L'art d'en rire ou...

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Saint-Herblain Rire à Saint-Herblain Dessin : Philippe Geluck in Le Chat, Casterman, 1986 B O U I T H B L È E I

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Saint-Herblain

Rire à Saint-Herblain

Dessin : Philippe Geluck in Le Chat, Casterman, 1986

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« Il y a, en fait, autant de rires que de types d’hommes. Il y a le rire gras, le rire grossier, le rire graveleux, le rire cynique, le rire sarcastique, le rire spirituel, le rire loufoque, le rire grivois, le rire étonné, le rire de stupéfaction, le rire d’indignation, le rire chaleureux, le rire honteux, le rire timide, le rire snob, le rire fat, le rire jaune, le ricanement, le rire railleur, le rire gouailleur, le rire narquois, le rire niais. On n’en finirait pas d’énumérer les rires » (Michel Ragon, Le Dessin d’humour, histoire de la caricature et du dessin humoristique en France). Et comme le dit très justement Daniel Grojnowski dans Aux commencements du rire moderne : l’esprit fumiste, « le rire a la réputation de tenir en échec ceux qui l’interrogent ». Le cadre est posé : parler du rire est chose ardue. Néanmoins, et vous saluerez la hardiesse d’une telle entreprise, c’est pourtant bien le rire qui sera évoqué ici. Quelques précisions s’imposent, avant de se lancer tête baissée dans l’étude de notre sujet. Tout d’abord, il est nécessaire de signaler que le rire est avant tout un phénomène culturel. En effet, selon les sociétés et les époques, les attitudes à l’égard du rire, les pratiques du rire, les objets et les formes du rire évoluent. Ainsi le rire est particulièrement fragile, car toujours tributaire de références changeantes. Nous vous proposerons donc essentiellement un petit tour d’horizon du rire en France, de ses formes passées à ses formes actuelles. De plus, et c’est là tout son paradoxe, le rire peut exprimer la gaieté, la bonne humeur, mais il est souvent autre chose de sous-jacent : moquerie, dénonciation, moyen d’éluder une question gênante ou de cacher son émotion. Entrons donc enfin dans le corps du sujet, en ayant pris soin toutefois de préciser, et ce sera là une ultime mise en garde, qu’il n’est nullement envisagé, une seule seconde sérieusement, de prétendre à l’exhaustivité.

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Rire en corps

Le Petit Robert définit le rire ainsi : « exprimer la gaieté par l’élargissement de l’ouverture de la bouche, accompagné d’expirations saccadées plus ou moins bruyantes ». Mais qu’est-ce qui nous amène, au juste, à nous comporter de manière si étrange ? Qu’est-ce qui provoque ces fameuses expirations saccadées que tout un chacun connaît pour les avoir vécues, et parfois même subies lors de fous rires ?

Si le rire intéresse les philosophes et écrivains depuis fort longtemps, les scientifiques, quant à eux, ne se penchent sérieusement sur la question que depuis une vingtaine d’années.

Commençons donc par une description succincte de ce qui se passe dans notre corps lorsque nous rions. Physiologiquement, le rire est un phénomène complexe qui répond à trois catégories de stimulations irrésistibles que sont les chatouilles, le gaz hilarant et autres substances qui désinhibent, enfin l’humour, car la cause la plus fréquente de nos éclats de rire est avant tout psychologique. Des neurologues américains et allemands ont réalisé des études d’imagerie cérébrale et mis en lumière le véritable circuit neuronal du rire. Petit résumé : les muscles de la face se contractent, notamment le risorius, dilatateur des narines, et les zygomatiques. L’hypothalamus, centre de contrôle situé à la base du cerveau, libère dans l’ensemble du corps des endorphines aux propriétés anti-douleur et calmantes. Les poumons rejettent à 100 km/h d’énormes quantités d’air. Le diaphragme se tend, provoquant de forts spasmes respiratoires dans toute la cage thoracique.

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Pour les curieux avertis, le processus est décrit de façon détaillée dans le Science & Vie n°1051 du mois d’avril 2005. Pour une description plus abordable, se référer plutôt au site www.humourdunet.com/effetdurire.html.

Nombre d’expressions populaires sont liées à ces manifestations physiques du rire : « se tordre de rire », « se plier de rire », « rire à gorge déployée »… et même « pisser de rire », expression validée scientifiquement puisque les sphincters se relâchent effectivement lorsque nous rions !

Après ces brèves explications, la célèbre phrase du philosophe Alain prend tout son sens : « Le sourire est la perfection du rire », car le sourire est dépouillé de ce qu’il peut y avoir de mécanique dans le rire.

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Le rire médecin

Les recherches des dernières années ont permis de mettre en évidence le fait que le rire a des effets thérapeutiques non négligeables qui, s’ils ne permettent pas à eux seuls de guérir une maladie grave, peuvent aider à la soigner ou à la supporter. Selon le psychothérapeute Bernard Raquin, « Le rire, utilisé à titre préventif, réduit les risques d’accidents cérébraux ou cardiovasculaires, de cancer et de dépression ». Il permet une meilleure oxygénation de l’organisme, la quantité d’air ventilé étant quatre fois supérieure à la normale lorsque l’on rit. De plus, rire stimule les défenses immunitaires et libère des endorphines aux propriétés anti-douleur. Pourtant (il n’est pas dans notre intention de vous alarmer, mais nous nous devons de vous avertir), les Français rient de moins en moins : en moyenne six minutes par jour aujourd’hui, contre une vingtaine avant la deuxième guerre mondiale. Une étude réalisée par des cardiologues de Baltimore (États-Unis) a montré que les cardiaques s’avèrent être des gens trop sérieux et trop stressés (article « Rire est bon pour le cœur selon des chercheurs américains » in Le Monde du 8 mars 2005). Nous l’avons dit, les effets bénéfiques du rire sont nombreux (voir le site www.doctissimo.fr). Fort de ce constat, le médecin indien Madan Kataria a inventé en 1995 le yoga du rire, qui combine exercices respiratoires empruntés au yoga et différents types de rire. Aujourd’hui, environ 2500 clubs de rire dans le monde (http://clubderire.free.fr) encouragent la pratique du « rire sans raison ». Il existe même désormais la Journée internationale du rire qui a lieu le premier dimanche du mois de mai.

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En 1991, le docteur Caroline Simonds a fondé l’association Le Rire médecin. L’idée : faire intervenir une compagnie de clowns dans les services de pédiatrie des hôpitaux afin de dédramatiser le séjour et offrir un peu de rire et de fantaisie aux enfants. Pour avoir un aperçu de l’action de cette association, on pourra regarder la vidéo Le Rire pour la vie réalisée par Fernand Moszkowicz et/ou lire Le Rire médecin : journal du docteur Girafe de Caroline Simonds. On peut également consulter le site internet www.leriremedecin.asso.fr. D’autres associations organisent des spectacles pour les enfants et leurs parents (www.zygomatic.free.fr). Sur le même principe, l’association Clowns sans frontières (créée en 1994) intervient auprès des enfants dans les pays dévastés par la guerre, l’exclusion ou la misère, répondant à l’horreur par la joie et le rire (www.clowns-sans-frontieres-france.org).

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Le rire des enfants n’est en réalité pas plus facile à cerner que celui des adultes. Il est en effet malaisé de distinguer les rires de joie, de plaisir, d’excitation générale ; les rires suscités par l’amusement (réaction d’humour) ; et les rires provoqués par une invention de drôlerie et relevant du comique (création d’humour). Selon les psychologues, le rire enfantin est étroitement lié au soulagement de la peur surmontée, celle-ci pouvant être créée par la surprise, la nouveauté, l’incongruité ou même le risque. Il peut être également associé au plaisir de maîtriser les données d’un univers familier, à l’autosatisfaction d’avoir accompli des performances, à la hardiesse de transgresser les interdits ou les hiérarchies. Ainsi le rire enfantin est multiple, jouant sur la frayeur et la sécurité, l’évitement et l’approche, la réalité et la simulation. Quelques repères concernant les manifestations du rire chez le tout-petit : Entre deux et quatre mois, le rire du nourrisson est un rire pur, une manifestation sonore vocale liée à un état de plaisir interne. L’adulte attribue alors souvent une signification à ce rire, en fonction de la situation dans laquelle il s’est déclenché, et satisfait par son comportement (caresse, mimique) la demande du bébé. Dès lors, le rire devient « pour » quelqu’un ou quelque chose, il se transforme en demande en vue de retrouver le plaisir initial. Vers quatre mois, l’enfant est capable de rire aux éclats.

Du rire enfantin...

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Entre quatre et six mois, il est sensible aux stimuli tactiles-moteurs et auditifs (gros baisers sur l’abdomen, quand on le fait sauter sur les genoux, qu’on lui souffle sur le visage) et aux chatouillis. Vers cinq, six mois entrent en jeu les stimuli acoustiques (vocalisations maternelles, claquement des lèvres, etc.) Pendant le deuxième semestre, les stimuli visuels comportant une note d’incongruité (la mère s’approchant le visage masqué) commencent à le faire réagir. Le rire s’appuyant sur des jeux ritualisés (comme « la petite bête qui monte » par exemple), n’apparaît qu’à partir de dix à douze mois. On peut dégager une constante dans ces différentes étapes du développement de l’enfant, c’est que le rire ne naît que dans un climat propice, c’est-à-dire sécurisant et ludique. Sur le sujet et sur la naissance du sentiment comique chez l’enfant plus grand, on pourra consulter l’ouvrage de Nelly Feuerhahn, Le Comique et l’enfance.

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Du rire enfantin... au rire adulte

Citons à présent quelques auteurs pour la jeunesse dont les livres ont fait rire des générations d’enfants jusqu’à aujourd’hui. Il ne s’agit bien sûr que d’un échantillon, et nous vous invitons à flâner dans les bibliothèques et librairies pour faire vos propres découvertes. Tout d’abord, le célèbre Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll est réputé pour son humour décalé et ses personnages loufoques. Hors de nos frontières, mais auteurs et/ou illustrateurs renommés en France : Quentin Blake (Armeline Fourchedrue), Babette Cole (J’ai un problème avec ma mère, Le Dé-mariage), Tony Ross (Je veux grandir !, Lave-toi les mains !), Roald Dahl (Le Bon Gros Géant, Fantastique Maître Renard, Mieux vaut en rire : douze histoires grinçantes), Martin Waddell (Le Canard fermier, Le Cochon dans la mare). Parmi les auteurs francophones, retenons Pef et sa célèbre Belle Lisse Poire du prince de Motordu, trésor de jeux de mots et de poésie ; Philippe Corentin, dont les albums à plusieurs niveaux de lecture seront autant appréciés des enfants que de leurs parents (Plouf !, Tête à claques) ; Pierre Gripari et ses Contes de la rue Broca ; Benoît Jacques et son hilarant Titi nounours et la sousoupe au Pili-pili, etc. Du côté des documents audiovisuels, les films Shrek et Shrek 2 réalisés par Andrew Adamson (inspirés du personnage créé par William Steig) raviront petits et grands. Moins récentes, les aventures des Looney Tunes n’ont cependant pas pris une ride et c’est toujours un grand plaisir que

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de retrouver Daffy Duck, Bugs Bunny, Titi & Grosminet ainsi que tous leurs compères. Signalons aussi les petits bijoux d’animation réalisés par Nick Park que sont les aventures de Wallace et Gromit. Pour familiariser les enfants avec les contes les plus célèbres, nous vous recommandons chaudement la cassette vidéo des Contes défaits réalisés par Yves Hirschfeld. Vous y trouverez la plupart des contes connus racontés en accéléré et de façon vraiment… novatrice et très drôle !

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Pour faire court sur la suite de l’évolution de notre rapport au rire, on peut dire que nous ne rions pas des mêmes choses selon notre âge. Pour le jeune enfant qui découvre le monde qui l’entoure, nous venons de le voir, beaucoup de choses paraissent surprenantes. Il rit près de 40 fois par jour ! Entre 3 et 10 ans, les blagues cruelles et scatologiques ont souvent un franc succès… À l’adolescence, le rire devient davantage synonyme de rébellion. Les sujets tabous font rire et les figures autoritaires que sont les parents ou les professeurs représentent des cibles privilégiées. Enfin, à l’âge adulte, l’humour devient plus subtil. On rit de traits d’esprit, de critiques sociales, et l’on apprend également à rire de soi.

Du rire enfantin... au rire adulte

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À quoi bon prendre la vie au sérieux, puisque de toute façon

nous n'en sortirons pas vivants ?

Alphonse Allais

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Dans l’Antiquité, le rire est attaché à l’idée d’imperfection morale. Associé à la méchanceté pour Platon, à la difformité chez Quintilien et Cicéron, à la laideur et à la bassesse dans la pensée aristotélicienne, il s’oppose à l’absolu éthique, aux concepts de générosité et d’altruisme. Plus tard, au Moyen Age, la tradition chrétienne imprégnée de culpabilité originelle a attribué au phénomène un caractère non divin. Comme nous l’explique Jacques Le Goff dans Un autre Moyen Age, le rire est avec l’oisiveté le second grand ennemi du moine. La codification du rire, la condamnation du rire dans le milieu monastique résultent au moins en partie de sa dangereuse liaison avec le corps, mais ont aussi une explication théologique selon laquelle le Christ n’a jamais ri (ce que discute Didier Decoin dans Jésus, le Dieu qui riait). Cette polémique véhémente sur le rire constitue l’une des trames du célèbre roman d’Umberto Eco Le Nom de la rose. Le rire y est associé à la faiblesse, à la corruption et au péché par un certain moine dont nous tairons le nom pour ne pas révéler l’issue de l’histoire. Perçu comme une force diabolique qui touche au corps et au plaisir, le rire ne fait que détourner de la crainte de Dieu. Le Moyen Age, souvent considéré comme une période sombre, fut une époque brillante pour les arts, les idées, les savoirs. Pourtant, le quotidien de la population était difficile, marqué par les famines, les épidémies et les guerres. Le rire devenait alors un moyen de triompher momentanément

Brève histoire du rire

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de la cruauté du destin, et de vaincre la peur du pouvoir, qu’il soit humain ou divin. Ainsi virent le jour les grandes fêtes du Moyen Age (carnaval, fête des fous, fête du rire, charivari, etc.), moments privilégiés d’inversement de l’ordre établi, de transgression des règles (Harvey Cox, La Fête des fous). Le rire franchit les murs des châteaux et des palais (avec les bouffons, jongleurs et ménestrels), puis fit petit à petit son entrée dans les cloîtres, les autorités religieuses ayant finalement compris l’importance de ces moments de défoulement populaire pour l’équilibre de la population. Pour en savoir plus, consulter le dossier « Rire au Moyen Age » paru en février 2005 dans le n°16 de la revue Virgule. Pour tout ce qui concerne le rire médiéval et le carnavalesque, se reporter au livre très fourni de Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance.

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Brève ?...

À partir du XVIe siècle, les médecins commencent à s’intéresser à la nature du rire et à son origine physiologique. Ils s’interrogent sur le siège du rire : cœur, cerveau, rate, diaphragme ? Quels muscles, quelles parties du corps interviennent dans le rire ? L’époque de Rabelais, Cervantès et Shakespeare marque un tournant capital dans l’histoire du rire. Alors que la Renaissance reconnaît au rire une signification positive et créatrice, le XVIIe et les siècles suivants lui offrent une place plus marginale, le considérant soit comme un divertissement léger, soit comme une sorte de châtiment à l’encontre des êtres inférieurs et corrompus. Ce qui est essentiel et important ne peut être comique. Au XIXe siècle, le rire manifeste sa vitalité dans la vie sociale (le groupe du Chat noir, les fumistes), mais il n’intéresse pas la critique. Le XIXe siècle est le siècle du sérieux. C’est aussi le siècle de la naissance de la presse. Nombre de journaux illustrés voient le jour, dont plusieurs journaux satiriques tels que L’Assiette au beurre (www.assietteaubeurre.org) ou Le Rire (voir « Le Rire » : la belle époque dans toute sa vérité 1894-1908 de Jean-Claude Simoën). De nos jours, le rire est omniprésent à la télévision : rires enregistrés dans les séries, émissions de gags, programmes phares en présence d’humoristes habitués de l’exercice. Il est le passage obligé pour des émissions en quête de toujours plus d’audimat, où l’invité n’est plus qu’un prétexte. Quotidien, banal, le rire télévisé a bien du mal à se renouveler et ne répond plus à un désir, comme

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le précise le sociologue Olivier Mongin dans son article « On rit mal à la télévision » (revue Esprit de mars 2003). Le rire n’est plus subversif, on lui demande surtout de divertir. Ceci dit, la télévision a réservé et réserve encore un peu de place à une autre forme d’humour, plus corrosif. La Minute nécessaire de M. Cyclopède de Pierre Desproges (dès 1982), les mini-chroniques sociales des Deschiens, les faux journaux télévisés des Nuls… Dans les années 1990, les Guignols de l’info sur Canal+ s’imposent même comme un redoutable contre-pouvoir. La radio n’est pas en reste, il suffit de lire les chroniques acerbes de Guy Carlier (Splendeurs et misères du petit écran) pour s’en convaincre.

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Et c’est pas fini !...

Depuis quelques années, le rire pénètre même le monde du travail par le biais du théâtre comique d’entreprise. Comédiens professionnels ou membres du personnel interprètent des pièces qui mettent en scène le quotidien dans l’entreprise. Le rire devient alors un instrument de pouvoir pour la direction, renforçant son autorité et améliorant les performances de l’entreprise (Les Succursales du rire : de l’usage du comique en entreprise de Jean-Pierre Frappier). Ces dernières années, plusieurs festivals s’appuyant sur le rire ont vu le jour : le Festival des fous rires à Fouesnant, Juste pour rire au Québec, L’Humour des notes à Haguenau, le festival TuSeo (« rire » en dialecte kongo) en République du Congo… sans oublier le tout nouveau festival Juste pour rire Nantes-Atlantique. Il existe aussi à Frontignan (Hérault) un Rassemblement international des rieurs. Le rire est donc partout, preuve que les temps sont troublés et que chacun cherche par le rire à oublier un peu le quotidien ?

Dario Fo

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On reconnaît le rouquin aux cheveux du père

et le requin aux dents de la mère …

Pierre Desproges

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« À l’éternelle triple question toujours demeurée sans réponse : « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? », je réponds : « En ce qui me concerne personnellement, je suis moi, je viens de chez moi et j’y retourne » ». Pierre Dac Les philosophes se sont beaucoup intéressés au rire et au comique, et ce depuis l’Antiquité. Dans son ouvrage sur Le Comique, Jean-Marc Defays dégage plusieurs conceptions du rire ayant vu le jour au cours des siècles. La théorie du sentiment de supériorité ou de la dévaluation Dans l’Antiquité, le comique se résume à la moquerie, on se réjouit des défauts des autres. Aristote a théorisé cette conception du rire : « Le comique consiste en un défaut ou une laideur ». Pour Thomas Hobbes, au XVIIe siècle, « cette convulsion physique, que tout le monde connaît, est produite par la vue imprévue de notre supériorité sur autrui », thèse que défend également Stendhal dans Racine et Shakespeare. Le psychologue écossais Alexander Bain (XIXe siècle) estime que la discordance doit être descendante pour provoquer le rire, c’est-à-dire qu’elle doit se faire aux dépens d’une chose ou d’une personne à laquelle on doit le respect. Pour Bergson aussi, le rire est un rire de supériorité, mais il nuance en précisant que si le rire ridiculise, il vise aussi à corriger les défauts pour améliorer la vie sociale (Le Rire, Henri Bergson).

Les approches philosophiques du rire

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La théorie du rire indigne, dangereux Pour Platon, le rire est laid et dangereux pour la cité. Il ne convient qu’aux bouffons, fous, méchants et esclaves et ne saurait être bon pour les hommes responsables et libres. Cette conception diabolique du rire est reprise par l’Église, nous l’avons vu. De nombreux philosophes, comme Descartes et Hobbes, dénoncent soit le rire, parce qu’il manifeste une perte de contrôle de soi, soit la moquerie, parce qu’elle revêt un caractère agressif.

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La théorie du rire exaltant, régénérant, triomphant D’origine épicurienne, une conception positive du rire refait son apparition à la fin du Moyen Age et à la Renaissance, au moment où l’esprit carnavalesque est à son apogée. Insistant sur sa spécificité humaine, François Rabelais et Michel de Montaigne affirment que le rire, inséparable du plaisir de vivre, est bénéfique à la fois pour l’individu et pour la société. En 1515, Érasme voit dans le rire une possibilité d’émancipation de l’esprit (Éloge de la folie). Voltaire et Spinoza porteront aussi le rire en haute estime. Ce n’est qu’aux XIXe et XXe siècles que le rire retrouvera une place privilégiée chez des philosophes comme Friedrich Nietzsche et Georges Bataille. Certains auteurs plus modérés (Kierkegaard, Jankélévitch) vont valoriser certaines formes de comique (humour, ironie) pour la possibilité qu’elles offrent à l’homme de dépasser sa condition et d’aiguiser sa lucidité (De l’ironie à l’humour, un parcours philosophique, Lucien Guirlinger). La théorie du contraste, de l’incongruité, de la contradiction Emmanuel Kant a le premier développé une théorie selon laquelle le rire est associé à la perception soudaine d’un fait anormal et inattendu. Le rire provient alors de l’attente, que rien ne suit. Pour Bergson, le rire provient d’un phénomène d’automatisation inconsciente et simplificatrice de nos attitudes, de nos gestes et de nos paroles : le mécanique plaqué sur le vivant provoque le rire.

Les approches philosophiques du rire

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Toutes ces considérations philosophiques sont certes passionnantes, mais ne sont pas très accessibles pour le jeune public. Nous lui recommandons donc la lecture du livre Le Rire et les larmes de Brigitte Labbé et Michel Puech. Quoi qu’il en soit, et quelles que soient les motivations du rire, il est au moins une certitude : c’est que le rire a acquis un véritable rôle social dans l’évolution jusqu’à devenir finalement un moyen de communication à part entière. Pour le psychiatre Éric Smadja (Le Rire), la communication par le rire couvre aujourd’hui quatre fonctions : agressive, lorsque l’on cherche à dévaluer quelqu’un ; sexuelle, car le rire est essentiel dans le jeu de la séduction ; défensive, lorsque l’on désire se libérer de ses angoisses ; enfin sociale lorsqu’il assure la cohésion entre individus.

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Le théâtre du rire La comédie est un genre théâtral visant, comme la tragédie, à dénoncer les défauts et les vices de la société. Elle fonctionne principalement sur le rire et l’humour, même si l’utilisation du mode comique a parfois été reléguée au second plan au cours de son histoire. Elle met en scène des personnages qui appartiennent aux catégories moyennes de la société et dont les aventures se terminent de manière heureuse. Elle a pour but de divertir, sinon d’instruire, par la peinture de travers et de vices individuels ou sociaux. Elle trouve son origine dans la littérature grecque (Aristophane au Ve siècle avant J.-C.). La comédie latine, elle, est représentée par Plaute et Terence. Il s’agit d’une comédie stéréotypée, dont les schémas et les types de personnages se retrouvent d’une pièce à l’autre. Le théâtre du Moyen Age, à ses débuts, est essentiellement religieux, et sérieux. La religion utilise en effet le théâtre pour instruire les chrétiens, souvent analphabètes. Les pièces représentant la liturgie étaient longues, et furent donc entrecoupées de petits sketches profanes, fantaisistes et souvent comiques pour que le public ne se lasse pas. Ces sketches et les fêtes profanes donnent naissance, peu à peu, à la comédie et au théâtre comique du Moyen Age. Le théâtre comique profane médiéval est apparu au XIIIe siècle. Il s’est constitué tardivement, environ deux siècles après le théâtre religieux et par opposition à lui, car c’est entre sacré et profane que passe la distinction des genres au Moyen Age, et non entre comique et tragique, comme dans l’Antiquité et à l’époque classique.

Des rires et des lettres

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Dans les dernières années du XVIe siècle, une autre tradition comique et populaire, originaire d’Italie, s’est introduite en France. Il s’agit de la commedia dell’arte, qui mêle une matière comique héritée des comédies latines et néo-latines de la Renaissance, et une technique de jeu basée sur la stylisation et l’improvisation. Du côté de l’Angleterre, William Shakespeare, grand dramaturge, écrit aussi de brillantes comédies (La Mégère apprivoisée, Les Joyeuses Commères de Windsor, Beaucoup de bruit pour rien). En France, le rire ne conquiert qu’avec Molière un droit de cité limité en revendiquant un sens et une utilité morale qu’on ne reconnaît pas auparavant ; la comédie prétend alors plaire et instruire en corrigeant les mœurs. La mutation est d’autant plus importante que Molière fait du rire un élément essentiel de son oeuvre.

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Alors que, chez ses prédécesseurs, le rire était sporadique et souvent ornemental, il devient ici la clé de voûte du système théâtral (www.toutmoliere.net/dictionnaire/rire.html) : L’École des femmes, Les Fourberies de Scapin, etc. Pour résumer, on peut dire que Molière a fait de la comédie un genre majeur (lire l’article « Le rire de Molière » de Michael Edwards, revue Esprit, janvier 2005). L’humour est omniprésent dans l’œuvre de Marivaux. Ses comédies sur l’amour naissant, traduit en un langage délicat, ont été qualifiées de « marivaudage » (Le Jeu de l’amour et du hasard). En 1784, l’insolent Beaumarchais, avec Le Mariage de Figaro, connaît un grand succès. Le XIXe siècle est marqué par un grand développement du vaudeville, genre léger qui ne dépasse pas le phénomène physiologique du rire. Il ne cherche qu’à divertir et à plaire en exploitant un rire euphorique, qui n’implique aucun jugement de la part du spectateur. « Il est pur divertissement. Dépourvu d’ambitions morales ou psychologiques et de message politique ou social, le vaudeville est en définitive un genre théâtral plus scénique que littéraire, plus visuel qu’écrit. Réputé inférieur par la critique et les milieux intellectuels, il a de fait été boudé par les grands auteurs de la littérature française » (Marie-Claude Canova, La Comédie). Scribe et Labiche l’ont porté à son apogée, puis un peu plus tard Courteline et Feydeau. Certains auteurs, après la Seconde Guerre mondiale, y auront également recours (Boeing boeing de Marc Camoletti, La Cage aux folles de Jean Poiret). Jean Anouilh lui aussi, dans L’Invitation au château, utilisera le procédé du quiproquo. Dans les années 1950, le théâtre d’avant-garde propose le modèle de l’« anti-pièce », contestation

Des lettres et des rires

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systématique des préceptes de la dramaturgie classique. Elle révèle à la fois la reconnaissance du tragique dans la condition humaine et la dérision de ce tragique. Elle fait encore place au comique, parce qu’elle maintient, par le rire de libération qui en résulte, une distance de non-participation entre le spectateur et la représentation de sa situation dans le monde. Ainsi donc l’anti-pièce se situe dans le prolongement de la comédie. Le théâtre d’avant-garde donne en définitive une vision mi-tragique mi-burlesque de l’humanité. Devant l’absurdité de la condition humaine, seul le recours à l’humour peut empêcher l’homme de sombrer dans le désespoir. Ainsi Samuel Beckett utilise le comique de la farce, un comique outrancier (En attendant Godot), tandis qu’Eugène Ionesco fait davantage appel à l’incongru (Les Chaises, La Cantatrice chauve). Mais le rire qui en résulte est souvent un rire amer, un rire sans joie (forme suprême du rire pour Beckett).

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Les générations suivantes ont continué de voir, dans des œuvres tragi-comiques qui refusent les conventions de la pièce bien faite et érigent en système la fantaisie et l’irrationnel, le moyen de provoquer le public (La Pyramide de Copi ; l’œuvre de Dario Fo, prix Nobel de littérature en 1997, etc.). Dans le théâtre désormais, le spectateur est invité à rire, non pas du personnage, mais de lui-même et de sa misérable condition humaine. Rire pour se libérer du tragique… Par ailleurs, le XXe siècle, malgré ses heures tragiques, a vu naître de nombreux chansonniers et humoristes issus pour la plupart du café-théâtre ou du music-hall. Pierre Dac a débuté dans l’entre-deux-guerres. Baptisé « roi des loufoques », il crée en 1938 le journal satirique L’Os à moelle qui atteint des records de diffusion. Ne manquez surtout pas de lire ses « Offres d’emploi » et ses « Petites annonces » parues en 1939 dans ce journal. Au début des années soixante, il s’associe à Francis Blanche qui, de son côté, a déjà une grande expérience d’humoriste, d’animateur de radio et de télévision, de parolier et d’acteur de cinéma. Fernand Raynaud, quant à lui, fait ses débuts après la seconde guerre mondiale, dans l’émission « 36 chandelles » présentée par Jean Nohain. Il est le célèbre auteur, entre autres, du sketch « Le 22 à Asnières ».

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La fin des années 1960 est marquée par l’émergence de Guy Bedos, qui se distingue par sa libre parole et le fond souvent politisé de ses sketches. Résolument de gauche mais indépendant des pouvoirs, il porte un regard critique sur la classe politique et l’évolution de la société. Il est l’inspirateur de Pierre Desproges, qu’il a d’ailleurs poussé à monter sur scène. Desproges s’est avéré redoutable auteur, à la plume particulièrement acide. Nous recommandons au lecteur Chroniques de la haine ordinaire ou encore Vivons heureux en attendant la mort. Nous vous proposons également une petite visite du site www.desproges.fr .

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Bien sûr, on ne peut parler des grands comiques français sans mentionner Coluche. Issu du café-théâtre parisien, il joue son premier one man show en 1974 et arbore pour la première fois ce qui deviendra son costume emblématique : nez rouge, salopette et brodequins jaunes. La suite, vous la connaissez. Coluche s’est imposé comme le provocateur des années 1980, critiquant la politique et la société de son temps avec un humour ravageur. Enfin, Raymond Devos est l’auteur d’une œuvre singulière, poétique, révélant une parfaite maîtrise de la langue française et un inimitable talent pour les jeux de mots (Matière à rire, Raymond Devos). On ne peut évidemment pas tous les citer ici. On pourrait parler aussi de Marc Jolivet, Muriel Robin, les Inconnus, Michel Boujenah, Pierre Palmade, Fellag, etc. Aujourd’hui, une nouvelle génération prometteuse se partage la scène : Gad Elmaleh (voir Télérama n° 2912 du 2 novembre 2005), Jamel Debbouze (Jamel Debbouze d'un monde à l'autre de Delphine Sloan)…

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Le rire désarme, ne l'oublions pas.

Pierre Dac

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Au XIIe siècle, une nouvelle classe sociale émerge : la bourgeoisie. Cette classe aime à rire et se montre volontiers railleuse et moqueuse. Elle subit la pression des puissants et des nobles et prend une juste revanche en se moquant d’eux, dans leur dos. Ainsi le Roman de Renart met en scène des animaux qui se comportent comme des humains, afin de se moquer des riches de façon détournée. Le ton de l’œuvre est largement satirique. À la fin du XIIe siècle naissent les fabliaux, contes à rire ayant pour toile de fond la vie quotidienne des petites gens. Mais celui qui, en littérature, a donné toutes ses lettres de noblesse au rire est bien sûr François Rabelais. Ses ouvrages Pantagruel (1532) et Gargantua (1534) exposent la naissance, la croissance mirifique et les hauts faits grotesques de héros dont la caractéristique majeure est une folle démesure. Gargantua, en particulier, met en scène une véritable utopie pédagogique où le rire est roi. Le dizain « Aux lecteurs », placé en tête de Gargantua contient les deux célèbres vers :

« Mieulx est de ris que de larmes escripre Pour ce que rire est le propre de l’homme »

Rabelais va même jusqu’à créer un mot pour désigner ceux qui se refusent à rire : les « agélastes », qu’il trouve non seulement tristes mais aussi dangereux. Il est le précurseur du rire que l’on dit gaulois, un rire grossier et parfois même un peu licencieux, qui a fait nombre d’émules jusqu’à aujourd’hui. La Renaissance est marquée par son œuvre et fait la part belle au rire de calembours, de farces (voir Le Roman comique de Paul Scarron).

Le rire romanesque

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Pour approfondir votre connaissance de l’œuvre de Rabelais, nous vous renvoyons à l’ouvrage déjà cité de Mikhaïl Bakhtine. Le Grand Siècle (XVIIe), quant à lui, est plutôt celui de la satire, comme en témoignent les Fables de La Fontaine ou l’œuvre de Boileau. Diderot et Voltaire, au XVIIIe siècle, auront recours à l’ironie pour critiquer habilement la monarchie. Le rire n’est plus alors l’expression d’une franche gaieté comme chez Rabelais, mais bien plutôt une arme qui sert à dénoncer les travers de la société. Le XIXe siècle des romantiques ne laisse pas une grande place au rire, mais citons tout de même Flaubert qui déploie dans son Bouvard et Pécuchet un grand sens du ridicule et du comique pour se moquer du sentimentalisme de l’époque. Victor Hugo s’est interrogé sur le sujet, notamment dans la préface de Cromwell et dans L’Homme qui rit, de même que Baudelaire dans De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques.

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L’humour ressurgit au début du XXe siècle, grâce à quelques hurluberlus tels que Alphonse Allais (Le Boomerang, ou Rien n’est mal qui finit bien), auteur de nombreux contes burlesques et de maximes humoristiques. Dans la même veine, Le Journal (1887-1910) de Jules Renard regorge de notations drôles et d’autodérision. L’humour anglo-saxon, hérité d’un Jonathan Swift et toujours vivant avec Mark Twain, est influent. Dans les années 1930 et 1940, les ouvrages fantaisistes permettent d’oublier un peu le quotidien de temps particulièrement troublés : Marcel Aymé (Le Passe-muraille), Raymond Queneau (Zazie dans le métro), Boris Vian (L’Écume des jours)… Chez nos amis anglo-saxons, quelques grands noms sont couronnés d’un succès mérité : David Lodge (Un tout petit monde, Thérapie), Tom Sharpe (sa série des Wilt), Donald Westlake (Le Couperet), ainsi que les défunts Chester Himes (La Reine des pommes), Charles Williams (Fantasia chez les ploucs), auteurs de polars, et P.G. Wodehouse (Jeeves). Saluons aussi une partie de l’œuvre de l’écrivain danois Jorn Riel, notamment La Maison des célibataires ou la série des Racontars arctiques, pour sa verve et sa cocasserie. Pour coller à l’actualité, la revue Lire du mois d’octobre 2005 vous propose une sélection des livres de la rentrée les plus drôles, avec des auteurs comme Percy Kemp, Arto Paasilinna, Thomas Gunzig, etc.

Le rire romanesque

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Le rire est le propre de l'homme, le savon aussi...

Philippe Geluck

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L’art d’en rire ou...

Les dadaïstes, au lendemain de la Première Guerre mondiale, furent les premiers artistes à vouloir tourner en ridicule tout le système de l’art. Les œuvres dadaïstes étaient en réalité plus cyniques et grinçantes que légères et drôles. Mais cet esprit de dérision a été conservé depuis par les générations d’artistes qui ont suivi. Le rire lui-même n’est plus une objection à l’œuvre d’art. Il cesse d’être divertissement journalistique pour se hausser à l’art des musées. Le surréalisme fit de l’humour l’un des outils principaux de sa technique. Pour tout savoir sur le sujet, ne manquez pas de lire la revue Dada de juin 2005, consacrée à « L’idiotie et [au] burlesque ». Vous y apprendrez que peintres, sculpteurs, écrivains, photographes et autres artistes, utilisent bien souvent le rire pour bousculer les repères de la société et nous pousser à nous interroger sur notre vision du monde. Et si l’utilisation du rire dans l’art vous laisse perplexe, vous pouvez toujours commencer doucement en visitant d’abord le musée virtuel du sourire sur www.museedusourire.com. Le dessin d’humour Le dessin d’humour donne à voir les grands moments de la sensibilité esthétique de notre époque. Que le rire serve à une dénonciation virulente ou à une taquinerie de mœurs, les dessins qui le suscitent nous parlent toujours plus ou moins clairement de leur époque. Le dessin d’humour surprend par une incongruité drôle, à la fois irréelle et étonnante de lucidité. Comme il est précisé dans Traits d’impertinence : histoire et chefs-d’œuvre du dessin d’humour de 1914 à nos jours de

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Nelly Feuerhahn, on peut distinguer trois grandes périodes pour le dessin d’humour. De 1914 à 1940, l’expression humoristique est en pleine effervescence, elle est marquée par une stylisation du trait et une subversion des ressorts humoristiques. C’est en même temps l’apogée du cinéma comique, muet puis parlant, de la réclame et des affiches. De 1945 à 1970 se développe le gag visuel en noir et blanc. La dérision et l’absurde font leur apparition, importées des États-unis, dans les années 1950 (Retour à la normale de Glen Baxter). Depuis 1971, l’exubérance baroque née de la presse domine. Le dessin d’humour déforme les visions conventionnelles du monde : il désorganise non seulement les apparences, les certitudes d’un monde ordonné, mais il oblige aussi à poser sur les autres et sur soi-même un regard différent. Notre modernité se lit autrement au contact de ces images souvent dérangeantes (Le Baron noir de Got & Pétillon, les albums à l’univers iconoclaste et décalé de Gary Larson, Mordillo, Voutch, Sempé, etc.).

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Jack Nicholson dans Batman, Tim Burton, 1989

Le rire au cinéma Le tout premier film de fiction de l’histoire, L’Arroseur arrosé des frères Lumière, est un film comique. Le comique burlesque est fondé sur l’absurde, l’irrationnel, la provocation et une certaine violence. Il est composé d’une suite rapide et rythmée de gags indépendants les uns des autres. Le comique y est essentiellement physique (chutes, poursuites, bagarres), il s’agit souvent d’un comique de geste (voir la vidéo Quand le rire était fou de Claude-Jean Philippe). Le film burlesque repose en grande partie sur la personnalité de l’acteur qui impose un style et un profil de personnage. Charlie Chaplin s’est beaucoup inspiré du travail de Max Linder (vidéo En compagnie de Max Linder, réalisée par Maud Linder). La tradition agressive du film burlesque, illustrée par Mack Sennett ou encore Laurel et Hardy, fut poursuivie par les Marx Brothers et W.C. Fields. Mais d’autres cinéastes développèrent d’autres façons d’envisager le genre : Charlie Chaplin et sa tradition mélodramatique, Buster Keaton et Harold Lloyd et la tradition mécanicienne (recherche sur la beauté du gag), Jerry Lewis, Mel Brooks ou les Monthy Python (Sacré Graal) ont développé la tradition parodique, enfin Jacques Tati (Jour de fête, Playtime) révolutionna avec brio le genre, en lui donnant un caractère poétique. La comédie cinématographique, quant à elle, cherche à amuser dans une perspective plus réaliste, en mettant l’accent sur le ridicule des personnages, les travers de la société ou encore l’aspect caricatural des situations. Elle est un genre difficile à cerner du fait de la grande diversité de ses

… Le rire dans les arts

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expressions et de ses rapports parfois étroits avec d’autres genres du cinéma. Cependant, on peut distinguer des styles propres à certains pays. La comédie américaine a connu trois sous-genres : la comédie populiste dans laquelle s’est illustré Frank Capra (L’Extravagant Mr Deeds, L’Homme de la rue), la comédie sophistiquée, plus légère, portée à son apogée par Ernst Lubitsch (To be or no to be), et la comédie excentrique (ou screwball comedy), qui emprunte aux deux précédentes et au burlesque. La comédie à l’italienne, elle, est le plus souvent ancrée dans le contexte sociopolitique, mêlant le comique et le tragique (Nanni Moretti, Palombella rossa). La comédie britannique utilise un humour pince-sans-rire. Sur toile de fond réaliste – le système social anglais y est souvent critiqué – se développe une situation comique parce que anormale. Voir par exemple The Full Monty de Peter Cattaneo, The Snapper de Stephen Frears ou encore Un poisson nommé Wanda de Charles Crichton.

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Louis de Funès dans Le Corniaud, Gérard Oury, 1964

Ainsi, bien que nous soyons, dans l’ensemble, assez hermétiques à l’humour pratiqué hors de nos frontières, l’humour étant avant tout affaire de références communes, certains réalisateurs étrangers ont tout de même réussi à s’imposer en France. Outre les quelques noms cités ci-dessus, on peut retenir celui du New-yorkais Woody Allen, dont les comédies connaissent un grand succès dans notre pays (Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander). En France, la comédie occupe une place importante, sans que l’on puisse pour autant dégager un type de comique spécifiquement français. En effet, la comédie en France connaît une multitude de tons et de styles. Elle s’appuie souvent sur le succès commercial d’acteurs réputés, comme De Funès ou Bourvil par exemple. Ainsi La Grande Vadrouille, film de Gérard Oury, a connu un immense succès. Certains réalisateurs se sont spécialisés dans le genre (Gérard Oury, Georges Lautner, Claude Zidi), d’autres y ont contribué de façon plus exceptionnelle (Renoir, Boudu sauvé des eaux ; Claude Autant-Lara, La Traversée de Paris). À la fin des années 1970, de jeunes comédiens issus des cafés-théâtres ont apporté une nouvelle dimension à la comédie, s’appuyant sur la satire des mœurs de leurs contemporains. Il s’agit de la troupe du Splendid dont les films Les Bronzés (1979) et Le Père Noël est une ordure (1982) comptent parmi les préférés des Français. La comédie en France est aujourd’hui multiforme, avec des réalisateurs comme Étienne Chatiliez (La Vie est un long fleuve tranquille, Tanguy), Cédric Klapisch (Un air de famille, L’Auberge espagnole),

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ou Tonie Marshall (Vénus beauté), pour ne citer qu’eux. Depuis quelques années, le marché des comédies à la française explose, porté par les comiques issus de la télévision (article « Riez, vous êtes cernés », Télérama n°2824 du 25 février 2004) : La Cité de la peur de Alain Berberian, La Vérité si je mens de Thomas Gilou, etc.

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Bourvil dans Le Corniaud, Gérard Oury, 1964

Rire et chansons, rire et musique Il y en a aussi pour les oreilles… Voici quelques suggestions qui vous dérideront un peu si, par malheur, vous étiez coincés dans les bouchons, ou tout simplement si vous vous sentez d’humeur joyeuse et souhaitez le rester. Un disque des VRP ou des Jambons vous permettra assurément de démarrer la journée de bonne humeur. On peut vous conseiller aussi le groupe Chanson plus bifluorée, très tourné vers la parodie à ses débuts, qui a sorti en 2005 un album plus personnel, mais toujours dans la veine humoristique : Peinture à carreaux. Dans les petits groupes qui montent, Les Fatals Picards avec leur dernier album Picardia independenza, au titre évocateur, ne devraient pas non plus vous laisser de marbre. Citons également les incontournables Wriggles, qui d’album en album (le dernier, Moi d’abord, est paru en 2005) ont construit une œuvre très personnelle pleine d’humour. Si vous êtes amateur de chansons délicieusement déjantées, les disques des Wampas ou des nordistes Marcel & son orchestre (Un pour tous… chacun ma gueule !, par exemple) vous raviront. Dans la même veine, Les Blaireaux se défendent aussi (Le Sens du poil). Mais s’il n’y avait qu’un nom à retenir, ce serait bien évidemment l’incontournable Boby Lapointe dont les chansons, truffées de jeux de mots, sont un trésor de burlesque, de fantaisie et de poésie.

L’art d’en rire ou le rire dans les arts

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À écouter aussi, en vrac : Wally, Victor Racoin, Les Elles, le Quartet buccal, Richard Gotainer, Éric Toulis, Les Nonnes Troppo, Gérald Genty, les Dumb Boys, Presque Oui, etc. Si vous êtes davantage intéressé par la musique classique, pourquoi ne pas découvrir ou réécouter Faust de Charles Gounod, notamment l’Air des bijoux (« Ah, je ris de me voir si belle… ») repris sempiternellement par une certaine Castafiore dans les albums de Tintin ? C’est le moment également de se plonger dans la fantaisie d’un Erik Satie en écoutant L’Intégrale des œuvres pour piano seul, dont les titres à eux seuls vous amuseront. On peut également vous conseiller l’opéra-comique, qui se situe à mi-chemin entre la comédie et l’opéra et où se mêlent merveilleux et facéties bouffonnes à l’italienne : Les Contes d’Hoffman de Jacques Offenbach, Les Pêcheurs de perles de Georges Bizet…

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Le rire dans la bande dessinée Les super-héros sont la fierté des États-Unis. La France, quant à elle, cultive en bande dessinée un humour du quotidien ou de l’absurde. La revue Pilote (parue de 1959 à 1986) laissait une large place à l’humour. C’est dans cette revue que sont parues les aventures du célèbre Gaulois Astérix, qu’il n’est plus la peine de présenter, ou encore Le Génie des alpages de F’Murr, qui met en scène des moutons parlant de philosophie avec leur chien de berger. En 1970 naît La Rubrique-à-brac de Marcel Gotlib qui détourne allègrement les us et coutumes nationaux. Le même Gotlib créera ensuite deux revues de bande dessinée : L’Écho des savanes (avec Claire Bretécher) et Fluide glacial (qui repose sur le non-sens et le totalement burlesque). Les années 1980 marquent l’arrivée de la série Les Frustrés de Claire Bretécher ou de Bernard Lermite de Martin Veyron. En 1996, Florence Cestac sort Le Démon de midi, album traitant de façon comique de la rupture conjugale d’une quadragénaire. Gros succès, cette bande dessinée a depuis été adaptée en one-woman-show. Depuis 2000 et la création de la collection « Poisson pilote » chez Dargaud, de nouveaux auteurs à l’humour décalé jouissent d’un succès mérité : Manu Larcenet (Le Retour à la terre), Lewis Trondheim (Lapinot), Joann Sfar (Le Chat du rabbin), etc. Découvrez-les vite si ce n’est pas déjà fait !

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Autres bandes dessinées humoristiques à ne pas rater : le célèbre Chat du Belge Philippe Geluck et l’inimitable Francis, blaireau farceur de Claire et Jake aux éditions Cornélius. Pour un humour plus… féroce mais terriblement efficace, opter pour Kran le barbare d’Eric Herenguel. Pour les enfants, quelques séries indémodables connaissent toujours un franc succès : les aventures d’Astérix le Gaulois, celles du cow-boy Lucky Luke et des fameux frères Dalton, Mafalda, Garfield, Gaston Lagaffe, Boule et Bill…

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Les clowns du cirque Le clown a fait son apparition avec la création du cirque, au XVIIIe siècle. Au début, les cirques étaient uniquement équestres. L’Anglais Philip Astley, ancien officier de cavalerie, donnait des spectacles équestres en plein air, et eut l’idée d’introduire un élément comique au milieu du manège pour attirer les spectateurs. Ce drôle de cavalier, sans élégance et même plutôt ridicule sur son cheval, a rapidement fait le bonheur du public. Depuis, le personnage du clown a évolué jusqu’à devenir ce comique très maquillé et grotesquement accoutré que l’on connaît. Aujourd’hui, comme le précise Tristan Rémy dans son imposant ouvrage Les Clowns, « nous n’imaginons même pas que le cirque tel que nous le connaissons puisse exister sans qu’il y paraisse un ou plusieurs bouffons. Bannir le rire du cirque serait l’amputer d’un de ses membres et, qui plus est, faire bon marché de son esprit, le clown étant le serviteur du rire par excellence ».

L’art d’en rire ou le rire dans les arts

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Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que mobiliser sa connerie

sur des choses intelligentes.

Extrait de la BD Les Shadoks

Jacques Rouxel

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Nous n’épiloguerons pas ici sur ce sujet particulièrement épineux (l’humoriste Dieudonné pourra vous le confirmer. Pour mieux comprendre le personnage, consulter Dieudonné, entretien à cœur ouvert par Olivier Mukuna). Nous nous contenterons donc de citer le célèbre humoriste Pierre Desproges lors d’un réquisitoire au Tribunal des flagrants délires, émission de France Inter, en septembre 1982 : « S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s’il est vrai que le rire sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui, à mon avis, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort. Au reste, est-ce qu’elle se gêne, la mort, elle, pour se rire de nous ? » (voir la vidéo Pierre Desproges : portrait : ses meilleures interviews, fausses pubs et extraits de spectacles réalisée par Myriam Isker). Pour clore tout à fait le débat, ajoutons une célèbre phrase du même Pierre Desproges : « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui » Tout est dit !

Peut-on rire de tout ?

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Ainsi, nous l’avons vu, le rire est une notion ambiguë. Entre innocence et pouvoir, entre déni et reconnaissance, ses déclinaisons ont été et restent diverses et multiples, variant en fonction de l’âge, du sexe, de l’époque et de la culture de l’individu. Il reste beaucoup à découvrir encore, par exemple dans le domaine de l’anthropologie que nous n’avons pas abordé. C’est ainsi que s’achève ce petit voyage à travers le rire et ses différentes formes. On retiendra surtout qu’il n’y a aucune contre-indication et qu’il peut être consommé sans modération. Source de plaisir et bienfait pour la santé : on aurait tort de s’en priver ! Et souvenez-vous de ce que disait déjà Nicolas de Chamfort au XVIIIe siècle : « La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri »…

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Cette sélection documentaire est une publication de La Bibliothèque, Ville de Saint-Herblain.

Remerciements à Philippe Geluck pour la présence du Chat en couverture. Rédaction : Myriam Bodin © La Bibliothèque, mars 2006