L'urgence d'en sortir

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L’urgence d’en sortir 1 L’URGENCE D’EN SORTIR ! Analyse approfondie du régime juridique de l’état d’urgence et des enjeux de sa constitutionnalisation dans le projet de loi dit « de protection de la nation »

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L’URGENCED’ENSORTIR!

Analyseapprofondiedurégimejuridiquedel’étatd’urgenceetdesenjeuxdesaconstitutionnalisationdansleprojetdeloidit«de

protectiondelanation»

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Cedocumentestlefruitd’untravailcollectifdejuristesconscientsdeleurrôleetdeleurresponsabilitédansunesociétédémocratique1.Sesauteur(e)syontprispartsoitàtitrepersonnel, soit comme représentant(e)s d’une association ou d’une organisationsyndicale.Ilsonttousencommunlavolontédefairevivrel’exigenceposéeparlaCoureuropéennedesdroitsde l’hommedanssonarrêtKlassc/Allemagnedu6septembre1978, qui énonce que «les États […] ne disposent pas […] d’une latitude illimitée pourassujettiràdesmesuresdesurveillancesecrète lespersonnessoumisesà leur juridiction.Conscientedudanger,inhérentàpareilleloi,desaper,voirededétruire,ladémocratieaumotif de la défendre, elle affirme qu’ils ne sauraient prendre, au nom de la lutte contrel’espionnageetleterrorisme,n’importequellemesurejugéepareuxappropriée».Profondément inquièt(e)s des conditions dans lesquelles la constitutionnalisation del’étatd’urgenceestprésentéeetdiscutée,etdesrisquesd'uneintégrationdesmesuresd'exceptiondansledroitcommun,ilsetellesonttou(te)sétéanimé(e)sparlavolontéde mettre à la disposition du public une analyse approfondie du régime de l’étatd’urgenceetdes implicationsde son inscriptiondans le textede laConstitution. Ils etelles souhaitent contribuer ainsi à nourrir le débat qu’exige un texte aussi lourd deconséquencespourlesdroitsetlibertéslesplusfondamentales.Sidesnuancespeuventexisterdansl’appréciationportéeparchacun(e)desauteur(e)ssur le principe même d’une constitutionnalisation de l’état d’urgence, leurscontributionsontpourobjectif commun,endéveloppantuneanalysecritiquedu textequivaêtresoumisàlareprésentationnationale,d’endécrypterlesenjeuxetlaportée.Ledangerpourladémocratieesteneffetdouble.Lerisqued’unerépressionaveugleetdisproportionnée que porte l’état d’urgence ne menace pas simplement l’exercicequotidienparlecitoyendeseslibertés.Encontribuant,parunsurcroîtd’arbitraire,àladispersiondesforcesrépressives,ilesttoutautantsusceptibledemenacernotredroitàlasûretéendiminuantsensiblementlacapacitédesautoritésàfairefaceauphénomènecriminelquel’onprétendcombattre.Afinderépondreàcesinterrogationsessentielles, l’analysesesubdiviseentroisparties:-Uneprésentationdesprincipes internationauxquigouvernent laproclamationd’unétatd’exceptiontemporaire;- Une analyse critique du régime d’exception issu de la loi du 3 avril 1955, parcomparaisonavec lesdispositionsdedroitcommunet la législationpénaleanti-terroriste;-Uneanalysecritiquede l’article1erduprojetde loi telqu’éclairépar l’exposédesmotifsdugouvernement.

1 Lalistedescontributeursestindiquéeàlafindudocument.

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PARTIE 1. ANALYSE DE LA CONFORMITÉ AUX ENGAGEMENTSINTERNATIONAUX

I. PROCLAMATIONETNOTIFICATIONDEL’ÉTATD’URGENCE...........................6

II. CONDITIONSD’EXISTENCEDEL’ÉTATD’URGENCE........................................7

III.CONTRÔLEDELAMISEENŒUVREDEL’ÉTATD’URGENCE.........................12

PARTIE2.ANALYSECRITIQUEDURÉGIMEDEL'ÉTATD'URGENCE

I.UNEATTEINTEILLÉGITIMEDANSUNESOCIÉTÉDÉMOCRATIQUE…....………….20

II. ANALYSEDÉTAILLÉEDESMESURESPERMISESPARL’ÉTATD’URGENCE......24

1. LESPERQUISITIONS....................................................................................................................24

2. L’ACCÈSÀDESDONNÉESINFORMATIQUES..............................................................................26

3. BLOCAGEADMINISTRATIFDESSITES.........................................................................................27

4. LESINTERDICTIONSDESEJOURETDECIRCULATION................................................................28

5. L’ASSIGNATIONÀRÉSIDENCE....................................................................................................30

6. L’INTERDICTIONDERÉUNION....................................................................................................36

7. LADISSOLUTIOND’ASSOCIATIONS............................................................................................40

8. REMISESD’ARMES.....................................................................................................................49

PARTIE3.ANALYSECRITIQUEDUPROJETDELOICONSTITUTIONNELLE

I. LA CONSTITUTIONNALISATION DE L’ÉTAT D’URGENCE N’EST PASNÉCESSAIRE.......................................................................................................53

II. «L’EFFET UTILE» DE LA RÉFORME: PRIVILÉGIER LES «NÉCESSITÉSOPÉRATIONNELLES»ÀLAPROTECTIONDESLIBERTÉS.....................................62

III.LES MESURES DE «SORTIE EN ESCALIER» HEUREUSEMENT RETIRÉES DUPROJETDELOI...................................................................................................72

LISTEDESCONTRIBUTEURS...............................................................................75

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-PARTIEI-

Analysedelaconformitédurégimed'étatd'urgencefrançaisauxengagementsinternationauxdelaFrance

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Le droit international permet, de façon encadrée, de déroger au régime normal deprotection des droits humains en proclamant un état d’exception temporaire. L’étatd’urgenceproclaméenFranceentredanscettecatégorie.Ainsi, l’article4.1duPacte sur lesdroits civils etpolitiques (ci-après«lePIDCP»2) etl’article15.1delaConventioneuropéennedesdroitsdel’homme(ci-après«laCEDH»,)autorisent les États, de manière temporaire, à « déroger à » certaines garanties enmatière de droits humains, dans des circonstances bien définies et seulement dans la«strictemesureoùlasituationl’exige».Chacundecesinstrumentsénoncelescirconstancesdanslesquellesunedérogationestpossible, les droits auxquels il ne peut en aucun cas être dérogé et les règles deprocédureàrespecter.Il ressortdes textesetde la jurisprudenceque, toutétatd’urgencequi,pardéfinition,dérogeauxobligationsenmatièrededroitshumainsdoitremplirdescritèresstrictsafind’encadrerlespouvoirsexceptionnelsdesautorités.Ledroitdedérogationestencadréparlesprincipesminimauxsuivants:

! Principedeproclamation! Principedenotification! Principedemenaceexceptionnelle! Principedetemporalité! Principedeproportionnalité! Principe de non-discrimination et de compatibilité, de concordance et

decomplémentaritédesobligationsdedroitinternational! Principed’intangibilitédesdroits

Le Comité des droits de l’homme et la Cour Européenne des Droits de l’Homme, quisuivent respectivement la mise en œuvre du PIDCP et de la Convention européenneexaminentlesprincipessusvisésetenparticulierlanécessitéetlaproportionnalitédeladérogationdécidéeainsiquedesmesurestemporairesadoptées.

2 L’article4duPacteInternationalrelatifauxdroitscivilsetpolitiques(PIDCP)prévoitainsique:1.Danslecasoùundangerpublicexceptionnelmenacel’existencedelanationetestproclamépar

unacteofficiel, lesEtatspartiesauprésentPIDCPpeuventprendre,dans la strictemesureoù la situationl’exige,desmesuresdérogeantauxobligationsprévuesdansleprésentPIDCP,sousréservequecesmesuresne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’ellesn’entraînentpasunediscriminationfondéeuniquementsurlarace,lacouleur,lesexe,lalangue,lareligionoul’originesociale.

2.Ladispositionprécédenten’autoriseaucunedérogationauxarticles6,7,8(par.1et2),11,15,16et18.

3.LesEtatspartiesauprésentPIDCPquiusentdudroitdedérogationdoivent,parl’entremiseduSecrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, signaler aussitôt aux autres Etats parties lesdispositionsauxquellesilsontdérogéainsiquelesmotifsquiontprovoquécettedérogation.Unenouvellecommunicationserafaiteparlamêmeentremise,àladateàlaquelleilsontmisfinàcesdérogations.

L’article15delaConventioneuropéennedesdroitsdel’Homme

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I. PROCLAMATIONETNOTIFICATIONDEL’ÉTAT

D’URGENCE1. PRINCIPE

Lorsqu’ilexisteunesituationde«dangerpublicexceptionnelquimenacel’existencedelanation», l’Etatpartiedoitproclamerofficiellementunétatd’exception telque l’étatd’urgence.Cetteconditiondepublicitépermetd’avertirlapopulation,viseàgarantirleprincipedelégalitéetdeprimautédudroit,etàprévenirl’arbitraire.Le Comité des droits de l’homme rappelle ainsi que «lorsqu’ils proclament un étatd’urgence susceptible d’entraîner une dérogation à l’une quelconque des dispositions duPIDCP, les États doivent agir dans le cadre de leur constitution et des dispositionslégislativesquirégissent l’exercicedespouvoirsexceptionnels»3.Ainsiuneproclamationdel’étatd’urgencenesauraitêtrevalidesansbaselégaleendroitinterne.Parailleurs, lesÉtatsquiexercent ledroitdedérogationdoivent lenotifierauxautresÉtats parties, par l’intermédiaire du dépositaire du traité, au Secrétaire Général del’organisationdesNationsUniespour lePIDCPet auSecrétaireGénéralduConseildel’Europe pour la CEDH. La notification préalable comme condition formelle sert àgarantiruncontrôledelalégalitédelamiseenplacedel’étatd’urgenceparl’institution.Danscettenotification,«doiventfigurerdesrenseignementspertinentssurlesmesuresprisesainsiquedesexplicationsclairessur lesmotifsquiontamenél’Étatpartieà lesprendre, accompagnés de l’intégralité des documents relatifs aux dispositionsjuridiques»4. Le Comité des droits de l’Homme précise qu’une telle notification estessentiellepourpouvoirdéterminersilesmesuresprisesparl’Étatpartie«sontdictéespar la stricte exigencede la situation,mais égalementpourpermettre auxÉtats partiesd’assumerleurresponsabilitédeveilleràlamiseenœuvredesdispositionsduPIDCP»5.2. LANOTIFICATIONFRANÇAISE

L’étatd’urgenceaétéproclamépardécretprisenConseildesministresdanslanuitdesattentatsàParisdu13au14novembre2015.Les23et24novembre2015,desnotesverbalesontétéadresséesparlareprésentationpermanente de la France à New York au Secrétaire général des Nations Unies et àStrasbourg auSecrétaire généralduConseil de l’Europeafindenotifierque la Franceentendaitseprévaloirdudroitdedérogationprévusauxarticles4.3duPIDCPet15.1delaCEDH.

3 Observationgénéralen°29surl’article4,CCPR/C/21/Rev.1/Add.11(2001)par.24 Observationgénéralen°29surl’article4,CCPR/C/21/Rev.1/Add.11(2001)par.175 Observationgénéralen°29surl’article4,CCPR/C/21/Rev.1/Add.11(2001)par.17

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La notification faite en vertu de la CEDH qui justifie la dérogation à l’article 15.1 estrédigéeainsi:

«Le13novembre2015,desattentatsterroristesdegrandeampleuronteulieuenrégionparisienne.Lamenace terroriste enFrance revêtun caractèredurable, au vudes indicationsdesservicesderenseignementetducontexteinternational.Le Gouvernement français a décidé, par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre2015, de faire application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'étatd'urgence»

Par ailleurs, la notification précise la durée de la dérogation («pour trois mois, àcompterdu26novembre2015»).Elleindiqueque«certaines[mesures],prévuesparlesdécretsdu14novembre2015etdu18novembre2015ainsiqueparlaloidu20novembre2015, sont susceptibles d'impliquer une dérogation aux obligations résultant de laConventiondesauvegardedesdroitsdel'hommeetdeslibertésfondamentales»6.Commerappeléprécédemment,lecontenudel’actedenotificationestnécessairepourquelesorganesdesurveillancepuissentcontrôlerlalégalitédelamiseenplacedel’étatd’urgence.C’estpourquoilesmotifsavancésdanslanoteverbaledoiventêtreidentiquesà ceux qui seront par la suite mis en avant pour gouverner et justifier les mesuresrelativesàl’étatd’urgenceàsavoir,ici,lesattentatsterroristesetlamenaceterroriste.II. CONDITIONSD’EXISTENCEDEL’ÉTATD’URGENCE

1. EXISTENCED’UNDANGERPUBLICEXCEPTIONNEL

L’existenced’unesituationexceptionnellededangerpublicmenaçantlaviedelanationest la condition fondamentale pour justifier une dérogation au régime normal deprotectiondesdroitshumains.

PIDCP(article4) CEDH(article15.1) Loi sur l’état d’urgence(article1)7

«Dans le cas où undanger publicexceptionnel menacel'existencedelanationetestproclaméparunacteofficiel»

«En cas de guerre ou en casd’autre danger publicmenaçant la vie de la nation,toute Haute Partiecontractante peut prendredes mesures dérogeant auxobligations prévues par laprésenteConvention»

«en cas de péril imminentrésultantd'atteintesgravesàl'ordre public, soit en casd'événements présentant,par leur nature et leurgravité, le caractère decalamitépublique.»

6 Note verbale de la représentation permanente de la France au secrétaire général du Conseil de l’Europehttp://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list/-/conventions/treaty/005/declarations?p_auth=pyaZNBlU7 Loin°55-385du3avril1955relativeàl'étatd'urgence

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a. Interprétationdelanotionparlesorganesdesurveillance

La CEDH et le Comité des droits de l’Homme ont précisé la notion de danger publicmenaçantlaviedelanation.LeComitédesdroitsdel’Hommeaindiquépoursapartque«l’Étatpartiequienvisaged’invoquer l’article 4 dans une situation autre qu’un conflit armé devrait pesersoigneusement sa décision pour savoir si une tellemesure se justifie et est nécessaire etlégitime dans les circonstances»8. En effet, il estime que «tout trouble ou toutecatastrophe»neconstituepasnécessairementundanger publicmenaçant laviede lanation au sens de l’article 4.1 du PIDCP9. Le Comité précise que même en temps deguerre,lasituationdoitêtrevraimentsérieusepourpouvoirêtreconsidéréecommeunemenaceàlaviedelanation.LeComitéaparexempleexprimésespréoccupationsdansuneaffaireconcernantlaTanzanie10,enconsidérantquelesmotifspourdécréterl’étatd’urgence étaient tropvagues et lespouvoirs accordés auprésident trop étendus. Lesmêmes inquiétudes ont également été exprimées vis à vis de la RépubliqueDominicaine11,del’Uruguay12ouencoredelaBolivie13.LaCEDHa,quantàelle,définiledangerpublicexceptionnelcommeétantunesituationexceptionnelle de crise ou de danger imminent qui touche toute la population etconstitueunemenacepourlavieorganiséedelacollectivitécomposantl’État14.SelonlaCEDH le sensnormalethabitueldesmots«encasdeguerreouencasd’autredangerpublicmenaçantlaviedelanation»sontsuffisammentclairsetdésignent«unesituationdecriseoudedangerexceptionneletimminentquiaffectel’ensembledelapopulationetconstitueunemenacepourlavieorganiséedelacommunautécomposantl’État»15.Pourappréciers’ilexisteundangerconstituantunemenacepourlaviedelanation,laCoureuropéenne considère que les États disposent d’une « large marge d’appréciation»16.Toutefois,commeleComitédesdroitsdel’homme,elleévaluelecaractèrenécessaireounondelaproclamationdel’étatd’urgence.L'AssembléeParlementaireduConseildel’Europe,dansunerésolutionde2002,aquantàelleréaffirméquel'article15avaitpourprincipalobjectifdepermettreunedérogationexceptionnelle aux droits et libertés et non un principe général de violation de cesderniersencasdesituationparticulièrementdangereusepouruneNation17.

8 Observationgénéralen°29surl’article4,CCPR/C/21/Rev.1/Add.11(2001)par.39 Observationgénéralen°29sur l’article4,CCPR/C/21/Rev.1/Add.11 (2001)par.3 ;TheadministrationofjusticeinstatesofemergencyinHumanRightsintheAdministrationofJustice:AManualonHumanRightsforJudges,ProsecutorsandLawyers,chapter16,p.82210 Observations finalesduComitédesDroitsde l’Homme,République-UniedeTanzanie,CCPR/C/TZA/CO/4,31juillet2009,par.1311 Républiquedominicaine(1993),CCPR/C/79/Add.1812 ObservationsfinalesduComitédesdroitsdel'homme,Uruguay,U.N.Doc.CCPR/C/79/Add.19(1993)«LeComitésedéclarepréoccupépar lesdispositionsconstitutionnellesrelativesà ladéclarationde l'étatd'urgence.LeComiténoteenparticulierquelesmotifspermettantdedéclarerl'étatd'urgencesonttroplargesetquel'énumérationdesdroitsauxquelsilestpermisdedérogern'estpasconformeàl'article4duPIDCP»13 Bolivie(1997),CCPR/C/79/Add.74,par.1414 CEDH,Lawlessc.Irlande(no3),requêteno332/57,arrêtdu1erjuillet1961,par.28.15 CEDH,Lawlessc.Irlande(no3),requêteno332/57,arrêtdu1erjuillet1961,par.28.16 CEDH, A et autres c. Royaume-Uni(grande chambre), requête no 3455/05, arrêt du 19 février 2009; etCEDH,Fichethématique:dérogationencasd’étatd’urgence,Unitédelapresse,décembre201517 Conseildel’Europe,AssembléeParlementaire,Résolution1271(2002),adoptéle24janvier2002

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A lasuitedesattentatsterroristesperpétrésauxÉtats-Unis le11septembre2001,deslignesdirectricesontétéadoptéesparleConseildel’Europesurlesdroitsdel’hommeetla lutte contre le terrorisme.Cesdernièresprennentencompte la jurisprudencede laCourdeStrasbourgetétablissentlapossibilitépourunÉtatdedérogeràsesobligationsautitrede laConventioneuropéenne lorsque lesactes terroristes interviennent«dansunesituationdeguerreoudedangerpublicquimenacelaviedelanation».Ceslignesdirectricesprécisentlesparamètresdelamiseenœuvredecesdérogations.Ainsi,selonlePrincipeXVdecesdernières,intitulé“Dérogationséventuelles”:

«Lorsquelaluttecontreleterrorismeintervientdansunesituationdeguerreoudedangerpublicquimenacelaviedelanation,unEtatpeutadopterunilatéralementdes mesures dérogeant provisoirement à certaines obligations qui découlent desinstruments internationaux de protection des droits de l’homme, dans la strictemesureoùlasituationl’exige,ainsiquedansleslimitesetsouslesconditionsfixéespar le droit international. L’Etat doit notifier l’adoption de ces mesures auxautoritéscompétentesconformémentauxinstrumentsinternationauxpertinents.»

b. Contrôleinternationaldesconditionsd’existencedel’étatd’urgenceLa jurisprudence de la CEDH a participé à l’interprétation des critères permettant ladérogation à la Convention, sans pour autant limiter significativement la margenationaled’appréciation.Ainsi,en1961,dansl’affaireLawlessc.Irlande,laCourdéclarequel’Etatpeutrecouriràl'article15s’ilfaitfaceà"unesituationdecriseoudedangerexceptionneletimminentquiaffecte l’ensemble de la population et constitue unemenace pour la vie organisée de lacommunautécomposantl’État".La qualification de « danger exceptionnel et imminent » reste vague et soumis àinterprétation. En effet, dans certains cas la Cour a considéré que le danger remplitobjectivement les critèresmais, dansd'autres, l'évaluation est plus compliquée, ou entout cas plus contestable, notamment lorsque des évènements qualifiés de terroristesonteulieuàl'étranger.Suite aux attentats du 11 septembre 2001, leRoyaume-Uni a déclaré l'état d'urgence,promulguéune loiantiterroristeetademandé ladérogationenapplicationde l'article15 de la CEDH. Le choix fut d'autant plus contesté qu'il s'agissait d'y déroger afin deprévoirunrégimededétentionpotentiellementincompatibleavecledroitàlalibertéetàlasûreté,exclusivementàl'encontredesétrangers.LaSIAC(Commissionspécialedesrecours en matière d'immigration) contesta la mesure affirmant que ce n'était pasl’imminenced’unemenacequientraiten jeumaisbien laréalitéou l’imminenced’uneurgence.Or,d'aprèslaCommission,lapotentialitéd'attentatssuiteauxévènementsdu11septembre,neconstituaitenrienuneraisonsuffisantepourpermettreauRoyaume-Uni de déroger à l'article 5§1 de la Convention.Dans cette affaire, la Cour a pourtantdécidédeconfierunemargedemanœuvreextrêmementlargeàl'Etat.Elledéclareque«l'on ne pouvait obliger un Etat à attendre qu'un désastre ne survienne avant deprendredesmesurescontresaréalisation»,concluantqueledangerpublicétaitavéré.

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La Cour admet ainsi que la potentialité d’une attaque rentre dans la définition d’undangerpublicmenaçantlaviedelanationetpermetainsidedéroger.c. Laréserved’interprétationfrançaise:unedénaturationdelalettredes

traitésLaFranceaémisuneréserve18,dansdestermesidentiquesàl’article4.1duPIDCPetàl’article15.1delaCEDH.Laréservesediviseendeuxparties.Lapremièreportesurledéclenchement de la dérogation et renvoie aux différents régimes exceptionnels :l’article16delaConstitution,l’étatd’urgenceetl’étatdesiège.LadeuxièmepartieportesurlaproportionnalitéentrelesmesuresdérogatoiresprisesetledangerencouruparlaNation,maisuniquementdanslescasdemiseenœuvredel’article16delaConstitution.S’agissantdel’étatd’urgencelaréserveprévoitque«lescirconstancesénuméréespar[…]parl'article1erdelaLoino55-385du3avril1955pourladéclarationdel'étatd'urgenceet qui permettent la mise en application de ces textes, doivent être comprises commecorrespondantàl'objetdel'article4duPIDCP,et,d'autrepart[…]».Ainsi,selonlaFrance,lescirconstancespermettantenvertudelaloide1955relativeàl’étatd’urgencededéclenchercerégimed’exception(àsavoir«encasdepérilimminentrésultantd’atteintesgravesàl’ordrepublic»ou«encasd’événementsprésentant,parleurnatureet leurgravité, lecaractèredecalamitépublique»)doiventêtrecomprisescomme correspondant respectivement à l’objet des articles 15 de la CEDH et 4.1 duPICDP.Elle estime disposer d’une compétence discrétionnaire pour qualifier que lescirconstances de danger publicmenaçant la vie de la nation sont réunies, sans qu’uncontrôleminimumpuisses’exercersurcettequalification19.LaFrances’octroieainsiunemargedemanœuvreconsidérableetcontestablequantà lavérificationdesconditionsdedéclenchementdesarticles15delaConventionet4duPIDCP.Cefaisant, laFranceremet en cause le rôle essentiel des organes de surveillance dans l’évaluation del’existencedesconditionsrequisesdedéclenchementdel’article15delaCEDHet4.3duPIDCP.En l’état, la réserve empêche le Comité et la CEDH de procéder au contrôle de laqualificationd’étatdecriseparl’Etatfrançaiset,parlàmême,aucontrôledesconditionsmatériellesdedéclenchementdesarticles15delaCEDHet4.1duPacte.

18 Réservetexte intégral:«lescirconstancesénuméréespar l'article16de laConstitutionpoursamiseenœuvre,parl'article1erdelaLoidu3avril1978etparlaLoidu9août1849pourladéclarationdel'étatdesiège,parl'article1erdelaLoino55-385du3avril1955pourladéclarationdel'étatd'urgenceetquipermettentlamiseenapplicationdecestextes, doivent être comprises comme correspondant à l'objet de l'article 4 du PIDCP, et, d'autre part, que pourl'interprétationet l'applicationde l'article16de laConstitutionde laRépublique française, les termes "dans la strictemesureoù la situation l'exige"ne sauraient limiter lepouvoirduPrésidentde laRépubliquedeprendre «lesmesuresexigéesparlescirconstances».19G.Gonzalez,L’étatd’urgenceausensdel’article15delaConventioneuropéennedesdroitsdel’Homme,CRDF,n°6,2007,p.93-100

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IlestpermisdepenserquelaFranceaémisuneréserveafindeseménagerlapossibilitéde déclencher les régimes d’exceptions avec plus de flexibilité que ne l’autorisent lesconventionsinternationalesauxquelleselleestliée.Lanotionde«casdepérilimminentrésultantd'atteintesgravesàl'ordrepublic»,oudes«casd'événementsprésentant,parleurnatureet leurgravité, lecaractèredecalamitépublique»étantplus largeque lescritères prévus par la CEDH et le PICDP. En effet, les termes utilisés pour définir lescritèresd’unesituationdecriseentrelesdispositionsinternationalesconventionnellesetnationalesnesontpasidentiques20.Le Conseil d’Etat a eu l’occasion de préciser que l’état d’urgence avait «pour objet depermettre aux pouvoirs publics de faire face à des situations de crise ou de dangerexceptionnel et imminent qui constituent une menace pour la vie organisée de lacommunauté nationale»21. Tout comme la CEDH, le Conseil d’Etat laisse une grandemargedemanœuvreauConseildesministresqui«disposed’unpouvoird’appréciationétendu lorsqu’ildécidededéclarer l’étatd’urgenceetd’endéfinir lechampd’applicationterritorial»22.LalevéedelaréservefrançaiseparlesautoritéscompétentesestessentiellepourquelaCEDHpuisseassurersonrôledegarantedeslibertésfondamentales.En ce sens, le Comité des droits de l'hommede l'ONU s'est prononcé à deux reprisespour le retrait de la réserve française à l'article 4.1du PIDCP23, équivalente à cellerelativeàl’article15delaCEDH.Sur la légalité de la réserve, la Cour européenne a progressivement affirmé sacompétencepourcontrôler les réservesémisespar lesEtats.Ainsi,dans l’arrêtBeliloscontreSuissedu29avril198824,elleaécartéuneréserveconsidéréecommenonvalidepour appliquer le traité. Cependant, malgré une critique récurrente selon laquelle laréserve françaiseserait tropgénérale, laCournes’estencore jamaisprononcéesursavalidité.

***

La portée de la réserve est néanmoins limitée. En effet, la réserve n’a pas pour effetd’empêcher le contrôle des organes de surveillances sur la mise en œuvre de l’étatd’urgenceà la lumièredesengagementsde laFrance.Aucuneréserven’ayantété faiteauxparagraphes2et3del’article15delaConvention,laFrancerestetenuedegarantirlaproportionnalitédesmesureset lerespectdesdroits indérogeablesdans lamiseenœuvredesmesuresdel’étatd’urgence.

20 G.Gonzalez,L’étatd’urgenceausensdel’article15delaConventioneuropéennedesdroitsdel’Homme,CRDF,n°6,2007,p.93-100.Au sensde laConvention, la situationde crisepermettant l’activationd’unedérogationà certainsdroits et libertés sur le fondementde l’article15de laCEDH, consiste en "uneguerre"ouun "autredangerpublicmenaçant la vie de la nation". Au sens du Pacte international sur les droits civils et politiques, il est possible dedérogeràcertainsdroitsencasdedangerpublicexceptionnelquimenacel'existencedelanation21Conseild’Etat,ORD.,14novembre2005,Rolin,requêtenuméro286835,publiéaurecueil22Conseild’Etat,ORD.,14novembre2005,Rolin,requêtenuméro286835,publiéaurecueil23L’article4§1duPacte internationaldesdroitscivilsetpolitiquespermetunsystèmededérogationauxgarantieséquivalentàl’article15§1delaCEDH.24CourEuropéennedesDroitsdel’Homme,Belilosc.Suisse,29avril1988.

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La Cour a par conséquent le pouvoir de vérifier la conformité desmesures prises euégardà laConvention, laréservenesupprimantpascecontrôledeproportionnalité25.Elle peut ainsi vérifier si l’Etat a excédé ou non la strictemesure des exigences de lacrise26.III.CONTRÔLEDELAMISEENŒUVREDEL’ÉTATD’URGENCESi ledroit internationalprévoitunrégimespécialdeprotectiondesdroitsde l’hommeencasdedangerpublicexceptionnelmenaçantl’existencedelanation,cerégimeest,endroitinternational,encadrépardestrictesexigencesdeproportionnalité.

PIDCP CEDH«les Etats parties peuvent prendre, dans lastricte mesure où la situation l'exige, desmesures dérogeant aux obligations prévuesdansleprésentPIDCP(…)

Les mesures peuvent être prises «dans la strictemesureoù lasituation l’exigeetà laconditionquecesmesuresnesoientpasencontradictionaveclesautres obligationsdécoulant du droitinternational»

1. LESMESURESNESONTAUTORISEESQUEDANSLA«STRICTEMESUREOULASITUATIONL’EXIGE»

Les organes de surveillance exercent un contrôle de proportionnalité sur lesmesuresprisesdanslecadredel’étatd’urgence,lesdérogationsn’étantautoriséesque«danslastrictemesure où la situation l’exige»27. La Cour examine pour ce faire la nature desdroits sur lesquels ladérogationaun impact,ainsique lescirconstancesentraînant lasituationd’exceptionet laduréedecelle-ci.Leretourà lanormalitédoitêtre l’objectifpremierdel’étatd’urgenceetdeladérogation28.Commel’indiquelaCEDH:

«Les Etats ne jouissent pas pour autant d’un pouvoir illimité […]. La Cour acompétence pour décider, notamment, s’ils ont excédé la “stricte mesure” desexigences de la crise. Lamargenationale d’appréciation s’accompagnedoncd’uncontrôleeuropéen.Quandelleexercecelui-ci,laCourdoitenmêmetempsattacherlepoidsquiconvientàdesfacteurspertinentstelsquelanaturedesdroitstouchésparladérogation,laduréedel’étatd’urgenceetlescirconstancesquil’ontcréé.»29

25Gonzalez,L’étatd’urgenceausensdel’article15delaConventioneuropéennedesdroitsdel’Homme,CRDF,n°6,2007,p.93-100 26.Dutertre,Extraitsclésdelajurisprudence-CourEuropéennedesDroitsdel’Homme,p.35527Article15CESDH28Observationgénéralen°29surl’article4,CCPR/C/21/Rev.1/Add.11(2001),par.129CEDH,Brannigan etMcBridec.Royaume-Uni(plénière),requêtesno14553/89etno14554/8,arrêtdu26mai1993,par.43

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Dans le même sens, le Comité des droits de l’homme a précisé que trois facteursdevaientêtreprisencomptedanslecontrôledeproportionnalitédesmesures:ladurée,l’étenduegéographiqueetlaportéematérielledel’étatd’urgence30.Le principe de proportionnalité implique que chaque mesure prise sur le fondementd’unrégimedérogatoireaudroitcommunenraisond’unesituationexceptionnellesoitappréciéeinconcreto.

a. PrincipedenécessitéLaCoureuropéenneindiquequ’unemesuredérogatoirenepeutêtreconsidéréecommenécessaire et légitime que si l’impossibilité de recourir à d’autres mesures ayant unimpact moindre pour les droits humains est clairement établie (par exemple lesrestrictionsauxdroitsénoncésdanslaConventionquisontautoriséespourprotégerlasécurité, la santé ou l’ordre publics). Autrement dit, c’est seulement si le régimejuridiquededroitcommunnepeutrépondreefficacementaubesoinderétablirl’ordrepublic que les mesures dérogatoires pourraient être considérées commeproportionnelles.Ledegréderestrictiondesdroitsetl’étenduedetoutemesurededérogation,s’agissantduterritoireauquelelles’appliqueainsiquedesadurée,doivent«êtreraisonnablesparrapportàcequiestvéritablementnécessairepourfairefaceàunesituationexceptionnellemenaçant laviede lanation»31.Celasupposequeles instances législativeetexécutivevérifientrégulièrementlecaractèrenécessairedeladérogation,afinqu’ellepuisseêtrelevéedèsquepossible.

b. Principedetemporalité:l’étatd’urgencedoitêtrelimitédansletemps

L’essence même de l’état d’exception est de permettre à l’Etat «d’ajuster» sesobligationsenvertudestraitésdemanièretemporaire,pendantletempsdelacrise32,etlesmesuresprisesdans lecadredecettedérogationdoiventêtre limitéesàuneduréestrictementnécessairepourrépondreauxcirconstancesexceptionnelles33.Acetitre,l’article15(3)delaCEDHexigeuncontrôletemporeldelaCourendemandant«unréexamenconstantdelanécessitédemesuresd’exception»34.Sil’Etatnesatisfaisaitpas à cetteobligation, laissantperdurerunétatd’exceptionquin’aplus lieud’être, laCourdevraitignorerladérogation,celle-ciayantperdusavalidité35.

30Observationgénéralen°29surl’article4,CCPR/C/21/Rev.1/Add.11(2001),par.4 31M.Nowak,U.N.CovenantonCivilandPoliticalRights:CCPRCommentary,2eéditionrévisée,Engel,2005,p.97-98,§25-27. Comité des droits de l’homme : Observation générale 29, par. 4. Voir Cour européenne : A. et autres c.Royaume-Uni,requêteno3455/05,arrêtdu19février2009par.184;Comitédesdroitsdel’homme:Observationsfinales,Israël,doc.ONUCCPR/C/ISR/CO/3,2010,p732 Scott P. Sheeran, Reconceptualizing states of emergency under international human rights law: Theory, legal,doctrine,andpolitics,MichiganJournalofInternationallaw,vol.34,Issue3,p.50733TheadministrationofjusticeinstatesofemergencyinHumanRightsintheAdministrationofJustice:AManualonHumanRightsforJudges,ProsecutorsandLawyers,chapter16,p.83134CEDH,Brannigan etMcBridec.Royaume-Uni(plénière),requêtesno14553/89etno14554/8,arrêtdu26mai1993,par.5435Id.

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Leprincipede temporalité est inhérent à l’étatd’urgencepuisqu’il s’agit d’un étatquidoit rester exceptionnel et donc strictement limité dans le temps. Lors de laproclamation de l’état d’urgence en France en 2005, le Conseil d’Etat a en ce sensrappelé qu’«un régime de pouvoirs exceptionnels a des effets qui dans un Etat de droitsontparnaturelimitésdansl’espaceetdansletemps»36.Ainsi,parcequel’étatd’urgencenedoitdurerquetantquel’urgenceelle-mêmeexiste37,leComitédesdroitsdel’hommeconsidèrequel’Etatpartieesttenudesignalerladateàlaquelleilseramisfinàcetétatd’exception38.L’étatd’urgenceestdoncpardéfinition,une réponse légale temporaireàunemenace,elleaussitemporaire.

c. L’état d’urgence doit être limité à atteindre l’objectif recherche: laluttecontreleterrorisme

Lechampdel’étatd’urgences’arrêteauxmotifsayantjustifiésonexistence.Lesmesuresd’urgencedoiventdoncêtrelimitéesaubutdéclaréparlesautoritésfrançaiseslorsdelanotification de l’état d’urgence aux organes de contrôle des traités internationaux enmatièrededroitshumains,soit,laluttecontreleterrorisme.Lesautoritésadministrativesnepeuventalorsprononcerdesmesurespourdesmotifsd’ordre public généraux allant au-delà de ce qui est strictement nécessaire pouratteindre le but poursuivi par la mise en œuvre de l’état d’urgence. Les autoritésfrançaises ont pourtant justifié le prononcé demesures, telles que des assignations àrésidenceoudesperquisitions,àl’encontredemilitantsécologisteslorsdelaCOP21aumotifquesi«ladéclarationpuisprolongationdel’étatd’urgenceétaientdestinéesàfairefaceauterrorismeislamiste[…],untelobjectifdeluttecontreleterrorisme«nefaitpasobstacleàcequelesmesuresqu'elleprévoitpuissentêtremisesenœuvredanslecadredelapréventiond'autresmenacesàlasécuritéetàl'ordrepublic,notammentpourpermettreaux services en charge de la sécurité d’assurer leur mission, et plus particulièrement àl’occasiondel’événementexceptionnelqueconstituelaconférenceinternationalerelativeà l'environnement (COP 21) accueillant de nombreux chefs d’État»39. Dans ce cas defigure,desmesures«autorisées»parunétatd’urgence,promulguéafindecontrerunemenace terroriste,ne sontpasmises enplacepour cette raisonmais afindeprévenird’autresmenacesàlasécuritéetàl’ordrepublic.Il apparaît regrettable que des juridictions, censées contrôler la proportionnalité detelles mesures et faire obstacle aux dérives découlant d’un régime permettant despratiques dérogatoires au droit commun, reprenne cette justification. En effet, letribunal administratif deMelun, a repris demanière quasiment identique ces termes,dansunedécisionconcernantcertainesdecesassignationsàrésidence40».Demême,le

36CE,Ordonnancedujugedesréférésdu9décembre2005,MmeAetautres,no28777737Europeancommissionfordemocracythroughlaw(VeniceCommission),EmergencyPowers,1995,p.3138Observ.539TAMelun,N°1509659,3décembre,considérantno540TAMelun3décembre2015N°1509659«ilressortdestravauxpréparatoiresàl'adoptiondelaloidu20novembre2015, adoptée dans le contexte des attentatsmentionnés au point 3, que la déclaration puis la prolongation de l’étatd’urgenceétaientdestinéesàfairefaceauterrorismeislamiste;quetoutefois,untelobjectifnefaitpasobstacleàceque

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rapporteurpublicaconsidéréàproposdecetteaffaire:»«(…)quandbienmême,ainsique le relèvent les requérants, l’exposé des motifs de la loi de 2015 indique l’article 6modifié permet d’assigner à résidence des personnes affiliées à lamouvance terroriste :celaneveutpasdirequ’ilnepermetd’assigneràrésidencequecespersonnes.Aucunliennepeutêtrefaitnidansletextedelaloi,niparsestravauxparlementaires,entrelemotifde déclenchement de l’état d’urgence et les mesures d’assignations susceptibles d’êtreprises(noussoulignons).Etfairececonstat,cen’estpasreleveruneaberration,ouunoublidulégislateur.Ilyaaucontraireunelogiqueàceque,dansunmomentexceptionneloùunpéril imminentnécessiteunemobilisationconsidérabledes servicespublicspouryparer,des mesures particulières puissent être prises afin d’éviter que d’éventuels troubles àl’ordreetà lasécuritépublicsqui,par leurampleur,risqueraientdedétourner les forcespubliquesdeleurmission,sedéclarent.41”.Or, il apparaît contraire au droit international que l’autorité administrative prononcedesmesures fondées surdesmotifsd’ordrepublic étrangers à ceuxayant justifiéquesoitdéclarél’étatd’urgence;enl’espèce,enFrance, laluttecontreleterrorisme.Ainsi,l’interprétationdurapporteurselonlaquelle«letextedelaloidu20novembre2015faitclairementunedifférenceentrelesmotifsjustifiantquesoitdéclarél’étatd’urgenceetlesmotifs pouvant justifier que soient prononcées, une fois l’état d’urgence déclaré, desassignations à résidence» est erronée et emporte violation des obligationsinternationalesdelaFrance.Eneffet,lesmesuresprisesdoiventêtreproportionnéesaudangeretpoursuivrelemêmebutquecepourquoiellessontautorisées,àsavoirlamiseenplaced’unrégimeexceptionnelencasdesituationdecrise.

d. Principedenon-discrimination

Ilestdesdroitshumainsquisontabsolusetquinepeuventenaucunecirconstanceêtrerestreints.

PIDCP(article4.2) CEDH(article15.2)Il est impossible de déroger au droit à la vie, à lareconnaissance d’une personnalité juridique, audroit de conscience, de pensée et religion, auprincipedelégalité,àl’interdictiondelatorture,del’esclavage, et à l’impossibilité d’emprisonner unepersonne pour seulmanquement à une obligationcontractuelle

Il est impossible de déroger au droit à la vie, aurespectduprincipede légalité, à l’interdictiondelatortureetdel’esclavage

Conformémentauxengagements internationauxde laFrance,aucunedérogationprisedanslecadredel’étatd’urgencenesauraitviserlesdroitssuivants:

- ledroitàlavie- l’interdictiondelatortureoudepeinescruelles,inhumainesoudégradantes42y

compris l’interdiction d’utiliser dans une procédure des éléments de preuve

lesmesuresqu'elleprévoitpuissentêtremisesenœuvredanslecadredelapréventiond'autresmenacesàlasécuritéetàl'ordrepublic,notammentpourpermettreauxservicesenchargedelasécuritéd’assurerleurmission» 41 ConclusionsdeM.XavierDOMINO,rapporteurpublicrelativesàlademandedetransmissiondeQPCparleConseild’EtatauConseilconstitutionnel,lecturedu11décembre2015,publiéaurecueil42LaCEDHrappelleainsique«mêmedanslescirconstanceslesplusdifficiles,tellelaluttecontreleterrorismeetlecrime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou

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obtenus par de tels traitements43l’interdiction des expériences médicales ouscientifiquessansleconsentementdelapersonneconcernée

- l’interdictiondel’esclavage,delatraitedesesclavesetdelaservitude- l’interdictiond’emprisonnerunepersonneparcequ’ellen’estpasenmesurede

s’acquitterd’uneobligationcontractuelle- leprincipedelégalitéenmatièrepénale- lareconnaissancedelapersonnalitéjuridique- lalibertédepensée,deconscienceetdereligion

Dansuneobservationgénéralede200144,leComitédesdroitsdel’hommeadéclaréquela catégorie des normes impératives est plus étendue que la liste des dispositionsintangibles figurantauparagraphe2de l’article4duPIDCPetque lesÉtatspartiesnepeuvent «en aucune circonstance invoquer l’article 4 du PIDCP pour justifier des actesattentatoiresaudroithumanitaireouauxnormesimpérativesdudroitinternational,parexempleuneprised’otages,deschâtimentscollectifs,desprivationsarbitrairesde libertéoul’inobservationdeprincipesfondamentauxgarantissantunprocèséquitablecommelaprésomptiond’innocence»45.Cela signifie que les obligations énoncées dans d’autres traités relatifs aux droitshumainsauxquellesilnepeutêtredérogédoiventêtrerespectées.Parailleurs,larestrictiontemporairedesdroitsetlesmesuresdedérogationnedoiventpas entraîner de discrimination, qu’elle soit fondée sur la race, la couleur, le sexe, lalangue,lareligion,l’originesocialeoud’autreséléments.Or,leCommissaireauxdroitsdel’hommeduConseildel’Europearécemmentdénoncél’existencede«pratiquesdeprofilageethniquedelapartdesagentsdepolice,desforcesderépression»46.

dégradants.L’article3neprévoitpasderestrictions,enquoiilcontrasteaveclamajoritédesclausesnormativesdelaConventionetdesProtocolesn°1et4,etd’aprèsl’article15§2ilnesouffrenulledérogation,mêmeencasdedangerpublicmenaçantlaviedelanation».VoirCEDH,Rivasc.France,requêteno59584/00,arrêtdu1eravril2004,par.36; la formuleestempruntéeà l’arrêtCEDHSelmounic.France (Grandechambre)requêteno25803/94,arrêtdu28juillet1999,par.95;onlaretrouvedansdenombreuxautresarrêtscommeparexempleIrlandec.Royaume-Unidu18janvier1978,requêteno5310/71,par.163;Soeringc.Royaume-Uni(plénière),requêteno14038/88,arrêtdu7juillet1989,par.88;Chahalc.Royaume-Uni(Grandechambre),requêteno22414/93,arrêtdu15novembre1996,par.79;Aksoyc.Turquie,requêteno21987/93arrêtdu18décembre1996,par.6243 A l’exception des procédures engagées contre les auteurs présumés d’actes de torture ou d’autres mauvaistraitements44Comitédesdroitsdel’homme,Observationgénéralen°29(2001)45LeComitéaindiquéque«l’énumérationdesdispositionsnonsusceptiblesdedérogationfigurantàl’article4estliée−sansseconfondreavecelle−àlaquestiondesavoirsicertainesobligationsrelativesauxdroitsdel’hommerevêtentlecaractèredenormesimpérativesdudroitinternational»,Observationgénéraleno29(2001),par.11.46NilsMuiznieks,Commissaireauxdroitsdel’homme,Conseildel’Europe,le12janvier2016

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-PARTIEII-

Analysecritiquedurégimed’exceptiondelaloidu3avril1955.

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Décrétélelendemaindesassassinatsterroristesdu13novembre2015,l’étatd’urgencea été, moins d’une semaine plus tard, prolongé jusqu’au 26 février 2016 par unParlementayantapprouvéàlaquasi-unanimitéleprojetdugouvernement.Pareille précipitation ne peut qu’interpeller dès lors que l’on mesure l’ampleur desatteintesàl’Etatdedroitquepermetlerégimed’exceptioninstituéparlaloidu3avril1955etquiaétéencoreaggravéparlaloidu20novembre2015.Uneampleurtellequele gouvernement a dû officiellement notifier au Conseil de l’Europe et au comité desdroitsdel’hommedesNationsUniesqu’ilrisquaitdedérogerauxdroitsrespectivementgarantis par la convention européenne des droits de l’homme et par le pacteinternationalrelatifauxdroitscivilsetpolitiques.La seule question qui se pose est donc celle de la nécessité, dans une sociétédémocratique, d’une telle atteinte aux libertés publiques. A cet égard, passé l’effet desidérationsuscitéparlesattentats,lemotifavancéparlegouvernementpourjustifierlamise en place d’un tel régime d’exception – la lutte contre le terrorisme – doit êtresérieusement discuté. D’abord, parce que l’état d’urgence n’a pas été introduit dansnotre législation pour cette fin mais essentiellement, dans le contexte de la guerred’Algérie,pourdonnertoute latitudeà l’autoritéadministrativepour larépressiondesopposantsaurégimecolonial.Ensuite et surtout parce que notre système répressif s’est doté, depuis 1986, d’unelégislation spécifique à la poursuite, l’instruction et au jugement des infractionsterroristes,quiprévoitnotamment laspécialisationdes juridictionset lapossibilitédemettreenœuvredesmodesd’investigationdérogatoireaudroitcommunafindetenircompteducaractèreorganisédecetypedecriminalité.Cetarsenalrépressifestenoutreconstruit autour d'une infraction très spécifique, l'association de malfaiteurs à viséeterroriste,quiconduitàsanctionnerdemanièreextrêmementlargeetprécocedesactespréparatoiresàunactedeterrorisme47.C’estpourquoi,onpeut très légitimementsedemandersi le recoursà l’étatd’urgenceest, sinon indispensable, dumoins utile à la prévention et la sanction des infractionsterroristes. Or, l’analyse minutieuse de ce régime d’exception et des mesures qu’ilautorisepermetd’affirmerque,loinderenforcerl’aptitudedespouvoirspublicsàfairefaceàcetypedecriminalité,ilcontribueaucontraireàaccroîtrelerisquequ’ilprétendcombattre.La présente étude s’attachera donc à exposer pour quelles raisons l’état d’urgence nepeut,d’unefaçongénérale,êtreconsidérécommeuneatteinteauxlibertéslégitimedansunesociétédémocratique(I),avantdeprésenterdefaçondétailléel’analysedechaquemesure,delanatureetdusensdeleursspécificitésparrapportaudroitcommun(II).

47Article421-2-1ducodepénal.

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I. UNE ATTEINTE ILLÉGITIME DANS UNE SOCIÉTÉDÉMOCRATIQUE

Sansmêmeévoquerl’absencedegarantiedeproportionnalitéquientoureleurmiseenœuvre (qui est détaillée dans la seconde partie), les mesures de l’état d’urgence nes’avèrentd’aucunenécessitédansunesociétédémocratique:nonseulementellessontpossibleendroit commun(1)mais leur spécificiténe tientnullementàunemeilleurepriseencompteduphénomèneterroriste(2).Enréalité,leurseulvéritableobjetestderenforcer l’arbitrairedesautoritésrépressives,contribuantpar làmêmeàrenforcer lerisqueterroriste(3).

1. TOUTES LES MESURES PERMISES AU TITRE DE L’ÉTAT D’URGENCESONTDÉJÀPRÉVUESENDROITCOMMUN

L’état d’urgence permet aujourd’hui le recours à des perquisitions administratives dejour comme de nuit, au cours desquelles les services de police peuvent accéder auxdonnées informatiques48, à des assignations à résidences49, à la règlementation etl’interdiction du séjour et de la circulation50, à l’interdiction de réunions51, à ladissolutiond’associations52etàlaremised’armes53.Ortoutescesmesurespeuvent,sansexception,êtreordonnéesenvertudedispositionsdedroitcommun.Dansleseulcasdel’assignationàrésidence, l’étatd’urgencepermetvéritablement d’étendre le champ d’application matérielle de la mesure – enl’occurrence, à d’autres que des personnes mises en examen ou poursuivies ou desétrangersensituation irrégulière.Dans tous lesautrescas, laseuledifférenceavec lesrèglesexistantesqu’induitlerecoursàl’étatd’urgencetientauxconditionsd’applicationdelamesure.Ainsi les perquisitions sont-elles possibles dans le cadre d’une procédure judiciaireouverte à la suite de la commission d’une infraction ou de sa suspicion. Devant enprincipeêtreinitiéesentre6het21h,ellespeuventêtremenéesendehorsdecesheurespour les nécessités d’une enquête ou d’une information ouverte en matière decriminalitéorganiséeetnotammentde terrorisme.Depuis2003, le codedeprocédurepénaleautoriseexpressémentlesenquêteursàaccéder,àl’occasiond’uneperquisition,aux données d’un système informatique implanté sur les lieux ou d’un autresystèmeinformatique,dèslorsquecesdonnéessontaccessiblesàpartirdusystèmeinitial.Delamêmefaçon, ilestdéjàpossiblepourlepréfet,maiségalementpourlemaire,delimiterpararrêtélalibertédecirculationetdeséjourdesindividus.Outrel’hypothèse,expressément visée à l’article L.132-8 du Code de la sécurité intérieure, du «couvre-feu»pourlesenfantsmineursdetreizeanspouvantêtreordonnéparlepréfet,ilstirentcepouvoirde leurs attributions généralesdepolice administrative tellesqu’elles sont

48Article11delaloidu3avril1955.49Article6delaloidu3avril1955.50Article5delaloidu3avril1955.51Article8delaloidu3avril195552Article6-1delaloidu3avril1955.53Article12delaloidu3avril1955.

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prévuesparlecodegénéraldescollectivitésterritoriales.LesarticlesR.411-19àR.411-23 du code de la route octroient par ailleurs à l’autorité administrative un pouvoirgénéralderégulationdelacirculationroutière,luipermettantnotammentdeprononcerl’interdictiondelacirculationdansl’urgenceencas«desinistresoupérilsimminents».C’estenvertudecemêmepouvoirdepoliceadministrativequelepréfetpeut,endroitcommun, interdiredesmanifestationsetdesréunionspubliquesoupouvantavoirdesincidencessurl’espacepublic.Outresesattributionsgénérales,ilpeutagirenvertudedifférentes polices spéciales, telle la police du culte pour les réunions religieuses, lapolice des réunions au sein d’une enceinte universitaireou la police des réunionsélectorales. Les possibilités d’interdiction de l’administration sont très étendues,puisqu’illuisuffitdejustifierd’unrisquedetroubleàl’ordrepublic–quandbienmêmelaréunionoulamanifestationaunbutpacifique–etqu’ellepeutprendredesmesuresgénéralesdèslorsqu’ellen’estpasenmesured’affecterlesforcesdepolicenécessaireàlasécurisationdesmanifestants.S’agissant du pouvoir de dissolution d’associations ou de groupement conféré aupremierministre,ilestd’oresetdéjàpermisparl’articleL.212-1duCodedelaSécuritéIntérieure, qui vise notamment les associations ayant «pour but de porter atteinte àl'intégrité du territoire national ou d'attenter par la force à la forme républicaine duGouvernement»,«présentent,par leur formeet leurorganisationmilitaires, lecaractèredegroupesdecombatoudemilicesprivées»ouencoreprovoquentà lahaineraciale–formules permettant de saisir les groupuscules terroristes dans toute la diversité deleursmodesd’action.Enfin, la remise d’arme peut, en vertu de l’article 9 de la loi du 23 avril 1955, êtreordonnéeparlepréfetpourdesimples«motifsd’ordrepublic»,soituncritèreencoreplussouplequeceluiprésidentàladéclarationd’étatd’urgence…En définitive, contrairement aux assertions qui ont présidé à samise enœuvre, l’étatd’urgencen’estnullementnécessaireàlamiseenœuvredemesuresdecontraintequene permettrait pas le droit commun. Sa seule spécificité résulte dans le relâchementgénéral de l’encadrement du pouvoir répressif, tant en ce qui concerne le critèrepermettantd’ordonnercesmesuresquel’effectivitéducontrôledeleurexécution.2. LA SPÉCIFICITÉ DE L’ÉTAT D’URGENCE NE RÉSIDE PAS DANS UNE

MEILLEURE PRISE EN COMPTEDU PHÉNOMÈNE TERRORISTE,MAIS DANSUNEPOUSSÉEGÉNÉRALISÉEDEL’ARBITRAIRE

Faute de renforcer véritablement les prérogatives des pouvoirs publics, on pourraitpenserquelerégimespécifiquedesmesuresprisesautitredel’étatd’urgenceseraitdenatureàaméliorerl’efficacitédelaréponseauxinfractionsterroristes.Or il n’en est rien. Les conditions permettant de décréter l’état d’urgence ne visentnullementlacriminalitéterroristedefaçonspécifique,puisquecetétatd’exceptionpeutêtremisenœuvredèslorsqu’estrelevé«unpérilimminentrésultantd'atteintesgraves

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à l'ordre public» ou des «événements présentant, par leur nature et leur gravité, lecaractèredecalamitépublique»54.De fait,c’estavant toutdansuncontextedeguerrecoloniale(en1955enAlgérie)ouquasi-coloniale(en1985enNouvelleCalédonie)ouenprésenced’unmouvementperçu, à tortouà raison, comme insurrectionnel (en2005,lorsdelarévoltedesquartierspopulaires)quel’étatd’urgenceavaitjusqu’àprésentétéproclamé.Surtout, les mesures de contrainte qu’il autorise sont d’une portée générale, ayantvocationàs’appliqueràunnombrepotentiellement infinidesituationspuisqu’ilsuffit,pour décider d’une perquisition ou d’une assignation à résidence d’exciper d’un«comportement» perçu comme«unemenacepour la sécurité et l'ordrepublics», pourinterdireuneréunion,desoutenirqu’elleest«denatureàprovoquerouàentretenirledésordre»ou,pourdissoudreuneassociation,dedémontrerqu’elleparticipe,faciliteouincite«àlacommissiond'actesportantuneatteintegraveàl'ordrepublic».Cet absence de rapport direct avec la prévention ou la répression d’infractionsterroristes des mesures de l’état d’urgence se donne d’autant plus à voir si on lescompareaveclesdispositionsquiontprécisémentcetobjet.Ainsi,lesmodesspécifiquesde contrainte et d’investigations qui peuvent être mis en œuvre dans le cadre de laprocédure pénale applicable à la constatation et l’instruction de crimes et délitsterroristes (interceptions de communication, surveillance audiovisuelle, surveillanceinformatique,infiltration,délaisdegardeàvueetdedétentionprovisoireétendus),s’ilsne sontpasexemptsde critiquesencequi concerne lesgarantiesdeproportionnalitéqu’ilsoffrent,n’entraduisentpasmoins lavolontédeprendreencompte laspécificitéd’unecriminalitésetraduisantparundegréd’organisationparticulier.Delamêmefaçon,lesmesuresdesurveillanceprisesparlesservicesderenseignementautitredelapréventionduterrorismeenapplicationdel’articleL.811-2ducodedelasécurité intérieure55,pourextrêmementcritiquablesqu’ellessoientencequiconcerneleur régime (et en particulier l’absence de tout contrôle préalable et effectif par uneautorité extérieure), poursuivent le même objectif d’une prise en compte del’organisationcriminellequiprésideàlacommissiondesattentatsterroristes.Les propres chiffres du gouvernement illustrent l’inadéquation manifeste du cadrejuridiquede l’étatd’urgenceà la luttecontre lephénomène terroriste.Ainsi,à lasuitedes quelques 3200 perquisitions menées depuis sa proclamation, seules quatreenquêtesontétéouvertespourdesfaitsdeterrorismeetseuleunepersonneaétémiseen examen à ce jour… Les 224 autres mises en cause judiciaires de personnesperquisitionnées ne concernent que des infractions de détention d’armes ou destupéfiants.Laspécificitédel’étatd’urgencen’estpasnonplusàrechercherdansl’améliorationdelaréactivitédespouvoirspublics.Lesperquisitionsmenéesdanslecadred’uneprocédurepénale peuvent parfaitement intervenir sans délais, le plus souvent à la suite de

54Article1erdelaloidu3avril1955.55 Depuis la loi du 25 juillet 2015, les services de renseignement peuvent légalement procéder à la surveillanceaudiovisuelleetinformatiquedespersonnes«identifiéescommeunemenace»ouencoreprocéderàlasurveillancemobiledes flux téléphoniques (techniqueditede«l’IMSIcatcher»).En1991ontété légalisées les interceptionsdecommunicationseten2013l’accèsauxdonnéesdeconnexionetlagéolocalisationdetéléphonesportables.

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l’interpellationde lapersonnesuspectée,même lorsqu’elles sontordonnéesdenuit. Ilfautavoiruneconnaissancebienpauvredusystèmejudiciairepourconsidérerqu’ilsoitplusfastidieuxderecueillirl’ordonnanced’unjuged’instruction–pourtanthabituédespermanencesetducontentieuxdel’urgence–quel’arrêtéd’unpréfet.Acertainségards,lavoiepénalegarantitmêmeuneplusgranderéactivitépuisqu’enmatièred’infractionflagrante, la perquisition constitue un pouvoir propre de l’officier de police judiciaire,qui n’a pas à solliciter l’autorisation préalable d’une autorité judiciaire ouadministrative.Quant aux autres mesures permises par l’état d’urgence (assignation, interdiction deréunion,dissolutiond’association,interdictionsdeséjouretdeparaître),outrequ’ellesn’ont pas vocation à répondre à une situation d’urgence immédiate, leur procédured’adoption n’est pasmoins formaliste qu’en droit commun, puisqu’elle nécessite danstouslescaslaprised’unarrêtépréfectoralouministériel.C’est pourquoi le seul effet, pour ne pas dire le seul objet, de l’état d’urgence, estd’accroître significativement l’arbitraire du pouvoir répressif, en autorisant desmesurescoercitivesdansdescirconstancesetdesconditionsquenepermetpasledroit commun. En permettant aux services de police de perquisitionner tout lieu àtouteheuredujouretdelanuit,sansl’assentimentdel’occupantetsansavoiràjustifierdumoindre élément laissant présumer la commission d’une infraction ou la violationd’unerèglementation.Enpermettantderestreindresévèrementunepersonnedanssalibertésansautremotifque lamenacesupposéepour l’ordrepublicqueconstituesoncomportement.Enpermettantdedissoudreuneassociationsansavoiràseréféreràl’undes motifs – pourtant particulièrement extensifs – prévus par le code de la sécuritéintérieure ou d’interdire une réunion sans autre raison que le supposé «désordre»qu’elle risque de créer. Et le tout à la faveur d’un contrôle du juge administratifépisodiqueetrestreint,sinondanssonobjet(depuislesarrêtsduConseild'Etatdatésdu11 décembre 2015 qui reconnaissent un contrôle plein et entier) du moins dans saréalité, la jurisprudence actant une conception large du recours aux mesures etadmettant comme recevables ces preuves préconstituées et invérifiables que sont les«notesblanches»produitesparlesservicesderenseignement.En réalité, dépourvu de toute justification objective, l’état d’urgence traduit dans unecertainemesure la promotion d’unmodèle répressif qui s’affranchit des garanties duprocèséquitableet,pluslargement,duprojetpénalrépublicaintelqu’ilfutformaliséen1791. Il s’agit, en d’autres termes, de s’affranchir de l’exigence de légalité – et de soncorollaire que constitue la présomption d’innocence – en se dispensant de ladémonstrationd’uneviolationdelaloipourprendreàl’égardd’unindividudesmesurescoercitives, de l’exigence de proportionnalité de ces mesures et d’un contrôlejuridictionneleffectifdel’actiondesautoritésrépressives.

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3. CETTEPROPENSIONÀL’ARBITRAIREACCROÎTLERISQUETERRORISTE

Bien sûr, il y a derrière cette poussée de l’arbitraire inhérente à l’état d’urgence laprétentionquecerégimeseraitdenatureàrenforcerl’efficacitédelaréponseauxactesterroristes. Autrement dit, l’atteinte majeure à l’Etat de droit que porte ce régimed’exceptionseraitleprixàpayerpourconjurerlepérilauquelnousfaisonsface.Vieillerengaineautoritariste,cetteopinionestpourtantcomplètementfausse.Loindeleréduire, la répression administrative arbitraire et démesuréemenée au nom de l’étatd’urgencecontribueaucontraireàaggraversensiblementlerisqued’attentatterroriste.D’abord, en dispersant inutilement les forces de police. Alors que les perquisitionsd’exception aboutissent dans moins de dix pour cent des cas à la poursuite d’unepersonne,quiplusestduchefd’infractionsmineures, ilestévidentque lesmilliersdefonctionnairesmobiliséspourl’occasionseraientbienmieuxemployésàladétectionetlapréventiondeprojetscriminelsavérés.Ensuite, en révélant imprudemment les renseignements détenus par les servicesantiterroristes. S’il y avait, parmi les personnes inquiétées ou leurs proches, despersonnes envisageant réellement un attentat, elles sauront désormais se faire plusdiscrètes…Enfin, la stigmatisation arbitraire de centaines de personnes perquisitionnées ouassignées à résidence – et dont l’existence personnelle, familiale et professionnelle setrouveainsibouleversée–auseulmotifdeleurappartenanceréelleousupposéeàunemouvance islamiste ou de leur origine ne peut qu’alimenter un profond sentimentd’injustice et de stigmatisation. Un sentiment qui s’enracine non seulement chez sespersonnes, mais aussi dans leur entourage et, plus largement, chez tous ceux quis’estiment,à tortouàraison,membresde lacommunautéainsistigmatisée.Commentne pas voir qu’une telle répression arbitraire et incontrôlée constitue un puissantfacteurde«radicalisation»decettejeunesseendéshérencequiconstituele«cœurdecible»desorganisationscriminelles?La conclusion est donc sans appel: loin de contribuer à la lutte contre la criminalitéterroriste,l’étatd’urgencetendaucontraireàenamoindrirsensiblementl’efficacité.

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II. ANALYSEDÉTAILLÉEDESMESURESPERMISESPARL’ÉTATD’URGENCE

1. LESPERQUISITIONSLa perquisition peut être définie comme la visite par les services de police d’un lieupouvant être qualifié de domicile personnel ou professionnel afin d’y rechercher desélémentsdepreuve.Mesureattentatoireaudroitàlavieprivée,ellenepeutintervenirendroitcommunquesielleestnécessaireà laconstatationd’une infractionpénale,douanière,d’une fraudefiscaleouencored’unmanquementàlaréglementation.Par ailleurs, l’assentiment du maître des lieux à l’intrusion dans son domicile est enprinciperequis.Ilnepeutyêtrepasséoutrequedansdeuxhypothèses:

- lorsque la perquisition est motivée par une infraction flagrante56;surautorisationpréalabled’unjuge: telest lecas lorsquelaperquisitionintervientlorsd’uneenquêtepréliminaire57,surcommissionrogatoiredélivréeparunjuged’instruction58,ouencoreenmatièrefiscale59.

La perquisition est réalisée par un officier de police judiciaire ou un fonctionnairehabilitéparlaloiàeffectuerunevisitedomiciliaire(inspecteurdutravail,inspecteurdesimpôts,servicesdel’urbanisme…).Certainslieuxbénéficientd’uneprotectionparticulière.Ainsi,laperquisitionaudomicilepersonnelouprofessionneld’unavocat,d’unmédecin,d’unofficierministérieloud’unjournalistenepeutêtremenéequesurdécisionpréalabled’unmagistrat,quisuperviselui-mêmelamesure60.La perquisition ne peut en principe intervenir qu’entre 6h et 21h. Toutefois, pour lesnécessitésdelaconstatationoul’élucidationd’uncrimeoud’undélitcommisenbandeorganiséprévuàl’article706-73ducodedeprocédurepénale–quivisenotammentlesfaits de terrorisme–, la perquisitionpeut intervenir endehorsde cesheures (c’est-à-dire la nuit), sur autorisation du juge d’instruction ou du juge des libertés et de ladétentionenphased’enquête.Si lamesureviseun lieud’habitation, laperquisitionnepeut être ordonnée que dans le cadre d’une information judiciaire ou d’une enquêterelativeàuneinfractionflagrante61.

56C’est-à-dire,auxtermesdel’article53ducodedeprocédurepénale,l’infraction«quisecommetactuellement,ouquivient de se commettre. Il y a aussi crime ou délit flagrant lorsque, dans un temps très voisin de l'action, la personnesoupçonnée est poursuivie par la clameur publique, ou est trouvée en possession d'objets, ou présente des traces ouindices,laissantpenserqu'elleaparticipéaucrimeouaudélit».57 Depuis la loi du 9 mars 2004, le Juge des libertés et de la détention peut, en vertu de l’article 76 du code deprocédure pénale, autoriser la perquisitionmalgré le refus de l’occupant pour les nécessités de la constatation oul’élucidationd’uneinfractionpassibled’aumoinscinqansd’emprisonnement58Article97ducodedeprocédurepénale.59ArticleL16Bdulivredesprocéduresfiscales.60Articles56-1à56-3ducodedeprocédurepénale.61Articles706-89à706-92ducodedeprocédurepénale.

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Parailleurs, laperquisitiondenuitpeut être réalisée sansautorisationpréalabled’unjugedansdeuxhypothèsesparticulières:«àl'intérieurdeslocauxoùl'onuseensociétédestupéfiantsoudans lesquelssont fabriqués, transformésouentreposés illicitementdesstupéfiants lorsqu'ilnes'agitpasde locauxd'habitation»62etdans tout lieu«ouvertaupublic ou utilisé par le public lorsqu'il est constaté que des personnes se livrant à laprostitutionysontreçueshabituellement»63.Le régime des perquisitions judiciaires autorise ainsi déjà les services de police àprocéderàdes interventionsàdomicile,notammentdans lecadrede larecherchedesinfractionsàvisée terroriste.Loind'êtredépourvusdemoyens juridiques, lesservicesde police judiciaire sont ainsi dotés de pouvoirs significatifs d'intrusion dans lesdomiciles.L'interventionpolicièredenuitàSaintDenisdansles joursquiontsuivi lesattentats de novembre est un exemple parlant des pouvoirs conférés aux officiers depolicejudiciaireparlaprocédurepénaleanti-terroriste.Nullementnécessairesàlarecherchedesauteursd'uneinfractionterroristecommiseouenpréparation,lesperquisitionspermisesautitredel’étatd’urgencenesedistinguentdudroit communqu’en cequi concerne l’autoritéde contrôle, les critèrespermettantleurmiseenœuvreetl’absencedetoutegarantiedeprotectiondudomicile.Envertudel’article11delaloidu3avril1955,laperquisitionestordonnéesurdécisionécritedupréfetentoutlieuauseulmotifqu’ilexistedes«raisonssérieusesdepenser»qu’ilest«fréquentéparunepersonnedontlecomportementconstitueunemenacepourlasécuritéetl'ordrepublics».Seulledomicileprofessionneld’unavocat,unmagistrat,unjournalisteouunparlementairenepeutêtreperquisitionné.Laperquisitionpeutêtreeffectuéesansl’assentimentdel’occupantnil’autorisationd’unjuge,àtouteheuredujouroudelanuit.Elleestconduitesousl’autoritéexclusivedupréfet,quidoittoutefoiseninformersansdélais leProcureurde laRépubliqueets’assurerde laprésenced’unofficierdepolicejudiciaire, chargé notamment de procéder aux premiers actes d’enquête en cas deconstatationd’uneinfraction.Laprésencejudiciaireseborneainsiàpermettrequedessuites soientdonnées sur leplan judiciaire, sansque l'informationdonnéeauParquetconstitue une garantie quelconque, s'agissant d'unemesure sur laquelle il n'a aucuneprise.En d’autres termes, l’état d’urgence ne confère en la matière pas de pouvoirssupplémentaires à la police dans la lutte contre le terrorisme mais confie auxpréfets la possibilité d'user de ces techniques dans un cadre dangereusementélargi qui conduit à relâcher considérablement l’encadrement juridique de leurexercice.

62Article706-28ducodedeprocédurepénale.63Article706-35ducodedeprocédurepénale.

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2. L’ACCÈSÀDESDONNÉESINFORMATIQUESEn droit commun, l'accès aux données stockées dans un système informatique estprévuparlesarticles57-1(enquêtedeflagrance),76-3(enquêtepréliminaire)et97-1(commissionrogatoire)ducodedeprocédurepénaledanslecadred'uneperquisition.La«perquisitioninformatique»estextrêmementlargeendroitcommun,avantmêmela loi n° 2014-1353du 13 novembre 2014 «renforçant les dispositions relatives à laluttecontreleterrorisme».La loi n° 2003-239du 18mars 2003pour la sécurité intérieure a en effet institué lapossibilité au cours d'une perquisition d'accéder « par un système informatiqueimplantésurleslieuxoùsedéroulelaperquisitionàdesdonnéesintéressantl'enquêteencours et stockées dans ledit système ou dans un autre système informatique, dès lorsque ces données sont accessibles à partir du système initial ou disponiblespour lesystèmeinitial.»Les pouvoirs accordés aux services d’enquête apparaissent, dès l’origine,particulièrementétendusvoiredisproportionnés.Eneffet,unedécisiondeperquisitionnepermetpasdeperquisitionnerunautredomicileouunautre lieuqueceluiquiestdésigné,mêmesilesclefsdecetautrelieusontprésentssurdanslelieuperquisitionné.Or le régime de perquisition des systèmes informatique permet d'accéder à toutsystème accessible depuis le système informatique présent sur les lieux. Ainsi, si lesystème informatique du domicile permet d'accéder à tout ou partie du systèmeinformatiqueprofessionneldelapersonne,alorstoutoupartiedecesystèmepeutêtreperquisitionné.Ilestprévuquelesdonnéesaccessibles,maisstockéesendehorsduterritoirenationalsont recueillies « sous réserve des conditions d'accès prévues par lesengagementsinternationauxenvigueur».Lesdonnéespeuventêtrecopiéessurtoutsupport,oulessupportsdestockagepeuventêtresaisisetplacéssousscellés.Cependant, l'article 56 du code de procédure pénale indique que l’officier de policejudiciairedoitprendreconnaissancedespapiers,documentsoudonnéesinformatiquesavantdeprocéderà leur saisie et a l'obligationde«provoquer toutesmesuresutilespourquesoitassurélerespectdusecretprofessionneletdesdroitsdeladéfense».Ilestaussipossiblederéaliserunecopiedesdonnées informatiques(ouunesaisiedessystèmes) « nécessaires à la manifestation de la vérité ». Cette disposition estsuffisammentlargepourprocéderàlacopiecomplètedesdonnéesdessystèmesinformatiquesprésentssurleslieux.La loin°2014-1353du13novembre2014renforcecesdispositions,enprécisantquelesOPJpeuvent,danslesconditionsdeperquisitionprévuesaumêmecode,accéderparun système informatique implanté dans les locaux d'un service/d'une unité depoliceoudegendarmerie,àdesdonnéesintéressantl'enquêteencours,sicesdonnéessontaccessiblesdepuislesystèmeinitial.Laprésencedelapersonneconcernéeousonreprésentant oudeux témoins doit être respectée.Or dans les locauxdepolice, d'une

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part les personnes concernées seront beaucoup plus vulnérables et d'autre part lesservicesdepolicepeuventavoirplusdemoyensàleurdispositionpourcasserlescodesetprocéderàunecryptanalysedessystèmesinformatiques.Encequiconcerne lesdonnées informatiques, lacopiededonnéesvaplus loinque laperquisition,ycompris lorsque lematérieln'estpassaisi,puisque lecontenuestsaisi.Cettedispositionnedoitpasêtreconfondueaveclacaptationdedonnéesinformatiquesprévueàl'article706-102-1ducodedeprocédurepénale.Laloidu13novembre2014ajoutenotammentlapossibilitépourlesofficiersdepolicejudiciaire de réquisitionner, sans mandat judiciaire, « toute personne susceptible 1)d'avoir connaissance des mesures appliquées pour protéger les données (...) et 2) deleurremettrelesinformationspermettantd'accéderauxdonnées(...)».Ils'agitd'obtenirdeshébergeurslesclésdechiffrementqu'ilspourraientdétenir(Article434-15-2CodePénal) mais aussi de « toute personne » susceptible de pouvoir aider (à fouiller unordinateur perquisitionné, y compris récupérer des documents supprimés, parexemple). Il peut s'agir de réquisitionner n'importe quel informaticien susceptibled'avoir connaissancedesmesuresappliquéespourprotéger lesdonnées.Ladéfinitionest extrêmement large. Il pourrait s'agir d'une connaissance pour l'intrusion dans unsystème automatisé de données, en «cassant» le système de chiffrement ou encontournantlemotdepasse.Lerefusderépondreàlaréquisitionestpunid'uneamendede3750€,à l'exceptiondesprofessionsprotégéesmentionnéesauxarticles56-1à56-3ducodedeprocédurepénale (avocats, journalistes, médecins, notaires, huissiers). Aucune possibilité derecoursn'estprévue.La loidu3avril1955 sur l'étatd'urgence reprendunepartiede cesdispositions ensupprimant les garanties apportées par le droit commun puisqu'il n'y a notammentaucuneexigencedemotivationoudeproportionnaliténi aucuncontrôleeffectifd’uneautoritéextérieure.Aucuneinformationn'estdonnéesurlaconservationdesdonnées,notammentdanslecadrede l'étatd'urgence, lorsque lesperquisitions, plus nombreuses, surdes critèrestrès peu discriminants (le comportement constitue une menace), avec une copiesystématiquede l'ensembledes systèmes informatiques, etoùaucunepoursuiten'estouverteàlasuitedesperquisitions.

3. BLOCAGEADMINISTRATIFDESSITESLa loi du14mars2011,dite«d'orientation et deprogrammationpour la performance(sic.)de la sécurité intérieure», a introduit lapossibilitépour l'autoritéadministrativedebloquerlessitesquidiffusentdesimagesoudesreprésentationsdemineursrelevantdel'article227-23ducodepénal.La loin°2014-1353du13novembre2014arenforcécettedispositionen intégrant lalutte contre « la provocation à des actes terroristes ou l'apologie de tels actesrelevantdel'article421-2-5ducodepénal».

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Unenotification aux hébergeurs doit d'abord être faite et en l'absence de retrait descontenus dans un délai de 24h, les fournisseurs d’accès à internet sont tenus debloquer l'accès aux sites. La liste des demandes de retrait doit être transmise à unepersonnalité qualifiée au sein de la CNIL. En cas d'irrégularité de la demande, lapersonnepeutdemanderàl'autoritéadministratived'ymettrefin.Encasdedésaccord,la personne compétente au sein de la CNIL peut saisir la juridiction administrative(référéousurrequête).Cette procédure de blocage administratif est déjà venue marginaliser la procédurejudiciairederetraitdecontenu,ordonné,lecaséchéant,danslecadred'uneprocédurecontradictoirederéférédevantleprésidentdutribunaldegrandeinstance.Laloisurl'étatd'urgencepermetdeprocéderaublocagedesitesanslanotificationauxhébergeurs et le délai de 24h. Le rôle de la personne qualifiée au sein de la CNILdemeurelemême.

4. LESINTERDICTIONSDESEJOURETDECIRCULATIONL’article 5 de la loi du 3 avril 1955 confère trois pouvoirs au préfet de l’un desdépartementscomprisdansunecirconscriptionsoumiseàl’étatd’urgence:1°-Interdirelacirculationdespersonnesoudesvéhiculesdansleslieuxetauxheuresfixéespararrêtépréfectoral(couvre-feu)2° - Instituer par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour despersonnesestréglementé3°-Interdireleséjourdanstoutoupartiedudépartement,auxpersonnescherchantàentraver,«dequelquesmanièresquecesoit,l’actiondespouvoirspublics»Endroitcommun,lepouvoirgénéraldepoliceadministrativedontdisposentlemaireetle préfet leur permet de réglementer et le cas échéant, d’interdire la circulation et leséjourdespersonnesàconditionque lamesuresoit justifiée,proportionnéeet limitéedansletempsetl’espace64.Au-delà de son pouvoir général de police administrative, le préfet peut, en dehors del’étatd’urgence, interdire lacirculationdesmineursde13ansnonaccompagnés.Ce«couvre-feu»aétéformellementconsacréparlaloin°2011-267du14mars2011.Cettedisposition figure aujourd’hui à l’article L. 132-8 du Code de la sécurité intérieure65(mesureadministrativepréventive)etàl’article15-1,11°del’Ordonnancen°45-174du2février1945relativeàl'enfancedélinquante,pouvantêtreprononcéecommesanctionéducative(sic.).

64ArticleL2212-2duCodegénéraldescollectivitésterritoriales.65«Lereprésentantdel'Etatdansledépartementou,àParis,lepréfetdepolicepeutdécider,dansleurintérêt,unemesuretendantàrestreindre la libertéd'alleretdevenirdesmineursdetreizeans lorsquele fait,pourceux-ci,decirculeroudestationnersurlavoiepubliqueentrevingt-troisheuresetsixheuressansêtreaccompagnésdel'undeleursparentsoudutitulairedel'autoritéparentalelesexposeàunrisquemanifestepourleursanté,leursécurité,leuréducationouleurmoralité.Ladécisionénonceladurée,limitéedansletemps,delamesure,lescirconstancesprécisesdefaitetdelieuquilamotiventainsiqueleterritoiresurlequelelles'applique.»

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L’interdiction administrative ne peut être arrêtée par le préfetque dans l’intérêt dumineur,silefaitdecirculeroudestationnerl’exposeà«unrisquemanifeste»poursasanté,sasécurité,sonéducationousamoralité.Ellenepeutêtreprévuequ’entre23het6h.L’arrêtédoitdéfinirladurée,quidoitêtrelimitée,lescirconstancesde«faitsetdelieu»quimotiventcettedécisionetleterritoiresurlequels’appliquecettedécision.Par ailleurs, en vertu des pouvoirs de police de l’administration, il est possibled’interdireouderestreindrelacirculationdesvéhicules,d'uneouplusieurscatégoriesdevéhiculesdurantcertainespériodes, certains joursoucertainesheuressur toutoupartieduréseauroutier.Cesdispositionssontprévuesparlesarrêtésinterministérielsdu10janvier1974relatifàl'interdictiondecirculationdesvéhiculesdetransportdematièresdangereusesetdu22 décembre 1994 relatif à l'interdiction de circulation des véhicules de transport demarchandises.Des restrictions ou interdictions de circulations peuvent être apportées dans le cadredes articles R. 411-19 à R. 411-23 du code de la route par le Ministre, le préfet, leprésidentdeconseildépartementaletlemaire.Cesrestrictionsdoiventêtrejustifiéesparunévénementliéàlacirculationouàl’intérêtgénéral, ainsi, l’arrêté interministériel du 22 décembre 1994 permet l’interdiction decirculationdespoidslourdsdeplusde7,5tonnes,lessamedisetveillesdejoursfériésàpartir de 22 h, les dimanches et jours fériés ; l'arrêté du 10 janvier 1974 prohibe lacirculationdesvéhiculesdetransportdematièresdangereuseslesdimanchesetjoursfériésde0hà24hainsiquelessamedisetlesveillesdejoursfériésàpartirde12h.Plusgénéralement,lamesureestjustifiéeenraison:

- desspécificitésd’unecatégoriedevéhiculevisée,- d’unmotifliéàlacirculationetauxeffetsdecelle-ciouauxrisquesqu’ellepeut

causerauxutilisateurs:Lorsqu’elleest justifiéeparunévénementousituation factuelle, laduréeest fixéepararrêté, elle est limitée dans le temps et dans l’espace. Le non-respect de cesmesurespeutconduireàunecontraventionallantdelacontraventionde2eclasse(non-respectde l’interdiction de circulation en raison de la pollution) à une contravention de 5eclasse.Il existe par ailleurs des interdictions de paraître pouvant être prononcées dans uncadre pénal. Ainsi, la personne mise en examen – c’est-à-dire à l’égard de laquelleexistent des indices graves ou concordants faisant présumer sa participation à lacommission de l’infraction – peut, si elle est placée sous contrôle judiciaire, se voireinterdite de se rendre en un lieu déterminé66. Il en est de même pour la personnecondamnéeàunepeined’emprisonnementassortied’unsursisavecmiseàl’épreuve67.Par ailleurs, la peine complémentaire d’interdiction de séjour dans un ressortgéographiquedonnéepeut êtreprononcée en répressionde certains crimes oudélits,

66Article138ducodedeprocédurepénale.67Article132-45ducodepénal.

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pouruneduréerespectivede10anset5ans,portéeà15et10ansenmatièreterroriste.La violation d'une interdiction de séjour constitue une infraction punie de deux ansd'emprisonnement. Les personnes de nationalité étrangère peuvent en outre, pourcertainscrimesoudélits(etnotammentenmatièredeterrorisme),êtrecondamnéesàunepeined'interdictiontemporaireoudéfinitiveduterritoirefrançais.Dans le cadre de l’état d’urgence, un décret ministériel délimite les zonesgéographiquesdanslesquellesl’étatd’urgenceestinstauré.Dansceszones,lepréfetalafacultédeprendre,sansautremotif,unarrêtéinterdisantlacirculationdespersonnesetdes véhicules. Il peut également y instituer, sans plus de motivation, des zones deprotection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé – en pratique, ils’agitdufondementutilisépourordonnerdescouvre-feuxdeportéegénérale.Parailleurs,lamiseenplacedurégimedel’étatd’urgencepermetaupréfet«d'interdirele séjourdans toutoupartiedudépartementà toutepersonne cherchantà entraver, dequelquemanièrequecesoit,l'actiondespouvoirspublics».La mesure est une décision administrative individuelle, les personnes faisant l'objetd'unemesurerestrictivede libertépeuventdonc faireunrecoursenexcèsdepouvoirdevant le juge administratif (CE, 1950, Dame Lamotte). Lorsque les libertés risquentd’êtreatteintes,lejugeadministratifexerceuncontrôledeproportionnalitédesmesuresprises(CE,1933,Benjamin,jurisprudenceconfirméeparleCE,9décembre2015,dansle cadre du référé-liberté en contestation des décisions d’assignations à résidence demilitantsécologistes).La spécificité de l’état d’urgence réside donc essentiellement dans la suppression desconditions strictes, tenant à une situation objectivée, qu’exige le droit commun pourlimiterlalibertéd’alleretvenird’unepersonne.

5. L’ASSIGNATIONÀRÉSIDENCEEn droit commun, l’obligation faite à une personne de demeurer à résidence peutêtreprononcéedanslecadred’uneprocédurepénaleouàl’encontred’unétrangersanstitredeséjour.MesurepénaleEnmatière pénale, l’obligation de demeurer à résidence peut être prononcée dans lecadre d’un contrôle judiciaire à l’égard d’une personnemise en examen du chef d’uncrimeoud’udélit.Depuis2009,ilestégalementpossibledel’assigneràrésidenceavecsurveillanceélectronique(ARSE)silecontrôlejudiciaireserévèleinsuffisant.Lasurveillanceélectroniquepeutêtrefixe,dèslorsquelapersonneencourtunepeinesupérieureouégaleàdeuxansd'emprisonnement,oumobile,dèslorsquelapersonneest mise en examen du chef d’une infraction punie de plus de sept ansd'emprisonnementetpourlaquellelesuivisocio-judiciaireestencouru.

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Lamesurepeutêtreprononcéeparlejuged'instructionoulejugedeslibertésetdeladétention (JLD). Dans tous les cas l'ARSE suppose le consentement de l'intéressé (enprésence de son avocat ou celui-ci dûment convoqué), étant précisé que le défautd'accordpeutmotiverleprononcéd’unemesuredeplacementendétentionprovisoire.Lorsque le lieud'assignationdevant êtredésignén'est pas le domicile de la personnemiseenexamen,l'accordécritémanantsoitdupropriétaire,soitduoudestitulairesducontrat de location des lieux où pourra être installé le récepteur, est recueilli par leservicepénitentiaired'insertionetdeprobation.Lorsqu'il envisagedeprononcer une tellemesure, le JI ou le JLD informe la personnemise en examen qu'elle peut demander à tout moment qu'un médecin vérifie que lamesureneprésentepasd'inconvénientpoursasanté.Le juge fixe les conditions dans lesquels le mis en examen peut s'absenter de sondomicileoudelarésidencedanslaquelleilestassigné.Avecl'accordpréalabledujuged'instruction, les horaires de présence au domicile ou dans les lieux d'assignationpeuvent, lorsqu'il s'agit demodifications favorables à la personnemise en examennetouchant pas à l'équilibre de la mesure de contrôle, être modifiés par le chefd'établissementpénitentiaireou ledirecteurdu servicepénitentiaired'insertionetdeprobationquieninformelejuged'instruction.Elle est prononcée pour une durée de six mois. La période d'assignation peut êtrerenouvelée,danslalimited'uneduréetotalededeuxans.Lejuged'instructionpeut,àtoutmomentdel'information:

• Imposer à la personne placée sous assignation à résidence avec surveillanceélectroniqueuneouplusieursobligationsnouvelles;

• Supprimertoutoupartiedesobligationsquiontétéimposées;• Modifieruneouplusieursdecesobligations;• Accorderunedispenseoccasionnelleoutemporaired'enobserver.

La mainlevée de l'assignation à résidence avec surveillance électronique peut êtreordonnéeàtoutmomentparlejuged'instruction,soitd'office,soitsurlesréquisitionsdu procureur de la République, soit sur la demande de la personne après avis duprocureurdelaRépublique.Lejuged'instructionstatuesurlademandedelapersonnedansundélaidecinqjours,parordonnancemotivéesusceptibled'appel.Fautepourlejugedel'instructiond'avoirstatuédanscedélai,lapersonnepeutsaisirdirectementdesademande lachambrede l'instructionqui,sur lesréquisitionsécritesetmotivéesduprocureurgénéral,seprononcedanslesvingtjoursdesasaisine.Adéfaut,lamainlevéede l'assignation à résidence avec surveillance électronique est acquise de plein droit,saufsidesvérificationsconcernantlademandedelapersonneontétéordonnées.Lapersonnenerespectantpaslesobligationsquiluisontassignéesdanslecadred’uncontrôle judiciaire ou d’une assignation à résidence peut être placée en détentionprovisoireparlejugedeslibertésetdeladétention.

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MesureadministrativeEn application des articles L561-2 et suivants du Code de l’entrée et du séjour desétrangers et du droit d’asile (CESEDA), l'autorité administrative peut prendre unedécision d'assignation à résidence à l'égard de l'étranger pour lequel l'exécution del'obligationdequitterleterritoiredemeureuneperspectiveraisonnableetquiprésentedesgarantiesdereprésentationeffectivespropresàprévenirlerisquequ'ilsesoustraieàcetteobligation.Enprincipe, l'assignationà résidencenepeutexcéderuneduréedequarante-cinqjours,renouvelableunefois.Cen'estquesi l'étrangernedisposepasdegaranties de représentation, que le préfet peut alors décider de sa rétentionadministrative(cf.articleL.551-1duCESEDA).Unecirculairedu6juillet2012demandeauxpréfetsdeveiller,«danslecasdefamillesparentesd'enfantsmineurs,àappliquer laprocédure d'assignationàrésidenceplutôtqueleplacementenrétention».Si le préfet décide toute demême de placer en rétention un étranger, l'assignation àrésidence peut être prononcée par le Juge des libertés et de la détention saisi duplacement en rétention d’une personne étrangère dans le cadre de l'exécution d'unemesured'éloignement[22](cf.articleL.552-4duCESEDA).Ils'agiticid'unealternativeàla rétention administrative, qui suppose que l'intéressé dispose de garanties dereprésentationeffectivesetaitremisun justificatifd'identitéauxservicesdepoliceoudegendarmerie(conditionscumulatives).La décision du Juge des libertés et de la détention assigne l'étranger à résider,généralement,àl'adressequ'iladéclaréecommeétantlasienne,jusqu'àladateprévuepour son départ et au plus tard pendant les vingt jours suivant le prononcé de sadécision ; rien n'interdit toutefois qu'il soit hébergé par une tierce personne. Rien nes'opposenonplusàl'assignationàrésidencedansunhôtel,dèslorsquelesconditionslégales(remisedupasseportnotamment)sontremplies.Un troisième cas d'assignation à résidence est prévu par l'arcile L.561-1 du CESEDAlorsquel'étrangereninstanced'éloignementjustifieêtredansl'impossibilitédequitterleterritoirefrançaisounepeut«niregagnersonpaysd'origine,niserendredansaucunautrepays».Ladécisiond'assignationàrésidenceestmotivée.Ellepeutêtreprisepouruneduréemaximaledesixmois,etrenouveléeunefoisouplusdanslamêmelimitededurée,parunedécisionégalementmotivée.Il faut ensuite distinguer deux situations. Lorsque l’assignation est demandée parl'étranger,ildoit:

• justifier être dans l'impossibilité de quitter le territoire ; On peut par exemplepenserà l'étrangerdont l'étatdesanténe luipermetpasdepartir,ouencoreàceluidontlasituationpersonnelleetfamiliale,ausens,notamment,del'article8de la Convention européenne des droits de l'homme, rendrait égalementimpossiblecedépart.

• ou,alternativementnepouvoir:

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• niregagnersonpaysd'origine;L'impossibilitéderegagnersonpaysd'origineestprésuméeetn'aplusbesoind'êtreprouvéepourcequiconcernelesbénéficiairesdustatutderéfugié;fuyantlapersécutionàlaquelleilss'exposeraientdansleurpays.A l'inverse, le faitdenepasavoirdemandé lestatutderéfugiénepermetpasd'exclurel'impossibilitéderegagnersonpaysd'origine.

• ni se rendre dans aucun autre pays. Cette preuve est extrêmement difficile àrapporter en toute rigueur et les situations sont en pratique laissées àl'appréciationdel'administration,souslecontrôledujugeadministratif.

Lorsque l’assignation à résidence est à l'initiative de l'administration.L'administration recourt parfois d'office à cette solution, sans avoir été formellementsaisied'unedemandeencesens, lorsqu'elleestconfrontéeàunedifficultéd'exécutiondelamesured'éloignement.L'initiativedel'administrationrestecependantsoumiseauxconditions,notammentdefond,poséesparlaloi.Depuis la loi du 29 juillet 2015, un demandeur d'asile peut désormais être assigné àrésidence aux fins de mise en œuvre de la procédure de détermination de l'Étatresponsabledelademanded'asile.L’assignation administrative peut encore être prononcée, en application de l’articleL523-3alinéa2duCESEDA,àl’égarddesétrangersfaisantl'objetd'unepropositiond'expulsion, en cas d'urgence absolue et de nécessité impérieuse pour la sûreté del'Étatoulasécuritépublique.Ellenepeutseprolongerau-delàd'unmois.L'articleL.523-4duCESEDAviseenfin l’hypothèsespécifiquede« l'étrangerquia faitl'objet (sic.) d'un arrêté d'expulsion non exécuté lorsque son état de santé nécessite unepriseenchargemédicaledontledéfautpourraitentraînerpourluidesconséquencesd'uneexceptionnellegravité,sousréservedel'absenced'untraitementappropriédanslepaysderenvoi, sauf circonstance humanitaire exceptionnelle appréciée par l'autoritéadministrativeaprèsavisdudirecteurgénéraldel'agencerégionaledesanté».Quelle que soit l'autorité (ministérielle ou préfectorale) auteur de la décision,l'assignation à résidence, son abrogation, ou le refus de la prononcer, constituent desactes administratifs individuels susceptibles de recours selon les règles du droitcommun de la procédure administrative. Les recours en annulation d'arrêtésd'assignation à résidence sont cependant rares, les intéressés n'ayant pas toujoursintérêtàcontesterunemesurequipermetd'éviterunéloignement.L'assignation à résidence peut aussi être susceptible d'une suspension prononcée enréféré.Dans le cadre de l’état d’urgence, l’assignation à résidence peut être prononcée àl’égarddetoutepersonne«à l'égardde laquelle ilexistedesraisonssérieusesdepenserquesoncomportementconstitueunemenacepourlasécuritéetl'ordrepublics».Leministrede l'intérieurpeut faireconduire lapersonnesur le lieude l'assignationàrésidenceparlesservicesdepoliceoulesunitésdegendarmerie.

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Lapersonneassignéepeutégalementêtreastreinteàdemeurerdanslelieud'habitationdéterminéparleministredel'intérieur,pendantlaplagehorairequ'ilfixe,danslalimitededouzeheuresparvingt-quatreheures.L'assignationàrésidencedoitpermettreàceuxquiensont l'objetderésiderdansuneagglomération ou à proximité immédiate d'une agglomération. La loi précise qu’en«aucuncas, l'assignationàrésidencenepourraavoirpoureffet lacréationdecampsoùseraientdétenueslespersonnes».Leministredel'intérieurpeutprescrireàlapersonneassignéeàrésidence:

• L'obligationdeseprésenterpériodiquementauxservicesdepoliceouauxunitésde gendarmerie, selon une fréquence qu'il détermine dans la limite de troisprésentationspar jour, enprécisant si cetteobligation s'appliquey compris lesdimanchesetjoursfériésouchômés;

• Laremiseàcesservicesdesonpasseportoudetoutdocumentjustificatifdesonidentité. Il lui est délivré en échange un récépissé, valant justification de sonidentité en application de l'article 1er de la loi n° 2012-410 du 27mars 2012relative à la protection de l'identité, sur lequel sont mentionnées la date deretenueetlesmodalitésderestitutiondudocumentretenu.

La personne astreinte à résidence peut en outre se voir interdire par le ministre del'intérieur de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec certainespersonnes, nommément désignées, dont il existe des raisons sérieuses de penser queleur comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics. Cetteinterdictionestlevéedèsqu'ellen'estplusnécessaire.Lorsque la personne assignée à résidence a été condamnée à une peine privative delibertépouruncrimequalifiéd'actede terrorismeoupourundélit recevant lamêmequalificationpunidedixansd'emprisonnementetafini l'exécutiondesapeinedepuismoinsdehuitans,leministredel'intérieurpeutégalementordonnerqu'ellesoitplacéesoussurveillanceélectroniquemobile.Ceplacementestprononcéaprèsaccorddelapersonne concernée, recueilli par écrit. La personne concernée est astreinte, pendanttoute la durée du placement, au port d'un dispositif technique permettant à toutmomentdedétermineràdistancesa localisationsur l'ensembledu territoirenational.Ellenepeutêtreastreinteniàl'obligationdeseprésenterpériodiquementauxservicesde police et de gendarmerie, ni à l'obligation de demeurer dans le lieu d'habitationmentionnéaudeuxièmealinéa.Leministredel'intérieurpeutàtoutmomentmettrefinauplacementsoussurveillanceélectroniquemobile,notammentencasdemanquementde la personne placée aux prescriptions liées à son assignation à résidence ou à sonplacement ou en cas de dysfonctionnement technique du dispositif de localisation àdistance.Les mesures prises sur le fondement de la loi sur l'état d'urgence sont soumises aucontrôledujugeadministratif.Le non-respect de l'assignation à résidence de l'article 6 de la loi relative à l'étatd'urgenceestpunidetroisansd'emprisonnementetde45000eurosd'amende.Lenon-respectdesobligationsaccessoirestellesquel'astreintedurantcertainesheures,lefait

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depointeraucommissariat,etc.estpunid'unand'emprisonnementetde15.000eurosd'amende.Ils’avèredoncquelaspécificitédel’assignationàrésidenceprononcéeautitredel’étatd’urgence tient en premier lieu au critère de leur mise en œuvre, autorisant sonapplication à un nombre potentiellement infini de situations. Cette extensivité a étéencoreaggravéepar la loidu20novembre2015,qui substitueà lanotion«d’activitédangereuse pour la sécurité et l’ordre public» celle, beaucoup plus lâche, decomportementconstituant«unemenacepourlasécuritéetl'ordrepublics».Les premières décisions rendues par les tribunaux administratifs permettent deconfirmer le caractère souvent arbitraire – pour ne pas dire ésotérique – desassignationsàrésidence.Lespremiersélémentsrévéléspar lapresseetconfirmésparlesordonnancesdestribunauxadministratifs fontainsiapparaîtreunesériedemotifs,parfoisdénuésdetoutlienaveclescausesmêmedeladéclarationdel'étatd'urgence:

- desproposquelesintéressésontunjourtenus,- derelationsqu’ilspeuventavoiravecuntiers(unclientdansunrestaurant,un

partenairedepaintball),- de recherches Google sur des maladies liées au contact avec des produits

chimiques,- delasimpleexpressiond’unepossibilitédeserendreàParislorsdelaCOP21,«

ConsidérantqueM.X(…)envisagederejoindre larégionparisiennependant ledéroulementdelaCOP21».

- des assignations à résidence décidées alorsmêmequ’aucune perquisition n’estjugéeutile,

- desassignationsjustifiéesdusimplefaitd’unpasséjudiciairedel’individuetleplussouventavecdespeinessuffisammentcourtespourêtreaménagées.

C'est dans ce contexte qu'ont pu être assignés à résidence une personne aveugle quis’étaitrasélabarbeautourdelapériodedesattentats,ouencoreunprésuméprosélytemusulmanradicald’unepersonnequiétaitenfaituncatholiquepratiquant,Lespremièresordonnancespermettentaussidesoulignerlafaiblesseducontrôleopéréparlejugeadministratif.Unelargemajoritédespremièresdécisionsrenduessuggèreunrefusévidentdujugeadministratifderemplirsonoffice.Danscescontentieuxderéféré,les juridictions administrativesontbien souventbalayé les requêtesd'un reversde lamainenstatuantsimplementsurledéfautd'urgencedesdemandes,évinçantalorstouteétude d'atteintes graves et manifestement illégales engendrées par les mesuresd'assignation.L'arrêtduConseild'Etatdu11décembre2015aopéréunlégerbasculement,àtoutlemoins sur le cadre du contrôle. En affirmant que l'article 6 de la loi de 1955 est, enprincipeetparlui-même,denatureàcréerunesituationd'urgence,laHauteJuridictioninvite les juridictions du premier degré à opérer un contrôle de proportionnalité desassignationsàrésidence.Lesordonnancesrenduesàlasuitedecetarrêtmontrentuneouverture du contrôle des juges administratifs, même si celui-ci reste très limité etlargement insatisfaisant. Le contrôle proposé par le Conseil d'Etat est effectivementinadapté à l'office du juge des référés, lequel n'entre pas dans des questions deproportionnalité,maisvérifielecaractèregraveetmanifestementillégaldesmesures.

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6. L’INTERDICTIONDERÉUNIONL’encadrementdelalibertéderéuniondansl’étatd’urgenceestviséparl’article8delaloidu7avril1955.Ilestimportantdenoterquecettedispositionn’apasétémodifiéeparlaloidu20novembre.Ellen’asubiquequelquesmodificationsmineuresparlaloidu 17 mai 2011 afin de supprimer quelques références anachroniques (cf. legouvernementgénéralpourl’Algérie).En conséquence de quoi, dans son avis, le Conseil d’État n’a pas porté une attentionparticulièresur le statutde la libertéderéunion,bienque laquestionde la libertéderéunionpuisseparfaitements’insérerdanslanécessité,soulignéeparleConseild’État,de «compléter les dispositions de la loi pour mieux garantir les droits et libertésconstitutionnellementprotégés».Aussi, l’étude d’impact, qui a précédé la loi du 20 novembre 2015, n’évoque que trèsrarement laquestiondesrestrictionsoude la limitationde la libertéderéunion,cettedernière paraît seulement dans des passages très généraux sur le statut des droitsfondamentauxetdansdesanalysescomparativesavecdesrégimesjuridiquesétrangers.Enfin,lesdébatsparlementairesrévèlentaussiunfaiblequestionnementsurlestatutdelalibertéderéunion.Poursavoirsilesmesurespermisesparl'étatd'urgenceexistentendroitcommun,il est nécessaire à titre liminaire de cerner les pouvoirs des autorités administrativesdans le cadre de l’état d’urgence et de saisir les restrictions, les limitations ou lesprivationspouvantêtreapportéesàlalibertéderéunion.Lalimitationoulaprivationdelalibertéderéuniondansl’étatd’urgence.Selonlaformulationde l’article8, leministrede l'Intérieurou lespréfetspeuventordonner lafermeture des salles de spectacles, débits de boissons, et lieux de réunions de toutenaturedansleszonesdéterminéespardécret. Ilspeuventégalementinterdire«àtitregénéralouparticulier,lesréunionsdenatureàprovoquerouàentretenirledésordre».L’étendue des pouvoirs de police. Le cadre juridique de l’état d’urgence offreévidemment un champ d’intervention très large aux autorités de police afin derestreindre la liberté de réunion en raison, d’une part, de la largesse de la notion deréunionet,d’autrepartetsurtout,enraisondel’importancedesrestrictions.La notion de réunion dans le régime des pouvoirs de crise. Elle fait l’objet d’uneacceptiontrèslargedanslerégimedespouvoirsdecrise.Lajurisprudencerelative,nonàl’étatd’urgence,maisàl’étatdesiègeabondedanscesens.Dansl’arrêtDelmotte(CE,6août 1915, Delmotte), le Conseil d'État a donné à l'expression «réunion» contenuedans l'alinéa 4 de l'article 9 de la loi de 1849 un sens très large: «Considérant quel'article 9, § 4 de la loi du 9 août 1849 (...) vise en conséquence, non seulement lesréunionsconcertéesouorganiséesenvuedeladéfensed'idéesoud'intérêts,c'est-à-direlesassembléesauxquelless'appliquent lesdispositionsdela loidu30juin1881surlaliberté de réunion, mais encore les rassemblements de fait, même accidentels, descitoyens, dans tous les lieux ouverts aupublic, tels que cafés, débits de boissons, etc.,lorsque ces réunions pourraient, en engendrant des désordres, compromettre lesintérêts dont l'autoritémilitaire a la garde pendant la durée de l'état de siège...». Dit

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autrement, l’interdiction peut toucher des réunions publiques, mais aussi certainesréunionsprivées(v.aussiCE,28févr.1919,DameDoletLaurent).Enoutre,lesautoritésdepoliceontunpouvoirderestrictiondetoustypesderéunion,ycompriscellesquisontexercéessuivantunmode«pacifique».Touteslesréunionssontvisées:lesréunionspolitiques,lesréunionssyndicales,lesréunionsreligieuses.Interdictiongénérale.L’article8estsanséquivoque:elleoffre lapossibilitépour lesautorités de police de poser des interdictions particulières, mais surtout desinterdictions générales, en partant de la simple démonstration que la tenue de laréunion est «de nature à provoquer ou à entretenir le désordre». La locution «denatureà»appelleplusieursremarques.Enpremierlieu,ellesupposequel’interdictionde la liberté de réunion est gouvernée par un mécanisme de présomption etparticulièrementparunmécanismede«présomption-affirmation»,procédétoutaussicommode pour l’administration qu’attentatoire pour la liberté de réunion puisqu’ilsoustrait les autorités de la démonstration d’un péril imminent et certain. En secondlieu, la rédaction de la disposition offre un cadre d’habilitation très permissif pourl’administrationpuisqu’iln’obligepasd’établirunlienentrelanaturedupérilimminentou de la calamité publique ayant conduit à ce que soit déclaré l'état d'urgence et lanature de la menace pour la sécurité et l'ordre publics susceptible de justifierl’interdictiondelaréunion.Infine,laseulelimitetientaucaractèreprovisoiredel’étatd’urgence.L’interdictionnepeutdoncn’êtrequegénéraleetnonabsolue.La largesse des pouvoirs de police est en outre confortée par la faiblesse du contrôlejuridictionnel.ContrairementàcertainespositionsdoctrinalesetàlapositionduConseild’État(v.sonavis),lecontentieuxentourantl’étatd’urgenceen2005n’apasdonnélieuà un véritable contrôle de conventionnalité de l’article 8 vis-à-vis de l’article 11 de laCEDH.FidèleàlajurisprudenceCarminati,lejugedesréférésnes’estpasprononcésurlaconventionnalitédudispositiflégislatif.Etdansl’arrêtdu24mars2006, leConseild’Étatopère, au fond,un contrôlede conventionnalité «de façade»uniquement entrel’article7–surlesassignationsàrésidence–etl’article15delaCEDH.Enconclusion,l’article8permetauxautoritésdepoliced’interdire,demanièregénérale,l’exercicedetouttypederéunionense fondantsurunepluralitédemotifs,mêmesurdesmotifsétrangersàceuxquiontconduitl’établissementdel’étatd’urgence,etsuivantun mécanisme de présomption. C’est à partir de ces différents points que le régimejuridique de l’état d’urgence doit être comparé avec le régime ordinaire de la policeadministrative.L’administration peut-elle interdire de manière générale une réunion sur lefondement de son pouvoir de police? La question se décompose en trois autresquestions: sur quels fondements juridiques les autorités peuvent-elles intervenir?Quels types de réunions peuvent être visés par les mesures de police? Quelle estl’étenduedesrestrictionstouchantl’exercicedelalibertéderéunion?Sur quels fondements juridiques les autorités peuvent-elles intervenir?L’administration peut intervenir au titre de sa compétence de police générale afin de

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garantirlemaintiendel’ordrepublic.Unensembledemotifspeutjustifierlarestrictiondelalibertéderéunion,parexemplelasécuritépublique,latranquillitépubliqueoulasantépublique.L’administration peut aussi intervenir au titre de différentes polices spéciales. Sansdresserunelisteexhaustive,onpeutciterlapoliceducultepourlesréunionsreligieuses(CGCT,art.L.2512-13);lapolicedesréunionsauseind’uneenceinteuniversitaire(C.éduc.,art.L.811-1)oulapolicedesréunionsélectorales(C.élect.,art.L.47).Quels typesderéunionspeuventêtreviséspar lesmesuresdepolice?Deprimeabord,ilexisteunélémentdedifférenciationentrelecadrejuridiquedel’étatd’urgenceet le régime juridique de la police administrative. Si la législation sur l’état d’urgencehabilite les autoritésdepolice à interdire certaines réunionsprivées, la loidu30 juin1881nementionnequelesréunionspubliques.Lavieprivéen’intéressantnormalementpas l'ordre public, la police administrative ne peut en effet pas interdire les réunionsprivées.Enréalité, la frontièreest trèsporeusedans lamesureoù l’autoritédepolicegénéralepeut aussi parfois saisir indirectement une réunion privée. Cette dernière peut êtreinterdite si elle risque de «dégénérer en réunion publique» et de mettre en dangerl’ordrepublic(CE,23déc.1936,Bucard:Rec.,p.1151).Réunion«pacifique».Surunautrepoint,ilexistepeudedifférencesentrelesrégimesrespectifsde lapolice générale et la législationde l’étatd’urgence: dans lesdeux cas,l’administration a la possibilité d’interdire des réunions se déroulant de manière«pacifique». Au sujet l’occupation des «sans-papiers» de l’église Saint-bernard, lajurisprudence de la CEDH a d’ailleurs validé, au regard de l’article 11, la possibleingérence des autorités administratives (CEDH, 9 avr. 2002, Cissé c/ France : JCP2002,I,157).D’unepart,lamesured'évacuationparlaquelleilaétémisfinàlaréunionen cause était prévue par la loi (CGCT, art. L. 2512-13, la loi du9 décembre1905confiant la police des cultes aux autorités locales). D’autre part, l'ingérencepoursuivaitunbutlégitime: ladéfensedel'ordre.Enrevanche, lasituationirrégulièredel'intéressé,eninfractionavecledroitdesétrangers,nesuffitpasàjustifierl'atteinteàsalibertéderéunion,«lefaitdeprotesterpacifiquementcontreunelégislationvis-à-visde laquelle quelqu'un se trouve en infraction ne constitue pas un but légitime derestrictiondelalibertéderéunionpacifique».Cependant,laCouraestiméqu'ilpouvaitêtre nécessaire de restreindre l'exercice du droit de réunion dans la mesure où cedernier avait pu se manifester «de façon suffisamment durable» (deux moisd'occupationdel'église)etcomptetenudeladégradationdel'étatdesantédesgrévistesdelafaimetdescirconstancessanitairesgravementinsuffisantes.Quelleestl’étenduedesrestrictionstouchantl’exercicedelalibertéderéunion?Pourrépondreàcettequestion,ils’agitdesavoirs’ilestpossiblepourl’administrationdeposerdesinterdictionsgénéralesetabsoluesàl’exercicedelalibertéderéunion.Laréponse est en principe négative en raison des canons jurisprudentiels selon lesquelstouteinterdictiongénéraleetabsolueestillégale(CE,19mai1933,Benjamin:Rec.,p.541).Carlebutd’ordrepublicdoitêtreclairementdéfini,lamenaceàl’ordrepublicdoitêtre établie et la restriction à la liberté de réunion doit être adaptée, nécessaire etproportionnée.

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Cependant, une interdiction générale (mais non absolue) peut être jugée légale si elleparaît nécessaire en raison de l’insuffisance des forces de police. Par exemple, uneinterdictionserajustifiéedansunesituationoù«lepréfetétaitobligédedispersersurde nombreux points du département [de la Seine] les forces de police dont il pouvaitdisposer» (CE,9avr.1938,Beha,Masson,Rec.,p.245).Ce raisonnement fut reprisdansl’arrêtHouphouet-Boigny(CE,19juin1953,Houphouet-Boigny:Rec.,p.298)etdans la jurisprudence plus récente (CE, 29déc. 1997,Maugendre, req. n° 164299;CAALyon,30mai2006,VilleLyon:req.n°01LY01853).Untelraisonnementpeutparfaitementêtretransposédanslecadredelaluttecontreleterrorisme,d’autantplusquel’insuffisancedesforcesdepoliceestunargumentsouventavancéparl’administrationpourjustifierlesinterdictionsderéunionetdemanifester.Entoutétatdecause, la jurisprudencerelativeaurégimede lapolicegénéralemetenexergue(unefoisdeplus)l’apporttrèslimitédelalégislationdel’étatd’urgence.Àl’appui, on ne peut aussi constater que de nombreuses mesures d’interdiction deréunionsoudemanifestationsontétéprisesindépendammentdel’étatd’urgence.Les mesures prises dans l’état d’urgence présentent malgré tout une spécificitécontentieusequitient,enpremierlieu,aumécanismedeprésomption(déjàmentionné)quilesgouverne.Lesautoritésdepolicen’ontpasà faire ladémonstrationde l’existenced’unemenacecertaine et spécifique à l’ordre public, contrairement à ce qu’est exigé enmatière depolicegénérale(CE,23déc.1936,Bucard:Rec,p.1151).Surtout,ellesn’ontpasàfaireladémonstrationd’un lienentre lamenacepotentielleengendréepar la réunionou lamanifestationetlesraisonsquiontconduitl’établissementdel’étatd’urgence.Ce qui manque est donc l’exigence d’un véritable contrôle de proportionnalité quis’enracinedansuneappréciationplusrigoureusedesfaits.Biensûr,l’autoritédepolicegénérale peut potentiellement prendre des mesures similaires à celles pouvant êtreprises en période d’état d’urgence, mais ces mesures sont validées à la suite d’uncontrôlejuridictionnelpluspoussée.Au sujet des assignations à résidence (Cons. const., déc. n° 2015-527 QPC du 22décembre2015), le Conseil constitutionnel a invité les juridictions administratives àpratiqueruncontrôlepluspoussé,maiscelui-cisembleparticulièrementinopérantdanslecadredurégimedel’étatd’urgence,dominéparlemécanismedeprésomption,offrantainsiuncadred’habilitationtrèslargeàl’administration.

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7. LADISSOLUTIOND’ASSOCIATIONSCettemesureaétéintroduiteparlaloin°2015-1501du20novembre2015quiinsèredanslaloin°55-385du3avril1955unnouvelarticle6-1rédigéencestermes:«Sans préjudice de l'application de l'article L. 212-1 du code de la sécuritéintérieure, sont dissous par décret en conseil desministres les associations ougroupementsde faitquiparticipentà la commissiond'actesportantuneatteintegraveàl'ordrepublicoudontlesactivitésfacilitentcettecommissionouyincitent.«Lemaintienou lareconstitutiond'uneassociationoud'ungroupementdissousen application du présent article ou l'organisation de ce maintien ou de cettereconstitution sont réprimés dans les conditions prévues aux articles431-15 et431-17 à 431-21 du code pénal.« Par dérogation à l'article 14 de la présente loi, les mesures prises sur lefondement du présent article ne cessent pas de produire leurs effets à la fin del'état d'urgence.« Pour la prévention des actions tendant aumaintien ou à la reconstitution desassociationsougroupementsdissousenapplicationduprésentarticle,lesservicesspécialisés de renseignement mentionnés à l'article L. 811-2 du code de lasécuritéintérieureetlesservicesdésignésparledécretenConseild'Etatprévuàl'articleL.811-4dumêmecodepeuventrecourirauxtechniquesderenseignementdanslesconditionsprévuesaulivreVIIIduditcode.»;

Unerapidecomparaisonsousformedetableaudel'article6-1d'unepart,etdel'articleL.212-1duCSId'autrepart,permetdeprendreconsciencedutrèsfaibleapportnormatifdel'article6-1.ArticleL.212-1duCodedelaSécuritéIntérieure LOI n° 2015-1501 du20 novembre

2015prorogeant l'application de la loi n° 55-385du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence etrenforçantl'efficacitédesesdispositions(1)

Listedesgroupementssusceptiblesd'êtredissousSont dissous, par décret en conseil des ministres,toutes les associations ou groupements de fait :1°Quiprovoquentàdesmanifestationsarméesdanslarue ;2° Ou qui présentent, par leur forme et leurorganisation militaires, le caractère de groupes decombat ou de milices privées ;3°Ouquiontpourbutdeporter atteinteà l'intégritédu territoire national ou d'attenter par la force à laforme républicaine du Gouvernement ;4° Ou dont l'activité tend à faire échec aux mesuresconcernant le rétablissement de la légalitérépublicaine ;5°Ouquiontpourbutsoitderassemblerdesindividusayant fait l'objet de condamnation du chef decollaboration avec l'ennemi, soit d'exalter cettecollaboration ;6° Ou qui, soit provoquent à la discrimination, à lahaine ou à la violence envers une personne ou ungroupe de personnes à raison de leur origine ou de

Listedesgroupementssusceptiblesd'êtredissous«Art.6-1. -Sanspréjudicede l'applicationde l'articleL.212-1ducodedelasécuritéintérieure,sontdissouspardécretenconseildesministreslesassociationsougroupements de fait quiparticipent à la commissiond'actesportantuneatteintegraveàl'ordrepublicoudont les activités facilitent cette commission ou yincitent.Sanctions en cas de reconstitution d'uneassociation«Lemaintienoulareconstitutiond'uneassociationoud'un groupement dissous en application du présentarticle ou l'organisation de ce maintien ou de cettereconstitution sont réprimés dans les conditionsprévues aux articles431-15et431-17 à 431-21ducode pénal.

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leurappartenanceoude leurnon-appartenanceàuneethnie, une nation, une race ou une religiondéterminée, soit propagent des idées ou théoriestendantà justifierouencouragercettediscrimination,cette haine ou cette violence ;7°Ouquiselivrent,surleterritoirefrançaisouàpartirdeceterritoire,àdesagissementsenvuedeprovoquerdes actes de terrorisme en France ou à l'étranger.Sanctions en cas de reconstitution d'uneassociationLemaintien ou la reconstitution d'une association oud'un groupement dissous en application du présentarticle, ou l'organisation de ce maintien ou de cettereconstitution,ainsiquel'organisationd'ungroupedecombat sont réprimées dans les conditions prévuespar la section4duchapitre Ierdu titre IIIdu livre IVducodepénal.Renseignement et prévention des reconstitutionsd'associationsdissoutesArticleL811-3duCSI«Pour le seul exercice de leurs missions respectives,les services spécialisés de renseignement peuventrecourir aux techniques mentionnées au titre V duprésent livre pour le recueil des renseignementsrelatifs à la défense et à la promotion des intérêtsfondamentaux de la Nation suivants :[...]b) Des actions tendant au maintien ou à lareconstitutionde groupementsdissous en applicationde l'article L. 212-1 ;[...]

« Par dérogation à l'article 14 de la présente loi, lesmesuresprisessurlefondementduprésentarticlenecessent pas de produire leurs effets à la fin de l'étatd'urgence.Renseignement et prévention des reconstitutionsd'associations dissoutes« Pour la prévention des actions tendant aumaintienouàlareconstitutiondesassociationsougroupementsdissous en application du présent article, les servicesspécialisésde renseignementmentionnésà l'articleL.811-2ducodede la sécurité intérieureet les servicesdésignés par le décret en Conseil d'Etat prévu àl'article L. 811-4dumême codepeuvent recourir auxtechniques de renseignement dans les conditionsprévues au livre VIII dudit code. » ;4° L'article 7 est abrogé ;5°L'article9estainsirédigé:

Ainsi,larédactiondel'article6-1neconstituequ'unapporttrèslimitéàl'articleL212-1duCodedelasécuritéintérieure.D'unepart,ilestdésormaispossiblededissoudrelesassociationsougroupementsdefaitquiparticipentàlacommission,ouincitentàcettecommission -et non commettent- d'actes portant une atteinte grave à l'ordre public.Cette rédaction est supposée de nature à permettre d’imputer à une association lecomportement de quelques-uns de ses membres, quand bien même ils seraientnombreux,oucompteraientparmilesdirigeantsdecettestructure.Commeonleverra,celaestfortdouteux.D'autrepart,lesfaitspouvantjustifierunedissolutionnesontpluslimitésaux7motifsdedissolutionprévusàl'articleL.212-1duCodedesécuritéintérieure,maiss'étendentàtousles«actesportantuneatteintegraveàl'ordrepublic.».L'oncomprendquelegouvernementavoulu,àtraverscetarticle6-1,étendresamargedemanœuvreenn'étantnepasêtreliéparles7motifsprévusàl'articleL212-1duCSI,quisontexhaustifspuisqueConseild'Etatadelonguedateconsidéréqu'unefacultédedissolution d'association par voie administrative doit avoir été expressément prévue

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parlaloi.68D'autrepart, l'ondéduitégalementdel'étuded'impactetde larédactiondecetarticlequelegouvernementasouhaitécontournéunejurisprudencerécenteduConseild'Etat,la jurisprudence «Envie de rêver», qui a semblé rendre plus difficile la dissolutionadministrative d'associations «accueillant les réunions de membres de milices privéesmaisdontlesactivitésn’ontpasceseulobjet».Or, l'article 6-1 est superfétatoire à cet égard, car l'article L212-1 du CSI permet déjàd'unepartdecouvrirl'ensembledeshypothèsesd'«atteintesgravesàl'ordrepublic»quipourraientêtrecommisespardesassociationsliéesauterrorismeinternationalet,d'autre part, de dissoudre des associations quand bienmême celles-ci n’auraient paspourseuleactivitélacommissiond'atteintesgravesàl'ordrepublic(a.)Au-delà, le très large pouvoir dont disposent les autorités administratives souhaitantprocéder à une dissolution par voie administrative ainsi que la faiblesse du contrôleexercéparlejugeadministratifminimiseentoutétatdecausele«risque»d'annulationd'undécretdedissolutiond'uneassociationréellementimpliquéedansdesactivitésdenatureterroriste(b.)

a. L'article L.212-1 du CSI: une disposition suffisante pour dissoudrelesassociationsliéesàlacommissiond'actesdenatureterroriste

Contrairement à ce qui a été indiqué par le gouvernement dans l'étude d'impact duprojetde loi, lesmotifsdedissolutionprévuspar permetd'oresetdéjà ladissolutiondes associations servant de support aux activités terroristes, et ce y compris lorsqueseulsunepartiedecesmembressontimpliquésdanslesactivitésencause.L'article 212-1 du CSI permet déjà la dissolution des associations liées auxactivitésdenatureterroriste

Lanotiond'«atteintegraveàl'ordrepublic»Lanotiond'atteintegraveàl'ordrepublicfaitréférenceàl'article1erdelaloin°55-385du 3 avril 1955, qui permet la mise en œuvre de l'état d'urgence pour faire face àun«péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public». La mentiond'«atteintes graves à l'ordre» public dans ce contexte fait référence aux événementsayant justifié le déclenchement de l'état d'urgence, soit l'existence d'une menaced'attentats terroristes imminents. Le Conseil d'Etat ayant affirmé dans son arrêt«Rolin» de 200669 que le président de la république dispose «d'un pouvoird'appréciationétendu»pourdéclarerl'étatd'urgence,lecontrôleexercéparlejugesurla matérialité des «atteintes graves à l'ordre public» devrait, en principe, être trèsfaible.Ilestplusqueprobablequelesjugesadministratifsdufondconsidèrentcommedes«atteintes graves à l'ordre public» toute activité en lien avec la commissionou lapréparationd'actesterroristes.

68 CE, ass., 4 avr. 1936, n° 52834, Sieurs de Lassus, Pujo et Real del Sarte, Lebon 69CE,24mars2006,RolinetBoisvert,req.n°289834

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Lanotionestégalementpluslarge,etafaitl'objetdequelquesprécisionsdelapartdujuge administratif, qui considère comme des «atteintes graves à l'ordre public» lesatteintesà lacontinuitédecertainsservicespublicstelsqueceuxde la justice70etdesdouanes71. Dans le cadre du contentieux de l'expulsion des étrangers, la CourEuropéennedesDroits de l'Homme a considéré qu'un étranger se livrant au trafic dedrogueconstitueune«menacegravepour l'ordrepublic»pour l'Etatd'accueil72.Pluslargement, la notion se rapproche assez clairement, sans y être réductible, des«atteintesgravesàlasécuritédespersonnesetdesbiens»mentionnéesàl'article78-2-3duCodedeprocédurepénale.Lecaractèreplastiquede lanotionpermetd'y incluredemanière très large toutes lesatteintesgravesauxbiensetauxpersonnes,l'ensembledesactivitésliéesauterrorismeet au grand banditisme et, plus généralement, toutes les activités menaçant lefonctionnementrégulierdesservicespublics.Maiscecaractèretrèsfloudelanotionestégalement porteur de dérives potentielles. Or, il n'était pas nécessaire de retenir uneformulationaussilargepourluttercontredesassociationsliéesauxactivitésterroristes.

DelargesmotifsdedissolutionprévusparledroitcommunIlapparaîtévidentqu'aumoinscinqdesseptmotifsdedissolutionprévusparl'articleL212-1duCSIsontd'oresetdéjàsuffisantspourpermettreladissolutiond'associationsusceptiblesd'apporterunsupportlogistiqueouidéologiqueauxpersonnesimpliquéesdans des activités terroristes. Il convient d'étudier cette disposition en prenant encompte la jurisprudence du Conseil d'Etat depuis 1936, qui a largement défini lespouvoirsexorbitantsdontdisposel'administrationdanslecadredelaloide1936.Il s'agit en premier lieu du 1° de l'article, qui prévoit la possibilité de dissoudre lesassociationsqui«provoquentàdesmanifestationsarméesdanslarue».Lejugeutiliseiciunfaisceaud'indicesquiinclutladiffusiondetractsetd’affiches,lapublicationd’articlesetde journaux, lesconsignesdonnéesauxmilitants,participationàdesmanifestationsavec revendication de responsabilité73. Or, cette condition est par définition remplies'agissant d'organisations susceptibles d'être liées au terrorisme puisque ces activitésconstituent par essence des manifestations «avec revendication de responsabilité»,inclutnécessairement lapublicationou ladiffusiond'appels à l'actionetde consignesprécises. Il suffirait ici de démontrer qu'une association -quand bien même celle-ciauraitunobjetd'apparenceanodin-ait facilité la circulationdemessages incitantà lacommission d'attentats terroristes pour démontrer que celle-ci provoque à «desmanifestations armées dans la rue». Or, par définition, des associations qui«participentà lacommissiond'actesportantuneatteintegraveà l'ordrepublicoudontlesactivitésfacilitentcettecommissionouyincitent»peuventêtreconsidérésafortioricommefacilitantladiffusiondemessagesetconsignestendantàprovoquerdesmanifestationsarméesausensdu1°del'articleL212-1duCSI.En second lieu, l'alinéa 2 de l'article 212-1 du CSI, qui permet l'interdiction des

70CE,27février1998,req.n°171055,inéditaurecueilLebon 71CE,15mai2006,req.270171,inéditaurecueilLebon72CEDH,30nov.1999,Baghlic/France73CE,21juillet1970,KrivineetFranck,req.n°76179,Lebon;;CE13janv.1971,,AlainGeismar,req.n°81087Lebon

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groupementsdefaitouassociationsqui«présentent,parleurformeetleurorganisationmilitaire, le caractère de groupe de combat ou de milices privées», pourraitparfaitement constituer une base juridique fiable à la dissolution des associations ougroupementsdefaitliésauxactivitésterroristes.LeConseild'Etataeneffetinterprétédemanièretrèslargecesdispositions,desortequ'ilestaiséderetenirlaqualificationdegroupementoud'associationrevêtantlecaractèrede«groupedecombatoudemilicesprivées».Dès1936,dansl'arrêt«AssociationLemouvementsocialdesCroixdefeu»74,le Conseil d'Etat a retenu comme faisceau d'indice permettant de qualifier unmouvementde«Groupedecombat»oude«miliceprivée»l'existenced'unehiérarchiecaractériséeparl'existencedegrades,lemaintiend'unedisciplineélevée,maisaussietdemanièreplusintéressante,l'organisationd'exercicesenvueducombat.Cesélémentsnesontpascumulatifs.Plusrécemment,dansl'arrêtŒuvreFrançaisedu30juillet201475,lamêmejuridictionapréciséque l'organisationŒuvreFrançaise revêt le caractèred'unemiliceprivéeenraison de l'existence d'une formation physique destinée à préparer ses membres aucombat. En outre, le Conseil d'Etat a considéré que la circonstance selon laquellel'association n'est pas elle-même l'organisatrice des camps d'entraînement est sansincidencesurlalégalitédeladissolution,card'unepart,«lorsdecescamps,l'emblèmede l'association est arborée par les participants […] et que la publication Jeune C quiorganisecescampsestuneémanationdel'association.»Surtout,l'organisationdecelui-cifaitapparaîtrel'existenced'un«encadrementetd'uneaptitudeàl'actiondeforcetels,euégardauxexercicesd'entraînementpratiquésaucoursdescampsdeformation»,cequiluiconfèrelecaractèredegroupearméausensdel'article212-1duCSI.Ainsi, puisqu'il ne suffit a priori que de démontrer l'existence d'un lien entrel'organisationde campsd'entraînementparamilitaires et une association; or, il paraîtpeu douteux qu'une association liées aux activités terroristes -et partant, aurecrutement et à l'exfiltration de Djihadistes vers des camps d'entraînement àl'étranger-pourrait êtredissoute sur le fondementde l'alinéa2de l'articleL212-1duCSI.Unefoisdeplus,desassociationsqui«participentàlacommissiond'actesportantuneatteintegraveàl'ordrepublicoudontlesactivitésfacilitentcettecommissionouy incitent» pourraient également a fortiori être considérés comme des groupes decombat au sens du 2°, puisqu'elle seront amenées à participer, même indirectement(envoi de djihadistes vers des camps d'entraînement) à l'organisation d'une miliceprivéeoud'ungroupedecombat,quandbienmêmecelaneseraitpasleurobjetofficiel.Surtout,soulignonsquelaloi«LOPPSIII»aajoutéunalinéa7àl'articleL212-1duCSIquivise,précisémentàpermettreladissolutiondesassociationsqui«selivrent,surleterritoirefrançaisouàpartirdeceterritoire,àdesagissementsenvuedeprovoquerdesactesde terrorismeenFranceouà l'étranger».Danscecas, leConseild'Etatexaminel'existence d'une propagande terroriste et la perpétuation d'attentats, en plus descritèrespropresauxalinéas1et2.Or,précisément,danscetypedecasetcommecelavientd'êtreexposé,ilesttrèsaiséderemplircesdeuxcritèress'agissantd'organisationssusceptibles de servir de support logistique à des activités de nature terroriste, ouincitantàlacommissiond'attentats.Decepointdevue,lefaitdeprévoirladissolution

74CE,27novembre1936AssociationsLemouvementsocialdesCroixdefeu,LesCroixdefeuetbriscards,LesfilsdeCroixdefeuetvolontairesnationaux75CE,30décembre2014,OeuvreFrançaise,req.n°372322

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des associations «participent à la commission d'actes portant une atteinte grave àl'ordrepublicoudontlesactivitésfacilitentcettecommissionouyincitent»nechangestrictementrienaudroitexistantpuisqueuneassociationdontilestétabliqu'ellemènecetyped'activitéstomberaitimmanquablementsousl'empiredes1°,2°et7°del'articleL212-1duCSI.Acetégard,soulignonsquel'édictiond'unemesuresupplémentairedanslecadrel'étatd'urgencealorsmêmequ'unalinéaconcernant lesgroupesappelantauDjihadaffaiblitconsidérablement la crédibilité de l'arsenal anti-terroriste existant, et va contre lesobjectifssupposémentpoursuivisparlegouvernement.En outre, les associations liées aux organisations terroristes pourraient parfaitementêtredissoutes sur le fondementde l'alinéa6, qui ouvre lapossibilitédedissoudre lesassociationsqui«provoqueraientàladiscrimination,àlahaineouàlaviolenceenversune personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leurappartenance oude leurnon-appartenance à une ethnie, unenation, une race ouunereligiondéterminée, soitpropageraientdes idéesou théories tendant à justifier cettediscrimination,cettehaineoucetteviolence».Eneffet,dansl'arrêt«CapoChici»76quiconcernaitlaTribuKa,leConseild'Etataconstaté«qu’ilressortdespiècesdudossierquepar leursdéclarations, leurscommuniquésdepresseet lesmessagesdiffuséssur leursiteinternet,ainsiqueparuneactioncollectiveàcaractèreantisémite,concertéeetorganisée,commise le 28 mai 2006, rue des Rosiers, à Paris, les membres de la « Tribu Ka » ontprovoquéàladiscrimination,àlahaineouàlaviolenceenversdespersonnesàraisondeleurappartenanceàuneraceouunereligiondéterminée,etpropagédesidéesouthéoriesà caractère raciste et antisémite ». En l'occurrence, une association servant de «basearrière»àdesterroristespourraitaisémentêtredissoutesurlefondementdecetypededispositions.Eneffet,lesmessagesfaisantl'apologieduterrorismequipeuventcirculerdans les réseaux des personnes adhérant à ce type d'associations et appelant à lacommissiond'attentatspourraientsansaucundouteconstituerunappel àla«haine»oula«violence»etcomportentgénéralement,quiplusest,desproposantisémites.Enfin, en dernier lieu, il serait également possible de dissoudre des associations qui«participentà lacommissiond'actesportantuneatteintegraveà l'ordrepublicoudontlesactivitésfacilitentcettecommissionouyincitent»surlefondementdu3°del'article212-1duCSI,quiprévoitladissolutiondesassociationsqui«ontpourbut[...]d'attenterparlaforceàlaformerépublicaineduGouvernement».Ontétévalidéessurcefondementlesdissolutionsdesassociationsayantpourbutle«rétablissementdelamonarchie par tous moyens, notamment par l’emploi de la force »77ou encore lesassociations visant qui visent la destruction du régime républicain»78 prêtes le caséchéant à faire usage de la force. Dans ce cadre, une association apportant une aidelogistique au terrorisme, ou faisant l'apologie du terrorisme islamique, pourraitindéniablementêtreconsidéréecommecherchantàattenteràlaformerépublicainedugouvernement, puisque l'instauration d'un califat et de la Charia -revendication de

76CE17nov.2006,n°296214,CapoChichi,Lebon77CE,27novembre1936AssociationsLemouvementsocialdesCroixdefeu,LesCroixdefeuetbriscards,LesfilsdeCroixdefeuetvolontairesnationaux.

78CE,17avril1963,Association«Partinationaliste»,req.n°47.273

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Daech- constitue sans aucun doute une atteinte à la forme républicaine, laïque, dugouvernement.Le décret du 1er mars 2012 de dissolution du groupe islamiqueFosane Alizzaavaitd'ailleurs retenu que ce groupementmettait en cause «le régime démocratique et lesprincipes fondamentaux de la République que sont la laïcité et le respect de la libertéindividuelle»en «appelant à l’instauration du califat et à l’application de la charia enFrance».79Une possibilité étendue de dissoudre des associations ne participantqu'indirectementàlacommissiond'atteintesgravesàl'ordrepublicL'arrêt«Enviederêver»duConseild'Etat,endatedu30juillet201480,asemblérendreplusardue ladissolutiond'associations se contentantd'apporteruneaide logistiqueàdesmilicesprivéesoudesgroupementsarmés.Eneffet,celle-ciaannuléledécretdedissolutiondel'association«enviederêver»aumotifque«lacirconstancequedesmembresoudirigeantsde«TroisièmeVoie»etdes« Jeunessesnationalistesrévolutionnaires » [deux organisations dissoutes]se réunissaient dans le local del’association « Envie de rêver » et participaient aux activités organisées ouaccueilliesparcelle-ciqui,sielless’inscrivaientdansdesthématiquesrelevantpourpartie des idées véhiculées par deux groupements, n’avaient pas ce seul objet, nesaurait suffire, à elle seule, à caractériser une atteinte à l’ordre public». L'on endéduit qu'une association liée en partie à une association légalement dissoute, maisn'ayantpasceseulobjet,nepeutêtredissoute.Toutefois, lalecturedesconclusionsdurapporteurpublicsurcetteaffaire81permetdecomprendre qu'une telle solution est principalement due à un dossier«particulièrementmalétayé»surlepointdesavoirsil'association-quihébergeaitdeuxassociationsd'extrêmedroitedissoutes-participaitàlaprovocationàladiscrimination,à la haine ou à la violence. Surtout, l'arrêt avait retenu que l'association, qui certescomptait desmembresd'uneorganisationdissouteetavaitaccueillicertainesdeleursconférences, avait une activité essentiellement licite, qui consistait à organiser desévènementssurdessujetsdiversbienqueliésauxpréoccupationsdel'extrêmedroite.Or,lerapporteurpublicrappelaiticiqu'unedissolutionauraitétéenvisageable“encasdecoexistence,auseind'unestructureunique,d'uneactivitéilliciteetd'uneactivitélicite,l'interruptiondelasecondepouvantalorsêtreleprixàpayerpourpermettrel'arrêtdelapremièreparunedissolutionnécessairementglobale.”Plus largement,uneentitépeutêtredissouteenraisond’un lienétroitavecuneautreentitéviséeparunedissolution.Dansl'arrêtAssociationsLemouvementsocialdesCroixdefeu,LesCroixdefeuetbriscards,LesfilsdeCroixdefeuetvolontairesnationaux,lejuge avait confirmé la dissolution de l'ensemble des associations «eu égard auxconditionsdanslesquellesellessontorganisées,formentunensembleindivisible»82Le

79JOn°0053du2mars2012,p.401280CE,Association«Enviederêver»etautres,30juillet201481CrepeyE.,«Étendueetlimitesdupouvoirdedissoudrepardécretcertainesassociationsougroupements»,RFDA,2014,p.115882CE,27novembre1936AssociationsLemouvementsocialdesCroixdefeu,LesCroixdefeuetbriscards,LesfilsdeCroixdefeuetvolontairesnationaux

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Conseil d'Etat est sans aucun doute prêt à accepter le principe de la dissolutiond'associations ayant simplement soutenu des associations dissoutes, ce que prévoyaitl’ordonnance n°60-1856 du 22 décembre 1960 que le juge administratif avaitvalidé.83Dans l’arrêtŒuvre française, le juge administratif avait d'ailleurs accepté ladissolution «en bloc» des groupuscules «Oeuvre Française» et «Troisième voie» enraisond'unesimple«étroiteimbricationentrecetteassociationetlesorganisateursdecesévènements»84Ilsuffiraitainsidonc,pourvaliderunedissolutiond'association,dedémontrerqu'unepartiedesonobjetestillicite-ilsuffitàcetégardquel'associationaitd'une manière ou d'une autre contribué au soutien à des activités terroristes- ousimplement que celle-ci entretient des liens avec une association - et à cet égard, lesgroupementsdirectement impliquésdansdesactions terroristesarméespeuvent sansaucundouteêtreconsidéréscommedes«groupesdecombat».Ainsietcontrairementàce que semble prétendre le gouvernement , l'article L212-1 du CSI permet déjà ladissolution «en bloc» de la «nébuleuse» des associations liées au terrorismeinternational,puisque l'organisationenréseaudecelles-ci les rend toutesétroitementimbriquées. Peu importe à cet égard que les individus impliqués dans la préparationd'attaques terroristes aient eu l'habileté de créer des structures juridiques distinctes,n'ayantpaspouractivitéprincipaledecommettredesattentats.A cet égard, la formulationnouvellen'apporte rienaudroit existant, puisqu'a fortiori,desassociationsqui«participentàlacommissiond'actesportantuneatteintegraveàl'ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent.» selivrentnécessairement-mêmesipartiellement-àdesactivitésillicites,ouentretiennentnécessairement des liens avec des groupements ayant vocation à être dissous. Lanouvelle formulationne facilitedoncaucunement la tâche,etn'instituepas,enréalité,de critère plus aisé à remplir que les critères fixés par la jurisprudence.

b. Une marge de manœuvre très large conférée aux autoritésadministrativessouhaitantdissoudreuneassociation

Contrairementàcequ'indiquelegouvernementdanssonétuded'impact,l'articleL.212-1duCSIoffreundéjàunetrèslargemargedemanœuvreauxautoritésadministrativesenmatièrededissolutiond'associations et il n'apparaîtpasque leniveaudu contrôleexercépar le juge administratif sur les décrets dedissolution soit d'une étendue tellequ'il puisse faire réellement obstacle, dans les faits, à l'exécution des décrets dedissolution d'associations. Soulignons en tout premier lieu que le Juge administratif avalidélaconstitutionnalitédudispositif,enconsidérantque«lesdispositionsdel’articleL.212-1CSIneportentpasuneatteinteexcessiveauprincipedelalibertéd’association»85.Contrairementàcequ'indiquelegouvernement,lerisqued'uneannulationd'undécretde dissolution sur le fondement du droit constitutionnel à la liberté d'association estd'embléeextrêmementfaible.Surtout,ilestpossiblederetenirlaqualificationdemiliceprivéequandbienmêmeuneassociationn'auraitpaseffectivementeurecoursàlaforce.LeConseild’Étataeneffet

83CE,Association«Comitéd’ententepourl’Algériefrançaise»,5février1965,n°55641,Rec.7384CE,30décembre2014,OeuvreFrançaise,req.n°37232285CE,30décembre2014,OeuvreFrançaise,req.n°372322

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posétrèstôtposéleprincipe-dansl’arrêtd’AssembléepubliqueSieursdeLassus,Pujo,etRealdelSartedu4avril193686-selonlequelladissolutiond'uneassociationpeutêtreréaliséesur le fondementdu3°de la loide1936mêmeen l’absenced’actesmatérielsd’exécution.L'arrêtrappelait,àproposdel'ActionFrançaise,que«laloinepourraitêtreappliquée que si, pour porter atteinte à la forme républicaine du gouvernement, lesgroupements visés avaient eu effectivement recours à la force, et qu’aucun desditsgroupements,quiseraientd’ailleursdistincts,nerempliraitcettecondition»,etquecelle-ci«prévoitladissolutiondetousgroupementsayantpourbutd’attenterparlaforceàlaformerépublicainedugouvernement,sansqu’ilsoitnécessairequecedesseinaitétésuivid’actesd’exécution».Surtout, si un léger risque juridique demeure quant à l'applicabilité des alinéassusmentionnés au cas d'associations dont seuls certains membres pourraient êtreconsidérés comme liés à des activités terroristes, la faiblesse du contrôle du Conseild'Etat sur les décrets de dissolution permettrait sans nul doute de laisser augouvernement une très large marge de manœuvre. Il suffit pour s'en convaincre deconstater que le Conseil d'Etat n'a procédé qu'à 5 annulations pour plus de 120dissolutions et presque 40 recours contre ces dissolutions, soit moins de 5%d'annulationsdedécretsdedissolutionautotal,cequiestextrêmementfaible.Plus précisément, le juge a laissé une large marge de manœuvre aux autoritésadministrativesquantauchoixdesassociationsdevantfaireounepasfairel'objetd'unedissolutionDanssonarrêtSieurdeLassus,PujoetRealDelSartede193687, leConseild'Etat a en effet écarté le moyen du détournement de pouvoir tiré du fait que legouvernement n'a pas dissous d'autres groupement qui seraient sujets à dissolution,cetteseulecirconstancenedémontrantpaslefaitquelegouvernementait«euunautrebut que la sauvegarde de l'intérêt public».Une solution similaire a été adoptée dansnombred'arrêtsultérieurs.L'obligation de respect du contradictoire ne semble pas non plus de nature à faireobstacleauxdissolutionsdecetyped'associations.Eneffet,sileConseild'Etatapréciséqu'undécretdedissolutionentrebiendanslacatégoriedesactesdevantfairel'objetdelaprocédurecontradictoireprévueà l'article8dudécretdu28novembre1983, cettemêmejuridictionaacceptéqu'ilysoitdérogé«enraisondel'urgenceetdesnécessitésdel'ordrepublic». Ils'agissaitenl'occurrencedegroupesdecombatliésauKurdistanIrakien qui se livraient«à une propagande en faveur d'une organisation terroriste etprovoqu[aient]desactionsviolentes,etenfin[selivraient]surleterritoiredelaFranceàdesagissementsenvuedeprovoquerdesactesterroristesenFranceouàl'étranger»88,soit des agissements très proches de ceux que le gouvernement souhaite aujourd'huisanctionner.Surtout,mêmeenétatdelégaliténormale, lecontrôleduConseild'Etatsurlesdécretsde dissolution n'est pas un contrôle de proportionnalité,mais un contrôle limité à laqualificationmatérielleet juridiquedesfaits.Eneffet, l'alternativeofferteparlaloiestbinaire: une association est ou n'est pas susceptible d'être dissoute, et quand une

86CE,SieursdeLassus,PujoetRealdelSarte,4avril1936,n°52.834,52.835,52.83687CE,SieursdeLassus,PujoetRealdelSarte,4avril1936,n°52.834,52.835,52.83688CE,ComitéduKurdistan,8septembre1995,n°155161et155162.

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association l'est, la seule solutionestprocéderà sadissolutionsansqu'il soitpossibled'ordonnerd'autresmesures.Ilsuffitdoncquelesfaitsénoncésentrentdansl’unedescatégoriesprévuesparlaloipourqueladissolutionpuisseêtreprononcée.Enrevanche,le juge ne vérifie pas si la mesure de dissolution est proportionnée aux risques detroublesconsidérés,ous’iln’existepasdesolutionmoinsattentatoireauxlibertésqueladissolutionpourfairefaceàcestroubles.Cettesolutionaétéconfirméedès1936,etlejugesecontente icidevérifierque lesassociations«présenta[ie]nt» les«caractères»desgroupementsvisésparlaloi89.

8. REMISESD’ARMESLapremièrecaractéristiquedurégimedelaremised’armestelqu’ilfigureàl’article9delaloidu23avril1955estd’êtreimprécis,contrairementaudroitcommunapplicableàlaremised’armes,telqu’ildécouleduCodedelasécuritéintérieure(CSI).Sadeuxièmecaractéristiqueestd’êtrecertainementmoins intéressantque ledispositifclassiquedepolice administrative qui permet d’adjoindre à la remise une saisie des armes etmunitions sans constat d’aucune infraction, pasmême une détention illégale d’armes(Comp.art.11, I, al.5de la loidu23avril1955:«Lorsqu'une infractionest constatée,l'officier de police judiciaire en dresse procès-verbal, procède à toute saisie utile et eninformesansdélaileprocureurdelaRépublique.»).

Ainsi,auxtermesdel’article9delaloidu23avril1955,tellequemodifiéeparla

loi du 20 novembre 2015, leministre de l’intérieur et le préfet «peuvent ordonner laremise des armes et des munitions, détenues ou acquises légalement, relevant descatégories A à C, ainsi que celles soumises à enregistrement relevant de la catégorie D,définiesàl'articleL.311-2ducodedelasécuritéintérieure.Lereprésentantdel'Etatdansledépartementpeutaussi,pourdesmotifsd'ordrepublic,prendreunedécisionindividuellederemised'armes.»Sontdoncviséestouteslescatégoriesd’armes,incluantlesarmesetmunitionsdeguerre.Ladécisionindividuellederemised’armespriseparlepréfetpeutêtrefondéesurdesmotifsd’ordrepublic,sanslienaveclesévénementsayantjustifiéledéclenchementdel’étatd’urgence.Onpeutpenserquecettedécisionpeutêtreprisedejourcommedenuit.Conformémentàl’article9al.2nd,lesarmesremisesdonnentlieuàla délivrance d'un récépissé. Elles sont rendues à leur propriétaire en l'état où ellesétaientlorsdeleurdépôt.Bienqueladuréederemisenesoitpasfixéeparl’article9,ondoitfaireapplicationdel’article14quiprécisequelesmesuresprisesenapplicationdelaprésente loi cessentd'avoir effet enmême tempsqueprend fin l'étatd'urgence. Lerefus de remettre son arme est sanctionné par une peine d’emprisonnement allantjusqu’à6moisetunepeined’amendeplafonnéeà7500eurosd’amende,enapplicationdel’article13al.1erdelaloide1955.L'exécutiond'office,parl'autoritéadministrative,des mesures prescrites peut également être assurée. Enfin, le juge administratif estl’instancecompétentepourconnaîtredescontestationsrelativesàlaremised’armes.

Hors état d’urgence, le code de la sécurité intérieure prévoit à la fois une

procédure de remise et une procédure de dessaisissement d’armes. La procédure de

89CE,27novembre1936AssociationsLemouvementsocialdesCroixdefeu,LesCroixdefeuetbriscards,LesfilsdeCroixdefeuetvolontairesnationaux

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remisepeuts’appliqueràdesarmesdetoutecatégorie,tandisqueledessaisissementnevise que les armes des catégories B, C et D. Le dessaisissement apparaît comme uneformed’anticipationdelaremise;eneffet, l’articleL.312-12al.1erduCSIénoncequelorsquel'intéressénes'estpasdessaisidel'armedansledélaifixéparlereprésentantdel'Etatdansledépartement,celui-ciluiordonnedelaremettre,ainsiquesesmunitions,auxservicesdepoliceoudegendarmerie.

Conformément à l’article L. 312-7 CSI, le représentant de l'Etat dans le

départementpeutordonner,sansformalitépréalableniprocédurecontradictoire,àunepersonnedétentriced’armesetdemunitions,dont l’étatdesantéou lecomportementprésenteundanger gravepour elle-mêmeoupour autrui, de les remettre à l'autoritéadministrative,quellequesoit leurcatégorie.Lechampd’applicationcouvretouteslescatégoriesd’armes.Aucunegarantieparticulièren’estmiseenœuvre.Laseuleconditionportesurlefaitquelapersonne,parsoncomportementousonétatdesanté,présenteundangergravepourelle-mêmeoupourautrui,cequin’estpasexigéparlalégislationsurl’étatd’urgence.Acetteremisevolontaireopéréeparlapersonneoulesmembresdesafamilles’ajouteuneremiseforcée.Eneffet,l’articleL.312-8al.2CSIpréciseque«lecommissairedepoliceoulecommandantdelabrigadedegendarmeriepeutprocéder,surautorisation du juge des libertés et de la détention, à la saisie de l'arme et desmunitionsentre6heureset21heuresaudomiciledudétenteur.»

Laduréedeconservationdesarmesremisesousaisiesautitred’unemesurede

policeadministrativeestlimitéeàuneannée(art.L.312-9CSI).Pendantcettepériode,«lereprésentantdel'Etatdansledépartementdécide,aprèsquelapersonneintéresséeaété mise à même de présenter ses observations, soit la restitution de l'arme et desmunitions,soitlasaisiedéfinitivedecelles-ci.»(art.L.312-9al.2CSI).Lasaisieemporteinterdictiond’acquériroudedétenirdesarmesdetoutecatégorieetdesmunitions(art.L.312-10CSI).

Le dispositif de remise, éventuellement associée à une saisie, est assez aisé à

mettreenœuvre;ilestaussiétenduquecequepermetl’étatd’urgence,sansmettreenplacederéellesgarantiesprocédurales,sauflorsqu’unesaisieestenvisagéeaudomicilede l’intéressé. La seule condition posée par le CSI est relative au comportement ou àl’étatdesantédelapersonnedétentricedesarmesetdesmunitions.

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PARTIEIII-LACONSTITUTIONNALISATIONDEL’ETATD’URGENCE,UNEREFORMENONNECESSAIRE,AURISQUEDES

LIBERTES

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La constitutionnalisation de l’état d’urgence a pu être présentée par ses promoteurscommel’expressiond’unenécessitéjuridique.Cetteaffirmationmérited'êtreinterrogéetant au regard du traitement de ce régime d'exception par la jurisprudenceconstitutionnelle et administrative récente qu'à l'aune de l'objectif que laconstitutionnalisationestsupposéepoursuivreetdeseffetsqu'elleemportera.Siuneconstitutionnalisationdel’étatd’urgenceestacceptabledansl’absolu,cenepeutêtre,d’unpointdevuedémocratique,quedans l’objectifde renforcer lesgarantiesdel’Etat de droit compte tenu des dangers inhérents à ce type de régime d’exception,notammentafind’empêcherqu’ilnepuissedevenirpermanent.Enl'étatduprojetdeloi,laseuleutilitéjuridiquedelaconstitutionnalisationenvisagéepar le gouvernement est révélée par le Conseil d’Etat dans son avis du 11 décembre2015 : permettre l’adoptionpar le législateurpour lespériodesd’état d’urgencede «mesuresrenforcées»davantageattentatoiresauxlibertésfondamentalesetsurtout«deles soumettre exclusivement au contrôle du juge administratif et non à celui du jugejudiciaire»(cons.10).(rq2)Dans le contexte actuel, la constitutionnalisationde l’état d’urgencen’est en réalité ninécessaire (I), ni protectrice puisqu'elle a pour seul "effet utile" de restreindre leslibertés en dehors de tout contrôle satisfaisant, surtout si on la compare à lajurisprudence ayant admis la restriction des libertés au regard des nécessitésorganisationnelles(II.).Lemécanisme,untempsenvisagéparlegouvernementetquipourraitréapparaîtreaucoursdudébatparlementaire,desortie«parpallier»del’étatd’urgencen’estpasnonplusacceptable(III.).

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I. LACONSTITUTIONNALISATIONDEL’ÉTATD’URGENCEN’ESTPASNÉCESSAIRE

L'instauration d'un dispositif d'exception privant les citoyens, au prétexte de lesprotégercontrelerisqueterroriste,decertainesdesgarantieslesplusessentiellesqueprocure unEtat de droit, ne peut que questionner dans une société démocratique. Saconstitutionnalisationestplusproblématiqueencore,quiancredanslaloifondamentaledesdispositionsquinedevraientavoirdroitdecitédansaucuntexte,quelqu'ensoitleniveaudanslahiérarchiedesnormes.Le rôle d’une Constitution n’est en effet pas tant de conférer des compétences ou dedonneruneassisejuridiqueaupouvoirpolitiquequedefixerdesbornesauxtitulairesde ces pouvoirs afin qu’en tout état de cause l’Etat de droit soit constamment etsuffisammentgarantietquelesdérivessoientévitéesouàtoutlemoinspuissentfairel’objetd’unesanctionjuridictionnelleeffective.En outre comme le soulignent nombre de constitutionnalistes, en particulier OlivierBeaud, il n’est pas opportun de réformer la Constitution pendant une période d’étatd’urgence. En ce sens d’ailleurs, l’article 89 de la Constitution prévoit qu’ « aucuneprocédurederévision[constitutionnelle]nepeutêtreengagéeoupoursuivielorsqu'ilestportéatteinteàl'intégritéduterritoire»,signifiantbienqueréformedelaConstitutionetétatdecrisenefontpasbonménage.Maisau-delàdecesobjectionsdeprincipe, lestentativesdejustificationsavancéesparl'exécutif pour promouvoir cette révision constitutionnelle apparaissent au surplusirrecevables : outreque la constitutionnalisationde l'étatd'urgenceest juridiquementsurabondante(1.),elleest,enl’étatdutexteproposé,dangereusepourleslibertés(2.).

1. UNERÉFORMECONSTITUTIONNELLEJURIDIQUEMENTSURABONDANTE

LajurisprudenceduConseilconstitutionneletcelleduConseild'Etatn'ontpascensurélerégimedel'étatd'urgence,aumotifqu'iln'yauraitpasd'incompatibilitédeprincipeentrelaconstitutiondelaVèmeRépubliqueetlaloidu3avril1955,modifiéeendernierlieu par la loi du20novembre2015. Ces jurisprudences sont contestables à biendeségards:d'unepartencequ'ellesadmettentqu'undispositifjuridiqued'exceptionrelèvede la loi ordinaire et, d'autre part, en ce qu'elles reposent sur une interprétationréductrice de la portée de l'article 66 de la Constitution (qui fait du juge judiciaire legardien de la liberté individuelle) ainsi que des droits garantis par laDéclaration desdroitsdel'Hommeetducitoyen.Cesjurisprudencesconstituentnéanmoinsl'étatdudroitetilestutiled'enrappelerleslignes directrices lorsqu'est avancé l'argument de la "nécessité" de laconstitutionnalisationdel'étatd'urgence.Enl'étatactueldudroitpositiflerégimedel'étatd'urgenceestdéfiniparlaloidu3avril1955,modifiéeendernierlieuparlaloidu20novembre2015.

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Sansprocéderàuncontrôle«àdoubledétente»delaconformitédesesdispositionsàlaConstitution de la loi de prorogation déférée en 1985 dans la mesure où celle-ci nemodifiait,necomplétaitnin’affectaitledomainedelaloide1955(cons.10),leConseilconstitutionnelanéanmoinsadmisquelesilencedelaConstitutionn'interdisaitpasaulégislateur ordinaire d'instaurer un tel régime d'état d'urgence sur le fondement del’article 34 de la Constitution. Il a en effet estimé qu’en inscrivant l’état de siège, régijusque-làparlaseuleloidu9août1849,àl’article36delaConstitution,leConstituantde 1958 n’avait pas souhaité pour autant « exclure la possibilité pour le législateur deprévoir un régime d'état d'urgence pour concilier […] les exigences de la liberté et lasauvegardedel'ordrepublic»(décisionn°85-187DCdu25janvier1985,loirelativeàl'étatd'urgenceenNouvelleCalédonieetdépendances,cons.3).Ainsil’entréeenvigueurde laConstitutionde laVèRépubliquen'apaseupoureffetd'abroger la loidu3avril1955 relativeà l'étatd'urgence.Cette loi ad’ailleurs étémodifiée àplusieurs reprisesdepuis 1958 soit par ordonnance sur le fondement d’une loi référendaire oud’habilitation,soitparlebiaisd’ordonnancesdel’article16ou,plusrécemment,paruneloiordinaire.Lesloisdeprorogationnemodifiantpaslaloide1955nesontquedesloisd’applicationd’uneloi.En novembre 2005, le juge des référés du Conseil d’Etat avait rappelé qu’il n'y a pasentrelerégimedel'étatd'urgenceissudelaloidu3avril1955etlaConstitutiondu4octobre1958«uneincompatibilitédeprincipequiconduiraitàregardercetteloicommeayant été abrogée par le texte constitutionnel ». En effet, selon son analyse, laconsécration du régimede l'état de siège sur le plan constitutionnel aussi bien par lesecond alinéa ajouté à l'article 7 de la Constitution du 27 octobre 1946 par la loiconstitutionnelle du 7 décembre 1954 que par l'article 36 de la Constitution du 4octobre 1958 ne fait pas « obstacle à ce que le législateur, institue, dans le cadre descompétences qui lui sont constitutionnellement dévolues, un régime de pouvoirsexceptionnelsdistinctduprécédentreposant,noncommec'est lecaspour l'étatde siègesur un accroissement des pouvoirs de l'autorité militaire » (CE, réf., 21 nov. 2005, n°287217).Danssarécentedécisionrenduesurquestionprioritairecontestantlaconstitutionnalitédes assignations à résidence régies par l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 dans sarédactionrésultantdelaloidu20novembre2015,leConseilconstitutionnelarappeléque laConstitution «n'exclut pas la possibilité pour le législateurdeprévoir un régimed'étatd'urgence»etqu’il lui«appartient,danscecadre,d'assurer laconciliationentre,d'unepart,lapréventiondesatteintesàl'ordrepublicet,d'autrepart,lerespectdesdroitsetlibertésreconnusàtousceuxquirésidentsurleterritoiredelaRépublique»(Décisionn°2015-527QPCdu22décembre2015,M.CédricD.[Assignationsàrésidencedanslecadredel'étatd'urgence],cons.8).Cetteanalysejuridiquedémontrequelaconstitutionnalisationn'étaitpasjuridiquementnécessaire puisque le régime de l'état d'urgence n'a nullement été ébranlé par lajurisprudencemalgrélesrecoursinitiéspourencontesterlanature.Ilestmêmeétonnant-etcontestable-queleprincipedehiérarchiedesnormesn'aitpasimposé qu'un régime d'exception soit organisé par la Constitutionmais, sur ce pointencore,lajurisprudenceaclairementtranché.

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Ainsi, elleaadmisqu’une loiordinairepuisse,àelle-seule,habiliter le législateurànepas appliquer la légalité ordinaire et avoir un impact sur les règles classiques derépartitiondescompétencesentrelesautoritésadministrativesetjudiciaires.LeConseild’Etat le rappelled’ailleursdanssesavisdu17novembre2015sur leprojetde loideprorogation (cons. 5) et du 11 décembre 2015 sur le projet de loi constitutionnelle(cons. 9). Du reste le juge administratif suprême a admis de longue date que descirconstancesexceptionnelles,notammentdespériodesdecriseoudeguerre,justifientuneextensiondespouvoirsdes autorités civiles, enparticulierdespouvoirsdepoliceadministrativegénérale,afinnotammentd’assurerlacontinuitédel’Etatetdesservicespublics,ycompriss’ils’agitdenepasappliquerdesgarantiesprévuesparuneloi(CE,28juin1918,Heyriès)oudeporteratteinteàdes libertéspubliques(CE,28 février1919,DamesDoletLaurent).Ainsi la constitutionnalisation annoncéen'apparaît doncnécessaire, du strict point devue de l'ordonnancement juridique, ni en termes de hiérarchie des normes ni pourassurerleurmiseencohérence.Seule la volonté de conférer une stabilité à un régimed'exception en y apportant deslimitationsgénéralesauraitpuconstituerunmotiflégitimedeconstitutionnalisation.Or,la volontégouvernementale est strictement inverse : il s'agit eneffetd'introduireunebaseconstitutionnelleàdefuturesdispositionsplusattentatoiresauxlibertésquecellesdéjà contenues dans le régime issu de la loi du 20 novembre 2015. Il est dès lorsindispensable de procéder à l'examen du contenu du projet de loi qui, selon notreanalyse,recèlebiendesdangerspourlagarantiedeslibertésfondamentales.2. UNERÉFORMECONSTITUTIONNELLEQUIN’ESTPASSANSDANGERPOURLAGARANTIEDESLIBERTÉSFONDAMENTALES

L'article1erduprojetdeloiconstitutionnelledispose:Aprèsl’article36delaConstitution,ilestinséréunarticle36-1ainsirédigé:«Art. 36-1. –L’étatd’urgence est déclaré en conseil desministres, sur toutoupartieduterritoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves àl’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, lecaractèredecalamitépublique.«Laloifixelesmesuresdepoliceadministrativequelesautoritéscivilespeuventprendrepourprévenircepériloufairefaceàcesévénements.«Laprorogationdel’étatd’urgenceau-delàdedouzejoursnepeutêtreautoriséequeparlaloi.Celle-cienfixeladurée.»On relèvera que les alinéas 1 et 3 de ces dispositions reproduisent quasi-fidèlementcellesquisontactuellementcontenuesauxarticles1à3delaloidu3avril1955relativeàl'étatd'urgence:ellesprocèdentenquelquesorteàuneconstitutionnalisation«àdroit

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constant»d’uneloiqui,aumomentdesonadoption,étaituneloidecirconstancesliéeàlaguerred’Algérie90.L'alinéa 2, en revanche, s'écarte nettement du dispositif législatif actuel : il recèle leseffetslesplusnéfastesetcorrosifsdelaconstitutionnalisation.

a. La constitutionnalisation « à droit constant » de motifs dedéclenchementdel'étatd'urgenceflousetcontingents:lesalinéas1et3.

Si la loi constitutionnelle est adoptée par les deux chambres et en Congrès dans lestermesdeceprojet,lesdispositionssuivantes,quisontactuellementduniveaudelaloi,ne pourraient donc êtremodifiées, à l'avenir, que par la voie d'une nouvelle révisionconstitutionnelle:-Ladéterminationdel'autoritéhabilitéeàdéclarerl'étatd'urgence;-Lechampd'applicationterritorialdel'étatd'urgence;-Lescirconstancesjustifiantladéclarationdel'étatd'urgence;-Lesmodalitésdeprorogationdel'étatd'urgenceau-delàdedouzejours;LastabilitéconféréeàcesdispositionsparleurinscriptiondanslaConstitutionconstituelapremièrejustificationavancéeparlegouvernementdansl’exposédesmotifsduprojetde loi constitutionnelle, selon lequel elle «donne la garantie la plus haute que, sous lechocdecirconstances,laloiordinairenepourrapasétendrelesconditionsd’ouverturedel’étatd’urgence».L'immuabilité des dispositions constitutionnalisées ne pourrait toutefois être saluéecommeunprogrèsquesi,par leurcontenu,elles s'avéraient réellementgarantesd'unencadrementstrictdespouvoirsconférésà l'exécutif.Teln'estprécisémentpas lecas,lesdispositionsencauses'avérantaucontraireparticulièrementpeugarantistes:-ladéclarationdel'étatd'urgencerevientàl'exécutifetproduitseseffetspendantdouzejours avant que le Parlement puisse vérifier que les circonstances invoquées lajustifiaientréellement.- la détermination de l'étendue du champ d'application territorial de l'état d'urgencen'estsoumiseàaucuncritèreobjectifétablissantunecorrélationexpresseaveclanaturedupériloudesévénementsinvoqués;-enfinsurtout,ladéfinitiondescirconstancesjustifiantladéclarationdel'étatd'urgence(« péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou « événementsprésentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ») resteparticulièrement vague et laisse ainsi la porte ouverte à des interprétationsextrêmementdiversesetlaxistes.

90 V. « Comment l'état d'urgence est né en 1955 », France culture, 14 novembre 2015 ; François St Bonnet, L’étatd’exception, PUF, « Léviathan », 2001 ; Sylvie Thénault, « L'état d'urgence (1955-2005). De l'Algérie coloniale à laFrance contemporaine : destin d'une loi. », Le Mouvement Social 1/2007 (no 218), p. 63-78.; URL :www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2007-1-page-63.htm. V. aussi Arlette Heymann-Doat, Les libertéspubliquesetlaguerred'Algérie,Thèse,LGDJ1972.

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Lapérennisationdedispositionsquilaissentdetellesmargesdemanœuvreaupouvoirexécutif ne peut donc être regardée comme organisant un encadrement suffisant desdérogations à l'Etat de droit qu'elles consacrent ni, surtout, comme suffisamment etétroitementjustifiéeparlespérilsquiimposeraientcesdérogations.Etced’autantplusque le projet de loi constitutionnelle n’organise aucun contrôle juridictionnel sur ledéclenchementdel’étatd’urgence.

b. L’absenced’organisationd’uncontrôle juridictionnel spécifiqueetautomatiquesurledéclenchementdel’étatd’urgence

Le laxisme du projet de loi constitutionnelle est d'autant moins acceptable qu'iln'organiseaucuncontrôlejuridictionnelspécifiqueetautomatiquedesconditionsdeladéclaration d'urgence et notamment de l'adéquation entre les circonstances qui lamotiventaveccellesquienautorisentledéclenchement.Certeslejugeadministratifpeutêtresaisiàbrefdélaidanslecadred’unréféré-libertéoususpension.Maislecontrôlequ'ilexercesurcedéclenchementestparticulièrementinsuffisant, comme le révèle la décision rendue par le juge des référés en novembre2005.Iln’exerce,enl’étatdelajurisprudenceduConseild’Etat,qu’uncontrôlerestreintde l’erreurmanifested’appréciation compte tenudu«pouvoird'appréciationétendu »du Président de la République lorsqu'il décide, en conseil des ministres, de déclarerl'étatd'urgenceetd'endéfinirlechampd'applicationterritorial(CE,réf.,14nov.2005,Rolin,n°286835).Onnesauraitd’autantmoinssesatisfairedelafaiblessedececontrôlequi n’examine ni la nécessité ni la proportionnalité de la mesure, notammentl’adéquationentrelescirconstancesayantprovoquéladéclarationdel’étatd’urgenceetlesmoyensemployés,quelejugeduPalaisRoyalaestiméd’unemanièrelargequelaloide1955a«pourobjetdepermettreauxpouvoirspublicsdefairefaceàdessituationsdecrise ou de danger exceptionnel et imminent qui constituent une menace pour la vieorganiséedelacommunauténationale»(ibid.).Ainsi, de simples émeutes urbaines qui avaient été canalisées au moment de lapromulgation de l’état d’urgence ont pu justifier sa promulgation sur la quasi-totalitédes grandes villes de la France métropolitaine. Il n’est pas manifestementdisproportionné « eu égard à l'aggravation continue depuis le 27 octobre 2005 desviolences urbaines, à leur propagation sur une partie importante du territoire et à lagravitédesatteintesportéesàlasécuritépublique»(ibid.)Peuimportequeladéclarationde l'étatd'urgencen'étaitpasnécessairesur l'ensembledu territoiremétropolitainouque lapratique suiviedepuis l'adoptionde la loide1955conduit à limiter lamiseenœuvredel'étatd'urgenceàdessituationsdeguerrecivileoudetentativedecoupd'Etat.Peu importe que l'autorité de police n'ait pas épuisé tous les autres moyens à sadispositionenviolationdeprincipedeproportionnalité.Peuimporteaussiquel’article15 de la CEDH limite les dérogations à la CEDH en cas d’état d’urgence aux cas « deguerre ou […] d’autre danger public menaçant la vie de la nation », compte tenunotamment des réserves faites par la France sur cette disposition au moment de laratification de la convention en 1974. En outre passé les douze jours le décret depromulgation n’est pas contestable devant le juge administratif car le Conseil d’Etatestimequ’ilestratifiéparlaloideprorogation(CEAss.,24mars2006,RolinetBoisvert,n°s286834et278218).

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c. L'insuffisanceducontrôledujugeadministratifsurlesmesuresdepoliceadministrativesprisesdanslecadredel'étatd'urgence

Au surplus, le renvoi par le futur article 36-1 aux mesures de police administrativeprendlaformed’uneinvitationfaiteaujugeadministratifderéaliserlecontrôleleplusexiguquisoit.Dansunpremiertemps,illégitimeconstitutionnellementlaloiquiprescritdesmesuresdepoliceadministrative.Or,d’unepart, le jugeadministratif confine son contrôleà lavérification d’une illégalité manifeste lorsqu’il est question d’une mesure de policeadministrative qui laisse à l’autorité administrative le choix de la décider ou non (TAVersailles,6déc.1995,n°935282,Chambresyndicalefrançaisedel'affichagec.CommunedeChâtou;CE,3fév.1975,Ministredel’Intérieurc.Pardov,n°94108;CE,19juin2002,n°221500,221506,221589).D’autrepart,enapplicationdelathéoriedelaloi-écran,lejugeadministratifs’estimeincompétentpoureffectueruncontrôledeconstitutionnalitélorsqu’un acte administratif est pris sur le fondement d’une loi (CE, 6 nov. 1936,Arrighi,n°41221). Bien que le Conseil d’Etat ait récemment réaffirmé sa compétencenaturellequantaucontrôledesmesuresdepoliceadministrativemêmeprévuesparuneloiordinaire(CE,avissurleprojetdeloiconstitutionnelledeprotectiondelaNation,11déc.2015,§11),cerappelnepeuteffacerl’enracinementjurisprudentieldelathéoriedela loi-écran associé au contrôle restreint des mesures de police administrativeconstammentréitéréparlejugeadministratif.Larestrictionducontrôledujugetrouvealorsundoublefondement,à la foisparcequel’article36-1faitdesmesuresdepoliceadministrativel’hypothèseexclusivementenvisagéedanslecadredel’étatd’urgence–àdéfautd’uneréférenceauxmesures judiciaires–,etensuiteparcequ’il faitde l’originelégislatived’unemesuredepoliceadministrativeleprincipe.Cettehypothèseexclusiveet ce principe seront hissés au niveau constitutionnel. Autrement dit, ce doublefondement à l’amoindrissement du contrôle du juge administratif serait explicitementpermisparlaConstitution.Dans un second temps, l’article 36-1 place le juge administratif sous une pressionparalysante. C’est la conséquence du premier temps : le juge prête une attention trèsparticulièreàlasourcedesactesadministratifs.Lorsqu’unacteadministratifestprissurlefondementd’uneloiordinairemettantenœuvreunedispositionconstitutionnelle,laloi et l’acte administratif qui l’applique sont autorisés à violer une conventioninternationale (CE, 30 oct. 1998, Sarran et Levacher, n° 200286 200287). Le créditqu’accordeleConseild’Etatàl’origineconstitutionnelledirectedelaloietindirectedel’acteadministratifestalorsdécisifdanslapositiondujugeadministratif.L’article36-1neproposeriend’autrequedecnsacrercettesituation:lejugeadministratifestmisfaceà un acte administratif dont l’origine indirecte n’est autre que la norme suprême. Euégardaupoidsque ce jugeaccordeàune loi légitiméepar laConstitution, loiqu’ilnepeut pas contrôler, la marge d’appréciation du juge est réduite : pour pratiquer uncontrôleeffectifdesmesuresdepoliceadministrative,ildevrafeindred’avoiroubliéquelaConstitutionest lanormequi conditionne lavaliditéde toutes lesautres,dont cellequ’ilaàcontrôler,etpasseroutrelahiérarchiedesnormes.

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L’ampleurdel’influencedelanormedontestissuunacteadministratifad’ailleursdéjàfait ses preuves durant l’état d’urgence en vigueur depuis le 14 novembre 2015. Del’aveu des juges administratifs eux-mêmes, « notre tâche devrait être de veiller à laproportionnalitédecesmesures.Mais(...)lejugeadministratifn'est(...)legarantdel'Etatde droit que pour autant que les lois l'y autorisent. Lorsque la loi (...) instaure un étatd'exception dont la nature est d'éclipser des pans entiers de l'ordre constitutionnel etpermetdedérogerànosprincipauxengagements internationaux (...), lepouvoirdu jugeest limité » (« Etat d'urgence : des juges administratifs appellent à la prudence »,Mediapart,29déc.2015).Ainsi,c’estbienlefaitquel’étatd’urgencesoitprévuparuneloi,etquecetteloiconsacrelesmesuresdepoliceadministrativequilimitelecontrôledu juge administratif sur ces dernières. Les décisions jusqu’à présent rendues enmatièred’étatd’urgenceleconfirment:denombreuxtribunauxadministratifssaisisenréféré-libertésurlefondementdel’articleL.521-2duCodedejusticeadministrativesecontententdecontrôlerl’illégalitémanifested’unactepour,finalement,endéduirequel’acten’estpasmanifestementillégalouneportepasuneatteinte«grave»auxlibertésfondamentales (TA Nantes, 10 nov. 2015, n° 15010153 ; TA Cergy-Pontoise, 25 nov.2015 ; TAMelun, 3 déc. 2015, n° 1509659 ; TANice, 8 déc. 2015). Et lorsque le jugeadministratif a le courage de suspendre une assignation à résidence, il la suspendégalementàl’issued’uncontrôledel’erreurmanifested’appréciation(TANice,18déc.2015). Pour apprécier l’urgence qui conditionne la compétence du référé-liberté, ilvérifie l’ « imminence » de cette urgence, terme qui ne figure pas au nombre desconditions de saisine du référé-liberté prévues à l’article L. 521-2 du Code de justiceadministrative(TA,Cergy,28nov.2015;TAMelun,8déc.2015,n°1509962).Quandilne se réfère pas à l'imminence, son contrôle ne semble pas pour autant celui d'uneurgence classique.Ainsi a-t-il pu jugerque l’assignation à résidencen’estpas, en elle-même, constitutive d’une situation d’urgence (TA Cergy-Pontoise, 3 déc. 2015, n°1510467). Il est même arrivé que le juge du référé-liberté s'en tienne au "contextemarqué par un risque particulièrement élevé d'attentats de grande ampleur visant lapopulation français" pour en déduire qu'il n'existe pas d'"illégalité manifeste" (TANantes,10nov.2015,n°15010153).Le contrôle réalisé par le juge administratif vis-à-vis de mesures de policeadministrativesissuesdelalois’avèreextrêmementréduit,voirequasi-inexistant.Qu’enserait-ilsicesmesuresétaientissuesdelaConstitution?Lalégitimitéconstitutionnelleainsiconféréeàdetellesmesuresleurfontbénéficierd’unesortede«présomptiondeconstitutionnalité » dont le juge peinera, même avec toute la volonté qu’on peut luireconnaître, à se démarquer de sa jurisprudence constante Sarran et Levacher, de sathéorie continuelle relativeà la loi-écran,de soncontrôle traditionneldesmesuresdepoliceadministrativeouencore,plusspectaculairement,delahiérarchiedesnormes.Rappelons que l’absence de référence constitutionnelle aux mesures de policeadministrative n’empêcherait absolument pas une loi prorogeant l’état d’urgenced’inscriredetellesmesures.Dèslors,unetelleréférenceestexcédentaire,encequ’ellenepeutavoirpoureffetqued’obligerlejugeadministratifàcomposeravecdesmesuresdepoliceadministrativeréputéesconformesàlaConstitution,carlégitiméesparelle,etàcontrecarreruncontrôledeproportionnalitéquepourraiteffectuerlejuged’unetellemesureparrapportaurespectdesdroitsdel’Homme.L'introductiondecetarticle36-1dans la constitution ne présente donc aucun intérêt en soi, alors même qu'il porteatteinteàl’Etatdedroitetaurespectdeslibertésetdroitsfondamentaux.

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d. Un état d’urgence constitutionnel non limité dans le temps, au

risquedel’étatd’urgencepermanent

Unedivergencenotableentrelaloide1955etleprojetdeloiconstitutionnelledoitêtrerelevée : alors qu'aux termes de l’article 3 de la loi de 1955 la loi prorogeant l'étatd'urgence en fixe la durée « définitive » au-delà de douze jours, le projet de loiconstitutionnelleprévoitseulementqu'elle«enfixeladurée»sansautreprécision.Onendéduiraqu'alorsquelaloiactuellenepermetenprincipeaulégislateurdeprorogerqu'uneseulefoisl'étatd'urgence91,leprojetdeloiluipermetdelefaireplusieursfoisetsans limitation de durée, ne plaçant ainsi aucun obstacle à l'instauration d'un étatd'urgencepermanent…Audemeurant leprojetde loine conditionnepas explicitement cetteprorogationà lapersistancedescirconstancesquiontmotivéladéclarationdel'étatd'urgenceinitialedetelle sortequedes lois deprorogation successivespourraientnon seulement installerdurablementl'étatd'urgencemaisencorelefairemêmeenl'absencede«périlimminent»résultantd’atteintesgravesà l’ordrepublic,oud’événementsprésentant,par leurnatureetleurgravité,lecaractèredecalamitépublique.L'étatd'urgenceainsiconstitutionnalisédansdestermestirésdelaloide1955apparaîtdonc très insuffisamment encadré tant quant aux circonstances qui le justifieront quequantàsonchampd'applicationgéographiqueettemporel.Iln’yapaslieu,selonnotreanalyse,defixerdedélaimaximumàl’étatd’urgencedanslaloi constitutionnelle. En effet si la Constitution fixait un terme définitif il serait d’unepartcompliquédedétermineraprioriqueltermedevraitêtreretenu(3,6,12,18mois?)etcealorsmêmequecetermeesttrèsdépendantdescirconstancesayantjustifiéledéclenchement de l’état d’urgence et d’autre part le législateur serait tenté d’utilisersystématiquement le délai maximum autorisé pour se prémunir de tout risque den’avoirpasanticipélerisque.Le projet de loi est bien plus inquiétant, encore, quant à la détermination et àl'encadrementdespouvoirsdontl'exécutifpourrausersouscouvertdel'étatd'urgence.Lestermesdans lesquels l'alinéa2decetarticle1erduprojetde loirenvoientà la loiordinairesurcepointluiassurenteneffetunequasiimpunité.

91 Dans la pratique cette disposition n’a guère été respectée dans la mesure où le Général de Gaulle a prorogéplusieursfoisl’étatd’urgencesurdesfondementsdivers(v.FrédéricRolin,«L’étatd’urgence»,in:BertrandMathieu(dir.),1958-2008Cinquantièmeanniversairede laConstitution française,Dalloz,2008,pp.611-619).Celaconfirmequ’un mécanisme de loi d’application d’une loi est une absurdité du point de vue de la protection des libertésfondamentales dans lamesure où la loi de prorogation peut toujours venir amender la loi initiale et donc ne pasappliquer lesconditionsqu’elle fixe.Laconstitutionnalisationet lerenvoiàune loiorganiqueserait,decepointdevue,unprogrèspuisquelelégislateurordinairenepourraitpluschangerlarègledujeuencoursd’étatd’urgence.

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e. Laconstitutionnalisation«parrenvoiàlaloiordinaire»:l'alinéa2.

Innovant par rapport aux dispositions de la loi de 1955 sur ce point, le projet de loiconstitutionnelle renvoie à la loi ordinaire le soin de fixer « les mesures de policeadministrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir [le] péril ou faireface[aux]événements»ayantjustifiéladéclarationdel'étatd'urgence.Onnoterad'abordque lechoixderenvoyeràune loiordinaireparpréférenceà la loiorganique prive a priori le dispositif des garanties que le recours à cette dernièreprocure:unexamenparlementairesur15joursaumoins-niexpéditif,donc,nipervertipar l'émotion de l'instant - unemajorité absolue à l'Assemblée nationale en dernièrelectureetunexamendeconstitutionnalitéimposéavantsapromulgation.Autrementdit,aveclerenvoiàuneloiorganiqueilseraitbienpluscompliquépourunGouvernementdechangerlarègledujeudel’étatd’urgence–etdel’Etatdedroit–encoursderoute.On rétorquera peut-être, sur ce dernier point, que même à défaut de saisineparlementaireduConseilconstitutionnel,lecontrôlepeutdepuis2010êtreopéréparlebiais de QPC susceptibles d'être déposées dans le cadre des contentieux auxquelsdonneront lieu les mesures (individuelles ou réglementaires) mises en œuvre parapplicationdelaloi.Ceseraitméconnaîtrel'importancecapitaled'uncontrôleapriorietintégral du texte, par opposition au contrôlea posteriori et ponctuel qu'ouvre laQPC,s'agissantdel'usagedepouvoirsdepoliceexorbitantssusceptiblesd'êtreexercésdansdesdélaisquipriventdetouteportéepratiqueuneéventuelleannulationultérieuredeleurfondementtextuel.Il faut par ailleurs s'interroger sur la portée – au regard des effets normalementattendus de la constitutionnalisation - d'une disposition dont l'unique objet est derenvoyerau législateur le soindedéfinir les«mesuresdepoliceadministrative »dontl'étatd'urgencepermettralamiseenœuvre.End'autrestermes,cettedispositionlaisse-t-elle intact le contrôle de constitutionnalité de la loi à venir ou cette « délégation depouvoirs»expressémentaccordéeaulégislateurparlaloiconstitutionnellelimite-t-elleparavancececontrôledeconstitutionnalité,aupointmême,lecaséchéant,d'immuniserparavancelaloicontretoutrisqued'inconstitutionnalité?En faveur de la première hypothèse on pourrait retenir l'analyse du politiste BastienFrançois,quiécrivait:«Cen’estpasparcequelaConstitutionfixeuncadrequelesloisquilemettentenœuvrenedoiventpasêtreconformesàl’ensembledesdroitsfondamentauxgarantisparlaConstitution.Laloide1955modifiée,outouteloiprisesurlefondementdufutur article 36-1, pourra être contestée devant le Conseil constitutionnel. Le premierministrealui-mêmereconnulafragilitéconstitutionnelledecertainesdispositionsdelaloide1955.Cetterévisionconstitutionnellen’ychangerarien.»92.PourtanttoutindiqueaucontrairequecerenvoiàlaloiemportebiencequeleConseild’État appelle, dans sonavis sur leprojetde loi constitutionnelle, un«effet utile » endonnant«unfondementincontestableauxmesuresdepoliceadministrativesprisesparlesautoritéscivilespendantl'étatd'urgence».Sansallerjusqu'àimaginerqu'enl'étatdece«fondementincontestable»toutcontrôledeconstitutionnalitédelaloiàvenirseraitpar

92 B.François,Laséparationdespouvoirsestmiseàmal,LeMonde,21décembre2015.

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avanceetparprincipevouéàl'échec,ilsemblebienqu'ilauraitàtoutlemoinspoureffetd'enlimiterl'étendueetl'intensité.

II. «L’EFFETUTILE»DELARÉFORME:PRIVILÉGIERLES«NÉCESSITÉSOPÉRATIONNELLES»ÀLAPROTECTIONDESLIBERTÉS.

Cetteidéed’«effetutile»delaréformeconstitutionnelleconstituelecœuret laseulevraie justification juridique de ce que le gouvernement attend de son projet de loiconstitutionnelle.Elleestd’autantplusinquiétantequ’elledoitêtrecorréléeavecl’idéevalidéepar leConseild’Etatet leConseil constitutionneldans leurs jurisprudencesdenécessités«opérationnelles»93justifiant,àreboursdel’arrêtBenjamindu19mai1933,la restriction des libertés par des mesures de police administrative dès lors que lesforcesdepolice seraient susceptiblesd'êtremobiliséspar la préventionde troubles àl'ordrepublicetdoncentravésdansleuractioncontrelepérilviséparl'étatd'urgence.1. «L’EFFET UTILE» DE LA RÉFORME CONSTITUTIONNELLE: UNEVALIDATIONAPRIORIDESMESURESDEPOLICEADMINISTRATIVESEMPIÉTANTSURL’OFFICEDUJUGEJUDICIAIRE

a. Un exposé des motifs qui dit les non-dits du projet de loiconstitutionnelle

Auxtermesdel’exposédesmotifs,leGouvernementinsistelourdementsurlanécessitéde conférer un fondement constitutionnel à desmesures de police administrative quiviendronts'ajouteràcellesquepermetdéjàlaloidu3avril1955,tellequemodifiéeparlaloidu20novembre2015quienapourtant«actualisé»l'économieselonsesproprestermes. Il indique tout d'abord que « faute de fondement constitutionnel, cetteactualisation est restée partielle », ajoutant : «Un tel fondement est en effet nécessairepour moderniser ce régime dans des conditions telles que les forces de police et degendarmerie puissent mettre en œuvre, sous le contrôle du juge, les moyens propres àluttercontrelesmenacesderadicalisationviolenteetdeterrorisme».Puis,revenantànouveausurleslimitesauxquellesils'estheurtédansl'actualisationdesdispositionsdelaloide1955auxquellesilsouhaitaitprocéderparlebiaisdelaloidu20novembre2015,ilsouligneencoreque«lesmesuresquecetteloi,mêmemodifiée,permetdeprendrepourfairefaceàdescirconstancesexceptionnellessont limitéespar l’absencedefondementconstitutionneldel’étatd’urgence.Lenouvelarticle36-1delaConstitutiondonne ainsi une base constitutionnelle à des mesures qui pourront, si le Parlement ledécide,êtreintroduitesdanslaloin°55-385du3avril1955.»

93 Concl.X.DominosurCE,Sect.,11décembre2015,JoëlD.eta.,n°394989.

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Enfin, la volonté de surmonter les obstacles constitutionnels que rencontreraientactuellement les mesures de police administrative que le gouvernement souhaitepouvoir, à l'avenir, mettre en œuvre dans le cadre de l'état d'urgence transparaîtclairement dans l'énumération des mesures qu'il se propose d'introduire dans laprochaine loi : « Les mesures administratives susceptibles d’accroître l’efficacité dudispositifmis en place pour faire face au péril et aux événements ayant conduit à l’étatd’urgencesontvariées:– contrôle d’identité sans nécessité de justifier de circonstances particulièresétablissant lerisqued’atteinteà l’ordrepubliccomme l’exigeen tempsnormal leConseilconstitutionnel(n°93-323DCdu5août1993)et,lecaséchéant,visitedesvéhicules,avecouverturedescoffres;– retenue administrative, sans autorisation préalable, de la personneprésentedansledomicileoulelieufaisantl’objetd’uneperquisitionadministrative;–saisieadministratived’objetsetd’ordinateursdurantlesperquisitionsadministratives...».LeConseild’Étatluidonneaudemeurantraisonenprécisantàsontour,danssonavissusvisé, que le projet de loi de constitutionnalisation de l'état d'urgence « permet aulégislateurdeprévoirdesmesuresrenforcéestellesquelecontrôled'identitésansnécessitéde justifier de circonstances particulières établissant un risque d'atteinte imminente àl'ordrepublicoulavisitedesvéhiculesavecouverturedescoffres».Ainsisontclairementexposés:-lanonconstitutionnalité,enl'étatactueldelajurisprudenceduConseilconstitutionnel,desmesuresqu'ilestenvisagéd'introduiredanslaloiordinaireàlaquelleilestrenvoyé;- lavolontédesurmontercetobstacleconstitutionnelquiestaucœurduprojetde loideconstitutionnalisation;- l'analyse selon laquelle les termes du projet de loi sont bien de nature à lever cetobstacle,autrementdit,sinonàneutralisertotalementlecontrôledeconstitutionnalitédelaloiàlaquelleilestrenvoyé,dumoinsàenassurerparavanceuncontrôleallégéet«bienveillant».En renvoyant à la loi la détermination des «mesures de police administrative » quipourront être mises en œuvre, le projet de loi en annonce, en creux, le caractèreconstitutionnellement régressif. Cette disposition confère aussi et surtout un labelconstitutionnel à la notion de « mesures de police administrative », dont la portéeapparaîtparticulièrementinquiétante.

b. Un label constitutionnel à la notion contingente de « mesures depoliceadministrative»

Lecontrasteestfort,eneffet,entreleniveauhiérarchiquedelanormequiconsacreces«mesures»etl'indéterminationdeleurcontenu.Ainsilelégislateurordinairesevoit-ilreconnaître une totale latitude dans la détermination de celles qui pourraient êtrenécessairespour faire face auxpérils imminents ou aux calamitéspubliques justifiantl'étatd'urgence.Or,lechampcouvertparcesmesuresdepoliceadministrativeapparaîtextrêmementvaste.Ill'esttoutd'abordauregardducritère–préserverl'ordrepublicetprévenirlesinfractions-quipermetdelesdistinguerdesmesuresdepolicejudiciaire.

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Mais il l'est a fortiori compte tenudes termesdans lesquels le conseil constitutionneltracelafrontièreentrelesdeuxtypesdemesures.PourleConseild’Etatlacompétenceexclusivedujugeadministratifsurcesmesuresesttellement évidente qu’il a suggéré dans son avis du 11 décembre 2015auGouvernementdesupprimerlesmots«souslecontrôledujugeadministratif»quifiguraientdansl’avant-projetdeloiconstitutionnellecarilsluiparaissaient«inutiles»,pournepasdiresuperfétatoires,«s’agissantdemesuresdepoliceadministrativeplacéesnaturellementsouslecontrôledujugeadministratif»(cons.11).LeConseilconstitutionnelneluiapasdonnétort .Ilaeneffetjugéquel’assignationàrésidenceprisedanslecadredel’étatd’urgencefondéessurl’article6delaloide1955modifiéerelèvede laseulepoliceadministrativeetquinepeutdoncavoird'autrebutquedepréserver l'ordrepublicetdeprévenir les infractions».Maniant ladistinctionentremesuresrestrictivesdelibertéetmesuresprivativesdelibertéausensdel'article66delaConstitution,leConseilfournituneillustrationfrappanteducaractèrelimitatifde la définition qu'il retient des privations de liberté – et, partant, de la portioncongrue qu'il entend laisser au contrôle du juge judiciaire - dans les décisions parlesquellesilastatuésurlesQPCdontilaétésaisidanslecadredesrecoursforméspardespersonnesviséespardesmesuresd'assignationàrésidence.Ilapuconsidérer,eneffet,qu'uneassignationàrésidenceassortied'uneastreinteàdomicileallant jusqu'àdouzeheuresparjournerelevaitquedesrestrictionsàlalibertéd'alleretveniretnonde sa privation (décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D.[Assignationsàrésidencedanslecadredel'étatd'urgence],cons.5).Ilprécisetoutefois,de manière pour le moins incohérente du point de vue des principes, que la plagehorairemaximalede l'astreinte àdomiciled’uneassignationà résidenceprisedans lecadred’un état d’urgencene saurait être allongée au-delàdedouzeheurespar jour «sans que l'assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative deliberté,dèslorssoumiseauxexigencesdel'article66delaConstitution»(cons.6).Eneffetdedeuxchosesl'une:soitêtreenferméchezsoiplusieursheuresparjoursurdécisionsde l'autorité administrative constitue en tout état de cause une mesure privative deliberté et dans ce cas elle constitue une atteinte à la liberté individuelle devant êtreconfiée à la garde du juge judiciaire soit elle ne l'est pas et dans ce cas-là il estincompréhensiblequepasser12heureselleledeviennesubitement...Ainsil'ensembledudispositifrelevantdel'étatd'urgencedéfiniparlaloiàvenirsera-t-ilréservé au seul contrôle du juge administratif, le contrôle du juge judiciaire n'ayantvocation à intervenir qu'au titre demesures réellement privatives de liberté au sensparticulièrement étroit où l'entend le Conseil constitutionnel sur le fondement de lalectureréductionnistedel’article66delaConstitutionqu’ildéveloppedepuis199994.

c. La soustraction de ces mesures à tout contrôle (a priori ou aposteriori)del’autoritéjudiciaire

94 L’article66 alinéa2de la constitutionne conditionnepas la compétencedu juge judiciaire à «privation »de laliberté individuelle mais, après avoir rappelé que « Nul ne peut être arbitrairement détenu », il fait de l'autoritéjudiciairela«gardiennedelalibertéindividuelle».En1977leConseilconstitutionnelavaitmêmedonnéàceprincipelavaleurdeprincipefondamentalreconnuparlesloisdelaRépublique.

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S'iln'estpasquestiondehiérarchiserlaqualitédesinterventionsdel'unet l'autredesdeux juges, forceestde constaterque celledu juge judiciaireprésenteaumoinsdeuxcaractéristiquesobjectivesquidonnentl'assuranced'uncontrôleplusétroitetexigeantque ne peut l'être celui du juge administratif, indépendamment de la conscience, del'indépendanceetdel'impartialitéaveclesquellesill'exerce.Le contrôle a priori qu'exerce le juge judiciaire en autorisant la mise en œuvre desmesureslesplusattentatoiresauxlibertésserévèletoutd'abordparnatureplusefficaceet plus garantiste qu'un contrôlea posteriori, alors surtout que lesmesures en causesontdenatureàproduiredeseffetslourds,immédiatsetdurables.Ensuiteetsurtout,labasetextuellesurlaquelles'appuielejugejudiciairepourexercercecontrôleaprioriluifournitsansaucundouteunlevierdecontrôlebienpluspuissantque ne l'est celui que le juge administratif trouve lui-même dans les textes et lesprincipesauxquelsilseréfère.Ladéfinitionstricte,parlaloipénale,desinfractionsdontils'agitderechercherlesauteursouceuxquis'apprêtentàlescommettreesteneffetàlasourced'unepremièreexigencefortelorsqu'ils'agitdedéterminers'ilestjustifiédesoumette la personne soupçonnée à une mesure privative de liberté. Le jugeadministratif, au contraire, n'en évaluera la nécessité qu'à l'aune d'une «menace »,même non caractérisée, pour la sécurité et l'ordre publics, qui font figure de vastesfourre-tout.Outrecettedéfinitionstrictedel'infractionquiconstituelaboussoledujugejudiciaire,la nécessité où il se trouve de s'assurer de l'existence d'indices graves ouconcordants que la personne visée par la mesure de police « a commis ou tenté decommettre une infraction » constitue encore une exigence plus forte que celle quipermet,parexemple,devérifierque l'assignationàrésidenced'unepersonneestbienjustifiée par des raisons sérieuses de penser « que son comportement constitue unemenace »pour la sécuritéet l'ordrepublics, selon les termesde la loidu3avril1955telle que modifiée le 20 novembre 2015, la notion de comportement apparaissantparticulièrementvagueetfloue.Ainsi le législateur est-il laissé libre de doter l'exécutif de pouvoirs de policeadministrativegravementattentatoiresauxlibertésmaispourautantindéterminésdansleurnatureetn'ouvrantqu'uncontrôle juridictionnelamputédesmoyensd'uneréelleefficacité.Lamêmeabsenced'encadrementstrictde la loiàveniraffecteégalement l'adéquationentrelesmesuresquelaloimettraàladispositiondesautoritéscivilesetlaréalitédespérils ou des calamités auxquels elles devront permettre de faire face. En confiant aulégislateurlesoindefixerlesmesuresdepoliceadministrativequelesautoritéscivilespeuvent prendre « pour prévenir ce péril ou faire face à ces événements », le projetn'établit qu'une exigence de nécessité et de proportionnalité très ténue entre cesmesuresetlesévénementsdontils'agitdejugulerleseffets.Anouveau,celaxismeprived'emblée le contrôle de constitutionnalité de la loi à venir des points d'appui ou desleviers permettant de s'assurer que le législateur n'aura recours qu'à des mesuresincontestablementnécessairesetstrictementproportionnéesauxévénementsauxquelsl'exécutifauraitàfaireface.

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Ainsilerenvoiàlaloiordinairen'est-ilnullementencadréquantàladéterminationdesmesures attentatoires aux libertés que le législateur pourra, dans le cadre de l'étatd'urgence,mettre à ladispositiond'unexécutif quin'est lui-mêmepasmieuxencadréquantauxconditionsdanslesquellesilpourrarecouriràcetétatd'urgence.

d. Une constitutionnalisation qui accroît les prérogatives del’administration.

L’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle initialement soumis au Conseild’Etat mentionne explicitement l’objet de cet enracinement constitutionnel de la loid’avril 1955 : autoriser l’adoption de nouvelles mesures de police. Il faut dès lorss'attendreàcequelarévisionconstitutionnellesoitimmédiatementsuiviedel'adoptiond'uneloiaggravantlerégimedel'étatd'urgenceparl'adjonctiondenouvellesmesuresattentatoiresauxlibertés.Lecontenudecetexten'estpasconnuàcejour.Seull'exposédes motifs du projet de loi constitutionnelle contient une ébauche de liste de cesdispositifs incluant des contrôles d’identité et fouilles de véhicules illimitées, desretenues administratives à l’occasion des perquisitions administratives et pourvérificationsd’identitéprolongéesainsiquedessaisiesadministrativesd’objets(autresque les armes et les saisies informatiques). L’exposé desmotifsmentionne égalementdesmesuresd’escortejusqu’aulieud’assignation,deretenuependantlesperquisitionsetd’assignationsàrésidence,qu’ilqualifiaitde«simples»restrictionsdeliberté.Enfin,il n’exclut pas d’introduire des mesures purement privatives de liberté, lesquellesauraientalorsvocationàêtreplacéessouslecontrôledel’autoritéjudiciaire.L’étude des mesures d’application susceptibles d’être prises n’est pas aisée carlargementconjecturelle.L'agendaparlementairepeutnéanmoinsnousaiguiller.Eneffet,le gouvernement doit présenter en février en conseil des ministres un projet deloi renforçant la lutte contre le crime organisé et son financement, l’efficacité et lesgaranties de la procédure pénale. Ce texte aurait vocation à être voté avant l'été. Salecture est éclairante dans lamesure où sa perméabilité avec l’état d’urgence est trèsforte. Sachant que le législateur examinera dans un premier temps la révisionconstitutionnelle,avantdeseconsacrerauprojetdeloirelatifàlaprocédurepénale,onpeut émettre l'hypothèse que ces derniers débats serviront de filtre ou de boussole.Touslesdispositifs(notammentlespouvoirsexorbitantsdel'administrationenmatièred'assignation à résidence, de contrôle ou de retenue administrative) qui auront étéécartésdudroit"commun"pourleurdisproportiontrouverontvraisemblablementleurplacedansunprojetdeloid'applicationdel'étatd'urgence.Onpeutdonc,enréférenceauprojetdeloienmatièredeprocédurepénale,identifierencreuxlesmesuresenvisagéesdansl'étatd'urgence.Lescontrôlesd’identitéNi la loidu3avril1955,ni la loidu20novembre2015necontiennentdedispositionétendant,durantl'étatd'urgence,lerégimedescontrôlesd'identité.L'exposédesmotifsde la révision constitutionnelle laisse transparaître une volonté d'y intervenir : ilapparaîtque l’objetde larévisionestdecontourner la jurisprudenceconstitutionnelledu5août1993attachéeà l’alinéa3de l’article78-2ducodedeprocédurepénalequi

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dispose:«L'identitédetoutepersonne,quelquesoitsoncomportement,peutégalementêtrecontrôlée,selonlesmodalitésprévuesaupremieralinéa,pourpréveniruneatteinteàl'ordre public, notamment à la sécurité des personnes ou des biens». Le Conseilconstitutionnel avait alorsposéune réserved’interprétation imposant à tout lemoinsque soient constatées des circonstances particulières établissant le risque d’atteinte àl’ordrepublic.Cetteréserveexistanteestenréalitéminime:elleprémunituniquementcontre un usage illimité (dans le temps et l’espace) des contrôles. Elle est de surcroîtdéjà très théorique, en l’absence de droit au recours effectif contre ces mesures nefaisantl’objetd’aucunformalisme,etinsuffisammentgarantistepuisquelecontrôleestdéconnectéd’uncritèreobjectifetindividualisé,tirédelapersonnequienestl’objet.L’extension qui consisterait vraisemblablement à rendre possible pendant l’étatd’urgence,entoutétatdecauseetentoutlieu,lescontrôlesd’identité,fouillesd’effetsetdevéhiculeestextrêmement inquiétante.Ellecontrevienttoutà la foisà l’engagementpolitiquevisantàluttercontrelescontrôlesdiscriminatoiresetauxprincipesposésparla jurisprudenceeuropéenne.Ainsi laCoureuropéennedesdroitsde l’Hommea-t-ellecondamnélerégimebritanniquedefouillesàl’entréedeslieuxpublics,introduitdanslecadre de la lutte contre le terrorisme. La Cour, dans son arrêt Gillan et Quinton c/Royaume-Uni,du12janvier2010,acondamnél’imprécisionducadredecescontrôles,laissant un large pouvoir discrétionnaire à l’autorité qui y procède, laquelle n’a pas àdémontrer qu’elle agit sur la base d’un soupçon raisonnable. Lamotivationde la Courévoque explicitement le «grand risque d’arbitraire créé par l’octroi d’un large pouvoirdiscrétionnaire ». La notion de soupçon raisonnable implique, pour la Cour qui en anotamment défini les traits dans un arrêt Gusinski c/ Russie, « l’existence de faits ourenseignements de nature à pouvoir convaincre un observateur objectif que la personneconcernéepeutavoircommisuneinfraction».L’ensemble de ces raisons conduit à rejeter la possibilité d’ordonner des contrôlesd’identitéillimités,mêmedanslecadredel’étatd’urgence.Audemeurant, l’inefficacitédes contrôles indifférenciésaétédémontrée, tout comme leseffetsdélétèresque leurusagediscriminatoireproduitdanslerapportentrecitoyensetforcesdepolicecommedanslesentimentd’injusticedesminoritésquiensontvictimes.Lesretenuesetvérificationsd’identitéprolongéesNi la loidu3avril1955,ni la loidu20novembre2015necontiennentdedispositionpermettantauxservicesdepolicederetenircontresongréunepersonne-mêmeviséeparuneperquisitionadministrativeouuneassignationàrésidence.L'exposédesmotifsdelarévisionconstitutionnellefaitréférenceàuneévolutionencesens.Ilestlàencorecomplexed’organiseruneréflexionsurdesconjectures,maisleprojetdeloi pénal anti-terroriste offre une vision utile. Ainsi, hors état d’urgence, legouvernemententendrait-il introduireuneprocédureadministrativederetenued’unedurée de 4 heures pour « vérification approfondie » par la consultation de diversfichiers.L’article18deceprojetdeloivisetoutepersonnedontilexisterait«desraisonssérieusesdepenserquesoncomportementestliéàdesactivitésàcaractèreterroristeouqu’elleestenrelationdirecteetnonfortuiteavecunepersonneayantuntelcomportement»,alorsmêmequ’ellesont justifiéde leur identité.Lesservicesdepoliceseraientainsi

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dotés du pouvoir de retenir contre son gré une personne ayant justifié de sonidentité, l'informationduprocureurdelaRépublique-dontdécouleraitsacapacitédecontrôle-n'étantquefacultative.Par extrapolation, on peut penser qu'une retenue spécifique à l’état d’urgence seraitquantàelle fondéesuruncritèreencoreplus largeet flou,voiredéconnectéde toutesupervision par le procureur de la République (supervision ou contrôle qui audemeurant largement inexistant dans cas existants de retenue pour vérification del'identité).Laprivationdeliberté,mêmetemporaire,estréelleenmatièrederetenue.Ladériveestdès lorsmarquée lorsque laretenuedépasse lecadre initialde l’interventionpolicière(l’établissement de l’identité) sans que soient requis des indices objectifs de lacommissiond’uneinfractionpénale,quipourraientjustifierunplacementsouslerégimede la garde à vue. L’article 5§1 de la CESDH impose pourtant que soient réunis desélémentsdepreuvesuffisantspourjustifierunearrestationetnepermetpasdedétenirunindividuauseuls finsderecueillirdesrenseignementsmaisexigeuneintention,aumoinsenprincipe,d’engagerdespoursuites.Surquelcritèreunepersonnequijustifiedesonidentitépourra-t-elleêtreprivéedesaliberté pendant une durée de 4 heures ? Ces mesures, gravement attentatoires à lalibertéd’alleretvenirs’avèrerontassurémentchronophagespourlesservicesdepoliceetdépourvuesd’efficacité.Eneffet,lecontrôledufichierdespersonnesrecherchées(dit«FPR»,quiregroupedes fiches justifiant juridiquementune interpellationetd’autresdenaturepurementinformativestelleslesfiches«S»poursûretédel’Etat)existedéjà.Quant à la présence sur un fichier distinct duFPR, elle ne saurait faire présumerunequelconque participation à un acte terroriste et ne constitue donc pas un élémentsuffisantpouruneinterpellation.Laretenueletempsd’uneperquisitionadministrativerelèvedelamêmedisproportion.Le critère actuellement retenu par la loi du 20 novembre 2015 pour recourir à cesperquisitions,«lorsqu'ilexistedesraisonssérieusesdepenserquecelieuestfréquentéparune personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordrepublics » ne saurait être étendu à la privation de liberté, même temporaire, despersonnesprésentesourésidantdansledomicilevisé,dèslorsqu’iln’existepascontreeux des raisons plausibles de soupçonner qu’ils ont commis ou tenté de commettre uneinfractionpénale.Ilneseraitpaspluslégitimed'autoriserlesservicesdepolicedesaisirdesobjetsdanslecadredecesperquisitionsadministrativesau-delàducadreexistantde la saisie judiciaire, lorsque lesobjetsont servi à la commissiond'une infractionousontutilesàuneenquêtejudiciairesurcetteinfraction.L’assignationàrésidenceL'assignationàrésidenceavusondispositifdéjàétofféparlaloidu20novembre2015.Il n'est toutefois pas exclu qu'une aggravation de son régime soit envisagé par lelégislateur dans les suites de la révision constitutionnelle. Il est difficile de saisirprécisément la modification visée.En effet, la jurisprudence du Conseil d’Etat et duConseilconstitutionneladéjàlargementadmiscetteatteinteàlalibertéd’alleretveniretàlavieprivéeetfamiliale,sansmêmeexigerunliendirectaveclemotifdurecoursàl’étatd’urgence,ni imposerdes règlesprobatoires strictes.Au-delà, la jurisprudencea

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développéuneconceptiontrès laxistede laprivationde libertéenprétendantsituerà12 heures de cantonnement au domicile le seuil constitutif d’une privation de liberté(paroppositionàune«simple»restrictiondeliberté).S’agit-il de permettre d’alourdir le régimedes assignations à résidence, de donner unfondementconstitutionnelaudispositifdesurveillanceélectroniqueintroduitparlaloidu20novembre2015paramendementparlementaire?Cedispositif,quin’apasétémisenœuvreànotreconnaissance,poseunproblèmedeprincipes’agissantd’unemesureassimiléeàunplacementsousécrou,qu’elleviseàlaprivationdelibertéouau«pistage»pargéolocalisation.Lamatièrerelèveassurémentdudomained’interventiondujugejudiciaire et le critère demise enœuvrede cettemesure est insuffisant au regardducaractèremassifdel’atteinteàlalibertéindividuelle.Ilapparaîtentoutétatdecause,àlalectureduprojetderéformedelaprocédurepénaleenmatièredeterrorismequelegouvernemententendintroduiredansledroitcommunun dispositif d’assignation à résidence à destination des personnes revenants dethéâtresd’opérationdegroupements terroristes contre lesquels la justicen’auraitpasréunid’indicesgravesouconcordantsdeparticipationàunacte-mêmepréparatoire-terroriste. A fortiori, on peut en déduire une volonté d’étendre les mesuresd’assignationsàrésidencerelevantducadredel’étatd’urgence.L’approfondissementd’unrégimeadministratifd’assignationàrésidence,ignorantdelacompétencenaturelledujugejudiciaireissuedel’article66delaconstitution,porteraitpourtantuneatteintedisproportionnéeauxlibertésquel’introduction-implicite-dansletexteconstitutionnelnesauraitfonder.2. UNE DANGEREUSE CORRÉLATION ENTRE EFFET UTILEDE LACONSTUTIONNALISATIONETNECESSITÉOPÉRATIONNELLEDans sa décision du 11 décembre 2015, le Conseil d'Etat admet qu'il est possible derestreindre de manière importante la liberté d'aller et venir de militants par desassignationsàrésidencefondéessurlaloide1955modifiéenonpasparcequeceux-cireprésentent un risque pour l'ordre et la sécurité publics qui n'auraient pu êtremaîtrisésmaisparceque,parailleurs,"lesforcesdel’ordredemeurentparticulièrementmobilisées pour lutter contre la menace terroriste et parer au péril imminent ayantconduitàladéclarationdel’étatd’urgence,ainsiquepourassurerlasécuritéetlebondéroulementdelaconférencedesNationsUniessetenantàParisetauBourgetjusqu’àla fin de celle-ci" (CE, Sect. 11 décembre 2015, Joël D., préc. http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Decisions/Selection-des-decisions-faisant-l-objet-d-une-communication-particuliere/CE-11-decembre-2015-M.-H-XIl s'agit ici d'une consécration de la notion de nécessité "opérationnelle", selonl'appellation donnée par le rapporteur public Xavier Domino, qui nous paraîtparticulièrementpernicieuseetdangereusepourleslibertésfondamentales.Commeill'expliquedanssesconclusionss'ilnedoitpasexisterdeliensentreletroublegraveàl'ordrepublicayantjustifiéledéclenchementdel'étatd'urgenceetlesmesures

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adoptéesdans lecadredecelui-cienrevanche"ildoitbien[...]existerun lien,maisunlien non pas idéologique ou politique qui tiendrait à l’origine des troubles auxquels ilconvientdeparer,maisplutôtunlienopérationneloufonctionnel,quitientàl’ampleurdelamobilisationdesforcesdel’ordrequ’ilspourraiententraîneretàlanécessitédenepasavoiràmobiliserpartropcesforcesdansuncontextedéjàdifficile,où,rappelons-le,lepérilestimminent.Lesexplicationsopérationnellesfourniesenl’espèceparleministredel’intérieursontàcetégard éclairantes de cette mobilisation particulière des forces de l’ordre que peutnécessiterunpérilimminent.[....]".Il ajoute, pour justifier et légitimer l'assignation à résidence de militants écologistesalorsquel'étatd'urgencevisaitàprévenirlemaintiend'unemenaceterroristeque"laparticularité de cette période est encore accrue par la tenue de la COP21, dont certainssoutenaientmêmequ’ellen’étaitpaspossibleoupasopportuneaprèsle13novembre.ElleaconduitàlavenuedemilliersdepersonnesàParispendanttoutelaconférenceetàuneconcentration exceptionnelle de chefs d’Etat et de gouvernement et de ministres. Elle anécessité le déploiement de forces de protection particulières.Dès le 16 novembre, 2500militaires,venants’ajouteraux4000déjàprévuspourlaCOP21avantlesattentats,ontétédéployer pour renforcer la sécurisation des secteurs sensibles, des lieux touristiques, deslieux cultuels. Des interdictions de manifester ont vous le savez également été prisesparticulièrementpourlesjournéesdelancementdelaCOP21enprésencedeschefsd’Etatet de gouvernement,mais aussi autour des lieux de la COP21. Dans lemême esprit, desinterdictionsdedéplacementdesupportersdefootballontétéprononcéespourladuréedela COP21, ainsi que des interdictions de séjours en certains lieux afin d’éviter laconstitution de camps temporaires d’activistes pouvant servir de bases logistiques à desactions violentes en marge de la conférence. [...] Cette description nous paraît bienexpliciter l’idée de lien opérationnel, ou de menace presque systémique que nousévoquions".Lepotentielliberticidedurecoursàcetteidéedenécessitéopérationnelledesmesuresde polices prises dans le cadre de l'état d'urgence apparaît très clairement dans uneordonnance rendue très récemment par le Tribunal administratif de Châlon-en-ChampagnequiarefuserdesuspendreunarrêtépréfectoralinterdisantauxsupportersduclubdeRennesetde l’ESTACdeserassembleretdemanifesteraucentre-villedescommunes de Troyes et de Pont-Sainte-Marie. Dans sa décision, le juge des référésrelèveque " laPréfètede l’Aube s’est fondée, pour édicter lamesure contestée, d’unepartsurl’importancedurassemblementdesupportersattendu,enraisonnotammentdel’anniversaire de création de l’association de supporters rennais et de la volonté dessupporters troyens de former un cortège pédestre en centre ville avant le match, etd’autrepart, sur lecontextedemenace terroristeélevéeà lasuitedesattentatsdu13novembre dernier ayant justifié la proclamation de l’état d’urgence sur le territoiremétropolitainparlesdécretsdu14novembre2015visésplushaut,contextequiimposeune mobilisation exceptionnelle des forces de l’ordre sur leur mission prioritaire etlimite la possibilité qu’elles en soient distraites pour d’autres tâches ; que parailleurs,ilestfaitétatdel’attented’unnombreconséquentsdevisiteursetdetouristesdanslescentrescommerciauxdansl’agglomérationdeTroyesencettepériodedesoldesd’hiver"(TAChâlon-en-Champagne,16janv.2016,n°1600072).

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Le recours à cette notion de nécessité opérationnelle pour justifier le prononcé demesuresdepolicen'ayantaucunlienaveclepérilayantconduitàladéclarationdel'étatd'urgence est évidemment totalement inacceptabledansunEtatdedroit : onnepeutdécider préventivement des mesures restrictives de libertés à l'égard de tous ceuxsusceptibles de troubler l'ordre social - activistes écolos, défenseurs des droits del'homme, syndicalistes, sans-domicile, gens du voyage, Roms, vendeurs à la sauvette,supportersetc.-sousleseulprétextequ'àunmomentdonnéiln'yapassuffisammentde forces de l'ordre disponibles pour prévenir l'ensemble de ces potentiels troubles.Avec ce raisonnement, il serait possible d'assigner tous les fauteurs de troublepotentiels à chaque événement important organisé en France (Euro de football, JeuxOlympiques,réunionsdechefsd'Etat,etc.).Cette logique du "lien opérationnel" est exactement opposée à la jurisprudence deprincipeenlamatière:l'arrêtBenjamindu19mai1933.DanscetarrêtleConseild'Etatestimeque"l'éventualitédetroubles,alléguéeparlemairedeNevers,neprésentaitpasundegrédegravitételqu'iln'aitpu,sansinterdirelaconférence,maintenirl'ordreenédictant lesmesuresdepolicequ'il lui appartenaitdeprendre".Ainsi, si un risquedetroublen'estpasensoisuffisammentgrave-etc'estlecass'agissantduprétendurisquequ'auraient représentés les activistes écolos durant la COP 21 - les autorités n'ontd'autres choixquede faireensortedeprotéger la libertéenadoptant lesmesuresdepolicenécessairesetproportionnées.CardansuneEtatdedroit,lalibertéestlarègleetlarestrictiondepolicel'exception.Ce glissement est d'autant plus inquiétant si on le corrèle avec une autre évolutionjurisprudentiellerécente:celleorchestréedansl'affaireDieudonné.LeConseild'Etatyadmet, dans le prolongement d'autres jurisprudences (CE 5 janv. 2007, n° 300311,Ministred'Etat,ministredel'intérieuretdel'aménagementduterritoirec/Association«SolidaritédesFrançais»,Lebon1013),qu'ilappartientàl'autoritéinvestiedupouvoirdepolice administrativedeprendre lesmesuresnécessaires, adaptées et proportionnéespour prévenir la commission des infractions pénales susceptibles de constituer untroubleà l'ordrepublicsansporterd'atteinteexcessiveà l'exercicepar lescitoyensdeleurslibertésfondamentales(CE,réf.,9janv.2014,n°374508,Ministredel'intérieurc/SociétéLesProductionsdelaPlume;CE,09novembre2015,AGRIFeta.,n°376107).Lerisquehypothétiquedecommissiond'uneinfractionpénalesuffitdoncàjustifieruneinterdiction absolue d'exercice d'une liberté sur le fondement d'une notion aussiimmatérielleetmoralequelaprotectiondeladignitédelapersonnehumaine,commecomposante de l'ordre public. On imagine bien le potentiel liberticide d'une tellejurisprudencedanslecadredel'applicationd'unelégislationd'exception,tellequel'étatd'urgence,quielle-mêmeconstitueundéplacementdesbornesnormalesde la légalitédesmesuresdepoliceadministrative.

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III. LESMESURESDE«SORTIEENESCALIER»HEUREUSEMENTRETIRÉESDUPROJETDELOI

Le projet de loi constitutionnelle adopté en conseil des ministres a été expurgé desmesures transitoires initialement prévues par le gouvernement dans son avant-projetsoumisauConseild’Etat.Parunmécanismeassezcomplexeetmaldéfini,ilétaitprévuquelorsquelepérilimminentquiavaitjustifiéladéclarationpuislaprorogationdel’étatd’urgence aurait cessé (par exemple, dans le contexte actuel, en l’absence d’attentatspendanttroismois),maisquedemeureraitunrisqued’attentatoud’actedeterrorisme(etpaslesautresmotifsdepérilimminent),lesautoritéscivilespourraientencoreaprèslafindel’étatd’urgence:- maintenir en vigueur les mesures individuelles prises durant la première période,éventuellementprorogée,del’étatd’urgence;- prendre de nouvelles mesures générales (notamment la règlementation de lacirculation des personnes et des véhicules, la fermeture provisoire des salles despectacles, des débits de boisson et des lieux de réunion, l’interdiction de certainesréunions)pourprévenirlerisquesubsistant.Dans son avis du 11 décembre 2015 ce dernier a fort heureusement obtenu « ladisjonction » de ces dispositions en faisant valoir que « dans l’hypothèse de lapersistanced’unpérilimminentpourl’ordrepublic,alorsquen’auraientpasétéréitéréslesfaitsconstitutifsdesatteintesgravesàl’ordrepublicàl’originedeladéclarationdel’état d’urgence, comme dans l’hypothèse, non envisagée par le Gouvernement, d’unecatastrophe dont la cause aurait cessé,mais dont les conséquences conserveraient lecaractère d’une calamité, l’objectif poursuivi pouvait être plus simplement atteint parl’adoptiond’une loiprorogeantunenouvelle fois l’étatd’urgence, toutenadaptant lesmesuressusceptiblesd’êtreprisesàcequiestexigéparlescirconstances»(cons.14).Dans laperspectivedesdébatsparlementaires, il a toutefoisparuutilede s’yattarderpour mieux affirmer l’absolue incompatibilité de ce dispositif avec l’Etat de droit. Ils’agirait, tandis que le péril avait cessé mais que demeurait un risque d’acte deterrorisme,pourlesautoritésadministrativesdeconserverdeuxtypesdeprérogatives:le maintien en vigueur de certaines mesures de police administratives prises durantl’état d’urgence ainsi que le pouvoir d’ordonner de nouvellesmesures générales pourprévenircerisquependantuneduréedesixmois.Laparticularitédecette«novation»juridiquetientdanssadéconnexionassuméeavecle péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public à l’origine du recours àl’étatd’urgence.Lecritèreopérantdanscetteprolongationdeseffetsdel’étatd’urgencemérite d’être examiné : le texte indique que les conditions seraient réunies « lorsquedemeure un risque d’acte de terrorisme ». Il faut noter que le texte ne requiert niimminence ni ampleur particulière du risque terroriste pour prolonger les effets d’unrégimed’exceptionpendantuneduréedesixmois.Or, les dérogations au régime de droit commun - comme aux obligations tirées de laConvention européennede sauvegardedesDroitsde l’Homme - sontpar essencenonseulement temporairesmaismises enœuvre « dans la strictemesure où la situation

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l’exige».Comptetenudel’ampleurdesdérogationsinduitesparl’étatd’urgence,iln’estpasjuridiquementconcevablequecerégimed’exceptionsepoursuiveoumaintienneseseffets,fussepourquelquesmois,surlabased’uncritèredistinct-etenréalitémoindre-deceluiayantjustifiésamiseenœuvre.L’introduction,dansletexteconstitutionnel,delanotiondeterrorisme-etplusencorede«risqued’actedeterrorisme»soulèveenoutreparelle-mêmeuncertainnombredequestionnements.D’abord,quantàsaportée-etdoncsaproportionnalité-euégardàladéfinitionlargedesactesdeterrorismedansledroitfrançais.Lesarticles421-1à421-6du code pénal listent ainsi l’ensemble des infractions de droit commun qui sontsusceptiblesderecevoirunequalificationterroristelorsqu'ellessontintentionnellementen relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troublergravementl'ordrepublicparl'intimidationoulaterreur.Cettelisteinclutnotammentunnombreimportantd’infractionsneportantpasatteinteàl’intégritéphysiqueouàlavie.Elle comporteégalementune infraction spécifique, l’associationdemalfaiteursàviséeterroriste, caractérisée par l’existence d’une entente et d’un ou plusieurs actespréparatoiresàl’undesdélitsoucrimeslistésàl’article421-1et421-2ducodepénal.Cettequalificationestretenuedanslatrèsgrandemajoritédesenquêtesetinformationsjudiciaire en matière de répression anti-terroriste. Elle se distingue nettement desinfractions classiquesdudroit pénal par saplasticité et par la faiblessedes exigencesprobatoiresquiyestassociée:ainsi,lapreuvedelapréparationd’actesterroristepeutyrésulterdelaseuledémonstrationd’une«entente»résultantderelationsetde«faitsmatériels»nonillégaux.Enlamatière,lajurisprudencenerequiertpasdelajuridictionqu’ellespécifiel’actionterroristeprojetée-saufàfaireapplicationdel’article421-6ducode pénal qui qualifie criminellement l’association de malfaiteurs lorsque l’objet del’ententeconsisteenuncrimed’atteinteàlavieoususceptibled’yporteratteinte.Ainsi, la définition extrêmement vaste des faits relevant des actes de terrorisme tantdans la nature des actes, incluant des atteintes aux biens, que dans l’interprétationjurisprudentielle du mobile lié à l’intention de troubler gravement l’ordre public parl’intimidation ou la terreur, que dans la définition des faitsmatériels susceptibles decaractériser l’infraction rend son introduction indifférenciée dans la constitutionhautementproblématique.Cesquestionnementsautourde ladéfinition juridiquedu terrorismesedoublentd’unavertissement quant aux conséquences disproportionnées que le recours à ce critèreemporterait alors que, par définition mais aussi à raison du contexte, la menaceterroriste demeure diffuse, difficilement saisissable et vraisemblablementpermanente. Le caractère nécessairement temporaire de l’état d’urgence renvoie auquestionnement plus général sur le sens et l’efficacité de ce régime d’exception et,conjoncturellement, à son inadéquation fondamentale avec la menace terroriste, paressencedéterritorialiséeetdiffuse.Ainsi,lesmesurestellesquel’assignationàrésidenceméritent-ellesd’êtreappréciéessousunautreangleauvudeleurcaractèretemporaire:que servent-elles dès lors qu’elles ont vocation à s’étendre sur unedurée limitée et àprendrefinenréférence,nonpasàuneévaluationindividualiséeetpropreàlapersonneviséemais àuneévaluationgénéraledupéril imminent ?L’examende la sortied’étatd’urgencedémontreclairement lapertinence,enmatièrede luttecontre leterrorisme,desdispositifs judiciaires tels que le contrôle judiciaire, l’assignation à résidence soussurveillanceélectronique,voireladétentionprovisoire,dontlafincoïncidesoitavecune

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évaluation individualisé des critères du recours (dont un critère lié au risque decommissiond’uneinfraction),soitavecl’examenducaractèresuffisantdeschargespouraboutir à un non-lieu ou à un renvoi devant une juridiction susceptible de prononcerunepeineprivativeourestrictivedeliberté.Lecadrepénalestainsiencapacitéd’allierrapidité et longévité, dans une perspective individualisée de nature à assurer lecaractèrenécessaireetproportionnédesatteintesauxlibertés.

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LISTEDESCONTRIBUTEURSSyndicatdelamagistrature(SM)SyndicatdesavocatsdeFrance(SAF)Observatoireinternationaldesprisons(OIP)LaQuadratureduNet(LQDN)Grouped’informationetdesoutiendesimmigré.e.s(GISTI)JeanneSulzeretCharlotteBernard,membresd’AmnestyInternationalFranceSergeSlama,Maîtredeconférencesendroitpublic,Jean-PhilippeFoegle,Doctorant,UniversitéParisOuestNanterreLaDéfenseAurélienCamus,Docteur,Chargéd'enseignementsKenzaBelghitiAlaoui,OlivierBerlinClarós,LaetitiaBraconnierMoreno,AnaïsGollanes,Nina Korchi, Anaïs Lambert, Etienne Lemichel et Matthieu Quinquis, étudiant.e.s duMasterIIDroitsdel'Hommedel'UniversitéParisOuestNanterreLaDéfense