

mère, notre ancien élève de l’École militaire de

Chorrillos, qui nous envoie les lignes suivantes

admirables de simplicité :

« Mon capitaine,

« J'ai l'honneur de vous annoncer la mort de

mon père, le colonel commandant le 116e

régiment d'infanterie, tombé au champ

d'honneur, le 25 septembre 1915, à Perthes, à la

tête de son régiment.

« Paul Bourguet,

« Brigadier au 3e chasseurs d'Afrique. »

Mais nous ne pouvons nous empêcher de

dédier un souvenir affectueux à celui qui fut

notre chef, qui a été notre ami, notre guide et

notre conseiller.

Bourguet a fait partie de la dernière mission

militaire française arrivée au Pérou en 1913.

Désigné pour réorganiser et diriger l’École

supérieure de Guerre, qui alors se trouvait en

dégénérescence, il se distingua bien vite par sa

sûreté dans son œuvre réorganisatrice, par ses

grands dons d'éducateur et par sa méthode

d’enseignement extrêmement objective, dans

laquelle le cas concret et l'exemple historique

vivifient la théorie.

C'est que Bourguet avait déjà dans l'armée

française un relief personnel : sorti de l’École

polytechnique, il passa très jeune par l’École

supérieure de Guerre de Paris, où il obtint le

brevet d'officier d'état-major ; officier

d'ordonnance du général Percin pendant ses

fameuses cinq années d'inspection, par ses

brillants travaux personnels il sut attirer

suggestivement l'attention du célèbre apôtre de

l'artillerie allemande, le général von Rohne. Il

était chef d'état-major de la 6e division

d'infanterie à Paris quand il fut désigné pour

venir en mission.

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Comme écrivain, la revue Spectateur

Militaire le comptait parmi ses plus distingués

collaborateurs, et la Maison Lavauzelle

s'honorait d'éditer ses œuvres, parmi lesquelles

nous citerons au hasard : L’Économie des forces

à la bataille de Ligny ; La Couverture au cours

de la campagne de l'Est, 1870-1871 ; les Avant-

Gardes à l'armée de Châlons, le jour de Sedan ;

L'artillerie dans le combat ; Liaisons de

l'artillerie avec dans l'infanterie dans la

défensive, 1905.

Artilleur d'origine, il était fantassin par

raison de caractère, modeste ainsi qu'il convient

à tout bon « pioupiou ». Il avait trop d'ardeur

pour demeurer impassible, en calculant des

millièmes derrière un pare-balles.

Dans ses nombreux stages dans les troupes

d'infanterie, il avait appris à envier celui qui

« toujours avance dans le combat », et ceci

explique le détail minutieux avec lequel, dans

ses conférences, il étudiait l'action de cette arme,

et aussi qu'il avait été désigné pour conduire à

l'assaut des troupes d'une autre arme que celle

où ses connaissances techniques l'appelaient.

Nous avons peu de détails sur la façon dont

il est mort...

Les fières paroles de son fils, « à la tête de

son régiment », nous rappellent ses leçons sur le

combat :

« Il (le colonel) doit se souvenir qu'il

commande un régiment d'infanterie, que

personne mieux que lui ne dirigera ses chefs de

bataillon, que, enfin, dès qu'il entend le bruit du

canon, instinctivement, l'homme de troupe

cherche, des yeux, son chef ; le colonel doit être

à ce moment auprès de ses soldats pour les

réconforter par sa confiance et son exemple. »

C'est donc ce sentiment affectueux et

paternel, de soutenir moralement ses soldats,

qui l'a fait tomber sans connaître le triomphe de

ses dispositions, mais avec la conviction qu'il

avançait... grâce à la bonne orientation et à

l'impulsion première données personnellement

par lui à ses bataillons et qu'il entraînait par son

exemple, en interposant son corps entre la

France et les envahisseurs.

Ami Bourguet, tu as le droit de reposer en

paix, parce que tu as su vivre pur ta patrie et

mourir pour elle.

Ton exemple, tiens-le pour certain, ne sera

pas perdu !

Décembre 1915.

Capitaine Fernando Melgar, Ayudante del señor Presidente

de la Republica del Perú.

Lima.

Page 116: L'Aube Sanglante - WordPress.com · découvraient les plus beaux panoramas : la tendance que ces artilleurs avaient à choisir comme objectifs de tir, non pas les points devant lesquels

TABLE DES MATIÈRES

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PREFACE ............................................................................ IV

Notes données à M. le commandant Bourguet à l'issue de sa

mission au Pérou () .......................................................... - 1 -

Deux lettres adressées à Mme Bourguet après la mort du

colonel par un lieutenant d'artillerie inconnu d'elle. ...... - 1 -

L’officier, son œuvre ......................................................... - 4 -

LES HOMMAGES .......................................................... - 10 -

L'ARTILLEUR ................................................................ - 17 -

LE FANTASSIN ............................................................... - 48 -

DECISIONS DU 17 SEPTEMBRE 19 15 ......... - 98 -

Le t t re s de M. Pau l Bourgu e t à sa mère ...... - 100 -

CITATION A L 'ORDRE DE L 'ARMEE .............. CIII

TRADUCTION DE L'ARTICLE DU CAPITAINE MELGAR

DE LA CHRONICA DE LIMA ......................................... CIV