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Cahier du « Monde » N o 22087 daté Mercredi 20 janvier 2016 - Ne peut être vendu séparément La science, quelle aventure ? Les grandes expéditions, comme le voyage de Darwin autour du monde, ont toujours constitué un puissant moteur scientifique. Cette tradition renaît. Mais, entre les exigences médiatiques, pédagogiques et de sponsoring, ces opérations servent-elles au mieux la recherche? Enquête. PAGES 4-5 Toucher l’autre, c’est tout bénéfice L’observatoire Awipev, dans l’Arctique, sert de base pour de nombreux programmes de recherche. PAOLO VERZONE/VU POUR « LE MONDE » PORTRAIT LES COMBATS DU MÉDECIN 2.0 DOMINIQUE DUPAGNE PAGE 7 NUMÉRIQUE DE VIEILLES ANTENNES AU SECOURS DU GPS PAGE 3 HÔPITAL EN PREMIÈRE LIGNE FACE AUX RÉSISTANCES BACTÉRIENNES PAGE 2 carte blanche Angela Sirigu Neuroscientifique, directrice de l’Institut de science cognitive Marc-Jeannerod, département neuroscience (CNRS-université Lyon-I) U n homme choisit-il sa femme en se rappe- lant la douceur soyeuse des cheveux sa mère? C’est en tout cas l’hypothèse formu- lée en 1932 par Roy Sheldon et Egmont Arens, deux pionniers du design industriel qui vou- laient illustrer l’importance de la mémoire des premiè- res sensations tactiles et son intérêt dans le domaine du marketing. Parmi nos sens, le toucher est celui dont nous sommes le moins conscients, alors que c’est un moyen direct d’action sur le monde physique et social. Le simple fait d’effleurer quelqu’un de manière ami- cale peut avoir plus d’impact qu’un échange verbal. C’est l’«effet Midas» (ce roi qui transforme en or tout ce qu’il touche), mis en évidence dans les années 1980 par la psychologue April Crusco, de l’université du Mississippi, avec une expérience montrant que les ser- veurs de restaurant ont de plus gros pourboires s’ils touchent l’épaule du client en présentant l’addition. Le toucher social est inscrit au plus profond de notre histoire naturelle. Observés dans de nombreuses espè- ces animales, les contacts tactiles ont été étudiés chez les primates, qui pratiquent l’épouillage mutuel, l’équi- valent de nos câlins et massages. En effet, s’il ne s’agis- sait que d’une pratique hygiénique, on s’attendrait à ce que la durée de l’épouillage varie avec la taille de surface à entretenir. Or, il n’en est rien, les gros ne sont pas épouillés plus longtemps que les petits, et la fré- quence des séances dépasse largement le strict néces- saire pour garantir une fourrure propre. La sélection naturelle opérant selon des principes plutôt ration- nels, la raison d’un tel investissement (jusqu’à deux heures par jour!) mérite d’être posée. Le temps sacrifié pour les activités plus « sérieuses» comme la recher- che de la nourriture doit bien être compensé par des bénéfices d’un autre ordre. Quels sont-ils? Les mouvements d’épouillage sont rythmiques et alternent de vifs pincements de la peau et des caresses amples et douces. Ces dernières activent des fibres sensorielles (fibres tactiles du groupe C), non myélinisées et à vitesse de conduction lente, dont les projections terminent dans l’insula et le cortex orbi- tofrontal. Des études ont montré que l’activité de toi- lettage provoque la sécrétion d’endorphine et d’oxy- tocine, ces systèmes neuroendocriniens impliqués dans des fonctions telles l’analgésie, le plaisir, l’atta- chement social. On observe aussi un abaissement de la tension artérielle et du tonus parasympathique, et un état de bien-être et de relaxation. Voilà pour les effets directs. Mais quel avantage sélec- tif un tel souci du bien-être d’autrui procure-t-il? L’an- thropologue Robin Dunbar (université d’Oxford) évo- que l’hypothèse du cerveau social. Les primates se distinguent des autres mammifères par un très gros cerveau rapporté à la taille du corps, et, lorsqu’on com- pare différentes espèces, par une forte corrélation en- tre volume cérébral et complexité des structures socia- les. Les primates humains et non humains établissent des relations fortes et de longue durée avec leur parte- naire de reproduction, mais aussi avec de nombreux autres membres de leur groupe. Ces relations doivent être gérées finement afin de préserver les coalitions et les équilibres nécessaires à la survie individuelle et à la cohésion du groupe. Une relation non reproductive durable, autrement dit une amitié, ça se cultive. Le toucher social, selon Dunbar, est peut-être la solution qu’a trouvée l’évolution pour créer un environnement psychopharmacologique propice à l’établissement de la confiance réciproque et au renforcement des liens. Prêts pour un câlin gratuit ? p v2

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Cahier du « Monde » No22087 datéMercredi 20 janvier 2016 ­ Ne peut être vendu séparément

Lascience,quelleaventure ?Lesgrandesexpéditions,commelevoyagedeDarwinautourdumonde,onttoujoursconstituéunpuissantmoteurscientifique.Cettetraditionrenaît.

Mais,entrelesexigencesmédiatiques,pédagogiquesetdesponsoring,cesopérationsservent­ellesaumieuxlarecherche?Enquête.PAGES 4-5

Toucher l’autre, c’est toutbénéfice

L’observatoire Awipev, dans l’Arctique, sert de base pour de nombreux programmes de recherche. PAOLO VERZONE/VU POUR «LE MONDE»

PORTRAIT

LES COMBATS DU MÉDECIN 2.0DOMINIQUE DUPAGNE

→PAGE 7

NUMÉRIQUE

DE VIEILLES ANTENNESAU SECOURS DU GPS

→PAGE 3

HÔPITAL

EN PREMIÈRE LIGNE FACEAUX RÉSISTANCES BACTÉRIENNES

→PAGE 2

c a rt e b l an ch e

AngelaSiriguNeuroscientifique,

directrice de l’Institut de sciencecognitiveMarc­Jeannerod,département neuroscience(CNRS­université Lyon­I)

U nhomme choisit­il sa femme en se rappe­lant la douceur soyeuse des cheveux samère? C’est en tout cas l’hypothèse formu­lée en 1932 par Roy Sheldon et Egmont

Arens, deux pionniers du design industriel qui vou­laient illustrer l’importance de lamémoire des premiè­res sensations tactiles et son intérêt dans le domainedumarketing. Parmi nos sens, le toucher est celui dontnous sommes lemoins conscients, alors que c’est unmoyen direct d’action sur lemonde physique et social.Le simple fait d’effleurer quelqu’un demanière ami­cale peut avoir plus d’impact qu’un échange verbal.C’est l’«effetMidas» (ce roi qui transforme en or toutce qu’il touche),mis en évidence dans les années 1980par la psychologue April Crusco, de l’université duMississippi, avec une expériencemontrant que les ser­veurs de restaurant ont de plus gros pourboires s’ilstouchent l’épaule du client en présentant l’addition.Le toucher social est inscrit au plus profond de notre

histoire naturelle. Observés dans de nombreuses espè­ces animales, les contacts tactiles ont été étudiés chezles primates, qui pratiquent l’épouillagemutuel, l’équi­valent de nos câlins etmassages. En effet, s’il ne s’agis­

sait que d’une pratique hygiénique, on s’attendrait àce que la durée de l’épouillage varie avec la taille desurface à entretenir. Or, il n’en est rien, les gros ne sontpas épouillés plus longtemps que les petits, et la fré­quence des séances dépasse largement le strict néces­saire pour garantir une fourrure propre. La sélectionnaturelle opérant selon des principes plutôt ration­nels, la raison d’un tel investissement (jusqu’à deuxheures par jour!)mérite d’être posée. Le temps sacrifiépour les activités plus «sérieuses» comme la recher­che de la nourriture doit bien être compensé par desbénéfices d’un autre ordre. Quels sont­ils?Lesmouvements d’épouillage sont rythmiques

et alternent de vifs pincements de la peau et descaresses amples et douces. Ces dernières activent desfibres sensorielles (fibres tactiles du groupe C), nonmyélinisées et à vitesse de conduction lente, dont lesprojections terminent dans l’insula et le cortex orbi­tofrontal. Des études ontmontré que l’activité de toi­lettage provoque la sécrétion d’endorphine et d’oxy­tocine, ces systèmes neuroendocriniens impliquésdans des fonctions telles l’analgésie, le plaisir, l’atta­chement social. On observe aussi un abaissement de

la tension artérielle et du tonus parasympathique,et un état de bien­être et de relaxation.Voilà pour les effets directs.Mais quel avantage sélec­

tif un tel souci du bien­être d’autrui procure­t­il? L’an­thropologue RobinDunbar (université d’Oxford) évo­que l’hypothèse du cerveau social. Les primates sedistinguent des autresmammifères par un très groscerveau rapporté à la taille du corps, et, lorsqu’on com­pare différentes espèces, par une forte corrélation en­tre volume cérébral et complexité des structures socia­les. Les primates humains et non humains établissentdes relations fortes et de longue durée avec leur parte­naire de reproduction,mais aussi avec de nombreuxautresmembres de leur groupe. Ces relations doiventêtre gérées finement afin de préserver les coalitions etles équilibres nécessaires à la survie individuelle et àla cohésion du groupe. Une relation non reproductivedurable, autrement dit une amitié, ça se cultive. Letoucher social, selonDunbar, est peut­être la solutionqu’a trouvée l’évolution pour créer un environnementpsychopharmacologique propice à l’établissement dela confiance réciproque et au renforcement des liens.Prêts pour un câlin gratuit? p

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2 | 0123Mercredi 20 janvier 2016 | SCIENCE &MÉDECINE | A C T U A L I T É

L’antibiorésistance,menacemondiales a n t é p u b l i q u e | Devantl’accroissementrapidedelarésistanceauxantibiotiques, lesmédecinshospitaliers

tirentlesignald’alarme.L’enjeu ?RéduirelaconsommationdecesmédicamentsenFrance

pascale santi

A u bout du couloir du servicema­ladies infectieusesdu centrehos­pitalier de Villeneuve­Saint­Georges (Val­de­Marne), un pan­neaumentionne «Isolement trèsstrict», en français, anglais,

arabe. Un sas sépare deux chambres isolées. Al’entrée, des masques. A l’intérieur, deux pa­tients chez qui des bactéries multirésistantesont été identifiées dans le tube digestif. Cesma­lades doivent donc être isolés afin d’éviter la dis­sémination des bactéries. L’un est arrivé pourune insuffisance respiratoire, l’autre a effectuéplusieurs séjours hospitaliers à l’étranger. Danschacune des 31 chambres de ce service, dirigépar le docteur Olivier Patey, figure un picto­gramme qui varie selon le type d’infection, debactéries et de virus (cutanés, pulmonaires, uri­naires…) et lesmesures à prendre.Si des progrès sont à noter depuis dix ans

dans la diffusion de bactéries résistantes– comme le pneumocoque résistant à la péni­cilline ou le staphylocoque doré résistant à laméticilline –, la situation se dégrade en ce quiconcerne les entérobactéries (bacilles), présen­tes dans le tube digestif de l’hommeoude l’ani­mal, notamment les entérobactéries productri­ces de bêta­lactamases à large spectre (EBLSE),et l’émergence de souches productrices de car­bapénémases (EPC).On parle de résistance lorsqu’une bactérie

n’est plus mise hors de combat par unmédica­ment auquel elle était jusqu’ici sensible. Onpeut être porteur de ces bactéries et êtreasymptomatique. «Plus on prescrit d’antibioti­ques et/ou plus on les prescrit longtemps, pluson modifie l’écosystème digestif, et plus onexerce un impact délétère sur la flore commen­sale (digestive, vaginale…)», explique le profes­seur Vincent Jarlier, bactériologiste à la Pitié­Salpêtrière (AP­HP).

L’émergence de ces résistances bactériennesde haut niveau progresse et constitue un phé­nomène inquiétant. «Il y en avait peu il y a quel­ques années. Aujourd’hui, on en voit régulière­ment», constate le docteur Olivier Patey. Ellessont surveillées depuis le milieu des années1990. C’est en 2004 que le premier épisode im­pliquant des EPC a en effet été signalé, précisel’Institut de veille sanitaire (InVS). Au 4 septem­bre2015, 2026 épisodes concernaient 3417 pa­tients. S’ils se sont stabilisés en 2013, le nombrede signalements est reparti à la hausse, notam­ment depuis la fin de l’été 2015, ajoute l’InVS.Les EPC les plus fréquentes sontKlebsiella pneu­moniae (59 % des cas) et Escherichia coli (34 %),

deux bactéries intestinales courantes. Cette ré­sistance est bien supérieure dans d’autres payscomme la Grèce, l’Italie ou les pays d’Europe del’Est. En France, 158000 patients développent,chaque année, une infection liée à une bactérierésistant aux antibiotiques et 12500 en meu­rent, selon l’étude Burden BMR, de juin 2015,réalisée par l’InVS.«Il devient très difficile de prendre en charge

ces patients», constatent les cliniciens. Parexemple «E. coli, responsable denombreuses in­fections urinaires, est d’abord devenue résis­tante à l’amoxicilline, puis peu à peu aux cépha­losporines de deuxième puis de troisième géné­ration et désormais dans certains cas auxcarbapénèmes (classe d’antibiotiques des bêta­lactamines). Ce qui peut aboutir à des impassesthérapeutiques», explique le docteur Patey.C’est le cas de l’un de ses deux patients. Poursoigner ces malades, les règles d’hygiène doi­vent donc être draconiennes. Des mesures élé­mentaires comme le lavage des mains sont es­sentielles, et encore trop souvent négligées.L’enjeu est de réduire la consommation d’an­

tibiotiques chez l’humain comme chez l’ani­mal, à nouveau en hausse depuis 2010, ce quedénonce la députée européenneMichèleRivasi.La France fait figure de mauvais élève et con­somme 30 % de plus que la moyenne euro­péenne. Tout le monde se souvient du slogan«Les antibiotiques, c’est pas automatique»,lancé en… 2001, mais il semble oublié. Les asso­ciations Le Lien et AC2BMR et la Société de

pathologie infectieuse de langue française veu­lent faire de l’antibiorésistance une grandecause nationale. Le mésusage est encore tropsouvent pointé du doigt, les antibiotiques étantsouvent prescrits pour traiter des infections vi­rales, pour lesquelles ils n’ont aucune utilité.«Pour chaque traitement problématique, un

infectiologue est joignable tous les jours dansl’établissement, et de l’extérieur par l’intermé­diaire du médecin de ville», précise le docteurPatey. Un bémol: «Notre spécialité est peu valo­risée, et nos conseils aux autres services ne sontpas rémunérés. Nousmenons un combat avec lesyndicat des infectiologues pour valoriser cetteactivité.» Un enjeu d’autant plus fort qu’ilexiste peu de recherches. Certaines anciennesmolécules doivent être réutilisées.«Les super­bactéries hantent les hôpitaux et les

unités de soins intensifs du monde entier», a ré­cemment lancéMargaret Chan, directrice géné­rale de l’Organisationmondiale de la santé, quiappelle à la mobilisation. Des problèmes deplus en plus aigus sont liés à des dispersions degermes multirésistants à travers la planète. EnChine, des chercheurs ont découvert chez leporc et l’homme des bactéries porteuses d’ungène rendant inefficaces certains antibiotiques,dont la colistine, donnés en dernier recoursquand les autres traitements ont échoué. Desrésultats jugés «extrêmement inquiétants» parle professeur Liu Jianhua, de l’université agri­cole de Canton, principal auteur de l’étude pu­bliée le 18 novembre dans The Lancet Infectious

Diseases. Pour le professeur Jarlier, la lutte con­tre l’antibiorésistance s’inscrit dans un combatglobal au même titre que la lutte contre le ré­chauffement climatique. Ilmilite ainsi pour desactions visant à réduire la contamination del’environnement par les déchets humains etanimaux, et ce au niveaumondial. p

olivier dessibourg

«Le Temps», Lausanne

T rahir la confiance del’amitié, violer le plussaint de tous les pactes,(…) ce ne sont point là des

fautes, ce sont des bassessesd’âmeetdesnoirceurs.»L’histoirene dit pas si Jean­Jacques Rous­seau fréquentait des primatolo­gues. Mais le philosophe auraitprobablement été intéressé parles recherches de ceux de l’Insti­tut Max Planck d’anthropologieévolutionniste de Leipzig (Alle­magne). Celles­ci montrentaujourd’hui, à travers des étudessur des chimpanzés, à quel pointl’amitié fondée sur la confianceest une inclination réciproqueancrée déjà chez l’ancêtre autantde l’homme que d’autres prima­

tes. Autrement dit, que ce senti­ment n’est de loin pas propre àHomo sapiens.Ces conclusions, publiées le

jeudi 14 janvier dans la revueCurrent Biology, nourrissent unchamp de recherches assez ré­cent, nommé «économie com­portementale», qui se focalisedavantage sur les comporte­ments humains que seulementsur les forces abstraites desmar­chés pour comprendre les prisesde décision en économie.

Soutenir la vie en groupeL’idée, comme le résume le cé­

lèbre primatologue Frans deWaal (université Emoryd’Atlanta)dans un article du Scientific Ame­rican, est de «montrer que les ten­dances et préoccupations écono­miques basiques de l’homme – la

réciprocité, la répartition desgains ou la coopération – ne sontpas l’apanage de notre seule es­pèce,mais qu’elles ont évolué chezd’autres animaux pour lesmêmesraisons que chez nous: aider cha­que individu à tirer aumieux pro­fit de ses congénères sans nuireaux intérêts communs qui sou­tiennent la vie en groupe».«Nous souhaitions vérifier si les

chimpanzés – parmi nos plus pro­ches cousins, qui “descendent”d’unancêtre communavecHomosapiens il y a entre 5 à 7 millionsd’années, faisaient davantageconfiance aux pairs avec lesquelsils sont plus intimement liés», ditJan Engelmann, auteur del’étude. Son équipe a observé du­rant cinq mois 15 chimpanzés vi­vant dans un sanctuaire naturelkényan, afin d’identifier lesquels

avaient le plus d’affinités entreeux. Ils ont ensuite impliquédeux de ces primates, «amis» ounon, dans une expérience.Le premier avait le choix : soit

tirer vers lui une corde avec, aubout, une récompense immé­diate sous forme de nourriture,mais de loin pas l’aliment qu’ilpréfère ; soit actionner un autrelien amenant un réceptacle, oùun mets de choix a été placé,vers son congénère, cela en es­pérant que ce dernier partage cefestin avec lui. En d’autres mots,le second cas présente le poten­tiel d’une situation gagnant­ga­gnant intéressante, mais uni­quement si le premier cobayefait confiance au second. Cha­que singe a interagi douze foisavec ses amis, puis autant avecses «non­amis».

Au final, « les chimpanzésavaient largementplus tendanceàmettre volontairement les vivres àdisposition du partenaire de jeu– donc de choisir une option plusrisquée mais potentiellement plusjuteuse – lorsqu’il s’agissait d’unami», résume Jan Engelmann.«Ces résultats montrent que, chezles chimpanzés aussi, l’on tend àfaire plus confiance à un ami qu’àun congénère moins proche, com­mente Frans de Waal. De surcroît,ils montrent que les singes ne sontpas sensibles à une réciprocité im­médiate. Cette conclusion peutsembler surprenante, tant l’accentest souvent mis sur ce conceptdans les recherchesanimales.Maisdans une amitié stable, humaineou simiesque donc, on ne fait passans arrêt le décompte des échan­ges de bons procédés, ce qui néces­

siterait beaucoup de mémoire etd’énergie. En réalité, l’on mise surdes bénéfices à plus long terme.»Pour Jan Engelmann aussi, il ne

peut s’agir d’une «confiance stra­tégique»de lapart du singe tirantles ficelles ; on peut penserqu’après douze essais les cobayesen jeu auraient simplement puapprendre comment obtenir lameilleure nourriture. «Mais,dans ce cas, les statistiquesauraient dû être moins différen­ciées selon qu’on soit en présenced’amis ou pas.» Selon le primato­logue, une forme de «confianceémotionnelle», fondée sur l’iden­tité des partenaires, entre bien enjeu. «Un lien affectif au long coursdont il faut tenir compte lorsquel’on étudie des interactions socia­les ponctuelles au sein de groupesd’animaux.» p

En France, 158 000 patientsdéveloppent, chaque année,

une infection liée à une bactérierésistant aux antibiotiques

et 12 500 enmeurent

La bactérie «Pseudomonas aeruginosa» (en bleu), responsable d’infections nosocomiales,résiste aux carbapénèmes, une classe d’antibiotiques. JUERGEN BERGER/SPL/COSMOS

Face auxbactériesmultirésistantes, les bactériophagesouphages (LeMondedu 16 juin2012) semblent pro­metteurs. Ces virus prédateurs naturels des bactériesfurent utilisés en France jusquedans les années 1960,puis oubliés, hormis enRussie et enGéorgie. Quelquespatients ont récemment été traités en France, parfoisde façon clandestine. Un essai clinique, coordonnéparl’hôpital Percy d’instructiondes armées, et soutenuparPherecydes Pharma, a débuté en juillet 2015. Il testedeux cocktails de bactériophages contre les infectionscutanées chez les grands brûlés. Aucun texte réglemen­taire européenn’autorise la phagothérapie, «mais nousespérons prochainement des autorisations temporairesd’utilisation de l’Agence nationale de sécurité dumédica­ment pour d’autres indications», indique le docteurOlivier Patey du centre hospitalier deVilleneuve­Saint­Georges qui, avec lesHospices civils de Lyonet Phere­cydes Pharma, a lancé début 2015 un essai de bactério­phages contre les infections ostéo­articulaires duesaux staphylocoques. Un colloque, destiné à sensibiliserles pouvoirs publics sur l’intérêt de cette alternative,est organisé à l’Assembléenationale le 18 février.

Lesphages,unealternative?

L’amitiéchezlechimpanzé,unpactedeconfianceLeprimatesemontregénéreux,aurisquedetoutperdre,avecdescongénèresquiluisontproches

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A C T U A L I T É | SCIENCE &MÉDECINE | Mercredi 20 janvier 20160123 | 3

ClimatologieL’activité humaine pourraitretarder le prochain âge glaciaireLa prochaine glaciation pourrait êtrerepoussée à 100000ans, au lieu de50000ans, en raison des émissionsde dioxyde de carbone dues à l’activitéhumaine. C’est ce que prédit unmodèledéveloppé par une équipe germano­so­viétique cherchant à simuler les cyclesde glaciation. Ceux­ci dépendent duniveau d’ensoleillement des régionsboréales, conditionné par la position dela Terre par rapport au Soleil,mais aussidu niveau de CO2 dans l’atmosphère, quecemodèle a la particularité de prendreen compte. Si on ne considère que le gazcarbonique naturel, la prochaine ère gla­ciaire est prévue dans 50000ans,mon­tre­t­il. Une échéance qui est doubléesi les calculs intègrent des émissionscumulées d’origine humaine de 1000 gi­gatonnes, un niveau que le GIEC jugevraisemblable pour la fin duXXIe siècle.> Ganopolski et al., «Nature»,14 janvier.

Archéologie

L’hommedéjà présent enArctiqueil y a 45000ansLa présence humaine en Arctique étaitjusqu’ici datée autour de 35000ans. Ladécouverte de la dépouille d’unmam­mouth laineux vieux de 45000anssuggère qu’Homo sapiens avait franchile cercle polaire 10000ans plus tôt:mis au jour en Sibérie centrale parune équipe d’archéologues russes, lesquelette du pachyderme présentedes lésions dues à des pointes d’os oud’ivoire. La forme et l’orientation desimpacts ont permis de reconstruire lascène de chasse. De fines lames, desti­nées à servir d’outil, ont été prélevéessur l’extrémité d’une défense et l’os delamâchoire brisé afin d’extraire la lan­gue en guise de trophée pour les chas­seurs. Cette découverte confirme laprésence précoce d’humains à de telleslatitudes et nourrit l’hypothèse qu’ilsauraient pu traverser le détroit deBéring vers le NouveauMonde avantle derniermaximum glaciaire(–26000ans). (PHOTO: ALEXEI TIKHONOV/AP)> Pitulko et al., «Science», 15 janvier.

3,9 × 1013C’est le nombre de bactéries et autresmicrobes qui constituent lemicro­biote d’un individu de 70 kg – soit39000milliards –, selon une estima­tionmise en ligne sur bioRxiv par RonMilo et Ron Sender (InstitutWeiz­mann de Rehovot, Israël) et Shai Fuchs(hôpital des enfantsmalades de To­ronto). Un décompte publié en 1972par lemicrobiologiste Thomas Luckeyfaisait jusqu’alors autorité. Il estimaitque les communautésmicrobiennespeuplant notamment le système di­gestif comprenaient dix fois plus decellules que le corps humain lui­mêmen’en comptait. La nouvelle analyse es­time que leur nombre est en fait assezcomparable, avec un ratio de 1,3/1 enfaveur desmicrobes.Mais «les nom­bres sont suffisamment proches pourque chaque défécation puisse fairebasculer le ratio en faveur des celluleshumaines», concluent les chercheurs.

Contrairement à ce qu’indique le sup­plément le «Science&médecine» du13 janvier, la version française deWiki­pédia n’est pas la 3e en nombre d’articles(1,7million),mais en nombre d’éditeursactifs (plus de 4000 en novembre 2015).

Demandedesursispourl’ancêtreduGPSn a v i g a t i o n | Aprèsl’arrêtdusystèmedepositionnementLoran­CparlaFrance, uneentrepriseenappelleàl’Europepourmaintenirunenouvelleversion,l’eLoran.Avecquelquesarguments

david larousserie

D ans l’indifférence gé­nérale, la France s’estcoupée de l’Europe.Le 31 décembre2015,elle a éteint ses deuxémetteurs, à Sous­

tons (Landes) et Lessay (Manche),servant à la navigation marine.Ce système, dit Loran­C (pour longrange navigation, «navigation lon­gue portée»), était utilisé depuis lesannées 1960 bien avant les systèmesdepositionnementpar satellite –GPS(américain), Galileo (européen), Glo­nass (russe)… Il s’agit d’émetteurs ra­dio terrestres à basse fréquence(100000 hertz, proche des «grandesondes» de la radio) envoyant un«top» temporel d’une précision infé­rieure à lamicroseconde, permettantau récepteur de connaître sa distanceà l’antenne. En captant plusieurs an­tennes, d’une portée de plusieurscentaines de kilomètres, la positionest déterminée. Un peu moins de80 stations couvrent ainsi le globe.«Çamarche partout. Avant les satel­

lites, c’était très utile. Mais c’est moinsprécis (environ 500 mètres) et moinspratiqueque lepositionnementdepuisl’espace», constate Francis Zachariae,secrétaire général de l’Association in­ternationale de signalisation mari­time. «Ce système n’était plus utilisédepuis de nombreuses années par lanavigationmaritime civile. L’échéancedu 31 décembremarquait en fait la finde l’intérêt de la défense nationale

pour lui», justifie leministèrede l’éco­logie, du développement durable etde l’énergie, partenaire de la défensepour ces installations. La Norvège, leDanemark et l’Allemagne ont aussiéteint leurs stations en fin d’année.Mais certains ne veulent pas voir

mourir une technologie éprouvée,dont la dernière version, eLoran,améliore de plus de dix fois la préci­sion de Loran­C. «Il est certain que lesstations Loran­C sont obsolètes, etnous comprenons la décision fran­çaise d’arrêter ce système. Mais nous

ne comprenons pas le manque d’inté­rêt actuel pour la technologie eLoran,qui a fait ses preuves. Surtout, elle peutpallier les vulnérabilités des systèmessatellites», s’étonne David Last, pro­fesseur émérite de l’université deBangor (Pays de Galles), ancien prési­dent de l’Institut royal de la naviga­tion et de l’Association internationaleLoran. En décembre, une entreprise,Taviga, a été créée pour promouvoirle système eLoran et convaincre lespays de ne pas démanteler leurs pré­cieuses antennes, hautes d’environ300 mètres. «Obtenir les autorisa­tions de construire des antennes est lefacteur limitant principal. C’est pour­quoi nous plaidons pour la réutilisa­tion des anciennes antennes de Lo­ran­C»,expliqueCharlesCurry, le fon­dateur de Taviga. L’entreprise et sesconsultants ont donc écrit au Parle­ment européen et aux gouverne­ments des pays ayant coupé leurs an­tennes. Elle s’est réjouie des décisionsbritanniques de poursuivre les émis­sions eLoran de son antenne d’An­thorn. Et salue la publication d’unelettre du Congrès américain du 8 dé­cembre reconnaissant qu’«eLoranpourrait être une solution nationalecomplémentaireduGPS». LaCoréeduSud est en outre en train de déployerun tel réseau; la Chine et le Russie se­raient sur le point de faire demême.

Ces dernières années,de nombreux exemples

de brouillage voirede leurrage du GPS ont

été observés

Laschizophréniemaltraitéepar…lesmédiasUneanalyselexicographiqueaétémenéeàtravershuitjournaux,dont«LeMonde».Décapant

sandrine cabut

Q u’est­ce que la schizophrénie?Pour la médecine, c’est unepathologie psychiatriqueparmi les plus handicapantes,qui concerne presque une

personne sur cent. Dans lesmédias fran­çais, c’est… une maladie quasi invisible,dont ils parlent peu et mal. L’usage dumot «schizophrénie», dans les articles,est plus souvent métaphorique quemé­dical. Et c’est en premier lieu dans les pa­ges traitant de la culture qu’est retrouvéce termedans sonsensdepathologie. Enoutre, si les clichés et idées fausses sontlégion, les informations médicales sont,elles, quasi inexistantes.Ces résultats peu glorieux, issus d’une

étude inédite dans notre pays sur la re­présentation de la schizophrénie dansles médias, doivent être présentés le21 janvieraucongrèsde l’encéphale, àPa­ris, par le psychiatre Yann Hodé (hôpitalde Rouffach, dans leHaut­Rhin).A l’origine de cette recherche, une asso­

ciation, PromesseS, membre du collectif

Schizophrénies,qui regroupe lessixprin­cipales associations de familles concer­nées par cette maladie. Créée fin 2015,cette entité s’est fixé des objectifs ambi­tieux, dont celui de transformer l’image,assez épouvantable, de la schizophrénie.Elle est souvent perçue comme le sym­boled’une folieoù l’onentenddesvoixetoù l’on tue; une représentation erronéemais source de stigmatisation et de souf­france pour les patients et leur famille.Plusieurs études internationales ont

montré que la façon de parler de la schi­zophrénie dans la presse influence lastigmatisation, mais aussi les choix desfinanceurs de la santé.

Spécificité françaisePour faire cet état des lieux en France,

l’association a fait analyser l’utilisationdes termes «schizophrène» et «schi­zophrénie» dans huit quotidiens et heb­domadaires: LeMonde, Libération, Le Fi­garo, La Croix, Le Parisien, L’Express,Le Point, ParisMatch.La recherchede cesmots dans leur sens médical ou méta­phorique a été réalisée avec un logiciel,

Alceste, sur tous les articles parus entrele 1er janvier 2011 et le 31 mars2015. Lesdonnées ont également été étudiées parun sociologue de l’Observatoire de la so­ciété et de la consommation (ObSoCo).L’étude a été financée par les laboratoi­res Sanofi et Ipsen.Surplusde 1,3milliond’articles traités,

le terme«schizophrénie»n’est retrouvéque dans 2038 articles. Son usage ausens médical est minoritaire (44 % desarticles), et souvent inadapté. Il apparaîtmajoritairementdansdes articles cultu­rels à propos de films, de livres…, ce quiserait une spécificité française. L’emploidansuncontextemédico­social, scienti­fique ou judiciaire est moins fréquent.Et dans ces articles, l’ensemble du dis­cours est fréquemment associé à lasouffrance, au malheur, et surtout à laviolence. La plupart des réalités concrè­tes de la maladie sont occultées, le pro­pos «ne laisse émerger aucun discoursporteur d’espoir», déplore l’associationPromesseS.Quand il est utilisé dans son sens mé­

taphorique (soit dans presque six arti­

cles sur dix), lemot «schizophrénie» dé­signe alors une contradiction, une ambi­valence ou un double discours… assimi­lant ainsi lamaladie à un dédoublementde la personnalité, ce qui est totalementfaux. Cet emploi métaphorique trouveson terrain de prédilection dans le con­texte politique, avec comme figure deproue pour la période 2011­2015 le prési­dent FrançoisHollande. LeMonde est as­sez emblématique de cette tendance.«Le mot “schizophrénie” est largement

employé mais rarement défini, comme sitout le monde savait de quoi on parle,alors que très peu de gens savent ce quec’est exactement. Il y a un décalage entrele “plaisir” à employer ce terme et l’ab­sence d’information à la hauteur de cetemploi», résume Yann Hodé. Bref, lesjournalistes ont des progrès à faire. Lesmédecins et les pouvoirs publics aussi.«Nous souhaiterions que les médecinss’investissent davantage dans la commu­nication sur cette maladie, pour en don­ner une image plus humaine, plus con­crète, et plus positive», plaide FabienneBlain, vice­présidente de PromesseS. p

Nombre d’antennes Loran sont en cours de démantèlement. Celle­ci, au Canada, a été détruite en 2014. CAMBRIDGE BAYWEATHER

t é l e s c o p e

«Ce lobbying est normal. Il a le mé­rite de pointer le problème des vulné­rabilités des systèmes satellite, pour lecalcul des positionsmais surtout pourcelui de la synchronisation», expliqueFrancis Zachariae.LeGPSou le futurGalileone sert en

effetpasseulementàguider lesvoitu­res des particuliers. Militaires, agri­culteurs, transporteurs routiers ouferroviaires sont friands de ces don­nées spatiales. Surtout, un nombrecroissant de services demandent uneparfaite synchronisation entre leséquipements et donc le recours à deshorloges extrêmementprécises, dontle tempo est fourni par les satellites.La finance les utilisent pour dater destransactions. Les réseaux d’énergie,de diffusionvidéoouaudio fonction­nent aussi avec ces «métronomes».Ces signaux sont donc vitaux et…

fragiles. Ces dernières années, denombreux exemples de brouillagevoire de leurrage du GPS ont été ob­servés (LeMonde du 24mars2012). Letalon d’Achille de ces systèmes est lafaible puissancede leurs signauxpro­venant demilliers de kilomètres d’al­titude, donc faciles à perturber. Quece soit intentionnellement ou non,comme lors de tempêtes solaires parexemple. Les émissions eLoran sont,elles, plus puissantes, dès lors plus ré­sistantes. Elles pallient aussi un autre

défaut des signaux de type GPS: ino­pérants en intérieur et perturbésdans certains «canyons»urbains.Plusieurs études ont montré les

qualités d’eLoran. Le bureau des pha­res britanniques a démontré en 2013une localisation à 10 mètres prèspour les navires. Mais au prix d’unecartographie de la propagation desondes dans la région étudiée afin decorriger les perturbations électroma­gnétiques. La marine américaine, àl’été 2015, a conclu à une transmis­sion du temps de référence au­des­sous de 50 nanosecondes, minimumrequispour la synchronisation.Enfin,David Last estimeà440000euros lescoûts de mises à jour pour les deuxstations françaises et à 190000 eurosles coûts annuels d’opération.Pour répondre aux vulnérabilités

des systèmes de positionnement parsatellite, d’autres options existentcependant. Elles reposent souventsur l’émission par des stations terres­tres de signaux temporels précis etnécessitent des changements d’équi­pements plus lourds que Loran. Il estprobable que lesmeilleures solutionssoient une combinaison de plusieurstechniques. Chronos Technologyvient ainsi de décrocher 100000 li­vres du Royaume­Uni (133000 euros)pour fairemarcher de concert eLoranetGalileo. p

p r é c i s i o n

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4 | 0123Mercredi 20 janvier 2016 | SCIENCE &MÉDECINE | É V É N E M E N T

ExplorationLeretourdessavants

baroudeurse n q u ê t e

Larecherche,aventureintellectuelleparexcellence,redevientuneépopéeaveclarenaissancedesgrandesexpéditionsscientifiques

cécile michaut

D ans Seul surMars,deRidleyScott, sorti ensalles le 21 octo­bre2015, Matt Da­mon, laissé pourmort sur la Planèterouge avec très peude vivres, doit met­

tre en œuvre toute son ingéniosité descientifique pour survivre. Le même joursortait également un film beaucoup plusdiscret: La Glace et le Ciel, de Luc Jacquet,qui retrace la vie de Claude Lorius, glacio­logue mais aussi pionnier de l’Antarcti­que. Ce physicien a été le premier scienti­fique à y passer une année entière, avecdeux collègues, en 1957, dans le but demieux comprendre ce continent glacé.Quoi de commun entre le blockbusteraméricain de près de 70 millions de dol­lars et le documentaire quasi confiden­tiel? Tous deux racontent la même his­toire: la science est une aventure.L’existence de scientifiques­aventuriers

ne date pas d’aujourd’hui. Le plus illustrereste Charles Darwin, dont le voyage decinq ans (de 1831 à 1836, Cap­Vert, côtessud­américaines, Nouvelle­Zélande, Aus­tralie, île Maurice) à bord du Beagle est àl’origine de sa théorie de l’évolution. Lesnaturalistes et les géographes ont tou­jours eu une grande tradition d’aven­ture: ce n’est pas en restant chez soi quel’on découvre de nouvelles espèces ani­malesouvégétales, ouque l’ondressedescartes. Ces expéditions ont connu leurâge d’or au XVIIIe siècle, et surtout auXIXe. Lequartier deParis autourdu Jardindes plantes témoigne de ce passé à tra­vers les noms de rue de scientifiques­voyageurs tels que Jussieu, Linné ouGeoffroy Saint­Hilaire. Mais le plus re­connu est probablement l’AllemandAlexander von Humboldt (1769­1859),non seulement pour le nombre de sesvoyages en Amérique du Nord et du Sud,et en Sibérie,mais aussi pour la précisionde ses observations scientifiques.Les expéditions scientifiques se sont ra­

réfiées au XXe siècle au profit de voyages

plus «intimistes», notamment ceuxd’ethnologues comme Claude Lévi­Strauss. Aujourd’hui, pourtant, l’aven­ture scientifique connaît une nouvellejeunesse, portée à la fois par des aventu­riers indépendants, comme l’explorateurdes pôles et médecin Jean­Louis Etienneou l’aéronaute Bertrand Piccard, et pardes organismes scientifiques de premierplan, comme le CNRS ou le Muséum na­tional d’histoire naturelle (MNHN).«Les Sept Bornes? “Koh­Lanta”… en

pire!» L’article sur le blogdumagazine en

ligne CNRS Le Journal relatant le démar­rage d’une expédition scientifico­mili­taire à la frontière entre la Guyane et leBrésil en juin 2015 frappe fort. Signé parFrançois­Michel Le Tourneau, le géogra­phe à l’origine de ce projet, il joue à fondsur la fibre baroudeuse et martiale.D’abord par le titre de l’expédition, le Raiddes sept bornes, à connotation très spor­tive voire extrême. Ensuite par les termesutilisés: «Une seule certitude: ça ne va pasêtre une partie de plaisir!»; «C’est là quel’aventure vavraiment commencer!»,notele chercheur, avant dedécrire tous les obs­tacles rencontrés, puis de conclure:«Reste à espérer que l’ensemble de l’équipetiendra le choc…» Dans la communica­tion, l’objectif scientifique –une impor­tantemissiongéographique– s’effaceder­rière le défi sportif. Pourtant,«une expédi­tion nous intéresse dans la mesure où elleva produire des résultats scientifiques, pasuniquement pour l’aventure qu’elle repré­

sente, souligne Brigitte Perucca, directricede la communicationduCNRS.C’est pour­quoi, lors de la conférence de presse sur leraid, nous avons insisté sur ses enjeuxscientifiques. Nous nemédiatisons pas sys­tématiquement les expéditions.»François­Michel Le Tourneau, lui, reven­

dique cette communication. «Ce typed’opération permet de parler de scienceautrement, souligne­t­il. Il faut trouverl’équilibredans la communicationentre lesrésultats scientifiques et des chosesplusat­tractives pour le public.» Avec le risque depasser du stéréotype du chercheur enblousedans son laboratoire à l’image toutaussi stéréotypée du scientifique­barou­deur? Car, rappelons­le, l’immense majo­rité des scientifiques passent l’essentielde leur temps devant leur ordinateur oudans leur laboratoire, et leurs voyages sebornent à des participations à des con­

grès internationaux. Et, même pour lesscientifiques de terrain, «le temps passéen expédition estminime par rapport à ce­lui passé en laboratoire, rappelle LaureCorbari, chercheuseauMNHN, spécialistedes crustacés, qui a participé à plusieurscampagnes de recensement de la biodi­versité en Guyane. Quatre semaines d’ex­pédition donnent de la matière pour plu­sieurs décennies de travail d’analyse.»Le MNHN, lui, s’appuie largement sur

l’exotisme en communiquant sur «le re­nouveau des grandes expéditions natura­listes» dans le cadre de son programmeLa Planète revisitée. Mais «faire rêvern’est pas le but premier, souligne FannyDecobert, directrice adjointe de la com­munication au MNHN. L’objectif de cesexpéditions est de dresser des inventairesexhaustifs des espèces dans les hot spots,des zones très riches en biodiversité.»

« Quatre semainesd’expédition donnentde lamatière pourplusieurs décenniesde travail d’analyse»

laure corbarichercheuse au MNHN

Un entomologistede La Planète revisitée,

dans le Mitaraka(Guyane).XAVIER DESMIER

E t si l’aventure scientifiqueaujourd’hui ne se passaitplus sur Terre, mais dans

l’espace? C’est dumoins ce donttentent de nous convaincre laNASA et d’autres organismescomme l’Agence spatiale euro­péenne (ESA). Celles­ci ont large­ment profité du récent film Seulsur Mars (de Ridley Scott, sorti enoctobre2015) pour promouvoirune nouvelle fois une explorationhumaine sur la Planète rouge.Ainsi, la NASA a largement sou­

tenu cette production. Non seule­ment elle a conseillé le réalisateursur les aspects scientifiques ettechniques, mais elle a aussi contri­bué à la promotion du film, no­tamment en le diffusant en avant­première dans la Station spatialeinternationale, le 19 septem­bre2015.De son côté, l’inspecteur

général de l’ESA, Rudolf Schmidt, aapporté son expertise pour que lefilm soit le plus réaliste possible– même si certaines incohérencesont été repérées par de nombreuxscientifiques, comme la puissance dela tempête qui force l’équipage àabandonnerMatt Damon.

Des motivations pas très clairesL’objectif de ces agences: créer de

la fascination chez les spectateurspour les missions habitées sur Marsou ailleurs. Ce public pourra ainsifaire pression sur les gouverne­ments (ou aumoins ne pas s’oppo­ser à eux) lorsqu’il s’agira de déciderde tels projets, dont les coûts serontfaramineux – plusieurs centainesde milliards de dollars. D’autant queles motivations scientifiques desvols habités dans l’espace, contraire­ment à celles des expéditions sur

notre planète, ne sont toujours pastrès claires.A ses origines, la raison d’être de la

conquête spatiale était nettement po­litique etmilitaire, dans un contextede guerre froide. Aujourd’hui encore,les objectifs de la Station spatiale in­ternationale restent assez flous, etson coût, estimé à 115milliards dedollars (105,5milliards d’euros), diffi­cile à justifier. Les retombées scienti­fiques des vols habités sontminimescomparées à celles du télescope spa­tial Hubble ou desmissions roboti­sées, commeGalileo vers Jupiter ouOpportunity surMars, qui ont beau­coup apporté à notre compréhensionde l’Univers. Bref, n’en déplaise à ceuxqui ont rêvé devant Star Trek ouGravity, lesmeilleurs «savanturiers»de l’espace ne seront sans doute pasdes êtres humains,mais des robots. p

c. mi.

Mars: lesdessousd’une fascination

Reste que ces expéditions offrent une vi­sibilité incomparable aux organismes derecherche, clairement liée à la fascina­tion du public pour l’aventure.Autre expédition particulièrementmé­

diatique: Tara Oceans. Elle est née dansl’esprit du biologiste Eric Karsenti grâceau livre de Darwin relatant ses cinq an­nées d’expédition avec le Beagle, Voyaged’un naturaliste autour du monde. «Jevoulais utiliser le rêve et le romantismed’un voyage à la voile pour parler de labiologie moderne», explique­t­il. Car ils’agissait au départ d’un projet de vulga­risationqui n’a pas abouti. C’est alors quele chercheur a rebondi avec l’idée d’unevéritable expédition scientifique. De2009 à 2013, le voilier Tara a accueilli descentaines de chercheurs de différentesdisciplines, afin de collecter et d’analyser(notamment génétiquement) le planc­

Le voilier «Tara»aumilieudes glaces,en Arctique.ANNA DENIAUD GARCIA

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É V É N E M E N T | SCIENCE &MÉDECINE | Mercredi 20 janvier 20160123 | 5

ses travaux dans la revue scientifiqueaméricaine Science. Et, si notre articleportait essentiellement sur les résultatsscientifiques, la fascination pour l’aven­ture était aussi présente. Elle se ressentégalement dans la double page rédigéepar notre envoyé spécial lors de l’expédi­tion du MNHN sur le massif du Mita­raka, en Guyane, en avril 2015.Mais cette surmédiatisation des expé­

ditions scientifiques est­elle une mau­vaise chose? La science étant très sou­vent négligée par les médias, toutes lesoccasions d’en parler ne sont­elles pasbénéfiques? Peut­être, à condition que lamédiatisation n’influence pas la science.Or, David Dumoulin souligne, dans sonarticle «Laplanète revisitée. Fabriquerunnouveau mode d’inventaires globaux?»(Etudes rurales, janvier­juin 2015), quel’influence des mécènes et des médiass’exerce à trois niveaux: «Une orienta­tion dans le choix des pays, une incitationà promouvoir une “culture de communi­cation” des expéditions et, indirectement,l’attrait d’une visibilité médiatique pour“enrôler” d’autres partenaires.»D’autres critiques émergent, liées à

l’histoire des grandes expéditions natu­ralistes. Les scientifiques­explorateursdu XIXe siècle ont largement servi les co­lonisateurs. Beaucoup d’expéditions mi­litaires embarquaient des scientifiquesavec eux – la plus emblématique étant lacampagne d’Egypte(1798­1801) de Napo­léon, qui emmena 167 scientifiques ayantpourmissiond’aider l’armée. Les géogra­phes, notamment, dressent denombreu­ses cartes en vue de la colonisation. Lesbotanistes ne sont pas en reste, leurs in­ventaires étant souvent le prélude aupillage des plantes pour les cultiver enmétropole, comme l’indique l’historiendes sciences Christophe Bonneuil dansson article «L’empire des plantes», pu­blié sur le site deCourrier de la planète. Lacommunication très martiale et virileautour du Raid des sept bornes, ainsi quecelle du MNHN autour du «renouveau»des expéditions anciennes n’en sont queplus surprenantes. Cependant, les prati­ques ne sont plus les mêmes: «Nous in­cluons toujours des chercheurs locaux etles étudiants, souligne Fanny Decobert,du MNHN. Et nous restituons des spéci­mens que nous prenons.»Dernière critique, et non des moin­

dres: pourquoi s’obstiner à rapporterdes milliers d’échantillons, quand unnombre encore plus important dortdans les réserves des organismes de re­cherche, faute de scientifiques pour lesétudier? Autrement dit, certains finan­cements destinés aux expéditions ne se­raient­ils pas mieux utilisés dans le re­crutement de chercheurs pour analyserles collections?Cependant, les expéditions scientifi­

ques restent indispensables dans denombreuses disciplines qui ne peuvent

se contenterdes laboratoires: botanistes,zoologues, géologues, géographes, océa­nographes, climatologues et biend’autres ont besoin d’aller sur le terrain.Et les endroits intéressants scientifique­ment, les «hot spots en biodiversité»,sont souvent situés dans des régionslointaines et peu accessibles.Malgré unecertaine surmédiatisation de l’aventure,et des rapports parfois ambigus entrescientifiques et aventuriers, personnene remet en question leur utilité. «Lascience fondamentale, c’est de l’explora­tion, que ce soit dans les grands fonds,l’infiniment petit ou l’espace, souligneDavid Dumoulin. L’aventure est aussidans les laboratoires.» p

ton sur tous les océans du globe. Le suc­cès a été au rendez­vous tant journalisti­que – «Une couverture médiatique din­gue», se souvient Eric Karsenti – quescientifique, avec 35000 échantillons ré­coltés et plusieurs publications dans desrevues scientifiques prestigieuses.Là où les anciens naturalistes se conten­

taient de recueillir, de manière aléatoire,quelques espèces parmi les plus visibles,les chercheursactuelsutilisent toute lapa­noplie des technologies les plus moder­nes. Ainsi, Tara embarque sept appareilsscientifiques permettant entre autres deconnaître la concentration de pigmentsdu plancton ou leur fluorescence, de me­surer de manière très précise la couleurdes océans ou leurs propriétés physiques(pression, température, salinité, présencede particules…). Sans oublier les analyseseffectuées à terre, notamment le séquen­çage de l’ADN des échantillons récoltés. Siles grandes expéditions actuelles s’inspi­rent de celles du XIXe siècle, leurs techno­logies sont clairement celles duXXIe.C’est que la réussite scientifique des ex­

péditions est un point crucial pour leschercheurs, qui craignent plus que toutd’être amalgamés à des aventuriers. Loind’eux l’idée d’être assimilés à un Jean­Louis Etienne ou un Bertrand Piccard!Pourtant, dans les faits, les frontières nesont pas si claires. «D’un côté, les scientifi­ques se démarquent sans arrêt des aventu­riers. De l’autre, ils font parfois appel à eux,comme dans l’expédition Clipperton, surl’île du même nom, où les chercheurs ontdemandé à Jean­Louis Etienne d’être à latête du projet», rappelle David Dumoulin,sociologue au CNRS, spécialiste de l’aven­ture. Menée de janvier à avril 2005, cetteexpédition visait à inventorier l’état de lanature dans cet atoll corallien au large duMexique. Jean­Louis Etienne, lui, ne seconsidère pas comme scientifique, maiscommeentrepreneur d’expéditions polai­res. «Je nem’occupe pas de science: je choi­sisde faireuneexpédition, et jeproposeauxscientifiquesdeveniravecmoi,notammenten bateau. Même si j’ai parfois collecté deséchantillons lorsque j’étais seul.»Les expéditions sont aussi un formida­

ble outil pédagogique: l’occasionde créer

des liens avec des classes d’élèves de tousâges. Tara Oceans possède tout un voletéducatif permettant aux élèves de suivreles recherches menées sur le bateau, etmême de «mettre les élèves en situationd’apprentis» à l’aide de kits de donnéesprovenant du voilier. LeMNHN, lui, inte­ragit avec des classes et forme des étu­diants dans les pays où ont lieu ses expé­ditions, comme à Madagascar. De quoirelancer les vocations scientifiques, encrise? Peut­être: «Beaucoup de climato­logues actuels ont été inspirés par le gla­ciologue Claude Lorius et ses expéditionsaux pôles», souligne Matthieu Ravaud,rédacteur en chef de CNRS Le Journal.Autre raison de jouer sur l’image de

l’aventure: les financements. «Il n’estpas facile de mobiliser des moyens pource type d’expédition, observe François­Michel Le Tourneau. Parfois, le barou­deur y parvientmieux que la blouse blan­che.» Dans son cas, le Raid des sept bor­nes était essentiellement financé parl’armée, qui était majoritaire (quatorzelégionnaires pour cinq scientifiques) etqui a assuré l’essentiel de la logistique etde l’infrastructure. Pour David Dumou­lin, «le renouveau des expéditions natu­ralistes depuis les années 1990, fondéessur la notion de sauvegarde de la biodi­versité, a permis de trouver de nouveauxfinancements».De son côté, Tara Oceansa bénéficié de financements à la fois pu­blics et privés – notamment de la Fonda­tion agnès b., propriétaire du bateau.«C’est la combinaison de la science et dela médiatisation qui a fonctionné, expli­que Eric Karsenti. Les institutions scienti­

fiques voulaient aider des projets permet­tant de parler de science au grand pu­blic. » Mais cette médiatisation estparfois à double tranchant: «Au départ,nous nous sommes heurtés à l’idée que ceprojet n’était pas de la science, seulementde la communication, que ce n’était pastrès sérieux», témoigne Romain Troublé,secrétaire général de la Fondation Tara.Pour Jean­Louis Etienne, «avoir un butscientifique n’est pas déterminant pour fi­nancer une expédition, mais c’est un deséléments de décision, cela rassure despartenaires sur l’utilité du voyage». Deleur côté, des mécènes comme Total(avec la Fondation Total), qui ne sont pasparticulièrement connus pour leursbienfaits environnementaux, bénéfi­cient du prestige scientifique et del’image écologique duMNHN.Lesmédias sont bien sûr très friands de

ces expéditions scientifiques lointaines,jugées plus «sexy» que la science de la­boratoire. Les journalistes sont parfoisconviés à partager le quotidien des cher­cheurs, comme pour Tara Oceans, pourlaquelle de nombreux journalistes ontété embarqués sur le navire, parfois plu­sieurs semaines. Ceux de l’émission«Thalassa», sur France 3, ont suivi Tarapendant dixmois, et leurs émissions ontlargement contribué à faire de l’expédi­tion un énorme succès médiatique. Làencore, la beauté des paysages, l’aventurehumaine et les enjeux écologiques sontmis en avant, loin devant la science.Ici même, au Monde, nous avons con­

sacré enmai 2015 une double page à l’ex­pédition à l’occasion de la publication de

Certains financementsne seraient­ils pasmieuxutilisés dans

le recrutementde chercheurs pour

étudier les collections?

Lorsqu’on leur parle «aventure»,la plupart des scientifiques deterrain habitués des expéditionslointaines répondent «aventurehumaine». Car tous l’affirment:pour réussir un tel projet, il fautune équipe soudée. Rienn’estplus éloigné de la réalité quel’image du scientifique­barou­deur solitaire. «Nous travaillonsen groupe, c’est commeunegrande colonie de vacances avecdes scientifiques professionnels etparfois amateurs, tous passion­nés, souligne Laure Corbari, duMuséumnational d’histoire na­turelle.Nous construisons un la­boratoire sur place, les chercheurspartent en journée et rapportentleurs échantillons le soir. Sans lapassion de découvrir et d’observer,on ne tient pas huit semaines dansces conditions difficiles.» Enplusdes scientifiques professionnels,de nombreuxnaturalistes ama­teurs se joignent à l’expédition,aux compétences très pointues.Même lesmarins professionnelsapportent leurs connaissancesde lamer pour améliorer l’échan­tillonnage ouutiliser aumieuxles engins de pêche pour collecterles échantillons. Selon Eric Kar­senti, le biologiste qui assure ladirection scientifique de TaraOcéans, le secret d’une expédi­tion réussie, ce sont aussi les gensqui y participent, tant du côté del’organisation quede celui desscientifiques. «Il y a une auto­sélection des scientifiques: seulsceux intéressés par l’aventure pos­tulent. Nous choisissons ceux quisont de bons scientifiquesmaisaussi robustes et enthousiastes.»

L’aventure,untravaild’équipe

Tara Oceans possèdetout un volet éducatif

permettant auxélèves de suivreles recherches

menées sur le bateau

Soins dispensés au cours du Raid des sept bornes, en Guyane.3E REI

Un peintre naturaliste associé à l’expédition Clipperton sur l’atoll éponyme.XAVIER DESMIER/7E CONTINENT

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6 | 0123Mercredi 20 janvier 2016 | SCIENCE &MÉDECINE | R E N D E Z ­ V O U S

Conversationsultimesl e l i v r e

Unmédecinaméricain, auplusprèsdespatients en findevie,témoignede sapratique

elisabeth berthou

D ans LaMort d’Ivan Ilitch, Tolstoï écrità propos de son personnage: «Ilaurait voulu qu’on le caressât, qu’onl’embrassât, qu’on pleurât sur lui (…).

Il savait qu’avec lui, hautmagistrat à barbe gri­sonnante, c’était impossible,mais il le désiraitquandmême.»Cet extrait, au début deNoussommes tousmortels, illustre la question quiobsède l’auteur, chirurgien américain, profes­seur à laHarvardMedical School: qu’est­ce quicompte le plus pour un patient en fin de vie?Dans ce volumineux essai, Atul Gawande

évoque des observations et des réflexions surdes cas précis, notées au fil de sa carrière, quipermettent de le suivre dans l’élaboration intel­lectuelle de sa pratique. Et de sa prise de cons­cience, qui rappelle celle dont a témoigné, enFrance, la psychologue clinicienneMarie deHennezel, très investie dans le domaine dessoins palliatifs. Ainsi, remarque­t­il, lesméde­cins sont formés à des actes techniques, à la re­cherche de traitements efficaces pour repous­ser un peu plus loin l’échéance de lamort. Ilsveulent agir dans l’intérêt de personnes obli­gées d’affronter les réalités du déclin et de lamortalité,mais sont bien peu outillés pour lesaider à réaliser leurs ultimes désirs propres.

Médecine «paternaliste»Atul Gawande relate de nombreuses expé­

riences émouvantes au chevet de ses patientset de ses proches, qui l’ont amené à prendre lecontre­pied d’unemédecine «paternaliste»contre­productive, voire source de souffrancessupplémentaires – «bien souvent, nous ne fai­sons qu’aggraver la situation», écrit­il. En exa­minant ses échecs et ceux de ses collègues, ildresse un bilan des avancées en gériatrie, etconsacre de longs passages à ses rencontresavec des responsables de résidences pilotespour personnes âgées, des infirmières expertesen soins palliatifs, des oncologues, des psycho­logues…A leur contact, il apprend à affûter ses«conversations difficiles» avec ses patients et às’assurer de ne jamais sacrifier leurs désirs, car,«même quand lamortalité les réorganise, il n’estpas impossible de les satisfaire».Le docteur Gawande porte un regard sévère

sur lesmaisons de retraite obnubilées par la sé­curité, priorité des soignants et des familles.Pour les résidents, explique­t­il, cette obsessionengendre une perte de personnalité et d’estimede soi. Par exemple, les conflits sur la nourri­ture ou à propos des choses qu’on leur autoriseounonde faire sont quotidiens. Imposer desdiktats à des patients sans se préoccuper deleurs habitudes ou de leurs envies va à l’encon­tre d’une fin de vie digne, car ils «veulent con­clure leur histoire comme ils l’entendent».Pour pallier les souffrances des Ivan Ilitch

contemporains, Atul Gawande prône ce quedesmédecins suédois appellent des «conver­sations sur le point d’interruption».Des entre­tiens permettant de savoir à quel moment lessoignants «doivent cesser de se battre pourgagner quelques semaines de vie et commen­cer à se battre pour toutes les choses impor­tantes aux yeux de leurs patients» – passer dutemps avec leur famille, voyager ou suivre unchampionnat de football… p

Nous sommes tousmortels, d’Atul Gawande(Fayard, 400 p., 22 €).

L’hommequitoussaitdel’urineétudiant de cinquième année demédecine qui se prépare pour sesexamens. Ses condisciples et lui ontadopté uneméthode de révisionintensive par groupes de travail, qui,apparemment, se révèle fort efficace:«Cela peut sembler difficile à croire,écrit­il, mais six semaines avant queles examens aient lieu, nous avionsterminé nos révisions. Il n’y avait plusrien à creuser.»Or, commeon le sait, l’oisiveté est

mère de toutes les âneries. Voilà cesétudiants qui, sur leur lancéemédi­cale, semettent à imaginer des patho­logies plus oumoins grotesques.L’un d’eux émet ainsi l’idée d’unhypothétique humain qui, à la suited’un accident de développement em­bryonnaire, a vu un de ses deux reinsse former non pas dans l’abdomenmais plus haut, dans le thorax. Undeuxième carabin ajoute que, ducoup, du côté du reinmal placé, ilmanquerait un testicule. «C’est juste,renchérit un troisième, et si ce demi­homme souffrait d’une infection pul­monaire, celle­ci pourrait s’étendre aubassinet du rein, ce qui aurait pour ré­sultat que ce patient… – Tousserait de lapisse», conclut un quatrième étudiant.

Un casmagnifique. Trop beau pourêtre vrai. Au point qu’il faut, en toutelogique, le publier dans une revuemédicale. Un complot semet enplace. Les participants comprennentvite qu’il est hors de question quel’étude de cas vienne des Pays­Bas, carles auteurs seraient vite démasqués.«Heureusement, écrit Querido, nousavions toujours nos colonies.»Quiva en effet enquêter sur un compterendu signé par unmédecin desIndes orientales néerlandaises(aujourd’hui l’Indonésie), dont estoriginaire un des comploteurs?

Un rein dans le thorax!L’article est donc écrit, quimet

en scène l’arrivée à l’hôpital d’unhomme de 24ans doté d’un seultesticule et dont lamoitié du corpsprésente des caractéristiques fémini­nes… Le patient souffre d’une pneu­monie qui s’aggrave rapidement. Autroisième jour de son hospitalisation,il tousse de grandes quantités d’unliquide qui ressemble à de l’urine eten a l’odeur. Il décède peu après qu’onlui a aspiré 1 litre de liquide pleural.L’autopsiemontre, dans le thorax, laprésence d’un rein inattendu de 15 cm

de long, en forme de saucisse. Lesauteurs du canular imaginentmêmeun instant joindre à l’étude la photod’une vraie saucisse, mais trouventque, tout demême, c’est un peu gros.L’article est envoyé en Indonésie, avecla consigne de le transmettre, depuislà­bas, auNederlands Tijdschrift voorGeneeskunde, c’est­à­dire au Journalnéerlandais demédecine.Comme le raconte le sieurQuerido,

aucundes farceurs n’imagine que larevue va tomber dans le panneau: letest de laboratoire effectué sur l’urineest bidon, les caractéristiques fémini­nes du patient sont du grandn’im­porte quoi, l’auteur n’existe pas, pasplus que deuxdes journaux qu’il citeen référence. Après s’être bien amusés,les étudiants oublient leurmalheu­reux patient indonésien et sa toux aupipi. Ils oublient aussi, par lamêmeoccasion, le principe du «plus c’est grosplus ça passe». En 1923, la revue sollici­tée publie sans seméfier leur canular.Il faudra attendre 2003, soit quatre­vingts ans, comme le rapportaitrécemment le site RetractionWatch,pour que le journal corrige son erreur.La science est souvent lentemaissa police peut l’être plus encore… p

Laboîtedepeinturegénétiquedespapillons

Les papillons d’Amazonie (photo) sont les repré­sentants de plusieurs espèces du genreHeliconius.Les structures rouges décorant leurs ailes ontfait l’objet d’une étude publiée dans PLoS Biologydu 14 janvier: leur extrêmediversité est due àdeux «interrupteurs» génétiques qui contrôlent

de façon indépendante l’expression d’unmêmegène intervenant dans la colorationmais aussidans d’autres fonctions essentielles. L’échangede ces interrupteurs lors de croisements entreancêtres des espèces actuelles a pu engendrerune variété formelle sans altérer ces fonctions. p

L a scène se déroule en 1923 auxPays­Bas et elle a été racontée,des décennies plus tard, dansles Mémoires d’un des prota­

gonistes, un certain Arie Querido(1901­1983), professeur éméritede médecine sociale à l’universitéd’Amsterdam. A l’époque, il est un

ManifestationLa Science se LivreLesHauts­de­Seine fêtent les 20ans de leurfestival, La Science se Livre, à partir du 20 jan­vier et jusqu’au 13 février. Autour du thème«Demain la science», 150 animations scienti­fiques sont annoncées dans les bibliothèquesetmédiathèques; trente conférences sont pro­posées, avec Françoise Barré­Sinoussi, ValérieMasson­Delmotte, EtienneKlein, Jean Jouzel…Lemercredi 20, pour l’inauguration: remisedes prix littéraires, présentations de thèses en180 secondes, spectacle autour de la COP21…> Renseignements: Lssl.hauts­de­seine.fr.

Agenda

JIGGINS GROUP, CAMBRIDGE

a f f a i r e d e l o g i q u e

improbablologie

PierreBarthélémyJournaliste et blogueur

Passeurdesciences.blog.lemonde.fr

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R E N D E Z ­ V O U S | SCIENCE &MÉDECINE | Mercredi 20 janvier 20160123 | 7

DominiqueDupagne,Jedidelamédecine2.0

p o r t r a i t | AgitateurduWeb,cemédecingénéralistepourfenddésinformation,dogmatismesetemprisedesintérêtsprivésensanté

EnRoumanie,la sciencepoursortirdeprison

v i e d e s l a b o s

mirel bran

(Bucarest, correspondant)

B alzac en aurait pâli d’envie. Dix livresécrits en dix­huitmois, voilà un ex­ploit difficile à battre. L’auteur, DanVoiculescu, est unhommed’affaires

sulfureux qui a dirigé un empiremédiatiqueenRoumanie avant de se retrouver derrière lesbarreaux pour corruption. Son exemple a faitécole puisque 188 détenus roumains ont écrit430 livres ces deux dernières années. L’originede la passion des prisonniers roumains pourl’écriture? Selon une loi votée en 2000, un dé­tenu qui publie un ouvrage scientifique peutalléger sa peine d’unmois. Il suffit qu’un édi­teur ouunprofesseur d’université valide laqualité ou l’aspect scientifique du livre pourgagner le précieuxmois de liberté. «Ce phéno­mène a échappé à tout contrôle», a affirmé le11 janvier laministre de la justice, RalucaPruna, qui promet d’abroger cette loi.Les procureurs du parquet national anticor­

ruption se sont saisis eux aussi de cette affairede livres concoctés à la chaîne dans les pri­sons. En 2000, deux ouvrages étaient publiéspar des détenus, en 2014 il y en avait 90 et,en 2015, la production estmontée à 340 livres.Cet intérêt subit pour les sciences s’explique.Mis à part les délinquants de droit commun,les prisons roumaines accueillent actuelle­ment la crèmedu pays. Grâce à une campagneanticorruption sans précédent, plus de3000 hauts fonctionnaires et hommes politi­ques, députés, sénateurs,maires, généraux etministres se sont retrouvés derrière les bar­reaux. Pour réduire leur peine, ils ont trouvéune astuce: contribuer au progrès de lascience grâce à des ouvrages scientifiques etdes livres de toutes sortes.

Professeurs complicesSelon l’enquête ouverte par les procureurs

anticorruption, ces nouveaux auteurs ontréussi leur opération grâce à la complicité deplusieurs professeurs d’université. «Le cadrelégislatif très imprécis permet à des non­spécia­listes d’apprécier le caractère scientifique d’unouvrage, lit­on dans un communiqué de lacommission d’éthique de l’université de Buca­rest. Leur décision est arbitraire,mais elle per­met de réduire les peines.» Le plus souvent, lesenseignants qui ont recommandé ces ouvra­ges pour publication ne les ontmêmepas lus.C’est le cas du livre intitulé «Le Contrôle de laqualité du lait, des produits laitiers et dumiel», signé par Sorin Apostu,maire de la villede Cluj, située dans le nord­ouest du pays, con­damné à quatre ans de prison ferme en 2014.Son livre a été recommandé pour publicationparDorin Tibulca, professeur à l’université deCluj. «C’est un ouvrage scientifique qui sera trèsutile aux étudiants, a­t­il déclaré à la suite del’enquête des procureurs. Je ne l’ai pas encorelu,mais cela valait la peine de l’écrire.»Le plagiat est aussi courant chez cette nou­

velle vague d’écrivains. George Copos, un richehommed’affaires condamné en août 2014 àquatre ans de prison ferme, auteur de cinq li­vres, en a été accusé. «Je n’ai repris que 2%d’autres auteurs, a­t­il déclaré.C’est une limiteacceptable, je n’appellerais pas ça du plagiat.»Les étudiants roumains ont protesté eux aussicontre cet engouement pour l’écriture né dansles prisons. Le 10 janvier, l’Alliance nationaledes associations d’étudiants de Roumanie arendu publique l’étude «Les universités co­pier­coller: le phénomène duplagiat et l’im­posture académique dans l’enseignement su­périeur roumain», et a tiré la sonnetted’alarme contre ce fléau. «L’imposture acadé­mique est allée trop loin, affirme cette étude.Nous aimerions être fiers d’avoir étudié en Rou­manie. Nous ne voulons pas que le systèmed’éducation que nous avons intégré avec bonnefoi produise cette série de vols intellectuels.»Le rapport des procureurs a de quoi inquié­

ter: 38 universités publiques et 24 écoles pri­vées sontmêlées à cette affaire riche en casexotiques. Un violeur a signé quatre livres surles finances; unmeurtrier a publié «Evolutionversus création»; un voleur d’essence a écritun guide gastronomique; et un chanteur a si­gné deux ouvrages sur lamédecine dentaire.Cette production risque de ternir l’image desuniversités roumaines, qui réagissent avec re­tard à ce dérapage. L’enquête des procureursanticorruption n’en est qu’à ses débuts,maiselle a commencé à calmer la frénésie d’écri­ture scientifique des détenus roumains. p

florence rosier

I l est fier d’avoir été croqué par Voutch,dans son cabinet parisien. D’un traitfidèle, le dessinateur a campé ledécor:lourdes tentures, tapis persan, par­quet de chêne… et jusqu’à la pénom­bre, propice aux confidences.Onaper­

çoit même un coin de la cheminée, avec sesmoulures haussmanniennes. Un feu y crépi­tait, en cet après­midi de janvier. On avaitrendez­vous avec Dominique Dupagne, mé­decin généraliste. «Ce bureau de bois était ce­lui de mon père, cardiologue, confie­t­il. Demon arrière­grand­père àmon fils, nous som­mes cinq générations demédecins!»Vertige du temps qui passe, et du gouffre

entre les époques. Dans ce cabinet intime etcossu, situé juste en face du parc Monceau,rien ne semble avoir changé depuis des lus­tres. Et cependant, tout a changé avec l’arri­vée d’un écran, sur un coin de l’antique bu­reau. Transformant ce petit monde deProust en un épicentre du «Web de lasanté». C’est là, en effet, qu’officie un despionniers de la médecine 2.0. En 2000, Do­minique Dupagne a fondé un site sur lasanté, Atoute.org. Un succès: regroupant fo­rums et articles sur la pratique, l’enseigne­ment et l’éthique de la médecine, ce site re­çoit un million de visiteurs par mois – dontde nombreux professionnels de santé.A travers ce site, cet agitateur d’idées de­

viendra un pourfendeur de l’emprise deslobbyings privés dans le monde de la santé;un croisé de la lutte contre la désinforma­tion et les errances de la médecine. Le sabrelaser de ce Jedi? La fibre optique ou télépho­nique de la communication Internet. «Avecle Web, j’ai rencontré le vecteur que je cher­chais.»Unvecteur quasi idéal car il offre unepuissance de diffusion très large des idéesnon dominantes, affranchie des hiérarchieset d’un coût dérisoire.Le scandale du Mediator l’a bien illustré.

Dès 2003, Dominique Dupagne a été le pre­mier à démasquer sur la Toile ce coupe­faim. En 2011, il brandira son sabre laserpour défendre sa «princesse Leia» : IrèneFrachon. Pour avoir osé s’en prendre au sys­tème, la pneumologue était victime de vio­lentes attaques anonymes sur les réseauxsociaux. «J’ai pourfendu ces attaques tor­dues sur le Web.»Ce 19 janvier,DominiqueDupagne lanceun

nouveau site: une «e­Conférence nationalede santé» où il invite ses confrères à débattresur notre systèmede santé. Une initiative quise veut constructive. Mais ce frondeur avouevouloir «faire ainsi concurrence à la “GrandeConférence nationale de santé”» organiséepar la ministre de la santé, Marisol Touraine,pour réorganiser le système de soins. Unedouzaine de questions récurrentes serontsoumises au vote et aux propositions despraticiens sur les mutuelles et assurancescomplémentaires, le tiers payant généralisé,les déserts médicaux, la formation des mé­decins par l’industrie…«Quand j’étais en cinquièmeannéedeméde­

cine, se souvient­t­il, j’ai découvert qu’on pou­vait lire dans de grands quotidiens des chosesfausses sur la santé. Ce fut un choc! J’ai vitecompris qui était derrière cette manipula­tion.» Il devra attendre la findes années 1990pour disposer du relais de choix contre cettedésinformation. «Nos chemins se sont croisésquand leWeb en santé a commencéàdécoller,raconte le médecin­entrepreneur LaurentAlexandre [contributeur du supplément«Science & médecine»]. Dominique Dupa­gne a créé Atoute.org et j’ai développé Doctis­simo. Je lui ai proposé de racheter son site,mais il a choisi de rester indépendant, dans unmodèle à but non lucratif. Il est devenu incon­tournable, avec des prises de position parfoisiconoclastes et souvent courageuses. Il faituneanalyse très scientifiquedes situations, in­dépendante des lobbys. Dans son rôle deveilleurmoral, il est très respectable.»Le grandpublic l’a découvert en 2009: dans

un texte cosigné par 240 confrères, il a révéléles contre­vérités qui circulaient sur la pandé­mie de grippe A (H1N1). Ces iconoclastes ontété les premiers à critiquer la campagne devaccination contre cette pandémie.«Aujourd’hui, les Français ont perdu con­fiance dans les autorités sanitaires, qui leuront menti à propos du vaccin contre lagrippeA (H1N1),analyseDominiqueDupagne.Pour restaurer cette confiance, laministre doitjouer la carte de l’information complète, trans­parente et honnête sur chaque vaccin.»«Je ne dors que cinq heures par nuit», confie

cet infatigable, qui avoue être un «inattentifhyperactif».A 58ans, ilmultiplie les activités.Ses consultations l’occupent entre vingt­cinqet trente heures par semaine, soit «un mi­temps de médecin». Il consacre beaucoup detemps à la gestion de ses sites, blogs et fo­rums. «Il y a dans la médecine générale unedimension humaine que je retrouve sur les ré­

seaux sociaux.» Ce touche­à­tout est aussiconsultant auprès des éditions Vidal, spécia­lisées dans les médicaments. Depuis 2011, ilcollabore régulièrement à l’émission scienti­fique «LaTête au carré», sur France Inter, et ilarrive que France 2 fasse appel à ses lumières.Par ailleurs, il est membre de l’associationFormindep, quimilite pour une formation etune information médicales indépendantes.A ses heures «perdues», il écrit aussi desouvrages sur les dysfonctionnements de lamédecine ou de la société.Du redresseur de torts, il a, de prime abord,

cet air un rien rugueux, farouche, hérissé.Est­il un indigné? «Je ne m’indigne pas, j’at­taque ! Mine de rien, j’ai acquis un poidssignificatif dans le monde de la santé. Et j’es­

saie de l’utiliser pour des causes qui me pa­raissent justes.» Ses croisades l’ont parfoisconduit à des désillusions. «J’ai cessé de mebattre pour la transparence absolue des liensd’intérêt en santé: c’est un combat perdu. Cequi m’importe, c’est que les gens compren­nent que les experts ne délivrent pas toujoursla bonne parole.»Dans son livre La Revanche du rameur (Mi­

chel Lafon, 2012), il dénonce un ordre socialfondé sur unmodèle archaïque: les domina­tions hiérarchiques. Reprenant des thèses dePierre Bourdieu ou d’Henri Laborit, il s’enprend au systèmedes élites, avant toutmoti­vées par le maintien de leur pouvoir. «Tantqu’on n’aura pas compris que le cerveau estunemachine à dominer, on ne pourra pas lut­ter efficacement contre ces hiérarchies alié­nantes.» Il s’élève aussi contre les puissantsméfaits de la «démarche qualité» dans lemonde du travail, quand les directives, lesnormes et les procédures sont appliquéessans discernement. Pour autant, ce subversifse veut constructif, tendu vers la recherchede solutions.Son intransigeance ne lui vaut pas que des

amis. Mais la rigueur de sa démarche estsouvent reconnue. «Dominique Dupagnes’est singularisé de longue date par la diffu­sion demessages scientifiquement fondés surdes preuves, indépendants de l’industriepharmaceutique. A une époque où ce n’étaitpas la mode, il a été un grand et intelligentprécurseur, estime le professeur Vincent Re­nard, président du Collège national des gé­néralistes enseignants (CNGE). Il a su très tôtcomprendre et exploiter la puissance d’Inter­net et des réseaux sociaux dans la diffusiondes messages. A travers ses actions, c’est unhomme et unmédecin utile à la société et auxpatients.»Le docteur Dupagne confie être «un des

derniers dinosaures à s’être installé en sec­teur 2 [les tarifs pratiqués en secteur 2 sont li­brement fixés par lemédecin]». Sa consulta­tion, dans ce quartier huppé, coûte 50 euros.Le prix de son indépendance?Ou celui d’unemédecine «lente» et dequalité, face aux con­traintes de l’exercice de lamédecine libérale?Il continue d’aimer par­dessus tout son mé­tier. «Il y a peu de professions où l’on a en finde journée le sentiment d’avoir été si utile.» p

«Tant qu’on n’aura pas comprisque le cerveau est unemachine

à dominer, on ne pourra pas lutterefficacement contre

les hiérarchies aliénantes»

DominiqueDupagne, dansson bureau,à Paris,

le 13 janvier.BAUDOUIN POUR

«LE MONDE»

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8 | 0123Mercredi 20 janvier 2016 | SCIENCE &MÉDECINE |

SOURCE : ABDUL BARAKATINFOGRAPHIE : HENRI-OLIVIER

Le systèmeUne centaine de capteurs sont déposés sur un stentclassique et reliés entre eux. Une antenne permetl’interaction avec ces capteurs. Sans batterie,elle est alimentée par induction et renvoie sansfil les informations.

DétectionUn courant électrique parcourt le capteur,et la réponse dépend du type de cellules déposées.L’entreprise garde confidentiels les détailsde fonctionnement. Les capteurs font environ10 micromètres d’épaisseur pour un stent faisantquelques millimètres de diamètre et moinsde 5 centimètres de long.

Des risques postopératoiresDeux effets secondaires peuvent être induitspar la pose du stent. La resténose estla croissance de cellules internes, ditesmusculaires lisses, qui obstruent le canal.La thrombose est induite par la créationd’un caillot (agrégat de plaquettessanguines et de globules rouges)en réponse à une mauvaise cicatrisation.

Capteur sur la faceinterne du stent

Antennede réceptionet d’émission

Connexion

Signald’entrée

Cellule

Signalde sortie

THROMBOSECaillot

Cellulesendothéliales

CaillotCellulesmusculaires lisses

Cellulesendothéliales

Rien

Cellulesmusculaires

Membraneextérieure

RESTÉNOSE

I l y a un peu plus d’un an, regardant dans le ré­troviseur l’épreuve du cancer que je venais detraverser depuis la découverte de mon myé­lomeen2007, je constataisque jedevaismavieà la solidarité fondamentale de notre systèmede santé. Evaluant le coût de la prise en charge

de mon myélome à plus de 100000 euros, je mesu­rais la chance d’êtremalade dans un pays où l’on sortsa carte Vitale et non Visa pour se soigner, et où l’onconserve son salaire pendant les longs arrêts pourmaladie que suppose le traitement du cancer.Je ne croyais pas si bien dire en saluant la qualité de

notre systèmedeprotection, qui est trop souvent dé­crié, mais aujourd’hui je suis profondément inquietpour sa survie. En effet, le débat actuel à propos ducoût desmédicaments contre le cancer, particulière­ment les thérapies innovantes, soulève un risquemajeur. Celui de ne plus pouvoir maintenir long­temps cette solidarité dont j’ai bénéficié, à cause demédicaments excessivement onéreux.Un des médicaments qui m’a été prescrit dans

le traitement de mon myélome, le Velcade (bor­tézomib), coûte en moyenne entre 28000 euros et37000 euros. Je n’ai pris conscience de ce coût querécemment, en acceptant l’invitation de l’InstitutPaoli­Calmettes (IPC, à Marseille) à participer à unprochain débat public – le 28 janvier – sur le coût desmédicaments innovants en cancérologie. Je suis eneffetmembre du comité de patients de cet établisse­ment, dans lequel j’ai été traité par chimiothérapie,puis autogreffe.En me penchant sur le sujet, j’ai découvert avec

consternation ce qui ressemble à une inflation ex­cessivement dangereuse, une surenchère des coûts,avecdesmoléculesqui atteignentdes sommesastro­nomiques: ainsi, un autre médicament, qui faitmaintenant partie du traitement «standard» dumyélome, le Revlimid (lénalidomide), médicamentfourni aux patients en rétrocession hospitalière [dis­tribution, par les établissements de santé, de médica­ments à des patients ambulatoires], a représentéen 2014 un chiffre d’affaires de 140,7 millionsd’euros, soit pour la Caisse nationale d’assurancemaladie (CNAM) le troisième poste de dépenses enproduits rétrocédés en France! A l’IPC, ce médica­ment représente le premier budget de rétrocession,évalué en novembre 2015 à 2,3millions d’euros.Autre maladie, autre produit, autre exemple, le

Glivec (imatinib), premier traitement miraculeuxdes leucémies myéloïdes chroniques (LMC), dont lecoût annuel, par patient et par an, est de30000 euros en France et atteint 100000 dollars(environ 92200 euros) aux Etats­Unis. Des méde­cins américains de renom, officiant dans les plus

grands centres américains de lutte contre le cancer,mais aussi la presse américaine la plus sérieuse, sesont émus déjà de ce que leWall Street Journal a qua­lifié de «toxicité financière» des médicaments con­tre le cancer.Près de 1000produits d’oncologie sont en cours de

développement clinique dans le «pipeline» des in­dustriels. Soixante pour cent d’entre eux sont dits«biologiques» et souvent «ciblés», et donc seronttrès onéreux si la logique actuelle continue de s’ap­pliquer. On estime les dépenses enmédicaments an­ticancéreux, au niveau mondial, à 100 milliards dedollars en 2014, soit unehausse de 10%par rapport àl’année précédente, et les projections prévoientqu’elles atteindront 117 milliards en 2018, soit unecroissance annuelle estimée entre 6% et 8%.Alors, fatalité? Prix à payer pour lutter contre la

maladie? C’est ce que l’on croit souvent. On se dit

– parce qu’on nous l’a rabâché – que la recherchecoûte cher et qu’il est donc normal que l’industriepharmaceutique reporte sur le prix du médicamentles investissements lourds que l’innovation exige.Pourtant, le Glivec, précédemment cité, n’a pas vuson prix diminuer dix ans après sa mise sur le mar­ché, au contraire: le coût du médicament a aug­menté de façon spectaculaire!Comment l’expliquer? Autre argument, particuliè­

rement cynique, des industriels : le médicamentépargne des soins beaucoupplus lourds et beaucoupplus chers… Comme le dit la Ligue contre le cancer,c’est comme si les fabricants d’airbags fixaient leurprix en fonction des économies réalisées en cas d’ac­cident de la route!Il n’est pas question, bien sûr, de jeter l’opprobre

sur les industriels qui développent desmédicamentsmiraculeux, capables de sauver nos vies, mais il estindispensable, partant de la conscience de plus enplus partagée de ce qui ressemble à une dangereusebulle spéculative, de trouver comment modérer lesprix et réguler ces charges financières. Car, si nous

ne le faisons pas, demain, notre systèmede santé ris­que de ne plus pouvoir garantir auxnouveauxmala­des la solidarité dont j’ai bénéficié. Au lieu de dimi­nuer, l’inégalité face à la maladie se creusera encoredavantage – inutile de dire que lesmalades qui ont lamalchance de vivre en Afrique ou aux Etats­Unis su­bissent déjà de plein fouet cette inégalité. De trèsnombreux patients américains arrêtent leur traite­ment faute de pouvoir payer le reste à charge. Cettesituation glaçante nous épargne aujourd’hui enFrance,mais pour combien de temps?Les médicaments ne peuvent pas être un objet de

spéculation. Sinon, il arrivera unmoment où la bulleéclatera, mettant en péril l’ensemble du système, ycompris ceux qui voient en ces médicaments unesource inextinguible de profits.Lespatients atteints de cancerdoiventpouvoirnon

seulement être informés de façon transparente,mais aussi participer aux nécessaires évolutions dessystèmes de régulation. Notre pays est bien placépour susciter une telle initiative et porter ces valeursà l’échelle internationale. p«De nombreux patients américains

arrêtent leur traitement faute de pouvoirpayer le reste à charge. Cette situationglaçante nous épargne aujourd’hui enFrance, mais pour combien de temps?»

¶Philippe Petit,

membre du comité depatients de l’InstitutPaoli­Calmettes (IPC).

PourPhilippePetit,membreducomitédepatientsdel’InstitutPaoli­Calmettes, leprixdesmédicamentsaugmentedefaçondémesurée.Cequicréelerisquedecreuserdavantagel’inégalitéfaceàlamaladie

Lesmédicamentsducancer,objetsdespéculation| t r i b u n e |

Le supplément «Science& médecine» publiechaque semaine unetribune libre ouverte aumonde de la recherche.Si vous souhaitezsoumettre un texte,prière de l’adresser à[email protected]

Unstent intelligentet communicantEn 1986, unpetit tube arévolutionné la cardiologie, le stent,capable demaintenir la circulationsanguine dans les artères oules veines obstruées. Quelque7millions de ces dispositifs seraientposés par andans lemonde.Instent, une start­up issue de l’Ecolepolytechnique, vise l’améliorationde cette technologie éprouvée.Elle propose unmeilleur diagnosticde deuxde ses effets secondaires:la resténose et la thrombose.La première est une croissance decellules qui finissent par obstruer ànouveau le canal. La seconde est liéeà la formationd’un caillot sanguin.Lesmédecins ne sont pas démunisface à ces risques. Des stentsdits actifs libèrent desmoléculesempêchant la prolifération cellulaireet donc la resténose.Mais ellesbloquent aussi le processus decicatrisation., ce qui peut favoriserla thrombose. Contre celle­ci, desanticoagulants sont prescrits.Maisonne sait pas quanddébuter cestraitements ni quand les arrêter.La solutiond’Instent est d’équiperles stents actuels de capteurs quiidentifient le type de cellules ensurface du stent afin de déterminerun traitement. La communicationdes résultats peut se faire sans fil.«De premiers essais ont débuté cetété sur un cochon. Un seconda étéappareillé en décembre. Nousprévoyons unemise sur lemarchéen 2019», expliqueAbdul Barakat, del’Ecole polytechnique, qui a cofondéavec Franz Bozsak Instent en 2014.

david larousserie

êt dela science

Dans l’

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mathieu vidard

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mathieu vidard

la tête au carré

avec, tous les mardis,la chronique de Pierre Barthélémy

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