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Chronique des enfants de la nébuleuse L’été de l’Aigle Livre troisième Ann Lamontagne

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Chronique des enfants de la nébuleuse

L’été de l’Aigle Livre troisième

Ann Lamontagne

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Grand merci à mes lecteurs de la première heure, Flo et Marie-Hélène,

auxquels se sont ajoutés Francine, Jean-Denis et Colette

qui ont traqué les contresens jusque dans leurs derniers retranchements

et demandé des comptes aux virgules. Et à toi, Suzanne, d’être revenue

pour la suite des choses. Ann

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Ils eurent tous conscience de former un groupe humain

réuni dans un creux de terrain, sur une île : ils se trouvaient ligués

contre la fluidité extérieure.

La Promenade au phare VIRGINIA WOOLF

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Liste des principaux personnages

1980 – Troisième été Camp du lac aux Sept Monts d’or

Richard propriétaire et directeur du camp, 29 ans

LES FILLES

Catherine monitrice et guérisseuse, 18 ans

Charlotte séductrice, 16 ans

Estelle et Judith les petites, 10 ans

Joal narratrice, jumelle de Samuel, 15 ans

Juliette meilleure amie de Joal, 17 ans

Lola reptilophile, 15 ans

Maïna diseuse de bonne aventure, 16 ans

Marie-Josée spécialiste des langues, 17 ans

Stéphanie musicienne et photographe, 13 ans

LES GARÇONS

Alain et Daniel les inséparables, 11 et 12 ans

Grand Louis moniteur, aîné des campeurs, 18 ans et demi

Ignis maître de feu, grand frère de Pio, 17 ans

Laurent lutin, 16 ans

Luc énigmologue, 16 ans

Marc bricoleur de tapis, 15 ans

Martin apprivoiseur de cerfs, 14 ans

Nicolas meilleur ami de Samuel, 14 ans

Petit Paul marmiton, 9 ans

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Pouf chef cuisinier, 17 ans

Samuel jumeau de Joal, 15 ans

Simon l’indécis, 13 ans

LES CHERCHEURS

Cécil chef d’équipe, docteur en sociologie des religions, 35 ans

Georges archéologue, 25 ans

Jacques docteur en anthropologie théologique 28 ans

Louise spécialiste en archéologie du bâti, 32 ans

Marcelle céramologue, 29 ans

Robert anthropologue, 53 ans

LES ANIMAUX

Paluah faon de Sylve

Sylve chevreuil de Martin

Zitella chouette de Samuel

Zorro raton laveur de Lola

VILLAGE DU CAMP DU LAC AUX SEPT MONTS D’OR

Alice sœur d’Augustin Chapdelaine, 68 ans

Augustin docteur du village, frère d’Alice Chapdelaine, 71 ans

COMMUNAUTE DES PHILOSOPHES

Adhara fille de Shaula et d’Altaïr, sœur aînée de Bellatryx, 18 ans

Altaïr père d’Adhara et de Bellatryx, né Carl Kontarsky, 51 ans

Antarès humaniste et chef pâtissier, 50 ans

Aries étudiante, 19 ans

Australe étudiante, 20 ans

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Bellatryx fils de Shaula et d’Altaïr, frère cadet d’Adhara, 16 ans

Capella psychanalyste jungienne et journaliste, 71 ans

Carina étudiante, 20 ans

Castor philosophe, 43 ans

Centauri le géant de la sainte Trinité, 55 ans

Corvus étudiant, 19 ans

Deneb mythologue, 56 ans

Dorado étudiant, 22 ans

Draco étudiant, 20 ans

Gemini étudiant, 22 ans

Groombridge l’être du centre de la sainte Trinité, 57 ans

Hermès de Véies anthropologue spécialiste des plantes médicinales, 69 ans

L’étrange Indi psychothérapeute, 41 ans

Luyten le chétif de la sainte Trinité, 57 ans

Maïte nouvelle compagne d’Altaïr, née Maïtena Coti, 35 ans

Marc-Aurèle étudiant, meilleur ami de Bellatryx, 21 ans

Mensa étudiant, 21 ans

Mimosa-tête-en-l’air ancienne danseuse étoile, 40 ans

Octans étudiant, 19 ans

Orion étudiant, 22 ans

Pictor étudiant, 20 ans

Sextans étudiant, 20 ans

Shaula mère d’Adhara et de Bellatryx, née Bernadette Gozzoli, 47 ans

Sirius bras droit d’Altaïr, époux d’Adhara, 51 ans

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Véga anthropologue, ancienne meilleure amie de Shaula, 47 ans

ESTRIE

Léonard Châteaulin directeur de collège et ami d’Hermès, 68 ans

Léonie Châteaulin mère de Léonard, 86 ans

QUEBEC

Louise Delacroix amie de collège d’Hermès, 67 ans

L’enquêteur responsable sur la mort suspecte d’Aldébaran et de Rigel

LIGURIE, ITALIE

Fratello Cercatore dominicain génois, 57 ans

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Prologue

Noce L’automne était déjà sur son déclin quand les rumeurs

commencèrent à circuler. D’abord aussi ténues que des atomes, elles s’étaient faites plus insinuantes lorsqu’Antarès était descendu au village commander quantité de produits et d’ingrédients spécialisés en prévision de la noce. Mais toujours, l’identité des mariés restait un mystère.

Au jour dit, un vaste convoi rempli de victuailles, auquel s’était joint tout ce que le village comptait de propriétaires de motoneige et de traîneau, s’arrêta sur les hauteurs de la montagne. Ils attendirent jusqu’à l’heure fixée, et même longtemps après, mais ne voyant personne venir, ils déposèrent les boîtes et les paquets dans la neige devant la porte de Belisama et retournèrent tranquillement à leurs moutons.

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Chapitre premier Les étrangers

Un jour, on s’est aperçu qu’on avait beau en rêver, on avait beau y croire, rien jamais ne se répète, ni les fêtes, ni les rendez-vous, ni les saisons. Ce troisième été ne serait pas davantage pareil au deuxième que ce dernier ne l’avait été du précédent. Nous avions simplement fabriqué des douves imaginaires et des ancres de papier pour entretenir l’illusion que rien ne bouge. Peureux que nous sommes!

L’annonce de l’arrivée prochaine des chercheurs était tombée pendant la soupe comme un glaçon. Nous aurions préféré que l’argent nécessaire à notre subsistance tombe du ciel. Luc maugréa :

– Ils ont l’air de quoi?

– Si mon souvenir est bon, ils sont de type humanoïde, avec des yeux, un nez, une bouche.

– Combien d’yeux?

– Beaucoup. Au moins deux chacun.

Comment faire pour lui en vouloir? Richard était notre sherpa. Nous lui devions d’accueillir ces gens correctement, sinon avec enthousiasme, et de ne pas leur faire regretter d’être venus. Luc s’inclina, non sans se donner l’illusion de ne pas le faire :

– Ils ne dormiront pas au château. On va les installer dans les pavillons.

– Voilà qui est prudent...

Luc poursuivit, grand seigneur :

– Mais ils pourront manger avec nous.

– Ça, tu vois, je ne crois pas.

– Ah bon! pourquoi?

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– Quelqu’un de l’équipe se charge de faire la cuisine.

Luc eut un mouvement d’humeur. Ils n’étaient pas encore arrivés qu’ils dictaient déjà leur loi.

– Et on peut savoir où ce quelqu’un pense s’installer?

– Elle va s’installer dans la cuisine, j’imagine!

C’était logique, mais Pouf cilla. Partager ses fourneaux était difficilement concevable; le faire avec une fille, c’était trop! Il demanda d’une voix où l’irritation cachait mal le dépit :

– Ah oui! Tu comptes la couper en deux?

Petit Paul dévisageait Richard avec toute l’indignation que la situation semblait commander.

– On n’a qu’à décaler les heures de repas.

– Ouais! Et je suppose que les invités vont passer avant nous?

– Ouais! reprit petit Paul en écho, ils vont passer avant nous?

On retenait un fou rire et Richard dut faire un effort pour garder son sérieux.

– Je leur ai déjà dit que c’était toi le responsable des cuisines, Pouf, et que petit Paul était ton assistant.

Il ajouta pour le faire sourire :

– Tu vas voir, elle est jolie, la cuisinière.

Mauvais calcul. Pouf devint cramoisi. Il n’était pas très à l’aise avec le concept « fille ». On s’est tous mis à rire, sauf petit Paul, que la rougeur de Pouf avait gagné. À mesure qu’on riait, nos inquiétudes et nos tristesses reculaient, devenaient de petits fantômes inoffensifs. On était entre nous, en sécurité.

En ville, on était à la merci de nos parents, victimes de leurs querelles, objets de celles-ci. Michel accusait Marie d’être une mère inconstante, laquelle rétorquait que, sans-souci comme il était, Michel était plutôt malavisé de s’en prendre à elle. Visiblement, on leur avait

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manqué... Ils avaient continué ainsi toute l’année, chacun pendant sa semaine de garde, au point où leurs rancunes avaient failli nous coûter notre départ pour le camp à Samuel et moi. Ignis, lui, avait dû user de finesse pour ramener Pio, dont une vieille tante menaçait de s’emparer. Catherine et grand Louis ayant atteint leur majorité, leur famille avait refusé de payer le montant pourtant ridicule que Richard demandait pour nous accueillir au château. Richard avait finalement trouvé une voie de contournement. Il les avait promus moniteurs, et c’est lui qui les payait pour qu’ils soient avec nous. Bref, c’était inespéré qu’on soit encore tous là, mais quand même pas au point de nous faire oublier que bientôt on ne serait plus seuls. Très vite, on a repris, en pagaille :

– Combien sont-ils? Est-ce qu’ils vont rester longtemps? Qu’est-ce qu’ils vont faire au juste?

– Pas si vite, on se calme! Ils sont six, incluant la céramologue qui va faire la cuisine.

– Elle va faire des galettes de céramique? rigola Juliette.

– Très drôle, dit Richard en lui faisant une grimace.

Puis, reprenant son sérieux, il continua :

– Le temps qu’ils vont passer ici dépend de ce qu’ils vont trouver, j’imagine. Quant à ce qu’ils vont faire, eh bien! tenter d’éclaircir le mystère des pierres de la chapelle, mon argument de vente pour qu’ils viennent, vous vous rappelez?

En disant cela, les yeux de Richard s’étaient posés sur Luc, pour bien lui signifier que c’était l’entente et qu’elle n’était pas négociable.

– Vous feriez mieux d’aller voir si tout est prêt pour les accueillir.

C’était le comble! Ce fourbe avait vendu tout notre été aux étrangers! Il enchaîna, soucieux de prévenir une mutinerie :

– Ces chercheurs ont sacrifié leur bourse de recherche pour venir ici, ce sont de brillants universitaires qui auraient pu faire des tas d’autres choses cet été et, pourtant, c’est grâce à eux s’il y a du pain sur la table. Je ne veux pas entendre une seule plainte, un mot, un murmure. Vous allez les accueillir avec gentillesse et que je n’en vois pas un oublier de sourire!

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Avant qu’on ait eu le temps de rouspéter, un premier visiteur se pointait à la porte. Il était frisé comme un mouton, avait de grands yeux curieux qu’il posait partout, une barbe de deux jours, des mollets poilus plantés dans de vieilles bottes de jobbeurs. C’était Cécil, docteur en socio des religions, responsable du projet. Sur ses traces apparut son collègue Georges, le menton paré d’un collier de barbe blonde, et pour le reste, portant un chapeau d’explorateur, une chemise soyeuse, des pantalons kaki et des bottes de cavalier. Il ne lui manquait qu’une pyramide. Le mouton brun nous gratifia d’un sourire.

– Bonjour! Les autres ne devraient pas tarder. Quand on les a semés, ils essayaient d’identifier dans quoi ils s’étaient fourré les pieds. Est-ce qu’il y a de l’herbe à puce par ici?

C’était donc à ça que ressemblaient de brillants universitaires.

***

Genoux pliés sous nos jaquettes qui avaient l’air de petites tentes en flanalette, Juliette, Charlotte et moi discutions à voix basse pour ne pas réveiller les petites.

– Moi, c’est Louise que je préfère.

La réplique de Charlotte fusa, moqueuse :

– Comme gars, elle serait parfaite!

Juliette lui répondit, le nez en l’air :

– Elle est normale, elle, au moins. Elle n’a pas les cheveux rouges! Rouge, tu parles d’une couleur pour des cheveux! Toi, Joal, laquelle tu préfères?

– Ni l’une ni l’autre.

Insensible aux vertus de la solidarité féminine, je repassai l’image des deux femmes dans mon esprit. Chaussée de grosses bottes de travail pareilles à celles de Cécil, Louise avait l’élégance d’un bûcheron. Mais comme elle laissait ses épais cheveux bruns libres, qu’elle avait la poitrine ronde et généreuse, la bouche large et rieuse, on pouvait difficilement la prendre pour un homme. L’autre, sa collègue Marcelle, petite et maigrichonne, avait les cheveux couleur de paprika, une coupe

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au carré et des taches de rousseur. C’était elle qui avait examiné la pierre et convaincu les autres d’embarquer dans le projet.

Fatiguée d’attendre ma réponse, Juliette me lança :

– Alors, c’est un des gars? Le chef de projet, Cécil? Ou son âme damnée, le baron des pyramides? Non, non, attends! Je gage que c’est Gandalf!

En voyant arriver Robert, Juliette m’avait chuchoté :

– Regarde, voilà Gandalf!

C’était le doyen de l’équipe et sa conscience, en quelque sorte. J’ai souvent remarqué par la suite que la plupart des groupes humains ont leur Gandalf. En fait, il était mon deuxième choix. Le premier c’était Jacques l’anthropologue, mais je n’avais pas envie de voir Juliette et Charlotte le mettre en pièces. Je me contentai de hausser les épaules.

– Quelle importance? On les connaît à peine. On aura bien le temps de se faire une opinion... s’ils restent.

– Tu penses qu’ils vont s’en aller?

– Je ne sais pas, Charlotte. Je disais ça comme ça. Il y a une heure, personne ne voulait les voir débarquer ici, alors s’ils partent, on ne va quand même pas s’en plaindre!

Je n’en pensais pas un mot, évidemment.

***

Chez les nouveaux venus, l’abattement succédait à l’euphorie. Ils se demandaient, sans oser le dire, s’ils avaient eu raison de consacrer leur maigre fortune, obtenue à l’arraché comme la plupart des bourses de recherche, à une aventure aussi hasardeuse. Regardé objectivement, le « château » était une bâtisse usée que sa terrasse faîtière, ses dentelles de bois et sa tour polygonale ne parvenaient pas à ennoblir. Le camp de vacances, une illusion d’optique, les « spécialistes » des chapelles, des jeunes qui avaient l’air plus méfiant que secourable. Seule Marcelle gardait une foi à toute épreuve. Elle n’était pas encore revenue de sa surprise d’avoir pu contempler une pierre à symbole religieux de la qualité de celle que leur avait montrée Richard et

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attendait beaucoup de leur séjour à la montagne.

Pendant ses études, elle avait entendu parler, par un professeur de passage, de mouvements religieux clandestins apparus à la fin du XIXe qui possédaient certains objets de culte en propre, comme des tables dont les plateaux comportaient des figures saintes. Les étudiants en avaient débattu avec passion, bien que personne n’en ait vu l’ombre du commencement d’une. Marcelle en avait fait son sujet de maîtrise, sans jamais arriver à briser l’omerta : le clergé, s’il savait quelque chose de ces dissidences, n’était pas prêt à le révéler à quiconque.

Or, la pierre que Richard leur avait montrée, malgré les cicatrices d’une mauvaise chute, représentait un bel exemple de ce dont le professeur leur avait parlé. Si elle et son équipe parvenaient à mettre la main sur les autres pierres composant le plateau d’origine et si, par extraordinaire, les chapelles étaient la moitié moins intéressantes que la pierre, leurs recherches allaient faire du bruit, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute.

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Chapitre II

Au feu des enchères

– Qu’est-ce qui a bien pu se passer?

– Deux ans, c’est long Shaula.

– Allons! C’est absurde! Ce n’est pas pour ça que j’ai élevé mes enfants. Dites-moi que je rêve, Hermès. Bellatryx devenu le bras droit de son père! Adhara... mariée à Sirius!

Shaula se laissa tomber sur une chaise. Hermès porta sa pipe à sa bouche, sourcils froncés. Ils avaient été reçus par un comité d’accueil glacial : Altaïr, un sourire de convenance aux lèvres, flanqué à sa droite de Bellatryx, jeune Apollon taciturne qui avait regardé sa mère avec un désintérêt blessant, et à sa gauche d’Adhara, magnifique et impassible comme du marbre, sa lourde tresse ramenée en chignon sur la nuque, au bras d’un Sirius rayonnant, l’époux qui avait trois fois son âge. Les mystérieux héros de la noce.

– Te voilà enfin Shaula. Tu nous as manqué.

Altaïr avait ajouté, sur le ton de la concession :

– Vous aussi, Hermès, bien sûr.

Derrière cette ligne altière se profilait la communauté, composée pour l’essentiel de visages étrangers, de quelques connaissances et de trop rares amis.

– On aurait beaucoup aimé que vous soyez présents pour le mariage d’Adhara et de Sirius, n’eût été la mort de Fabiola, des invraisemblables problèmes de succession que tu as dû régler, Shaula, et de votre opération, Hermès. Bref, tout ça tombait bien mal. Heureusement, les choses ne sont pas toujours aussi compliquées. Je vois que vous vous déplacez de nouveau sans difficulté.

– Oui, je vais bien.

– Comptez-vous rester?

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– Peut-être. Pour l’instant, je suis surtout heureux de revoir la communauté, ce n’était pas si évident il y a seulement quelques mois.

Altaïr reporta son regard sur Shaula.

– Et toi, Shaula? Contente d’être de retour parmi les tiens?

Quelle ironie! Elle était là, plus étrangère que cette foule anonyme qui la toisait d’un air légèrement hostile. Voyant qu’elle se taisait, Altaïr enchaîna :

– Je sais à quel point le voyage est long de Québec au mont Unda. Si tu veux aller te reposer, nous ne mangerons pas avant huit heures.

Shaula s’était avancée en direction d’Adhara, mais celle-ci s’était déjà détournée. Elle avait répondu, la voix étranglée :

– Merci, je vais raccompagner Hermès chez lui. On se verra plus tard, Altaïr.

Elle avait regardé Adhara partir et s’était dépêchée de suivre Hermès à petits pas fébriles.

– Je dois parler à Véga. Elle, elle va me dire ce qui se passe.

– À votre place, je ne parierais pas là-dessus. Elle a eu amplement le temps de vous raconter ce qui se passait ici depuis son retour d’Italie.

– Elle a probablement été très occupée...

– Bien sûr, la vie est tellement trépidante ici, ça n’arrête pas!

Shaula baissa la tête.

– Il faut que je vous avoue quelque chose, Hermès. Quand Véga et Adhara sont venues à Viareggio, j’ai été, disons, assez distante avec elles. J’étais très centrée sur Fabio à l’époque et je ne me suis pratiquement pas occupée d’elles. Véga m’en veut peut-être et, franchement, elle n’aurait pas tort.

– Eh bien! Allez vérifier! Qu’est-ce que vous attendez?

Tout en parlant, Hermès la poussait gentiment vers la porte. Il comptait davantage sur Antarès pour avoir l’heure juste. Une fois

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Shaula partie, il mit sa pipe dans sa poche et se dirigea vers les cuisines où il savait trouver son vieil ami.

Antarès, rouge et essoufflé, s’affairait, soucieux que tout soit parfait pour le retour de ses amis.

– Prenez quelques minutes de pause, Antarès. Je suis tellement content de vous revoir.

– Et moi, donc! Vous avez à peine maigri. On se croirait revenu au bon vieux temps.

– Oui... si on fait abstraction de quelques détails.

– Vous voulez parler des nouveaux? Je ne m’en plains pas, vous savez. Tous ces jeunes dont je m’occupe, pour être honnête, j’adore ça. Vous allez voir, vous allez vous y faire très vite.

– Peut-être. Mais pour l’instant, j’ai autre chose en tête. Quelque chose me chicote.

– Ah oui? Quoi donc?

– Adhara et Bellatryx ont réservé un accueil, comment dire... plutôt distant à leur mère. Avez-vous remarqué?

– C’était assez évident.

– Savez-vous pourquoi?

– On ne part jamais sans risque, vous le savez bien, Hermès. Bellatryx s’est beaucoup rapproché d’Altaïr durant la longue absence de Shaula.

– Et pour Adhara?

– Ça, c’est autre chose.

Antarès était mal à l’aise, il fit mine de retourner à ses fourneaux.

– Qu’est-ce que c’est que ce mariage idiot, Antarès?

– C’est son choix, vous savez. Moi aussi, j’ai été surpris.

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***

Assise à côté de sa mère, Adhara avait réussi à éviter les confidences. Pour combler le silence, elle avait parlé de Viareggio, des villes où Véga l’avait entraînée à l’ombre de cathédrales qu’elles avaient arpentées au pas de course. Quand ce n’était pas assez, qu’un silence s’installait et qu’il n’était pas meublé par l’arrivée d’un nouveau plat, Adhara parlait des bouis-bouis de La Versilia, de cafés et de crème glacée. De temps à autre, Shaula tentait de ramener la conversation de ce côté-ci de l’Atlantique.

– Tu ne m’as rien dit de Capella. Comment va-t-elle?

– Bien.

Capella... toute petite dans son lit d’hôpital, le visage amaigri sous ses cheveux blancs en brosse, ses yeux bleus qui s’allumaient quand elle levait les paupières. Qui avait voulu lui faire du mal? Elle avait eu beau jurer que ce qui lui arrivait était purement accidentel, Adhara n’y croyait pas une seconde. Shaula demanda, interrompant le cours de ses pensées :

– Où est-elle?

– À Québec. Elle habite là-bas maintenant.

Si Shaula n’avait pas été aussi longtemps coupée des siens, elle aurait perçu le vertige dans le regard de sa fille.

– Véga m’a dit que tu t’étais beaucoup occupée de Capella pendant sa maladie. Je suis fière de toi.

Sa mère cherchait à l’atteindre dans la région du cœur, mais Adhara ne voulait pas. Elle haussa les épaules, se déroba au compliment.

– Véga exagère toujours, tu le sais bien. Je ne suis allée la voir que deux ou trois fois.

Au fait, cela lui rappelait une période qu’elle préférait oublier. Le jour où elle avait appris que Capella, trop affaiblie, ne reviendrait pas dans la communauté, Adhara avait perdu pied. Elle s’était enfermée chez elle dans un état de profond abattement, refusant de donner ses

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cours, refusant même de discuter avec Bellatryx. Altaïr n’avait pas perdu de temps, il avait frappé vite en forçant sa porte et en l’avisant que si elle ne recommençait pas à participer à la vie de la communauté, elle devrait partir. Adhara n’avait nulle part où aller. Prise de panique, craignant qu’Altaïr ne mette ses menaces à exécution, elle avait accepté la proposition de mariage de Sirius du bout des lèvres, ce dont elle n’avait nullement l’intention de discuter avec Shaula.

– Adhara, j’ai l’impression que tu ne vas pas bien.

– Tu te trompes. Je vais très bien.

– On s’est vues seulement quelques semaines avant ton mariage et tu ne m’as jamais parlé de tes intentions. Tu n’y as même jamais fait allusion.

– Ça s’est fait très vite.

– Tu devais quand même bien y penser!

– Combien de fois est-ce qu’on s’est parlé, là-bas, maman? T’en souviens-tu, au moins ?

– J’étais obnubilée par la maladie de Fabiola. Si tu savais comme je regrette.

– Ça va, je comprends.

– On ne se marie pas par dépit, Adhara!

– Je sais, on se marie par amour et ça dure toute la vie.

Adhara se leva de table sans attendre que sa mère trouve quelque chose à répondre. Elle invoqua la fatigue et fut rapidement rejointe par Sirius qui ne la laissait jamais seule très longtemps.

***

– Je n’ai rien pu tirer d’elle, Altaïr, et Véga ne m’a pas appris grand-chose, mais toi tu es son père, tu vas me dire ce qui s’est passé, même s’il faut que je reste assise ici jusqu’à la Trinité.

Shaula avait sa voix des mauvais jours, tendue comme une mèche

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prête à mettre le feu à sa colère. Il avait l’impression que s’il avait piqué une épingle dans ses mots, ils auraient explosé. Mais c’était lui maintenant qui était en position de force. Shaula ne représentait plus rien dans cette communauté et s’il n’en tenait qu’à lui, elle ne resterait pas.

– Je n’ai rien à t’expliquer que ta fille ne puisse faire elle-même. Si elle n’a rien à te dire, je n’y peux rien.

– Elle déteste Sirius.

– Sans doute a-t-elle changé d’idée.

– Ce serait la plus étonnante des volte-face que j’aurais vue de ma vie.

– Il faut bien que ce soit ça, on n’épouse pas quelqu’un qu’on déteste.

– C’est pourtant ce qu’elle a fait. Elle est tout le contraire d’une jeune mariée épanouie.

– Il faut toujours que tu dramatises, ma pauvre Shaula.

– Je suppose que j’invente aussi l’indifférence de Bellatryx à mon égard?

– À quoi t’attendais-tu? Tu as tourné le dos à ta communauté, tu as laissé tomber tes propres enfants, et il aurait fallu que tout reste en place jusqu’à ce que tu condescendes à revenir? Eh bien! j’ai de petites nouvelles pour toi, ça ne marche pas comme ça dans la vie! C’est trop tard pour regretter. Tu as éparpillé ton bien au feu des enchères.

Altaïr avait du mal à ne pas laisser paraître sa joie. Il prenait enfin sa revanche sur ses années perdues dans l’ombre de Shaula. Voyant qu’elle n’arrivait à rien, elle changea d’angle d’attaque.

– Les jeunes que j’ai vus à mon arrivée, qu’est-ce qu’ils font ici?

– Ils étudient.

– Tu as fondé une école?

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– Je prépare la relève.

– Avec l’argent laissé par Aldébaran?

– Avec l’argent de la communauté, ça va de soi.

– J’aurais dû être consultée, Altaïr. Hermès est-il au courant?

– Hermès était parti depuis plus longtemps que toi quand ça s’est produit.

– Tu en parles comme d’un événement inattendu.

– En un sens. Rien de ce qui se passe en ce moment n’a été prémédité. La vie a simplement suivi son cours.

– Ce n’est pas mon avis.

– La théorie du complot, très peu pour moi. Je n’ai fait qu’occuper la place que tu as laissée vide en abandonnant la communauté.

– Je ne l’ai pas abandonnée du tout! J’ai fait ce que je devais faire pour ma famille. Je rentre et j’ai l’impression que ce n’est plus ma communauté.

– C’est vrai. Aldébaran et Rigel morts, Hermès et toi partis, Capella ensuite, les choses ont forcément changé.

– Pas pour le mieux, si tu veux mon avis.

– Mais je ne te demande pas ton avis, Shaula. Si tu restes, il va falloir que tu acceptes les nouvelles règles.

– Qui sont ?

– Que je suis maintenant la personne en autorité dans la communauté!

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Chapitre III

Porte ouverte, porte close

Le passage à la majorité ne lui avait pas donné un centimètre. Catherine était telle que nous l’avions toujours connue, petite et ronde, avec ses boucles rousses et son caractère indépendant. Loin d’être obsédée comme nous par les chercheurs, elle préparait son départ pour le mont Unda, afin d’éclaircir un mystérieux coup de fil reçu à la fin de l’été.

Une femme, qui disait appeler de la part de Capella, avait annoncé à Catherine que celle-ci aimerait la voir. Elle lui avait donné le numéro de téléphone et le nom de l’hôpital où Capella se trouvait, oubliant de préciser le numéro de la chambre.

Évidemment, Capella n’était pas inscrite sous ce nom et après avoir tenté à quelques reprises de la joindre, Catherine s’était finalement rendue à l’hôpital. Pour rien. Personne n’avait le temps de lui répondre et elle avait trop peu d’information pour insister. Inquiète, elle avait envoyé une lettre à Adhara qui était restée sans réponse.

Après avoir jeté du pain et des pommes dans son sac à dos, Catherine était sortie et en tournant le coin, elle s’était cognée à Georges qui marchait le nez en l’air, sans regarder où il allait.

C’était une chance parce que, sans cette collision, nous n’aurions pas vu Catherine filer à l’anglaise. C’est en lui courant après qu’on a appris l’appel mystérieux. Celui que nous avions reçu, Samuel et moi à notre retour du camp, venait probablement de la même personne.

– Si elle a essayé de vous parler aussi, il doit s’être passé quelque chose de vraiment grave. Il faut que je parte.

Samuel la rattrapa.

– Attends-moi! Je viens.

– Si tu veux, mais dépêche-toi!

– Le temps d’aller chercher mon sac à dos et on part.

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J’étais intriguée mais, je l’avoue, pas spécialement inquiète. Après tout, si quelque chose de si terrible était arrivé, on l’aurait appris d’une manière ou d’une autre. Comme je voulais être là quand les chercheurs verraient la chapelle du château, je suis restée.

Avant d’aller les rejoindre, j’ai entendu Zitella pousser un long cri et je l’ai vue s’envoler en direction du sentier où Samuel et Catherine venaient de disparaître. Un courant froid, comme un mauvais présage, est descendu le long de ma colonne, mais sur le coup, je n’y ai pas prêté attention.

***

– À quoi ça sert, une céramologue?

Marcelle sourit à Charlotte, mais ne répondit pas tout de suite, trop occupée qu’elle était à découper, tartiner et garnir ses toasts d’un mélange de fromage à la crème et de confiture. Cela fait, elle rejeta ses cheveux rouges en arrière et, plissant ses yeux de myope, répondit sobrement que c’était quelqu’un qui s’intéressait aux céramiques.

– Oui, mais à quoi ça sert?

Voyant qu’elle ne répondait pas, Louise le fit pour elle. Ils agissaient souvent de cette façon, les uns parlant à la place des autres, sans que ça ait l’air de poser de problème à qui que ce soit.

– Chaque potier connaît la terre avec laquelle il travaille, sa composition, ses propriétés, la température à laquelle elle atteint sa maturité. Sauf qu’il y a presque autant de variétés de terres que de potiers. Les céramologues comme Marcelle sont des sortes de potiers généralistes. Ils étudient toutes les argiles, analysent leur chimie, leur âge, leur histoire et donnent de précieux renseignements aux archéologues sur les pièces anciennes qu’ils trouvent. Et par association, Marcelle s’est aussi intéressée aux pierres sculptées.

Luc, poussa Charlotte sans ménagement pour arriver jusqu’à Marcelle, à qui il demanda d’une voix anxieuse :

– Qu’est-ce que vous pensez de notre pierre?

– Elle est fabuleuse.

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– Sérieux? Attendez de voir l’endroit où on l’a trouvée!

– C’est là qu’on va ce matin?

– Non, on va à la chapelle du château. C’est moins loin. Il y a trois chapelles autour du lac. La pierre vient de celle du mont du Nord, la plus éloignée du camp.

Cécil engloutit son œuf sans le mastiquer et demanda :

– Le nom du camp, c’est bien le Camp du lac aux Sept Monts d’or?

– Oui! Pourquoi?

– Êtes-vous certains qu’il n’y a que trois chapelles?

– On n’en connaît que trois.

– Il pourrait y en avoir sept.

Jacques regarda Cécil.

– Une pour chaque mont?

Luc haussa les épaules.

– Je ne vois pas pourquoi.

Jacques expliqua :

– Sept est un chiffre sacré dans la plupart des grandes religions.

Louise rétorqua :

– Peut-être, mais trois aussi. La trinité existait déjà chez les peuples polythéistes. Rappelez-vous la déesse Brigit.

Georges coula un regard de velours en direction de Louise.

– Qui oublierait la déesse Brigit, je vous le demande!

J’avais le sentiment d’être au seuil d’un nouveau monde, rempli de connaissances mystérieuses et d’étranges sous-entendus.

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Marie-Josée, insensible aux atmosphères psychologiques, nous ramena aux chapelles.

– D’après moi, les trois chapelles forment un tout. Il n’y en a pas d’autres.

– Qu’est-ce qui vous fait penser ça? demanda Robert.

– On n’a pas trouvé les chapelles par hasard; ce sont des textes qui nous ont conduits à elles, expliqua Luc.

Les chercheurs échangèrent des regards étonnés. Ces jeunes étaient surprenants.

– Venez, lança Cécil en se levant, vous nous raconterez ça en chemin. J’ai hâte de voir ma première chapelle, j’y pense depuis que vous nous en avez parlé, Richard.

En moins de deux, tout le monde était debout. Juliette, qui n’avait cessé d’observer Marcelle, se dépêcha de demander avant qu’on sorte :

– Vous ne mangez pas?

– Plus le temps.

– Alors, pourquoi avoir autant travaillé sur vos toasts?

– Pour le plaisir.

On s’est échangé un regard complice, Juliette et moi : cette fille venait sûrement d’une autre planète.

***

Samuel n’avait jamais vu Zitella aussi agitée. À peine arrivée sur une branche, la chouette partait se poser ailleurs. Ni Catherine ni Samuel n’avaient prononcé un mot depuis un bon kilomètre quand un sifflement les figea sur place. Le temps d’un cillement, ils virent Zitella tomber en vrille et s’écraser à quelques pas d’eux, inerte. Du sang tachait ses plumes. En une fraction de seconde, Catherine s’était agenouillée et palpait le corps de l’oiseau avec fébrilité. Quand Samuel eut retrouvé un filet de voix, il s’en servit pour demander :

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– Est-ce qu’elle respire?

– Hmmm.

Le sang coulait toujours.

– C’est grave?

– Passe-moi mon sac à dos. Dépêche!

Elle fit un bandage qu’elle fixa avec une épingle à couche, leva la tête et répondit enfin :

– Il fallait que j’arrête l’hémorragie au plus vite. Le système de coagulation n’est pas au point chez les oiseaux; leur corps peut rapidement se vider de son sang.

– Est-ce qu’elle va mourir?

– Je crois que ça va aller. La balle n’a fait que l’écorcher.

– La balle!

– Je ne vois pas autre chose. D’ailleurs, on l’a entendue!

– Quelqu’un s’amuse à tirer sans savoir sur quoi? Ça n’a pas de bon sens! Si on se remet en marche, on risque de se faire tuer!

– Possible, mais peu probable. En tout cas, ce n’est pas une balle perdue qui va m’empêcher d’aller voir Adhara.

– Qu’est-ce qu’on fait avec Zitella? On ne peut pas la laisser ici...

– Sûrement pas.

– Alors?

– Enlève ton t-shirt.

– Quoi?

– Enlève-le, je te dis.

Catherine avait pris des ciseaux dans une petite trousse de secours.

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– Hé! mon t-shirt!

– Chut! Laisse-moi faire. On va l’installer dans un porte-chouette.

– Un quoi?

– Un porte-chouette. C’est comme les porte-bébés que les femmes d’Amérique du Sud utilisent, mais pour une chouette!

– Tu penses qu’elle va rester là sans protester?

Un autre sifflement se fit entendre tout près et leur peur se changea en colère. Samuel hurla :

– Ça va pas la tête!

Catherine cria à son tour :

– Montrez-vous, bande de sauvages!

Évidemment, personne ne leur répondit et, peu à peu, la colère fit place à l’angoisse. Ils se baissèrent, attendant de voir ce qui allait se passer.

***

– Alors, c’est elle!

Les yeux de Cécil brillaient de plaisir. Pendant de longues minutes, ils sont restés plantés là à la regarder avec une sorte de respect, puis ils s’en sont approchés en gesticulant et en échangeant leurs impressions avant de poser leurs mains sur ses pierres.

– Elle est en bon état, dites donc!

– À votre avis, elle daterait de quelle époque?

– Difficile à dire, comme ça.

– Regardez la couleur. Les pierres viennent de la région.

– On entre?

Robert se tourna vers Ignis, qui était le plus près d’eux.

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– On peut?

– Faites comme chez vous.

Lola leur emboîta le pas.

– Ça vous plaît? Le saint, là, avec un balai, ne vivait pas tout seul ici quand on a découvert la chapelle. Il y avait une chouette dans l’autre niche. Elle habite avec nous maintenant. Marc lui a fait un clocher.

Lola fut interrompue dans son monologue de présentation par Marcelle qui avait poussé un cri d’excitation en apercevant le mot gravé au sol. Impassible, Zorro continuait de se nettoyer le museau, juché sur l’épaule de sa maîtresse.

– Regardez, qu’est-ce qui est écrit?

Trop heureuse de l’occasion, Lola reprit la parole :

– Vigilare. C’est du latin, ça veut dire « Éveiller ». Et c’est pas tout. On peut soulever la dalle. Il y a un espace sous le plancher. On a trouvé un coffre.

Jacques épousa le contour de la pierre avec sa main et demanda :

– Où se trouve le mécanisme?

– Comment vous savez pour le mécanisme? Nous, avant de penser à ça, on a pioché pendant des heures, rétorqua Nicolas, vexé.

– Oui, je le sens. La pierre a été martelée. Mais vous ne l’avez pas trop endommagée. Disons que ce n’est pas le premier site qu’on visite... Alors, c’est quoi le truc?

– Il faut déplacer les dalles de coin. Regardez, comme ça.

En disant cela, je m’exécutai et la dalle médiane se trouva libérée de l’emprise des autres.

– Le coffre se trouvait ici. À l’intérieur, il y avait un calepin avec une phrase en latin. T’en rappelles-tu, Marie-Josée?

– Noli... fras ire, in te... upsium redi, in... interne... homme habitat veritas.

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– Ce ne serait pas plutôt : Noli foras ipse, in te ipsum redi. In interiore homine habitat veritas? demanda Robert.

– Possible. C’était écrit à la main, il y avait des mots difficiles à lire. Comme je n’ai pas étudié le latin, je l’ai traduit comme ça : « N’allez pas au dehors, c’est en vous-même qu’il vous faut aller, car là habite la vérité de l’homme. »

– Eh bien! bravo! J’aimerais voir vos traductions quand vous connaissez la langue! C’est tout à fait ça.

Jacques crut bon d’ajouter :

– C’est une phrase de saint Augustin.

Sans s’être consultés, les chercheurs se mirent à réciter en chœur, « Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même; c’est au cœur de l’homme qu’habite la vérité », comme une leçon apprise tant de fois que même en essayant de l’oublier, ce ne serait pas possible.

– J’ai aussi traduit le reste du calepin, annonça Marie-Josée avec fierté.

– On peut le voir? demanda Cécil.

– Il est au château.

– D’accord, allons-y dans ce cas.

Joignant le geste à la parole, Cécil sortit de la chapelle à grandes enjambées. Luc s’était approché de Marcelle.

– Vous avez un drôle d’air. Qu’est-ce qu’il y a?

– Rien. C’est juste une coïncidence probablement.

– Quelle coïncidence?

– C’est la phrase de saint Augustin. Je sais qu’elle est très connue, la preuve, on la sait tous par cœur! Mais, un des groupes religieux auxquels je me suis intéressée pendant la rédaction de ma thèse en avait fait son dogme et en l’entendant tout à l’heure je me suis dit que peut-être...

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–... que ce groupe aurait pu tenir ses réunions ici?

– Oui. C’est à ça que j’ai pensé.

– Pourquoi pas? C’est tout à fait plausible.

– Disons que ce n’est pas impossible, qu’il y a peut-être un lien. C’est fou, j’ai l’impression de rêver, tout ça est si étrange.

***

Les tirs avaient cessé. Catherine et Samuel, toujours immobiles, se demandaient s’ils pouvaient se relever sans danger. Catherine finit par chuchoter à l’oreille de Samuel :

– Viens! On a assez attendu. Je vais installer le porte-chouette sur toi. Je n’ai pas envie de moisir ici le reste de la journée, mais si tu préfères rentrer, c’est OK pour moi.

– Non, j’y vais. Pas question que je te laisse toute seule!

En disant cela, ils entendirent des sifflements qui s’éloignaient.

Une fois déposée dans le t-shirt de Samuel, Zitella avait fermé les yeux et, sentant sa petite poitrine se soulever avec régularité, rassuré, Samuel se mit en marche. La montée se fit en silence jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’embranchement qui menait à la chapelle du mont Unda.

– Il faut que j’aille à la chapelle.

Catherine fit la grimace.

– Tu es fou ou quoi?

– J’ai promis à Luc d’aller y jeter un coup d’œil.

– Est-ce que c’est absolument nécessaire?

Catherine pensait que ce détour les mettrait inutilement en danger, mais devant l’air déterminé de Samuel, elle le suivit en silence.

Arrivés à proximité, ils virent que toutes les ouvertures avaient été fermées par des panneaux de bois. En s’approchant, ils discernèrent, se découpant sur les panneaux, la silhouette de barreaux de fer cadenassés

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qui interdisaient tout accès à l’intérieur.

– Je n’en reviens pas! Ils ont condamné la chapelle!

– Je me demande quel accueil on va recevoir dans la communauté. Je ne suis pas trop rassurée, Samuel.

– Moi non plus.

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Chapitre IV

Rupture

– Vous ne me faites pas fuir, Maïte. J’ai beaucoup d’autres raisons d’aller à Québec.

– Comptez-vous revenir? Parce que, autant que vous le sachiez, Altaïr et moi avons des projets.

– Si c’est une question d’ordre sentimental, détendez-vous, je ne me réinstallerai pas dans le pavillon qu’Altaïr et moi avons partagé. Quant à vos rapports avec lui, ils ne me regardent pas. Cela dit, je suis toujours propriétaire du mont Unda et je me sens tout à fait libre d’y revenir quand bon me semble.

– Votre place n’est plus ici, Shaula. Si vous pensiez le contraire en venant ici, l’attitude d’Adhara et de Bellatryx a dû vous éclairer là- dessus. Pourquoi ne pas nous céder la montagne et aller refaire votre vie ailleurs?

– Vous céder la montagne... Vous avez une façon de dire ça... Je m’en déferai certainement un jour, mais c’est encore trop tôt.

– Qu’est-ce que vous voulez dire?

– Le temps n’est pas encore venu de tourner cette page.

– Pouvez-vous être plus claire?

– Vous êtes trop impatiente.

– Je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir de plus à dire, pourtant.

– Parce que vous êtes jeune. Il n’y a pas que des avantages à être jeune.

– Vous commettez une grave erreur.

– Est-ce une menace?

– Non, une simple constatation.

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– Voilà qui me rassure.

Maïte tourna les talons et marcha jusqu’à la porte, mais tout ça n’était que fausse assurance. En présence de Shaula, elle se sentait vulnérable comme un petit pois. Restée seule, Shaula alla rejoindre Hermès dans la cuisine.

– Mes bagages sont prêts. Avez-vous pris une décision?

– Je pars. Il n’y a rien qui me retient ici et j’aurai les coudées plus franches pour agir de Québec. Antarès va nous conduire au village avec la jeep; il sera là d’une minute à l’autre. Pas de regrets?

– Oui. Des tas. Mais à quoi bon? Je me dis que si j’avais été plus attentive, j’aurais peut-être deviné les ambitions d’Altaïr et pu empêcher ce qui arrive maintenant. Que si j’avais passé un peu de temps avec Adhara à Viareggio, j’aurais pu comprendre ce qui se passait dans son esprit et lui éviter ce mariage de carpe et de lapin !

– Je pourrais me faire de pareils reproches, vous savez. J’ai manqué à tous mes devoirs d’amitié en ne prenant pas la situation assez au sérieux.

– Vous étiez malade!

– Ça devrait me consoler? questionna Hermès sur un ton amer.

– Peut-être pas mais, pour ma part, je ne sais pas comment je pourrais ne pas me sentir coupable de ce gâchis.

Shaula avait levé les yeux vers lui et Hermès lui tendit la main sans répondre.

– Venez. Antarès est arrivé.

La jeep traversa la place déserte sans qu’aucune âme qui vive se montre. Véga lui avait déjà dit au revoir en lui promettant de veiller sur les enfants, ce que Shaula savait qu’elle ne ferait certainement pas. Ce n’était pas dans sa nature. À la porte de Belisama, Luyten les regarda passer. En se retournant, Shaula aperçut Samuel et Catherine qui arrivaient.

– Pouvez-vous arrêter, Antarès, s’il vous plaît.

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Hermès se retourna et reconnut la jeune fille.

– Catherine!

Il descendit pour aller à sa rencontre.

– Qu’est-ce que vous faites ici, mon enfant?

– Je suis venue voir Adhara. Mais je ne m’attendais pas à vous rencontrer, Hermès. Je suis tellement contente!

C’est alors qu’elle prit conscience du sang qui tachait son gilet et ses mains.

– Euh! Excusez ma tenue, Hermès. J’ai soigné un oiseau blessé en venant. Notre chouette Zitella a reçu une balle pendant que nous traversions la forêt des pluies.

Elle s’approcha de Samuel et montra la chouette assoupie à Hermès, qui s’était assombri en entendant les propos de Catherine.

– Je vois, je vois. Et vous, jeune porteur de chouette, vous êtes...

Il détailla Samuel qui, torse nu et t-shirt en bandoulière, avait un air des plus étranges.

– Samuel. Je suis un ami d’Adhara.

Hermès laissa tomber pour lui-même :

– Ça va lui faire du bien de voir ses amis.

– Comment va-t-elle?

– Vous en jugerez par vous-même.

Samuel s’approcha de Shaula.

– Pourriez-vous nous accompagner? On ne voudrait pas se faire refouler à la porte...

Shaula, tendue, se tourna vivement vers Hermès qui la rassura d’une phrase :

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– Laissez Shaula, j’y vais.

Quand ils furent à quelque distance de Luyten, qui les avait regardés passer la porte sans broncher, Hermès leur demanda à voix basse :

– Êtes-vous au courant pour Adhara?

– Au courant de quoi?

– De son mariage.

– Adhara va se marier?

– Elle EST mariée. Ça s’est fait dans le temps des fêtes.

Il ajouta, parlant vite et bas :

– Écoutez Catherine, ne soyez pas trop surprise si elle garde ses distances avec vous. Elle l’a fait avec moi et Shaula. Vous savez, la communauté a beaucoup changé.

– On s’en doutait, figurez-vous. On arrive de la chapelle.

– La chapelle?

– Elle a été barricadée, vous ne le saviez pas?

– Non! On vient presque d’arriver.

– Et vous repartez déjà?

– Nous allons voir une amie qui a été très malade.

– Capella, je suppose.

– Comment le savez-vous?

– Une idée, comme ça. Elle va mieux?

– Oui, je crois.

– Dites-moi, Hermès, pourquoi Adhara a-t-elle décidé de se marier subitement?

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– Je l’ignore. Elle est restée très discrète sur la question. Voilà, on y est. C’est le pavillon à la porte arrondie. À côté de celui d’Altaïr. Je vous laisse, Antarès et Shaula m’attendent.

– Quand reviendrez-vous?

– Je ne sais pas. Il se peut qu’on passe quelque temps à Québec, mais on ne restera pas inactifs, soyez sans crainte.

– Qu’est-ce que vous voulez dire?

– On n’abandonnera pas la communauté.

– À bientôt, alors?

– À bientôt, mon enfant.

Tout en agitant la main, l’attention de Catherine fut attirée par Maïte dont elle se rappelait la saisissante beauté. Celle-ci venait d’entrer d’un pas furieux dans le pavillon d’Altaïr. Ce fut plus fort qu’elle, Catherine se tourna vers Samuel et lui glissa :

– Vas-y. Je te rejoins plus tard.

Elle se glissa à l’arrière du pavillon et s’installa près d’une fenêtre d’où elle pouvait entendre ce qui se passait à l’intérieur.

– Elle n’est pas partie pour de bon, Altaïr. La montagne lui appartient toujours.

– Peut-être, mais c’est moi qui représente la communauté maintenant. Si Shaula a l’intention de nous causer des ennuis, elle va trouver à qui parler. Mais ça m’étonnerait.

– Elle m’a paru décidée à revenir.

– Je connais assez ma femme pour savoir qu’elle ne tiendrait pas un mois. Elle ne se sent plus chez elle, ici.

– Tu en parles toujours comme si vous étiez mariés!

– En quoi ça te dérange?

– Tu as l’air d’oublier que j’ai tout laissé pour toi. Ce n’est pas

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pour me contenter de jouer à la geisha.

– Je n’ai pas l’intention de me marier, Maïte.

– Je te rappelle que tu n’occupes pas ta position de droit divin. L’argent dont tu disposes pour l’instant à ta guise n’est pas tombé du ciel non plus. Sans moi et Véga, tu serais encore le valet de Shaula!

***

– Je m’attendais à tout, sauf à ça, dit Catherine qui marchait vite, avec nervosité.

– Où étais-tu passée, merde? Je ne savais plus quoi inventer. Adhara n’avait pas grand-chose à me dire. Elle avait l’air mal à l’aise et c’est devenu si gênant que je n’ai pas eu le choix de partir.

– J’ai surpris une conversation.et je ne pouvais pas partir en plein milieu. Je me suis dit que tu te débrouillerais tout seul.

– Ça, je m’en suis aperçu, figure-toi. Qu’est-ce que tu as appris?

– Altaïr ne vit plus avec Shaula. Il vit avec la femme que j’ai suivie.

– Qui est-ce?

– Maïte. Altaïr doit avoir deux fois son âge! Ce sont eux qui dirigent la communauté maintenant, avec l’argent du philosophe mort, si j’ai bien compris.

– Adhara aussi est avec un vieux. Mais, Seigneur, qu’est-ce qu’ils ont bien pu lui faire? Elle était tellement triste! Pire que triste en fait, amorphe. Oui, c’est ça, amorphe. Toi, qu’est-ce que tu as appris de si fabuleux?

– Tiens-toi bien. Ça valait la peine d’avoir des crampes. Bellatryx est arrivé avec deux autres garçons pendant que j’écoutais. C’est eux qui nous tiraient dessus dans la forêt des pluies. C’étaient des coups de semonce pour éloigner les intrus! Et ce n’est pas tout.

– Seigneur, quoi encore?

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– Altaïr leur a demandé si tout serait prêt pour la cérémonie et Bellatryx a répondu qu’ils venaient justement prendre les dernières instructions avant de partir.

– Pour aller où?

– Au mont Noir.

***

La nuit était tombée quand Shaula et Hermès arrivèrent. Il faisait si bon que, plutôt que de prendre un taxi, ils se rendirent à pied chez Capella. La rangée de hautes maisons de pierres, chacune précédée de son jardinet, était perpendiculaire à la Grande Allée. On aurait dit qu’elles habitaient une portion du passé, comme si l’agitation ambiante ne les concernait pas. Hermès poussa la grille.

– On dirait une maison hantée! Êtes-vous sûre de ne pas vous être trompée d’adresse, Shaula?

– J’espère que non. J’ai toujours adoré cet endroit. C’est un des plus beaux de Québec. Je vais enfin voir à quoi ça ressemble à l’intérieur! Bonjour, il y a quelqu’un?

Après quelques secondes d’attente, tout en haut d’un long escalier en chêne apparut la tête familière aux cheveux blancs en brosse, sourire espiègle au coin des lèvres, yeux plissés pour tenter de voir dans la pénombre.

– Shaula? C’est vous? Quelle merveilleuse surprise! Vous n’êtes pas seule? Qui est avec vous?

– [...]

– Hermès! Eh bien! Si je m’attendais! Vite, montez.

Le salon était embarrassé d’objets et de gros fauteuils confortables.

– Je n’en reviens pas de vous voir, tous les deux. Quel bon vent vous amène?

Shaula et Hermès se consultèrent du regard. Ils pensaient la même chose. Pas maintenant. Pas tout de suite. Ils pouvaient s’accorder une

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trêve, la soirée était encore jeune.

– On venait voir comment vous alliez. Il paraît que vous avez failli nous fausser compagnie… définitivement?

Les yeux de Capella s’assombrirent.

– C’est Adhara qui vous en a parlé?

– Elle ne nous a dit que l’essentiel, et aussi que vous ne reviendriez pas dans la communauté.

– Elle va bien?

– Physiquement, elle se porte comme un charme.

– Ça ne va pas très bien dans la communauté, n’est-ce pas? Je n’arrête pas de me demander si j’ai bien fait de cacher ça à Adhara.

– Cacher quoi?

– Je n’étais pas seule avant d’avoir mon malaise, même si j’ai affirmé le contraire.

Shaula soupira. Hermès s’enfonça dans son fauteuil. Tant pis pour la trêve. Mais avant, Hermès voulait savoir ce qui avait ramené Capella dans la communauté.

– Nous avions entendu dire que vous vouliez quitter le mont Unda pour vous établir au bord de la mer avec votre cousine et à notre retour on apprend que vous vivez ici à Québec, après avoir failli mourir. Avouez que vous nous devez des explications.

Capella acquiesça.

– C’était l’automne. Il y avait toute cette jeunesse pour assurer la relève de la communauté et ma cousine me talonnait pour qu’on s’installe ensemble en Nouvelle-Angleterre. Je l’ai fait. Dieu m’en est témoin! Et vous savez quoi? J’ai détesté.

– Vous avez détesté la Nouvelle-Angleterre?

– Non, non, Hermès. J’ai adoré la Nouvelle-Angleterre. Ce que je détestais, c’était la vie avec ma cousine. Quand j’ai su par Antarès que

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Rigel était mort, j’ai sauté sur l’occasion pour lui annoncer que je n’avais pas le choix de rentrer.

– Qu’est-ce qui n’allait pas avec votre cousine?

– Tout. Son obsession de la poussière, son besoin de faire des piles parfaites comme si l’axe de la Terre en dépendait, sa façon de ranger les objets par ordre de grandeur. Son manque d’humour. Sa manie de tout contrôler. J’ai passé l’âge qu’on me dise quoi faire, merci! Bref, ce pauvre Rigel est mort en me sauvant la vie. Je n’ai fait ni une ni deux, j’ai laissé les clés de la maison sur un crochet dans l’entrée et je me suis sauvée par le premier train.

Capella sourit d’aise avant de poursuivre :

– Dommage. Je ne peux m’empêcher d’associer la mer et les vacances à ce fâcheux épisode de ma vie maintenant! Enfin, ce n’était pas votre question. À son retour d’Italie, Adhara avait pris l’habitude de venir me voir, on avait d’excellents rapports elle et moi. Pas comme avec ma cousine! Elle venait prendre le thé, m’apportait les chocolats qu’Antarès lui avait donnés pour moi. Et puis un jour, alors qu’Adhara était partie voir ses amis, Maïte est venue me rendre visite.

Shaula était devenue toute pâle.

– C’est elle qui vous a fait du mal!

– Elle m’a servi du gâteau qu’elle avait apporté avec du thé. Et c’est après son départ que je me suis trouvée mal. On m’a dit que l’analyse de la théière et de la tasse n’avait rien donné. Mais personne n’a trouvé de gâteau chez moi, ni d’assiette qui ne m’appartenait pas. Maïte a dit à l’inspecteur que j’étais tout à fait bien quand elle est partie, ce qui est peut-être vrai, et elle n’a jamais fait allusion au gâteau.

– Est-ce qu’on a analysé le contenu de votre estomac à l’hôpital?

– L’hypothèse d’un empoisonnement alimentaire n’est venue à l’esprit des médecins qu’après que j’ai eu fini de tout digérer...

– Hermès, on doit faire quelque chose! Les enfants sont en danger !

– Calmez-vous, Shaula. Ils ne courent aucun danger, ça, j’en

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mettrais ma main au feu. C’est fou à dire, mais en les assimilant au groupe, Altaïr a fait en sorte qu’ils soient protégés.

Capella approuva.

– Personne ne leur fera de mal. Ils font partie de la « nouvelle » communauté.

– C’est bien ça qui est effrayant!

– S’énerver ne nous donnera rien. Dites-moi, Capella, est-ce que l’enquête sur Rigel est toujours en cours? Avez-vous parfois des nouvelles de l’inspecteur?

– Ce cher inspecteur s’est pris d’affection pour moi.

– Je le comprends. Moi-même, il fut un temps...

– Arrêtez de dire des folies, Hermès.

– Donc?

– Le dossier est toujours ouvert, mais il n’a pas de nouveaux éléments, et comme il n’a pas beaucoup de ressources, il y travaille à temps perdu, quand ça adonne.

Hermès se leva et marcha péniblement jusqu’à la petite table où se trouvait le téléphone. Les longues heures en autobus avaient laissé leur trace sur son corps.

– Qu’est-ce que vous faites?

– J’appelle l’inspecteur pour lui dire de se préparer à recevoir de l’aide. J’ai décidé de rester et de faire avancer les choses.

Shaula annonça à son tour :

– Dans ce cas, je reste aussi.

– Ça tombe bien, lança Capella les yeux brillants, j’ai plus de chambres qu’il m’en faut pour dormir.

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Chapitre V

Une sorte d’absence

Quand Marcelle inclinait la tête, sa frange suivait le mouvement comme un bateau sa vague et ses cheveux rouges lui balayaient les épaules. Elle sourit. Les preuves de l’existence d’une communauté clandestine, qu’elle cherchait depuis des années, étaient enfin à portée de la main, et elle en était aussi fière que si elle les avait personnellement tirées du néant. Ses collègues étaient assis près du feu sur lequel mijotait une ratatouille. La jeune céramologue se débrouillait peut-être bien en cuisine, mais ça ne servait pas à grand-chose. L’équipe mangeait généralement ce qui lui tombait sous la main, de préférence dehors devant les pavillons, comme si ça n’avait pas d’importance. Dissimulée dans une dépression non loin du nichoir abandonné de Zitella, je les épiais.

– Êtes-vous prêts à passer l’été ici, collègues? Parce que si c’est le cas, je vous jure que ce sera la bourse la mieux employée de toutes les bourses de recherche de ma connaissance.

– Restons calmes. Pour l’instant, on n’a vu qu’une pierre fêlée, une chapelle, intéressante c’est vrai, mais pas exceptionnelle, et des textes dont l’authenticité n’a pas été établie.

– Râleur!

– D’accord avec toi, Marcelle. Tu es trop soupçonneux, Georges. Les carnets sont authentiques, c’est évident.

– Toi, saint Jacques, tu ne te méfies jamais de rien. Même si j’admets que ce qu’on a vu jusqu’à présent n’est pas trop décevant...

Jacques avait rougi comme une fille. Son visage était un grand livre ouvert qui le trahissait à tout coup, au grand amusement de ses collaborateurs. Robert hocha la tête et ses cheveux poivre et sel qu’il gardait assez longs remuèrent comme des oreilles de cocker. À cette coquetterie près, c’était un homme extraordinairement conventionnel qui portait, même au fond des bois, un pantalon gris à revers, des souliers en cuir et une chemise blanche dont il roulait tout de même les

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manches sur ses avant-bras. Mes yeux s’arrêtèrent sur Louise et je remis le son, pour ainsi dire.

– D’après l’état du mortier, les dalles, les détails, je dirais que la chapelle n’est pas très ancienne, première moitié du XXe siècle.

– Ce qui veut dire à peu près l’époque où le camp a été construit, conclut Cécil.

– Oui.

– Qu’est-ce que vous pensez des inscriptions? Croyez-vous que ça signifie que les chapelles ont toutes été construites à la même époque et que les jeunes se trompent en pensant qu’il y en a une qui est beaucoup plus ancienne? Marcelle?

– Je ne pense pas. Ces jeunes ont un bon jugement; je crois que ce qu’ils nous ont dit va s’avérer exact. Robert?

– Je le pense aussi! La plupart des constructions comportent des ajouts qu’on imagine spontanément appartenir à la structure originale, mais qui, en réalité, peuvent dater d’une tout autre période. Les matériaux vieillissent, se fondent à l’ensemble. Cela est d’autant plus vrai des inscriptions. Mais on ne peut rien conclure avant de les avoir vues.

Je me laissais bercer par leur voix à défaut de comprendre le sens exact de ce qu’ils racontaient. Cécil jeta un coup d’œil dans la casserole.

– C’est prêt!

Ce qui me rappela que j’avais faim aussi. Je me dépliai en m’efforçant de ne pas faire craquer mes os, et me dirigeai vers le château. Samuel était sur la galerie, son blouson en jean jeté sur ses épaules, t-shirt en bandoulière. Quelque chose clochait dans sa silhouette, plus épaisse que d’habitude. Je pointai son ventre :

– Qu’est-ce que c’est?

– Chut! Pas si fort! Tu vas la réveiller.

– Qui ça?

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– Zitella.

– Qu’est-ce qu’elle fait là?

– Elle s’est fait tirer dessus dans la forêt.

Samuel défit avec précaution le t-shirt où reposait l’oiseau qu’il déposa sur une grosse bergère défoncée.

– Estelle, peux-tu venir, ici, s’il te plaît? J’aimerais que toi et Judith vous veilliez sur Zitella. Tu veux bien?

Estelle partit en sautillant chercher son inséparable Judith et revint, suivie de Judith, de Pio et de petit Paul. Tous les quatre s’installèrent au chevet de la chouette. Depuis notre retour, ils étaient devenus indissociables. Je repris mes questions :

– Qui a tiré sur Zitella?

– On a entendu une balle siffler et Zitella est tombée. Il y a eu d’autres sifflements, mais on n’a vu personne.

À mesure que les campeurs arrivaient pour souper, ils s’arrêtaient pour écouter. Tout à coup, je me souvins qu’ils étaient partis voir Adhara.

– Et Adhara? Lui avez-vous parlé? Qu’est-ce qu’elle en pense?

– Justement, répondit Catherine, on a une grande nouvelle à vous annoncer...

– Quoi?

– Elle est mariée...

– MARIÉE!

– Oui.

– DEPUIS QUAND?

– Noël.

– AVEC QUI?

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– Un vieux type... de cinquante ans au moins.

– Je ne te crois pas.

– Demande à Samuel.

Je me tournai vers mon jumeau qui confirma.

– Qu’est-ce qui lui a pris? Est-ce qu’elle est tombée sur la tête?

– En tout cas, ça n’a pas l’air d’une histoire d’amour. D’après Samuel, elle était gênée et pas très bavarde.

– Pourquoi « d’après Samuel »? Tu n’étais pas avec lui?

– Non.

– Je ne comprends rien à vos histoires!

– Pendant qu’on se rendait chez Adhara, Catherine a aperçu la nouvelle femme d’Altaïr et elle l’a suivie. C’est grâce à ça qu’on a appris qui nous a tiré dessus. Elle a entendu Bellatryx se vanter à Altaïr d’avoir éloigné des promeneurs indésirables.

– Est-ce qu’il vous a reconnus?

– Non, ça, j’en mettrais ma main au feu.

– N’empêche, il va me le payer!

Samuel me regarda en soupirant.

– Garde tes forces, tu te fâcheras quand on t’aura tout dit.

– Quoi? Qu’est-ce qu’il y a encore?

– La chapelle du mont Unda. Elle a été barricadée.

– Barricadée ?

– Ils ont mis des planches dans les fenêtres et ils ont posé des barreaux et des cadenas par-dessus.

– C’est une farce?

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Samuel regarda Luc en secouant la tête.

– Aucune chance d’entrer, mon vieux, à moins de faire sauter les cadenas.

– La chapelle du mont Noir! Ils ont peut-être fait la même chose là-bas! Il faut qu’on y aille au plus vite.

– Peut-être. Sinon, ça pourrait se faire bientôt.

– Comment ça?

– Samuel! Samuel! Zitella a ouvert les yeux!

Pendant qu’on s’occupait de nos affaires de grands, les petits n’avaient pas quitté l’oiseau des yeux. Catherine alla voir ce qui se passait.

– Allez chercher un compte-gouttes dans l’armoire à pharmacie et un bol d’eau fraîche, les garçons. Elle a soif.

Une fois désaltérée, Zitella claudiqua devant nous, essayant de déployer ses ailes, sans succès. Elle tomba sur le côté et Catherine dut la prendre pour la ramener sur le coussin en lui caressant la tête pour la réconforter, sous l’œil attentif de ses infirmiers. Elle ne dit rien, mais déjà à ce moment-là, elle savait. Zitella ne pourrait plus voler.

Martin le savait aussi. Il laissa éclater sa colère.

– Passe encore qu’Adhara se marie, que la communauté barricade les chapelles, mais tirer sur Zitella, ça dépasse les bornes!

– Et sur Catherine et Samuel, ce n’est pas grave, peut-être?

– Bien sûr que c’est grave, Nic. En tout cas, jusqu’à nouvel ordre, j’ai l’intention de laisser Sylve et Paluah dans leur enclos. Et si on ne veut pas être confinés au château, pas un mot de ça à Richard.

Luc se demandait ce que Samuel avait voulu dire par « ça pourrait se passer bientôt », mais la cloche du souper venait de sonner. Et quand Pouf était prêt, on avait intérêt à se grouiller. Plus d’un retardataire l’avait appris à ses dépens en passant en dessous de la table, ce qui nous incitait à faire preuve d’une rigoureuse ponctualité.

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Luc lança à la ronde :

– On se retrouve aux Trois Vieilles. Neuf heures.

Tout le monde acquiesça.

***

Louise mit le calepin sous son nez et le renifla avec délices.

– C’est vrai qu’il sent la vanille.

– Je regrette presque qu’on aille voir l’autre chapelle avant que j’aie pu lire les documents que les jeunes m’ont remis.

Marcelle étira paresseusement les jambes par-dessus le banc; la journée avait été longue et passionnante. J’étais revenue à mon poste d’observation en attendant l’heure d’aller aux Trois Vieilles quand je vis Cécil et Jacques se diriger vers la vieille table de bois qui servait à toutes les sauces : aux repas, aux discussions, au travail.

– Prends le temps qu’il te faut, Marcelle, on ne bouge pas d’ici demain.

La nouvelle n’était pas au goût de Louise.

– Comment ça?

– Deux des campeurs sont allés en éclaireurs sur le site de la deuxième chapelle aujourd’hui et il paraît qu’elle a été fermée.

Tout en se servant un café, Georges demanda :

– Quelqu’un doit avoir la clé?

– J’ai demandé aux jeunes comment on pourrait obtenir une autorisation, mais d’après eux, ce sont les propriétaires qui ont barricadé la chapelle pour empêcher les visiteurs d’y entrer.

Georges demanda à Cécil :

– Les propriétaires? C’est une coop ou quoi?

– Si j’ai bien compris, elle appartient à une sorte de communauté

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qui vit sur la montagne.

– Une secte?

– Je ne sais pas. Les jeunes n’ont pas été très bavards là-dessus. Jusqu’à ce qu’on ait éclairci ce point, on va devoir s’en tenir à la chapelle du château et au contenu du calepin.

Robert approuva en ramassant les assiettes du souper. C’était un homme d’ordre et de méthode.

– On a en masse de quoi s’occuper. Aussi bien aller se coucher si on veut commencer tôt.

Georges se faufilait vers son pavillon quand Louise l’attrapa par le chignon du cou sans plus de cérémonie que s’il se fut agi d’un jeune chien fou.

– Où est-ce que tu penses que tu vas comme ça? On est de corvée de vaisselle, ce soir. Tu n’avais pas oublié, toujours?

Cécil regarda Georges avec un grand sourire.

– Je vous aurais bien aidés, mais j’ai promis de jouer une partie d’échecs avec Richard. Désolé, vieux!

Je m’extirpai de ma cache et suivis Cécil du regard. Neuf heures moins vingt. J’avais juste le temps de me rendre aux Trois Vieilles.

***

Sous le vent annonciateur d’orage, l’arbre gémissait de ses trois énormes branches : les Trois Vieilles. Comme il était tard et qu’il faisait noir, nous nous sommes rapprochés pour former un cercle en nous éclairant de nos lampes.

Apprendre que la communauté se préparait à aller sur le mont Noir nous inquiétait. Elle avait graduellement étendu ses prétentions sur la chapelle du mont Unda, auparavant libre d’accès, avant de revendiquer la propriété de la forêt des pluies. Voilà maintenant qu’elle laissait ses membres y tirer sur les gens, après qu’ils se furent frauduleusement emparés des pierres de la chapelle du mont Noir. Il ne leur restait qu’à la barricader aussi et la mesure serait comble !

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Laurent prit la parole. Je m’attendais à ce qu’il fasse un discours incendiaire avant de se planquer comme il en avait l’habitude, mais le lutin froussard et narquois de notre premier été, le lutin faible et amoureux de notre deuxième été, le Laurent d’arrière-garde avait disparu. À sa place, il y avait quelqu’un d’autre : Laurent avait grandi.

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Chapitre VI

Jeu de pistes

Hermès reconnaissait l’endroit. Une maison de briques de deux étages, cossue, mais qui n’avait pas l’air pimpante de ses voisines restaurées. Sa supériorité était végétale. Ses arbres voisinaient aimablement avec les massifs de pivoines, le chèvrefeuille de Tartarie et les rosiers rustiques, dans un désordre nonchalant.

Géraldine avait l’œil toujours vif, mais ses mains plus silencieuses, sans doute plus fatiguées, restaient sagement assoupies sur son tablier.

– Si j’ai bien compris, monsieur de Véies, vous aimeriez en savoir un peu plus sur la famille de Maïtena? Est-ce que cela a un rapport avec la mort de Jean-Pierre?

– Je n’en sais rien encore.

– Je ne suis pas née de la dernière pluie – ce serait idiot d’essayer de le cacher, dit-elle en riant –, alors soyez franc et je le serai aussi.

– D’accord. La mort d’Aldébaran – ça ne vous ennuie pas si je l’appelle par le nom qu’il portait dans la communauté?

– Non, pas du tout. Donc, la mort d’Aldébaran a été suivie par celle d’un autre de nos collègues, Rigel, à un an d’intervalle.

– Je l’ignorais. Je suis navrée...

– Sa mort a été rapide et, disons, assez inattendue.

– Rigel... Jean-Pierre m’en avait parlé. Il a enseigné à Adhara, je crois. Un homme de devoir, assez strict, si je me rappelle bien. De quoi est-il mort si rapidement?

– On a d’abord cru à une mort naturelle, puis une exhumation a été ordonnée par la Cour. Au final, on a appris que Rigel était mort empoisonné.

– Empoisonné!?

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– Peut-être de façon accidentelle, ça, on ne sait pas.

– Et vous pensez que Jean-Pierre aurait pu être...

– Rien n’est certain. Sauf que deux morts successives chez des hommes encore relativement jeunes...

– Vous ne me dites pas tout, on dirait.

– Il y a eu un troisième incident, une autre philosophe a failli mourir.

– C’est terrible!

– C’est vrai. Mais vous m’avez demandé d’être franc, alors je vais l’être. Aldébaran a laissé un très gros héritage, cela a pu attiser la convoitise de certains. Mais encore fallait-il être au courant pour l’héritage et l’état de santé d’Aldébaran. Or, Maïtena le connaissait depuis l’enfance et on peut présumer qu’elle n’ignorait pas qu’il avait hérité à la mort de son père.

– Mais Maïtena vit à Londres!

– Elle y a vécu, mais elle a aussi habité au Caire avant de rentrer à Québec.

– Je l’ignorais.

– Elle a rencontré le père d’Adhara et est allée vivre dans la communauté peu de temps après cette rencontre.

– Vous êtes sérieux? C’est étrange que Jean-Pierre ne m’en ait rien dit.

– Elle n’était là que depuis quelques semaines quand Aldébaran est mort. Moi-même, j’ignorais qu’ils se connaissaient.

– Jean-Pierre avait dix ans quand Maïtena est née.

– C’est une bonne différence d’âge.

– Si on veut. Mais les familles étaient plus nombreuses à l’époque et les enfants se retrouvaient dehors en hordes, les petits sous la gouverne des plus grands.

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Géraldine avait pris un air rêveur. Les enfants, ça avait été la grande affaire de sa vie, sa joie et ce par quoi elle avait brillé. La seule évocation de cette période bénie la faisait briller encore. Elle poursuivit de la même voix chaleureuse :

– On n’arrivait plus à les faire rentrer le soir. Quand ils ne jouaient pas au ballon prisonnier chez les Poitras, ils faisaient d’interminables parties de brinch à branch au parc. Le frère de Maïtena, Sacha, venait parfois à la maison.

– Qu’est-ce que ça mange en hiver, des parties de brinch à branch?

– C’est une variante du jeu de cache-cache. Quelqu’un cache un objet et dessine au sol un plan compliqué que les autres joueurs doivent suivre pour découvrir l’objet. Le premier qui le trouve devient le maître du jeu.

– Ah bon! Parlez-moi des Coti?

– C’était des gens fortunés, très stricts, catholiques pratiquants. Je les voyais à l’église le dimanche avec leurs trois enfants. Sacha et Marine avaient l’âge de Jean-Pierre et de Lucie, Maïtena est arrivée plus tard, probablement par surprise. Les enfants sont tous allés à l’école privée et ils ont fait des études supérieures. Ils étaient partis de la maison quand monsieur Coti est mort à son bureau du Consulat général de France. Madame Coti a plié bagage et elle est retournée dans son pays avant même que la maison ne soit vendue, emportant le corps de son mari à peine refroidi. Elle n’avait pas pu se faire de racines ici. Les enfants non plus, enfin, c’est ce que je croyais.

– Maïtena allait à quelle école?

– Chez les Ursulines. Elle étudiait le piano avec mère Gabrielle en même temps que Sophie, ma plus jeune.

– Elles étaient du même âge?

– Sophie avait quinze ans, Maïtena douze, je crois.

– Vous rappelez-vous de la professeure d’arts plastiques de l’époque?

Géraldine hocha la tête.

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– Non, pas vraiment, mais si vous voulez la retrouver, mère Bérengère pourra peut-être vous aider. Dites-lui que vous venez de ma part.

***

Shaula hésitait. Cela faisait si longtemps. La dernière fois qu’elle s’était trouvée ici, avenue des Braves, Rafaelo et Sofia vivaient encore. Elle avait su qu’après leur mort, son frère Francesco avait tenté de faire main basse sur la luxueuse maison familiale, sans succès. Deux de ses sœurs y habitaient toujours ainsi que Bartolomeo, le frère de son père, qui y vivait déjà avec sa femme Livia du temps où elle était encore une petite fille. C’est lui qu’elle venait voir. L’eminenza grigia de son père.

***

Début septembre mille neuf cent soixante-dix-neuf, après de longs mois d’efforts, l’inspecteur était enfin sur le point d’obtenir l’ordre d’exhumation du tribunal pour qu’une autopsie soit pratiquée sur le cadavre de Jean-Pierre L’Heureux. Il avait vaguement entendu parler de pressions exercées par les maires de la région pour que cesse cette « tempête dans un verre d’eau » qui risquait d’effrayer les touristes et de mettre la population au chômage. Mais heureusement, la police n’avait pas à se soucier de ce genre de considérations.

– Asseyez-vous, j’ai quelque chose à vous remettre.

– Vous avez reçu l’ordre d’exhumation?

– Non, il s’agit d’autre chose.

– Autre chose?

– Un... nouveau mandat.

– Comment ça, un nouveau mandat? Je n’ai pas le temps. Dès que l’autopsie de L’Heureux sera terminée, je risque d’en avoir plein les bras.

– Ça me surprendrait. Il n’y aura pas d’exhumation. Donc pas d’autopsie.

L’inspecteur avait blêmi.

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– Vous voulez abandonner l’affaire?

– Disons qu’on la met sur la glace, le temps de régler des dossiers plus urgents. Ça vient d’en haut. Ordre de Lauzon.

Il avait failli envoyer valser tous ses dossiers. Donner sa démission. Partir et ne plus jamais mettre les pieds au poste. Demander une autre affectation. Dix mois plus tard, il était content d’avoir gardé son sang-froid. Avec la main tendue d’Hermès de Véies, il pouvait reprendre l’affaire en douce, et cette fois, il s’en fit une promesse solennelle, la mener à bien.

***

– Un peu de vin?

– Jamais pendant le service.

Il n’était pas vraiment en service quand il venait ici, et rien n’en était plus éloigné d’ailleurs que cette salle à manger où flottait encore l’odeur du souper préparé par Capella. Mais, peu importait, puisqu’il n’aimait pas le vin. Quelqu’un avait débarrassé la table en hâte et chacun avait déposé carnet et notes devant la chaise où il avait prévu s’asseoir.

Ils formaient une drôle de confrérie : trois philosophes dont les longues tuniques les faisaient ressembler à des tribuns, une femme qui ressemblait à ce qu’aurait pu devenir Grace Kelly si elle avait atteint la soixantaine et un jeune enquêteur en jeans et espadrilles qui faisait des heures supplémentaires à l’insu de ses patrons. Louise ouvrit la séance en annonçant avec satisfaction :

– Devinez quoi? L’avocat de la communauté n’est nul autre que maître Demers.

Ne voyant pas venir la réaction qu’elle s’attendait à déclencher, Louise insista :

– Christian Demers, vous savez, l’étoile montante du barreau !

Toujours pas de réactions. Shaula, Capella et Hermès n’avaient pas l’air de bien mesurer l’ampleur de la nouvelle. Enfin, l’enquêteur grommela :

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– Je l’ai vu à l’œuvre au tribunal : c’est un homme redoutable.

Hermès eut un geste apaisant.

– Ne nous inquiétons pas pour rien. Bien des choses peuvent arriver avant qu’on se rende au tribunal.

– Toi, lança Louise dépitée, tu as l’air fier comme une poule de sa couvée. Qu’est-ce que tu as découvert?

– Je suis allé au couvent des Ursulines cette semaine. La sœur économe se souvenait très bien de Jeanne Aubin.

– Qui est-ce? demanda Capella.

L’enquêteur répondit :

– Jeanne Aubin a enseigné les arts plastiques chez les Ursulines en mille neuf cent cinquante-sept et cinquante-huit. Peu de temps après, elle a rejoint la communauté et est devenue Véga.

Capella tombait des nues, mais pas Shaula qui regardait Hermès avec inquiétude. Véga était sa meilleure amie depuis le collège. Elle n’avait jamais douté de sa loyauté et avait peur d’apprendre qu’elle aurait peut-être dû.

Hermès était aussi mal à l’aise que Shaula, mais il ne pouvait épargner cette épreuve à sa vieille amie.

– Véga avait vingt-quatre ans à l’époque, elle était douée et ambitieuse. Dans les années cinquante, c’était assez mal vu pour une femme. Elle allait à l’occasion dans les cabarets où il lui arrivait de fumer et de boire. Mais les bonnes sœurs auraient fermé les yeux, aux dires de sœur Bérengère, si elle n’avait pas entraîné certaines élèves dans son sillage. Vous la connaissiez déjà à cette époque, Shaula?

– Oui. Et je savais qu’elle avait enseigné chez les Ursulines avant de venir nous rejoindre sur le mont Unda, mais sans plus.

– Vous a-t-elle déjà dit qu’elle connaissait Maïte?

– Non. Elle ne m’en a jamais parlé.

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– D’après la sœur économe, c’est la mère de Maïte qui s’est plainte à la supérieure. Selon elle, Jeanne Aubin avait une influence déplorable sur sa fille.

Hermès déclina les offenses sur un ton amusé :

– Cigarettes, alcools, mauvaises fréquentations. Et, pire que tout, elle aurait fait circuler des livres à l’index parmi les jeunes filles.

L’inspecteur réfléchit à voix haute :

– Ce n’est pas le genre de choses qu’une adolescente oublie facilement. Pourtant, quand je l’ai interrogée l’été dernier, mademoiselle Coti a prétendu ne jamais avoir fait le lien entre Jeanne Aubin et Véga.

– Est-ce que c’est possible? demanda Shaula.

– J’en doute. Une personne change rarement assez en vingt ans pour devenir méconnaissable. Et il y a trop de lignes qui se recoupent pour qu’elles soient toutes dues au hasard.

– Qu’a dit Véga quand vous l’avez interrogée?

– La même chose. Qu’elle ne se rappelait pas et que, de toute façon, les bonnes sœurs l’avaient renvoyée en l’accusant de tous les péchés du monde. Au fait, c’étaient elles les malhonnêtes. Elles voulaient faire de la place à une novice qui venait d’obtenir son diplôme des beaux-arts et qui devait gagner sa croûte dans la communauté.

– C’est vérifiable?

– Oui, mais ce qui nous importe, c’est que Jeanne Aubin, alias Véga, et Maïtena Coti, alias Maïte Bainadelu, se sont rencontrées il y a longtemps puisque la première a enseigné à la seconde. Maïtena-Maïte connaissait aussi Jean-Pierre « Aldébaran » L’Heureux et sa famille, et il y a de fortes chances pour qu’elle ait été au courant de sa santé fragile. Un enfant qui a le cœur faible, ça se parle entre jeunes.

Shaula poussa un soupir et continua à la suite de l’enquêteur :

– Maïte s’est jointe à la communauté assez peu de temps –

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quelques semaines à peine, je crois – avant la mort d’Aldébaran, après une rencontre « fortuite » avec Altaïr à La huitième merveille du monde. S’il y a eu un quelconque complot, et je dis bien si, Véga aurait pu informer Maïte du moment où Altaïr comptait aller y faire des achats. Il en parlait toujours assez longtemps d’avance.

Hermès tira sur sa pipe et laissa la fumée se dissiper avant d’intervenir :

– Peu de temps avant mon accident, j’ai reçu une lettre d’Adhara dans laquelle elle me disait des choses troublantes à propos de Maïte.

– Je me rappelle, coupa Louise. Elle racontait que Maïte avait volé des livres de mythologie et une lorica, c’est une sorte de cantique, chez Aldébaran après sa mort. Selon Adhara, Maïte essayait de se faire passer pour une spécialiste de la culture celtique pour gagner sa confiance.

– Tout ça est bien mélodramatique, soupira Capella. Vous ne trouvez pas?

– Je suis d’accord, approuva Shaula, bouleversée par ce qu’elle venait d’entendre. Il ne faudrait pas sauter trop vite aux conclusions. Si on en a fini avec les complots pour ce soir, j’ai autre chose à vous dire.

L’enquêteur s’était levé.

– Il est tard, je vous laisse entre vous.

– Non. Restez, je vous en prie.

L’enquêteur se rassit à regret, escamotant un bâillement. La semaine avait été longue, la journée interminable. Il était crevé, mais pas question de le laisser paraître. Il tourna toute son attention vers Shaula.

– Je suis allée demander conseil à mon oncle, aujourd’hui. Il a beaucoup aidé mon père, et Rafaelo n’a jamais eu à s’en plaindre. Moi non plus, du reste.

– Toi? fit Hermès, surpris.

– Oui. Quand j’ai acheté le mont Unda, je ne connaissais rien en

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acquisition de terres privées. C’est Bartolomeo qui m’a conseillée pendant la transaction. Les titres de propriété de la montagne sont béton. Comme il n’a jamais été question de mariage entre Altaïr et moi, j’en suis toujours la seule légitime propriétaire.

– S’il n’y a pas d’ambiguïté, que voulais-tu savoir de ton oncle?

– Altaïr et Maïte se considèrent tous les deux comme les dépositaires des biens de la communauté. Or, vous savez que la communauté n’est devenue une entité légalement constituée que depuis peu, après ton départ et le mien, Hermès.

– Tu voulais l’interroger sur qui peut prétendre administrer l’héritage laissé par Aldébaran à la communauté...

– Voilà! Si les papiers testamentaires sont authentiques, et ce n’est même pas sûr qu’ils le soient, Aldébaran a laissé sa fortune à une communauté qui, à défaut d’avoir une identité sur le plan légal, était organisée et fonctionnelle depuis des années.

– Donc, enchaîna l’enquêteur qui sentait le besoin de parler pour rester éveillé, il pourrait y avoir eu usurpation d’héritage s’il est prouvé que la communauté qui administre cet argent n’est pas celle à qui il était destiné.

– C’est ce dont j’ai discuté avec mon oncle.

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Chapitre VII

Le territoire de l’Aigle

Antarès était revenu avec un volumineux courrier. Ces fréquents allers-retours au village commençaient à lui peser. Comme toujours, la plus grande partie de la correspondance était adressée à Altaïr. Depuis l’automne, c’était lui qui se chargeait personnellement de la distribution.

Dans la pile, une enveloppe pour Adhara. Elle venait de l’étranger. Antarès hésita. Quelque chose lui disait que la jeune femme n’aimerait pas que sa lettre transite par les mains de son père. Conscient qu’il dérogeait aux règles, le philosophe-pâtissier décida tout de même de la lui remettre en main propre et d’en profiter pour parler un peu avec elle. Ça faisait longtemps qu’il voulait le faire. Adhara prit la lettre et tourna les talons.

– Un instant, Adhara!

La jeune femme se retourna et pencha la tête pour regarder Antarès qui, surpris qu’elle ait obtempéré si vite, demanda à tout hasard :

– C’est une lettre de quelqu’un que vous avez connu en voyage?

Les joues rouges, Adhara leva les yeux sur le philosophe.

– Ce n’est pas ce que vous pensez.

– Mais je ne pense rien!

– C’est un dominicain.

– Un dominicain? Dans ce cas, pourquoi rougissez-vous comme un piment?

L’allusion alimentaire et le ton bienveillant d’Antarès firent sourire Adhara.

– Le frère Cercatore est un ami.

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– Les dominicains fréquenteraient-ils les caffè et les trattorie à deux sous?

– Catherine m’avait demandé de trouver des informations pour elle. C’est comme ça que je l’ai rencontré.

– Et vous avez trouvé ce que vous cherchiez.

– Comment le savez-vous?

– Cercatore veut dire « chercheur » en italien. Fratello Cercatore, le frère chercheur.

Adhara s’étonna :

– Vous connaissez l’italien, Antarès?

– Modestement.

– Le frère chercheur. Oui, c’est ça. Il faut que je rentre, maintenant. Je ne suis pas encore prête et on part très tôt demain. Est-ce que vous venez au mont Noir?

– J’aurais préféré me reposer. Même si je les adore, les garçons me prennent une bonne partie de mon énergie, mais Altaïr tient à ce que je sois là pour la cérémonie des mérites.

– Je comprends... et ce qu’Altaïr veut... En tout cas, molte grazie, Antarès.

– Sono vostro schiavo, ragazza.

Adhara alla s’asseoir en tournant l’enveloppe entre ses mains pour faire durer le plaisir. Puis elle prit un ouvre-lettres d’argent et ouvrit l’enveloppe d’un coup sec. À l’intérieur se trouvait une pile de feuillets dont elle tâta l’épaisseur avec joie.

***

– Je prends la tunique verte. Vous ne trouvez pas qu’elle me va bien?

Australe enfila un sarouel, le pantalon bouffant traditionnel maghrébin, et imita la pose de Carina. Aries fit glisser un kholkhal, un

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lourd anneau de cheville richement travaillé, sur son pied nu et prit la pose à son tour. Les trois jeunes filles pouffèrent et recommencèrent à farfouiller dans le coffre. Autrefois pavillon des invités, occupé un certain temps par Maïte avant qu’elle emménage chez Altaïr, le local avait été converti avec le temps en refuge de filles, le pendant féminin du pavillon des garçons dans le jardin des Mythes.

C’est là qu’elles venaient se reposer de leurs cours, des blagues idiotes des garçons, de l’austérité de leurs activités quotidiennes. Maïte y avait laissé des malles de vêtements et d’objets rapportés du Caire et leur avait donné la permission d’y fouiller à leur guise. L’activité bien inoffensive aidait à faire passer les restrictions plus nombreuses et plus contraignantes qui leur étaient imposées.

Il y avait d’abord les horaires plus stricts et un alourdissement des corvées. La nourriture moins variée était rationnée et le temps alloué au repos et aux loisirs s’était passablement rabougri.

Altaïr avait serré la vis. Il était tout aussi exigeant envers les garçons à qui il accordait toutefois de discrètes faveurs, les approvisionnant en chocolats et en livres qu’il faisait déposer dans leur pavillon et encourageait Centauri à les conduire en forêt pour des exercices de tir dont ils raffolaient. Son but était de faire d’eux des penseurs d’élite qui constitueraient un bassin de la relève chez les gens influents de ce monde. Quant aux filles, il n’avait pas de plans pour elles. Un jour, elles partiraient, voudraient se marier et avoir des enfants. Ce n’est pas ainsi qu’on dirige le monde.

– Qu’est-ce qu’on va faire au mont Noir, Indi? Vous le savez?

– Je ne suis pas dans le secret des dieux, Australe. Mais je pense que des distinctions pourraient être remises aux étudiants les plus brillants.

– On dirait que les dieux se sont échappés devant vous, se moqua Aries.

– Tout ce que les dieux m’ont dit, c’est que ça devrait être une belle excursion.

– Savez-vous si l’une de nous va recevoir une distinction?

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– Je n’en sais rien. Vos bagages sont-ils prêts?

Indi connaissait la réponse, ils étaient prêts depuis plusieurs jours déjà, maintes fois défaits et refaits pour ne rien oublier, mais elle n’avait pas menti quand elle avait dit qu’elle ignorait ce qui allait se passer au cours de la fin de semaine.

***

Dès les premiers mots, Adhara eut l’impression d’entendre la voix joyeuse du frère Cercatore dans un parc de Gênes. Même affamée de nouvelles et de liberté comme elle l’était, elle ferma les yeux; elle ne voulait pas lire trop vite pour en tirer le maximum de plaisir. Son souhait allait être exaucé sur l’heure. Avant même d’avoir lu le premier paragraphe, elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir. Avec un immense déplaisir, elle replia prestement les feuillets et les glissa dans la poche de sa tunique.

– Es-tu prête?

– Non.

– Qu’est-ce que tu fais? Tu n’avais pourtant pas autre chose de prévu ce matin, que je sache!

– Je réfléchissais.

Sirius dressa l’oreille. Depuis leur mariage, il traitait Adhara avec un mélange d’autorité et de précaution qu’il utilisait en alternance, incapable de trouver le ton juste. Le jour où elle avait prononcé ses vœux, Adhara avait adopté une attitude de tranquille indifférence semblable à un mur de silicone, souple, incolore, infranchissable. Et voilà qu’elle lui confiait quelque chose qui n’était pas d’ordre domestique. Bon signe? Mauvais signe?

– À quoi?

– À mon voyage en Italie.

– Un souvenir en particulier?

– Rien d’important.

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Le sas venait de se refermer. Sirius s’éclaircit la voix.

– Ça va être une fin de semaine importante.

Silence. Sirius ne s’arrêta pourtant pas là; il devait préparer le terrain.

– Est-ce qu’Altaïr t’a parlé?

Si quelqu’un était placé pour savoir que non, c’était lui. Mais il cherchait à établir le contact.

– Non.

– Ça t’intéresse ce que je dis, Adhara?

– Non.

– Tant pis, je vais te le dire quand même. Cette fois-ci, ce sont les garçons qui auront les honneurs. Les filles auront leur tour plus tard.

– Bien sûr.

– As-tu bien entendu?

– Quoi?

Adhara avait glissé sa main dans sa poche pour reprendre contact avec la lettre, se demandant quand Sirius allait s’en aller, mais il ne le fit pas. Il se servit un verre et observa sa jeune épouse qui, prise dans le faisceau de son regard, se mit à faire les bagages.

***

Altaïr approcha sa main de la table. Il avait de belles mains pour un homme de cinquante et un ans, longues, sans flétrissures. Au fait, comment faisait-on pour arriver à un âge pareil? C’était un mystère. Il n’avait pas vu le temps passer depuis qu’il était arrivé ici le cœur jeune, plein de désirs vagues. Shaula s’était trouvée là. Sinon, où serait-il aujourd’hui? Avec qui? À faire quoi? Il secoua la tête. Les vents avaient finalement tourné en sa faveur même s’ils y avaient mis le temps et cela seul comptait. Ses yeux revinrent à la table basse en bois de cœur que Bellatryx lui avait offerte pour son dernier anniversaire.

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Son plateau comptait neuf pierres, dont sept étaient délicatement travaillées : les ardoises dérobées à la chapelle du mont Noir. Une œuvre d’art, tant par la beauté des pierres anciennes, que par celle du meuble dans lequel elles avaient été enchâssées.

Il se laissa prendre, comme chaque fois, par le plaisir de suivre la forme complexe des dessins d’où émergeaient des visages de saints. La religion! Ça avait été la grande affaire des siècles passés. Mais la connaissance du monde avait progressé. L’Homme avait réfléchi. Le pouvoir avait glissé des mains des prêtres, et il était temps que d’autres, plus éclairés, reprennent et veillent sur ce pouvoir.

Maïte s’était approchée sans bruit. Il fut tiré de sa contemplation en entendant sa voix le ramener dans le présent :

– Il est l’heure de partir.

C’est alors qu’il remarqua la pile d’enveloppes intouchées sur le secrétaire.

– Je n’ai pas encore ouvert mon courrier.

– Rien ne presse. On a toute la vie.

***

Sur l’estrade ombragée par les arbres, Pictor triturait son mérite, le même qu’avait reçu Octans : une fleur d’amélanchier en bronze. La cérémonie avait été longue, et le dernier mérite, celui qu’Altaïr réservait à Marc-Aurèle, n’avait pas encore été remis. Adhara s’éventa avec la main. Altaïr avait exigé qu’elle soit sur l’estrade à ses côtés, vêtue de sa cape de cérémonie. Elle se rappelait vaguement que les filles ne recevraient rien aujourd’hui et espéra que la séance touche à sa fin. Elle fit un ultime effort de volonté pour rester debout, sans succès. Ses jambes se dérobèrent et elle s’écroula.

Il y eut une minute d’affolement avant qu’Altaïr se ressaisisse. Il se tourna vers Bellatryx à qui il ordonna d’un ton sec :

– Emmène-la dans la chapelle, dépêche-toi. Pictor, va chercher de l’eau fraîche et une serviette.

Altaïr était presque aussi contrarié qu’il était inquiet. Avant que

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Bellatryx ne dépose sa sœur inconsciente sur un des lits de camp qui avaient été disposés dans la chapelle, Altaïr lui retira sa cape et c’est alors qu’il entendit un bruit de papier froissé. Il fouilla dans la poche de la pèlerine et en sortit une enveloppe.

Sur les entrefaites, Véga arrivait, toutes voiles dehors.

– Sortez d’ici, tous! Adha a besoin d’air! Laissez-moi seule avec elle.

Tous ceux qui avaient suivi obtempérèrent. En un instant, il ne resta plus que Bellatryx, Sirius et Altaïr, incertains de la conduite à tenir.

– Vous aussi, sortez! C’est sûrement un coup de chaleur. Ce dont Adha a le plus besoin, c’est d’air. Allez, ouste!

Altaïr hésita. Personne n’avait vu l’enveloppe qu’il s’était hâté de dissimuler dans la poche de sa propre pèlerine.

Adhara ouvrit les yeux pendant que Véga lui épongeait le front. Voyant que sa fille reprenait connaissance, Altaïr se décida à sortir, entraînant Sirius et Bellatryx avec lui.

– Venez, ça ne donne rien de rester ici, Véga va s’en occuper.

Adhara tenta de s’asseoir, mais y renonça rapidement.

– Ma tête ! Elle va exploser.

– Tu as une bonne prune derrière le crâne, mais pas de danger qu’elle explose, elle va juste te faire souffrir.

– Qu’est-ce qui s’est passé?

– Tu t’es évanouie. Trop d’émotions ou de fatigue. As-tu mangé ce matin?

– Non.

– Voilà qui explique ton évanouissement! Il est deux heures et demie et tu n’as rien dans le ventre depuis hier soir!

– Je n’ai pas faim.

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– Des maux de cœur?

Adhara ne répondit pas.

– Toi, tu serais enceinte que je n’en serais pas surprise...

Toujours pas de réactions. Voilà qui était intéressant.

***

Altaïr demanda à Antarès de servir le repas sans attendre. Il chargea Maïte de voir à ce que tout se passe bien pendant qu’il retournait auprès de sa fille.

– Tu ne veux pas manger? Je peux aller m’occuper d’elle si tu veux.

– Non! Reste! Et veille à ce que personne ne vienne nous déranger. Adhara a besoin de repos.

– Sirius voulait aller la voir...

– Surtout pas! Le connaissant, il va l’énerver. Garde un œil sur lui.

Il partit en direction de la chapelle, mais n’y entra pas. Il s’avança sous les arbres, tâtant l’enveloppe. Si cette lettre était parvenue jusqu’à Adhara sans lui passer entre les mains, c’était forcément une initiative d’Antarès. Sans doute l’avait-il fait sans penser à mal, mais c’était un avertissement. Il était temps qu’il le décharge de cette responsabilité. Il regarda autour de lui et choisit un arbre dont les branches assez clairsemées n’empêchaient pas le soleil de passer. Puis, il sortit la lettre de sa poche.

Altaïr ne savait à peu près rien de l’histoire des pierres qui ornaient la table qui lui avait été offerte. Bellatryx lui avait simplement dit qu’il les avait trouvées dans la chapelle du mont Noir. Luyten avait acquiescé et Altaïr s’était contenté de demander s’ils y avaient découvert autre chose. Si ça avait été le cas, il se serait peut-être montré plus curieux. Il était chez lui partout aux Sept Monts d’or. C’était son territoire, ses chapelles et ce qu’elles contenaient de précieux devait nécessairement lui être remis. Là s’arrêtait sa curiosité.

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Il ne prêta guère attention au nom de l’expéditeur de la lettre, se contentant de noter qu’elle venait d’Italie. Altaïr fut vite captivé par l’histoire.

Le frère Cercatore y racontait qu’au cours d’un séminaire réunissant des dominicains de plusieurs horizons, il avait eu la chance de discuter avec un collègue du monastère de San Domenico Maggiore. Fra Angelico s’adonnait – à l’insu de ses supérieurs, cela va sans dire – à l’étude de la vie des religieux ayant eu maille à partir avec leur ordre. Le nom du frère Isidore figurait sur la longue liste de dissidents qu’il avait dressée au fil des ans.

Le nom du frère Isidore avait abouti là en mille neuf cent soixante-sept, alors que Fra Angelico, qui faisait une tournée des monastères de l’ordre en Amérique, avait été attiré par une photo ancienne dans le parloir des dominicains de Québec, remarquable à deux titres. Il était inhabituel d’exposer des photos séculières dans les monastères, et à plus forte raison des photos de résidences privées aussi somptueuses que celle-ci qui était ornée d’un fronton triangulaire, de portes à impostes vitrées et de fenêtres palladiennes arrondies. Renseignements pris, il avait découvert qu’il s’agissait... d’un camp de vacances construit en pleine montagne! Une œuvre de l’ancien prieur, décédé depuis. Quand il avait voulu en savoir plus, le silence par lequel on lui répondit ressemblait au silence que les communautés réservent en général à leurs bannis.

Fra Angelico s’était alors mis à enquêter de plus belle pour apprendre, après bien des ruses, que le frère Isidore qui avait une fâcheuse propension à faire des miracles avait été expédié, alors qu’il était encore jeune, au diable vauvert où il avait néanmoins réussi à exercer son don. La photo qui avait éveillé la curiosité de Fra Angelico en faisait foi : ce bijou architectural avait été réalisé au fin fond des bois dans une montagne de Charlevoix grâce, justement, à des artisans de talent attirés là par le frère Isidore qui les payait... en miracles.

À force d’entêtement, Fra Angelico avait finalement remonté la piste jusqu’au frère François, le compagnon de toutes les luttes du frère Isidore. Et c’est de lui qu’il avait appris qu’à partir de mille neuf cent quarante-six, le frère Isidore avait fait construire des chapelles dans les parages du camp de vacances qu’il avait fondé.

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– Qu’est-ce que tu fais là?

Altaïr sursauta, ramené sans ménagement à la réalité par Véga.

– Tu parles d’une façon de t’annoncer! Adhara va mieux?

– Ta fille se porte à merveille. Il faut simplement lui éviter les longues stations debout, pour les disons... neuf prochains mois.

– Très drôle!

– Je ne trouve pas. Au contraire, c’est un peu tôt.

– Quoi? Qu’est-ce qui est un peu tôt? De quoi tu parles?

– Ça ne fait que sept mois qu’ils sont mariés. Je comprends que Sirius n’est plus jeune, jeune, mais ça aurait pu attendre encore un peu, tu ne trouves pas?

– Mais enfin, de quoi tu... tu veux dire qu’Adhara est...

– ... enceinte.

– C’est elle qui te l’a dit?

– Non. Elle a refusé d’en parler, mais je connais les femmes enceintes.

– Si elle ne t’a rien dit, tu te trompes peut-être. Je vais lui parler.

– Elle ne te dira rien.

– C’est ce qu’on va voir.

– Qu’est-ce que tu lisais avec tant d’attention quand je suis arrivée?

– Rien qui te concerne.

Altaïr était dans une situation délicate. S’il allait trouver Adhara maintenant, il faudrait qu’il remette la lettre à sa place sans l’avoir terminée. Le mieux, c’était de trouver une excuse pour éloigner Véga, finir sa lecture et remettre la lettre dans la pèlerine d’Adhara.

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– Elle est toujours dans la chapelle?

– Oui, elle se repose. Je lui ai proposé de lui apporter quelque chose à manger, mais elle a refusé.

– Te connaissant, c’est toi qui dois mourir de faim. Va manger avant qu’Antarès ait tout serré.

– Je lui dis de te garder une assiette au chaud?

– Non, c’est inutile, je n’ai pas faim.

Altaïr la regarda s’éloigner avec soulagement. Avec Véga, la nourriture était un bon argument. Il aurait intérêt à s’en souvenir. Il reprit sa lecture.

Le frère Cercatore pouvait maintenant confirmer à Adhara que les ardoises trouvées par ses amis étaient tout probablement un produit dérivé de la Légende dorée. C’est le frère François qui l’avait confié à Fra Angelico lequel, s’il ne pouvait se prononcer sur leur valeur artistique, était certain que du point de vue de l’histoire religieuse, ces ardoises valaient de l’or. Le frère Cercatore lui suggérait vivement de le faire savoir à ses amis.

Voilà qui était intéressant. Altaïr se leva. Il allait garder la lettre finalement. Adhara ne pouvait pas savoir que c’est lui qui l’avait prise, elle penserait qu’elle l’avait oubliée quelque part ou qu’elle l’avait perdue dans la bousculade quand elle s’était évanouie. Il retourna dans la chapelle, posa la main sur son front et lui demanda d’une voix basse qu’il imaginait chaleureuse :

– Ça va mieux... ma grande?

Adhara se crispa. Elle détestait qu’Altaïr fasse semblant d’être attendri. Ce n’était pas dans son registre, ça ne lui allait pas du tout. Altaïr n’en fit pas de cas.

– Veux-tu venir manger? Il doit bien y avoir quelques restes pour nous...

– Je n’ai pas faim.

– Dans ton état...

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– Quel état? Je n’ai AUCUN état. C’est Véga qui t’a raconté ça? Elle est folle. Laisse-moi seule, s’il te plaît.

Altaïr tourna les talons, estimant qu’il avait fait ce qu’il avait à faire. Il n’allait pas passer le reste de la journée à essayer d’amadouer sa fille.

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Chapitre VIII

Sous le sceau de la rose

– REGARDEZ!

Marcelle, campée sur la dalle médiane où se trouvait l’inscription, inclinait la tête pour mieux fixer un point au-dessus d’elle. Au bout de son regard, une rose de pierre perdue dans l’ombre du plafond. Personne ne l’avait remarquée, mais il faut admettre que les chercheurs étaient plus minutieux que nous, plus habitués à faire parler les secrets.

– Il me faudrait une photo de cette fleur. T’en occuperais-tu, Jacques?

– Je peux le faire si vous voulez.

C’était Stéphanie qui venait de passer outre sa timidité pour offrir ses services.

– C’est un peu compliqué, il faut installer un petit échafaudage et de l’éclairage pour faire des prises assez précises si on veut pouvoir l’étudier à partir de la photo.

– Stéphanie sait tout ça, vous savez, lui dit Luc.

– Ah bon! dans ce cas, c’est OK, je t’engage, Stéphanie!

– Je me charge de l’échafaudage, il y a tout ce qu’il faut au château. Tu viens, Steph?

– C’est une offre que je ne peux pas refuser, merci! lança Marcelle au mur, Stéphanie et Luc étant déjà partis chercher ce qu’il fallait.

Je m’approchai de Jacques :

– C’est quoi l’idée de mettre une rose dans un endroit pareil? On la voit à peine.

– Quand on l’aura examinée de près, ce sera plus facile de se faire une idée. Ça pourrait être une applique de laquelle on faisait descendre

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une lampe de sanctuaire. On peut y avoir dissimulé un mécanisme aussi, mais si ce n’est aucune de ces réponses, il va falloir se rabattre sur l’hypothèse de la simple décoration.

Louise observa :

– Ce n’est pas une rosace, c’est bel et bien une rose. Je vote pour l’explication symbolique.

Cécil renchérit :

– Oui, je parie que c’est la rose du secret.

La rose du secret. Ma curiosité était piquée.

– Qu’est-ce que c’est?

– Une histoire vieille comme les chemins, expliqua Jacques. Le livre des Fables égyptiennes rapporte qu’Harpocrate, le dieu égyptien du silence, était toujours représenté posant un doigt sur sa bouche pour inciter les hommes qui connaissaient les dieux des temples devant lesquels il montait la garde à ne jamais parler d’eux avec témérité.

Georges s’approcha pour mettre son grain de sel :

– Harpocrate, le dieu du secret qui se conserve dans le silence et s’évanouit par la révélation.

– La rose dans tout ça, elle est où? objectai-je.

– La filiation n’est pas sûre à cent pour cent, comme tout ce qui nous vient du passé, répondit Jacques. Pour ce que nous en savons, Harpocrate aurait migré dans le ciel grec et il aurait reçu d’Éros une rose pour qu’il garde secrètes les amours tumultueuses de sa mère Aphrodite.

– Mais les Grecs étaient païens et on est dans une église catholique, ici!

– Disons une chapelle, rétorqua Cécil amusé, mais catholique, en effet. Vous savez Joal, ou peut-être que non, des tas de symboles sont antérieurs aux religions actuelles. Faute de pouvoir s’en débarrasser, les religions les ont assimilés. C’est une vieille règle de civilisation, ne pas

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priver les gens de ce qui compte pour eux, juste le remettre en contexte. Le symbole de la rose était déjà utilisé dans les banquets romains. On en faisait des couronnes qu’on déposait sur la tête des hommes pour les empêcher de trop parler. Plus tard, au Moyen-Âge, on suspendait une rose dans la salle des conciles pour que les délibérations des évêques se fassent sous le sceau du secret. Et la rose apposée sur la porte du confessionnal indiquait que les aveux faits sub rosa, sous la rose, n’iraient pas au-delà de cette porte.

– Moi qui croyais que le plagiat était un péché! L’Église a tout copié!

– Il ne faut pas tant généraliser, Joal. Bon, notre photographe est là, on lui fait de la place?

Marcelle se tourna vers Stéphanie. Elles se ressemblaient toutes les deux, par la taille et l’ardeur qu’elles mettaient à faire les choses. Je m’esquivai. Laurent, Juliette et moi avions convenu de nous rencontrer à quatre heures aux Trois Vieilles, peu avant le retour de nos émissaires partis chercher des informations dans des points stratégiques du territoire.

***

Ayant un plus long chemin à parcourir que les autres, ceux qui devaient aller au mont Noir s’étaient levés avant l’aube. Le petit groupe était constitué de Martin, d’Ignis et de Maïna. Martin s’était joint à Ignis et Maïna afin de permettre à Sylve et Paluah, confinés au camp depuis l’accident de Zitella, de se dégourdir les pattes. Pio ne devait pas les accompagner, la distance à parcourir jusqu’au mont Noir étant trop grande pour ses petites jambes. Mais, il s’était réveillé en même temps qu’Ignis et rien ni personne n’avait pu le convaincre de retourner au lit.

Le deuxième départ du matin se fit un peu après la levée du soleil. Lola, Charlotte et les petites, Estelle et Judith, arrivèrent les premières à la porte du château, suivies de peu par Samuel, Nicolas et les inséparables, Alain et Daniel. Les filles avaient pour mission d’aller voir ce qui se passait du côté de la communauté. Les garçons devaient trouver un moyen de déjouer le dispositif de fermeture d’une fenêtre ou d’une porte de la chapelle barricadée du mont Unda. Les deux groupes feraient route ensemble jusqu’à l’embranchement qui conduirait les

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unes à la porte de Belisama, les autres à la chapelle.

Le dernier segment où nous avions décidé de porter nos antennes était situé hors territoire. Il s’agissait de la maison d’Alice et d’Augustin Chapdelaine, au village. Catherine et Marie-Josée s’étaient portées volontaires.

***

– Arrête, Pio. On n’a pas le temps de traîner!

– Viens!

Agacé, Ignis suivit l’enfant, jugeant qu’il était moins long d’aller vérifier ce qu’il voulait que de lui expliquer pourquoi ils n’avaient pas le temps. Ils étaient arrivés au bas de la montagne. Le soleil déjà haut faisait briller la surface du lac.

– Attendez-moi ici, ce ne sera pas long, lança-t-il en suivant Pio.

Au lieu de tourner à droite, le petit garçon l’entraîna jusqu’à la grève et pointa l’index en direction de la berge.

– Pourquoi veux-tu me montrer les bateaux? On ne peut pas s’en servir, Pio, ils ne sont pas à nous.

– Non, c’est pas ça.

– C’est quoi, alors?

– Regarde ! Il en manque!

– C’est vrai. L’herbe est tout aplatie par là. Sacré Pio! Comment tu savais ça, toi?

Ignis fourragea dans ses cheveux avec affection et ils allèrent rejoindre Martin et Maïna qui les attendaient, assis dans l’herbe.

– Pio ne nous a pas fait perdre notre temps, finalement. Il manque deux embarcations. Ça veut dire qu’il y a déjà du monde là-haut et qu’il va falloir être prudents comme des Sioux.

Maïna sourit en regardant l’enfant :

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– T’es génial, Pio! On aurait été idiots de se passer de toi.

Martin prit le petit garçon qui souriait de fierté, le hissa sur ses épaules comme un trophée et ils s’engagèrent dans le sentier qui longeait le lac jusqu’au pied du mont Noir.

***

Sur le mont Unda, les gens passaient la porte de Belisama par petits groupes joyeux. Il faisait bon sous le couvert des arbres qui laissaient passer les rayons du soleil. Ainsi éclairée, la forêt avait l’air de sourire. Centauri était entouré d’une poignée de jeunes archers, Antarès était en grande conversation avec Marc-Aurèle. Plus loin, Mimosa-tête-en-l’air et l’étrange Indi suivaient des yeux, comme des mères poules surveillant leur couvée, Aries, Australe et Carina qui avançaient d’un pas dansant dans leur tunique de cérémonie. Tout ce beau monde parlait, riait, faisait craquer des branches et fuir les oiseaux et les écureuils. On les entendait venir à un mille à la ronde.

Alerté par le bruit, Samuel entraîna les jeunes à l’écart où ils furent sommés de rester immobiles et silencieux; malheureusement pour eux, dès qu’un petit groupe s’éloignait, qu’ils pensaient enfin pouvoir se relever et se dégourdir les jambes, un autre débouchait sur le sentier.

Quand la dernière colonne eut disparu dans un gracieux vol de tuniques multicolores, les jeunes furent enfin autorisés à sortir de leur cachette.

– C’est pas trop tôt!

Lola avait passé tout son temps à calmer Zorro pour qu’il ne trahisse pas leur présence et elle était en sueur. Samuel la rabroua :

– Arrête de te plaindre, au moins maintenant, on va être tranquilles. J’ai entendu Bellatryx dire que tout le monde était parti. Venez, la route est à nous!

***

Depuis que les garçons les avaient quittées pour prendre la direction de la chapelle, Charlotte se sentait moins rassurée.

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– Lola? À ton avis, comment Samuel peut-il être sûr qu’il ne reste personne de la communauté sur place? Ils ont certainement pensé aux voleurs. Tout le monde pense à ça. En tout cas, mes parents y penseraient, eux!

– Arrête! Tu vas faire peur aux petites avec tes histoires. On est au fin fond des bois ici, si tu ne l’avais pas encore remarqué! On n’a pas besoin de gardien dans une place comme ici, voyons, c’est bien que trop loin pour les voleurs; en plus, ils voleraient quoi? Il n’y a même pas de télé.

– Des vandales peut-être. Autrement, pourquoi ils auraient barricadé la chapelle?

– Je ne sais pas, moi! Tu penses trop!

Il n’y avait personne à la porte de Belisama. Lola fit signe à Charlotte et aux petites d’attendre et laissa Zorro passer la porte en le suivant des yeux. Rien. Pas un bruit. Elle avança à son tour, avec précaution. Toujours rien.

– Venez, la voie est libre, on peut y aller.

***

– Qu’est-ce que vous allez prendre?

– Deux patates frites et deux Coke, s’il vous plaît.

– Ce sera pas long. Je vous apporte vos Coke tout de suite. Ketchup? Vinaigre?

La serveuse revint vite. Elle n’avait que Catherine et Marie-Josée à servir et elle avait envie de parler. Vous venez d’en haut? Du camp?

– Oui.

– C’est la première fois que vous venez?

– Non. On vient depuis trois ans.

– On peut pas dire qu’on vous voit souvent par ici. Quel bon vent vous amène?

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Catherine ne répondit pas; elle n’aimait pas la curiosité de la serveuse. Marie-Josée était ravie au contraire. Le restaurant du coin était l’endroit idéal pour apprendre des choses intéressantes et utiles, pourvu qu’on fasse preuve de partage. Marie-Josée s’inventa un mal de gorge récurrent.

– On est venu pour voir le docteur, mais ça ne répond pas chez lui. On s’est dit qu’on mangerait quelque chose et qu’on y retournerait après.

– Vous risquez de l’attendre longtemps. Voulez-vous des pastilles? On en vend au dépanneur.

– J’ai déjà essayé. C’est un cas de docteur, ce mal de gorge.

– Oubliez ça, la maison est fermée. Le docteur et sa sœur sont partis pour leur résidence de Cap-à-l’Aigle. Il va falloir vous contenter des pastilles.

– C’est loin, Cap-à-l’Aigle?

La serveuse haussa les épaules.

– Pourquoi? Vous n’avez pas l’intention d’aller déranger le docteur là-bas pour un petit mal de gorge, toujours?

– Je voulais juste savoir où ça se trouve.

– Ah bon! De toute façon, ça prend une voiture pour aller là-bas.

– Vos frites sont délicieuses. On vous l’a déjà dit?

– Des centaines de fois.

***

Ils étaient tous rentrés, sauf Catherine et Marie-Jo. Pourtant, c’étaient elles qui avaient la mission la plus pépère. Descendre au village, voir comment ça allait du côté du docteur et revenir. Un jeu d’enfant.

Martin, Maïna, Ignis et Pio étaient revenus les premiers, vers cinq heures. Ils avaient pu assister à l’arrivée de la communauté par petites

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vagues successives sur le mont Noir. La raison de la cérémonie semblait être une remise de prix; il y avait une estrade de fortune et des tentes éparpillées sur le site. Martin s’était approché assez près de la chapelle pour constater qu’aucun volet de bois ni barreau de fer n’avait été installé. Tout portait à croire que la communauté ne resterait pas plus d’une nuit sur place.

Ils avaient vu Adhara et Bellatryx rejoindre Altaïr sur l’estrade, mais de là où ils étaient, ils ne pouvaient entendre ce que celui-ci disait. Puis, ils avaient vu Adhara tomber. À partir de là, la confusion s’était installée. Plus tard, Altaïr était revenu donner des nouvelles d’Adhara à la communauté. Ils n’apprendraient sans doute plus rien ce jour-là, ils repartirent pour rentrer au château avant la nuit.

Environ une demi-heure plus tard, le groupe de Samuel arrivait à son tour. Il avait bien cru ne jamais y parvenir mais, finalement, à force d’entêtement, Nicolas avait réussi à ouvrir un des cadenas sans l’abîmer, il avait suffi ensuite de pousser les panneaux de bois qui obturaient la fenêtre et, en faisant la courte échelle, Alain et Daniel avaient pu se glisser à l’intérieur. Tout était normal. Ils avaient refermé les panneaux, le cadenas, et bien malin qui aurait pu dire que quelqu’un était venu cet après-midi-là. Nicolas était maintenant certain de pouvoir déjouer les cadenas à la prochaine occasion, ce qui était précisément le but de l’exercice.

À l’orée de la nuit, Lola, Charlotte et les petites qui traînaient la patte de fatigue étaient finalement arrivées. Elles n’avaient pu entrer nulle part, les portes des pavillons étaient toutes munies de serrures récentes, mais elles pouvaient voir les pièces par les grandes fenêtres installées pour faire entrer un maximum de lumière. Même s’il était difficile de savoir qui habitait où, les filles s’étaient fait un devoir d’écornifler aux fenêtres de chaque pavillon. Dans l’un d’eux, de forme circulaire, l’attention de Lola avait été attirée par un meuble chinois laqué de noir. En s’approchant de la fenêtre pour mieux le voir, Lola avait aperçu une table basse dont le plateau était constitué d’ardoises. Sept d’entre elles étaient sculptées: les sept pierres dérobées à la chapelle !

Retrouver les pierres constituait la grande nouvelle de la journée. Ne manquaient plus que Marie-Jo et Catherine pour fêter cette journée exceptionnelle. Nous voulions les attendre pour manger, mais comme

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elles n’arrivaient pas et qu’on était tous épuisés, Pouf a servi la soupe. Huit heures et demie ont sonné à l’horloge, on a mangé le mets principal, puis neuf heures, et hop, on a enfilé le dessert. Neuf heures et demie, puis dix heures ont sonné sans qu’elles donnent signe de vie.

***

Les Piroches, une grande demeure en déclins de bois assise sur un coteau d’herbes ondoyantes, regard tourné vers le large, était un héritage maternel : le chalet d’enfance de Berthe. Le vieux docteur Chapdelaine, amoureux fou de sa femme, n’y était plus revenu après sa mort. Alice et Augustin, héritiers du joyau, en avaient pris soin, faisant repeindre galeries, planches et volets aux premières traces de fatigue. Mais ils y venaient très peu et, n’eût été des événements de l’été précédent, sans doute la maison serait-elle restée vide.

Tremblant de honte, incapable de se résoudre à faire face aux gens de son village, Augustin était venu s’y réfugier après sa déposition devant l’enquêteur et Alice, qui ne voulait pas le laisser seul avec sa détresse, l’avait accompagné.

Agenouillée dans le jardin où elle s’affairait à poser des tuteurs, le nez au vent, elle se demandait pourquoi ils n’étaient pas venus s’installer ici plus tôt. Que de temps perdu à ne pas regarder le fleuve, à ne pas faire pousser de fleurs, à ne pas faire de collections de cailloux! Elle tourna son regard en direction d’Augustin, assoupi dans une chaise face au large, et fixa ses cheveux blancs qui brillaient sous la paille du chapeau, en réfléchissant aux complications de la vie. Comment le monde peut-il cesser de nous appartenir pour devenir cette chose hostile qui nous oppresse? Augustin avait été brillant, il avait été jeune et beau, même s’il était difficile maintenant d’imaginer son visage d’autrefois. Et voilà qu’au moment d’atteindre le fil d’arrivée, il était amer et brisé.

Une main se posa sur son épaule, la faisant sursauter. Alice se retourna et un grand sourire apparut sur son visage.

– Marie-Josée ! Qu’est-ce que vous faites ici?

– Vous vous souvenez de moi?

Marie-Josée n’en revenait pas. Elle n’avait vu Alice qu’une fois et s’était demandé, tout le temps qu’avait duré la balade dans l’auto d’une

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bonne samaritaine, comment elle se présenterait chez les Chapdelaine. Voilà qui était réglé.

– Bien sûr que je me souviens de vous. Comment va Joal? Et Juliette?

– Elles vont bien. Elles vous font dire bonjour.

– Et vous êtes? fit-elle en tendant à Catherine une main qu’elle venait de sortir de son gant de jardinage.

– Catherine Vallières.

– C’est un plaisir de vous connaître, Catherine. Et de vous revoir, Marie-Josée. Venez, on va s’asseoir sur la galerie et je vais faire du thé... glacé? Ça vous tente?

***

J’étais loin de m’imaginer qu’à l’heure où je me faisais un sang d’encre, anticipant les pires scénarios, peut-être même la mort tragique de deux de mes amies, Catherine et Marie-Jo dormaient comme des as de pique dans la chambre d’amis d’une des belles villas de Cap-à-l’Aigle.

Catherine, qui ne se laissait pas facilement amadouer, avait réagi avec bonne grâce au charme d’Alice. Au départ, silencieux et triste, le docteur s’était peu à peu pris d’intérêt pour ce que racontaient les filles et, s’il avait gardé ses distances, il avait tout de même promis à Marie- Josée qu’il réfléchirait à la possibilité de rencontrer les chercheurs pour leur parler des chapelles. C’était cette promesse que Marie- Josée était venue chercher.

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Chapitre IX

Ligne de dérive

Bartolomeo avait conseillé à Shaula de ne surtout pas argumenter avec Altaïr. C’était sa règle d’or : ne rien révéler de ses intentions à moins d’avoir un couteau sur la gorge et, même dans ce cas, ne dire que le strict nécessaire pour éloigner le couteau. En se rendant là-bas, Shaula devenait vulnérable. Ce n’était pas bon, non era buono. Si cette tête dure de fille d’Italienne refusait d’entendre raison, il s’inclinerait. À son âge, il ne prenait plus les choses autant à cœur qu’autrefois, sa tension artérielle ne le lui permettant pas. Livia n’était plus là pour veiller sur lui, ce qui était un bien grand malheur. Il proposa néanmoins une alternative à Shaula en plissant ses petits yeux noirs comme des olives de février.

– Pour savoir dans quelles dispositions ton homme se trouve, avant de te rendre là-bas, au moins envoie-lui un message dans lequel tu lui demanderas s’il veut racheter les titres de propriété de la montagne. Fais-moi plaisir, ne pars pas avant qu’il t’ait répondu. Pendant ce temps, je mettrai Pietro sur le testament.

– Tu penses t’y prendre comment pour mettre la main sur le testament?

– Va préparer ta lettre, mia cara nipote. Va.

Shaula se retrouva sur l’avenue des Braves, songeuse. Il faisait si beau et la ville était si belle qu’elle décida d’aller marcher sur les Plaines avant de rentrer. Ça l’aiderait à réfléchir au contenu de la lettre. Bartolomeo était de bon conseil, mais il n’avait pas eu d’enfants et n’avait jamais eu à prendre de décision qui concernait sa propre descendance. Shaula avait beau avoir des arguments économiques imparables dans sa manche, elle ne voulait pas d’une guerre qui l’aurait définitivement séparée d’Adhara et de Bellatryx. Si elle parvenait à maintenir la communication avec Altaïr, les enfants reviendraient vers elle. De ça, elle était certaine.

Cher Altaïr... Non, ce n’était pas de circonstances. Une salutation plus neutre et son véritable nom seraient plus appropriés. Bonjour

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Carl... Oui, c’était mieux. Elle lui rendait son identité d’origine, se montrait cordiale, mais pas trop, ne mentait pas sur ses sentiments. Voilà qui réglait l’appel. Devait-elle mettre un objet?

Objet: Vente de la montagne. Non, mauvaise idée. Il fallait qu’elle garde un ton informel assez cordial. Pas d’objet. Elle s’expliquerait plutôt dans le corps de la lettre.

Bonjour Carl, Voilà un moment déjà que nous nous sommes éloignés l’un de l’autre. Mauvais début. Archi-mauvais. Elle chiffonna l’idée qu’elle jeta comme elle l’aurait fait avec un papier. Bonjour Carl, je vais bientôt quitter la communauté. Cela implique, comme tu le sais, des discussions sur le partage de notre patrimoine. C’était bon ça, ne pas lui faire sentir qu’elle était seule à posséder le patrimoine. Je tiens à le faire dans un état d’esprit serein... Non... un climat d’entente... Non. J’aimerais qu’on règle la situation sans se disputer, pour les enfants, et qu’on se voie le plus tôt possible… Shaula arrivait devant la maison de Capella. C’était pas mal. Elle ajouterait une conclusion sobre, mais gentille, signerait simplement Bernadette et posterait la lettre l’après-midi même.

***

Sirius n’y connaissait rien aux femmes enceintes, mais il n’était pas sûr que Véga avait vu juste. Quand il en avait parlé à Adhara, elle s’était contentée de hausser les épaules.

Au moment où il mit les pieds dans le pavillon d’Altaïr, s’il avait eu la moindre velléité d’en parler avec lui, il se ravisa. Altaïr était furieux. Il marchait de long en large, le teint mauvais.

– Qu’est-ce qui se passe?

– La vipère! J’ai vécu avec une vipère pendant des années, sans le savoir! Figure-toi donc qu’elle veut « partager notre patrimoine », « partager notre patrimoine »! Ça, ça veut dire qu’elle va tout faire pour nous chasser de la montagne. S’il faut racheter le mont Unda, une partie importante de l’héritage va y passer! Et ce n’est pas tout. Elle m’appelle Carl! Et elle signe Bernadette! Ça, c’est pour bien montrer que notre communauté ne représente plus rien pour elle. La seule chose qui compte, ce sont les enfants.

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– C’est si épouvantable que ça?

– Tiens, lis toi-même. Elle ne l’emportera pas au paradis, je t’en passe un papier.

Sirius parcourut la courte lettre qu’il trouva au contraire aimable et conciliante. Ce qu’il n’était évidemment pas pour dire à Altaïr. Il proposa plutôt :

– Je convoque une réunion pour ce soir, huit heures, si tu veux.

– Tu parles si je veux! On fera la réunion à la chapelle du mont Unda. Occupe-toi de préparer la place.

– Bien sûr. J’avertis les autres et je me rends là-bas tout de suite.

***

Trop heureux de retrouver leur liberté, Sylve et Paluah n’avaient pas voulu réintégrer l’enclos le soir venu. Jugeant que les chevreuils n’étaient pas en danger pendant que la communauté était sur le mont Noir, Martin avait laissé faire. Mais ça faisait maintenant deux jours qu’il ne les avait pas vus. Il déjeuna et lança, avec un regard moqueur en direction de Marie-Josée et de Catherine, de retour de leur voyage au bord du fleuve, qu’il ne serait pas parti longtemps. Martin avait l’habitude de courir les bois. Personne ne lui posa de questions.

***

Sirius poussait une vieille brouette, seul moyen qu’il avait trouvé pour transporter les objets nécessaires à la réunion – bougies et candélabre, bloc-notes, pichets d’eau et verres jusqu’à la chapelle, sans faire douze voyages. Il portait un trousseau de clés à la ceinture. Arrivé en vue du portail, il s’aperçut que quelqu’un avait réussi à ouvrir la porte de la chapelle et se trouvait encore à l’intérieur. Il posa la brouette, déverrouilla le portail, le reverrouilla et s’approcha de la porte qu’il ouvrit avec fracas dans le but d’effrayer l’intrus.

En procédant ainsi, Sirius bloquait la sortie. Quand il vit qu’il s’agissait d’un adolescent, il resta bien campé sur le seuil.

– Vous êtes sur une propriété privée, jeune homme. Qu’est-ce que vous faites ici?

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Martin reconnut Sirius qu’il avait aperçu sur le mont Noir, mais resta silencieux.

– Alors? J’attends une explication.

– Pourquoi avez-vous barricadé la chapelle?

– Ah! Je vois, vous êtes un des campeurs.

– Vous n’avez pas répondu à ma question.

Sirius leva un sourcil agacé.

– La chapelle n’est pas ouverte aux étrangers.

– Je cherche mes chevreuils.

– Dans la chapelle? Vraiment? Ils savent débarrer les cadenas, vos chevreuils?

– [...]

– Nous l’avons fermée pour la protéger des intrus et des voleurs. Et on dirait que ce n’est pas encore tout à fait au point!

– Voyons donc! Il n’y a rien ici.

– C’est une propriété privée, comme la montagne d’ailleurs. Vous n’avez pas le droit d’y circuler.

– Je ferai bien ce que je voudrai!

Sirius sentait la colère monter, mais il ne voulait pas se montrer trop menaçant. Juste assez pour enlever le goût au jeune téméraire de revenir rôder.

– Considérez-vous comme prévenu.

– Il y a des types de chez vous qui tiraient dans la forêt l’autre jour. Pourtant, la forêt des pluies n’est pas sur votre montagne.

Sirius avala de travers. Quels idiots, ces jeunes! Il nia avec hauteur :

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– Pourquoi feraient-ils une chose pareille? Avez-vous des preuves de ce que vous avancez?

– Bellatryx était là et ils ont blessé notre chouette.

Sirius réfléchissait à toute vitesse. C’était plus qu’un incident de frontière. Altaïr devait être averti de ce qui s’était passé. Il était sur le point de libérer Martin quand celui-ci, voyant le philosophe ébranlé, poussa sa chance plus loin.

– D’ailleurs, vous ne donnez pas un très bon exemple. Je vous ai vu à la chapelle du mont Noir. Elle vous appartient aussi, peut-être?

Sirius ne savait plus quoi faire. Ce garçon avait l’air d’épier leurs faits et gestes. Au lieu de répondre, il recula nerveusement et, sans réfléchir, sortit et referma la porte en verrouillant le cadenas. Il fallait qu’il avertisse Altaïr de toute urgence.

***

Resté seul dans le noir, Martin craqua une allumette, puis une autre. Ses mains tremblaient si fort que les allumettes s’éteignaient aussitôt. À ce rythme-là, son carnet d’allumettes n’allait pas lui durer très longtemps. Il préféra s’asseoir et essayer de se calmer. Il n’a jamais avoué qu’il avait eu la peur de sa vie. Connaissant Martin, c’était une confession beaucoup trop personnelle. Mais il était loin d’être rassuré. Les membres de la communauté avaient des comportements étranges qui pouvaient devenir dangereux. Il se doutait bien qu’au camp, personne ne s’inquiéterait de son absence avant un certain temps et qu’alors il était possible qu’il soit trop tard. Et dans cette forêt à moitié vierge, si jamais on le faisait disparaître, toutes les battues du monde ne permettraient pas de retrouver son corps.

Il finit par s’endormir, la tête appuyée contre son bras. C’est dans cette position qu’Altaïr le trouva plusieurs heures plus tard, la joue encore chiffonnée, décorée du motif de son chandail. Martin distingua Sirius qui ouvrait les fenêtres, laissant entrer une lumière de fin d’après-midi dans la chapelle.

– Comment t’appelles-tu?

– Et vous?

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– Altaïr. Je suis le père d’Adhara et de Bellatryx.

Martin se présenta du bout des lèvres.

– Bon. Écoute Martin, considère ce qui vient de se passer comme un avertissement. Nous ne voulons pas que des étrangers viennent rôder par ici et entrent dans nos propriétés comme dans un moulin. Cette chapelle et celle du mont Noir en font partie. Tenez-vous-en loin.

– Le mont Noir ne vous appartient pas!

– Je t’aurai averti. Si vous passez outre, vous allez avoir des ennuis.

Martin restait planté là, tremblant de rage. Altaïr le poussa dehors.

– Va-t’en! Tes chevreuils ne sont pas ici.

***

Qu’est-ce qui te prend?

Adhara avait fouillé partout, de plus en plus fébrile à mesure que les chances de la retrouver s’évanouissaient. Elle venait de renverser le contenu d’un tiroir sur le lit.

– J’ai perdu une lettre.

– Une lettre? De qui?

La remarque de Sirius lui fournit sa réponse.

– Laisse. C’est sans importance.

– Oh! que si! Une disparition qui te met dans cet état, c’est forcément quelque chose d’important. Ça fait deux jours que tu ne tiens pas en place. À moins que ce soit la grossesse qui te fasse cet effet-là.

Le ton sur lequel il avait parlé aurait enlevé à Adhara toute envie d’avoir un enfant avec cet homme, si tel avait été le cas. Elle pâlit, mais répondit, crâneuse :

– Je ne suis pas enceinte.

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– Je sais! Et cette lettre que tu n’as pas perdue ne contenait rien d’important, c’est clair comme de l’eau de roche!

Adhara soutenant son regard lui demanda sur un ton glacial :

– Tu ne devais pas sortir?

– Oui, mais compte sur moi pour qu’on reprenne cette discussion plus tard.

Sirius claqua la porte. Il était furieux. Heureusement, Altaïr saurait de qui venait cette lettre qui lui était forcément passée entre les mains. Quant à la persistance que mettait Adhara à nier son état, de deux choses l’une : ou elle disait la vérité, et il le saurait bien assez tôt, ou elle était réellement enceinte et l’enfant l’attacherait ici plus solidement que n’importe quel lien. Il n’avait jamais souhaité avoir un enfant; le fait que ça puisse arriver le laissait perplexe. Mais ce n’était pas le moment d’y penser. Il verrait ça plus tard. Il se hâta en direction de la chapelle.

– On en a une chapelle ici, pourquoi se préoccuper de celle du mont Noir?

– Nous sommes chez nous dans ces montagnes, Véga. On ne devrait pas avoir à se justifier là-dessus, surtout à des étrangers. Ce garçon a eu la frousse de sa vie. J’ai l’impression qu’il va y penser à deux fois à l’avenir avant de s’aventurer où il n’a pas d’affaires.

– Dans ce cas, intervint Sirius en s’assoyant, venons-en à l’objet de cette rencontre. Shaula ne reviendra pas dans la communauté.

Maïte afficha un sourire victorieux que Sirius s’empressa d’éteindre.

– À ta place, Maïte, je ne me réjouirais pas trop vite. Elle veut reprendre sa part, et malheureusement pour nous, la montagne lui appartient.

Véga eut un haussement d’épaules :

– Je connais Shaula, elle va accepter de négocier.

– Je le pense aussi. Le ton de sa lettre était assez cordial.

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Altaïr regarda Véga, puis Sirius, avec condescendance.

– Vous ne connaissez pas Shaula comme je la connais. Elle prépare la guerre.

Évidemment, Altaïr n’était pas pour discuter ouvertement du fait que n’ayant rien mis dans cette union, il pouvait difficilement en réclamer la moitié. En brandissant la menace, il occultait volontairement cet aspect du problème. Il reprit :

– J’en ai déjà parlé avec notre avocat; la communauté pourrait jouir de certains droits acquis.

– La communauté d’avant le testament d’Aldébaran ou celle de maintenant? demanda Maïte. Parce que si la Cour se fonde sur la durée d’occupation des lieux, Shaula est partie prenante de cette communauté-là, c’est elle qui l’a fondée!

– Elle ne l’a pas fondée toute seule! J’ai toujours été à ses côtés, Véga peut en témoigner!

– Justement, Alta, on ne va pas se conter d’histoires entre nous. Que tu aies pris la barre depuis deux ans, c’est incontestable, mais ça coïncide avec le départ de Shau et l’héritage d’Aldé. Avant ça, tu étais plutôt dans l’ombre. Tu es d’accord avec moi, Sirius?

C’était la dernière chose que Sirius accepterait de faire : dire comme cette opportuniste de Véga qui n’avait pas hésité à trahir Shaula pour se placer du côté du pouvoir. Mais il ne pouvait pas nier l’évidence. Il prit le parti d’ignorer la question.

– On s’éloigne. Le but de la réunion, c’est de discuter de la conduite à adopter avec Shaula. Altaïr?

– En ce qui me concerne, c’est une fin de non-recevoir.

– Véga?

– On pourrait lui proposer de signer un bail. Si elle est ouverte aux négociations, ça pourrait marcher.

– Maïte?

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– Je partage l’avis d’Altaïr. Shaula m’a dit quelque chose d’étrange à propos de la montagne la dernière fois que je l’ai vue. Elle a dit qu’elle s’en déferait certainement un jour, mais qu’il était encore trop tôt.

– Qu’est-ce qu’elle a voulu dire par « trop tôt »?

– C’est ce que je lui ai demandé. Elle m’a simplement répondu que le temps n’était pas venu de tourner cette page.

– Peut-être qu’il est arrivé maintenant, rétorqua Sirius.

– Non. Elle faisait référence à des événements. Comme si elle attendait quelque chose de précis.

– Je ne crois pas que ce soit si grave, elle était peut-être juste en colère après vous. Mais peu importe, se dépêcha de corriger Sirius qui ne voulait pas indisposer Altaïr, nous avons deux atouts dans notre manche.

Altaïr, Véga et Maïte le regardèrent avec intérêt.

– Jamais Shaula ne ferait délibérément quelque chose qui pourrait nuire à Adhara ou à Bellatryx. Or, ils restent tous les deux avec nous. Bellatryx est très près de toi, et Adhara attend mon enfant.

Ce dernier fait n’était pas avéré, mais Sirius s’en fichait. L’important était de calmer le jeu.

– Je propose donc que tu demandes à Shaula quel genre d’arrangements lui conviendrait. Sa réponse va nous fournir une base sur laquelle préparer notre réplique. Pour l’instant, on nage dans l’à peu près. Qu’est-ce que tu en dis?

– Je vais y penser.

Les autres se dépêchèrent d’acquiescer. Il leur tardait de rentrer.

***

Shaula s’enfonça dans le fauteuil, l’air triste, sous le regard attentif de Capella qui lui dit doucement :

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– Elle me manque à moi aussi.

– C’est étrange. Je ne me souviens pas avoir été vraiment proche de ma fille. Trop de choses à penser, toujours, à étudier, à régler. Elle était là, elle poussait, comme son frère et comme les arbres autour. Bien sûr, je l’aimais, je la gâtais aussi, mais si vous me demandiez, là maintenant, de quoi étaient faits ses rêves, à quoi elle attachait réellement de l’importance, je ne pourrais même pas répondre. Et c’est vrai aussi pour Bellatryx. C’est assez effrayant, non?

– C’est tellement difficile et long de savoir qui on est, Shaula, comment peut-on avoir la prétention de deviner les autres?

– Les autres, je ne sais pas. C’est à ma fille que je pense. Une mère devrait connaître ses enfants par cœur. À quoi ça sert d’avoir des enfants, sinon?

– Je ne vous raconterai pas d’histoires sur le désir de se perpétuer et ce genre de trucs, je n’y crois pas. Selon moi, la procréation satisfait un instinct.

– Vous êtes cynique...

– Pas du tout. Les enfants naissent parce que nous sommes faits pour les concevoir, le véritable enjeu arrive ensuite. Il se trouve dans le contact que l’on établit avec eux et qui nous fait traverser une nouvelle fois l’enfance, mais d’un autre point de vue. Certains parents y parviennent, pas tous.

– Pourquoi est-ce que c’est si difficile?

– Je ne sais pas. À soixante ans, on serait enfin prêts... si on vivait jusqu’à cent vingt... Rendu là, on est moins orgueilleux, moins occupé de soi-même, on est revenu de bien des choses, et en même temps on est curieux des autres. En plus, parce qu’on y a parfois eu droit, on connaît la valeur de la bienveillance.

– J’espère avoir le temps de me rattraper, Capella. J’espère, avant qu’il soit trop tard.

– Allez dormir, Shaula, vous tombez de fatigue. Je vais attendre Hermès.

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Chapitre X

Colère

Le pas des deux hommes s’accordait parfaitement. Ni trop rapide, ni trop lent. Mais il n’y avait pas que leurs pas. Il y avait le plaisir partagé d’être en compagnie l’un de l’autre. Richard et Cécil s’étaient mesurés aux échecs et maintenant ils s’attaquaient ensemble à la montagne.

D’abord choqué qu’on ait intimidé un de ses jeunes – même si Martin avait couru après –, Richard avait été encore plus scandalisé en apprenant l’interdiction qu’Altaïr lui avait servie de s’approcher de la chapelle du mont Noir. L’histoire des tirs aveugles dans la forêt des pluies, qui avait fini par sortir du sac, l’avait achevé. Richard irait vider la question avec Altaïr dès le lendemain.

De plus en plus étonnés à mesure que le tableau se précisait, les chercheurs essayaient de comprendre ce qui se passait. Cécil demanda, intrigué :

– Saviez-vous qu’il y avait une secte dans les montagnes quand vous vous êtes installés ici ?

– Pas du tout. Je suis même déjà allé là-bas. Il y a deux ans, les jeunes se sont battus dans la forêt des pluies et je suis allé rencontrer le directeur de la communauté. Je ne l’ai pas trouvé particulièrement sympathique, mais je n’ai pas eu l’impression d’atterrir dans une secte. Il a insisté pour assumer sa part de responsabilités et il a tenu parole. Ensuite, on ne s’est pas revus.

– La situation a pu se détériorer. Les sectes ont souvent l’air normales au début. C’est avec le temps qu’elles deviennent dangereuses. Qu’allez-vous lui dire? Vous y avez pensé?

– Je n’ai fait que ça, ma nuit y est passée au complet!

– Pourtant, vous n’avez pas l’air fatigué! s’étonna Cécil.

– J’ai l’habitude d’être pris avec des problèmes sans solutions.

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Généralement, ça se règle quand même.

Le silence retomba et ils profitèrent d’une partie plus escarpée du sentier pour se concentrer sur la marche.

***

Un règlement à l’amiable ne plaisait pas à Altaïr. En quittant la chapelle, il avait continué à réfléchir et tout le conduisait à l’affrontement.

Il commença plusieurs lettres qui ne le satisfaisaient pas. À chacune, il devenait plus cinglant. Une xième version atterrit dans la corbeille au moment où Groombridge arrivait. Deux hommes demandaient à le voir et Luyten avait pris sur lui de les conduire dans la bâtisse à la galerie en cèdre rouge. Ils l’attendaient là-bas.

Altaïr sentit une boule de rage monter en lui. Ce n’était pas la consigne! Il ne voulait voir aucun étranger sur le territoire de la communauté. Pourtant, il avait été clair là-dessus, Luyten ne pouvait pas dire le contraire. Les étudiants qui flânaient au soleil le virent passer dans un grand vol de tunique, cheveux au vent. Il passa outre devant la bâtisse à la galerie en cèdre rouge où l’attendaient Richard et Cécil, inconscients de sa colère.

Arrivé à la porte de Belisama, il se planta devant Luyten qui avait repris son poste de vigile et l’engueula vertement. L’impassibilité de Luyten augmenta sa colère d’un cran et il lui saisit le bras pour secouer le petit homme comme un pommier. Ne rencontrant aucune résistance, sa colère perdit de sa vélocité. Il lâcha le bras de sa victime, fit mine d’épousseter sa tunique et repartit d’un pas agité jusqu’à la bâtisse. Encore bouillant de rage, il se força à reprendre son sang-froid et ouvrit la porte d’un air revêche.

– Messieurs!

Ça s’annonçait mal. Richard sentit l’électricité se déployer dans la pièce et prit quelques secondes pour réfléchir. Altaïr s’impatienta.

– Qu’est-ce que vous voulez?

Notre directeur se dit alors que la pire chose à faire serait de

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commencer par des reproches. Il lança un regard à Cécil et choisit la voie de l’apaisement. Il présenterait ses griefs en temps et lieu pour être sûr d’être entendu.

– Vous vous souvenez peut-être de moi. Je suis le propriétaire de la montagne voisine et le directeur du camp de vacances qui s’y trouve. Nous avons réglé un petit différend entre les jeunes il y a deux ans.

Un silence glacial accueillit cette première perche. Richard persista dans l’amabilité.

– Je vous présente le docteur Cécil Pallotier, sociologue et directeur de projets au département d’archéologie.

Altaïr se détendit un peu.

– Qu’est-ce que je peux faire pour vous?

– Le docteur Pallotier mène des recherches en archéologie religieuse avec son équipe. Nous avons une chapelle au camp qui fait partie d’une triade.

Altaïr se rembrunit. Il ignorait l’existence d’une autre chapelle dans les environs et l’idée que les deux chapelles qu’il connaissait puissent faire partie d’un ensemble le déstabilisait.

– Jamais entendu parler. Nous avons bien une chapelle, mais nous l’avons fermée; cela suscitait trop de visites importunes.

Tout en parlant, il fixait Richard avec intensité.

– Je sais. Vous avez surpris un des campeurs dans la chapelle hier. Je m’excuse pour lui, mais vos paroles ont certainement dû dépasser votre pensée. Ça fait maintenant trois ans que nous nous côtoyons, vous devez savoir que ces jeunes ne sont ni dangereux ni mal intentionnés...

– Ils n’ont rien à faire ici.

– C’est vrai. Par contre, je crois avoir entendu Martin dire que vous ne vouliez pas qu’ils aillent sur le mont Noir non plus. Et la forêt des pluies a été...

– On s’éloigne, je crois. Venez-en au fait.

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Richard jugea utile de battre en retraite temporairement vers un sujet moins explosif.

– Le docteur Pallotier aimerait que son équipe puisse examiner la chapelle du mont Unda, avec votre permission et à vos conditions, cela va sans dire.

C’était au tour d’Altaïr d’être pris pour réfléchir à toute vitesse. Un refus catégorique ne serait pas sans conséquence. Par contre, donner son approbation voulait dire se faire déranger par l’équipe d’abord, et sûrement par un tas de curieux ensuite. Il ignora Richard se tournant plutôt vers Cécil.

– Nous avons choisi de vivre dans le calme et ce n’est malheureusement pas compatible avec le va-et-vient qu’entraîneraient des recherches à proximité de la communauté et la médiatisation qui risquerait de s’ensuivre.

Cécil n’avait pas encore parlé, il sauta sur l’occasion pour jouer du violon à sa manière.

– Nous sommes une toute petite équipe et nous n’avons besoin que d’une journée. Comme nous avons axé nos fouilles autour de la chapelle du camp, nous n’avons pas besoin de nous éterniser dans votre chapelle, nous voulons seulement prendre quelques notes comparatives. Il n’est pas question d’attirer de journalistes ici; Richard partage le même désir de tranquillité que vous.

– Une seule journée?

– Oui. C’est suffisant.

– Et pas de journalistes ni de curieux?

– Nous avons déjà notre bourse de recherche, nous n’avons surtout pas besoin de publicité.

Cécil avait l’impression de voir les méninges d’Altaïr tourner. La question de la chapelle du mont Noir restait en suspens, menaçante pour tout le monde.

– Envisagez-vous de faire les mêmes recherches au mont Noir?

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– Nous avons prévu y passer une journée, peut-être deux, guère plus en tout cas, mentit Cécil avec aplomb. Comme c’est la plus ancienne, il ne doit pas rester grand-chose à voir.

– Nous avons restauré un mur et une partie de la toiture qui s’étaient écroulés, mais vous avez raison, il ne reste plus grand-chose là-bas.

– Ce mont appartient-il à votre communauté?

Altaïr omit de répondre à la question, préférant continuer sur sa lancée argumentaire :

– Nous considérons qu’il est de notre devoir de protéger ce lieu de l’usure du temps et des vandales.

– J’espère que vous ne dites pas ça pour mes jeunes?

La conversation reprenait un tour déplaisant malgré le ton neutre qu’avait gardé Richard.

– Maintenant que vous connaissez mes raisons, je compte sur vous pour avertir vos campeurs de ne pas aller rôder là-bas.

– S’ils ne causent pas de dommage, je ne vois pas comment je pourrais le leur interdire.

– En usant de votre autorité, tout simplement!

– Je ne pratique pas ce genre de coercition.

– Vous devriez. Le jeune qui s’est introduit dans notre chapelle hier n’a pas fait de dommage, mais il était bien entré par effraction. J’aurais pu porter plainte, je ne l’ai pas fait.

Le ton s’était durci. La colère rentrée ressortait. Richard aurait pu reculer une fois de plus, c’est ce qu’on fait avec les névrosés, mais il était à bout de patience.

– Écoutez, avant cet incident, il y en a eu un beaucoup plus grave impliquant vos jeunes dans la forêt des pluies. Votre fils était présent. Ils ont tiré à l’aveugle alors que deux de mes campeurs, Catherine et Samuel, s’y trouvaient.

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– Vous avez des preuves? Quelqu’un a été blessé?

– L’oiseau de Samuel a été blessé. Il est tombé devant eux. Les tirs se sont poursuivis assez longtemps. Le coup qui a atteint Zitella aurait pu faire bien pire.

– Les jeunes ont dû se tromper. Ou alors ils vous ont menti. Jamais Bellatryx ne ferait une chose pareille, je connais mon fils. Allez-vous-en, j’ai assez perdu de temps comme ça.

– On devrait se calmer. Moi non plus je n’ai pas déposé de plainte.

C’était trop tard, Altaïr ne se contenait plus.

– Sortez! Je ne veux rien avoir à faire avec vous. Ne remettez plus jamais les pieds sur ma montagne! Ça vaut aussi pour vous, Monsieur Pallotier !

Altaïr tourna les talons. Sur la galerie se tenaient Centauri et Groombridge, impassibles.

– Raccompagnez ces messieurs à la porte! Et restez-y jusqu’à ce que j’aie pris les mesures de sécurité qui s’imposent.

Il s’éloigna à grands pas furieux.

***

– J’ai gâché la sauce.

– Oubliez ça. Quel que soit l’argument que vous auriez pu trouver, ça n’aurait servi à rien. Il était déjà hors de lui quand il est arrivé. C’est un homme colérique.

– Ça ne va pas améliorer le climat et vous risquez de ne jamais voir l’intérieur de la chapelle du mont Unda. Je suis désolé, Cécil.

– Pas grave. Si c’est impossible, on pourra faire sans ça. Par contre, pas question de renoncer à la chapelle du mont Noir. On fera des tours de garde pour éviter les mauvaises surprises s’il le faut, mais je tiens à passer du temps là-bas.

– Vous savez quoi? C’est vous qui aviez raison.

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– À propos de quoi?

– Quelque chose a changé dans la communauté. Avant, je n’aurais pas pu dire que c’était une secte, maintenant je peux.

***

Altaïr s’assit et répondit d’un trait à Shaula. Pas question de lui racheter la montagne, l’héritage d’Aldébaran devait servir à assurer le bon fonctionnement de la communauté. Encore moins question d’accepter qu’elle la vende à des étrangers. Ils y étaient établis de longue date et n’envisageaient pas un seul instant d’en être chassés. Bellatryx et Adhara l’appuyaient, dit-il. À moins qu’elle accepte cela, c’était, l’avertissait-il, la dernière lettre qu’il lui adressait en propre. Il communiquerait avec elle par l’intermédiaire de son avocat. Il glissa la feuille dans une enveloppe sans même se relire et partit chercher la jeep. Il tenait à poster sa réponse avant que quelqu’un essaie de le faire changer d’idée. Et il se dépêchait parce qu’il avait un téléphone important à faire avant la fin de la journée.

***

Le lendemain, un homme s’affairait devant la porte de Belisama devant Groombridge et Centauri, stoïques. Altaïr les avait affectés à la surveillance de la porte en remplacement de Luyten, momentanément en disgrâce. L’homme rangeait son calepin dans la poche de sa blouse quand Altaïr apparut devant lui.

– Votre évaluation?

– Je peux faire le travail en dix à douze jours, mais il va falloir payer pour. Il faut monter de la machinerie lourde jusqu’ici, faire fabriquer le portail sur mesure par un forgeron qui accepte de travailler dans un délai aussi court, sécuriser les accès périphériques avec un grillage barbelé. Mais quand le travail sera terminé, je vous garantis que ce sera à toute épreuve.

– Combien?

L’homme ressortit son calepin, griffonna un chiffre et le montra à Altaïr. Son visage ne trahissait ni hâte ni anxiété. C’était le prix et il n’était pas négociable. Altaïr le savait. Il se contenta d’un laconique :

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– C’est bon. Mais je ne veux pas de retard. Ni d’excuses.

L’entrepreneur remit son calepin dans sa poche. Affaire conclue.

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Chapitre XI

La clarté et les ténèbres

– Pas de réponse ?

– Non. À mesure que le temps passe, je suis de plus en plus certaine qu’Altaïr ne voudra rien entendre. Parfois, je me demande comment j’ai pu être aussi aveugle à son sujet.

– C’est vous qui l’avez dit, Shaula, pas moi! Et ce n’est pas moi non plus qui vais vous contredire.

– Et de votre côté? Quoi de neuf?

– J’ai passé la semaine à simplement mettre de l’ordre dans les fiches que Louise a préparées sur les poisons. Saviez-vous que beaucoup de gens meurent par empoisonnement accidentel?

– Non, c’est plutôt inquiétant ce que vous dites là.

– La littérature sur le sujet mentionne que souvent des gens meurent sans que leur mort soit attribuée au poison parce que leurs symptômes s’apparentaient trop à ceux d’une maladie dont ils souffraient déjà. Par exemple, quand le cœur d’un cardiaque s’emballe, on attribue tout naturellement sa mort à sa maladie, quoi qu’il ait fait ou mangé dans les heures précédentes.

– Et ça nous mène où?

Hermès bourra sa pipe, laissant apparaître un sourire malicieux :

– Ailleurs...

Puis, il cessa de sourire.

– Je suis parti avec l’idée que si Aldébaran et Rigel étaient morts empoisonnés, leurs symptômes seraient nécessairement les mêmes. Mais l’autopsie pratiquée sur Rigel a révélé un type d’empoisonnement qui n’avait rien à voir avec les symptômes de malaise cardiaque décrits par le docteur Chapdelaine dans sa déposition sur la mort d’Aldébaran.

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Et l’empoisonnement de Capella est d’une autre nature. En conséquence, on se trouverait en présence de trois cas d’empoisonnement de nature différente, qui peuvent être criminels, mais qui ne le sont pas nécessairement.

– Ce n’est pas pour rien que l’enquête piétine.

– En effet. Pour avancer, il faut trouver le mobile. On sait seulement que la mort d’Aldébaran allait grandement profiter à la communauté.

– Moi, je l’ignorais. Et je ne vois pas comment Altaïr l’aurait appris. Quoi qu’il ait dit après sa mort, il n’était pas proche d’Aldébaran.

– C’est Altaïr qui a invité Maïte dans la communauté. Or, celle-ci connaissait non seulement Aldébaran, mais vraisemblablement aussi son état de santé. Elle n’ignorait pas qu’il venait d’une famille très riche et qu’il était sans héritier.

– Elle aurait donc planifié son coup avant de venir.

– C’est ce que je pense.

– Si c’est le cas, comment s’y serait-elle prise à votre avis?

– Elle a eu de l’aide. Ça ne me plaît pas plus que vous de penser que Véga a trahi, mais toutes les deux se connaissent depuis longtemps.

Au lieu de répondre, Shaula changea de victime.

– La mort de Rigel aurait-elle quelque chose à voir avec celle d’Aldébaran?

– Fort possible. Selon le rapport du médecin légiste, il aurait absorbé – par erreur ou par malveillance, c’est là la donnée inconnue – de la lobéline en quantité suffisante pour provoquer un accident respiratoire.

– Qu’est-ce que c’est?

– C’est un alcaloïde produit par la lobélie, une fleur indigène de la famille des campanules. Prise à faibles doses, la lobéline aurait des

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propriétés sédatives et antidépressives, mais si la dose est – ne serait-ce que légèrement – trop élevée, cela peut suffire à provoquer des troubles graves, une détresse respiratoire et, dans le pire des cas, un accident respiratoire mortel.

– C’est effrayant!

– Oui. Maintenant, de deux choses l’une : ou Rigel en a pris pour ses propriétés médicinales ou on lui a administré le poison. Dans ce cas, il est exclu que le mobile de l’assassin ait été l’argent. Rigel n’a laissé aucun héritage.

– Il a peut-être eu connaissance de quelque chose.

– Et il aurait voulu sa part?

– Non, voyons. Vous le savez bien. Ce n’était pas Rigel de faire ce genre de marché. Ce qui serait plus conforme à sa nature, et donc plus probable, serait qu’il ait eu vent de quelque chose et qu’il ait voulu dénoncer les coupables. Mais un an plus tard, c’est long, ne trouvez-vous pas?

– Une conversation incriminante, ça peut avoir lieu n’importe quand. La communauté est un tout petit milieu et entre gens qui se connaissent, la méfiance finit nécessairement par s’émousser. Toutefois, la question demeure : a-t-il été empoisonné intentionnellement?

– Comment faire pour arrêter de tourner en rond?

– J’ai ma petite idée là-dessus. Laissez-moi faire quelques vérifications et je vous reviens.

– Et dans le cas de Capella, vous avez une idée?

La psychanalyste entra à pas de loup dans le salon et demanda d’une voix rieuse :

– On parle de moi?

Hermès répondit en soupirant, non sans à-propos :

– Toujours les mêmes questions qui nous empoisonnent la vie...

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– Eh bien! J’ai peut-être de quoi vous changer les idées. Vous avez du courrier Shaula, ça vient de Charlevoix.

C’était la réponse d’Altaïr. Shaula s’humecta les lèvres, anxieuse. Hermès sortit discrètement. Il avait à faire.

***

Il s’était rappelé que Rigel, venu assister à un colloque à Québec quelques années auparavant, avait fait une chute et qu’il se faisait suivre depuis par le médecin qu’il avait vu ce jour-là. Un appel à l’hôpital Jeffery Hale lui apprit qu’il s’agissait du docteur Simon.

Hermès s’attendait à rencontrer un médecin d’un certain âge, bourru et peu bavard, un peu à l’image de Rigel lui-même. Le docteur Simon avait, au contraire, la toute jeune quarantaine et un air bon enfant éclairé par des rides joyeuses à la commissure des lèvres et au coin des yeux.

– Bonjour ! Alors comme ça, le professeur Rigel vous a parlé de moi en bien? C’est gentil. Que puis-je faire pour vous?

– Je vois que vous n’êtes pas au courant. Le professeur est décédé l’an dernier.

Le docteur Simon cessa de sourire.

– Navré. Nous n’avons pas été prévenus, son dossier est encore dans le classeur. Que s’est-il passé?

– C’est justement la raison de ma visite, docteur Simon. Je me demandais si le professeur Rigel était malade, s’il recevait un traitement quelconque.

– Les dossiers de mes patients sont confidentiels. Je ne peux rien vous dire sans autorisation officielle.

Hermès avait prévu l’objection. Il sortit une demande émanant du bureau de l’enquêteur.

– Attendez, je vais chercher son dossier.

Il revint avec un dossier maigrichon qui n’avait pas l’air

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d’héberger beaucoup d’ennuis de santé.

– Je vous écoute, que voulez-vous savoir?

– Une autopsie pratiquée sur le corps de Rigel a révélé la présence de lobéline en quantité suffisante pour provoquer la suffocation. Je sais que cet alcaloïde a des propriétés sédatives et antidépressives. Rigel était-il traité pour des épisodes de dépression? Ou souffrait-il de douleurs chroniques?

Le docteur Simon tourna les quelques pages du dossier et le referma.

– Le professeur était en parfaite santé. Il avait un bulletin de 10/10. Du reste, s’il avait été dépressif, on ne lui aurait pas donné de lobéline.

– Je sais, mais lui-même aurait pu en prendre, s’il était anxieux, par exemple.

– Peu probable. Il avait horreur des médicaments et pestait contre les remèdes de bonne femme.

– Quand l’avez-vous vu la dernière fois?

– D’après le dossier, c’était en mai mille neuf cent soixante-dix-neuf.

– Et comment était-il?

– Comme les autres années. Le professeur était le patient dont tout médecin rêve. Il n’avait jamais fumé, ne prenait pas d’alcool, avait des habitudes frugales et une bonne hygiène de vie.

Le docteur Simon feuilleta le dossier.

– Tension artérielle parfaite, taux de cholestérol et de sucre au beau fixe. Sauf erreur, mais visiblement une erreur s’est glissée quelque part, le professeur aurait pu vivre encore au moins quarante ans. Désirez-vous que je fasse parvenir une copie du dossier à l’inspecteur avant de l’envoyer aux archives?

– Je vous en prie.

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Il était maintenant clair que quelqu’un avait volé quarante ans à Rigel. Et, on pouvait penser ce qu’on voulait de Rigel, il serait injuste que ce vol reste impuni.

***

Hermès avait maintenant deux certitudes : Aldébaran et Rigel avaient été assassinés, et en raison de l’éparpillement des preuves et de l’absence de certaines d’entre elles, il faudrait une dénonciation ou des aveux pour que ces crimes soient punis un jour.

Hermès remonta le cours du temps, se campa devant la maison d’enfance de Maïte, imagina ses années de couvent, sa rencontre avec Véga, qui était encore une jeune femme, et leur commun besoin de profiter de la vie. Leur complicité ne pouvait pas dater de ces années-là. Il n’y avait sans doute eu à l’époque qu’un germe, une passagère attirance. Chacune avait ensuite suivi son chemin, les années avaient passé et l’occasion s’était présentée à elles plus tard, vraisemblablement lors d’une rencontre fortuite.

Il existe des traces de ces scénarios. Hermès prenait des notes et dessinait des schémas. De toute cette période, j’ai hérité de boîtes remplies de faits consignés par Hermès, Shaula, Louise et l’enquêteur ainsi que d’un journal d’enquête tenu par Capella.

La rencontre imaginée par Hermès, jamais prouvée mais probable, aurait pu réunir Maïte, de retour d’Europe, solitaire, désœuvrée, vraisemblablement désargentée et Véga que la vie sur le mont Unda avait mise à l’abri du besoin, sans jamais contenter son appétit de fantaisie et de luxe. Véga avait alors quarante-trois ou quarante-quatre ans, l’âge où ce qu’on a choisi de faire est accompli et ce qu’on a dû écarter nous brûle. Un visage du fameux démon du midi qui incendie les prairies les plus calmes. Altaïr, qui avait alors à peine dépassé le milieu de la quarantaine, en était probablement là aussi, à regretter de n’avoir pas été plus audacieux, plus engagé, en deux mots, plus vivant.

Maïte devait connaître la maladie cardiaque chronique d’Aldébaran. Mais comment aurait-elle su pour l’héritage ?

Hermès avait trois hypothèses. La première concernait une correspondance possible entre amis d’enfance, c’est-à-dire entre Sacha, le frère de Maïte, et Aldébaran, qui aurait pu ultérieurement donner lieu

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à une confidence du frère à la sœur. La seconde pouvait être liée à une conversation entre Véga et Aldébaran qui, au moment où il avait reçu son héritage, avait pu chercher conseil auprès d’elle. Hermès savait qu’Aldébaran, sérieux et réservé, affectionnait l’exubérante Véga. Enfin, Maïte avait aussi pu revoir la plus jeune sœur d’Aldébaran, Sophie, avec qui la différence d’âge était faible. Hermès avait noté que Sophie aurait pu être de passage à Québec à cette période-là, même si son travail l’amenait à voyager.

Présumant que l’une ou l’autre de ces hypothèses était la bonne, Hermès imaginait la suite des choses ainsi : Maïte et Véga s’étaient revues et avaient discuté de leur vie et de leurs relations communes dont Jean-Pierre – Aldébaran – L’Heureux faisait partie. Son héritage, peut-être même ses intentions – qu’il avait pu confier aussi bien à son ami Sacha, qu’à Véga ou à sa jeune sœur Sophie –, leur avait donné l’idée de planifier une rencontre entre Maïte et Altaïr à La huitième merveille du monde. Le reste coulait comme source du sommet de la montagne : Altaïr s’était laissé convaincre, trop heureux de disposer d’un moyen de prendre le contrôle de sa vie tout en s’appropriant le pouvoir sur celle des autres. La sœur de Shaula était très malade depuis longtemps, Altaïr savait que Fabiola voulait l’avoir à son chevet. Une lettre à son mari Carlo avait pu, discrètement, rendre la chose possible.

Mais pourquoi tuer Rigel et le faire un an après la mort d’Aldébaran? La seule explication logique était qu’il avait découvert l’arnaque par hasard, un an après la mort d’Aldébaran et que les meurtriers le savaient prêt à les dénoncer. Ceci admit, Hermès aurait bien aimé trouver une trace de cette belle hypothèse dans les papiers du mort. Retourner sur le mont Unda était loin de l’enchanter et les affaires de Rigel avaient déjà été fouillées, mais l’histoire judiciaire était pleine de petits détails oubliés au fond des boîtes. Antarès lui avait confié que personne de la famille de Rigel n’ayant voulu recevoir ses affaires, elles avaient traîné un long moment dans la buanderie et que, ne sachant pas quoi en faire, il avait fini par les ranger dans le grenier.

Hermès se laissa aller contre le dossier du fauteuil, en proie à une grande tension. Retourner là-bas l’angoissait, mais il désirait revoir Adhara, rétablir la communication rompue avec elle et ça ne se ferait pas sans qu’il y retourne. Sa décision prise, il se sentit plus léger.

Il se leva, curieux maintenant de connaître la réponse qu’Altaïr

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avait donnée à Shaula.

Il se dirigea vers la salle à manger où l’odeur de poulet rôti indiquait que le repas était servi et annonça d’un ton joyeux en s’asseyant :

– Je pars demain pour le mont Unda. Quelqu’un veut venir avec moi?

– Qu’allez-vous faire là-bas? demanda Capella en remplissant son assiette.

– Passer les affaires de Rigel au peigne fin. Je sais qu’elles l’ont déjà été, mais pas par moi. Ça fait toute la différence!

Se tournant vers Shaula, il ajouta :

– Et prendre des nouvelles d’Adhara. Je veux rétablir le contact; il faut qu’elle sache qu’on ne l’a pas abandonnée.

Shaula sourit.

– Vous avez raison, Hermès, elle va avoir besoin de nous avant longtemps. Altaïr m’annonce qu’il n’y a rien à négocier et qu’à moins que je sois d’accord avec lui, à l’avenir, il va me parler par la bouche de son avocat, fin de la citation.

– C’était à prévoir. Je vais être encore plus mal accueilli que je le pensais!

Le téléphone sonna. Hermès déposa sa cuillère.

– Laissez Capella, j’y vais, ça doit être Louise.

Hermès resta si longtemps dans le salon que Capella s’apprêtait à aller porter son assiette dans le four quand il revint s’asseoir; il était pâle comme un drap. Shaula s’inquiéta :

– Qu’est-ce qui vous a mis sens dessus dessous comme ça? Est-ce que c’était Louise au téléphone? Lui est-il arrivé quelque chose?

– Oui, c’était Louise, avec les dernières nouvelles.

– Parlez, voyons!

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– Le site de la communauté a été clôturé.

– Il y avait déjà la porte de Belisama et du grillage...

– Non, je parle d’un portail de douze pieds de haut. L’ancienne palissade adjacente a été surmontée de barbelures qui complètent ce charmant décor.

– Allons, c’est ridicule! De qui Louise tient-elle ces informations?

– De l’artisan qui a fabriqué les barreaux. Louise a ses entrées dans tout Baie-Saint-Paul. L’entrepreneur qui a eu le contrat et qui a fait affaire avec divers sous-traitants de la région est resté très discret, mais la commande était urgente et le travail devait être à toute épreuve.

– Qu’est-ce que tu penses faire?

– Je dois y aller de toute façon.

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Chapitre XII

Au pays d’autrefois

Une paix fragile, mais salutaire, était descendue sur le docteur Chapdelaine après le départ de Marie-Josée et de Catherine. Non pas qu’elles aient dit quelque chose qui excusait ou qui réparait ce qu’il avait fait, de cela il n’avait même pas été question. Mais leur présence l’avait distrait de ses hantises. Ne pas penser toute la journée qu’il était indigne de respirer lui faisait du bien.

Alice qui continuait à regarder le fleuve, les fleurs, les cailloux, jetait aussi des regards dérobés à Augustin dont les traits refaisaient peu à peu leur harmonie. Finalement, un soir, une semaine après la visite des filles, Augustin annonça :

– Je suis prêt. Je ne pensais pas que ça arriverait, mais je suis prêt.

– À quoi?

– À retourner dans mon passé. Si ça peut faire plaisir aux jeunes, pourquoi pas?

– Pourquoi pas, en effet? répondit Alice sans faire plus de commentaires.

La soirée passa, puis la nuit. Au matin, en buvant son café, le docteur Chapdelaine revint sur le sujet :

– Ils n’ont pas le téléphone, je crois?

– Qui ça?

– Les campeurs.

– Non.

– Ça risque d’être compliqué de leur faire parvenir un message, alors?

– Assez, oui.

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– As-tu une idée?

Alice se retenait de montrer sa joie. Son frère était de retour parmi les vivants. Elle sentait sa présence. Mais pas question de crier victoire trop vite. Elle répondit d’un ton presque indifférent :

– Pas vraiment, toi?

Il ne répondit pas. Il n’en reparla pas du dîner. Mais le soir venu, quand ils s’assirent sur la galerie après souper pour regarder passer les bateaux, Augustin lui demanda :

– Tu te rappelles comment il était François?

– Oui. Je me souviens en particulier à quel point il était dévoué à Isidore.

– Ne me parle pas de cette tête de mule!

En disant ça, c’était le contraire qu’il disait. Il était enfin capable d’y penser, bientôt, très bientôt, il serait capable d’en parler.

– Tu crois toujours que c’est l’orgueil qui l’a empêché de venir te dire au revoir?

– C’est ce que j’ai cru pendant longtemps. Mais avec ce qui m’est arrivé, je ne sais plus. Peut-être finalement qu’on ne décide pas toujours de tout. Peut-être qu’on l’a empêché ou qu’il n’a pas pu venir?

– Oui, peut-être.

– J’ai envie de revoir les chapelles. La maison des campeurs est en assez mauvais état, je l’ai vue l’été dernier, mais les chapelles étaient en pierre. Quarante ans pour de la pierre, ce n’est pas si long, qu’est-ce que tu en penses? Viendrais-tu avec moi?

Alice sortit enfin de sa réserve.

– J’adorerais ça!

***

– Es-tu sûr qu’on est dans la bonne direction?

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– Évidemment, je connais la montagne comme le fond de ma poche!

Alice se dit qu’il ne devait pas avoir regardé le fond de sa poche depuis un bout de temps. Ce sentier qu’il leur avait fait emprunter une heure plus tôt ne semblait pas très passant. Mais elle n’était pas venue dans la montagne depuis plusieurs dizaines d’années ce qui lui enlevait toute voix au chapitre. En plus, elle ne voulait pas indisposer Augustin.

Elle secoua la tête pour chasser les papillons noirs. Au fond, ça ne servait à rien de s’inquiéter. Elle avait encore bon pied bon œil pour une femme de son âge, et son ouïe et son odorat étaient à peine défaillants. Il faisait beau, ils avaient tout leur temps. Elle planta son bâton dans la terre spongieuse et continua d’avancer d’un pas alerte.

Une autre heure passa, et une autre. À chaque bifurcation, les décisions d’Augustin devenaient plus floues, ses explications plus confuses. Il soufflait comme un phoque.

– J’ai besoin de m’arrêter un peu, Augustin.

Ne voyant pas la feinte, croyant qu’Alice flanchait avant lui, il se dirigea en bordure du sentier et s’effondra plus qu’il ne s’assit sur une pierre.

– Bonne idée! Il ne faut pas que tu t’épuises.

Alice sortit de l’eau, des pommes et du chocolat de son sac à dos qu’elle tendit à Augustin. Elle refouilla pour en extirper une petite pochette de soie.

– Qu’est-ce que c’est?

– La boussole de papa.

– Où est-ce qu’elle était?

– Dans le gros buffet de la salle familiale aux Piroches.

– Tu sais t’en servir, au moins?

– Sûr!

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Augustin regarda Alice avec un sourire moqueur.

– Où sommes-nous exactement?

Alice ouvrit le couvercle de la boussole de gousset, la tourna avec délicatesse et l’observa attentivement.

– On est trop à l’est. À mon avis, on doit être plus près de la chapelle du mont Unda que du camp. Il va falloir marcher dans cette direction...

– Sauf qu’il n’y a pas de sentier qui va par là.

– Il y en a un plus bas. À la croisée précédente. Il faut qu’on rebrousse chemin.

– Tu n’aurais pas pu sortir la boussole avant? bougonna le docteur qui n’était pas pour admettre que c’était sa faute.

– Tu avais l’air de savoir où tu t’en allais...

Ils repartirent en sens inverse. Au bout d’une heure, Alice, qui marchait maintenant devant, s’arrêta brusquement.

– Arrête! J’ai entendu quelque chose...

– Quoi?

– Chut!

Elle leva la tête et aperçut, à quelques pas du sentier, haut entre les feuilles, deux yeux brillants qui la regardaient.

– Qu’est-ce que tu fais là, toi?

Les yeux clignèrent, puis descendirent pour se matérialiser dans un petit garçon de six ou sept ans.

– Es-tu perdu?

Il hocha la tête de gauche à droite.

– Comment tu t’appelles?

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– Toi?

– Moi, c’est Alice. Lui, c’est Augustin.

– Je sais.

– Comment ça, tu sais?

– C’est un docteur.

– Connais-tu cet enfant, Augustin?

Le docteur Chapdelaine plissa les yeux. Non il ne se rappelait pas, mais se demandait si ce n’était pas dû à l’état éthylique dans lequel il baignait la dernière fois qu’il était passé dans le coin. Il répondit avec prudence :

– Je ne pourrais pas dire. Peut-être que si tu nous disais ton nom...

– Pio.

– On s’en va au Camp du lac aux Sept Monts d’or, Pio. Est-ce que c’est de là que tu viens?

– Je viens du château de Céans. T’es perdue?

Alice acquiesça :

– Un petit peu.

– Donne-moi la main, viens, je vais te montrer le chemin.

***

Je ne sais pas comment expliquer ce que j’ai ressenti en voyant le petit visage de Pio apparaître, aussi improbable que celui de ses accompagnateurs, vêtus à la mode des colonies de knickers, de chemises de coton blanc et de chapeaux d’explorateur en paille. C’était un peu surréaliste. Je me suis penchée vers Pio et je lui ai dit en essayant d’avoir l’air fâché :

– Tu sais que tu nous as fait peur, toi!

Alice lui a lâché la main et m’a prise dans ses bras.

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– Vous ne savez pas comme je suis contente de vous voir, Joal. Ne disputez pas Pio. Il nous a tirés d’un beau guêpier, vous savez. On s’était perdus.

– Oui, je comprends. Bonjour, docteur Chapdelaine. Contente de vous revoir.

– Moi aussi je suis content, ma petite. Moi aussi.

– Venez, on va aller avertir les autres qu’on a retrouvé Pio en bonne compagnie.

***

Ce soir-là, on a improvisé une grande fête au château.

Pour écrire cette chronique, qui remonte des années en arrière et s’étend sur une demi-décennie d’événements et de détails tous plus compliqués les uns que les autres, je m’appuie sur quantité de confidences, de notes et de lettres d’époque. Je dois bien sûr réinventer les conversations et me mettre quelquefois en situation de conflit d’intérêts en imaginant ce que des personnes, même celles qui me tombaient le plus sur les nerfs, ont pu penser ou ressentir en diverses occasions. Cela, lecteur, va sans l’ombre d’un doute m’attirer les critiques de ceux qui croient qu’il n’y a de vérité que dans les faits rigoureusement observés. Heureusement, toi et moi savons ce qu’il en est de l’objectivité et, on le sait aussi, la vérité a besoin de latitude pour s’exprimer. Mais cette fête-là, je n’ai besoin d’aucun artifice pour m’en souvenir, je peux te le garantir. Je ferme les yeux et aussi loin que je sois, elle se remet à palpiter, je vois briller ses couleurs, j’entends ses bruits et je sens son odeur.

Tout le monde s’est mêlé de tout. Pouf a accepté l’aide de Marcelle dont il n’allait plus pouvoir se passer. Les plats arrivaient, se vidaient, d’autres leur succédaient comme par enchantement. On a mangé jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus, longtemps après la tombée de la nuit, éclairés par les étoiles et les bougies qui fondaient en faisant de petits lacs de cire ridée sur la table. Quand Ignis est venu nous chercher, on a abandonné les restes aux abeilles. Aidé de Pio, qui avait besoin de se faire pardonner, il avait préparé un de ces feux dont il avait le secret et prévu du bois pour la nuit. Stéphanie a apporté sa guitare, Cécil sa musique à bouche. Maïna a dansé. Alice et Augustin se laissaient

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entourer, un peu gênés parce qu’ils n’étaient pas habitués à être le centre d’attention. Augustin ne se rappelait pas avoir été aussi heureux depuis les temps anciens où il venait visiter Isidore les soirs où il faisait trop chaud au village pour trouver le sommeil.

Peu à peu, la fatigue est descendue sur nous. Pio a grimpé sur les genoux de Richard, quelqu’un a demandé au docteur Chapdelaine comment c’était avant, et les fantômes nous ont rejoints.

D’abord celui du frère Isidore, grâce à qui on se trouvait réunis ce soir-là. Augustin l’évoquait avec une telle verve qu’on aurait juré le voir devant le feu dans sa robe blanche ceinturée d’un rosaire aux grains comme des raisins noirs. C’était un homme d’une grande détermination. Loin de sa communauté, il s’était habitué à en mener large, soutenu par le frère François dont le fantôme, plus frêle, apparut à son tour.

– Je suis venu ici tellement souvent à l’époque, que j’aurais pu faire le chemin les yeux bandés. La première fois, c’était pour une épidémie de gastro. Les garçons avaient bu de l’eau croupie Dieu sait où et ils étaient presque tous tombés malades. Le frère Isidore, même aidé par le frère François et deux novices, ne fournissait pas à vider et à nettoyer les bassines. Il m’a proposé le travail en m’offrant le poste de médecin du camp. Mais à l’époque, je n’avais pas encore mon diplôme. J’ai continué à venir faire mon tour de temps en temps, puis le camp a fermé.

Richard replaça la tête de Pio, qui avait glissé dans son sommeil, au creux de son bras et demanda :

– Oui, c’était en trente-neuf. Savez-vous pourquoi le camp a été fermé?

– La guerre commençait, il y avait plus d’enfants dans la misère, sa communauté a eu besoin de lui. On s’est revus en quarante-six et c’est à ce moment-là que je suis devenu le médecin du camp pour les quatorze étés qui ont suivi.

– Comment c’était, ici?

Juliette se tourna vers moi en levant les yeux au ciel :

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– Qu’est-ce que tu crois? Ça devait être un genre de camp de réforme pour les voyous.

– Pas du tout. Où est-ce que vous êtes allée pêcher ça? C’était des enfants normaux. Ils adoraient venir ici, vous savez. Plusieurs y ont passé tous leurs étés d’enfance et un bon nombre sont venus donner un coup de main au frère Isidore à leur majorité. Ils faisaient un été ou deux pour rendre aux plus jeunes un peu de ce qu’ils avaient reçu.

– Comme grand Louis et Catherine, sourit Richard.

– C’était des orphelins? demanda Estelle.

– Non, ils venaient de familles très pauvres qu’on avait parquées sur les plaines d’Abraham.

– Personne n’habite sur les Plaines, voyons! C’est un parc!

– En quarante-six, il y en avait, jeune fille!

Juliette se renfrogna. Robert, qui en avait entendu parler, confirma :

– Cove Fields, le faubourg de la misère. C’était derrière le manège militaire. Il paraît qu’on a gardé des prisonniers allemands et juifs dans ces cabanes pendant la guerre. C’est de là que les jeunes venaient?

– Oui. Après la guerre, il y a eu une pénurie de logements à Québec et les familles les plus pauvres ont abouti là. Environ sept cents personnes vivaient dans ces baraques insalubres. Les garçons venaient effectivement de là. Quand ils arrivaient au début de l’été, maigres comme des chats galeux, Isidore les bourrait de lait frais, de légumes, de fromage et d’œufs. Quand il les avait un peu remplumés, il s’occupait de leur esprit, il leur faisait faire des herbiers, de l’astronomie, du théâtre, il leur apprenait à nager, à jouer au badminton, aux échecs.

– Et à prier...

Marcelle avait fait ce commentaire dans l’espoir d’en venir à la question des chapelles. Le docteur Chapdelaine ne comprit pas l’allusion. Il commençait à donner des signes de fatigue.

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– Oh! raisonnablement. Isidore n’était pas bigot.

– C’est quoi un bigot? s’informa Estelle.

– Quelqu’un qui prie tout le temps, résuma Ignis, habitué aux incessantes questions de Pio.

Le docteur Chapdelaine reprit :

– Tout ça pour dire qu’Isidore n’était pas pointilleux sur la question des rites.

– Il a bien fait construire deux chapelles? C’est beaucoup pour un seul camp de vacances, non?

– Ah! ça! Ce n’était pas pour les jeunes.

Voilà qu’on y était. Le mystère des chapelles qui nous intriguait depuis ma découverte du calepin au grenier au cours du premier été allait enfin nous être révélé, si le docteur Chapdelaine ne tombait pas endormi. Je posai la question, la voix tremblante :

– Pour qui alors ?

– Je ne peux pas répondre de but en blanc, ça ne rendrait pas justice à Isidore. D’abord, il faut que vous compreniez comment il était, ce qu’il faisait et pourquoi il le faisait. C’était quelqu’un de très spécial, Isidore.

Je jetai un regard à Alice qui voyageait déjà loin dans le passé sur la voix de son frère, spectatrice comme nous. Le docteur continua :

– S’il avait voulu, il aurait pu soigner les garçons lui-même. Il n’avait pas besoin de moi pour ça. Il tenait à ma présence parce qu’il avait le goût d’échanger des idées, d’en débattre, de réfléchir aux questions qu’il se posait. Avec le frère François qui lui était tout dévoué, ce n’était pas possible. François, il était doux comme un caillou, impossible de le contredire ou de s’opposer à lui, il n’offrait aucune résistance.

Le docteur Chapdelaine s’arrêta de parler, attendri. On attendait, soucieux de ne pas rompre le charme. Au bout d’un certain temps, il reprit :

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– Prendre soin des jeunes, c’était une chose. Isidore savait ce que ça pouvait représenter de donner une chance à un enfant lui qui venait d’un milieu très pauvre. Ça répondait à son besoin d’engagement, mais ça ne répondait pas à tout ce qu’il était, ça n’exprimait pas tous ses talents. L’aventure des chapelles a commencé un peu par hasard. La première année qu’ils étaient ici, le frère François a découvert la chapelle du mont Noir pendant une excursion en montagne. Tout le monde avait oublié son existence au village. Il en a parlé à Isidore qui m’en a parlé. Je suis même allé y jeter un coup d’œil. Toi aussi, Alice, si je me souviens bien.

Alice hocha la tête, affirmative, mais ne fit pas de commentaire.

– Pour le peu que j’en sais, la chapelle est très ancienne. Les vieux prétendent qu’elle aurait été bâtie par des missionnaires. Elle a dû servir d’abri à pas mal de coureurs des bois avant d’héberger les oiseaux du coin. La première fois qu’Isidore y est allé, une sarcelle s’y était réfugiée. Elle était agonisante. Il ne s’est même pas posé la question s’il devait ou non le faire, il l’a guérie. On en a souvent parlé, lui et moi, c’est dans cette petite chapelle que tout a commencé pour lui.

– De quoi parlez-vous?

Marcelle voyait peut-être enfin se dessiner le lien entre le dominicain et le groupe religieux de sa thèse de doctorat.

– Soyez patiente. À mon âge, si je n’y vais pas dans l’ordre je risque de me mélanger. Bon, qu’est-ce que je disais déjà? Ah, oui! À l’été de mille neuf cent trente-neuf, le prieur a averti Isidore que les activités du camp risquaient d’être interrompues pour une période de temps indéterminée à la fin des vacances, et qu’il serait préférable de fermer le camp comme s'il s'agissait d'un départ définitif. Plus tard, en se promenant du côté du mont Unda, Isidore a entendu des cris. Un des jeunes s'était aventuré seul près de la chute et avait perdu pied. Quand Isidore a enfin pu le repérer, il flottait à la surface de l'eau, inerte et sans vie. Isidore l'a ramené sur la rive, s'est simplement penché sur lui et l'enfant a ouvert les yeux comme si rien ne s'était passé.

Cela a réveillé quelque chose en lui : la nostalgie des miracles. Mais il s'était engagé à ne plus en faire. Il se promit que si jamais il revenait un jour dans ces montagnes, il ferait construire une réplique de

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la chapelle du mont Noir à cet endroit. C'est ce qu'il a fait quand il a enfin pu rouvrir le camp en mille neuf cent quarante-six. C'est comme ça qu'a été construite la chapelle du mont Unda.

Il restait encore beaucoup à dire, mais le débit du docteur faiblissait tandis que les campeurs tombaient les uns sur les autres, épuisés.

Richard se leva enfin.

– Venez, vous finirez de nous raconter ça demain et on vous montrera les travaux de l'équipe dans la chapelle du château.

– Nous partirons aussitôt après, promis.

– Pourquoi ? Ça nous ferait plaisir que vous restiez quelques jours, Alice. Vous êtes chez vous ici.

Et, comme pour fournir l'argument qui allait couper court à toute protestation, il ajouta :

– Ne vous inquiétez pas, Catherine va vous trouver une jaquette. Pas vrai, Catherine?

En se retournant vers Augustin, peut-être pour lui offrir un pyjama, Richard s'aperçut que le vieux docteur ronflait comme un moteur diesel.

***

– Altaïr ne peut pas me refuser ça!

Alice avait essayé de le raisonner, mais le docteur Chapdelaine s'entêtait.

Il demanda à la ronde :

– Quelqu'un veut venir là-bas avec moi?

Richard tenta une autre manœuvre de dissuasion :

– Altaïr est notre voisin, docteur Chapdelaine, et la dernière fois que je suis allé sur le mont Unda, c'était justement pour lui demander la permission de visiter la chapelle avec les chercheurs. Je me suis fait mettre dehors sans cérémonie et avertir de ne plus remettre les pieds sur

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sa montagne. Cécil était avec moi, il peut en témoigner.

Le docteur hésitait, mais il n'était pas prêt à se résigner :

– Dans ce cas, qu'est-ce que vous proposez? Le laisser faire la loi et barricader des lieux qui ne lui appartiennent même pas? Les gens n'ont donc plus de courage, de nos jours? Ces chapelles ne sont pas sa propriété, il n'a aucun droit dessus!

– Justement, répondit Marcelle, on aimerait bien que vous nous parliez encore de l'origine des chapelles. De toute façon, docteur Chapdelaine, je vous garantis que je ne renoncerai pas à aller les voir. On ira ensemble si vous voulez et on affrontera ce fanatique, vous et moi. Mais d'abord, j'aimerais revenir sur le projet du frère Isidore. Qu'est-ce que vous en dites?

– Bon, bon! C'est bien parce que c'est vous... et que vous êtes jolie. On peut voir la chapelle du château, au moins? Personne n'a mis les scellés dessus?

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Chapitre XIII

Petit pépin

Aries guettait l’arrivée d’Adhara avec impatience, comme chaque mercredi. Un peu plus ce matin-là, parce qu’elle s’était inquiétée pour elle. De tous les membres de la communauté, c’était Adhara qu’elle aimait le plus. Même tourmentée, et elle l’était de toute évidence, jamais la jeune femme ne leur avait fait porter le poids de son désarroi. Quand elle était en leur présence, elle témoignait de la même rigueur et du même intérêt pour leurs efforts qu’au premier jour de leur rencontre. S’il fallait qu’il lui arrive malheur, Aries ne donnait pas cher de son propre avenir dans la communauté.

Le voyage au mont Noir l’avait fait réfléchir : que des garçons au rang d’honneur. Il n’y en avait jamais que pour eux dans les discours et les conversations d’Altaïr. Le genre masculin avait beau inclure le féminin, la jeune fille sentait confusément que ce n’était pas qu’une question de catégorie grammaticale.

Elle avait l’impression d’être la seule à trouver la présence du haut portail inquiétante et avait, de fait, été la seule à dire ouvertement qu’elle trouvait la mesure inconcevable. Les plus vieux le pensaient peut-être, mais si c’était le cas, ils n’avaient rien osé dire. Véga et Maïte avaient ouvertement approuvé. Les garçons, à qui le portail de fer donnait l’impression d’occuper un château fort, trouvaient l’initiative formidable.

Même ses amies n’y voyaient rien de préoccupant. Ni Australe, qui était en plein questionnement amoureux et que rien d’autre n’émouvait que son sentiment d’euphorie en présence d’Octans, ni Carina, qui ne réfléchissait pas beaucoup de toute façon et se faisait un point d’honneur de ne jamais avoir d’opinion sur les sujets importants.

Adhara finit par arriver. Apparemment, elle allait mieux. Elle n’avait pas l’air moins triste que d’habitude, mais elle avait repris des couleurs. Elle entra rapidement dans le vif du sujet, et une fois au cœur de sa matière, elle s’anima, c’était plus fort qu’elle. Puis, son cours terminé, elle rassembla ses notes avec lenteur en jetant des regards en

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direction d’Australe, de Carina, et d’Aries qui, intriguée, s’approcha :

– Vous voulez nous dire quelque chose, Adhara?

– Non... oui, peut-être.

– Allez, ne vous faites pas prier, dites-nous c’est quoi!

– Je... c’est possible que... ça se peut que je m’absente quelquefois au cours des prochains mois. Quand ça arrivera, Maïte va me remplacer.

– Pourquoi?

– Je vais devoir aller à Baie-Saint-Paul... pour voir un médecin.

Aries se sentit mal tout à coup.

– Vous êtes malade?

Adhara fit un geste apaisant de la main.

– Non, non, ce n’est rien de grave.

Carina la toisa des pieds à la tête et s’exclama :

– Vous êtes enceinte! C’est ça? J’ai raison?

– Vous êtes les premières à l’apprendre. Soyez discrètes.

– C’est génial! Êtes-vous contente?

Adhara toucha son ventre qui ne montrait encore aucun signe d’occupation et ne put retenir un sourire timide.

– Je crois que oui.

***

Bellatryx roulait vite. Il avait pris une pose étudiée qui ne manquait pas de panache. Il lançait de discrets coups d’œil à Adhara pour voir l’effet produit. Elle finit par se laisser soudoyer et lui avoua, d’une voix amusée :

– Tu conduis très bien Tryx! Tu m’épates.

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Il avait obtenu son permis au printemps. C’était la première fois qu’il conduisait sans Altaïr à ses côtés, mais il était allé à bonne école. Arrivé dans les rues du village, il ralentit légèrement l’allure.

– Ce n’est pas le moment qu’on fasse un accident tous les trois! Je suis tellement fier de toi, petite sœur, si tu savais!

Adhara ne savait pas trop quoi dire. Ce n’était pas comme si elle avait gagné un concours, découvert une nouvelle planète ou sauvé la vie de quelqu’un. Elle était tombée enceinte. D’un homme dont elle n’était même pas amoureuse. Elle ne voyait pas de raison pour que son frère soit fier comme ça. En même temps, ce petit pépin qui s’était fait un nid chez elle, c’était une graine d’espoir. Un enfant dont elle serait responsable. Elle renversa la tête contre le dossier et se laissa envelopper par le vent.

Avant d’en parler succinctement, pour ne pas avoir à trahir sa confusion, elle avait attendu d’être certaine de le garder. Elle ne pouvait pas dire si Sirius était content, ému ou embarrassé. Il était resté droit comme un peuplier, avait regardé son ventre, puis son visage, de nouveau son ventre et avait fini par dire qu’il allait bien prendre soin d’elle, de ne surtout pas s’inquiéter. Cette déclaration avait eu exactement l’effet contraire sur Adhara. Elle ne voulait pas qu’il se sente quelque responsabilité que ce soit dans l’affaire. Cet enfant ne le regardait pas.

Altaïr de son côté s’était montré distraitement affectueux, jugeant avec raison que ça aurait l’air louche s’il était trop enthousiaste. Adhara ne s’en plaignit pas, au fond, c’était avec Shaula qu’elle brûlait de parler, pour apprendre comment elle s’était sentie quand elle avait appris qu’elle l’attendait. Si elle avait connu les mêmes incertitudes, la même peur. Mais comment rétablir le lien? Elle s’était montrée si froide avec Shaula qu’elle ne savait plus comment faire pour rattraper le coup tout en étant bien consciente que se taire maintenant, alors qu’il se passait quelque chose de réellement important, serait lourd de conséquences. Peu importe ce qui se produirait ensuite, si elle n’annonçait pas la nouvelle à Shaula maintenant, resterait toujours ce pot cassé entre elles. Elle se donna encore quelques kilomètres de réflexion. Elle prendrait une décision quand elle aurait vu le docteur Germain. Elle avait mis le numéro de téléphone de Louise dans la poche de sa tunique. Louise saurait certainement où se trouvait sa mère.

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Elle pressa le papier contre ses doigts et essaya de penser à autre chose. Quand elle rouvrit les yeux, Bellatryx venait d’arrêter la jeep devant la porte de la clinique.

– Je te reprends au café à trois heures?

– Parfait!

Bellatryx n’était pas prêt à gaspiller sa première sortie en ville dans le stationnement d’une clinique. Il n’avait qu’une idée en tête : rouler. Il lui envoya la main et tourna à gauche pour aller prendre la côte de Pérou par le rang Saint-Gabriel, pressé d’avaler ses premiers kilomètres de conducteur libre.

***

Deux heures et demie. L’examen s’était déroulé rondement. Le docteur l’avait trouvée en forme, lui avait fait quelques recommandations alimentaires et demandé de revenir le voir dans deux mois. Adhara tenait son bol de café à la hauteur de son nez, encore indécise – appeler, ne pas appeler – quand elle faillit s’étouffer de surprise. Elle venait de voir Louise qui cherchait une table des yeux et qui, l’apercevant, se dirigea droit sur elle.

– Adhara! Quel plaisir de te revoir! Qu’est-ce que tu fais ici?

– Ce serait plutôt à moi de vous poser la question.

– Hermès va être tellement content. Il doit aller sur le mont Unda. C’est vraiment une chance que tu sois ici, vous allez peut-être pouvoir faire la route ensemble.

– Je ne sais pas trop... j’attends Bellatryx. Il doit passer me prendre à trois heures.

– Tiens, voilà Hermès.

Du regard, il fit le tour de la place et sourit d’aise en apercevant la jeune femme.

– Adhara! Si je m’attendais à te trouver ici! Tu as l’air bien!

Se rappelant la froideur avec laquelle elle l’avait reçu la dernière

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fois, elle lui fut reconnaissante qu’il fasse comme si de rien n’était et accepta le baiser qu’il posa sur sa joue.

– Bonjour Hermès. Il paraît que vous voulez venir dans la communauté? Pour vous réinstaller, peut-être?

– Malheureusement non, je ne fais que passer, encore une fois. Mais toi, qu’est-ce que tu fais ici en plein milieu de la semaine, toute seule comme un petit chat abandonné?

Adhara leva les yeux au ciel. Décidément, il la verrait toujours comme une petite fille.

– J’avais un rendez-vous.

– C’est Shaula qui va regretter de ne pas être venue!

– Comment va-t-elle?

– Tu lui manques.

– Elle doit pourtant être habituée maintenant.

Hermès la regarda attentivement.

– Toi, tu as un drôle d’air, tu me caches quelque chose.

– Non.

– Absolument. Je te connais, Adhara Gozzoli.

– N’essayez pas, Hermès, vous ne m’intimiderez pas en m’appelant par mon nom de famille.

Hermès rit de bon cœur.

– Comment ça va dans la communauté?

– Bien.

Le vieux philosophe ne la quittait pas des yeux. Elle finit par baisser la tête et dit en soupirant :

– Bon, d’accord! Pas si bien que ça. Altaïr a fait clôturer le site

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pour nous protéger des intrus et tout le monde a l’air de trouver ça normal. Si vous venez, je ne suis pas certaine qu’il va vous laisser entrer.

– Même si tu m’accompagnes?

– Je n’ai aucune influence sur mon père, vous devriez le savoir Hermès! Qu’est-ce que vous venez faire par ici, au juste?

– J’aimerais regarder dans les affaires laissées par Rigel. Antarès m’a dit qu’il les avait conservées.

– Je sais. C’est moi qui ai mis ses affaires dans des boîtes avec Maïte. Je n’ai rien vu qui pourrait éclairer les circonstances de sa mort si c’est ce que vous cherchez.

– J’aimerais quand même y fouiller.

Hermès continuait de regarder Adhara avec attention. Elle était indécise sur ce qu’elle devait faire. Lui refaire confiance? Risquer qu’il la laisse encore tomber, comme sa mère? Oublier les vieilles rancunes et repartir à zéro? Elle était toujours hésitante quand elle entendit Hermès s’exclamer :

– Bellatryx! Ça fait longtemps! Tu as l’air en grande forme!

Bellatryx salua le vieux philosophe sèchement de la tête et se tourna vers sa sœur :

– Tu es prête? Le carrosse de madame est avancé.

– Je te rejoins dans une minute, Tryx.

– D’accord.

Bellatryx tourna les talons sans jeter un regard à Louise qui le regarda partir sans se vexer.

– Beau garçon, ton frère, Adhara. Un peu impulsif, peut-être.

– Oui, merci.

Et, se tournant vers Hermès :

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– Je vais m’occuper des boîtes avec Antarès. Elles seront près de la grille quand vous viendrez les chercher. Je n’aurai qu’à vous ouvrir. Quand pouvez-vous passer?

– Demain matin, sept heures, c’est possible?

– Comptez sur moi. Prévoyez une remorque pour les boîtes, il y en a une quinzaine. Au revoir, Louise. C’était bon de vous revoir.

***

– Et de seize! Satisfait?

– Oui, merci. Un message pour ta mère... à part cette grotesque histoire de portail?

– Dites-lui que je vais bien.

– C’est tout?

– Dites-lui que certains des objets du coffre serviront bientôt.

Adhara faisait allusion au trousseau de noces « sans obligation de noces » que sa mère lui avait constitué à partir de ses douze ans, et dans lequel s’étaient entassés mille trésors : draps fins, lampe-tempête, appui-livres, livres rares, tuniques de soie et châles de cachemire, ainsi qu’une partie de son linge de bébé, brassières, dormeuses et chaussons, tricotés par Shaula avant sa naissance. Hermès ne pouvait pas deviner à quoi elle faisait allusion et ainsi Adhara, tout en lui confiant le message, laissait à Shaula le soin de lui apprendre de quoi il s’agissait.

– Je le lui dirai. Autre chose?

– Non.

Hermès ne s’habituait pas à la retenue d’Adhara. Elle n’avait jamais été une enfant exubérante, mais elle avait toujours été affectueuse envers lui. Sa nouvelle attitude lui rappelait qu’il n’avait pas tenu parole et ne l’avait pas protégée comme il se l’était promis. Il se souvenait de sa rage quand elle avait fait irruption chez lui en lui disant qu’Altaïr voulait la « livrer en mariage » à Sirius. Il y était arrivé finalement et Hermès n’avait rien fait. Il fit signe à l’homme qui l’accompagnait qu’il était prêt à repartir. Il espérait toujours trouver un

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indice qui lui parlerait de la mort de Rigel dans les affaires de celui-ci, mais même si ce n’était pas le cas, il ne rentrait pas bredouille. Il rapportait des nouvelles d’Adhara à sa mère.

***

– Qu’est-ce que le docteur t’a dit?

– Que tout allait bien!

– C’est tout? Pas de précautions particulières?

– Non.

– Ça veut dire que tu peux lever des boîtes?

– Ah, je vois. Oui, je peux.

– Si tu me l’avais demandé, je t’aurais aidée. Je suis ton mari.

Adhara trouva le mot incongru dans sa bouche, elle ne s’habituait pas à le considérer comme tel.

– Ce n’était pas nécessaire.

– C’était pour qui ces boîtes?

– Le frère de Rigel s’est soudainement rappelé que les affaires de son frère traînaient ici et il a demandé à les récupérer.

– Il n’a pas voulu voir où son frère vivait? C’est bizarre.

– Ce n’est pas lui qui est venu les chercher. Il a demandé à Hermès de le faire pour lui.

– Tu ne trouves pas ça étrange?

– Pas du tout.

– Hermès n’a pas eu envie de venir nous dire bonjour?

– Le nouveau portail est tout sauf invitant. Et puis il était pressé.

– Il ne voulait surtout pas repartir sans les précieuses boîtes. Dis-toi bien qu’Altaïr va être informé de cette histoire.

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– Je peux le faire moi-même si tu veux. Vous êtes tellement paranoïaques, c’est incroyable!

– Alors pourquoi as-tu transporté ces boîtes à une heure où tout le monde dormait si vous n’aviez rien à cacher?

– Tout le monde ne dormait pas, tu étais bien réveillé, non?

– Bellatryx m’a dit que tu étais avec Hermès au café quand il est allé te chercher. C’était ça ton rendez-vous chez le médecin?

– Oui. D’ailleurs, je suis tombée enceinte pour pouvoir rencontrer Hermès en dehors de la communauté. C’est très commode, tu trouves ça, toi aussi?

Voyant qu’il n’aurait pas le dernier mot, Sirius lança avec dépit :

– Dis-le-moi quand tu auras besoin d’aide la prochaine fois, on ne sait jamais.

Adhara haussa les épaules. Elle n’aurait pas d’autres boîtes à transporter avant longtemps de toute façon.

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Chapitre XIV

Les élus

Elle était si discrète, Deneb, que ses proches avaient tendance à oublier qu’elle jouissait d’une renommée considérable dans les milieux universitaires. Depuis toujours, elle circulait avec aisance dans le dédale des légendes et la complexe généalogie des héros. Sa réputation s’était faite tardivement, à force de publications singulières qui avaient fini par attirer l’attention des spécialistes avant de susciter leur respect et leur admiration, pour ne rien dire de leur envie... Mais ce n’était pas ce qui allait changer la modestie de cette petite souris. Elle se sentait à l’abri sur la montagne où elle passait la majeure partie de son temps.

Altaïr, lui, n’oubliait pas. Il avait décidé de tirer parti de ce riche capital de reconnaissance. Au cours des deux dernières années, il avait beaucoup réfléchi à ce qu’il voulait pour la communauté et, tout compte fait, l’enfermement ne faisait pas partie des options retenues. Il n’avait pas mis la main sur une petite fortune pour l’enterrer dans le jardin des Mythes. Il fallait que cette fortune serve. Si tout se passait comme il le souhaitait, que la communauté devenait le pôle d’influence dont il rêvait, le fameux portail de fer forgé, qui avait l’air démesuré aujourd’hui, ne serait pas un luxe pour assurer la paix des lieux plus tard. Les puissants et les riches n’agissent pas différemment pour préserver leur intimité.

Son désir d’exercer un pouvoir plus étendu, rendu possible avec l’argent de l’héritage, s’était précisé au contact des étudiants les plus brillants et n’avait cessé de grandir au fil des mois. En observant Pictor, jeune stratège désinvolte, il discernait l’homme politique qu’il pourrait devenir, lui dont l’aisance et le charme étaient déjà supérieurs à la plupart des politiciens connus. Octans, avec son intelligence des chiffres, avait ce qu’il fallait pour atteindre la stature d’un grand financier, la rigueur, le cran, et surtout l’imagination. Quant à celui qu’il considérait déjà comme son dauphin, ce n’était peut-être pas le plus brillant ni le plus habile des trois, mais le plus ouvert et le plus souple. Il excellerait dans les milieux artistiques. Marc-Aurèle, le grand ami de Bellatryx, celui qu’Adhara appelait l’enfant des mers de la tranquillité, avait un don pour apprécier toutes les formes de la beauté.

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Pour que ces étudiants puissent faire rayonner la communauté, pour qu’ils deviennent les hommes les plus influents de leur génération dans leur sphère d’activité, qu’ils soient des modèles pour ceux qui viendraient après eux, il fallait qu’ils soient financièrement soutenus, mais il fallait aussi qu’ils soient introduits dans le cénacle des intellectuels par quelqu’un de respecté. C’est là qu’Altaïr avait pensé à Deneb.

Il ne lui avait évidemment pas fait part de ses grandioses projets. Il lui avait simplement demandé son aide pour introduire ses trois meilleurs étudiants auprès des bonnes personnes et Deneb avait accepté avec enthousiasme. Ces jeunes ne pourraient pas passer leur vie sur la montagne, il fallait qu’on leur ouvre des portes et pourquoi pas elle, si ça pouvait les aider. Elle s’était donc donné beaucoup de mal pour faire la promotion des garçons. De retour dans la communauté, après six semaines passées à établir des contacts, elle avait pu annoncer à Altaïr qu’elle avait obtenu trois stages prestigieux pour ses protégés. Il était temps qu’il les rencontre.

***

Sirius s’était réjoui, mais pas autant qu’Altaïr s’y attendait. Quelque chose devait le préoccuper. Et le connaissant, Altaïr savait qu’il n’y aurait rien à en tirer tant que le chat ne serait pas sorti du sac. Il se résigna donc à jeter un peu d’ombre sur sa propre joie, le temps de savoir ce qui tracassait Sirius :

– Bon. Qu’est-ce qu’il y a?

– C’est Adhara.

– Oui, je m’y attendais. Ce mariage n’était pas une bonne idée, mais tu as tellement insisté...

– Ça n’a rien à voir avec mon mariage, tu te trompes complètement. Mais ça concerne bien Adhara.

– Qu’est-ce que c’est, alors?

– Même si elle prétend que c’est le frère de Rigel qui voulait récupérer ses affaires, je n’en crois pas un mot. Pourquoi aurait-il demandé à Hermès qui n’habite plus ici depuis deux ans? Elle ne tient

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pas la route, son histoire.

– Oublie ça, il ne peut rien sortir d’inquiétant des affaires de Rigel. D’après Maïte, il n’y avait aucun document compromettant dans son pavillon. Que des notes de recherche, des livres, des idées de vieux philosophes.

– Je ne me fie pas tellement à Maïte pour décider de ce qui peut ou non nous causer des ennuis. Mais j’admets que pour l’instant, on ne peut rien faire. Pour en revenir aux stages des garçons, comment penses-tu que Bellatryx va réagir? Tu choisis son meilleur ami pour un stage prestigieux et lui reste derrière. Il pourrait le prendre plutôt mal, tu y as pensé?

– Ne me sous-estime pas, Sirius! Bellatryx a cinq ans de moins que Marc-Aurèle, ce n’est donc pas si injuste qu’il patiente un peu. Et je compenserai en lui accordant certains privilèges pour qu’il n’ait pas l’impression d’y perdre au change.

Sirius soupira :

– Ça pourrait encourager son penchant à la paresse.

– Je ne suis pas inquiet. Il est intelligent, mais il est encore jeune. Il faut juste qu’il trouve comment canaliser ses énergies. Fie-toi sur moi, je vais y voir.

– Qui rencontres-tu en premier?

– Marc-Aurèle. Dès que tu le trouves, tu me l’envoies. Je suis prêt à lui parler.

Sirius hocha la tête en signe d’acquiescement et sortit. Il n’y avait pas de zone d’ombre entre eux. Ils se comprenaient sans que ça prenne midi à quatorze heures. Dix minutes plus tard, Marc-Aurèle frappait à la porte du pavillon.

– Vous vouliez me voir?

– Oui, entre et assieds-toi. J’ai quelque chose à te proposer.

Altaïr choisissait bien ses termes. Il se sentait en contrôle, heureux, légèrement excité. L’important était de ne pas avoir l’air de tenir les

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rênes, d’influencer, de décider de tout. Devant lui, Marc-Aurèle adoptait l’attitude espérée, celle du meilleur ami de son fils qui cherche à se montrer digne de la confiance du père.

– Un stage dans un musée! Je ne m’attendais pas à ça! Ça coûte cher, ce genre de choses, Altaïr. Je n’ai pas les moyens. Et si vous pensez à ma famille, il vaut mieux oublier cette idée! Mes parents travaillent fort, j’ai encore des frères et des sœurs à la maison, je ne peux pas leur demander ça.

– Tu devrais avoir davantage confiance en moi, Marc-Aurèle. Jamais je ne te demanderais de mettre ta famille dans l’embarras. La communauté tient à ce que vous ayez les meilleures chances de réussite possible et elle a les moyens de vous soutenir. Tu nous as fait confiance, nous te rendons la pareille. C’est une chance inespérée d’avoir pu trouver ce stage, je l’admets, mais tu es un étudiant brillant et les personnes auprès de qui tu vas travailler, si tu acceptes évidemment, ont de la chance elles aussi. Vous êtes trois à qui nous pouvons proposer des stages en septembre, toi, Octans et Pictor, mais tout le monde aura son tour. Je veux faire de la communauté un lieu de formation pour les meilleurs éléments de la société, un lieu pour venir vous ressourcer, échanger et réfléchir.

À mesure qu’il parlait, Altaïr sentait qu’il gagnait du terrain dans l’esprit de Marc-Aurèle. Ses arguments portaient. Il voyait le visage du jeune homme s’animer. Quand il vit que Marc-Aurèle commençait à donner des signes de fatigue, il n’insista pas, se contentant de lui demander :

– Je souhaite que tu n’en parles pas aux autres avant d’avoir pris ta décision. Je peux compter sur toi?

Marc-Aurèle se leva, encore sous le coup de l’émotion.

***

Octans regardait Australe d’un air embêté. Il s’attendait à une déclaration de la part de la jeune fille et il n’était pas certain qu’il en avait envie. Il n’avait que dix-neuf ans et à peu près pas d’expérience avec les filles, sinon un amour intense et non partagé à treize ans dont il était sorti plutôt écorché vif. Son côté protecteur exerçait un attrait irrésistible sur Australe. Mais elle avait eu beau pratiquer ses aveux

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devant le miroir jusqu’à voir le diable, devant Octans, rien ne sortait. Elle retint son souffle, espérant qu’il la devine. Il soupira, soulagé qu’elle se taise. Quelques heures après ce malentendu, Altaïr le rencontrait pour lui parler du stage. Ça ne pouvait pas mieux tomber.

Dernier du trio à être reçu par Altaïr, Pictor devait en principe être le plus facile à convaincre. Le stage qu’Altaïr avait à lui offrir auprès des instances politiques du parti dont le jeune homme chantait les mérites depuis son arrivée dans la communauté ne pouvait pas être mieux choisi. C’est du moins le calcul qu’Altaïr avait fait. Erreur! Ce fut l’inverse qui se produisit. Altaïr dut travailler fort pour décider Pictor à descendre des hauteurs où il s’était fait un nid douillet en exerçant son charme sans trop d’effort.

Altaïr lui demandait de faire ses preuves dans un milieu qu’il ne connaissait pas, mais surtout où personne ne le connaissait, lui. L’idée l’effrayait. Pendant les quinze premières minutes de l’entretien, Altaïr crut qu’il s’était trompé et avait mal jugé sa nature. Puis, un imperceptible retournement s’opéra. Flatté de la confiance qu’Altaïr lui témoignait, le jeune homme commença à l’éprouver à son tour. L’argument selon lequel ils auraient tous à quitter le mont Unda dans les prochaines années pour y revenir plus tard en hommes libres et influents, le fait qu’il ait été choisi à l’égal de Marc-Aurèle et d’Octans, et enfin, l’assurance que la communauté resterait un havre et un lieu d’échanges, finirent de le rallier au projet.

Le dernier test serait de voir s’il saurait tenir sa langue. Altaïr pariait que oui. Il le remercia de l’avoir écouté en lui recommandant, comme il l’avait fait pour Marc-Aurèle et Octans, de ne rien dire aux autres jusqu’à ce que sa décision soit prise.

***

Marc-Aurèle jeta un regard incertain à Octans. La consigne de silence s’étendait-elle à eux trois? En tout cas, Pictor estimait que non puisqu’il était venu les trouver pour discuter le coup avec eux.

– Ce n’est pas n’importe quelle décision, les gars! C’est de notre vie qu’il s’agit! On ne peut pas accepter sur un coup de tête sans en avoir un peu discuté entre nous. Toi, Marc-Aurèle, où est-ce que tu dois aller?

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– D’abord au Musée du Québec. Si mon directeur de stage est satisfait, je pourrais ensuite faire une tournée des grands musées qui sont réputés pour leur collection d’art religieux.

– Où ça?

– Dans les grandes villes d’Europe, je crois.

– Impressionnant!

– Le volet international reste à ficeler. Il paraît que ça dépendra d’un programme de subvention fédéral qui est en cours d’élaboration.

– J’en apprendrai peut-être plus durant mon propre stage à Ottawa...

– Auprès des mandarins du pouvoir? Donc, tu acceptes?

– Je crois bien que oui.

Puis se tournant vers Octans :

– Toi, qu’est-ce qu’Altaïr t’a proposé?

– Un stage d’apprentissage de l’anglais.

– Ah!

Ça lui paraissait tellement insignifiant comparé à ce que Marc-Aurèle et lui s’étaient fait proposer qu’il demanda, de la commisération dans la voix :

– Ça te tente?

– Pourquoi pas?

Pictor avait des croûtes à manger s’il voulait devenir le fin politique qu’il croyait déjà être. En tout cas, Octans ne voyait aucune raison de lui en dire plus. Il ferma les yeux et se vit entrer sur le campus d’Oxford une fois son immersion anglaise terminée. Même dans ses rêves les plus fous, il n’avait jamais imaginé une chance pareille.

***

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En parlant avec Marc-Aurèle, Altaïr désirait apprendre deux choses : d’une part, si l’idée de se retrouver à l’extérieur de la communauté intéressait le jeune homme, ce qui était apparemment le cas, d’autre part, si la perspective que ce stage porte sur les arts religieux lui plaisait. Cela semblait aussi être le cas.

Altaïr s’assit devant la table aux ardoises « qui valaient de l’or » et caressa les visages sculptés du plat de la main. Marc-Aurèle apprendrait en temps utile qu’il y avait une raison pour qu’Altaïr l’oriente vers des études en arts religieux.

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Chapitre XV

Le grain des choses

Capella reposa la loupe sur la table. Encore rien, et ce n’était pas faute d’avoir fouillé et de s’être ennuyée ferme à lire tous les écrits, dont une bonne partie, inutile, de ce pauvre Rigel qui notait tout dans les moindres détails. Elle se pencha pour ouvrir la dernière boîte avec un sentiment de frustration mêlé d’un peu d’espoir. Dans la vie, c’était parfois quand on s’y attendait le moins que les choses prenaient tournure. Alors, pourquoi pas maintenant?

Dès qu’elle l’eut ouverte, elle ressentit de la déception. Il n’y avait pas de papiers à l’intérieur, que des objets qui venaient de sa chambre : des serviettes râpées, un cadran à cinq sous, un miroir piqué, une brosse d’étain qui avait connu des jours meilleurs. Rigel ne dépensait pas un sou pour les accessoires de la vie courante et ce que ce triste étalage de vieux objets lui apprenait, c’était que le philosophe était frugal à la limite de la pingrerie.

En passant les caisses de documents au peigne fin, Capella avait noté que Rigel ménageait aussi le papier, qu’il remplissait toujours le recto et le verso des feuilles et ne classait ses carnets de notes qu’une fois l’espace entièrement couvert. Elle arrivait au fond de la boîte: ne restaient que quelques taies d’oreiller élimées et un calendrier à moitié utilisé. Elle le sortit de la boîte pour le regarder de plus près. Comme il fallait s’y attendre, ce n’était pas un de ces beaux calendriers thématiques aux photos primées, mais une gracieuseté de la station-service Chouinard, avec des photos d’orignaux, de truites mouchetées et de petits pêcheurs en salopettes et chapeau de paille. En tournant les pages, Capella remarqua que de nombreuses notes figuraient au verso des dates de chaque mois qui avait précédé sa mort. Elle s’empara de la loupe, le cœur battant. Et si Rigel avait livré une inquiétude, un indice qui les mettraient enfin sur une piste?

Le philosophe inscrivait ce qu’il devait acheter dans le courant du mois, ses rendez-vous chez le dentiste et ce que ça lui avait coûté. Le numéro de téléphone des collègues qu’il appelait quand il descendait au village était inscrit à côté du nombre de minutes qu’il leur avait parlé.

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La date de ses dépôts et de ses retraits, avec le détail des sommes, figurait aussi au dos des pages du calendrier.

Et là, contre tout espoir, Capella fit une découverte. Trois jours avant sa mort, Rigel était descendu au village et avait téléphoné à un collègue dont le nom était inscrit à côté des minutes qu’avait duré la conversation : 50.

C’était complètement inhabituel. Sous cette ligne, une autre indiquant un retrait substantiel. Capella parcourut fiévreusement les autres indications : derrière la date du jour où il devait se présenter devant la classe d’Adhara, il avait écrit « annuler ». Dessous apparaissaient des chiffres: 5-45, 9-20, 52-38.

Capella entendit la porte ouvrir.

– Hermès? C’est vous?

– Non, c’est moi, Shaula. Vous ne devinerez jamais... Je tiens enfin une bonne nouvelle! Vous en faites une tête! Vous êtes sûre que ça va ?

– Oui, très bien. C’est quoi cette bonne nouvelle?

– Comme je n’habite plus là-bas avec elle, mais que je suis toujours propriétaire, la communauté doit obtenir mon autorisation pour faire ériger des installations permanentes sur le terrain. Je vais envoyer une mise en demeure afin de faire enlever le portail dans les dix jours. Si la communauté refuse, j’entreprendrai des poursuites. Je pourrais également émettre un avis d’expulsion, mais j’espère qu’Altaïr va entendre raison avant qu’on en arrive là.

– Vous avez peur de la réaction des enfants...

Shaula se rembrunit :

– Bellatryx est déjà très monté contre moi. Seuls le temps... et les événements vont peut-être finir par me le ramener. Cette mise en demeure ne changera probablement rien pour lui. L’expulsion, par contre... oui, ça pourrait l’éloigner définitivement de moi et ça, je ne voudrais pas que ça arrive pour tout l’or du monde.

– Et pour Adhara?

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– Hermès est revenu du mont Unda avec un message d’Adhara. Elle ne l’a pas dit ouvertement, mais elle s’est organisée pour que je comprenne qu’elle est... qu’elle va... qu’elle attend... un bébé!

– Adhara est enceinte!?

– Oui. Le fait qu’elle ait ressenti le besoin de me le dire est déjà un grand pas de franchi. Le démantèlement du portail va la soulager, j’en suis certaine. Elle était contre cette idée dès le départ. Mais pour elle aussi un avis d’expulsion serait inacceptable. Il va falloir que j’agisse avec beaucoup de discernement.

– Ne vous en faites pas, Shaula, ayez confiance.

– Et vous, ça va? Du nouveau?

***

– Ça y est, je pense que j’ai trouvé!

Sur la table devant Shaula se trouvait le calendrier de Rigel.

– Si on part du principe qu’il a appelé un collègue pour lui faire part de ses soupçons – la durée de l’appel tendrait à nous donner raison là-dessus –, le fait qu’il ait retiré une bonne somme d’argent et qu’il ait décidé d’annuler sa rencontre dans la classe d’Adhara laisse supposer qu’il se préparait à partir. Et comment est-ce qu’on part du mont Unda quand on ne jouit pas du privilège de la jeep? En autobus! Je le sais, j’ai justement pris l’autobus à... 5-45 quand je suis partie pour l’Italie; je suis arrivée à la gare centrale à 9-20. Devinez combien ça m’a coûté?

– 52-38! s’exclama Louise.

– Précisément! Qui veut appeler le collègue de Rigel? Vous, Hermès?

– Oui, je m’en charge. Je le connais d’ailleurs. Rigel me l’avait présenté l’année où il s’était blessé pendant un colloque. Je vais essayer de passer le voir demain.

– Parfait. Moi, je m’occupe de la mise en demeure. Altaïr veut qu’on se parle par avocats interposés, je vais lui montrer que j’ai compris le message.

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L’inspecteur se tourna vers Louise :

– J’ai l’intention de me rendre dans Charlevoix demain, ça vous dirait de m’accompagner?

– D’accord, on cherche quelque chose en particulier?

– J’espère trouver de nouveaux indices en examinant les transactions que Rigel a faites dans les mois qui ont précédé sa mort. Je veux aussi vérifier s’il avait un coffret à la caisse et qui est venu fermer son compte.

Capella, encore sur son nuage, demanda comme s’il s’agissait du réveillon :

– Je vous attends tous pour souper?

– Excellente idée. S’il y a un empêchement, on vous appelle, acquiesça Louise.

***

– Claude Lessard?

– Oui. Et vous êtes Hermès de Véies. Content de vous voir.

Le bureau de Claude Lessard, petit et encombré, était situé tout en haut de la tour des arts sur le campus. Un vrai nid de cigogne.

– Jamais je ne me serais douté! Je ne savais pas que Rigel était mort. C’est terrible!

– Les journaux ont parlé de l’affaire parce qu’il y a eu deux autopsies, ce qui est très inhabituel, mais ça n’a pas fait les manchettes.

– Je n’ai rien lu là-dessus. Il faut dire que je m’absente souvent pour donner des conférences. La moitié du temps, je ne suis pas au Québec.

– Je comprends. Je suis là parce que j’ai appris que vous aviez eu une conversation téléphonique avec lui quelques jours avant sa mort. Vous en souvenez-vous?

– Oui. Si j’avais su!

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Hermès porta la main à la poche de sa veste pour prendre sa pipe. Il n’envisageait pas de fumer dans un si petit espace, mais ce geste le calmait. L’homme enchaîna :

– C’était très inhabituel qu’il m’appelle sans que ce soit pour une raison professionnelle. Il m’a dit qu’il voulait quitter Charlevoix, qu’il n’aimait pas l’atmosphère de la communauté et qu’il songeait à revenir s’installer à Québec. Il voulait savoir si je pouvais l’héberger quelque temps. Comme je vous l’ai dit, nous n’étions pas vraiment proches et il ne m’a pas fait de confidences précises.

– Mais vous avez quand même parlé longtemps. Il y avait la note 50 M à côté de votre numéro de téléphone et comme il avait coutume de noter la durée de ses appels, j’ai pensé que...

– ... Non, non. On a parlé une dizaine de minutes tout au plus. Ce 50 M, c’est probablement mon numéro de porte. J’habite au Mérici et comme je partais pour la Belgique le lendemain, je lui ai offert de s’installer chez moi pendant qu’il se chercherait un appartement. Il a accepté, on a convenu que j’avertirais le gardien de l’immeuble pour qu’il lui remette les clés.

– Quand vous êtes revenu, vous n’avez pas été surpris qu’il ne soit jamais allé à votre appartement?

– Non, honnêtement, je n’y ai plus pensé. J’aurais bien dû!

***

La caisse populaire du village était si petite qu’on aurait dit une maison de poupée. Deux employées y travaillaient pour rendre les services essentiels à la population. Les dépôts pouvaient se faire là, mais pas les plus sérieuses questions de prêts qui relevaient, elles, de Baie-Saint-Paul. Deux femmes de la place, une d’âge mûr, l’autre dans la vingtaine, assuraient la permanence. Voyant qu’il s’agissait d’un enquêteur, la plus jeune laissa l’aînée répondre.

– Qu’est-ce que je peux faire pour vous, inspecteur?

– Peut-on aller dans votre bureau?

La femme désigna un pupitre au fond de la seule pièce que

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comportait la petite caisse populaire.

– Je vous en prie...

Madeleine Lebouthillier, c’était le nom qui figurait sur le chevalet de plastique placé au coin du bureau, ouvrit ses livres sans méfiance. Elle était au courant de la mort du professeur Rigel – tout le monde avait suivi cette triste histoire au village – et tenait à collaborer le mieux possible avec les autorités. Même si, avait-elle dit en pinçant la bouche, ça faisait quand même plus d’un an que ce pauvre professeur était disparu!

La somme qu’avait sortie Rigel avant sa mort était comparable aux montants qu’il retirait quand il devait se rendre dans un congrès à Québec ou à Montréal. Le solde de son compte à la fermeture n’était pas énorme, quelques centaines de dollars. Il avait aussi quelques milliers de dollars d’épargne stable.

– Qui a été mandaté pour régler ses affaires?

Madame Lebouthillier regarda l’inspecteur, un début de rougeur au front.

– Qu’est-ce que vous voulez dire?

– Qui avait l’autorisation légale de régler les affaires du défunt?

La femme répondit sèchement :

– Monsieur Kontarsky a toujours réglé les affaires de la communauté. C’est lui qui est venu fermer le compte du professeur. Il y a un problème?

– Avait-il une autorisation?

– Je vous répète que c’est toujours avec lui que nous faisons affaire.

L’enquêteur n’insista pas, il avait sa réponse. Les choses s’étaient faites de façon informelle, sans autorisation légale.

– Le professeur Rigel avait-il un coffret?

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– Oh non! Il avait juste son compte et des obligations. Un seul membre de la communauté avait un coffret ici et quand il est mort, personne d’autre n’en a eu.

– Est-ce Carl Kontarsky qui a vidé le coffret?

– C’est ça oui. Et qui a fermé le compte.

– Laissez-moi deviner... C’était le compte de Jean-Pierre L’Heureux? Le philosophe décédé il y a deux ans?

– Oui.

– Et dans ce cas, vous rappelez-vous si monsieur Kontarsky avait une procuration?

– Oui.

– Il en avait une?

– Non! Je veux dire, oui, je m’en souviens, et, non, il n’en avait pas.

– Une dernière chose, pouvez-vous me donner la date à laquelle monsieur Kontarsky est venu vider et fermer le coffret et s’il y avait eu accès avant cette date?

Madeleine Lebouthillier hocha la tête, soucieuse. Ça n’allait pas s’arrêter là cette histoire. Elle aurait dû se montrer plus circonspecte aussi quand monsieur Kontarsky était venu. Mais enfin, c’était un petit village ici, tout le monde se faisait confiance. Où est-ce qu’on s’en irait s’il fallait commencer à se méfier de tout un chacun?

***

L’enquêteur gardait les yeux sur la route. Il conduisait vite tout en surveillant d’éventuels patrouilleurs; ce n’était pas le moment de se faire arrêter pour excès de vitesse.

– Avec ça, mon patron n’aura pas le choix de remettre l’enquête en priorité!

– Je n’en reviens pas! Altaïr a eu accès au coffret de sûreté

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d’Aldébaran le lendemain de sa mort sans que personne lui demande de justification! Mais c’est là qu’était le testament, bien sûr!

– Il n’a même pas eu la décence d’attendre trois jours!

Louise lui demanda, intriguée :

– Pourquoi trois jours?

– C’est le temps légal pour une résurrection, non?

Décidément, cet enquêteur n’était pas comme tout le monde!

– Qu’est-ce qu’on fait maintenant?

– Je veux interroger Kontarsky. Et présenter une requête en exhumation du corps de Jean-Pierre L’Heureux.

***

Bartolomeo avait la main longue et un grand pouvoir de persuasion, mais quand il s’avouait vaincu, c’était parce qu’il n’y avait plus grand-chose à faire. À l’époque où Aldébaran avait rédigé son testament, il avait eu recours aux services du notaire de son père, maître Stéphane Groleau. Pietro avait retrouvé l’ancien associé du notaire, Pascal Lehoux, qui lui avait confirmé ce fait.

– Pourquoi est-ce que Pietro n’a pas parlé au notaire Groleau lui-même?

– Parce qu’il est mort.

– L’étude doit quand même avoir conservé une copie du testament?

– Non!

– Es-tu certain de ça, mio zio?

– C’est ce qu’on appelle un malheureux concours de circonstances, piccola. Le notaire Groleau décédé, l’étude a été avalée par un bureau plus important qui a rapatrié les dossiers des clients dans ses propres chambres fortes. Certains dossiers ont été perdus dans l’opération de transfert, dont le testament qui nous intéresse. En soi, ce

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n’était pas si grave puisque Jean-Pierre L’Heureux détenait l’original.

– Jusqu’à ce qu’il meure et qu’Altaïr mette la main dessus.

– Selon moi, il a dû le détruire après l’avoir reproduit en y apportant les modifications souhaitées.

– Aussi bien oublier cette piste.

– À moins d’un miracle, piccola, à moins d’un miracle!

Et justement, l’enquêteur s’amenait avec le miracle en question. À sept heures, ils étaient de retour chez Capella, pour partager le repas et les nouvelles de la journée.

– Je n’en reviens pas! Le jour où je découvre qu’il n’y a plus de trace du testament, voilà que vous apprenez qu’Altaïr a ouvert le coffret de sécurité d’Aldébaran sans procuration. Pour moi, Aldébaran est sorti des limbes pour nous donner un coup de pouce, ça ne se peut pas autrement!

– Et Rigel l’accompagne! compléta l’enquêteur. Ce que vous avez appris de la bouche de Lessard apporte de l’eau à notre moulin, Hermès.

Puis, se tournant vers Shaula, il demanda :

– Avez-vous pu envoyer la mise en demeure aujourd’hui?

– C’est fait!

– Comment croyez-vous que votre ex va réagir?

– Il va se mettre en colère. Ça, c’est certain. Ensuite, si je le connais aussi bien que je le pense, il va se croire au-dessus des lois et il ne répondra pas, auquel cas je vais rapidement entamer des poursuites en espérant obtenir gain de cause.

Shaula ressentit un pincement au cœur. Tout ça ne la réjouissait pas, mais le vin était tiré; il n’était plus possible de faire marche arrière désormais.

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Chapitre XVI

Opus incertum

Les chapelles n’avaient pas été destinées à former une triade. Il y avait d’abord eu la chapelle du mont Noir, dont la date de construction reste inconnue et l’usage incertain. Avait-elle été bâtie à proximité d’un campement dont elle était le dernier vestige ou d’un lieu de passage – emprunté par les missionnaires et les coureurs des bois – qui s’était éteint avec leur disparition? Personne ne pouvait le dire. La chapelle du mont Unda, dont l’architecture était fortement inspirée de celle du mont Noir, on le savait maintenant, était une chapelle votive. Quant à notre propre chapelle, qui n’était pas assez grande pour avoir jamais servi à l’office du dimanche, on attendait du docteur qu’il nous livre enfin ses secrets.

– Elle est belle, n’est-ce pas?

Marcelle marchait sur ses talons comme si elle avait peur qu’il s’évapore. Elle acquiesça et en profita pour aller à la pêche aux informations :

– Oui, très belle! Vous rappelez-vous en quelle année elle a été construite ?

Augustin se retourna, faisant mine d’être excédé :

– Je ne suis pas sénile, jeune fille! Bien sûr que je m’en souviens! Et cessez de marcher dans mon ombre, vous allez la froisser!

Mais de réponse, nenni. Il entra dans l’enceinte de la chapelle, seul. Après ce qu’il venait de dire, personne n’avait osé le suivre. Il y est resté une quinzaine de minutes, en est ressorti pour s’asseoir sous un arbre et a dit avec une sorte de ravissement :

– Elle n’a pas changé. Elle est comme dans mon souvenir.

Puis, se tournant vers Marcelle :

– Elle a été construite pendant l’été mile neuf cent quarante-neuf.

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– Pourquoi cet été-là?

– Isidore s’ennuyait un peu, je crois. Tout allait bien avec les jeunes, il n’avait plus grand-chose à faire. Des confrères sont venus passer quelques jours avec lui, il leur a parlé des chapelles, des deux miracles et, un soir, l’un d’eux a mentionné que c’était quand même dommage qu’il n’y en ait pas une près du camp. Qu’à cela ne tienne, le vin aidant, ils ont pensé que ce serait une bonne idée de réparer cet oubli.

– Je n’aurais pas cru Isidore porté à l’ivresse, murmura Alice. Augustin avait entendu. Il répliqua amusé :

– Et tu aurais eu raison. Il n’aimait pas boire, mais il ne privait pas les autres des plaisirs qui le laissaient indifférent. Il servait toujours du bon vin, loyal et capiteux, jamais de vin à faire danser les chèvres.

– Justement, docteur Chapdelaine, pour en revenir à nos moutons, on a trouvé un abrégé d’architecture religieuse et des croquis dans la bibliothèque, glissa Marie-Josée.

– Oui, ils y ont passé beaucoup de temps, ç’a été la grande affaire de l’été.

– Avaient-ils une idée de ce à quoi elle allait servir?

Le docteur Chapdelaine regarda Georges comme s’il avait à faire à un pauvre demeuré.

– Une chapelle de cette taille est rarement construite pour « servir » à quelque chose! Pourquoi aurait-elle besoin de servir? C’est un hommage, une action de grâces. Au départ d’ailleurs, sa construction était aussi improvisée qu’un projet de vacances.

Jacques releva la chose avec intérêt :

– Au départ? Ça n’en est pas resté là?

– Non. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais en général, les choses restent rarement dans l’état dans lequel elles ont été créées. Simplement belles. Elles ont tendance à se compliquer.

– Qu’est-ce qui s’est passé?

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– Tout d’abord, rien. La chapelle a été construite sans incident, les frères l’ont bénie et sont repartis vaquer à leurs occupations. À un petit détail près.

– Lequel?

– Un troisième miracle!

– Ce n’est pas ce que j’appellerais un détail, nota Richard.

– Un des frères a été pris de fortes fièvres pendant les travaux. Malgré mes soins, on n’en venait pas à bout. Ce n’est que lorsque Isidore s’en est mêlé que la fièvre s’est mystérieusement retirée. Parole de médecin, il était moins une. Cela faisait trois miracles, un par chapelle. L’été suivant la construction, le même groupe de frères dominicains est revenu en vacances au camp. Et c’est alors que ça s’est passé.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? interrogea Marcelle qui dansait sur des charbons ardents.

– La création du fameux mouvement religieux qui vous intrigue tant. J’étais là quand il en a été question la première fois.

Alice regardait son frère, éberluée. Jamais elle ne s’était doutée de quelque chose. C’était incroyable et en même temps, conforme à ce qu’elle connaissait du tempérament d’Isidore. Augustin plissa les yeux, comme s’il pouvait ainsi voir plus loin dans le passé :

– Isidore était prieur à l’époque, mais ça ne l’avait pas empêché de se faire vertement tancer par le supérieur de l’ordre pour avoir encore fait un miracle. Ce dernier l’avait menacé d’ordonner la fermeture définitive du camp si jamais il entendait parler une seule autre fois d’une de ces guérisons farfelues.

– Quelqu’un avait parlé? s’étonna Ignis, qui mettait la loyauté au-dessus de tout.

– Un des frères a sans doute raconté ce qui s’était passé sans penser à mal. Ça s’est rendu aux oreilles du supérieur de l’ordre qui a brandi la menace de fermeture, croyant calmer le jeu. Mais c’est l’effet inverse qui s’est produit. Les frères qui étaient venus au camp ont tous

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été scandalisés. Ils sont revenus l’été suivant et ils ont spontanément prêté allégeance à Isidore. Ils tenaient à ce qu’un don de cette importance serve au lieu d’être gardé sous le boisseau.

– Un serment d’allégeance? Ce n’était pas un peu... exagéré, avança Louise.

– Voyez ça comme vous voulez, mais à partir de ce moment-là, les frères ont tout fait pour qu’il puisse faire des guérisons sans être inquiété par les autorités. Isidore ne faisait aucun mal avec ses dons, bien au contraire. Il ne cherchait pas à en tirer gloire, il n’en parlait même pas.

– Si c’était si secondaire dans sa vie, pourquoi fonder un groupe religieux?

– Ce sont les frères qui lui ont demandé de ne pas arrêter les guérisons. Qu’auriez-vous fait à sa place? Il faut comprendre qu’il avait d’abord obéi pendant des années. Il avait cessé de se servir de ses dons pour travailler en s’en tenant aux règles de l’ordre. Mais la vie lui a remis ses pouvoirs sous le nez, ça voulait forcément dire quelque chose.

– Donc, il n’est pas l’instigateur du groupe religieux?

– Non. Ce sont d’autres dominicains qui sont à l’origine du mouvement. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’Isidore n’a pas refusé.

– En tout cas, le groupe semblait bien structuré, fit remarquer Marcelle. La phrase de saint Augustin qui servait de devise, les injonctions latines sur les dalles, la salle secrète sous la chapelle du mont Noir, les ardoises de la Légende dorée. Tout ça n’était pas de lui, alors?

– Bien sûr, peu à peu, il s’est engagé, ça allait de soi...

– Est-ce que c’est lui qui a eu l’idée de la rose? demanda Cécil.

– La rose? Quelle rose?

– Celle qui orne la voûte du transept. J’ai l’impression qu’elle ne figurait pas dans les plans initiaux.

– Ah! Cette rose-là, murmura le docteur en se souvenant. Elle est

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postérieure à la construction. Comment l’avez-vous deviné?

– Peut-être parce qu’elle est d’une nuance légèrement différente.

– Vous savez sans doute qu’on prête à la rose le pouvoir de protéger ce qui doit être gardé secret? Quand le mouvement religieux a pris forme, un an après la construction de la chapelle, le silence de chacun était indispensable à sa survie. D’où cette rose.

Voilà! Nous y étions enfin. Un silence comme dans une cathédrale descendit sur nous et le docteur poursuivit :

– Il y a un ordre logique dans les inscriptions des dalles des chapelles. Pour le frère Isidore qui les a fait inscrire, le monde spirituel se manifestait d’abord par un grand sentiment de joie. Isidore m’a souvent parlé du bonheur de guérir. Je me demande maintenant si son amitié pour moi ne venait pas un peu du fait que j’étais médecin. Mais qu’importe maintenant! En tout cas, ce n’est pas un hasard si le verbe canere orne la chapelle la plus ancienne. Au commencement était la joie. Canere est l’ancêtre de cantare qui signifie célébrer par des chants. La seconde chapelle, celle du mont Unda, rappelle que pour nourrir la joie, il faut travailler aux œuvres de Dieu, comme l’a fait Isidore quand il a sauvé le jeune garçon de la noyade.

– Vous en êtes sûr? demanda Luc. Parce qu’autrefois trabiculare voulait dire la souffrance, pas la joie.

– Ce sont les anciens qui avaient raison d’ailleurs, le travail, ce n’est pas normal, c’est de la torture, s’exclama Juliette.

– Je peux vous assurer que le trabiculare de la chapelle du mont Unda ne fait nullement référence à la torture; c’est un acte de joie. Pour Isidore, faire des miracles, c’était la joie d’accomplir la tâche que Dieu lui avait confiée.

– Et notre mot à nous? demanda Samuel.

– Le vigilare de la chapelle du château?

– Oui.

– Il rappelle l’importance de rester éveillé, de ne pas nous laisser hypnotiser par des leurres.

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***

Le vent avait tourné. La veille, on parlait de partir camper sur le mont Noir. Les chercheurs allaient y faire des recherches, nous allions les aider en montant la garde, une précaution devenue indispensable depuis les menaces proférées par Altaïr. Le docteur Chapdelaine et Alice s’étaient facilement laissé convaincre de venir avec nous, l’argument de la jaquette et du pyjama peut-être... Mais au petit matin, il a fallu changer nos plans.

Tout avait commencé vers minuit, quand Simon s’était réveillé en gémissant, le front couvert de sueur. Samuel, qui dormait dans le lit voisin, s’était levé, était allé lui chercher une débarbouillette d’eau froide, avait attendu qu’il se rendorme et s’était recouché. Une heure plus tard, Pio, pâle comme un cierge pascal, s’était glissé dans le lit d’Ignis, posant ses petits pieds glacés contre les jambes de son grand frère pour tenter de les réchauffer. Il se plaignit d’avoir mal au ventre et, avant qu’Ignis ait le temps de réagir, il avait vomi dans le lit. Du côté des filles, Charlotte fut la première victime des nausées qui se propageaient comme une traînée de poudre. Au matin, c’était la pagaille dans les dortoirs. Richard ne payait pas de mine non plus et on allait s’apercevoir bientôt que trois des cinq chercheurs étaient sur le dos.

Tout en trimballant une chaudière d’un bout à l’autre de la pièce pour limiter les dégâts matériels, je réfléchissais à la possibilité que cette épidémie ait été provoquée par un acte malveillant. Je m’imaginais Bellatryx, épiant nos faits et gestes, prêt à empoisonner notre nourriture pour nous empêcher d’aller sur le mont Noir ou pour retarder notre départ, le temps de s’y rendre avec ses tireurs. Après tout, les gens de sa communauté ne manquaient pas d’expérience pour empoisonner le monde!

Je n’avais pas renoncé volontairement à l’aimer, il m’y avait contrainte. Je n’avais plus de peine quand je pensais à lui et, avec le temps, il m’arrivait même d’oublier qu’il existait, mais je ne l’avais pas définitivement chassé de mon esprit, la preuve étant que c’était à lui que je pensais en premier quand il arrivait quelque chose.

L’odeur du dortoir était difficile à supporter. Je m’emparai d’un tas de couvertes et de draps souillés, histoire d’aller prendre l’air, et je

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dévalai les escaliers le plus vite que je pouvais en retenant ma respiration, mon tas de linge sale dans les bras. En arrivant en bas, je vis petit Paul assis sur le sofa, Zitella, en bonne voie de devenir une chouette domestique, sur les genoux. Je lui demandai s’il se sentait bien, mais il a fait semblant de ne pas m’entendre. Alice revenait des pavillons où elle était allée aux nouvelles.

– Ah! Joal! Vous êtes sur vos deux pieds! On peut dire que c’est l’hécatombe là-bas. Cécil, Georges et Louise sont malades aussi.

– Et le docteur?

– Non, ça va. Il a dormi comme un bébé.

– Qu’est-ce qui s’est passé d’après vous? Un empoisonnement?

– Ça en a tout l’air.

– C’est épouvantable! Qui a bien pu...

– Non, non, Joal. Ne paniquez pas. Il s’agit d’un empoisonnement alimentaire, un genre d’intoxication.

– Vous en êtes sûre?

– Oui. D’ailleurs, Augustin partage mon avis.

– Ce n’est pas trop grave, alors?

– Ça l’est si quelqu’un est fragile ou déjà malade. Est-ce le cas?

– Non, je ne pense pas.

– Comment vont les petits?

Je jetai machinalement un coup d’œil à petit Paul qui se trémoussait, malheureux comme un chrétien en terre d’Islam.

– Ça ne va pas, toi? As-tu mal au cœur?

Il ne répondit pas, mais continua à s’agiter.

– Youhou, petit Paul! As-tu mal quelque part? Réponds, on ne va pas te manger!

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L’enfant éclata en sanglots. Une grosse peine de petit, avec des hoquets et des larmes. Alice le prit contre elle et je déposai mes draps par terre. Il finit par hoqueter :

– C’est de ma faute!

– Qu’est-ce qui est de ta faute?

– Ils ne vont pas mourir, hein?

– Personne ne va mourir, petit Paul. Et ce n’est la faute de personne s’ils sont malades.

– Oui. C’est de ma faute à moi!

Je m’exclamai, dans une tentative pour alléger l’atmosphère :

– Bon! bon! Comment t’as fait ton compte, graine d’assassin?

Ce n’était pas ce qu’il fallait dire. Petit Paul se remit à sangloter de plus belle.

C’est Alice qui réussit à faire sortir le chat du sac à force de patience. Deux jours plus tôt, au lieu de faire dégeler le poulet au réfrigérateur comme Pouf le lui avait demandé, il avait oublié, et pour réparer son erreur, il l’avait mis sur le comptoir. Une fois la viande dégelée, il l’avait encore oubliée et le poulet avait passé plusieurs heures dans la moiteur de la cuisine. Quand il s’en était souvenu, comme il avait peur que Pouf se mette en colère après lui, il avait mis la viande dans le frigo et n’avait rien dit. En voyant tout le monde tomber malade les uns après les autres, il s’était douté que son poulet y était pour quelque chose, sauf qu’avec le temps, l’aveu lui coûtait de plus en plus.

Alice le rassura tant bien que mal pendant que j’allais prévenir le docteur Chapdelaine de la source de contamination.

– Tu vas dire que je suis folle ou paranoïaque, mais j’ai vraiment cru que c’était un coup de Bellatryx!

Laurent, épargné comme moi par l’épidémie, était venu me donner un coup de main avec la vieille laveuse à tordeur.

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– Ça aurait pu arriver. Faut pas être trop bien dans sa tête pour tirer sur tout ce qui bouge ni pour enfermer quelqu’un dans une chapelle. On dirait que la communauté a perdu la tête et que ses membres veulent à tout prix prendre le contrôle de la forêt. Tu prévois finir le lavage dans combien de temps?

– Je dirais une heure, un peu moins si tu m’aides à étendre dehors.

– Bon, c’est OK. Ensuite, je t’emmène quelque part, j’ai quelque chose à te montrer.

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Chapitre XVII

Le paletot de sapin

La lettre recommandée est à ton nom. Je ne peux pas aller la chercher pour toi.

– Je ne t’en demande pas tant.

– Tu ne comprends pas. Si tu n’y vas pas, ils vont la retourner.

– Qu’ils la retournent! Je ne crois pas que ce qu’elle contient vaut le dérangement.

C’était sûrement des nouvelles de Shaula. Elle aurait dû communiquer avec son avocat comme il le lui avait conseillé. Mais tant pis. Si elle tenait à perdre son temps, ça la regardait.

– Les autruches aussi pensent qu’elles sont à l’abri quand elles se mettent la tête dans le sable! explosa Maïte, excédée.

Il aurait pu faire un effort pour l’amadouer, mais il n’en voyait pas l’utilité. Maïte s’imaginait à tort que leur complicité les liait comme un serment. Elle comptait là-dessus pour qu’il l’épouse, ce qui était bien le summum de la naïveté aux yeux d’Altaïr. Il n’avait pas quitté l’ombre d’une femme pour s’abriter sous celle d’une autre. Luyten créa une diversion opportune en entrant.

Le petit homme fit un bref signe de tête en direction de Maïte qui les laissa seuls et attendit qu’Altaïr lui dise ce qu’il lui voulait.

– Assieds-toi.

Luyten n’avait pas oublié qu’Altaïr le traitait le plus mal possible chaque fois qu’il en avait l’occasion. Il s’assit avec raideur.

– Détends-toi, je ne vais pas te manger!

Il se raidit un peu plus. Voyant qu’il n’y avait rien à faire, Altaïr arrêta de perdre son temps.

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– J’aimerais que tu accompagnes Marc-Aurèle pendant le stage qu’il va faire au Musée du Québec.

– Pourquoi? Marc-Aurèle est assez grand pour veiller sur lui-même.

– Ce sera plus facile pour toi de te documenter sur ces pierres si tu as tes entrées au musée.

En disant cela, il désignait la table que Luyten avait fabriquée pour lui.

– Mais avant, je te préviens, tout ce que je vais te dire doit rester strictement entre nous. Je compte sur ton absolue discrétion.

Altaïr agitait sous son nez la lettre du frère Cercatore. Luyten devint plus attentif.

***

L’activité préférée de Centauri consistait à chasser avec les garçons, mais il ne levait pas le nez sur des loisirs plus contemplatifs comme faire la sieste à la porte de Belisama quand il était de garde.

– Qu’est-ce que... quoi... qui...

Le géant ouvrit les yeux en se frottant le nez. Il regarda autour. De l’autre côté du portail se tenait le type qui était parti avec le corps de Rigel l’été précédent.

– Je m’excuse... c’était le seul moyen de vous réveiller!

L’inspecteur tenait une poignée de noisettes qu’il faisait sauter dans sa main.

– Vous voulez quoi? grogna Centauri en rogne.

– Voir monsieur Kontarsky, c’est important.

Centauri se gratta la tête, plongeant son énorme main dans la forêt de cheveux emmêlés. Il avait trouvé sa place au soleil et estimait avoir une dette de loyauté envers Altaïr. Il répondit d’un air buté :

– Vous n’êtes pas sur la liste.

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L’enquêteur essaya le sésame ouvre-toi d’usage :

– C’est une enquête de police, allez chercher Carl Kontarsky, je dois l’interroger.

– Je vous répète que vous n’êtes pas sur la liste.

– J’ai ici une ordonnance de la Cour pour l’exhumation du cadavre de Jean-Pierre L’Heureux.

– Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse?

L’enquêteur mit ses yeux dans ceux du géant. Il avait un regard opaque et troublant. Il n’y avait rien à faire, impossible de forcer la porte de Kontarsky. Il avait parié sur son pouvoir de persuasion, mais il se trouvait qu’il n’avait personne sur qui l’exercer. Il rebroussa chemin, furieux. Lui qui détestait l’escalade, la forêt, les mouches noires, qui avait peur des ours, allait devoir redescendre la montagne, rentrer bredouille au motel et revenir accompagné de ses hommes et de quelques agents.

***

Il se tenait devant la fosse, écœuré. Près de lui, Altaïr fixait le cercueil, un sourire de Joconde aux lèvres.

– Le paletot de sapin, c’est ainsi qu’on surnommait le cercueil en vieux français, le saviez-vous, inspecteur?

– Le moment est mal choisi pour faire de l’étymologie. J’attends des explications.

– C’était pour bien faire, inspecteur. Vous ne lui aviez pas dit que vous aviez un ordre d’exhumation?

– Je ne me souviens pas lui avoir confié le travail.

– Centauri a voulu vous éviter que ça cafouille comme la dernière fois.

Ce rappel d’un épisode particulièrement peu glorieux de sa carrière fit monter l’anxiété de l’enquêteur d’un cran.

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– Vous allez devoir m’accompagner à Québec pour remplir quelques papiers. On en profitera pour éclaircir certaines questions sur les affaires financières de Jean-Pierre L’Heureux.

– Vous ne vous adressez pas à la bonne personne, inspecteur. Je n’étais pas au courant des finances d’Aldébaran.

– Ce n’est pas ce qu’on m’a dit à la caisse.

Altaïr prit une position de défense :

– Je ne sais pas ce que les commères du coin vous ont raconté, mais je n’ai fait que fermer son compte.

L’enquêteur fit signe à ses hommes d’embarquer le cercueil.

– Oui. Et votre portier n’a fait que déterrer la tombe et l’ouvrir un petit peu.

– Pas du tout! Le couvercle s’est ouvert accidentellement.

Et toujours, Altaïr souriait comme un sphinx.

Il restait peu de choses du cadavre d’Aldébaran, mais ce qui en restait ne pourrait pas parler beaucoup en raison de l’exposition à l’air qu’Altaïr prétendait accidentelle, mais que l’enquêteur estimait volontaire. Les complications n’en finissaient plus.

Le premier véhicule équipé d’une remorque sur laquelle on avait déposé le cercueil démarra. L’enquêteur s’installa à bord du second véhicule, invitant Altaïr à monter avec lui.

– En général, je préfère me déplacer par mes propres moyens, inspecteur.

– On en aurait fini plus rapidement si vous m’accompagniez.

– Je ne suis pas sûr de ça, inspecteur. Puis-je voir votre mandat d’arrestation?

– Je n’ai pas de mandat. Je vous demande simplement votre collaboration pour que cette enquête finisse avant la fin du monde.

– Je comprends. Vous entrez de force ici pour vous emparer du

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corps d’un membre de notre communauté, vous enquêtez sur moi, vous vous plaignez de l’aide que Centauri vous apporte et en fin de compte vous me demandez de vous aider. Allez-vous-en, inspecteur, c’est préférable.

Altaïr donna deux coups brefs sur le capot pour signifier à l’enquêteur qu’il pouvait partir. Ne voyant pas ce qu’il pouvait faire d’autre, celui-ci démarra. En passant devant la bâtisse à la galerie en cèdre rouge, il aperçut les jeunes regroupés sur la galerie qui le regardait avec hostilité. Une fois passé le portail, il se retourna, vit Centauri refermer prestement les hautes portes de fer et il sut qu’Altaïr ne viendrait pas. Il resterait au chaud de sa retraite et leur donnerait le plus de fil à retordre possible.

***

Les irruptions de l’enquêteur sur le mont Unda, ses soupçons, les raids dans le cimetière afin d’arracher un premier, puis un second cercueil à leur sépulture avaient fait merveille pour raffermir le sentiment d’appartenance des jeunes à la communauté. L’eût-il voulu, Altaïr n’aurait pas pu inventer une meilleure colle. Même Aries, qui condamnait les entorses faites à sa liberté au sein même du groupe, ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la colère à l’endroit des étrangers qui violaient leurs tombes. Au moment où l’enquêteur quittait les lieux avec les restes d’Aldébaran, un sentiment d’unité et de complétude descendit sur la communauté.

Les étudiants parlèrent de l’événement pendant des jours, jusqu’à ce que Castor, l’étrange Indi et Mimosa-tête-en-l’air se liguent pour les menacer de les bâillonner et de les jeter au fond du lac s’ils ne changeaient pas de sujet. De son côté, Aries cessa de disputer contre le portail qui lui paraissait désormais plus utile que menaçant.

Le changement survenu avait profondément pénétré les esprits et les cœurs. Les trois garçons qui allaient partir pour leur stage se sentaient un devoir de loyauté plus grand que jamais envers la communauté.

Au soir d’une journée particulièrement euphorique, où il avait eu un long échange avec Altaïr sur ses études, sur la vie et sur son avenir, Octans donna secrètement rendez-vous à Australe dans un coin retiré

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du jardin des Mythes. Il y avait beaucoup réfléchi. Ce qu’il s’apprêtait à faire l’engagerait pour longtemps, sinon pour toujours.

Australe quitta discrètement la table sans finir son repas. Elle devait à tout prix se ressaisir et aller se changer avant l’heure du rendez-vous. Octans ne lui avait donné aucun signe qui lui aurait permis de sentir la direction qu’allait prendre la rencontre. Elle était pleine d’espoir et de crainte. Que voulait-il lui dire? Comment réagirait-elle si ses mots n’étaient pas ceux qu’elle attendait? Et si, au contraire, il lui disait ce qu’elle voulait entendre, son cœur tiendrait-il le coup? Comment s’arrangeraient-ils puisqu’Octans devait partir pendant de longs mois?

Elle regarda dans sa garde-robe. Une tunique de tous les jours ne convenait pas à un événement d’une telle importance. Sa belle tunique de cérémonie mettrait sa jeune beauté en évidence, mais cela effraierait peut-être Octans. Les gars sont si farouches en dépit de leurs prétentions. L’heure tournait, elle prit un bain, se brossa les cheveux et fit tomber deux gouttes de parfum sur sa peau qu’elle écrasa avec son doigt entre ses petits seins ronds et fermes. Finalement, elle mettrait simplement une tunique propre et le bijou que son père lui avait offert pour ses quinze ans.

– C’est toi, Australe?

– Oui.

– Viens, je suis ici.

La jeune fille se glissa sur le banc, remerciant le ciel que ce rendez-vous ait lieu le soir. Elle avait les joues brûlantes, elle était sûrement rouge comme une pivoine.

– Je pars dans deux jours.

– Je sais.

– Je ne voulais pas m’en aller avant de t’avoir dit...

– Quoi?

– Que j’allais revenir.

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– Bien sûr que tu vas revenir. Je n’ai jamais pensé que...

– Revenir pour toi, enfin pour nous. Tu comprends ce que je veux dire?

– Pas tout à fait.

Le cœur d’Australe battait mille tours à la minute. C’était le plus merveilleux moment de stupeur qu’elle avait jamais vécu.

– Je veux que tu m’attendes.

– Est-ce que tu pars longtemps?

– Mon cours finit à Noël. Je voudrais qu’on se marie avant mon départ pour Oxford. Un mariage comme celui d’Adhara et de Sirius, ça te plairait?

Australe revit Adhara le jour des noces, belle comme le jour et triste comme une fontaine.

– Oui, mais heureux. Je veux un mariage heureux.

– Tu sens bon.

Australe rougit un peu plus. L’heure était venue. Il s’en était fait une montagne. Comment faire pour ne pas avoir l’air d’un parfait idiot? Saurait-il quoi faire de ses mains? Comment placer sa tête et où mettre son nez? Il pencha son visage vers Australe qui leva le sien et le contact se fit naturellement, leur visage s’ajustant à la perfection, et il se dit que c’était le plus étrange et le plus beau moment de sa vie.

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Chapitre XVIII

Les stratégies de l’imposture

La vue du lac eut ce curieux effet de l’apaiser immédiatement. Ç’aurait pu être parce qu’il l’associait à son ami Léonard, aux jours tranquilles qu’ils avaient coulés au collège, à madame Châteaulin, toujours si prévenante, à la perspective de passer une soirée avec eux après cette longue absence, mais il savait que c’était l’eau surtout qui avait le pouvoir de ramener les choses à leur légèreté initiale. Devant l’eau, la vie avait tendance à se simplifier. S’il n’avait pas vécu sur le mont Unda au cours des dernières années, il aurait vécu quelque part au bord de quelque étendue d’eau.

D’ailleurs, quand toute cette histoire serait finie, il serait libre de planter sa tente où bon lui semble et il était certain que sa terre promise ne serait pas dans le désert. Il tourna dans l’entrée juste au moment où le garrot à œil d’or qui l’avait enchanté pendant sa convalescence disparaissait dans un plongeon silencieux. Il aperçut Léonie qui lisait sous le saule. Elle l’accueillit par une exclamation aussi bourrue qu’affectueuse :

– Vous voilà enfin, chenapan! Je ne vous espérais plus!

– C’est si bon de vous revoir, Léonie, comment allez-vous?

– Aussi mal que possible quand mes amis me boudent, dit-elle dans son meilleur accent breton.

Hermès s’inclina pour lui faire un baisemain.

– Allons, allons, personne ne vous boude, chère Léonie. J’avais très hâte de m’échapper pour vous revoir. Me voilà enfin... qu’est-ce qu’on mange?

Léonard arrivait de son pas de marin, le sourire fendu jusqu’aux oreilles :

– Parce que tu penses qu’on va te nourrir, ingrat?

Ils se tombèrent dans les bras, se donnèrent quelques claques

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sonores et tout redevint en un instant comme avant son départ.

***

– Ça avance au moins?

Léonard et sa mère avaient eu la gentillesse de ne pas assommer leur hôte de questions sur l’enquête. La conversation avait roulé sur les problèmes de la planète, ceux de la Bretagne et finalement du Québec. Mais tout ça n’était que faux-fuyants et manœuvres d’approche pour en venir à l’objet de leur curiosité. Et d’ailleurs, le ventre bien rond, la pipe bien en bouche, Hermès ne demandait pas mieux maintenant que de se livrer aux confidences sur ce qui l’occupait si passionnément.

– Le corps d’Aldébaran a été exhumé.

– C’est vrai? Que restait-il de lui? demanda Léonie avec avidité.

– On a failli le savoir.

– Comment ça, « failli le savoir »?

– Quand l’inspecteur est arrivé pour l’exhumation, la tombe avait été sortie de terre et ouverte.

Léonard fronça ses gros sourcils :

– Comment ça, ouverte?

– Altaïr a prétendu que c’était accidentel, que ça s’est fait en remontant le cercueil, mais je n’en crois pas un mot. C’était délibéré.

Léonie haussa les épaules :

– Où était le cadavre?

– Il était là.

– Dans ce cas, où est le problème?

– La détérioration du corps, déjà très avancée deux ans après l’enterrement, s’est accélérée au contact de l’air.

– Ils peuvent être poursuivis pour ça, j’imagine?

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– Ce ne serait pas utile.

– Arrête de nous tisonner, Hermès! tonna Léonard.

– Bon, bon, admit-il en abandonnant ses airs mystérieux. Ce qui restait du corps était suffisant pour espérer que les analyses du centre de toxicologie donnent des résultats.

– Et?

– Ç’a été le cas. En partant de l’hypothèse que s’il y a eu empoisonnement, il a été provoqué par des gens brillants qui savaient ce qu’ils faisaient, je me doutais que le toxicologue ne trouverait pas le même poison dans le corps d’Aldébaran que celui qui avait été découvert dans le corps de Rigel.

– Tu tiens tes anciens collègues en haute estime!

– Écoute bien, tu vas voir. Dans le cas de Rigel, ce qui est intéressant, c’est que la substance mortelle, l’alcaloïde extrait de la lobélie, la lobéline, est très peu connue en médecine moderne. Même si elle est originaire du Canada – on en trouve aussi à l’état sauvage dans le nord-est des États-Unis et dans la péninsule du Kamtchatka en Russie –, elle n’a fait l’objet d’aucune étude clinique sur les êtres humains. Bref, pour des assassins, c’est un très bon choix. C’est une plante, alors on peut en avaler accidentellement. La médecine empirique lui reconnaît certaines vertus, on peut donc être tenté de s’en servir pour se soigner, et surtout, une simple erreur de dosage suffit à tuer la personne qui l’a ingérée, rendant extrêmement difficile de prouver l’intention criminelle.

– Pourquoi employer deux poisons différents si la lobélie a de telles qualités? s’étonna Léonie.

– Je crois que la réponse se trouve dans l’ordre des événements. D’abord, il y a eu le décès d’Aldébaran. Les analyses qui viennent d’être faites ont révélé qu’il est mort d’une dose mortelle de digitaline. Or, la digitaline est un médicament employé en pharmacie pour maintenir, ou ralentir, le rythme ventriculaire. Le choix du poison était directement lié à l’état de santé d’Aldébaran qui souffrait depuis longtemps d’un problème cardiaque. Que fait un médecin dont le patient, cardiaque, atteint de cette affection depuis l’enfance et reconnut

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fragile, meurt du cœur? Il impute tout naturellement sa mort à sa maladie et tous ceux qui l’entourent font de même. Les choses auraient donc dû en rester là, mais il y a eu des soupçons de la part de certains membres de la communauté en raison de l’importance du legs fait par Aldébaran. Ces premiers soupçons n’ont pas abouti, c’est vrai, et les assassins étaient presque convaincus de pouvoir dormir tranquilles quand, selon toute vraisemblance, Rigel a appris ce qui s’était passé. On ignore comment, mais il a découvert la vérité.

– Comment peux-tu en être si sûr? demanda Léonard en se frottant la barbe.

– On a découvert certains faits tout récemment qui indiquent que Rigel s’apprêtait à quitter la communauté en secret le jour où il est tombé malade. Aurait-il été à la police? Ça, personne ne le sait. Mais c’était hors de question de courir le risque. Comme il aurait été trop dangereux pour le faire taire définitivement d’utiliser la même substance, au cas où une autopsie révélant la présence de digitaline chez Rigel réveillerait la curiosité et entraînerait une autopsie sur Aldébaran, on a utilisé une autre substance.

– Ça se tient, mais pour Capella?

– Justement. Ce qui lui est arrivé me conforte dans ma théorie. Elle a été exposée à une troisième substance qui avait surtout pour but de l’affaiblir afin qu’elle quitte la communauté. Le coup a d’ailleurs réussi. Elle est partie.

– Pourquoi? Elle était menaçante?

– Ou on craignait qu’elle le devienne. Capella est fine comme une mouche. Elle était très proche d’Adhara et elle suivait l’enquête avec grand intérêt.

– Avec quoi l’a-t-on empoisonnée, selon vous? demanda Léonie.

– Avec de l’hellébore, je crois. Le pire, c’est que ce sont sans doute mes propres préparations pharmaceutiques qui ont servi à empoisonner les victimes. Pour Aldébaran, quelqu’un a pu s’introduire chez moi pendant que j’étais absent. On ne verrouillait jamais les portes des pavillons à l’époque. Ça doit être différent aujourd’hui! Pour Rigel et Capella, je n’habitais plus là-bas, alors c’était encore plus facile.

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J’aurais dû être bien plus prudent que je ne l’ai été. Ce n’est qu’avec le recul que...

– Allons, Hermès, tu ne pouvais pas deviner! Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant?

– Le procureur de la Couronne a été saisi de l’affaire. Il y a toutes les chances pour que la cause aille en procès cet automne.

– Pourquoi attendre à l’automne?

– Tu essaieras de mener une enquête en plein cœur des montagnes, pour voir! Ce n’est ni facile d’y entrer ni facile d’en sortir. Ç’a été la croix et la bannière pour découvrir ce qu’on sait et la partie est loin d’être gagnée. Le procureur a intérêt à être bien préparé pour se mesurer à la secte.

– C’est de votre communauté que vous parlez?

– Oui, Léonie.

– Vous avez bien dit le mot « secte »?

– Je crois malheureusement que c’est ce qu’elle est devenue.

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Chapitre XIX

Il suffit d’un peu de temps

Elle était assise sur une pierre, sous un rayon de soleil qui jouait dans ses cheveux, un renflement qu’on devinait à peine soulevant les plis de sa tunique sous la taille. Après avoir suivi la grossesse de toutes les femmes du village ces trente dernières années, le docteur Chapdelaine n’avait pas besoin qu’on lui fasse un dessin. Il lui suffit de regarder son teint, l’éclat de ses yeux, et il sut.

– Adhara ! Comme je suis content de vous revoir.

Quelques mois plus tôt, il n’aurait pas pu le dire, il aurait plutôt croulé sous la honte. Mais tout passe, même l’humiliation, il suffit d’un peu de temps. Adhara, revenue de sa surprise, eut un sourire mélancolique.

– Docteur Chapdelaine! Qu’est-ce que vous faites ici?

– Je suis venu voir la chapelle. On m’a dit qu’elle avait été barricadée, c’est vrai?

– C’est vrai.

Votre père ne me refusera pas une visite, qu’en pensez-vous?

– Il en serait bien capable. Vous aimeriez vraiment la voir?

– Oui.

– Dans ce cas, attendez-moi ici, je vais aller chercher les clés. C’est mon mari qui les a sur lui.

– Votre mari!

– Oui, je suis mariée maintenant.

– C’est son enfant que vous portez?

Adhara le regarda surprise. Elle faillit lui demander comment il savait, puis se ravisa et rectifia :

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– Je porte mon enfant. Attendez-moi ici, je reviens.

Le docteur s’assit sur la pierre que la jeune femme venait de quitter. Adhara, mariée! Déjà, enceinte! Il n’aurait pas le plaisir de la suivre et de l’accoucher. La jeunesse poussait, prenait sa place au soleil. Lui ne serait plus jamais au cœur des choses, mais de simplement revenir à leur périphérie lui faisait du bien. Le lot et le privilège de la retraite. Adhara revint, le trousseau de clés de la chapelle accroché à sa ceinture.

– Venez, on est tout près.

– Je sais, je me souviens.

S’il fut horrifié par les barreaux, il garda ses impressions pour lui. Adhara fit de même. Elle déverrouilla la porte, puis les fenêtres et ouvrit les ventaux pour laisser entrer la lumière du matin. Elle se recueillit quelques minutes avant de le laisser seul tandis qu’elle allait s’asseoir au soleil sous le porche. Quand il vint la rejoindre, ils restèrent silencieux un instant, heureux de ce hasard qui les avait réunis. Puis, le docteur lui demanda :

– Aviez-vous déjà remarqué la rose au plafond de la chapelle?

– Non.

– Moi non plus. C’est la première fois que je la vois.

– Je ne savais pas que vous étiez déjà venu ici.

– J’ai assisté à sa construction pour ainsi dire. Ça ne me rajeunit pas, n’est-ce pas?

– Je sais qu’elle était là quand mes parents sont venus s’installer par ici. Est-ce que ça faisait longtemps qu’elle était construite?

– Elle date de 1946. Mais pour la rose, je ne sais pas.

– Elle y était sans doute. Vous ne l’aviez tout simplement pas remarquée.

– Non, elle n’y était pas. Celle de la chapelle des campeurs a été ajoutée et elles sont identiques.

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– Ah bon! C’est important?

– Intéressant serait plus exact. Je dois y aller maintenant, sinon on va se demander où je suis passé.

– Vous redescendez au village?

– Non. Je retourne au camp d’où je suis parti sans avertir personne. Ils étaient certains que je ne pourrais pas entrer dans la chapelle. Ils avaient tort. Merci pour la visite, Adhara. Promettez-moi de bien prendre soin de vous.

– Ne vous inquiétez pas, docteur Chapdelaine, je vais faire attention. Vous voulez bien dire bonjour à Samuel pour moi?

– Promis.

Puis, se ravisant, elle ajouta, les mains en porte-voix :

– À Catherine, aussi!

« Comptez sur moi... » entendit-elle tandis que la voix du docteur allait en s’affaiblissant. Adhara retourna dans la chapelle et se mit à regarder partout dans l’espoir de trouver la rose. Elle était sur le point d’abandonner quand, levant les yeux, elle l’aperçut, ses pétales confondus aux ombres du plafond. Elle grimpa sur la vieille table pour la regarder de plus près. Bien malin qui aurait pu dire que c’était un ajout. Apparemment, les campeurs continuaient à s’intéresser aux chapelles. Cela lui rappela la disparition de la lettre du frère Cercatore. Elle avait souvent pensé lui écrire mais, sans enveloppe, plus d’adresse.

Elle posa ses mains sur son ventre, ce qui eut pour effet de l’apaiser. Elle ne serait plus jamais seule maintenant. Jusqu’à la fin de sa vie, il y aurait quelqu’un avec elle, le reste pouvait disparaître. Il était temps de partir. En redescendant de la table, son pied se retourna sans raison et elle se sentit tomber de toute sa hauteur, impuissante à reprendre son équilibre. Elle sut que quelque chose de grave était en train de se produire et qu’elle n’y pouvait rien. Elle tenta de protéger son ventre et alla heurter violemment le sol, tête première.

***

Le dernier drap à peine arrimé à la corde, Laurent envoya valser le

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panier à linge et m’entraîna dans le sentier en me tirant par la main.

– Où on va?

– Tu verras bien.

– Arrête de faire ton intéressant, ça ne prend pas avec moi. Si tu ne me dis pas ce que tu as derrière la tête, je retourne au château!

– Bon! bon! Si tu le prends sur ce ton-là... Je pense que le docteur Chapdelaine ne sait pas tout à propos des chapelles.

– Comment peux-tu dire ça? Il n’a pas même pas fini de nous raconter ce qu’il sait.

– Justement, c’est ce qu’il n’a pas dit qui m’a intrigué.

– Allons, bon!

Laurent se dirigeait vers la chapelle. J’avais l’air de prendre ses remarques de haut, mais ce n’était que pour lui donner le change, j’étais très intéressée. Le site était désert, les auvents déployés au-dessus des tables claquaient doucement.

– La rose ne semblait pas évoquer beaucoup de souvenirs chez lui. Mais peu importe si c’est vrai ou pas, j’ai pas mal réfléchi ces dernières heures et je veux vérifier mon hypothèse.

– Et c’est moi que tu as choisie pour la vérifier, c’est trop d’honneur!

Laurent avait un petit faible pour moi et je trouvais amusant de l’embarrasser un peu, mais c’est lui qui me prit de court :

– Ne t’enfle pas la tête, Joal, tu étais la plus proche à ne pas être hors service et j’avais besoin de quelqu’un pour m’aider.

Il m’évalua, laissant courir son regard de haut en bas.

– Pas très costaude, mais assez forte, ça devrait aller.

Il entra dans la chapelle et se dirigea tout de suite vers la niche où se trouvait la statue du saint tenant son balai.

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– Regarde!

J’observai la statue qui ne manquait pas de prestance pour un balayeur. Je cherchai un détail, une anomalie qui m’auraient mise sur la piste et donné l’air intelligent, en vain.

– Oui, et alors?

– Tu ne vois rien? Vraiment rien?

Laurent en remettait, pour donner plus d’éclat à sa découverte. Touchant les orteils du saint balayeur, une lisière de roses semblait avoir été mise là pour faire oublier la nudité du décor. Elle faisait corps avec la statue et il ne restait que quelques éclats de la peinture rose d’origine. Je fixai mon regard sur cette lisière banale, à m’en arracher les yeux, et c’est là que j’aperçus enfin, au centre de la rose du milieu, un petit bouton sur lequel je m’empressai de peser. Rien ne se passa.

– Tu penses bien que j’ai essayé, me dit Laurent, fataliste. Ce qu’il faut faire maintenant, c’est tourner la statue en même temps qu’on presse sur le bouton. Et ça, je ne pouvais pas le faire tout seul, d’où ta présence ici, chère Joal.

– Qu’est-ce que vous faites?

Nous nous sommes retournés, saisis. Marcelle se tenait devant nous, à quelques pas à peine. Comme elle se sentait en forme, elle était venue respirer un peu de l’air du chantier. Laurent répondit, non sans fierté :

– Vérifier une de mes hypothèses de travail.

– Je peux me joindre à vous?

– Oui. Appuyez ici, s’il vous plaît.

Laurent me fit signe de prendre mon côté de la statue, il prit le sien et pendant que Marcelle tenait le bouton enfoncé, nous fîmes bouger la statue. Le frottement du plâtre contre la pierre me fit grincer des dents.

– C’est lourd! Je ne vais pas tenir longtemps. On peut la replacer?

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– Oui, oui. Il va falloir s’y prendre autrement.

– Attendez, j’ai une idée.

Je suis partie chercher un tréteau qui traînait dehors.

– On va recommencer en supportant la statue, ça va nous permettre de regarder ce qu’il y a dessous.

– Super. Un, deux, trois, go! Allez-y Marcelle, appuyez sur le bouton.

Quand on déplaçait le saint, un panneau s’ouvrait sous ses pieds. Le fond de la niche était en fait une ouverture cylindrique dont on pouvait apercevoir les échelons de métal qui permettaient d’y descendre.

– Tu es génial, Laurent!

Marcelle s’était redressée, perplexe :

– Comment ce détail a-t-il pu m’échapper? Je ne comprends pas.

– Ce n’est pas grave, vous savez, l’important, c’est qu’il ne m’ait pas échappé à moi!

– Vous avez raison. On y va?

– Avec joie!

Laurent avait eu seize ans en mai, mais il restait mince et agile comme un lutin. Il se glissa avec une aisance toute elfique dans le trou en vérifiant la solidité des barreaux au fur et à mesure de sa descente d’à peine deux à trois mètres. Une fois rendu au fond, j’entendis un sonore :

– Merde! J’ai oublié ma lampe de poche! Quelqu’un peut en apporter une?

– Oui, oui, descendez, Joal. Il y en a une dans le coffre à outils dehors. Je vais la chercher et je vous rejoins tout de suite.

Je préférais l’attendre. Laurent se taisait, il ne pouvait rien voir dans cette noirceur d’encre. Enfin, Marcelle revint avec une lampe torche. Elle éclaira ma descente, puis nous la lança pour descendre à

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son tour. Il n’y avait pas loin à aller.

C’était une chambre aux parois en terre, aménagée directement sous la chapelle. Un atelier, en fait. Il y avait une foison de chandeliers, de flambeaux, de girandoles et de torchères qui devaient fournir un éclairage éblouissant quand ils étaient tous allumés. Une longue table de bois était recouverte d’ardoises, de ciseaux de pierre, de poinçons. Une étagère branlante était remplie de pots de couleurs desséchées. Nous étions dans l’atelier qui avait servi à fabriquer les pierres. Certaines étaient partiellement sculptées. C’était fascinant. Juste là, sous les pieds du balayeur, dormait la salle de fabrication des pierres.

***

– Venez! Elle est ici!

Bellatryx se pencha sur sa sœur, toucha son front, et sentit sa respiration sur le dos de sa main. Apercevant une tache plus sombre sur sa tunique, il y appuya sa paume qui se teinta de rouge. C’était du sang. Il se tourna vers Sirius qui se tenait à quelques pas de lui, déconcerté.

– J’ai peur pour le bébé. Est-ce qu’on devrait la bouger?

– Je ne sais pas.

Bellatryx eut un mouvement d’humeur. Décidément, épouser Sirius n’avait pas été la meilleure idée que sa sœur avait eue de sa vie.

– On ne peut pas la laisser ici! Elle risque de mourir au bout de son sang. Passez-moi votre cape, je vais l’envelopper dedans et la porter jusqu’au pavillon de Mimosa-tête-en- l’air. C’est le plus près.

– Oui, faisons ça. Et ensuite?

– Vous irez chercher Indi, je sais qu’elle peut l’examiner.

– J’y vais!

Sirius ne voulait pas rester avec Bellatryx, il avait trop besoin d’évacuer la tension. Perdre l’enfant serait triste, mais perdre Adhara, il n’osait même pas y penser tant cette perspective l’affolait. Il s’éloigna d’un pas relativement calme, mais quand il ne fut plus en vue de Bellatryx, il se mit à courir à grandes foulées maladroites, comme une

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girafe fuyant l’incendie. Luyten, qui surveillait leur retour, s’empressa d’ouvrir le portail.

– Que se passe-t-il? Vous l’avez trouvée?

Sirius fit un signe affirmatif de la tête, mais ménagea son souffle. Il repartit toujours au pas de course en direction de la bâtisse à la galerie en cèdre rouge où la communauté devait être en train de souper. Son entrée sema l’émoi.

– Adhara a... elle...

Il saisit le bras de Mimosa-tête-en-l’air.

– Venez, Mimosa, on a besoin de vous. Venez aussi, Indi.

Les deux femmes se levèrent sans poser de questions. Altaïr quitta la table, accompagnée de Maïte qui prit le temps de calmer le jeu :

– Finissez de manger. Dès que je saurai ce qui s’est passé, je reviendrai vous le dire.

L’événement leur avait coupé l’appétit, mais les quelques mots de Maïte avaient évité que tous se ruent dehors et ajoutent à la confusion. Sirius reprenait graduellement son calme et put répondre à Altaïr quand celui-ci l’interrogea :

– Elle était dans la chapelle. On ne sait pas ce qui est arrivé. Bellatryx l’a trouvée étendue par terre, sa tunique tachée de sang.

Tout de suite, Altaïr demanda :

– A-t-elle été agressée?

Maïte trancha :

– Arrête de dramatiser. Elle a probablement eu un malaise.

Bellatryx arrivait, Adhara toujours inconsciente dans les bras. L’étrange Indi lui indiqua où la déposer et se mit à distribuer les consignes :

– Mimosa, allez faire bouillir de l’eau et apportez-moi des linges propres. Sirius, allez chercher la trousse de premiers soins. Bellatryx,

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va te changer et rejoindre les autres dans la salle à manger, Altaïr ira vous dire ce qui se passe dès que j’aurai examiné ta sœur. Venez Maïte, vous allez m’aider à lui retirer ses vêtements.

Chacun s’empressa de se conformer aux ordres de l’étrange Indi et en un rien de temps, elle était auprès d’Adhara, examinant son corps. Il n’y avait pas de trace de blessures, mais un spectaculaire hématome sur le front. De toute évidence, elle était tombée et avait heurté le sol avec force. Le choc avait dû provoquer l’hémorragie : Adhara avait perdu beaucoup de sang. La vie du bébé était peut-être en danger.

***

On venait de remonter de la chambre des trésors, encore sous le coup de l’émotion, quand Pio est arrivé, tout essoufflé.

– Viens, Joal, Samuel a besoin de toi.

– Pour quoi faire?

– Dépêche-toi, je te dis.

– D’accord, d’accord. Où est-il?

– Au château.

Impossible de rien tirer de plus de lui. Je le suivis, vaguement inquiète. Au château, Samuel était assis sur la galerie, occupé à nourrir Zitella.

– Il paraît que tu as besoin de moi?

– Non, pourquoi?

Et regardant qui m’accompagnait, il ajouta :

– C’est Pio qui t’a dit ça?

– Oui. Il est venu me chercher à la chapelle.

Tout en libérant un mulot dans la boîte où Zitella logeait depuis l’accident, Samuel me lança, soupçonneux :

– Tu as donc bien l’air drôle, toi!

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– On a du nouveau. On a fait une découverte inouïe grâce à Laurent.

– C’est vrai, ça?

Au lieu de répondre, Laurent fixait la cage de Zitella, intrigué. La chouette avait regardé le mulot atterrir sans faire un seul mouvement pour attraper sa proie, ses yeux étaient devenus vitreux.

– Qu’est-ce qu’elle a? Pensez-vous que c’est normal?

Le mulot affolé courait dans tous les sens, mais il n’avait plus rien à craindre. Son salut était dans les yeux fixes de Zitella. Elle était morte. Samuel posa la main sur sa petite poitrine.

– Je ne comprends pas, elle allait très bien ce matin!

Ma joie venait de se ternir. Notre découverte pouvait attendre. Le reste de la journée s’est passé à organiser l’enterrement. La seule boîte qu’on a trouvée pour lui faire un cercueil à sa taille était ronde; c’était une vieille boîte à chapeau. Alors, dérogeant aux usages, on a creusé un trou rond pour la mettre en terre au pied de son clocher. Et pour consoler Samuel, on a dit les mots qu’on avait entendus avant :

– Au moins, elle n’a pas souffert.

– Elle n’aurait pas pu avoir une meilleure vie!

– C’est vrai, ni un meilleur maître.

Ce soir-là, on s’est sentis plus solidaires que d’habitude. La mort rapproche.

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Chapitre XX

Dans la maison de Capella

Qu’il était bon de se reposer en présence de ses amis! Au fait, la joie de Shaula venait peut-être tout simplement de son futur statut de grand-mère. Devant elle, une balle de laine duveteuse sur les genoux, Capella l’avait devancée : elle tricotait des pattes. Shaula choisit un cahier de patrons sur la table basse et se mit à le feuilleter, rêveuse.

– Quel effet ça fait de savoir que vous serez bientôt grand-mère?

– Une sorte de douceur soyeuse par en dedans et une grande inquiétude.

– Une inquiétude?

– Oui. C’est un sentiment dont on accouche le jour où l’enfant vient au monde et qui ne se dissipe jamais. Quand vient le temps où l’enfant fait un enfant à son tour, l’inquiétude se décuple. J’ai du mal à imaginer ma belle grande fille enceinte. Et comme on n’empêche pas ses enfants de grandir, j’aurais envie de l’avoir tout près de moi pour la rassurer et veiller sur le bébé qui pousse en elle.

Shaula se tut, puis avoua, hésitante :

– Mais je ressens aussi une sorte de dépit que les choses ne durent pas plus qu’elles ne durent. Qu’Adhara ait grandi si vite. Que mon tour achève. C’est puéril, n’est-ce pas Capella?

– Dit comme ça, évidemment... Je pense à quelque chose tout à coup. Aimeriez-vous qu’elle s’installe ici pendant sa grossesse?

– Ce ne serait pas raisonnable, on est déjà deux à vous envahir.

– Ne me dites pas que vous ne vous êtes pas encore rendu compte à quel point je suis contente que vous soyez ici tous les deux! Si Adhara venait, ce serait la jeune maman la plus entourée du monde. Et ça lui permettrait d’avoir un suivi médical plus rapproché. Ça ne doit pas être évident de se faire suivre quand on vit aussi loin.

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Capella était bien près d’emporter le morceau. Elle donna le coup final :

– En plus, il me reste des chambres de libres.

– Je vais lui écrire. Vous ne savez pas à quel point ça me rassurerait de l’avoir avec moi.

– Je m’en doute.

– Qu’est-ce qui vous rassurerait comme ça?

– Hermès! Où étiez-vous?

– Je suis allé voir l’enquêteur. Il cherche un moyen de faire descendre Altaïr de son nid d’aigle pour l’interroger avant de passer à une étape, disons plus... formelle.

– Je vois. Figurez-vous que Capella m’a offert de faire venir Adhara ici.

Les yeux d’Hermès se mirent à briller. Côtoyer Adhara, veiller sur elle, sur le bébé à naître, quel plaisir ce serait!

– Lui avez-vous écrit?

– Non, répondit Shaula en riant, on vient juste d’en parler.

– Qu’est-ce que vous attendez? Dépêchez-vous, voyons! Je suis prêt à aller poster votre lettre aussitôt que vous l’aurez terminée.

– Je pense qu’on sonne à la porte.

– Ne perdez pas une seconde, j’y vais!

C’était Louise. Elle venait le plus souvent possible profiter du climat qui régnait dans la maison de Capella où le temps était ensoleillé et chaleureux. Elle avait vécu seule toute sa vie d’adulte, ça lui avait fait des plis, bien sûr, et sans doute n’aurait-elle pas été capable de s’adapter à la vie de groupe, mais elle aimait le croire.

– Du nouveau?

– Et comment! Shaula va proposer à Adhara de venir s’installer ici

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pendant sa grossesse!

Le côté grand-père d’Hermès n’avait pas mis longtemps à pointer le nez. Louise réagit au quart de tour :

– Bonne idée, je vais accompagner Shaula sur le mont Unda.

– Calme-toi, il faut d’abord qu’elle lui écrive.

– C’est une perte de temps! Pourquoi ne pas aller lui demander directement? Comme ça, si Adhara est d’accord, elle pourra redescendre tout de suite à Québec avec nous et l’affaire sera réglée.

– Évidemment, présenté comme ça. Viens, on va lui en parler.

***

Les garçons avaient fait leurs bagages, mais ce n’était pas suffisant. Ils avaient besoin de vêtements de ville et d’articles de première nécessité. Il avait donc été convenu que Véga les accompagnerait dans les magasins la veille de leur départ. Luyten serait du voyage puisqu’il partait avec Marc-Aurèle et d’ailleurs, il avait tout autant besoin de rafraîchir sa garde-robe.

Altaïr avait pensé descendre à Québec avec Véga, Luyten et les étudiants, pour le plaisir de passer du temps en ville en compagnie des garçons, puis il avait changé d’idée. Sirius n’était pas au meilleur de sa forme. Il était pâle, tendu. Il passait beaucoup de temps au chevet d’Adhara, qui était toujours alitée dans le pavillon de Mimosa-tête-en-l’air. Mais l’état de santé de sa fille lui fournissait aussi un excellent prétexte à invoquer pour que son avocat fasse reporter aux calendes grecques l’interrogatoire réclamé par l’enquêteur.

Cet avocat avait beau lui coûter une petite fortune, il était la meilleure chose qui lui soit arrivée depuis qu’il dirigeait la communauté. Il excellait à mettre subtilement des bâtons dans les roues de la justice. Altaïr ne passait pas une semaine sans l’appeler. Il était donc beaucoup mieux informé de ce qui se passait qu’on aurait pu le croire. La tactique de la défense consistait à gagner du temps, beaucoup de temps, si possible l’éternité.

Et cela fonctionnait très bien. Déjà, avec l’aide de maître Demers,

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les procédures que Shaula avait entreprises pour obtenir un jugement l’autorisant à faire enlever le portail avaient commencé à s’enliser.

***

Quand l’enquêteur se présenta à la porte ce soir-là, une sorte de bourdonnement joyeux émanait de la maison. Louise, l’amie d’Hermès était là, une valise traînait dans l’entrée, et une odeur de pudding au chocolat s’échappait de la cuisine.

– Je dérange?

– Pas du tout, inspecteur, lui répondit Capella qui lui saisit le bras pour l’entraîner dans la salle à manger. Vous arrivez à temps pour le dessert. Y a-t-il du nouveau ou est-ce que vous venez simplement commérer?

En d’autres circonstances, il aurait répondu du tac au tac, mais pas ce soir.

– Un peu de pudding? Avec du sirop et de la crème?

– Non, merci. Je peux vous parler Shaula?

– Bien sûr, répondit celle-ci avec conviction. Allez-y, je vous écoute.

– Je préférerais le faire en privé.

Quelque chose dans la voix de l’inspecteur la retint de protester.

– Si vous y tenez. Allons dans le salon.

– D’accord.

– Je suppose que ça concerne Altaïr?

– Indirectement. C’est d’Adhara qu’il s’agit.

Shaula sentit le sang se retirer de ses mains et de ses pieds, appelé au secours de son cœur. Il n’y a jamais de bonne façon d’annoncer ce genre de choses ni de les entendre.

– L’avocat de la communauté m’a appelé cet après-midi.

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Shaula se taisait, s’attendant au pire.

– Altaïr lui a fait savoir qµ'il ne pourrait pas venir à Québec pour un bout. Il doit prendre soin d’Adhara.

– C’est ridicule. Adhara est enceinte, elle n’a pas le cancer!

– Justement... Elle a eu un accident.

– Quoi ?

– Rassurez-vous, sa vie n’est pas en danger, elle doit garder le lit.

– Est-ce que le bébé va bien?

– C’est pour cette raison que je suis ici, Shaula, elle l’a perdu aujourd’hui. Je sais que vous n’avez pas de ses nouvelles directement, c’est pour cette raison que je suis venu dès que j’ai pu.

Shaula eut une pauvre grimace; mais elle parvint à retenir ses larmes.

– Merci, inspecteur, je suis touchée par votre délicatesse. Allez prendre le dessert avec les autres, je vais rester un peu seule. J’irai vous rejoindre plus tard.

L’inspecteur sortit doucement. Devait-il l’annoncer aux autres ou attendre que Shaula le fasse elle-même? Dans ses fonctions, il savait toujours comment agir, mais dans un cadre plus amical comme l’était devenue la maison de Capella, il perdait ses repères professionnels. En entrant dans la salle à manger, trois paires d’yeux se braquèrent sur lui.

– Shaula va venir nous rejoindre tantôt. Puis-je avoir un peu de pudding, Capella?

***

C’était la première fois qu’elle le voyait en vêtements de ville. Il était encore plus exotique et attirant comme ça. Australe se mit sur le bout des pieds pour atteindre sa bouche. Depuis qu’il l’avait demandée en mariage, ils n’avaient pas eu beaucoup d’intimité tous les deux et même ce baiser d’adieu, donné en public, restait maladroit et pressé.

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– Je vais t’attendre.

– J’y compte bien!

– Je t’aime!

– Moi aussi.

Octans grimpa à l’arrière de la jeep, à côté de Marc-Aurèle et de Pictor. À l’avant, Luyten et Véga attendaient que tout le monde soit à bord. Ça y était. Ceux qui restaient leur lancèrent quelques blagues, envoyèrent la main et il ne resta qu’un nuage de poussière au milieu de la place. Aries et Carina encadrèrent Australe.

– Ça va aller? Tu vas voir, il va être bientôt de retour, la consola Aries.

– Quatre mois, c’est long!

– Mais non, c’est rien du tout, lança Carina à son tour. Si on allait voir Adhara?

Carina se disait que le meilleur moyen d’oublier son malheur était d’aller consoler quelqu’un d’autre. Et perdre un bébé, c’était quand même plus définitif que de quitter son chum pour quelques mois. Aries la remercia d’un signe de tête. Elle n’avait pas osé le proposer, mais elle y pensait depuis le matin. Adhara devait être malheureuse comme les pierres, elles lui devaient bien leur soutien moral.

La chambre de Mimosa-tête-en-l’air était blanche, avec une mignonne fenêtre en forme de grand oculus et un rideau de tulle blanc. L’endroit parfait pour se reposer des affronts de la vie. Perdue sous une grosse couette de duvet, appuyé contre des piles d’oreillers, Adhara avait les yeux fermés.

– Est-ce qu’on peut entrer?

En entendant la voix d’Aries, Adhara ouvrit les yeux. Elle ne dormait pas, elle errait dans sa tête à la recherche d’une idée réconfortante.

– Oui, venez. Asseyez-vous sur mon lit. Je suis contente de vous voir.

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Il y avait quelque chose de changé chez elle qu’Aries perçut tout de suite. Elle était comme avant son mariage. Comme de retour chez elle après un détour quelque part ailleurs.

– Les garçons sont partis?

– Vous le saviez?

– C’est une petite planète, la communauté. On sait presque toujours tout sur tout, non?

– C’est vrai, mais...

– ... Mais je viens de perdre mon bébé, Aries, tu peux le dire, ce n’est pas interdit.

– Vous avez de la peine?

– Bien sûr que j’ai de la peine. Je n’avais pas prévu de tomber enceinte, mais puisqu’il était là, je m’étais attachée à lui. Je le sens encore, même si Indi m’a bien expliqué ce qui s’était passé.

– Vous en aurez d’autres.

– Qui sait Australe, l’avenir, c’est si imprévisible. Toi, veux-tu des enfants d’Octans?

– Oui, une demi-douzaine au moins.

– L’amour, l’amour, quelle folie on commet en ton nom! chantonna Carina.

– Bon, on va vous laisser vous reposer, intervint Aries. Est-ce qu’on peut revenir?

– Bien sûr.

Adhara laissa retomber sa tête contre les oreillers et se remit en quête d’une pensée réconfortante.

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Chapitre XXI

La fin de l’obéissance

Nos plans avaient changé aussi vite qu’un vent d’orage. Avec la découverte d’une chambre jusque-là insoupçonnée sous notre propre chapelle, le projet d’excursion au mont Noir allait devoir attendre. Il y avait une telle quantité d’objets à examiner, qui m’apparaissaient plutôt être des débris à ce moment-là, que le travail d’identification et de classement risquait de durer des jours, sinon des semaines. Marcelle était au moins aussi excitée que Luc et Marie-Josée, mais elle s’efforçait que ça ne paraisse pas trop pour conserver un minimum de dignité.

Comme nous tous, le docteur Chapdelaine avait été pris de court. Il était sidéré par l’existence de cette chambre et s’expliquait mal qu’Isidore ne lui en ait jamais parlé. Il était vexé à retardement. Comment avait-il pu passer à côté d’une entreprise qui avait tout de même dû prendre des semaines pour être menée à bien?

Il chercha à se rappeler un détail, un indice.

– Nous étions proches, mais certainement pas autant que je le croyais. En fait, j’ai toujours pensé que les chapelles n’avaient été que le déclencheur aux yeux d’Isidore et que le mouvement religieux ne servait qu’à lui permettre de poursuivre son œuvre de guérison à l’abri des regards indiscrets et des tracasseries de l’Église. Ce que je découvre laisse entendre qu’il était peut-être plus ambitieux et plus secret.

– Les invocations latines ne vous ont pas mis la puce à l’oreille? demanda Georges.

– C’est toujours plus facile de reconstruire ce qui a pu se passer après coup.

– Mais vous saviez pour la chambre du mont Noir?

– À l’époque, non. D’ailleurs, je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il y a une troisième chambre.

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– Qu’est-ce qui vous fait dire ça?

– La rose.

– Vous avez vu une rose là-bas? s’étonna Cécil.

– Oui. Aussi difficile à distinguer que celle de la chapelle du château. Mais je l’ai bel et bien vue.

Louise arrivait, ce qui mit fin à la discussion. Elle dégageait une énergie qui empêchait ceux qui se trouvaient à proximité de flâner en paix. En sa présence, on se sentait toujours obligé d’avoir quelque chose d’utile à faire. C’était fatigant, mais en même temps, ça contribuait beaucoup à l’avancement des travaux. Georges lui demanda, comme s’il n’avait fait que l’attendre tout ce temps :

– On commence par quoi?

– Il faut tout remonter à la surface pour nettoyer, trier, photographier et étudier chaque objet.

– Il fait noir comme chez le loup là-dedans.

– Pas pour longtemps, regarde...

Richard, les bras chargés de boîtes de cierges achetés à prix d’or au bedeau, se dirigeait vers eux. À sa suite, les garçons transportaient des bâches, des perches de bois et des outils pour agrandir l’aire de travail. Il fallut un peu de temps pour que l’ordre des opérations s’installe, que chacun trouve sa fonction et son rythme mais, quand ce fut fait, une harmonie de glissés, de piqués, de battements et de fouettés se déployèrent du centre de la chapelle vers l’extérieur comme un ballet dans lequel le mouvement des uns prolongeait celui des autres.

Assis sous un arbre, le docteur Chapdelaine prenait plaisir à nous observer. Les objets remontés à la surface étaient nettoyés et disposés sur des tables où Stéphanie venait les chercher pour les photographier. Simon l’indécis s’était trouvé des dispositions d’assistant et marchait sur l’ombre de Steph avec conviction. Je faisais équipe avec Alice pour déloger le gros de la saleté avec un pinceau semblable à une houppe de maquilleur muni de poils doux et souples pour éviter d’égratigner les surfaces. Nous espérions mettre la main sur un nombre suffisant de

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pierres travaillées en bon état pour compenser la perte des ardoises du mont Noir. Le fait que ces ardoises aient été ultérieurement enchâssées dans une table qui se trouvait au milieu du salon d’Altaïr les avait rendues intransportables et, du coup, inaccessibles. Et si tel n’avait pas été le cas, même en considérant qu’une petite expédition de vol de pierres n’était pas pour nous faire peur, il aurait fallu expliquer aux chercheurs comment nous les avions obtenues, ce qui n’était pas évident. Bref, avec nos propres pierres, la disparition de celles du mont Noir n’aurait plus autant d’importance. Mais à la fin de l’avant-midi, nous n’avions récolté que des outils rouillés et des pierres abîmées, une manne pour Marcelle, mais rien de comparable aux magnifiques ardoises dérobées sous notre nez l’été précédent.

Je m’approchai de Marcelle qui, debout sous son auvent de guingois, classait de fins éclats de pierre, presque des échardes, par ordre de grandeur.

– À ce rythme-là, vous allez être encore ici à la Saint-Jean!

– Quand le tri est bien fait au début, ensuite, plus ça va, plus ça va vite.

– Vous êtes sûre de ça? dis-je, le doute dans la voix.

Un bruit approbatif fut sa seule réponse. Elle ne prenait pas, comme Cécil, plaisir à exposer ses théories et à convaincre les gens de leur bien-fondé. C’était une travailleuse appliquée qui préférait le dialogue avec les objets. Leurs formes, leurs textures répondaient à ses questions, et nulle conversation humaine ne leur était comparable.

Comme j’étais fatiguée et que ça ne me disait rien de reprendre le pinceau, je me suis approchée du docteur Chapdelaine pour lui soutirer d’autres souvenirs. Il me sourit :

– J’ai l’impression d’avoir rajeuni de trente ans!

– Je trouvais aussi que vous aviez l’air plus reposé, dis-je avec amabilité. Avez-vous vu beaucoup de miracles du frère Isidore, docteur Chapdelaine?

– Quand il a recommencé à en faire, comme j’allais dans les familles pour des grippes, des otites, des accouchements, des accidents

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de travail, il m’est arrivé assez souvent de rencontrer des gens qui avaient été guéris par Isidore. Ceux que je ne voyais pas, j’en entendais parler.

– Je n’ai pas bien compris pourquoi il avait arrêté et ce qui l’a fait recommencer.

– C’est justement ce à quoi je réfléchissais. Il est évident que les trois guérisons qui sont liées d’une façon ou d’une autre aux chapelles ont redonné à Isidore le goût des miracles. L’oiseau agonisant du mont Noir trouve une résonance dans l’enfant noyé du mont Unda et les fièvres du frère dominicain.

– Oui, mais ce n’était pas ses premiers miracles.

– C’est vrai, sauf qu’il avait arrêté longtemps auparavant sur ordre de ses supérieurs. Pour devenir prieur, il devait être inattaquable et les guérisons ont un parfum de soufre. Puis le temps a passé, il a été longtemps sans en faire.

– Vous pensez que le frère Isidore n’a vraiment pas eu d’autres occasions de faire des guérisons, pendant toutes ces années?

– Nous en avons souvent parlé lui et moi. Isidore a respecté son engagement jusqu’à ce que ces trois événements agissent comme autant de signes que le temps de l’obéissance était révolu. Ce qui m’intrigue, c’est la nature du mouvement religieux auquel sa décision a donné naissance. Apparemment, la dissidence allait au-delà des guérisons; elle semble avoir donné lieu à la fabrication d’objets de culte distincts, ces ardoises sculptées; à des réunions secrètes aussi. Il s’agit vraiment de la partie immergée de l’histoire des chapelles. À partir de maintenant, Joal, vous en savez autant que moi.

– J’en ai une! Venez voir!

Charlotte venait d’émerger des profondeurs de la terre en tenant précautionneusement la première pierre intacte de la journée. Elle était magnifique. C’était un visage d’homme portant la barbe et la tonsure. Les chercheurs le reconnurent tout de suite : il s’agissait de saint François d’Assise. La pierre fut portée en grande pompe jusqu’à la table où travaillait Marcelle, placée au centre, et chacun put venir l’admirer. Celle-ci, voyant arriver cette merveille, s’était empressée de

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demander à Charlotte :

– Y en a-t-il d’autres?

– Je pense que oui. Juliette était en train de dégager un autre tas de pierres quand je suis remontée. Mais c’est long. Il faut faire très attention pour ne rien abîmer.

Charlotte savait de quoi elle parlait en matière de précaution à prendre depuis qu’elle s’était assise sur la seule pierre que nous possédions.

Après un dîner fébrile, nous nous sommes dépêchés de reprendre nos tâches : d’autres pierres intactes allaient peut-être être mises à jour. Et de fait, saint François d’Assise fut suivi par trois autres figures d’aussi belles venues. Nous n’étions pas des spécialistes, et notre souvenir s’était sans doute atténué au cours de la dernière année, mais il nous sembla que ces pierres étaient plus belles, plus finement travaillées que celles qui avaient été dérobées presque sous notre nez dans la chapelle du mont Noir.

***

Le lendemain matin, un ciel lourd, traversé de cellules orageuses, mit un frein à notre enthousiasme et à nos projets de la journée. Mieux valait reporter le travail à plus tard. Augustin et Alice décidèrent qu’il était temps de rentrer aux Piroches. Cela faisait plus d’une semaine qu’ils portaient les mêmes vêtements qu’Alice lavait le soir après avoir enfilé la jaquette de l’invitée et qu’ils vivaient sur du dentifrice emprunté. Ils avaient atteint leur limite d’inconfort et commençaient à s’ennuyer sérieusement de leurs lits, de leur électricité, de leurs bulletins de nouvelles et de leur journal.

Quand elle eut fini de rassembler ses affaires, Alice me fit signe d’aller la rejoindre. Elle tenait un petit sac à la main.

– J’ai quelque chose à te donner, Joal.

Je me suis approchée, intriguée.

– Qu’est-ce que c’est?

– Un souvenir. Elle te sera plus utile qu’à moi et j’avais envie que

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tu ne nous oublies pas trop vite.

Elle me tendit la pochette de soie, au fond de laquelle je découvris une ravissante boussole.

– Oh! Alice, je l’adore!

– Je me doutais que ça te ferait plaisir. Je ne pouvais pas l’offrir à quelqu’un de plus indiqué.

– Merci. Je vais en prendre soin comme la prunelle de mes yeux. Promis, juré!

Avoir été plus âgée, j’aurais sans doute fait celle qui ne veut pas accepter par politesse ou fausse modestie et je me serais fait prier. Mais, heureusement, j’avais encore l’âge où les cadeaux sont donnés gratuitement et gracieusement acceptés.

Pendant que j’écris ces lignes, la boussole d’Alice, en laiton massif, est posée devant moi sur la pochette de soie d’origine. Elle a survécu à mes déménagements, mes oublis, mes revers de fortune. C’est ma lampe d’Aladin. Un coup de chiffon et l’été de mes quinze ans s’échappe du boîtier, je suis prise de vertige. Je crois que la force de son pouvoir d’évocation vient du fait que je ne l’ai jamais montrée à personne. Sa magie ne s’est pas éventée.

Je ne savais pas alors, et elle non plus, que ses jours étaient comptés. Elle m’offrait sa boussole en gage d’amitié, et c’est ainsi que je l’ai reçue et acceptée.

– On descend?

– Oui. C’était l’fun de vous avoir avec nous, tous les deux, allez-vous revenir?

– Moi aussi, j’ai aimé mes vacances au château. Avoir eu une valise de vêtements de rechange, ajouta-t-elle malicieuse, je serais restée et vous n’auriez jamais trouvé le moyen de vous débarrasser de moi!

Je lui ai souri et je suis allée cacher mon trésor sous mon oreiller. Je voulais l’avoir à portée de main pour le regarder à mon aise plus tard.

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En bas, le docteur Chapdelaine promettait de donner des nouvelles et s’inquiétait déjà de ne pas en recevoir de nous. Il suggéra à Samuel et à Catherine d’aller voir Adhara.

– Je suis certain qu’elle vous ouvrira la chapelle, comme elle l’a fait pour moi, si vous le lui demandez. Je mettrais ma main au feu qu’il y a une troisième chambre en dessous. Ça vaut la peine d’essayer. Et puis, elle sera contente de vous voir. Il se passe des choses importantes pour elle en ce moment.

– Qu’est-ce qui se passe?

– Tiens, Joal. Où étiez-vous passée?

– J’aidais Alice à finir ses bagages.

Catherine s’impatientait :

– Allez, docteur Chapdelaine, dites-nous ce qui se passe.

– Voilà, voilà, petite bonne femme curieuse : elle attend la cigogne.

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Chapitre XXII

Un nouveau maître Le notaire Boileau comptait parmi les personnes les plus

influentes de la région. Il avait l’air éternel. Pendant des années, il avait été maire du village et connaissait pour ainsi dire chaque pli de l’immense territoire. La maladie l’avait contraint à céder sa place; il avait été remplacé par un de ses amis de longue date, ce qui lui permit de continuer à exercer le pouvoir sans les inconvénients qui viennent avec. Mais, chose certaine, il serait notaire jusqu’à la fin de ses jours, car jamais il ne renoncerait à veiller aux transactions qui redessinaient sans cesse le territoire. De toute façon, vivre sans savoir ce qui se passait l’aurait tué.

Sa maison était voisine de celle du docteur. Il avait prélevé une partie du salon pour en faire sa salle d’attente et recevait ses clients dans la salle à manger transformée depuis quelques milliers de lunes en bureau.

Altaïr plissa le nez. Ça sentait la pipe refroidie, une odeur dégoûtante. Il se demandait ce qui prenait tant de temps au notaire pour qu’il le fasse attendre de la sorte. Il prit néanmoins son mal en patience, car les raisons de sa présence étaient trop importantes pour qu’il parte ou se permette de faire un esclandre à l’ancien maire qui finit par arriver dans un habit froissé, assorti aux ravins de son visage.

– Monsieur Kontarsky, enchanté.

– Tout l’honneur est pour moi, notaire.

Voilà qui était prévu pour flatter le notaire dans le sens du poil. La maison était apparemment déserte, mais le vieux conseiller juridique referma soigneusement la porte capitonnée avant d’aller à l’essentiel :

– Que puis-je faire pour vous?

– J’aimerais savoir à qui sont les titres de propriété du mont Noir.

– Vous seriez acheteur?

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– Peut-être, répondit Altaïr, sur un ton détaché.

– Ces terres ont une grande valeur et elles n’ont cessé d’en prendre depuis que votre communauté a acheté la montagne de l’est.

– Ce sont celles du mont Noir qui m’intéressent. Alors?

– Il faudrait que je consulte les titres de propriété.

Le notaire le savait pertinemment, Altaïr savait que le notaire le savait, mais il fallait préserver un certain protocole.

– Pouvez-vous le faire maintenant?

– Oui. Attendez-moi, je vais voir.

Le notaire revint assez rapidement avec un registre qu’il consulta à l’aide d’une loupe.

– Le mont Noir fait partie du domaine des O’Farrell.

– Cela inclut la chapelle, je suppose?

Le notaire tourna les pages. Il savait où regarder.

– Apparemment, non.

– Quoi?

– Je vois ici qu’il y a eu cession d’un lot.

– Ah!

– Celui où se trouve la chapelle justement.

– La cession a été faite pour construire la chapelle?

– La date de construction ne figure pas ici. Elle a été construite avant, probablement à l’insu des propriétaires du fonds de terre; les actes notariés dont il est question font état d’une cession d’une superficie de trois acres, sur laquelle se trouve une chapelle, par la famille propriétaire du domaine au profit du diocèse de Chicoutimi. Il y aurait donc une petite partie du mont Noir qui appartiendrait à l’Église catholique depuis mille huit cent quatre-vingt-douze. Si j’ai bien

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compris, c’est cette partie qui vous intéresse?

Altaïr n’en revenait pas de sa chance. Acheter la montagne entière aurait été hors de prix. Mais une portion de celle-ci, déjà lotie, et appartenant à l’Église, c’était envisageable. Il ne fallait pas qu’il ait l’air de trop y tenir.

– Oui. Je m’y rends parfois et je me suis dit que s’il était possible d’acheter la chapelle, nous le ferions dans un but de conservation.

– Je vois. La région a été rattachée au diocèse de Québec en 1951. Il se peut que les papiers aient été transférés là-bas. Aimeriez-vous que je fasse des démarches en votre nom auprès de l’Église?

– Oui. J’apprécierais. Je repasserai vous voir à la fin de la semaine.

C’était sa façon de dire que le dossier était urgent.

***

– Si ça ne te dérange pas, Alice, on pourrait dormir à la maison ce soir et retourner aux Piroches seulement demain.

– Pourvu que je puisse prendre une douche chaude, me glisser dans des vêtements confortables et m’asseoir devant la télé, je n’ai pas d’objection. Pourquoi?

– Je veux parler au notaire Boileau à propos des chapelles. Altaïr en mène un peu trop large à mon goût.

– Et...

– Je ne suis pas sûr que la chapelle du mont Unda appartient à la communauté, pour ne rien dire de celle du mont Noir.

– Pour le mont Noir, ça m’apparaît évident, mais le mont Unda a été acheté par la communauté et la chapelle se trouve dessus, je ne vois vraiment pas...

– Laisse-moi te revenir là-dessus. Je suis à peu près certain qu’il y a des exceptions à la règle. À l’époque, Isidore a construit les chapelles sans se préoccuper de qui pourrait en être propriétaire. Le temps a passé, l’eau a coulé sous les ponts, on pourrait avoir des surprises.

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***

Le fait qu’Augustin aille voir le notaire était un signe qu’il allait vraiment mieux. Il but son café en vitesse et partit sans rien avaler d’autre. Trop énervé. Il surveillait l’heure depuis qu’il était levé, et huit heures et demie lui semblait une heure correcte pour se présenter au bureau du notaire. Si ça ne l’était pas, eh bien! il jouerait la corde de l’amitié pour lui soutirer un deuxième café!

– Augustin! Tu n’es pas à Cap-à-l’Aigle?

– On y était et on y retourne. Ne t’inquiète pas!

– Ne sois pas si susceptible, c’était juste une question en passant.

– Je sais, Joseph-Henri. Écoute, je ne veux pas te déranger longtemps. Je me demandais juste...

– J’ai tout mon temps, viens dans mon bureau, ça fait un méchant bail qu’on s’est vu.

Augustin s’assit, mais il n’avait pas la tête aux préambules. Il demanda sans attendre :

– J’aimerais savoir à qui appartiennent les chapelles...

– Quelles chapelles?

– Celles du mont Noir et du mont Unda.

– C’est bizarre!

– Quoi? Qu’est-ce qui est bizarre?

– Tu es le deuxième à me poser la question en deux jours. Ça ne peut pas être une coïncidence. Qu’est-ce qui se passe en haut?

– Qui d’autre s’intéresse aux chapelles?

– Je ne sais pas si...

– C’est Carl Kontarsky, non?

– Je le savais que ça ne pouvait pas être une coïncidence!

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– Kontarsky agit comme s’il était propriétaire des chapelles; je voulais vérifier ses prétentions.

– Je vois! Moi, il ne m’a parlé que de la chapelle du mont Noir.

– Qui est le propriétaire du mont Noir?

– La famille O’Farrell. Elle possède trois des sept monts autour du lac. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle a fait cession d’un lot de trois arpents aux autorités religieuses du diocèse de Chicoutimi en mille huit cent quatre-vingt-douze, en échange d’un banc perpétuel pour la famille dans l’église du village.

– Le titre de propriété se trouverait à Chicoutimi?

– Pas nécessairement. On est passé aux mains du diocèse de Québec depuis ce temps. Il est possible, mais pas certain, que le titre de propriété se trouve aujourd’hui aux archives du diocèse de Québec.

– Combien le lot peut-il valoir à ton avis?

– Avec la chapelle? Impossible à dire comme ça.

– Kontarsky t’a-t-il demandé de prendre des renseignements pour lui?

– [...]

– Je comprends. Une dernière chose, Joseph-Henri, est-ce qu’une situation semblable s’est produite avec la chapelle de la communauté?

– Tu veux dire, une autre cession?

– Oui, qui aurait eu lieu dans les années cinquante ou soixante?

– Je ne sais pas, il faudrait que je regarde.

– S’il te plaît.

Le notaire se leva, ouvrit un autre registre qu’il avait posé sur le bord de la fenêtre, et l’étudia de longues minutes avant de revenir s’asseoir.

– La montagne de l’est appartient à Bernadette Gozzoli. Aucune

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mention d’enclave ne figure au registre.

– Merci. Je te revaudrai ça, quand tu veux.

– C’est déjà fait. Personne n’aurait pu me soigner comme toi. T’es un fameux médecin, tu le savais, ça? Mais, pour ma satisfaction personnelle, peux-tu me dire ce qui se brasse autour du lac aux Sept Monts d’or?

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Chapitre XXIII

À la droite du Père

– Où est-ce qu’on va comme ça?

– Tu ne m’as pas dit que tu voulais revoir Jeanne?

– Qui?

– Jeanne. Jeanne O’Farrell! Rappelle-toi, on en a parlé l’autre jour en passant devant leur ferme.

Alice regarda son frère avec suspicion. Elle n’avait pas prononcé le nom de Jeanne depuis au moins deux ans. Augustin devait avoir une idée derrière la tête. Elle se laissa aller contre le dossier de la banquette. Au fond, l’idée de revoir Jeannou lui plaisait.

Les O’Farrell habitaient dans une montée, une maison avec des bâtiments de ferme, des arbres, un grand potager et des chevaux. Propriétaire terrien, monsieur O’Farrell avait espéré avoir des garçons qui prendraient sa relève, mais comme il n’arrêtait pas de faire des filles, il s’était résigné à leur enseigner le métier de la terre. Des douze filles O’Farrell, trois étaient restées, dont Jeannou, qu’Alice ne voyait pratiquement jamais depuis qu’elles avaient définitivement quitté les bancs de l’école, Jeannou, la rebelle, qui n’aimait rien comme ses chevaux, sa terre, sa liberté, et Marguerite, qu’Alice soupçonnait d’avoir longtemps été amoureuse d’Augustin.

– Toi, je gage que tu aimerais bien aller faire la cour à Marguerite.

Augustin éclata de rire. Il avait été beau garçon et n’ignorait pas l’effet qu’il faisait aux filles mais, après toutes ces années, l’idée n’était rien de moins que saugrenue!

– Je pourrais le faire si je pense obtenir ce que je veux...

– Qui est?

– L’histoire entourant la cession d’un fonds de terre au diocèse de Chicoutimi.

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Un chien de ferme aboya après l’auto, rapidement contrôlé par une grande femme aux tresses blanches.

– On peut vous aider?

– Le chien, je ne pense pas. Mais vous, Marguerite, je veux bien, rétorqua Augustin qui décidément reprenait son aplomb d’autrefois.

– Augustin? Augustin Chapdelaine! C’est bien vous? Et Alice? Tu parles de la belle grande visite. Tais-toi Filou, ce sont des amis. Venez, venez, on va aller avertir Jeannou, elle va être contente de vous revoir, Alice.

Jeanne fit une vigoureuse accolade à Alice et ils s’assirent tous les quatre dans la cuisine d’été pour savourer une marmite de souvenirs.

– Pendant qu’on y est, jeta Augustin dans la conversation, comme si l’idée venait seulement de l’effleurer, j’ai appris récemment que votre famille avait cédé un bout de terre aux autorités religieuses de Chicoutimi. Celui où se trouvait une chapelle...

– Ça ne me dit rien. Toi, Jeannou?

– C’était quand?

– En mille huit cent quatre-vingt-douze.

– Vous voulez rire? C’était vingt ans avant ma naissance!

– Je sais, mais il y a des événements familiaux qu’on aime se raconter dans les veillées et qui passent ainsi de père en filles...

– Jamais entendu parler. Par contre, si quelqu’un le sait ici, c’est Léa. Voulez-vous que je lui demande?

– Oui, j’aimerais bien.

Jeannou partit à la recherche de Léa, l’aînée de la tribu.

– Vous êtes trop jeunes pour vous en souvenir, les filles. Mais oui, moi, j’ai souvent entendu papa parler de cette enclave sur nos terres qui nous avait apporté un banc perpétuel à l’église et qui devait nous assurer à toute la famille une place à la droite du Père.

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Elle était si vieille, Léa, que c’était impossible de se rappeler à quoi elle ressemblait dans sa jeunesse mais, chose certaine, elle avait hérité de l’humour irlandais de son père. Elle conclut, tout sourire :

– Je n’ai jamais fait confiance aux curés. Ne vous demandez pas pourquoi je ne suis pas pressée de monter au ciel!

– Savez-vous autre chose à propos de l’entente entre votre père et le diocèse?

– J’avais sept ans à l’époque, pas besoin de vous dire que c’est flou. Mais une chose que je me rappelle en plus de notre place au ciel, parce que papa en a souvent reparlé, c’est la condition qu’il avait posée.

Voilà, il brûlait. C’était pour apprendre ce qu’il était sur le point d’apprendre qu’Augustin était venu à la ferme des O’Farrell.

– Oui?

– Tant que la famille O’Farrell resterait propriétaire du mont Noir, le lot ne pouvait pas être cédé, à moins d’une permission écrite de la famille.

– Et?

– Et puis rien. Ça n’est jamais arrivé. Le lot doit donc encore appartenir au diocèse.

– Et aujourd’hui, si quelqu’un voulait l’acheter?

Léa regarda Augustin de ses yeux les plus bleus :

– Tant que le cas ne se présentera pas, on ne saura pas.

Jeanne répondit, catégorique :

– Mais non, voyons! Pourquoi est-ce qu’on vendrait un morceau de notre montagne?

– En effet, approuva Marguerite, je ne vois pas pourquoi.

Léa continuait de fixer Augustin :

– Vous, Augustin, avez-vous une idée?

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– Je ne vois aucune raison qui puisse justifier de compromettre sa place à la droite du Père. Sans compter le risque de faire dégringoler tous ceux de la famille qui y sont déjà.

***

Capella avait discrètement fait disparaître les patrons, la laine et les aiguilles et avait évité d’en parler. Quand Shaula aurait moins de peine, si elle voulait, elle aborderait le sujet. Ce fut ce jour-là.

– Elle n’était peut-être pas prête à avoir un enfant si tôt.

– Vous devriez lui proposer de venir passer un peu de temps avec nous. Ça lui ferait du bien. Louise se fera un plaisir de vous accompagner si vous voulez aller la chercher.

– Je sais. Mais si Adhara avait voulu que je le sache, elle m’aurait envoyé un mot. Je préfère la laisser me l’annoncer à son heure. C’est difficile de perdre un bébé.

– Et l’idée de vous retrouver face à Altaïr...

– Ce ne serait vraiment pas le moment. Celui-là, si je pouvais, je l’étriperais!

– Vous avez eu de ses nouvelles à ce que je vois.

– Oui, ce matin, par le truchement de son avocat. Selon leur version des faits, j’ai abandonné Carl avec les enfants pour aller m’installer chez ma sœur en Italie, d’où je ne serais jamais revenue, toujours d’après leurs prétentions, si elle n’était pas morte. Ils qualifient mon départ d’abandon de domicile et demandent un divorce pour faute à mes torts exclusifs ainsi qu’une prestation compensatoire qui pourrait se traduire par le maintien de la famille dans les installations du mont Unda.

– Qu’en dit votre oncle?

– Je ne lui ai pas encore montré la lettre. J’ai peur que sa pression explose. Comment les choses ont-elles pu se mettre à aller aussi mal? Avez-vous une explication, Capella?

– Je ne sais pas. Mais si j’avais un conseil à vous donner, Shaula,

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juste un, je vous dirais simplement de rester souple. C’est le moyen le plus sûr de passer à travers ce qui semble intraversable.

– C’est plus facile à dire qu’à faire, vous savez.

– Je sais. Je n’ai pas connu les manigances d’un mari vindicatif, mais au cours de ma carrière de journaliste, un confrère tout aussi retors qu’Altaïr m’a accusée de plagiat. C’était aussi faux que les accusations d’abandon de domicile qu’Altaïr vous lance à la tête et pourtant ça m’a suivie des années.

– Vous êtes-vous défendue?

– Oui, mais mal. Avec la conviction que les gens devaient nécessairement me donner raison... puisque j’avais raison. Ce n’est pas comme ça que ça marche, Shaula. Défendez-vous, mais avec légèreté, comme si le résultat était assuré, comme si en aucun moment vous ne vous sentiez menacée. Si quelqu’un m’avait donné ce conseil à l’époque, j’aurais perdu beaucoup moins de temps. Et puis, n’oubliez pas qu’Altaïr est en attente de procès. Il est sur la défensive. Non, croyez-moi, si vous restez zen, vous allez gagner sur toute la ligne.

Shaula regardait Capella, perplexe. Cette femme forte, intelligente, qui avait mené sa carrière tambour battant n’avait donc pas eu que des succès et des éloges? Mais même en admettant qu’elle eût raison, qu’est-ce que Shaula ferait de sa colère si elle ne pouvait l’employer à se défendre?

– Et qu’est-ce que je fais de ma colère?

– Rien.

– Comment ça, rien? C’est bien connu, la colère non exprimée donne le cancer!

– Je me méfierais plus des pesticides. Selon moi, la colère évacuée donne la sérénité. Vous êtes furieuse, vous vous regardez être furieuse, et déjà le tableau est si intéressant que la colère perd du terrain. Vous vous dites que la situation ne vous atteint pas plus que la pluie quand vous êtes à l’intérieur et, première nouvelle que vous avez, vous ne ressentez plus de rage. Elle s’est évaporée. Elle n’est plus en vous comme une tumeur, elle s’est échappée de vous.

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– C’est bien beau, mais ça n’empêchera pas Altaïr et son avocat de me dépouiller!

– Je ne vous dis pas de ne pas vous battre, Shaula, je vous dis de le faire avec le sourire et du recul.

– J’ai beaucoup à perdre, Capella. La montagne, mes enfants. L’enjeu est énorme.

– Raison de plus pour y aller en souplesse.

– Peut-être avez-vous raison.

– Rappelez-vous simplement que la rigidité est le propre des cadavres.

– Et vous, comment vous en êtes-vous sortie?

– J’ai fini par jeter du lest. D’abord, j’ai traversé le statu quo, ensuite celui qui m’avait attaquée a été attaqué à son tour sans que j’aie rien à y voir. Il s’était attiré ça tout seul, et je l’ai vu perdre sa superbe. Le vent a finalement tourné, des gens se sont rapprochés de moi, la vérité a fait tranquillement son chemin jusqu’à la surface. Et vous savez quoi?

– Non?

– À mesure que je me distanciais du problème, son dénouement s’accélérait.

– J’aurais presque envie de vous croire.

– Ne vous gênez pas.

– N’empêche que ce ne sera pas simple d’annoncer les dernières nouvelles à mon oncle. Il risque de le prendre très mal.

– Gagez-vous qu’il y a déjà pensé? D’après ce que vous m’en avez dit, il n’est pas né de la dernière pluie, le Bartolomeo. Ce que j’ai appris à la dure, il l’a appris aussi, j’en mettrais ma main à brûler.

– On va le savoir bientôt, je soupe avec lui ce soir.

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Chapitre XXIV

La nuit de la capitulation

J’y serais allée aussi. Je les aurais accompagnés... si seulement ils m’avaient avertie! Ils sont partis très tôt, à l’heure des poules. Ils n’étaient pas à table pour déjeuner, mais on déjeunait longtemps au château, sans discipline et sans règles. Je ne me suis donc pas aperçue immédiatement de leur absence. À l’heure du dîner, il était largement trop tard pour les rejoindre. Et puis où étaient-ils? Je n’en avais pas la moindre idée.

Samuel m’a dit qu’il n’avait pas prévu le coup. Il dormait encore quand Catherine s’était approchée de son lit pour lui chuchoter qu’elle partait, qu’il avait dix minutes pour décider s’il venait et pour aller la rejoindre à la porte. Ce qu’il a fait évidemment. Moi, j’y aurais pensé à deux fois. Avec l’accueil qu’Adhara lui avait réservé la dernière fois, je ne suis pas certaine que j’aurais eu envie de faire une seconde tentative, mais bon, Samuel était quelqu’un de bon, infiniment plus que moi.

Le plan, c’était de faire d’une pierre deux coups : aller visiter la future maman et l’emmener pique-niquer à la chapelle où ils en profiteraient pour vérifier l’hypothèse du docteur Chapdelaine. Quand tout le monde fut parti se coucher, Catherine avait préparé des sandwiches à la hâte et était allée dormir brièvement.

Ils ne savaient pas qu’ils auraient la surprise de leur vie en découvrant l’orgueilleux et absurde portail d’Altaïr. Samuel s’inquiétait plutôt de tomber sur Bellatryx à qui il n’arrivait pas à pardonner. Il ne pouvait s’enlever de la tête que sans son inconscience, Zitella vivrait encore.

– Qu’est-ce que c’est que ça? s’écria Catherine, arrêtée net dans son élan.

– Est-ce que tu vois ce que je vois?

Catherine et Samuel, interdits, s’arrêtèrent devant le haut portail, qui ressemblait à une déclaration de guerre. « Vous n’êtes pas les bienvenus dans cette contrée », semblaient murmurer les barreaux.

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« Partez! Allez-vous-en! »

Depuis l’installation du portail, il n’y avait pas toujours de gardien à la porte de Belisama, discrètement retranchée en amont. C’était le cas, ce jour-là. Une fois la surprise passée, l’indignation monta, mais comme elle ne servait à rien, Catherine reprit ses esprits et décida qu’elle ferait le guet jusqu’à ce que quelqu’un se présente et la laisse entrer. Samuel, qui savait comment s’introduire dans la chapelle sans les clés, partit devant. Il commencerait à chercher un accès vers une possible chambre souterraine en attendant que Catherine le rejoigne, accompagnée d’Adhara si la chance était de leur côté. La chance était de leur côté.

***

– Je ne sais pas comment vous l’expliquer. La communauté, c’était ma patrie, mes repères. Et voilà que mon père menaçait de m’en chasser. Pouvez-vous imaginer l’effet que ça fait?

Catherine le pouvait, mais son père, mort avec le reste de la famille dans un accident, n’était pas Altaïr. Samuel le pouvait aussi, mais ce n’était pas de lui qu’il était question.

– C’était une mauvaise idée, ce mariage. Je le sais maintenant. C’est un peu tard, vous allez me dire, mais c’est fait.

Adhara fit une pause; tous les trois remontaient le cours du temps. Ce matin-là, leur dit-elle, il neigeait d’une neige cotonneuse et caressante qui se pose sur les objets comme une couette de duvet. Depuis des semaines, Antarès se préparait; tout le monde dans la communauté avait été mis à contribution. Ça chuchotait pendant les repas. Le banquet et le bal auraient lieu dans la grande salle de la bâtisse à la galerie en cèdre rouge. Dehors, sous un abri prévu à cet effet, tourneraient un agneau et un porcelet embrochés. L’étrange Indi, Castor, Dorado et Sextans avaient improvisé un quatuor à cordes auquel ils prenaient grand plaisir.

Avec la complicité d’Antarès, Marc-Aurèle avait réussi à se procurer un attelage et une vieille carriole qui serait tirée par Gaïa, Patoul et deux de leurs faons pour conduire la mariée en grand équipage jusqu’à la chapelle.

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Véga s’était rendue à Québec pour faire confectionner la robe d’Adhara. Elle était en soie brute avec des broderies médiévales au col et aux revers des manches. Au moment de passer la commande, Véga n’avait pas pu résister et avait décidé que la communauté entière porterait bliauds et cottes, hauts-de-chausse, surcots, mantes, et houppelandes. Après tout, ce n’était pas tous les jours que la première-née de la communauté, l’enfant des jours heureux, convolait en justes noces, et il convenait de le souligner avec magnificence. Elle revint avec un précieux butin de costumes et d’accessoires.

La veille du mariage, Adhara passa une très mauvaise nuit. Dans les semaines qui avaient suivi sa promesse à Sirius, elle avait fait en sorte de faire la sourde oreille à ses doutes. Lui, de son côté, avait mené une cour discrète, passant peu de temps auprès d’elle, juste assez pour éviter qu’elle s’exaspère et change d’idée. Elle ne l’avait pas fait, mais la nuit précédant le grand jour, elle avait bien failli. Elle avait fait ses comptes et longuement oscillé entre la tentation de reprendre sa promesse et celle de se laisser aller à l’inertie des choses.

Catherine tiqua. C’était une attitude qui l’horripilait. Elle faillit s’exclamer que l’inertie des choses n’était qu’un euphémisme pour parler de l’inertie des gens, mais elle se retint. Ce n’est pas ainsi qu’on traite les confidences d’une amie.

Adhara n’avait pas fermé l’œil avant l’aube, ballottée entre espoirs et regrets, tour à tour soulagée que sa vie prenne enfin une direction précise et accablée par la direction elle-même.

Étrangement, à son réveil, elle ne ressentait plus ni inquiétudes ni appréhension. Elle se sentait enveloppée par une fine couche de tristesse, sans plus. Ce mariage lui redonnerait peut-être une place dans l’univers. C’est ce qu’elle en attendait. Elle se réjouit de voir la neige tomber comme quand elle était enfant et espéra que ce soit un heureux présage. Elle avait capitulé.

Maïte se présenta en fin d’avant-midi sous la neige qui tombait toujours. Elle tenait une valise remplie de petits pots de crème, de parfums et de maquillage. Elle s’était offerte pour préparer et coiffer la mariée, ce qu’Adhara avait accepté avec reconnaissance. Elle n’y connaissait rien et n’aurait rien fait de spécial sans l’assistance de Maïte. Elle s’abandonna donc à ses mains, qui savaient y faire en beauté

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féminine et appartenaient elles-mêmes au plus ravissant des modèles.

Ce serait la première fois que la chevelure d’Adhara, bouclée et parfumée, ne serait retenue que par de lâches rubans. Quand Véga était arrivée avec la robe d’Adhara, les cernes dénonçant sa nuit sans sommeil avaient disparu sous les poudres magiques de Maïte.

Véga sortit la robe de son enveloppe et Adhara eut une exclamation de joie.

– N’est-ce pas qu’elle est belle?

Mais Véga n’attendait pas nécessairement de réponse tant elle en était convaincue. Elle enchaîna, joyeuse :

– Maintenant, il te faut quelque chose de vieux avec cette robe neuve. Voilà un collier qui a appartenu à ta mère. Quelque chose de prêté, mon aumônière, et finalement, quelque chose de bleu...

– Tiens, on va mettre ce ruban dans tes cheveux, dit Maïte en joignant le geste à la parole, et tu auras les quatre symboles de la vieille tradition : something old, something new, something borrowed, something blue.

– Je ne connais pas cette coutume. Qu’est-ce qu’elle veut dire?

– Quelque chose de vieux, expliqua Véga, c’est pour ne pas oublier d’où tu viens, ta vie d’avant; quelque chose de neuf c’est pour guider tes pas là où tu vas, dans ta nouvelle vie; quelque chose d’emprunté – à une femme heureuse en mariage de préférence, mais on n’en avait pas sous la main – appelle le bonheur sur ton couple, et quelque chose de bleu fait référence à la pureté et à la longévité de votre engagement.

Maïte et Véga continuèrent à tourner autour d’elle, ajustant un détail, défroissant un pli, jusqu’à ce que ce soit l’heure d’aller se préparer à leur tour.

– Promets-nous de ne pas mettre le nez dehors avant que Bellatryx vienne te chercher, lui recommanda Maïte en ouvrant la porte.

– Tu trouveras une pelisse et des poulaines fourrées dans cette housse. Il ne faudrait quand même pas que tu attrapes ton coup de mort

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le jour de ton mariage, compléta Véga, avant de disparaître à son tour.

Adhara se souvenait de l’arrivée de Bellatryx, vêtu comme un jeune seigneur, ce qui l’avait étonnée, car elle ignorait que la communauté reculerait l’heure de quelques siècles pour la journée. Elle chaussa les poulaines fourrées, jeta la pelisse sur ses épaules et fut conduite jusqu’à la carriole de Marc-Aurèle devant laquelle piaffaient les chevreuils.

– C’est Gaïa et Patoul! Bonjour les chevreuils. Bonjour Aladine, bonjour Zebda!

Marc-Aurèle tenait les rênes, habillé en page du temps jadis.

– Allez, monte. Un fiancé t’attend dans la forêt.

La cérémonie consistait en un simple engagement des épousés l’un envers l’autre. Sirius avait préparé un texte qu’il lut, un tremblement dans la voix, Adhara se contentant d’acquiescer à la formule prononcée par Altaïr qui présidait à la cérémonie. L’échange des anneaux, de sobres joncs d’argent brossé, fut accompagné par le quatuor à cordes qui joua avec émotion, enthousiasme et quelques fausses notes.

– Si je n’avais pas été la mariée, j’aurais adoré cette journée. À la fin de la cérémonie, le cortège a emboîté le pas à la carriole toujours conduite par Marc-Aurèle et dans laquelle Sirius et moi sommes montés en couvrant nos genoux de fourrures. Il neigeait toujours. Si mes vœux avaient été exaucés, nous ne nous serions pas arrêtés, nous aurions continué jusqu’au cœur de la montagne, jusqu’à disparaître sous la neige. Pourtant, le banquet était somptueux, la nourriture, exquise, et les jeunes ont dansé à s’en user les pieds.

Le récit de la noce touchait à sa fin. Un voile de tristesse semblait à nouveau s’être déposé sur Adhara. Voilà qu’elle s’apprêtait à parler de l’enfant.

– Avant de m’évanouir sur l’estrade au mont Noir, je me doutais déjà de quelque chose, mais je n’avais pas envie d’y penser. J’espérais vaguement qu’en n’y attachant pas d’importance la réalité changerait son cours. Quand il est devenu clair que j’étais enceinte, j’ai ressenti une panique insupportable. Je ne voulais pas d’un enfant à ce moment-là, je ne voulais pas d’un enfant de ce vieil homme, je ne voulais pas de

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la vie que je menais et de celle qui allait s’imposer à moi par la force des choses. Puis, petit à petit, je me suis habituée à l’idée d’avoir quelqu’un en moi, quelqu’un qui compterait sur moi, plus que moi, pour qui je serais la personne la plus importante au monde. Et quand j’ai été habituée à cette idée, je l’ai perdu. Il est parti. Voilà, vous savez tout.

Catherine et Samuel se taisaient, émus par la beauté d’Adhara qui la différenciait des autres sans lui être d’aucun secours, impressionnés par son courage. Catherine fut la première à revenir sur terre.

– Qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant?

– Je n’ai pas plus d’endroit où aller qu’avant. Je vais rester pour les filles. En ce moment, elles ont besoin de moi et leur enseigner me plaît. Après, on verra. On mange?

– Tu parles si on mange, répondit Samuel, ému.

– Avez-vous du nouveau sur les chapelles?

– Vas-y Catherine, dis-lui. Vous les filles, vous êtes plus douées que nous pour raconter les histoires.

C’était un compliment à la Samuel.

***

– Nooooooooon ! Arrête. Je monte à ta place. On ne dirait vraiment pas qu’il t’est arrivé malheur la dernière fois que tu as grimpé sur cette table.

– Je n’ai plus rien à perdre cette fois, Samuel. Regarde, elle est là.

La rose que le docteur Chapdelaine leur avait décrite avec soin. Samuel monta sa main au-dessus de sa tête et tâta le bas-relief de très faible enlevure. Pas de mécanisme dans celle-ci. Il faudrait passer la salle au crible.

Catherine regardait la dalle où se trouvait l’inscription latine, songeuse. Le passage, si passage il y avait, ne pouvait pas être là puisque le sol était en terre battue sous la pierre. Samuel, toujours juché sur la table, fouillait le plafond avec sa lampe de poche. Il remarqua que

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la rose était placée au bout d’une tige décorée de feuilles alternes. Toutefois, une seule épine, pointant une intersection imaginaire entre la porte et l’oculus, était apparente. Samuel dessina un arc lumineux avec sa lampe de poche, s’arrêtant sur l’intersection que semblait désigner l’épine de la rose. À cet endroit précis se trouvait un bouton de rose. Adhara, qui avait suivi la manœuvre de Samuel, s’approcha du mur.

– Je suis capable de l’atteindre avec ma main, veux-tu que j’appuie dessus?

– Oui, vas-y!

Ils retinrent leur souffle.

***

– Et voilà! Il ne reste plus rien en bas, pas le moindre petit caillou!

– Merci, Nicolas. Vous avez tous été géniaux! dit Cécil.

– Maintenant, annonça Georges, il va falloir transporter tout ça au château.

Tout ça, c’était l’équivalent de quatre tables de réfectoire pleines de débris classés comme des pépites d’or. Sa remarque fut accueillie par un silence désapprobateur. Il faut dire que Georges n’était pas le plus populaire de l’équipe. Il avait tendance à jouer au seigneur de ce château, ce qui nous tombait royalement sur les nerfs. Si la proposition était venue de Jacques, qui s’était toujours montré aimable et poli, ou de Marcelle, qui n’hésitait jamais à faire sa part de sale boulot, on se serait mis à la tâche sans histoire. Au lieu de quoi, chacun se trouva un urgent besoin d’être ailleurs.

Martin siffla pour appeler Sylve et Paluah et s’éloigna en leur compagnie. Lola attrapa la patte de Zorro, comme une mère outrée qui quitte la cour d’école, suivie de peu par Juliette. Ne voulant pas être en reste, les petites les suivirent, en compagnie de petit Paul et de Pio. À ma grande surprise, même Richard réagit plutôt mal. Non qu’il se soit fâché, il gardait sa colère pour des choses plus graves, mais il lança sur un ton qui indiquait qu’une limite avait été franchie :

– Si vous avez besoin de quelque chose, nous serons au château.

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Son départ entraîna celui de ceux qui ne savaient pas trop quelle attitude adopter, dont Luc, Marie-Josée et Stéphanie, chez qui cet incident provoquait un évident conflit de loyauté. Ils passaient un de leurs plus beaux étés et n’avaient pas l’intention d’y renoncer pour cet idiot de Georges. Mais ils quittèrent néanmoins la place dans le sillage de Richard. À la fin, il ne resta près de la chapelle que ce pauvre Simon. Je lui pris la main et l’entraînai avec moi. Ça leur ferait les pieds, aux chercheurs!

***

Quand Catherine et Samuel revinrent, le schisme durait toujours. Chaque groupe avait soupé de son côté, ce qui n’était plus arrivé depuis longtemps, et le feu allumé par Ignis n’avait attiré que nous. Samuel vint nous rejoindre. Voulant faire une blague, il demanda à la ronde :

– Qui on enterre?

Mais personne n’eut l’heur de la trouver drôle.

– Bon! Je vois que ça va vous en prendre plus que ça pour sourire ce soir.

Il se retourna vers Catherine :

– On leur dit?

– Peut-être que ça ne les intéresse même pas de savoir.

Je leur en voulais à tous les deux d’être partis sans m’avertir, mais ma curiosité fut plus forte.

– Quoi? Dites-le à la fin! On a besoin d’une bonne nouvelle, vous saurez!

– Qu’est-ce qui s’est passé ici? questionna Samuel.

– On s’est chicanés avec les chercheurs.

– Comment ça?

– Ils nous prennent pour leurs esclaves! éclata Martin.

Luc tenta de protester :

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– Tu exagères, comme toujours. Ce n’était pas si grave!

– Dans ce cas, pourquoi Richard est parti du chantier?

– On se calme! Qu’est-ce qui s’est réellement passé? coupa Catherine.

L’explication fournie par Laurent n’impressionna ni Catherine ni Samuel qui laissa tomber, au bout du compte :

– Nous, on a du nouveau qui intéresse tout le monde. Alors, c’est bien simple, on ne parlera pas tant que tout le monde ne sera pas là.

Charlotte se leva la première :

– Je vais chercher Richard.

Je me proposai pour aller au dortoir, voir s’il n’y traînait pas des campeurs et ce fut Maïna et Ignis qui décidèrent d’un commun accord d’aller frapper chez les chercheurs.

– Cécil?

– Oui?

– Il y a du nouveau. Pouvez-vous venir au feu avec les autres?

Cécil regarda Ignis, il en brûlait d’envie.

– Vous êtes sûr? Vous ne nous en voulez pas trop?

Maïna répondit de sa voix grave qui avait l’air faite pour prédire l’avenir :

– Tout va s’arranger, vous allez voir. Venez nous rejoindre autour du feu et n’oubliez pas Georges.

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Chapitre XXV

L’épreuve du silence

– Une rousse, s’il te plaît!

La jeune serveuse lui sourit et ignora une autre table pour aller lui chercher sa bière.

Pictor était au septième ciel. Assis à une terrasse avec Marc-Aurèle et Octans, il avait les joues rouges et, malgré ses efforts pour adopter une attitude plus digne, il était incapable de réprimer un sourire béat. Il avait la tête qui tournait, attentif à de petits riens, à la sensation du jean neuf contre sa peau, à la douceur du polo de laine sur son torse, éperdument jeune et insouciant, enfin pareil au commun des mortels.

– Vous n’en voulez pas une autre, les gars?

Octans sirotait sa bière, trouvant son bonheur à faire l’inventaire de la garde-robe que Véga lui avait montée. Il avait du mal à croire que ces costumes de lainage, ces cravates de soie, ces chemises en coton égyptien, à col italien, ces chaussures de cuir fin étaient pour lui. Il fit non de la main, trop occupé à se remémorer le sac de voyage en cuir qui avait couronné sa journée.

Marc-Aurèle avait fini la sienne, mais il n’avait plus soif et il ne buvait pas quand il n’en avait pas envie. Des trois, il était sans doute celui qui éprouvait le plus d’appréhension à laisser la communauté derrière. Il venait d’un milieu modeste et le faste que s’appliquait à lui faire miroiter Véga suscitait plus de méfiance que d’enthousiasme chez lui. Justement, la voilà qui arrivait dans un froufrou de jupons, un rien de parfum, élégante, dans son élément. Elle revenait de l’hôtel où elle était allée déposer les paquets en même temps que Luyten, aussi encombrant qu’un paquet avec ses idées de ne pas se mêler à la foule.

– Alors, les garçons, la vie est belle?

– Magnifiquement belle! Vous venez prendre une bière avec nous?

– Certainement ! Ensuite, resto, et pour finir la soirée, que diriez-

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vous d’aller dans un bar ou une discothèque?

– Vendu!

– Toi, Octans?

– Pourquoi pas? Aussi bien en profiter, ensuite, on va bosser dur.

– Marc-Aurèle?

– Non merci. Sans façon. J’ai envie de me promener en ville et de manger un sandwich sur le pouce. On se voit plus tard à l’hôtel. Salut!

Sans attendre la bénédiction de Véga, qui n’était pas en air de jouer la mère supérieure de toute façon, il se leva et quitta la terrasse.

***

Shaula était soucieuse. Depuis que l’enquêteur lui avait parlé, elle éprouvait un sentiment croissant de détresse provoqué par l’impression d’avoir été oubliée. Elle vivait repliée, en attente de nouvelles qui ne venaient pas. Jamais elle ne s’était sentie aussi loin d’Hermès et de Capella, si attentifs et merveilleux fussent-ils. Au lieu de souper avec eux, elle préféra aller marcher sur les Plaines. De toute façon, elle n’avait pas très faim.

Quand elle m’a parlé de cette époque, je n’avais que dix-sept ans et tout ce que je pouvais comprendre de ce qu’elle me disait, c’était sa tristesse d’avoir été tenue à l’écart par Adhara. Mais j’étais loin du compte. Shaula avait quarante-sept ans, elle venait de perdre sa sœur cadette, elle rentrait d’Italie, aussi bien dire d’une autre planète, pour retrouver une communauté devenue étrangère, un compagnon hostile qui voulait s’accaparer sa montagne, des enfants qui lui en voulaient de sa longue absence. Ses travaux de recherche laissés en plan à son départ ne lui disaient plus rien.

Shaula passa devant le musée, sous les ormes, continua jusqu’au belvédère en face des canons flanqués de leurs boulets, puis s’assit sur un banc. Et là, elle fut prise de vertige. Comment avait-elle pu passer d’une existence choyée, ordonnée, sans revers de fortune ni humiliations, à cet exode à mille milles de tout ce qu’avait été sa vie jusque-là?

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Quelqu’un s’avançait vers elle. Un homme. Elle leva les yeux vaguement inquiète.

– Shaula? C’est vous?

– Oui... mais comment savez-vous...

– C’est moi, Marc-Aurèle. Le meilleur ami de Bellatryx.

Elle ne se rappelait pas. Elle était absente quand il était arrivé dans la communauté et elle ne l’avait vu que rapidement à deux ou trois reprises à son retour. Mais, maintenant qu’il en parlait, elle se souvenait l’avoir vu en compagnie de Bellatryx.

– Ah oui! Comment va-t-il?

– Bien! Enfin, il allait bien quand je suis parti.

– Vous avez quitté la communauté?

– Il y a deux jours. Pour faire un stage au musée. Si tout va bien, Altaïr m’a parlé d’une tournée des musées à l’étranger. Mais je ne veux pas vendre la peau de l’ours… D’abord, je dois trouver un appartement.

– Je peux peut-être vous aider. Je connais Québec sur le bout des doigts.

– Venez-vous de Québec, vous aussi?

– Oui. Je l’ai quitté pour Charlevoix, mais chaque fois que j’y reviens, j’ai le sentiment de rentrer à la maison.

Shaula prit son sac et nota son numéro de téléphone sur un bout de papier.

– Appelez-moi demain matin, je vous promets de vous aider. Marc-Aurèle?

– Oui?

– Comment va Adhara?

– ... ça va.

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– Ne vous en faites pas, j’ai su pour le bébé. Est-ce qu’elle se remet bien?

– Je crois, oui. Elle a recommencé à enseigner.

– Merci. Vous m’appellerez?

– Promis.

***

Je me ferais très vite à la vie à l’hôtel, moi! Tu devrais faire durer le plaisir quelque temps. Après tout, le feu n’est pas pris. Quand tu auras trouvé un appartement, il va falloir que tu te fasses à manger, que tu fasses ton lavage, tu vas avoir Luyten sur le dos. Non, décidément, il n’y a rien qui presse.

– Laisse, Pictor. Je préfère cent fois ma liberté. Et comme Véga n’aura pas besoin de s’éterniser ici pour m’aider à trouver un appartement, elle devrait être contente. Comment était la soirée?

Pictor s’étira, bougea les orteils avec décontraction :

– La nuit, tu veux dire!

– La nuit, alors!

– Étourdissante, capiteuse, enchanteresse!

– Mais encore?

– Juste un baiser cette fois. Mais attention, filles d’Ottawa, me voilà.

Marc-Aurèle rit de bon cœur.

– Dommage pour toi, mais les filles de Québec sont plus belles.

– Dommage pour elles, tu veux dire! Elles perdent le plus séduisant au profit du moins dégourdi. À quelle heure es-tu rentré?

– J’ai rencontré Shaula vers huit heures et je suis rentré directement à l’hôtel ensuite. Tiens, bonjour Véga. Bien dormi?

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– Très bien. J’ai dû mal entendre. Tu ne viens pas de parler de Shaula, par hasard?

– Oui. Je l’ai croisée hier soir.

– Comment va-t-elle?

– Bien, je crois. Elle m’a demandé des nouvelles de Bellatryx et d’Adhara. Ah! et puis elle va m’aider à trouver un appartement! Vous allez pouvoir retourner dans la communauté plus vite.

– Qui t’a dit que j’étais pressée de retourner dans la brousse?

Véga avait tenté de donner un air amusant à sa répartie, mais Marc-Aurèle ne fut pas dupe.

– Je dois l’appeler ce matin pour qu’on se fixe un rendez-vous.

– Parfait ! Shaula est une vieille amie à moi. Je vais t’accompagner.

Encore une fois, le ton lui parut faussement léger. Marc-Aurèle hésita, puis répondit :

– Je lui dirai de vous appeler. Octans et Luyten sont partis déjeuner?

– Oui, vous venez?

– Allez-y tous les deux. Je prends une douche en vitesse et je vous rejoins.

Marc-Aurèle attendit que Pictor et Véga se soient éloignés et prit le téléphone pour appeler Shaula.

– Bonjour, c’est Marc-Aurèle.

– Oui…

– On s’est vus hier soir, sur les Plaines...

Capella éclata de rire :

– Vous vous trompez. Moi, c’est Capella. Vous souvenez-vous de

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moi?

– Capella ! Bien sûr! Comment allez-vous?

– Très bien. Voulez-vous venir déjeuner à la maison?

Marc-Aurèle aurait aimé, mais il y avait le restaurant tournant et il y avait Octans et Pictor avec qui il voulait passer un peu de temps.

– Une autre fois, peut-être. Puis-je parler à Shaula?

– Oui, je vous la passe. Au revoir!

– Marc-Aurèle? Voulez-vous qu’on se voie aujourd’hui? On pourrait discuter du genre de logement que vous cherchez.

– Pictor et Octans partent vers quatre heures. Je pourrais passer vous voir après.

– Comme vous voulez.

– Shaula?

– Oui?

– Véga aimerait m’accompagner, mais je préfère régler mes affaires tout seul. Si je vous donne le numéro de sa chambre, vous pourriez l’appeler avant qu’elle reparte? Je pense que ça lui ferait plaisir.

– Véga est en ville?

***

Le restaurant tournait lentement sur lui-même. C’était le plus bel endroit qui soit pour discuter des affaires de ce monde. Même Marc- Aurèle, d’un naturel plus inquiet, tenait son verre avec désinvolture et se laissait aller au charme ambiant. Les garçons en étaient à la troisième ou quatrième mouture de leur scénario d’avenir, Luyten les écoutait avec patience, se rappelant qu’il avait été jeune lui aussi et cru que le monde allait lui appartenir, et Véga souriait distraitement à leur délire, anticipant déjà avec un certain dépit son retour dans la brousse.

L’hôtesse du restaurant s’approcha de leur table. Quelqu’un la

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suivait.

– Voilà! Vos amis sont ici. Bon appétit!

Tous les cinq levèrent la tête. Debout, habillée de vêtements de ville, se tenait Maïte.

– J’ai pensé qu’un petit séjour à Québec me ferait du bien. Je suis venue vous souhaiter bonne chance pour vos stages. Toujours partants?

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Chapitre XXVI

Chouïa, chouïa

Maïte leva la tête et faillit s’étouffer dans sa salade. Le restaurant tournant baignait dans une lumière d’ambiance qui l’avait empêchée de le voir s’approcher. Véga, voyant la tête qu’elle faisait, interrompit son geste et reposa le verre de vin devant elle.

– Mesdames.

– Inspecteur! Quel plaisir! Je ne m’attendais pas à vous voir ici à sept heures du soir. Vous n’avez pas une enquête à mener?

– Justement, madame Aubin, je suis ici pour ça. J’aimerais que vous me suiviez au poste toutes les deux.

Les deux femmes restèrent un moment interloquées. Pour qui se prenait-il, ce pauvre crétin, pour venir les déranger sans avertissement en plein restaurant? Maïte retrouva la voix avant Véga :

– Qu’est-ce qui vous permet...

– On serait mieux ailleurs pour parler de ce genre de choses.

– Sommes-nous en état d’arrestation?

– Non.

Maïte avala sa salive et repartit à l’assaut :

– Que faites-vous ici dans ce cas?

– Je suis ici pour obtenir votre collaboration.

– Et si nous refusons?

– Je peux obtenir des mandats; je vous laisse simplement une chance de ne pas compliquer la situation. C’est à vous de voir.

– Vous ne nous avez pas trouvées tout seul, enquêteur, qui vous a dit que nous étions ici? lui demanda Véga.

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– La police est très bien informée. Nous ne sommes pas intervenus avant pour ne pas mêler les garçons à l’enquête. Mais vous et madame Coti êtes toutes les deux des témoins dans l’affaire. Alors, qu’est-ce que vous décidez?

Véga se leva, blanche de rage :

– Je vous suis, inspecteur. Mais vous ne l’emporterez pas au paradis, comptez sur moi!

– C’est comme vous voulez, rétorqua l’inspecteur narquois.

Puis, se tournant vers Maïte, toujours immobile devant sa salade presque intacte, il murmura :

– Madame Coti?

– Je vous rejoins au poste.

– Je dois vous prévenir que si vous espériez parler à maître Demers ce soir, c’est peine perdue, il est absent. Mais il sera de retour à son cabinet lundi. C’est lui-même qui me l’a confirmé.

Maïte crâna :

– Pourquoi aurais-je besoin d’un avocat? Nous ne sommes là que pour faire progresser l’enquête, c’est bien ce que nous devons comprendre?

– C’est bien ça.

– Oh! Et puis tant pis pour ma salade. Vous m’avez coupé l’appétit.

Elle se leva à son tour et franchit, altière, la courte distance qui la séparait de l’ascenseur, à quelques pas de Véga. Elles avaient tort de s’inquiéter. Les clients virent deux belles femmes, qui auraient pu être la mère et la fille, suivre un jeune homme, qui aurait pu être un membre de la famille venu leur annoncer une mauvaise nouvelle. Ils n’échangèrent pas un mot dans l’ascenseur, mais une fois dans l’auto, Maïte demanda :

– Je ne comprends pas. Vous nous avez déjà interrogées,

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inspecteur. Et longuement à part ça. On ne pourra rien vous dire de plus. Pourquoi revenir à la charge?

– De nouveaux éléments ont fait surgir de nouvelles questions. C’est toujours ainsi dans les enquêtes. Questions auxquelles vous n’avez pu répondre, puisqu’elles ne vous ont encore jamais été posées.

– De quoi s’agit-il?

– Nous verrons ça au poste.

– Allez-vous nous garder longtemps?

– Si tout se passe bien, à dix heures vous serez sorties.

– C’est trop de bonté, pesta Véga.

Une fois arrivé, l’enquêteur les conduisit dans la salle de réunion où les agents travaillaient sur l’affaire. La pièce était pratiquement déserte à cette heure-là, mais son silence, les hautes piles de dossiers, le grand tableau sur lequel figuraient les principales informations reliées à l’affaire, avec l’identification du lieu des crimes, la date et la cause des décès, firent leur effet. Le but était d’amener Véga et Maïte à constater, sans qu’il ait à leur dire, l’ampleur que l’enquête avait prise.

Il les conduisit ensuite dans une petite salle où un de ses collègues vint chercher Véga. L’enquêteur se chargerait d’abord de Maïtena, qu’il considérait depuis un bon moment déjà comme la véritable instigatrice des meurtres. Mais elle ne devait pas le sentir. Elle devait se sentir libre de partir à tout moment, et surtout se percevoir comme une personne importante et utile. Son collègue devait traiter Véga de la même façon, puisqu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre et omnia vanitas.

L’enquêteur avait tout intérêt à agir de la sorte d’ailleurs, car il avait menti : il ne pouvait pas demander de mandats d’arrêt maintenant. C’était trop tôt, il avait eu trop peu accès aux témoins qui non seulement se trouvaient loin, mais avaient une disposition d’esprit exécrable envers la police. Il espérait fort que son audace allait enfin le payer de retour. Pareil pour le coup de l’avocat. Il n’avait en réalité pas la moindre idée où pouvait se trouver maître Demers à cette heure. S’il prenait à Maïte la fantaisie de vérifier, il se la mettrait à dos pour de bon.

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***

Je n’habiterai pas seul. Luyten, un ami d’Altaïr, m’accompagne.

– Un chaperon? le taquina Hermès.

– En quelque sorte.

Capella avait une proposition :

– Ma voisine loue un petit logement sous les combles. Je sais qu’il est libre en ce moment. Il y a une cuisinette, un boudoir assez grand et deux chambres minuscules. C’est mignon, meublé, le prix est raisonnable et elle loue au mois. Voulez-vous que je lui en parle?

– Avec joie. En plus, on serait voisin. Ce serait un peu comme être dans la communauté sans y être.

Shaula se garda de le détromper. Il n’avait pas besoin d’être au courant de leurs différends. Il l’apprendrait bien assez tôt. Marc-Aurèle était un ami de Bellatryx, voilà tout ce qui comptait.

– Est-ce qu’il y a une télé, vous pensez?

Marc-Aurèle reprenait goût à la civilisation. Shaula le rassura :

– Ne vous inquiétez pas. S’il n’y en a pas, j’en ai une que je n’utilise pas en haut et des meubles en quantité industrielle. Si vous louez, on va bien prendre soin de vous.

Marc-Aurèle était heureux.

– Je reviendrai avec Luyten dès que vous aurez parlé à votre voisine. Je vais être à deux pas du musée. C’est génial!

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Chapitre XXVII

Aux beaux jardins du temps qui court

– Merci, c’est parfait! me dit Jacques en hochant la tête.

Je venais de lui apporter le dernier morceau de la collection d’objets retrouvés dans la chapelle, redisposés dans la bibliothèque pour les mettre en sécurité. On était tous si contents de nous être réconciliés qu’on se parlait avec précaution, nous ménageant les uns les autres.

Quelques jours plus tôt, en grand secret, pendant que nous emmenions les chercheurs voir la chapelle du mont Noir, Marc avait fabriqué deux grands coffrets de bois genre porte-folio avec poignée de cuir. Maïna les avait doublés de velours qu’elle avait discrètement prélevé sur les tentures du bureau de Richard. On leur offrirait pour qu’ils emportent quelques pièces avec eux à la fin de l’été.

Et justement, c’était la fin de l’été. Pas encore pour nous, mais pour les chercheurs qui avaient une vie en dehors de la montagne et une année d’enseignement, de tutorat, de recherche à préparer.

– Pensez-vous revenir l’été prochain?

– S’il y a la plus petite chance que nous obtenions une autre bourse, on va revenir, c’est sûr.

– Sinon?

– On va continuer à en demander une.

– Donc, ce n’est pas certain qu’on va se revoir?

– Rien ne nous empêche de nous revoir, Joal. Vous vivez tous à Québec, nous aussi. Et cette recherche est trop importante maintenant à nos yeux pour ne pas la poursuivre d’une façon ou d’une autre.

– Ce ne sera quand même pas pareil.

– Il ne faut pas t’en faire, je suis sûr que ça va s’arranger. Tout

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s’arrange toujours. Est-ce que vous serez là l’été prochain?

– Je ne sais pas.

Selon moi, le désir de grandir vient en partie de l’illusion qu’être grand nous donne un pouvoir sur les événements. Pourtant, on est à la merci de tant de choses, ce n’est jamais que leur visage qui change de forme. Nous dépendions de Richard, qui dépendait d’une bourse, qui dépendait des chercheurs qui eux-mêmes dépendaient de leur subventionneur. Ne dépendre que de notre désir, était-ce possible? Est-ce que ça le deviendrait un jour? Et si oui, à partir de quand ce pouvoir sur les choses nous serait-il dévolu?

Jacques s’aperçut sans doute qu’il ne m’avait pas convaincue à propos des choses qui finissent toujours par s’arranger. Il me tendit gentiment la main :

– Viens, on va aller dire aux autres qu’on a fini!

Je me suis levée, je lui ai donné la main et la tristesse est partie.

***

Puis, ce fut la dernière soirée autour du feu. Leurs bagages étaient faits, déjà leurs pensées couraient devant. Richard finit par demander, sur un ton un peu anxieux pour nous qui le connaissions par cœur :

– Vous êtes contents?

Je crois qu’il espérait une promesse pour pouvoir nous promettre quelque chose à son tour. Les chercheurs ont échangé un regard.

– Jamais on n’aurait cru tomber dans un endroit aussi...

– ... improbable.

– Oui, c’est ça, improbable!

– Jamais on n’aurait cru rester aussi longtemps...

– Trouver autant de... pierres.

– Et de chapelles...

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– Manger autant de ... ratatouilles.

– On doit être un peu fou.

– Un peu?

– Ouais, de vouloir revenir ici l’été prochain coûte que coûte, quitte à assiéger le bureau du recteur, faire des bassesses et des heures sup, raconter des histoires pour amadouer l’Administration, quêter aux portes de l’Université, s’emporta Cécil.

Puis, il laissa tomber :

– Ouais, on va s’ennuyer.

– Nous non plus, répliqua Laurent qui

s’était approché de Cécil, tenant notre cadeau des deux mains.

À l’intérieur des coffrets, nous avions placé deux des plus belles ardoises de la série et quelques spécimens de pierre intéressants.

– Au cas où le recteur n’entendrait pas vos prières, c’est un souvenir de nous tous.

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Chapitre XXVIII

Barreaux

– J’aimerais quelque chose de plus dissuasif que ce que vous avez fait pour l’autre chapelle.

L’homme le regarda sans rien trahir du fond de sa pensée. Altaïr précisa :

– Quelque chose de la hauteur du portail que vous avez installé pour la communauté, mais qui encerclerait entièrement le site, avec des barreaux en pointes de flèche.

Toujours pas de commentaire.

– Voilà, c’est ici.

La chapelle du mont Noir brillait au soleil, petit bijou de pierre à flanc de montagne. L’homme en avait entendu parler, mais il ne l’avait jamais vue. Il laissa échapper un sifflement admiratif.

– Difficile de croire qu’elle date du temps des missionnaires!

– Pas tant que ça. Avant que notre communauté la restaure, elle était à moitié écroulée et envahie par les broussailles. Dans une dizaine d’années, il n’en serait plus rien resté.

Il ajouta, soucieux de passer son message :

– C’est pour cette raison que je veux la protéger.

– C’est plus loin que le mont de l’est.

Altaïr s’impatienta :

– Le mont Unda. Notre mont s’appelle le mont Unda depuis vingt ans.

L’homme haussa les épaules.

– En tout cas, c’est plus loin et ça va être plus compliqué de

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monter le matériel jusqu’ici.

– C’est faisable?

– Tout est faisable.

– Ce n’est qu’une question de prix? Vous êtes d’accord?

– Pas juste ça. Va falloir que les filles O’Farrell me donnent l’autorisation. Ça fait partie du domaine.

– Non! J’en suis propriétaire depuis que le diocèse de Québec m’a cédé les droits il y a une semaine. Ils valent pour la chapelle, trois arpents de montagne et, bien entendu, pour le droit de passage cédé au diocèse en même temps que le lot sur lequel est construite la chapelle.

– Jamais entendu parler!

– Je comprends. La cession a été faite par le père des filles O’Farrell en mille huit cent quatre-vingt-douze et les papiers dormaient à Québec depuis plusieurs dizaines d’années. On prend les mesures?

– Pas besoin. Montrez-moi à quelle distance vous voulez votre clôture, ça me suffit.

Altaïr recula, avança, recula en une curieuse chorégraphie à laquelle participaient ses bras qu’il plaçait en avant de lui comme un périscope et finit par dire :

– À cette distance, ce serait parfait.

L’homme fit de rapides calculs, inscrivit un chiffre sur son calepin et le tendit à Altaïr. C’était trois fois plus cher que les travaux exécutés à l’autre chapelle, mais le travail était plus important, les lieux moins accessibles.

– Quand pouvez-vous faire le travail?

L’homme leva un sourcil, ce fut sa seule marque d’étonnement :

– Dans un mois et demi, ça va être achevé.

– Pas avant?

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– Trois semaines si vous payez une prime de trente pour cent. Le forgeron n’acceptera pas autrement.

Altaïr n’avait même pas eu la réponse officielle du diocèse. Seulement une vague promesse qu’ils étudieraient sa demande. En principe, il n’aurait jamais dû amener l’entrepreneur sur le site, mais il n’était pas en air d’attendre. Il eut envie de tenter le diable, même si c’était absurde, parce qu’enfin, contre quel danger imminent ces malheureux barreaux de fer protégeraient-ils la petite chapelle?

– Vingt pour cent et tout doit être terminé dans un mois.

– Entendu. Et pour l’autorisation?

– Je suis ici chez moi, vous n’avez pas à vous inquiéter. Je m’occupe du permis.

L’homme ne jeta même pas un dernier regard au site, ne vérifia pas ses calculs. Il connaissait son affaire et Altaïr n’aurait pas à s’en plaindre.

***

Adhara aurait pu ne jamais la voir. Après sa rencontre, Altaïr était parti chercher le courrier, mais par un de ces hasards qui rendent la vie un peu moins inéquitable, Antarès était déjà passé.

La jeune femme n’était pas chez elle; le philosophe la trouva dans l’enclos des chevreuils dans le jardin des Mythes. L’été, ils venaient y dormir, mais passaient le plus clair de leur temps en forêt. Elle était venue déposer de la luzerne fraîche et des pommes dans leur mangeoire. Antarès s’approcha :

– J’ai une lettre pour vous.

– Ça vient de qui ?

– Devinez.

– Je ne sais pas. Shaula?

– Non. Essayez encore.

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– Hermès? Capella?

– Non. Ça vient de plus loin.

En disant cela, il vit son visage s’éclairer et fut frappé de la voir toujours aussi gracieuse, intacte après ce qu’elle venait de traverser.

– C’est le frère Cercatore?

– En plein dans le mille! Tenez!

– Je n’ai jamais retrouvé sa lettre. Il doit m’en vouloir de ne pas lui avoir répondu.

– Arrêtez de vous en faire. S’il vous en voulait, il ne vous aurait pas réécrit.

– Vous devez avoir raison. Vous pouvez être sûr que je vais faire attention à sa lettre comme à la prunelle de mes yeux. Merci, Antarès!

Elle déposa un baiser sur sa joue et partit s’asseoir sous un arbre.

Le frère Cercatore passait les vacances à San Galgano. Sa lettre était écrite sous forme de chronique dans laquelle il lui racontait que dans ce petit village médiéval de Toscane, plus précisément dans l’église du monastère de Montesiepi, se trouvait, aux dires de certains, la fameuse épée du roi Arthur, Excalibur, enfoncée dans la pierre comme le voulait la légende. Il était bavard, généreux et, comme toujours, extrêmement articulé. Il ne faisait aucune allusion au fait qu’elle ne lui avait pas répondu, mais dans cette lettre il lui demandait de le faire parce qu’au cours de l’été quatre-vingt-un, il aurait l’occasion de venir visiter des frères au monastère des dominicains de Québec et songeait à pousser une pointe jusque dans Charlevoix. Certes, disait-il, les pierres dont elle lui avait parlé l’intéressaient aussi, et s’il était possible de rencontrer les campeurs, ce serait une joie. Mais c’était d’abord pour la voir qu’il songeait à se lancer à l’assaut du mont Unda. Il avait peu d’amis, mais il était très attaché à ceux et celles qu’il avait le bonheur d’avoir, écrivait-il en terminant.

Elle s’était tellement laissée absorber par sa lecture qu’elle n’aperçut Bellatryx que lorsqu’il fut à deux pas d’elle, évidemment curieux de savoir ce qui captivait sa sœur de la sorte.

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– Qu’est-ce que tu fais?

Trop tard pour dissimuler la lettre! Elle lui répondit, sur le ton le plus détaché qu’elle pouvait :

– J’ai reçu une lettre d’Italie.

– Qui est-ce?

– Une rencontre de voyage, un fantôme pour ainsi dire.

– Ah! Un beau fantôme?

– Ce n’est rien de ce que tu penses, esprit mal tourné, rétorqua-t-elle en riant.

Tout en parlant, elle avait glissé la lettre dans la poche de sa tunique.

– Je t’offre une limonade?

– D’accord. Si tu me parles du fantôme.

Adhara trouverait bien le moyen de changer les idées de son frère d’ici à chez elle.

– Tu dois t’ennuyer de Marc-Aurèle?

– Oui, j’y pense souvent, mais c’est la vie. On a chacun nos occupations maintenant.

Adhara regarda Bellatryx dans les yeux :

– Je ne te savais pas aussi philosophe, petit frère.

– C’est pas ça...

– Je pense que je sais. Toi, t’es encore amoureux.

– Pas du tout! Je n’ai pas de temps à perdre avec ces bêtises. C’est bon pour les filles de se pâmer.

– Cause toujours...

Le danger était écarté. Bellatryx trouva une feinte pour échapper à

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l’attention de sa sœur et fila avant même qu’ils aient atteint la porte. La jeune femme entra, s’assura que Sirius ne traînait pas dans les parages et s’assit pour relire sa lettre.

Le frère Cercatore, ici, sur le mont Unda. Adhara n’en revenait pas...

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Chapitre XXIX

La liste des cent voluptés

Je ne l’ai peut-être pas assez montré, mais la vie au camp n’était pas faite que de mystères abyssaux. Elle était aussi et par ailleurs cette succession de jours ordinaires qui tissaient leur toile quotidienne et confortable dont je garderais à jamais la nostalgie. Flâner en forêt est inscrit en haut de la liste des cent voluptés que Juliette et moi avions dressée un jour d’ennui. Nous y avions mis toute notre fantaisie et notre joie de nous sentir vivantes.

Ce jour-là donc, je m’adonnais à la volupté des voluptés, je marchais seule dans la forêt sans but ni projet. Non, pas tout à fait. J’avais mis mes pas dans le sentier qui conduisait à la chute du mont Unda. Peut-être par curiosité pour le lieu où ce garçon d’un autre âge avait été ressuscité de la noyade par le frère Isidore. Peut-être par envie de voir de mes yeux la chapelle, que j’avais connue libre, ligotée derrière ses barreaux. Peut-être, peut-être... J’aime cet adverbe qui nous permet d’imaginer ce qu’aurait été l’avenir avec un peu plus de ceci et un peu moins de cela, s’il avait été fait avec des matériaux différents en fin de compte, d’autres rencontres, d’autres choix.

La montagne avait mis ses verts profonds, ses feuilles larges. Elle exhalait une intensité de fin de règne. Dans quelques jours, on dégarnirait les commodes, on dénuderait les matelas, on irait se recueillir sur la petite tombe de Zitella et nous fermerions la parenthèse dans l’incertitude du retour. C’était à tout ça que je pensais en marchant d’un pas lunatique. Richard ne nous avait encore rien promis. En grandissant, on oublie à quel point, enfant, notre vie dépend de la volonté de nos tuteurs, de leur bienveillance autant que de leur mauvaise volonté. Il n’y a rien de plus précieux que d’être élevé par des gens conscients de ce pouvoir et qui en usent avec bonté. Richard ne voulait pas créer de faux espoirs. Tant qu’il évitait le sujet, on savait que rien n’était joué encore. Cette année-là, la situation se compliquait de l’amitié que nous avions développée pour les chercheurs. Si nous revenions, eux reviendraient-ils?

Sans m’en rendre compte, j’étais arrivée à la chute dont le faible

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débit ne m’apparaissait pas tellement impressionnant. L’eau, qui avait creusé un petit bassin à ses pieds, fuyait plus loin en traçant des ruisseaux qui finissaient par se perdre en allant détremper la mousse. Pour se noyer ici, il fallait presque du talent. Un peu plus bas, une motte de terre piquée d’arbres obstruait le centre du sentier. Et c’est là que je compris qu’il suffisait de quelques jours de grosse pluie pour que les ruisseaux se changent en monstre. Ce jour-là, la motte était pareille à un bateau échoué sur le sable d’une mer morte. Une île perdue en forêt. Désordonnées comme des champignons, de grosses pierres moussues faisaient le dos rond sous le tamis du feuillage. Était-ce la scène qui était si belle ou le souvenir que j’en ai gardé?

Je ne devais plus être bien loin de la chapelle – mais ça, je ne le saurai jamais –, quand j’entendis des voix et des protestations. J’eus à peine le temps de me mettre à l’abri derrière un arbre qu’ils passaient à un cheveu de moi. J’eus de la misère à le reconnaître. Il avait roulé les manches de sa tunique, laissant ses bras nus. Il avait aussi roulé sa tunique à la taille, dégageant ses jambes jusqu’à mi-mollet. Bellatryx n’était plus un garçon. C’était un homme, aux muscles découpés, à la jeune barbe brillante sous le soleil. Il ne souriait pas, il ne souriait jamais. À quelques pas devant lui se tenait Maïte, tunique pareillement retroussée pour faciliter la marche. Ils se disputaient, mais sans acrimonie. Ils étaient si beaux. Inévitablement ils allaient s’en apercevoir et cesser de résister. Je voulais partir et en même temps un diable me retenait clouée à l’arbre.

– Arrête de me suivre! Il ne se passera rien!

– Pourquoi?

– J’aime ton père.

– J’aime mon père aussi, mais ça ne m’empêche pas de t’aimer.

– Arrête de parler d’amour. Tu n’y connais rien.

Maïte s’était retournée. Bellatryx approchait.

– Je t’en prie, Maïte, embrasse-moi, rien qu’une fois. Ensuite, si tu veux, je te laisserai tranquille. C’est juré.

Maïte ne bougeait pas. Bellatryx approcha, tirant avantage de son

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immobilité. Il ne parlait plus, ne la priait pas. Il penchait son visage vers elle, attentif à atteindre l’objectif des lèvres roses entrouvertes sur un souffle chaud. Elle s’esquiva et Bellatryx resta debout, sa caresse inachevée, le cœur en déroute. Maïte avait disparu.

Je n’étais pas guérie en fin de compte. Le désir qu’il avait pour cette femme infiniment plus belle que moi me dévastait. Je ne me réjouissais pas de sa déception, j’étais trop absorbée par la mienne.

Cette perte fut un moment décisif de ma vie. À partir de ce jour, si amoureuse que je puisse devenir, j’allais toujours garder un espace de liberté en moi où me replier en cas de défaite. Il y aurait la douleur – à moins d’être une branche desséchée, on ne peut pas faire sans – et il y aurait mon regard posé sur cette douleur, comme une porte par où je pourrais finalement m’échapper si telle était ma décision.

Les gens qui m’ont connue plus tard, qui ont connu la Joal amoureuse de Joseph, ont pu s’y laisser prendre. Mais moi je le sais, je ne suis pas ce qu’ils croient. J’échappe à leurs calculs de l’intérieur, de mieux en mieux avec le temps alors que le moment est venu d’arborer mes verts les plus profonds, mes feuilles les plus larges, l’intensité propre aux fins de règne.

Je ne me souviens pas être descendue jusqu’au lac où je me suis pourtant retrouvée les pieds dans l’eau, séchant mes joues au vent. Le ciel était bas, menaçant l’orage, mais ça me plaisait qu’il s’accorde à mon humeur. L’eau était tiède, je me suis attardée le plus longtemps que j’ai pu. Quand je me suis décidée à rentrer, mon attention a été attirée par des bâches bleues près des bateaux. Il y en avait plusieurs et j’aurais mis ma main au feu qu’elles n’avaient pas été mises là depuis très longtemps. Sous les premières étaient empilés divers matériaux, des poches de ciment, des pelles, des masses. Je n’avais aucune idée de ce à quoi ces matériaux allaient servir, jusqu’à ce que je lève un coin de la dernière bâche. Et là, j’ai su.

Sous cette bâche, il y avait une cargaison de barreaux de fer apparemment neufs. Après la chapelle du mont Unda et la communauté, il ne restait qu’un endroit à barricader pour Altaïr: la chapelle du mont Noir.

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Épilogue

L’heure des braises

C’était trop tard. Altaïr aurait beau faire à sa guise, emmurer les montagnes, on n’y pouvait plus rien, on partait le lendemain. À cette défaite, s’ajoutait la déception de ne pas savoir quel avenir attendait le camp. Notre camp. Cette créature qui était notre œuvre, dans laquelle on avait mis tant de nous-mêmes, qui était née à notre arrivée et qui ne survivrait pas à notre absence.

Comme s’il avait voulu traduire notre désarroi, ou parce que le sien avait ralenti ses gestes et sapé son énergie, Ignis avait préparé un tout petit feu qui ne nous mènerait pas bien loin dans la nuit.

Richard se pointa à l’heure des braises. S’il voulait faire une entrée discrète, c’était réussi. Personne n’osant lui poser de questions, nous avons fait comme s’il ne s’était pas assis avec nous. Si Pio n’avait pas quitté les genoux d’Ignis pour ceux de Richard, l’illusion aurait été parfaite.

Il a laissé passer un peu de temps. On n’avait pas coutume de persister dans nos silences, mais cette fois, rien ne se passait, rien du tout. Alors, de guerre lasse, comme c’était notre sherpa, il a pris les devants :

– Je vous regarde et je ne vous trouve pas l’air trop emballé par vos vacances, finalement! Pourtant, c’était chouette, je trouve. Avec les chercheurs et tout et tout. Contents de rentrer enfin chez vous?

Luc se demandait s’il devait malgré tout poser une question dont il savait que la réponse n’existait pas encore. Mais, par réflexe, ou superstition, il s’est lancé :

– Arrête de tourner autour du pot, Richard! On revient... ou pas?

On s’attendait à ce qu’il prenne des pincettes. Pas du tout. Il s’est adressé à nous d’une voix fière, une voix de guerrier :

– Si Altaïr pense qu’on va se laisser manger la laine sur le dos,

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c’est qu’il ne sait pas à qui il a affaire! Bien sûr qu’on revient. Et que je n’en voie pas un ne pas revenir. C’est bien compris?

***

Richard quittait toujours la montagne bon dernier. Il agitait déjà la main, pressé de nous voir partir pour pouvoir prendre la route à son tour quand le chauffeur s’est tourné vers nous :

– Tout le monde est là? On peut y aller? Nooooooooon! Attendez! Il manque Samuel! cria Nicolas. Quelqu’un l’a vu? Personne ne se rappelait.

– Joal?

– C’est mon jumeau, mais je ne suis pas sa mère!

C’était vite dit. Jamais je ne serais partie sans lui et, en pleine contradiction, à Richard qui se proposait de remonter voir au château s’il y était, j’ai répondu avec aplomb :

– Non, toi tu restes, c’est à moi d’y aller. Ne bougez pas d’ici, je reviens. Il ne doit pas être loin.

***

À chaque courbe, j’espérais entendre les cailloux rouler sous ses bottines, tout en sachant au fond qu’il n’était probablement pas parti du château. De fait, j’ai dû remonter tout le sentier, peinant sous le soleil, pestant contre lui, à moitié inquiète, à moitié en colère. Qu’est-ce qu’il pouvait bien fabriquer depuis tout ce temps alors qu’il savait qu’on partait aujourd’hui?

Une fois rendue en haut, j’ai su tout de suite où diriger mes pas. Je l’ai aperçu devant le cimetière aménagé sous le clocher pour Zitella. Il n’était pas difficile à trouver, ce n’était pas un bien grand cimetière. En voyant sa silhouette familière se découper sur ce carré d’herbe vague, j’ai compris que sa peine était bien plus profonde que je ne l’avais cru.

Il était agenouillé et il grattait le sol pour y planter une jeune pousse de sapin volée à la forêt. J’ai attendu qu’il ait terminé. Je n’ai rien dit quand il l’a arrosée à n’en plus finir. Il a reculé, a saisi son sac à dos et c’est là qu’il m’a vue.

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J’ai compris à sa drôle d’expression qu’il n’avait pas vu le temps passer, qu’il ne s’était pas rendu compte que le camp était désert.

– Tu viens?

On a dévalé la montagne ensemble, en silence, lui, moi et les oiseaux. Et je me disais en descendant qu’ils avaient besoin de ne rien dire de fâcheux en bas, parce qu’ils allaient avoir affaire à moi.

Le marais de Saint-Antoine 27 avril 2008

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Table

Liste des principaux personnages ................................................................... 4

Prologue Noce ................................................................................................................ 7

Chapitre premier Les étrangers ................................................................................................... 8

Chapitre II Au feu des enchères ....................................................................................... 14

Chapitre III Porte ouverte, porte close ............................................................................. 21

Chapitre IV Rupture .......................................................................................................... 31

Chapitre V Une sorte d’absence ...................................................................................... 41

Chapitre VI Jeu de pistes .................................................................................................. 49

Chapitre VII Le territoire de l’Aigle .................................................................................. 58

Chapitre VIII Sous le sceau de la rose ................................................................................ 70

Chapitre IX Ligne de dérive .............................................................................................. 80

Chapitre X Colère ........................................................................................................... 90

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Chapitre XI La clarté et les ténèbres ................................................................................ 98

Chapitre XII Au pays d’autrefois ..................................................................................... 107

Chapitre XIII Petit pépin ................................................................................................... 119

Chapitre XIV Les élus ........................................................................................................ 128

Chapitre XV Le grain des choses ..................................................................................... 135

Chapitre XVI Opus incertum ............................................................................................. 144

Chapitre XVII Le paletot de sapin ...................................................................................... 153

Chapitre XVIII Les stratégies de l’imposture ...................................................................... 160

Chapitre XIX Il suffit d’un peu de temps ........................................................................... 165

Chapitre XX Dans la maison de Capella ......................................................................... 175

Chapitre XXI La fin de l’obéissance ................................................................................. 182

Chapitre XXII Un nouveau maître ..................................................................................... 189

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Chapitre XXIII À la droite du Père ...................................................................................... 195

Chapitre XXIV La nuit de la capitulation ........................................................................... 201

Chapitre XXV L’épreuve du silence ................................................................................... 210

Chapitre XXVI Chouïa, chouïa ............................................................................................ 217

Chapitre XXVII Aux beaux jardins du temps qui court ......................................................... 221

Chapitre XXVIII Barreaux ...................................................................................................... 224

Chapitre XXIX La liste des cent voluptés ............................................................................ 230

Épilogue L’heure des braises ..................................................................................... 233