L'Argumentation. Introduction a l'etude du discours

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Mariana TUTESCU, L'Argumentation Introduction à l'étude du discours AVANT-PROPOS L’étude du discours est le bouillon de culture des théories et hypothèses modernes sur le fonctionne- ment du langage. La théorie ou plutôt les théories sur l’argumentation représente/nt / le noyau dur de cette discipline qui se cherche encore et qui s’appelle la linguistique discursive. Placée à la croisée de plusieurs domaines, nourrie par les acquis de la logique, de la rhétorique, de la philosophie du langage, de la sociologie, de la pragmatique et de la grammaire de texte, l’argumentation constitue un de ces domaines où s’exercent les vertus théoriques et pratiques du langage naturel. En 1986 nous faisions paraître aux Éditions de l’Université de Bucarest L’argumentation, livre didac- tique sur les mécanismes fondamentaux de l’argumentation et synthèse des grandes voies de son dévelop- pement. Plus de dix ans après, nous avons souhaité présenter au public universitaire une nouvelle mouture de cette problématique, en essayant d’en approfondir les nombreux aspects et caractéristiques historiques et fonctionnels. Tout en gardant la configuration générale du cadre méthodologique déjà esquissé, nous avons mis à profit les acquis et hypothèses de nombreuses recherches en théorie argumentative des deux dernières décennies. Par sa structure lexicale, grammaticale, logico-discursive et rhétorique, le français est la terre élue de l’argumentation. Notre souci constant a été le mariage heureux de la théorie du langage et de sa portée appliquée. Le linguiste doublé du professeur de langues trouve dans l’argumentation, noyau dur de l’étude du discours, de nombreuses réponses aux questions qu’il se pose. Le présent livre tâche donc de répondre aux interrogations théoriques et pratiques qui hantent ac- tuellement l’analyse du discours. Notre plus vive gratitude s’adresse à Monsieur Maurice Lapeyrère et à Mademoiselle Luiza Palan- ciuc dont l’esprit, la compétence et la générosité ont rendu possible la publication de ce livre. Mariana TUTESCU Bucarest, mars 1998 1. Bref historique 0.La cristallisation d’une théorie de l’argumentation se situe à la croisée de plusieurs directions de pensée. L’intérêt pour l’argumentation, ou « rhétorique des conflits » (A. LEMPEREUR, 1991), n’est pas neuf. Cette discipline est étroitement liée à l’histoire de la philosophie, de la rhétorique et du discours. 1. Dès le Ve siècle avant J.-C., les Sophistes se faisaient forts de l’enseigner afin de remporter l’adhé- sion des auditoires les plus divers. Les avocats et les hommes politiques étaient formés par les meilleurs rhéteurs de l’époque. L’art de la persuasion, qui exigeait à la fois la maîtrise du raisonnement, des passions et du style, avait constitué le sujet de bien des traités de l’époque. 2. Les dialogues de PLATON renferment l’ensemble le plus ancien et le plus riche de raisonnements naturels dans toute la littérature philosophique. Une logique dialectique est instaurée avec ces types de textes. Comme SOCRATE, dont il avait écrit la défense, PLATON laisse ses lecteurs dans un état de per- plexité féconde et dévoile la fonction éducative de la réfutation socratique. Il suffit, à ce sujet, de se rappor- ter au Sophiste, dans lequel PLATON décrit la question socratique comme « la plus grande et la plus vraie des purifications », une purgation de l’âme qui la libère de l’ignorance involontaire, de l’illusion de savoir ce qu’elle ne sait pas. La forme générale de l’elenchos, la réfutation socratique, est de faire ressortir dans la prise de posi- tion de l’interlocuteur une inconséquence, par le développement, à partir des propositions acceptées par cet interlocuteur, d’une conclusion qui contredit la thèse proposée. Dans une étude des principaux raisonnements de Gorgias, Charles H. KAHN démontra comment les 1

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Mariana TUTESCU, L'Argumentation Introduction l'tude du discours

AVANT-PROPOS Ltude du discours est le bouillon de culture des thories et hypothses modernes sur le fonctionnedu langage. La thorie ou plutt les thories sur largumentation reprsente/nt / le noyau dur de cette discipline qui se cherche encore et qui sappelle la linguistique discursive. Place la croise de plusieurs domaines, nourrie par les acquis de la logique, de la rhtorique, de la philosophie du langage, de la sociologie, de la pragmatique et de la grammaire de texte, largumentation constitue un de ces domaines o sexercent les vertus thoriques et pratiques du langage naturel. En 1986 nous faisions paratre aux ditions de lUniversit de Bucarest Largumentation, livre didactique sur les mcanismes fondamentaux de largumentation et synthse des grandes voies de son dveloppement. Plus de dix ans aprs, nous avons souhait prsenter au public universitaire une nouvelle mouture de cette problmatique, en essayant den approfondir les nombreux aspects et caractristiques historiques et fonctionnels. Tout en gardant la configuration gnrale du cadre mthodologique dj esquiss, nous avons mis profit les acquis et hypothses de nombreuses recherches en thorie argumentative des deux dernires dcennies. Par sa structure lexicale, grammaticale, logico-discursive et rhtorique, le franais est la terre lue de largumentation. Notre souci constant a t le mariage heureux de la thorie du langage et de sa porte applique. Le linguiste doubl du professeur de langues trouve dans largumentation, noyau dur de ltude du discours, de nombreuses rponses aux questions quil se pose. Le prsent livre tche donc de rpondre aux interrogations thoriques et pratiques qui hantent actuellement lanalyse du discours. Notre plus vive gratitude sadresse Monsieur Maurice Lapeyrre et Mademoiselle Luiza Palanciuc dont lesprit, la comptence et la gnrosit ont rendu possible la publication de ce livre. ment Mariana Bucarest, mars 1998 TUTESCU

1. Bref historique

0.La cristallisation dune thorie de largumentation se situe la croise de plusieurs directions de pense. Lintrt pour largumentation, ou rhtorique des conflits (A. LEMPEREUR, 1991), nest pas neuf. Cette discipline est troitement lie lhistoire de la philosophie, de la rhtorique et du discours. 1. Ds le Ve sicle avant J.-C., les Sophistes se faisaient forts de lenseigner afin de remporter ladhsion des auditoires les plus divers. Les avocats et les hommes politiques taient forms par les meilleurs rhteurs de lpoque. Lart de la persuasion, qui exigeait la fois la matrise du raisonnement, des passions et du style, avait constitu le sujet de bien des traits de lpoque. 2. Les dialogues de PLATON renferment lensemble le plus ancien et le plus riche de raisonnements naturels dans toute la littrature philosophique. Une logique dialectique est instaure avec ces types de textes. Comme SOCRATE, dont il avait crit la dfense, PLATON laisse ses lecteurs dans un tat de perplexit fconde et dvoile la fonction ducative de la rfutation socratique. Il suffit, ce sujet, de se rapporter au Sophiste, dans lequel PLATON dcrit la question socratique comme la plus grande et la plus vraie des purifications , une purgation de lme qui la libre de lignorance involontaire, de lillusion de savoir ce quelle ne sait pas. La forme gnrale de lelenchos, la rfutation socratique, est de faire ressortir dans la prise de position de linterlocuteur une inconsquence, par le dveloppement, partir des propositions acceptes par cet interlocuteur, dune conclusion qui contredit la thse propose. Dans une tude des principaux raisonnements de Gorgias, Charles H. KAHN dmontra comment les

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trois rfutations de Gorgias, de Polos et Callicls sont savamment construites pour faire voir une contradiction non pas entre les thses et les propositions considres en elles-mmes, mais entre ce que lhomme croit et ce quil est oblig de dire devant lauditoire (cest le cas de Gorgias), entre deux attitudes morales incompatibles (cest le cas de Polos), et finalement, dans le cas de Callicls, entre ses convictions aristocratiques et les consquences galitaires de son hdonisme outrancier. Dans ces trois cas, largumentation dpend dune faon essentielle du caractre et du rle social de linterlocuteur. Et cest toujours le chercheur amricain Charles H. KAHN qui tudia le raisonnement argumentatif de PLATON dans ses autres dialogues socratiques: Lachs, Protagoras, Mnon. La vie morale y est reprsente comme luvre de lintelligence et du savoir. La raison reste pour PLATON une capacit de calcul, un logistikon. Lapparition de largumentation au Ve sicle avant J.-C. est dtermine par la conscience que prend lloquence attique de ses moyens langagiers, rhtoriques. Avec lpanouissement de la dmocratie athnienne, cette loquence dcouvre les pouvoirs et les moyens de la parole, qui est charge de se substituer aux autres types de domination, daffirmer et de dcrire les valeurs de la cit. Une telle conception, chez Protagoras ou chez Gorgias, implique un relativisme gnralis. Il nexiste pas de vrit absolue. La matire des affirmations que proposent et qutudient les Sophistes se trouve chez les orateurs et chez les potes tragiques. Elle est constitue par les lieux communs (topo en grec, n.n.), opinions largement rpandues, que la parole peut rendre dominantes mais aussi battre en brche: le domaine du Sophiste et de lorateur stend dans lespace qui spare les ides reues (endoxon) des paradoxes. Ainsi sexpliquent les activits favorites de nos auteurs: ils pratiquent les discours doubles , dans lesquels on traite successivement le pour et le contre propos dune question; ils recherchent, dans un esprit pragmatique, la culture encyclopdique qui permet seule de connatre et de dfinir les lieux communs; ils rflchissent sur la psychologie et le pathtique (MICHEL, Alain, 1991: Rhtorique et philosophie dans le monde romain: les problmes de largumentation , in Largumentation. Colloque de Cerisy. Textes dits par Alain LEMPEREUR, Mardaga, pp. 38). PLATON ragit dune manire vidente contre un tel relativisme. Derrire lopinion, il profile lexigence de lide, cest--dire du vrai. Lexistence des ides est ncessaire, mme si on ne les atteint pas directement. Ce fait est vident pour les savants et surtout pour les gomtres, les disciples de Pythagore, pris de mesure, dharmonie et de rigueur. La discipline qui permettra de rgler la logique de la parole sera nomme par les Grecs dialectique. Celle-ci apparat dans le dialogue, qui accouche les esprits et fait appel leur mmoire du fondamental, soit en pratiquant la dichotomie, la division, lanalyse qui remonte aux principes, soit en utilisant les constructions synthtiques du mythe. Platon, en somme, invente lanalyse et la synthse et pose avant Descartes quelles ne peuvent exister sans rfrence lide - crit toujours Alain MICHEL (1991, art. cit, pp. 39). 3. Pourtant, cest ARISTOTE qui fut le premier philosophe avoir labor une conception systmatique de largumentation. Le plus dou des lves de PLATON, ARISTOTE formalisa la dialectique, par le recours aux infrences du gnral et du particulier, la dduction et linduction. En essayant de marier rhtorique et philosophie, ARISTOTE arrive une interprtation philosophique de lenseignement propos par les Sophistes. Dans les Topiques, ouvrage de jeunesse, ARISTOTE tudie les lieux proprements dits ou topo, ressorts logiques de largumentation ou lments du raisonnement dialectique. Il sagit du possible et de limpossible, du rel et de lirrel, du grand et du petit . Le Stagirite se pose ainsi les questions de ltre, de la quantit, de la qualit. Il se rfre sa doctrine de la puissance et de lacte, sous leurs deux aspects principaux: dune part, les contraires, les affinits, la cohrence et la contradiction, de lautre part, le phnomne du passage de la puissance lacte: la production, la poitique. Dans son ouvrage de maturit, intitul les Analytiques, trait logique et pistmologique qui influera sur toute la pense europenne jusquau XXe sicle, ARISTOTE sattache dcrire le fonctionnement du syllogisme et les ressorts logiques qui sous-tendent la connaissance ncessaire. Dans sa Rhtorique, ARISTOTE distingue les topo des eid. Si les premiers sont des lments logico-formels, les seconds renvoient lenseignement sophistique et prsentent les ides reues utilises selon une argumentation pour ou contre. La Rhtorique fait une large part la persuasion de lauditoire. Dans lhistoire de la pense, cet ouvrage reprsente la premire apparition dune sociologie des mentalits. Dautre part, la Rhtorique implique une rflexion originale sur la psychologie et sur le rle et la dfinition des passions. Si lon suit le topicien et rhtoricien ARISTOTE, un argument rhtorique manifeste toujours lunit du lgos, de lthos et du pthos, cest--dire celle de la raison, de lhabitus et de lmotion. Le logicien ARISTOTE, celui des Analytiques, cherche dcrire largument rhtorique comme une forme de dmonstration logico-linguistique, cartant ainsi lethos et le pathos. Actuellement, le linguiste allemand Ekkehard EGGS a dmontr que ce conflit entre le topique et lanalytique, entre le vraisemblable et le vrai, entre les passions et les habitus, dun ct, et la raison, de lautre, est inhrent tout discours humain. En mme temps, dans son ouvrage Grammaire du discours argumentatif (ditions Kim, 1994, Paris), Ekkehard EGGS montra que cette complmentarit conflictuelle entre le rh-

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torique

et lanalytique joue sur plusieurs niveaux dans les argumentations quotidiennes. La rhtorique doit galement ARISTOTE ltablissement des trois genres discursifs: le dlibratif (symbouleutikn), le judiciaire (dikanokn) et le dmonstratif ou pidictique (epideiktikn). Compte tenu du rapport entre orateur et auditoire et de la manire dont lacte est conu, plusieurs distinctions rhtorico-argumentatives stablissent, qui sont illustres par le tableau suivant (E. EGGS, 1994: 13):

GENRES RHTORIQUES DLIBRATIF ACTE DE PAROLE d- / conseiller BUT utile / nuisible RSULTAT AUDITOIRE TEMPS dcision obligatoire JUDICIAIRE PIDICTIQUE dfendre / accuser louer / blmer juste / injuste beau / laid pas de dcision immdiate spectateur prsent / pass / avenir

instance de dcision membre dune assemble juge avenir pass

Cette taxinomie reflte les pratiques rhtoriques de la cit grecque au temps dARISTOTE; pourtant, selon E. EGGS (1994: 14), elle se fonde sur une distinction beaucoup plus pertinente, savoir la division du champ rhtorico-argumentatif en trois types de discours et dargumentation: (i) le discours dontique, (ii) le discours pistmique et (iii) le discours thico-esthtique. En effet, dans le genre dlibratif, il sagit de montrer ce quil faut faire ou ne pas faire; dans une phase importante dun procs o il sagit de savoir si laccus a ou na pas accompli un acte injuste dtermin, largumentation est ncessairement pistmique; enfin, le discours pidictique montre devant les auditeurs ce qui est - dans les actes dun individu ou dun groupe social beau et imiter ou, au contraire, laid et viter. ARISTOTE insista sur le fait que largumentation pistmique est au centre du discours judiciare en ce sens quil faut prouver ou rfuter quun accus a accompli un acte bien dtermin. Une affaire juridique peu claire exige la recherche de sa cause et donc une dmonstration. En langage juridique moderne, ARISTOTE distingue donc les jugements de fait 'pistmiques' des jugements de droit 'dontiques'. Lactualit de la pense dARISTOTE est immense. Immense aussi son hritage. Le lien essentiel tabli par le Stagirite entre philosophie, rhtorique et dialectique fera fortune. Cette doctrine se transmettra au monde romain. Malgr le dclin des scolastiques, elle se retrouvera au Moyen ge, traversera la Renaissance et aura des reflets considrables au Sicle Classique. 4. Le monde romain se caractrisera par des rapports troits entre philosophie et rhtorique ainsi que par une synthse profonde de lhritage grec et du rle jou par la parole oratoire dans la politique et dans lesprit de la cit. Les rhteurs grecs marquent profondment la pense romaine. Il sagit surtout de HERMAGORAS DE TEMNOS au IIe sicle avant J.-C., au moment o Rome assure sa domination sur la Grce et o le monde hellnistique spanche dans la civilisation latine, et de HERMOGNE DE TARSE, au milieu du IIe sicle aprs J.-C., lapog de lEmpire, lorsque fleurit la deuxime Sophistique. Lessor de largumentation est d surtout CICRON, qui la dfinit en termes suivants: licet definire [...] argumentum rationem, quae rei dubiae faciat fidem ( on peut dfinir largument comme un moyen rationnel qui nous fait donner foi une chose douteuse , in Topiques). Sinscrivant dans la bonne tradition aristotlicienne, CICRON rattache largumentation au probable et au persuasif. En mme temps, il prsente une thorie des tats de cause quil emprunte pour lessentiel HERMAGORAS. Dans son trait De Inuentione, CICRON conoit les arguments ou lieux comme pouvant procder de res (des objets) et de personae (des personnes). Se distanciant ainsi dARISTOTE, il met en valeur laspect sociologique des arguments. Quatre arguments principaux sont retenir chez CICRON: lnumration, le dilemme, linduction, lpichrme. Les deux premiers tendent enfermer ladversaire dans une situation sans issue, soit que lon rfute lavance la totalit de ses moyens, soit quil soit pris entre les deux termes dune alternative. Ltude de lpichrme permet CICRON danalyser la structure interne du discours dialectique. Il comprend une proposition, une assomption et une conclusion. Limplicite apparat dune manire pertinente chez CICRON, puisque la forme thorique de largument est souvent masque par sa prsentation affective. La parole oratoire fait appel aux ruses, aux passions, limplicite psychologique. La notion de persona, dsignant dabord le masque et le rle, se charge, sous linfluence du stocien

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PANTIUS de RHODES, dune valeur argumentative, philosophique et morale, convoquant ainsi le respect des exigeances de lhumanisme. Dans son trait De Oratore, CICRON esquisse une argumentation dialectique dont les lieux sont de purs topo, nayant plus de rapport avec les eid, mais contribuant par contre la dlimitation des catgories. LArpinate insiste dabord sur la dfinition, topos qui procde par partition, division logique ou tymologique. Il tudie galement les lieux de la relation: la similitude, les causes, les consquences et les oppositions logiques. Une double classification des arguments sinstaure: dune part on peut valuer leur degr de ncessit ou de probabilit; dautre part ils sappuient sur des valeurs morales et dialectiques. Les schmas dargumentation de CICRON refltent linfluence de PLATON et dun clectisme stoco-pripatticien. Soulignons, en dernier lieu, que la doctrine cicronienne rside dans une conception philosophique de la parole oratoire, dans une tactique de convaincre par lemploi des rcits orients, dans une loquence qui traite des personnes et sadresse aux passions. Avec HERMAGORAS et CICRON saffirme laspect hautement contradictoire de largumentation, celui qui sera mis en vidence par la rhtorique juridique de Ch. PERELMAN. 5. Sans se proccuper spcialement de largumentation, la scolastique ou la philosophie pratique dans les coles et les universits du Moyen ge est profondment marque par lesprit dARISTOTE. Cette philosophie est traverse par le conflit entre croyance et raison, la premire reprsente par la Bible, par Saint-Augustin, la seconde illustre par la Logique et les thories dARISTOTE. La scolastique atteint son apoge aux XIIe et XIIIe sicles, lorsque pour la premire fois les crits aristotliciens furent traduits et assimils par lOccident latin. Toute lhistoire de la philosophie scolastique peut tre conue comme une confrontation de lglise avec lassimilation dARISTOTE. Hritier de la culture grecque, le philosophe et homme politique latin BOCE (Anicius Manlius Severinus Boetius) traduisit et commenta en latin les traits dARISTOTE dont il voulait accorder la philosophie avec celle de PLATON. Son commentaire une Introduction (Isagoge) des Catgories dARISTOTE due au noplatonicien syrien PORPHYRIOS, ses propres commentaires aux traits De linterprtation et Les Catgories ont constitu le fondement de la Logique Ancienne (Logica Vetus) du XIIe sicle. Avec les travaux des grammairiens latins tardifs PRISCIANUS et DONATUS, cette logique a beaucoup contribu llaboration dune thorie de la signification. Lintrt pour la logique saccrot au dbut du XIIe sicle grce aux crits de Pierre ABLARD, qui, par sa passion pour la logique et son esprit critique, devint un des fondateurs de la scolastique. Son trait Sic et non, o apparaissaient juxtaposs des passages de la Bible qui se contredisaient, constitua un dfi lanc aux thologiens et relev par ceux-ci dans les termes mmes de la logique dABLARD. Cest ce qui a cr cette relation dlicate entre raison et croyance, propre la scolastique. La philosophie scolastique favorisa un systme denseignement bas sur le trivium (grammaire, rhtorique et logique), bouillon de culture pour ltude de la nature du langage, de la signification, des sophismes, des raisonnements et des infrences. Enseigne durant la seconde moitie du XIIIe sicle Paris, la grammaire spculative des Modistes tmoigne du dsir de comprendre les fondements de lorganisation langagire, de faire de la grammaire un art ou, au mieux, une science. Cette grammaire dite des Modistes sefforce de dgager les modes de signifier (do le nom de Modistes ) et dtablir les conditions de vrit des propositions. La pratique du dbat oral, dveloppe dans les universits, donna naissance la forme littraire strotype de quaestio, type argumentatif dans lequel des autorits divergentes sont amenes se confronter pour tre ensuite reconcilies. Cest cette forme qui prdomine dans les crits acadmiques du Moyen ge. Le Matre - magister artium - formulait une question; tel tudiant argumentait en faveur dune rponse, tel autre en faveur de la rponse contraire et, finalement, le Matre intervenait pour rpondre luimme la question et apporter toutes les solutions aux arguments contradictoires formuls par les tudiants. Les arguments pro et contra sappuyaient sur des autorits tels La BOCE, ARISTOTE, Saint AUGUSTIN ou la Bible. La solution finale sobtenait ainsi grce des distinctions dans la signification des mots, de telle manire quil en rsultait la mise daccord dune autorit avec une autre, la condition prs de faire ressortir les acceptions diffrentes des termes-cls. De l, ladage scolastique bien connu: Lorsquon trouve une contradiction, il faut oprer une distinction . Tel est, en gros, le schma argumentatif de ce type de dbat, nomm quaestio disputata, qui avait lieu entre matres et tudiants. Les dbats publics (quaestiones quodlibetales) taient des joutes intellectuelles dune telle importance que tout le monde pouvait y prendre part, les activits intellectuelles tant suspendues pendant le droulement de ces dbats. Les questions y taient formules par nimporte qui (a quolibet) et sur nimporte quel sujet (de quolibet). Les objections que le Matre-Dfendeur devait affronter taient si incommodes et imprvisibles que certains tenaient cet exercice pour un supplice et prfraient sen passer. Les grandes synthses, telles Summa Theologiae et Summa contra Gentiles de Thomas dAQUIN, reposent sur des enchanements de quaestiones, o la rsolution dune question en amne une autre jus-

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qu ce que tout le champ problmatique soit puis. Lensemble des rponses est concevoir comme un grand systme cohrent. Toute la littrature philosophique et thologique mdivale revt ainsi soit la forme de commentaires, soit celle de quaestio, la premire exposant les opinions de diffrentes autorits, le seconde les conciliant entre elles. 6. Aprs cet essor dans la pense de lAntiquit classique, largumentation connut de longs sicles de silence. Nous essayerons cependant den trouver des illustrations fragmentaires dans lvolution de la pense occidentale. Ainsi, par exemple, pendant la deuxime moiti du XVe sicle et le premier tiers du XVIe sicle, se manifestent en France les potes nomms les grands rhtoriqueurs (Jean LEMAIRE DE BELGES, Guillaume CRTIN, Pierre GRINGOIRE et autres). Potes de circonstances, attachs de grandes maisons seigneuriales, valets de chambre et chroniqueurs ou historiographes mdiocres, sans originalit et sincrit bien souvent, les grands rhtoriqueurs ont t des exprimentateurs ingnieux du langage potique. Ces matres de lallgorie, du calembour, des pirouettes verbales, ont accord une grande attention lornement verbal, aux complications rythmiques, aux abstractions personnifies. Parmi les nombreux genres cultivs, ils ont accord une premire place au doctrinal, leurs uvres se proposant de moraliser, dinstruire, de transmettre quelque vrit. Les dbats moraux, de contestation, amoureux, occupent une place importante dans leurs crits. Ces potes ont galement compos des blasons laudatifs ou dprciatfs. En vritable prcurseur de la Plade, Jean LEMAIRE DE BELGES entreprend dans Concorde des deux langues (1511 ou 1512) une dfense du franais, en rien infrieur au toscan; il y dfend galement lide de concorde, sur le plan littraire et politique, entre la France et lItalie, pays prdestins, selon lui, sentendre. Un schma argumentatif vident se retrouve dans son uvre capitale: Illustration de Gaule et singularits de Troie (histoire monumentale en prose dont le premier volume parut en 1511, le deuxime en 1512 et le troisime en 1513), dans laquelle Jean LEMAIRE DE BELGES se propose de dmontrer lascendance troyenne des Germains et des Gaulois. Cette uvre recle une intention politique vidente: en montrant la provenance dun tronc commun des maisons des Gaules celtique et belge, lauteur exhorte lunion des couronnes de France et dAutriche dans le but de combattre les Turcs et de reconqurir Troie. On voit ainsi comment le XVIe sicle noue lalliance entre les divinits antiques et les maisons royales dEurope. 7. Au XVIe sicle, le manifeste de la Pliade, La Dfense et Illustration de la langue franaise (1549), renferme autant une dfense et un loge du franais quun programme vigoureux de lenrichissement et du dveloppement de cette langue. Document complexe, tmoignant de la psychologie de tout une gnration de potes , de leur art potique, ce texte argumentatif repose sur une antinomie dialectique, tant engag la fois dans le prsent et dans le pass. Lantiquit grco-latine constitue un argument dautorit essentiel dans la lutte contre lesprit mdival thologal. Le premier remde recommand pour pallier la pauvret du franais est la traduction des meilleurs textes anciens. cela sajoute lart rhtorique constitu par les cinq parties de bien dire : linvention, llocution, la disposition, la mmoire, la prononciation, les deux premires tant essentielles. DU BELLAY propose deux moyens denrichissement du vocabulaire: linvention des mots nouveaux et le rajeunissement des mots anciens. Au-del de ses contradictions et de ses faiblesses, La Dfense apparat comme une revendication ardente de la dignit du franais et un plaidoyer argument en faveur de la culture nationale. Lattention accorde au travail de la langue, la formulation dune thorie gnrale de lart dcrire constituent un acquis moderne de ce document culturel et linguistique. 8. La cristallisation dune certaine forme argumentative, dun certain type de texte argumentatif nous semble appartenir au XVIIe sicle. Les penses des moralistes, celles de PASCAL en constituent des formes classiques. Il suffit de se rapporter, ce sujet, au paradoxe sceptique propre PASCAL et sous-tendu par un certain type de raisonnement, la diffrence du paradoxe dogmatique, issu du mariage de lesprit dARISTOTE avec celui de DESCARTES et sous-tendu par un autre type de raisonnement. Prcurseur de la longue tradition empiriste anglaise, qui va de LOCKE, HUME et J.-S. MILL Bertrand RUSSELL, Francis BACON rompt avec la pense aristotlicienne et la scolastique. Dans The Advancement of Learning (1605) et De Dignitate et Augmentis Scientiarum (1623), il essaie de renouveler lordre des sciences par la proposition dune classification base sur la distinction des facults de lme: histoire (mmoire), posie (imagination) et philosophie (raison). La pense de Fr. BACON, concrte, pratique et thorique en mme temps, est oriente vers lavenir, seul garant de labandon des ides embarrassantes des mthodes traditionnelles. Dans la seconde partie de son Novum Organum (1620), Francis BACON proposa les principes dune mthode inductive et exprimentale. Il souligna, juste titre, que la logique syllogistique traditionnelle nest

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pas un moyen pour des dcouvertes empiriques, mais seulement un moyen de dvoiler les consquences dductives des donnes pralablement acquises. Il mit en vidence la ncessit de soumettre aux preuves les gnralisations pour la recherche des cas ngatifs . Refusant lempirisme spontan tout comme le rationalisme abstrait, il fit de la connaissance scientifique la dcouverte des causes naturelles des faits et la dtermination de leur forme. Selon DALEMBERT, BACON fut le premier promouvoir la ncessit de la physique exprimentale. En voulant dcouvrir les motivations psychologiques et les intrts humains qui prsident aux diffrents types de conceptions philosophiques, Fr. BACON substitue aux paralogismes et aux sophismes dans la tradition aristotlicienne une numration des causes derreurs qui affectent les jugements humains. Il sy agit dune nouvelle conception dans lapproche de lerreur. Les idola mentis ou apparences trompeuses ont pour sources des erreurs dans la perception. Ces idoles sont de quatre types: (1) idoles ou erreurs de la tribu ou de la nation, dues lanthropomorphisme naturel de lesprit humain; (2) idoles de la caverne , dformations dues aux habitudes de lhomme, son ducation, la nature propre de chaque individu; (3) idoles du forum , du march ou de lagora , cest--dire du langage commun, dont le mauvais usage impose la pense des fantmes, embrouille et pervertit le jugement; (4) idoles du thtre , divers dogmes philosophiques ainsi que les faux principes de dmonstration, les ides errones sur ce quest le savoir. Ces idoles sont dites du thtre, parce que les diverses philosophies ne sont quautant de pices de thtre mettant en scne les mondes quelles ont crs . Les idoles rsument plus compltement que tout autre uvre un changement dattitude envers les paralogismes, les sophismes et lerreur. partir de l, lanalyse des fallacies fera appel des facteurs psychologiques, dans le cas des Idoles de la Tribu et de la Caverne, ou des facteurs sociaux dans le cas des Idoles du March. Les Idoles du Thtre ne sont pas invoqus aussi directement, au moins dans la tradition empiriste anglaise, largument dautorit est plutt considr comme un paralogisme que comme dot dune validit intrinsque (HAMBLIN, C. L., 1970: Fallacies, London, Methuen, cit. ap. Ch. PLANTIN, 1990: 120 121). Lhritage de lanalyse des erreurs de jugement est important pour toute la ligne des philosophes qui se rclament des empiristes anglais. De Fr. BACON Stuart MILL (A System of Logic, 1843) et jusquau Trait de logique formelle de J. TRICOT (1973, 3me dition, Vrin, Paris) on traite des problmes dessence logico-linguistique - paralogismes et sophismes - pour basculer vers lanalyse de lerreur de mthode et de lillusion sensorielle. 9. Fondateur de lempirisme anglais classique, John LOCKE prsente dans son uvre philosophique An Essay Concerning Human Understanding (1690) une valuation critique des origines, de la nature et des limites de la raison humaine. Tmoignant de certains rapports avec luvre de DESCARTES et se trouvant, en mme temps, en opposition vidente avec celle-ci, J. LOCKE dfend la thse quon ne saurait possder une connaissance vidente des vrits gnrales sur le monde. Lunit de base de la connaissance est pour LOCKE lintuition. Lhypothse que le langage employ pour la classification des objets se fonde ncessairement sur ce que nous concevons comme qualits essentielles des objets et non sur une connaissance sre et certaine des essences relles de ces objets mmes constitue une critique pertinente du programme rationaliste ddification de la science prconise par DESCARTES et SPINOZA. LOCKE conteste les fausses aspirations une science de la nature entirement dmonstrative. Une haute probabilit caractrise les sciences de la nature. Avec J. LOCKE, une problmatique propre de largumentation simpose la pense philosophique. Dans le Livre IV de son Essai, J. LOCKE distingue quatre sortes dargumentation: (1) Argumentum ad verecundiam, cest--dire largumentation dautorit. Par modestie (verecundia: modestie, pudeur ) on sen tiendra lopinion des hommes minents par leur fonction, leur savoir, leur pouvoir ou pour toute autre raison. (2) Argumentum ad ignorantiam, ou argumentation sur lignorance. C'est le stratagme employ par ceux qui demandent ladversaire dadmettre ce quon leur prsente comme une preuve, ou bien den fournir une meilleure. (3) Argumentum ad hominem, forme dargumentation lgitime pour vrifier la cohrence de la personne qui est en question. Il sagit dune argumentation fallacieuse dont les prmisses ne font quattaquer une certaine personne (en se rapportant, par exemple, son manque dintgrit morale), alors que la conclusion sattache prouver la fausset dune thse que cette personne dfend. Ce type dargumentation peut, le cas chant, dmontrer une inconsquence intressante entre une personne et ses opinions ou bien elle peut nous amener suspecter les raisons de sa conduite. Cette argumentation est invalide lorsquelle prtend trancher sur le fond du dbat, elle ne prouve rien sur la vrit ou la fausset de la thse. Il est mentionner que largumentum ad hominem connat aussi une seconde acception. Il sagit du dsaccord moral de deux interlocuteurs. Largumentation prend pour prmisse ce quune des parties accepte, mais lautre instance argumentative refuse; celle-ci en dduit une consquence inacceptable pour la premire partie.

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(4) Argumentum ad juridicium, seule forme valide dargumentation, qui se fonde sur le jugement, sur la nature des choses. Il sagit, selon LOCKE, des preuves issues des fondements de la connaissance ou de la probabilit. Seule cette argumentation peut produire du savoir. Cet argument est mis en contraste avec largumentum ad hominem, largumentum ad ignorantiam et largumentum ad verecundiam que LOCKE rejette. 10. La Logique de Port-Royal ou LArt de penser (1662) de ARNAULD et NICOLE, insparable de la Grammaire gnrale et raisonne de Port-Royal, reflte la tradition de la logique aristotlicienne et elle est profondment marque par linfluence des mthodes de penser de BACON et DESCARTES. Divise en quatre parties -analyse de lide, du jugement, du raisonnement, de la mthode - cette logique est, avant la lettre, une logique naturelle, une logique qui fait une large part aux rapports entre logique logicienne et langue naturelle. Le problme des paralogismes [1] est trait par la Logique de Port-Royal dans sa troisime partie, consacre au raisonnement, aux chapitres 19 Des diverses manires de mal raisonner, que lon appelle sophismes et 20 Des mauvais raisonnements que lon commet dans la vie civile et dans les discours ordinaires . Sont retenus comme sophismes, par exemple, les cas suivants: (i) - Prouver autre chose que ce qui est en question. Dans ce cas, la rfutation vise non pas la thse de ladversaire, mais une position expressment construite pour tre rfute. (ii) - Supposer pour vrai ce qui est en question. Cest ce quAristote appelle ptition de principe, ce quon voit assez tre entirement contraire la vraie raison; puisque dans tout raisonnement ce qui sert de preuve doit tre plus clair et plus connu que ce que lon veut prouver (pp. 306, cit. ap. Ch. PLANTIN, 1990: 121). (iii) - Prendre pour cause ce qui nest point cause, cest--dire non causa pro causa. (iv) - Juger dune cause par ce qui ne lui convient que par accident. rlle 11. Avec sa Science Nouvelle (en original: Principii di scienza nuova dintorno alla comune natura delle nazioni), parue en 1725, le philosophe de lhistoire Giambattista VICO accomplit le passage de la philosophie scolastique la philosophie romantique, en brlant les tapes et tout en niant la valeur du cogito cartsien avant den avoir prouv jusqu lpuisement les valeurs explicatives. La Science Nouvelle offre, au dbut du XVIIIe sicle, lesquisse des fondements modernes de la philosophie de lhistoire et fournit une explication commune la varit des cultures et civilisations humaines. En employant des axiomes et des dmonstrations, Giambattista VICO sefforce de trouver une langue mentale commune toutes les nations . Son historisme sappuie sur les trois ges : lge des dieux , lge des hros et lge des hommes . Ces trois ges constituent un cycle complet de lvolution de lhumanit. Lidentit du droit naturel des peuples au cours de lhistoire signifie lidentit dune civilisation particulire et la nature commune de toutes les nations . G. VICO tablit les tapes de la connaissance, partir de la connaissance fantastique, due limagination, vers la connaissance rationnelle, et il pose, de cette faon , les fondements de lesthtique et de la potique. Dans la philosophie de VICO, le sentiment religieux se convertit en la conscience de la dignit de lhomme et implique, sur le plan esthtique, lloge de leffort permanent en tant que critre suprme de lexcellence de lhomme. Le philosophe de lhistoire reprend ainsi les thmes majeurs de lhumanisme de la Renaissance auxquels il confre les fondements de lhistoire, la dignit de lhomme apparaissant comme le rsultat dune longue marche de lanimalit vers lhumanit, vers les institutions juridiques de plus en plus responsables de lidal de justice, dune longue volution allant de la connaissance mythique la connaissance rationnelle, capable de dcouvrir les rapports rels entre les objets et les phnomnes. Une certaine structure argumentative sous-tend la pense de G.VICO. Les cinq livres qui structurent La Science Nouvelle reposent sur la convergence des preuves dordre historique vers la conclusion nonce dans le titre, cest--dire la nature commune de toutes les nations ou lunit essentielle de leurs histoires particulires. Le Premier livre se propose de dcouvrir les lois internes ou le principe immanent et unitaire des histoires particulires des peuples de lAntiquit en partant de la prmisse verum et factum convertuntur . Les deuxime et troisime livres prsentent les arguments, offerts par lhistoire de lhumanit, attestant son chemin initial, lge potique. Dans la sagesse potique , base sur les mythes, les relations causales objectives sont transfigures selon une logique potique . Leffort permanent de lhumanit dans son volution est marqu par des contradictions, par des contrastes, par des tensions. Chaque instant de cruaut ou dinjustice est la prmisse ncessaire pour une meilleure organisation. La providence, principe directeur du progrs, est chez VICO la rationalit immanente en histoire (selon le mot de B. CROCE). Pour VICO, la convergence du verum et du factum signifie leur identit sur le plan pistmologique, le philosophe de lhistoire introduisant ainsi lhistorisme anthropocentrique (Nina FAON, Studiu introductiv la Stiinta Noua, Editura Univers, pp. 37). Lhomme ne

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cre pas le monde, il cre lhistoire, et celle-ci se droule conformment la loi de la succession des trois ges. La providence nest que la manifestation des lois immanentes de lhistoire, la rationalit intrinsque de lhistoire. En vitant le scepticisme, La Science Nouvelle renferme, laube du XVIIIe sicle, lesquisse des recherches ultrieures sur la dfinition et la classification des sciences de lesprit qui, de HERDER HEGEL et Auguste COMTE, se sont efforces de poser les fondements de la philosophie moderne de lhistoire.

2. Largumentation au XXe sicle0. La renaissance de largumentation au XXe sicle, son retour en force pendant la deuxime moiti de notre sicle sexpliquent par un terreau historique favorable; elle est contemporaine de lintrt toujours accru pour la langue naturelle et sa logique. Dune part se multiplient les tudes sur le langage naturel et sur la logique naturelle, dbouchant sur la pragmatique et la thorie du discours, domaine dpassant limmanence du langage par la prise en charge de lnonciation, des facteurs situationnels, interactifs et intentionnels. Dautre part, les universits ont cr des enseignements axs sur la persuasion. La rhtorique connat ainsi un nouveau souffle.Des chercheurs modernes (et nous pensons Ch. PLANTIN, 1990) prennent le terme de rhtorique dans son acception ancienne de thorie des discours sociaux lis la manipulation, la propagande, ainsi quaux savoirs communs ou laction argumente. Ces discours en dpendance essentielle de leur contexte, sont orients par lintention de l/des nonciateur(s) de produire des effets dtermins sur des publics / destinataires diffrencis. Une logique juridique, pleinement justifiable de lart dargumenter se fait jour. Somme toute, le XXe sicle est caractris par la parole argumentative. Cette parole argumentative se reflte dans le discours quotidien. Voici ce qucrit ce sujet Pierre OLRON: Largumentation fait partie de notre vie quotidienne. Il nest gure de pages de journal, de squence la radio ou la tlvision qui nexposent ou ne rapportent les arguments dun ditorialiste, dun invit, dun homme politique, dun auteur, dun critique... Les textes ou les prsentations explicitement publicitaires argumentent pour justifier lachat ou la consommation dune marchandise ou de quelque produit culturel. lgard de ceux-ci, des magazines ou des chroniques spcialises se livrent des examens critiques qui font apparatre qualits ou faiblesses et incitent les adopter ou les rejeter. Et mme la description dvnements, voire la prsentation dimages sont parfois des arguments implicites en faveur de thses que lhabilet de leurs dfenseurs conduit ici ne pas dmasquer davantage. Chacun de nous, par ailleurs, divers moments, en diverses circonstances, est amen argumenter, quil sagisse de plaider sa cause, de justifier sa conduite, de condamner ou de louer amis, adversaires, hommes publics ou parents, de peser le pour et le contre dun choix ou dune dcision. Et il est la cible darguments dvelopps par dautres dans les mmes contextes, sur les mmes sujets. (1983: 3 - 4). De point de vue thorique, le XXe sicle se caractrise par le passage du paradigme issu des thories aristotliciennes et de ses continuateurs romains au paradigme largi dune rhtorique pistmique et dune thorie du discours, conues comme des modes de connaissance et dinfluence des destinataires. Dautre part, des linguistes comme Ch. PLANTIN considrent largumentation comme une quatrime fonction du langage, selon lexpression de K. POPPER. La fonction argumentative, fonction critique, caractrise les langues naturelles. Elle opre une restructuration de trois fonctions primaires repres par BHLER dans le procs gnral de communication: exprimer le soi, faire impression sur lautre, dcrire le monde. Elle leur donne sens en les soumettant aux exigences dune situation problmatique, dune rencontre polmique o des positions ou des intrts se conjuguent ou se heurtent (Ch. PLANTIN, 1990: 9). A. Le moment Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA 1. Lapparition de la thorie moderne de largumentation en tant que nouvelle rhtorique est atteste par la publication en 1958 du classique Trait de largumentation, d Cham PERELMAN et Lucie OLBRECHTS-TYTECA et qui marque lapoge de lcole de Bruxelles. Renouant avec la tradition aristotlicienne de la rhtorique et de la dialectique grecques, la thorie de largumentation de Ch. PERELMAN et de L. OLBRECHTS-TYTECA reprsente lavnement dune logique juridique, dune logique de la communication, dune logique sociale mme de marquer un tournant dcisif dans ltude du discours, de la rhtorique et de la logique naturelle. Ch. PERELMAN, autant quinventeur dune Nouvelle rhtorique, est philosophe du droit. Lune des profondes originalits de son uvre est davoir intgr la thorie de largumentation une philosophie de la connaissance et une philosophie de la dcision et de laction, profondment explicites. La situation argumentative est une situation originellement conflictuelle. Pour PERELMAN, le conflit a une ralit irrductible au malentendu. Et de ce point de vue, les concepts de juste et de justice

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jouent un rle central dans sa thorie. Le juste , cest ce qui est justifi , donc raisonnable, quil sa gisse dune dcision ou dun nonc visant la vrit et ceci au moins dans une pistmologie justificationniste . La thorie de largumentation de Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA constitue une rupture avec une conception de la raison et du raisonnement issue de Ren DESCARTES et qui avait marqu de son sceau la philosophie occidentale des trois derniers sicles. Retour vers la philosophique grecque de lAntiquit ? Oui et non, dans la mesure o largumentation, dont lextrait de baptme est le Trait de Ch. PERELMAN et de sa collaboratrice, renoue avec la philosophie et la logique aristotlicienne et, en mme temps, les dpasse de beaucoup, dbouchant sur une logique ou plutt vers des logiques non classiques: logique dontique, logique de laction, logique juridique, logique pistmique, logique dynamique du contradictoire et tire toute sa vigueur des thses et hypothses propres dautres sciences: psychologie, sociologie, thorie des discours, logique. 1.1. Le domaine de largumentation - crivent dans lIntroduction les auteurs de Trait - est celui du vraisemblable, du plausible, du probable, dans la mesure ou ce dernier chappe aux certitudes du calcul (1958: 1). Or, tout cela rompt avec la conception cartsienne, base sur le dogme du raisonnement more geometrico et qui avait beaucoup influenc le systme de pense des philosophes dsireux de construire un systme formel qui puisse atteindre au statut de science. En faisant de lvidence [2] la marque de la raison, DESCARTES ne considrait comme rationnelles que les dmonstrations qui, partir dides simples et distinctes, propageaient, grce des preuves apodictiques, lvidence des axiomes tous les thormes. Dans la premire partie du Discours de la mthode, DESCARTES tenait presque pour faux tout ce qui ntait que vraisemblable . Le premier prcepte observ par la pense de DESCARTES fut de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse videmment tre telle: cest--dire dviter soigneusement la prcipitation et la prvention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se prsenterait si clairement et si distinctement [3] mon esprit que je neusse aucune occasion de le mettre en doute (Discours de la mthode, Classiques Larousse, 26 27). Dans cette conception philosophique, le dsaccord est signe derreur. Toutes les fois que deux hommes portent sur la mme chose un jugement contraire, il est certain disait DESCARTES - que lun des deux se trompe. Il y a plus, aucun deux ne possde la vrit; car sil en avait une vue claire et nette, il pourrait lexposer son adversaire de telle sorte quelle finirait par forcer sa conviction (Rgles pour la direction de lesprit: 205 206). Comme Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA lont affirm, cest lide dvidence, comme caractrisant la raison, quil faut sattaquer si lon veut faire une place une thorie de largumentation, qui admette lusage de la raison pour diriger notre action et pour influer sur celles des autres. Lvidence est conue, la fois, comme la force laquelle tout esprit normal ne peut que cder et comme signe de vrit de ce qui simpose parce quvident. Lvidence relierait la psychologie au logique et permettrait de passer de lun de ces plans lautre (1958: 4 5). Or, la nature mme de la dlibration et de largumentation soppose la ncessit et lvidence, car on ne dlibre pas l o la solution est ncessaire et lon nargumente pas contre lvidence. 1.2. Ainsi assiste-t-on durant ces trois dernires decennies de notre sicle, fortement marques par lesprit scientifique et technique, une remise en honneur de la distinction classique entre logique et argumentation. Et cela dans le contexte plus large de la revalorisation des distinctions entre vrit et adhsion, ncessaire et plausible, vidence et apparence. Les concepts de persuasion et de conviction se frayent vigoureusement un chemin travers la prise en charge des donnes sociologiques et psychologiques . Si le domaine du logique est formel, le champ de largumentation circonscrit le psycho-sociologique et la thorie correspondante simposera par lanalyse des techniques de conditionnement par le discours (P. IOAN, 1983: 94). Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA ont corrli la tournure logique de leur thorie avec les 'logiques' non-formelles, telles la 'logique des sentiments' de RIBOT, la 'logique sociale' de TARDE, la 'logique des valeurs' de GOBLOT, et surtout avec la logique pistmique, les logiques dontiques et la logique des normes de G. KALINOWSKI, la logique de laction de G. H. von WRIGHT, la logique du contradictoire de St. LUPASCO, le modle mathmatique de F. GONSETH, et mme avec les systmes des grammaires floues de ZADEH. En rupture cette fois avec la tradition, et la diffrence de St. E. TOULMIN, PERELMAN dfinit largumentation sans recours la notion de vrit. 1. 3. Ch. PERELMAN rejette la notion dvidence au profit de celle dadhsion. Il est de bonne mthode - crivent les auteurs du Trait - de ne pas confondre, au dpart, les aspects du raisonnement relatifs la vrit et ceux qui sont relatifs ladhsion, mais de les tudier sparment, quitte se proccuper ultrieurement de leur interfrence ou de leur correspondance ventuelles. Cest seulement cette condition quest possible le dveloppement dune thorie de largumentation ayant une porte philosophique (1958: 5).

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la diffrence de lvidence, ladhsion implique la personne qui argumente (lorateur) et surtout la personne laquelle sadresse largumentation (lauditoire, ainsi que les concepts de monde possible , de logique modale, de subjectivit, dunivers de croyance. Lobjet de la thorie de largumentation est - selon Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA - ltude des techniques discursives permettant de provoquer ou daccrotre ladhsion des esprits aux thses quon prsente leur assentiment (1958: 5). Ladhsion des esprits est caractrise par une intensit variable. Et voil lesprit dialectique souple dans lequel les auteurs raisonnent: rien ne vous oblige limiter notre tude un degr particulier dadhsion, caractris par lvidence, rien ne vous permet de considrer a priori comme proportionnels les degrs dadhsion une thse avec sa probabilit, et didentifier vidence et vrit (1958: 5). Lanalyse entreprise par Ch. PERELMAN et Lucie OLBRECHTS-TYTECA concerne les preuves quARISTOTE qualifiait de dialectiques; celles-ci avaient t examines dans les Topiques et leur utilit avait t prsente dans sa Rhtorique. On sait que par dialectique ARISTOTE comprenait lart de raisonner partir dopinions gnralement acceptes. La dialectique concerne les opinions, cest--dire les thses auxquelles on adhre avec une intensit variable. Le trait de Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA soccupe des moyens discursifs employs pour obtenir ladhsion des esprits. On y examine les techniques quutilise le langage pour persuader et pour convaincre lauditoire. Cest que largumentation vise, grce au discours, obtenir une action efficace sur les esprits. Une argumentation efficace est celle qui russit accrotre cette intensit dadhsion de faon dclencher chez les auditeurs laction envisage (action positive ou abstension), ou du moins crer, chez eux, une disposition laction, qui se manifestera au moment opportun (Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, 1958: 59). Largumentation apparat ainsi comme une action qui tend toujours modifier un tat de choses prexistant, qui vise modifier les dispositions pistmiques de lauditoire (auditeur ou sujet argument), qui le pousse laction. Largumentation a ainsi une triple porte: actionnelle, doxastique et dontique. 1.4. Toute argumentation sorganise autour dun auditoire. Puisque largumentation vise obtenir ladhsion de ceux auxquels elle sadresse (auditeurs ou sujets arguments), elle est, tout entire, relative lauditoire quelle cherche influencer. Et les auteurs de dfinir lauditoire comme lensemble de ceux sur lesquels lorateur veut influencer par son argumentation (1958: 25). Lauditoire prsum est toujours, pour le sujet argumentant, une construction plus ou moins systmatise. Les origines psychologiques et sociologiques de lauditoire y sont pour beaucoup. Une argumentation efficace suppose pour condition pralable la connaissance de ceux que lon se propose de persuader. Ce fait t systmatiquement mis profit par ARISTOTE qui, dans sa Rhtorique (Livre II, 12 17), parlant dauditoires classs daprs lge et la fortune, insra maintes subtiles descriptions, toujours valables pour la psychologie diffrencielle. CICRON (in Partitiones oratoriae) dmontra quil faut parler autrement lespce dhommes ignorante et grossire, qui prfre toujours lutile lhonnte et lautre, claire et cultive, qui met la dignit morale au-dessus de tout . QUINTILIEN, aprs lui, sattacha aux diffrences de caractre, importantes pour lauteur (De Institutione Oratoria). Lge, la psychologie, le milieu, le statut social des auditeurs ou sujets arguments influe de beaucoup sur lorganisation de largumentation. Il y en a plus: les trois genres oratoires dfinis par les Anciens - le dlibratif, le judiciaire et lpidictique - correspondaient, respectivement, selon eux, des auditoires en train de dlibrer, de juger ou, simplement, de jouir en spectateur du dveloppement oratoire, sans devoir se prononcer sur le fond de laffaire. Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA ont tabli trois espces dauditoire: 1) lauditoire universel, contitu par lhumanit tout entire ou du moins par tous les hommes adultes et normaux; 2) linterlocuteur ou lauditoire form, dans le dialogue, par la seule personne laquelle on sadresse; 3) lauditoire constitu par le sujet lui-mme, quand il dlibre ou se reprsente les raisons de ses actes. 1.4.1. Une argumentation qui sadresse un auditoire universel doit convaincre le lecteur du caractre contraignant des raisons fournies, de leur vidence, de leur validit absolue et intemporelle, indpendamment des contigences locales ou historiques. Ladhsion des esprits y semble suspendue une vrit contraignante. Le sujet nonciateur ou argumentant sefface devant la raison qui le contraint en lui enlevant toute possibilit de doute. la limite, la rhtorique efficace pour un auditoire universel serait celle ne maniant que la preuve logique (Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, 1958: 42). Lauditoire universel est construit par chaque orateur partir de ce quil sait de ses semblables. Chaque culture, chaque individu,a sa propre conception de lauditoire universel et une approche historique de ces variations nous ferait connatre de quelle manire les notions de 'rel', de 'vrai', d'objectivement

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valable' furent envisages. Largumentation lauditoire universel reste la ressource de disqualifier le rcalcitrant, en le considrant comme stupide ou anormal (voir aussi H. LEFEBVRE, 1947: 29). 1.4.2. Largumentation devant un seul auditeur pose les problmes du dialogue, de la discussion, du dbat, de la controverse. Ladhsion de linterlocuteur signifie que celui-ci sincline devant lvidence de la vrit, parce que sa conviction rsulte dune confrontation serre de sa pense avec celle de lorateur. Lessence profonde de largumentation est de nature dialogique. Convaincre quelquun cest - paraphraser A.-J. GREIMAS (1983) - le vaincre par des arguments forts, par ses propres arguments. Dautre part, celui qui cde nest pas vaincu dans une joute ristique, cest--dire dans une joute relative la controverse, mais bien il est cens stre inclin devant lvidence des raisons que largumentation lui fournit. Le choix de lauditeur unique est dtermin par les buts que sassigne lorateur, mais aussi par lide quil se fait de la manire dont un groupe doit tre caractris. Le statut de linterlocuteur laisse ses traces dans les stratgies argumentatives. 1.4.3. Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA considrent la dlibration avec soi-mme comme une espce particulire dargumentation. Le sujet qui dlibre est souvent considr comme une incarnation de lauditoire universel. 1.5. Les auteurs du Trait de largumentation construisent progressivement une thorie du raisonnement argumentatif par lanalyse des moyens de la preuve qui agit dans les sciences juridiques, en droit et en philosophie. Le point de dpart de largumentation et les prmisses de celle-ci sont assurs - selon eux - par le concept daccord. Laccord de lauditoire porte tantt sur le contenu des premisses explicites, tantt sur les liaisons particulires utilises, tantt sur la faon de se servir de ces liaisons; dun bout lautre, lanalyse de largumentation concerne ce qui est cens admis par les auditeurs. Ainsi classifient-ils les types dobjets daccord en plusieurs classes. Il sagit tout dabord dobjets qui appartiennent au rel: les faits, les vrits dune part, les prsomptions de lautre. Les faits, les vrits et les prsomptions sont caractriss par laccord de lauditoire universel. Il sagit ensuite dobjets de croyance relatifs au prfrable: les valeurs, les hirarchies, les lieux. 1.5.1. On parle gnralement de faits pour dsigner des objets daccord prcis, limits; par contre, les vrits sont des systmes plus complexes, relatifs des liaisons entre les faits. Les vrits se retouvent dans les thories et hypothses scientifiques, dans les conceptions philosophiques. Les prsomptions, admises demble comme point de dpart des argumentations, et dont certaines peuvent tre imposes lauditoire par des conventions, jouissent galement de laccord universel. Nanmoins, cette adhsion nest pas maximum, elle doit tre renforce par dautres lments. Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA citent comme exemples de prsomption dusage courant: - la 'prsomption de crdulit naturelle' qui fait que notre premier mouvement est daccueillir comme vrai ce que lon nous dit; - la 'prsomption dintrt', daprs laquelle nous concluons que tout nonc port notre connaissance est cens nous intresser; - la 'prsomption concernant le caractre cens de toute action humaine'. Les prsomptions sont lies dans chaque cas particulier au normal et au vraisemblable. La prsomption la plus gnrale, cest quil existe pour chaque catgorie de faits et notamment pour chaque catgorie de comportements un aspect considr comme normal qui peut servir de base aux raisonnements. On prsume, jusqu preuve du contraire, que le normal est ce qui se produira, ou sest produit, ou plutt que le normal est une base sur laquelle nous pouvons tabler dans nos raisonnements (Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, 1958: 95). Et les auteurs de continuer: Nous servant de langage statistique pour dcrire ces aspects, nous dirons que la notion de normal recouvre le plus souvent [...], suivant les cas, les ides de moyenne, de mode et aussi de partie plus ou moins tendue dune distribution (op.cit.: 95). Le normal dpend toujours du groupe social de rfrence; celui-ci est minement instable. Ainsi, dans largumentation judiciaire interviennent des variations du groupe de rfrence. 1.5.2. En tant quobjet daccord, les valeurs, les hirarchies et les lieux ne prtendent qu ladhde groupes particuliers. Lies une multiplicit de groupes dauditeurs, les valeurs interviennent dans les domaines juridique, politique, philosophique comme base dargumentation tout au long du raisonnement. Concrtes ou abstraites, les valeurs sont des objets daccord permettant une communion sur les faons particulires dagir. Quand elles sont vagues, certaines valeurs se prsentent comme universelles et prtendent un statut semblable celui des faits. Quand elles sont prcises, elles se prsentent simplement comme conformes aux aspirations de certains groupes particuliers. sion

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propos des hirarchies, les initiateurs du programme de la nouvelle rhtorique soutiennent que les hirarchies des valeurs sont plus importantes du point de vue de la structure dune argumentation que les valeurs elles-mmes. Ainsi, la valeur qui est fin est juge suprieure celle qui est moyen, la valeur qui est cause suprieure celle qui est effet. Les lieux sont des prmisses dordre trs gnral. La catgorie de lieux reprsente la nouvelle configuration des topo quARISTOTE avait dcrits dans ses Topiques et classifis dans sa Rhtorique. Pour nous, les lieux sont les arguments mmes, cadres ou formes gnrales de la pense, tmoignant du rapport langue - logique. Pour les Anciens, les lieux dsignent des rubriques sous lesquelles on peut classer les arguments; les lieux sont dfinis comme des 'magasins darguments'. Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA rpartissent les lieux dans les catgories suivantes: - Lieux de la quantit: les lieux communs qui affirment que quelque chose vaut mieux quautre chose pour des raisons quantitatives. Par exemple, la prfrence accorde au 'probable' sur l'improbable' au 'facile' sur le 'difficile', la plupart des lieux tendant montrer lefficacit dun moyen: l'habituel', le 'normal'. - Lieux de la qualit; ceux-ci apparaissent quand lon conteste la vertu du nombre. Ces lieux interviennent dans le discours polmique. la limite, le lieu de la qualit aboutit la valorisation de lunique, qui, tout comme le normal, est un des pivots de largumentation (Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, 1958: 20). - Lieux de lordre: ils affirment la supriorit de lantrieur sur le postrieur, de la cause sur les effets, des principes et des lois sur les faits, etc. - Lieux de lexistant: ils affirment la supriorit de ce qui existe, de ce qui est actuel, rel, sur le possible, lventuel ou limpossible [4]. - Lieux de la personne, lis la dignit, la valeur, aux mrites, lautonomie de la personne. - Lieux de lessence: le fait daccorder une valeur suprieure aux individus en tant que reprsentants bien caractriss de cette essence. Ces lieux sont bass sur une comparaison entre individus concrets; ce qui incarne le mieux un type, une essence, une fonction est valoris par le fait mme [5]. Nous ninsisterons plus sur les innombrables acquis de la thorie de largumentation des deux pionniers belges de la nouvelle rhtorique. Un travail immense est consacr aux techniques argumentatives: la classification des arguments, les liaisons qui fondent la structure de rel, la dissociation des notions, linteraction des arguments. 1.6. Lentreprise de Ch. PERELMAN et de sa collaboratrice marque un tournant dans la science du langage et de la rhtorique. lire G. VIGNAUX (1976: 25), leur mrite est davoir rhabilit lide dune sorte de 'raison pratique'. Cest que depuis les quatre dernires decennies, lintrt a commenc se porter sur ces raisonnements propres la vie sociale dont la spcificit est que, conduisant des dcisions et des opinions, ils servent autant justifier qu convaincre de vrits. Cham PERELMAN et Lucie OLBRECHTS-TYTECA participent de ce courant de recherches. La fortune du travail des pionniers de la nouvelle rhtorique est riche de consquences. Le Trait de largumentation a ouvert la voie de nombreuses recherches en rhtorique, en logique, en psychologie, en sociologie, en linguistique discursive. Le tableau de la diversification et du nuancement sans prcdent des procdures logiques qui sen sont inspires est esquiss par Petre BOTEZATU dans son essai Harta logicii (1973, Junimea, Iasi). La logique classique, aristotlicienne, de nature formelle, se voit vigoureusement complte par dautres procdures toujours formelles, mais infiniment plus complexes et diversifies, cest--dire plus adaptes au contexte pistmologique de notre seconde moiti du XXe sicle. B. Les modles des logiciens: L. APOSTEL, G. H. von WRIGHT, J.-Bl. GRIZE, G. VIGNAUX

1. La continuation de leffort des pionniers de largumentation dans la ligne de la rintgration de laspect social de la pense dans la logique est surtout propre au logicien belge Lo APOSTEL. 1.1. Lo APOSTEL est lauteur dun modle interdisciplinaire de largumentation bas sur lide que celle-ci est une interaction linguistique de valeurs et de significations provoque par certaines tensions. La thorie des conflits de BERLYNE est employe dans linterprtation de linformation psychologique. De cette faon, APOSTEL arrive postuler le concept dimplication rhtorique et celui dincompatibilit rhtorique, ce qui suggre la possibilit de dcouvrir des classes darguments qui tendent expressment gommer les sources du conflit. Dans ce modle complexe et dynamique, la thorie des jeux (de VON NEUMANN et MORGENSTERN) savre tre fort utile, puisquelle pourra rpondre des questions comme: quels sont les schmes argumentatifs adquats tel jeu rhtorique ? , le jeu rhtorique est-il un jeu au

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second degr ? . Les acquis de la thorie psychologique de J. PIAGET, ceux de la logique dialogique et oprationnelle (de P. LORENZEN) sont mis profit. 1.2. Cest toujours au logicien belge Lo APOSTEL que nous devons le mariage de la thorie de lquilibre cognitif avec largumentation. Lo APOSTEL part de lide que toute argumentation vise la transformation des attitudes et des convictions. Les schmes de persuasion se ramnent ainsi la prsentation des prmisses qui crent des systmes dsquilibrs de convictions-attitudes qui ne sont pas accompagns de convictions ou attitudes exprimes par les conclusions . Les techniques argumentatives tchent de rtablir cet quilibre interpersonnel. Visant la cration dune thorie complexe de la coopration argumentative o le psychologique [6], le social, le logique et le rhtorique se rejoignent, L. APOSTEL savre un digne continuateur des efforts de Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA. 2. Une tude complexe de largumentation devrait intgrer certaines ides de la logique de laction, tout en se refusant sa formalisation outrancire. Dfinie dj par ses initiateurs, comme une action qui tend toujours modifier un tat de choses prexistant (Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, 1958: 72), largumentation est fortement marque par la logique de laction. Une logique de laction savre tre un pralable ncessaire de la logique des normes ou de la logique dontique. Si la logique formelle - dans sa forme classique - dcrivait un tat statique du monde, la logique de laction et les logiques dontiques mettent au centre de leur dmonstration lide de changement. Les actes - crit G. H. von WRIGHT, le crateur de la logique dontique, dans son livre Norm and Action (trad. roumaine Editura Stiintifica si Enciclopedica, Bucuresti, 1982) - se trouvent dans une connexion intime avec les changements. Un tat qui nest pas prsent peut apparatre comme rsultat de lintervention de lhomme sur le monde; au mme titre, un tat prsent peut tre amen disparatre. Laction peut, en mme temps, prolonger ltat de choses qui autrement disparatrait ou supprimer des tats qui, dans le cas contraire, apparatraient. Une prmisse ncessaire dune logique de laction est donc une logique du changement (Prefata, Editura Stiintifica si Enciclopedica 1982:7). Schmatiquement, le conception de von WRIGHT est la suivante: une action sexprime par une transformation T dun tat de fait (par exemple ~ p = df La fentre nest pas ferme ) en un autre tat (p =df La fentre est ferme ), ce quil note: ~ p T p. Dautre part, on peut accomplir une action et on a d ( ~ pTp), ou on peut sen abstenir et on a f (~ pTp). Enfin, laccomplissement ou labstention peuvent tre obligatoires ( O = ' obligatoire ')

Od(~pTp),Of(~pTp)

ou permis (P = ' permis ')

Pd(~ptp),Pf(~pTp).

En sattachant parfaire la logique des normes, G.H. von WRIGHT tudia les rapports entre 'obligation' et 'permission', ce qui lamena formellement construire une pluralit de systmes dontiques, correspondant une gamme dacceptions des concepts de 'permission' et d'obligation'. Ceci lui a permis de remdier aux inadquations des modles logiques antrieurs (PRIOR, ANDERSON) qui tentaient de rduire plus ou moins la logique des normes celle du ncessaire (voir, ce sujet, J.-Bl. GRIZE, 1973: 93 - 94). La logique de von WRIGHT comme celle de G. KALINOWSKI (La logique des normes, Paris, P.U.F., 1972) sont caractrises par une nouvelle formalisation: thormes, axiomes, raisonnements dmonstratifs sy retrouvent. Cette formalisation des rgles daction ne va pas sans difficults pour le domaine du discours pratique; la logique du langage sen ressent profondment. Cest que le langage a sa propre logique, ses propres rgles, beaucoup plus fuyantes et quon ne saurait formaliser et axiomatiser. Cette logique est ce quon a nomm la logique naturelle. Celle-ci est irrductible la logique mathmatique, mais compatible avec elle. En logique naturelle, une mme opration logique peut tre rendue par des formes discursives multiples.

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3. Voil pourquoi lune des directions des plus prometteuses dans lanalyse de largumentation est celle de la logique discursive, logique actionnelle propre aux structures langagires, et dont les promoteurs sont les suisses Jean-Blaise GRIZE et Georges VIGNAUX. Un ample projet de jalonner la logique du langage est ralis par G. VIGNAUX dans son livre LArgumentation. Essai dune logique discusive (Droz, Genve - Paris, 1976) [7]. 3.1. Lhypothse du logicien suisse J.-Bl. GRIZE est que largumentation ne procde ni au hasard, ni selon les caprices du sujet argumentant, en dautres termes quelle recle un certain nombre de stratgies du raisonnement marques discursivement. La logique propre du langage est constitue par ces stratgies discursives. Il est peu contestable en tout cas que la logique qui sert argumenter nest pas sans rapport celle des mathmatiques. Pour J.-Bl. GRIZE, argumenter, cest chercher, par le discours, amener un auditeur ou un auditoire donn une certaine action. Il sen suit quune argumentation est toujours construite pour quelquun , au contraire dune dmonstration qui est pour nimporte qui. Il sagit donc dun processus dialogique, au moins virtuellement (1981: 30). Quant laction vise, il faut la concevoir sur deux plans. Si A est lorateur et B lauditeur, A se propose: (a) damener B re-dire ce quil a dit; (b) de faire agir B en un certain sens ou, tout au moins, le prparer agir dans ce sens-l. 3.2. Le discours schmatise, il construit des actions. Le rapport entre ces actions construites par le discours et la logique est dfini par le mathmaticien F. GONSETH (1936: 155) en termes suivants: - lobjet primitif de la logique est constitu par les ralits les plus immdiates et les plus communes du monde physique; ses fins sont celles de laction. Comme le souligne J.-Bl. GRIZE, dire que la logique sert laction entrane trois consquences dimportance. La premire, cest de lui confrer le statut dune connaissance, connaissance de la coordination de certaines actions, puis de certaines oprations [8]. La deuxime, cest de ne pas la sparer dune intelligence qui sen sert et pour laquelle elle est connaissance. La trosime enfin, cest daccepter que, dans la mesure o une action nest jamais entreprise que dans lespoir dune russite, louverture mme de la logique sera oriente par celui qui sen sert vers une srie de fermetures, locales et progressives (1971, no 7: 9). Ceci aboutit lide de cohrence discursive et textuelle. J.-Bl. GRIZE a donn le nom de 'logique - procs' cette forme de logique, la distinguant ainsi de la logique des systmes formels que lauteur qualifie de 'logique - systme'. 4. Sattachant dcrire le raisonnement argumentatif, raisonnement propre la vie sociale, G. VIGNAUX (1976) envisage le discours comme systme logique, plus prcisment comme systme logique de relations successives. Les conditions de dploiement dune argumentation seront diffrentes selon que celle-ci est inscrite dans un univers de connaissance ou quelle est oriente vers laction. Dans ce dernier cas, interviendront ce quon appelle des valeurs, cest--dire de ces rgles, de ces principes, voire de ces prjugs dont la prsence tmoigne la fois de lidologie et des conditions socio-historiques de production (G. VIGNAUX, 1976: 25). Une logique commune aux diffrents types dargumentation sera forme de ces stratgies qui tmoignent de la logique du langage. 4.1. G. VIGNAUX analyse les oprations discursives du sujet: dans le domaine lexical: les oprations de slection, de dnotation et de restriction; dans le domaine syntaxique: les oprations dordre, la succession des relations qui composent un texte; les oprations logiques qui concident avec les modes dnonciation du sujet: modalisations, dterminations, formes temporelles et aspectuelles, etc. Il tudie ensuite les oprations logiques du discours (infrences, raisonnements, dduction, induction,anologie, oprations modales, explication, jugements du type confirmatif ou preuves, opposition, dmonstrations, etc.) et les oprations rhtoriques (les stratgies dordre). Toutes ces oprations sont dtermines dans une large part, par le sujet argumentant ou nonciateur. 4.2. Le concept fondamental de louvrage de G. VIGNAUX est celui de thtralit [9]. Tenir un discours devant quelquun, le faire pour intervenir sur son jugement et sur ses attitudes, bref pour le persuader ou, tout au moins pour le convaincre, cest en effet lui proposer une reprsentation. Celle-ci doit, comme au thtre, le toucher, lmouvoir. Largumentation est thtralit (G. VIGNAUX, 1976: 71). Le dit est ainsi reprsentation, ayant une structure thtrale, dont les lments sont: - Les Acteurs - sujets ou objets, les uns et les autres pouvant tre agissants ou agis. Les acteurs

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peuvent tre aussi des notions plus gnrales. - Les Procs - relations entre acteurs, relations acteurs - situations, comportements, modes dexistence ou daction. - Les Situations - dfinies par leurs origines, leurs effets et limpact de leurs modes dexistence, notamment partir des relations entre acteurs et procs qui les prcisent et dont elles permettent la dtermination. Cest la catgorie qui renferme donc: lieux spatio-temporels, contextes o nat le rapport acteurs-procs, champs clos construits par le sujet nonciateur. - Les Marques doprations - dterminations, emphases, insistances, redites, associations acteurs + procs, thmatisations, qualifications, modalits diverses, etc. G. VIGNAUX a raison de concevoir le discours comme toujours plus que discours (1976: 71). Le discours argumentatif est par excellence thtralit. Celui-ci doit ainsi toujours tre considr comme mise en scne pour autrui. Le texte sera ainsi form de boucles qui se rapportent lauditeur, aux circonstances extrieures (lieu, temps, emphase) de sa production langagire. Des jeux discursifs, des stratgies de persuasion marquent profondment la structure du discours. 4.3. La thtralit discursive se caractrise aussi par lide dordre: ordre de composition du discours, des questions traiter, lordre des arguments dvelopper. De prs ou de loin, ces phnomnes se rapportent ce que lancienne rhtorique rangeait sous les notions dexposition, de disposition ou de mthode. Lopration primordiale dordre traduit la libert du sujet nonciateur dans la composition de son dire et donc la construction des reprsentations quil souhaite imposer lauditoire. Lopration dordre est le lieu de stratgies prcises dont lexistence est fonde sur la relation sujet-auditoire. Aussi les ncessits de lenchanement discursif imposent-elles que certains arguments prcdent dautres arguments. Le discours lui-mme peut tre tout entier un argument constitu par cet ordre. Les catgories argumentatives de la direction, de la gradation et de lamplification manifestent ainsi la pertinence de lordre comme stratgie du sujet. cet gard, largument de la direction, en particulier, rpond au souci de ne pas livrer immdiatement ltendue du raisonnement. On morcle lintervalle qui spare les prmisses de la conclusion en chanons intermdiaires et en conclusions partielles, localises, conclusions dont on est sr quelles ne provoqueront pas dopposition dfinitive. Cest, dans les traits classiques, le cas de lexorde insinuant, qui consiste prsenter, la place de ce qui peut heurter lauditoire, une autre proposition susceptible dintresser, dtre accepte et dont on montera ensuite le relation avec celle quil sagit de faire passer. lordre

C. La rhtorique argumentative amricaine. St. E. TOULMIN et le modle rductionniste de lenthymme1. En opposition avec la rhtorique du catalogue et de la structure (selon lexpression de Christian PLANTIN, 1990: 54), propre au monde francophone et au monde europen [10], la rhtorique ou plutt les rhtoriques dveloppe(s) aux tats-Unis est / sont caractrise(s) par louverture sur laction, sur la communication, sur lpistm du monde contemporain. Dans ce sens, la leon de Ch. PERELMAN connut aux tats-Unis des chos et des prolongements intressants. 1.1. Avant dtre une discipline acadmique, la rhtorique semble tre aux tats-Unis un fait historique social et culturel de taille; elle y est lie aux structures sociales, morales et culturelles, elle y est marie aux discours sociaux et aux mentalits. Leffervescence du discours social et lessor de la culture dmocratique amricaine joints lidal du citoyen-orateur, ont contribu lapparition dune rhtorique argumentative vocation politico-nationale et sociale. La rhtorique davant le tlphone, lre oratoire (selon le mot de Ch. PLANTIN, 1990: 56) structurait tout le programme denseignement des collges. Cette fonction intgratrice, architectonique de la rhtorique sexplique dans le cadre dune conception globale de lducation ignorant la spcialisation selon des comptences particulires, et orientee vers la formation du citoyen (Ch. PLANTIN, 1990: 57). Lenseignement de la discipline dans les universits amricaines, dans les speech departments , a, depuis les annes 1910, le vent en poupe. Cette ducation prpare le citoyen lexpression publique de son sentiment sur des questions dordre gnral. En dfinissant la parole publique comme citoyennet rhtorique , Ch. PLANTIN affirme que: si, en France, lidal classique est celui de lhonnte homme au XVIIe, ou du philosophe au XVIIIe sicle, aux tats-Unis, le type idal est plus proche du tribun, du rhteur ou du politique, dont le discours et les connaissances doivent avoir une efficacit sociale. En matire politique, le pragmatisme suppose une rhtorique

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(1990: 58). Dans les speech departments , o lenseignement de la rhtorique est en grand honneur, on apprend aux jeunes se livrer aux dbats, aux discussions, aux polmiques; comme le dit lhistorien D. J. BOORSTIN (lauteur dun ouvrage unique en son genre, en trois volumes, nomm An American Primer, New York, Toronto, New American Library, 1968), dans les universits, les tournois dloquence ont prcd les rencontres de football, et cela avec une popularit non moindre. Ces dbats permettent dvaluer des connaissances, mais aussi des facults dadaptation de ces connaissances linterlocuteur, au public, loccasion. Dautre part, lessor de la rhtorique est li, aux tats-Unis, la cration de nombreuses institutions et revues spcialises. Il semble donc que la rhtorique amricaine soit plutt un fait social, de communication et de pense, quun fait de langue. lire Ch. PLANTIN (1990: 81), il y aurait une tonnante et permanente sous-estimation des problmes linguistiques dans lanalyse du discours rhtorique, au point quon est tent de se demander si lobjet de lanalyse rhtorique amricaine nest pas le discours moins le langage.La rflexion linguistique est largement trangre cette rhtorique . Le discours socio-culturel, mari celui idologique, des mentalits et du politique, stale aux dpens de lexamen des phnomnes de langue et de la structure rhtorique. cet gard, louvrage devenu classique de James KINNEAVY, A Theory of Discours (1971), est significatif. 2. Dans son tude Rhetoric: Its Function and its Scope (1953) essai command par la Speech Communication Association , Donald BRYANT dfinissait la rhtorique comme lanalyse raisonne du discours informatif et persuasif et lui assignait la fonction dadapter les ides aux gens et les gens aux ides . Dans sa conclusion, il dfinissait le quadruple statut de la rhtorique: discipline instrumentale , champ littraire , champ philosophique et domaine social (1953: 404, 413, 424). 2.1. La rhtorique argumentative amricaine a t pourtant marque par deux grandes orientations: dabord une orientation no-aristotlicienne, fournissant des aperus intressants sur la situation de lorateur dans un contexte historique donn; ensuite le courant pistmique, le phnomne essentiel de la rhtorique argumentative amricaine. ce sujet, luvre dEdwin BLACK, Rhetorical Criticim. A Study in Method (1965), joua le rle de catalyseur de la pense rhtorique amricaine et contribua dterminer les voies dans lesquelles cette pense allait sengager dans les vingt dernires annes. Cest Ed. BLACK qui qualifia de no-aristotlicienne lapproche issue des thories aristotliciennes et de ses continuateurs romains. Mais cest toujours lui qui suggra lapprofondissement et lavnement des autres thories si lon veut dvelopper une mthode critique capable daffronter les dfis du changement suggr par les discours contemporains. La critique de BLACK poussa un grand nombre de chercheurs en communication concevoir une rhtorique largie, libre de toute servilit vis--vis du pass, capable de prendre en charge les changements pistmologiques survenus dans la socit. Cest sur cette base que se dveloppa le courant connu sous le noms de rhtorique pistmique ou de rhtorique comme mthode de connaissance . Cette thorie soutient que la production du savoir est lune des fonctions importantes de la rhtorique. Il est hors de doute que dans la cristallisation de la rhtorique pistmique la clbre thorie du dramatisme de Kenneth BURKE, dveloppe dans les annes 50, allait jouer un rle important. 3. Mais ce fut le livre de Stephen TOULMIN, The Uses of Argument (1958), qui fonda le mouvement pistmique. Selon TOULMIN, dans lexercice de toute activit, nous usons dun raisonnement non formel, fond sur la notion de probabilit, quil appelle logique substantielle . Il avance galement une thorie subtile de la notion de champ argumentatif, une analyse de sa signification, du concept de probabilit aboutissant sur un modle en six tapes, rvlateur de la manire dont on passe dune assertion de fait une conclusion, par lintermdiaire dune loi de passage (angl. warrant). Ce modle soutient implicitement quune argumentation ne vise pas simplement la persuasion en soi, mais aussi la production des connaissances. TOULMIN se situe dans la ligne de lempirisme baconien qui rejette le syllogisme dductif comme modle du raisonnement correct et poursuit luvre des pragmatistes qui, aprs PEIRCE, interprtent les lois de la logique comme des guides pratiques de la recherche. St.E.TOULMIN favorise le modle syllogistique de largumentation dans le trajet implicite de lenthymme [11]. En rupture avec la logique comme discipline axiomatise, en rupture aussi avec la thorie aristotlicienne de lauditoire, le modle argumentatif de TOULMIN propose une extension du champ de la logique, jusqu lassimiler un nouveau discours de la mthode non seulement de la mthode scientifique, mais de la mthodologie rationnelle, capable dexprimer le processus par lequel saccroissent nos connaissances en gnral. Ce modle de la rationalit devra prendre en charge lanalyse pistmologique abandonne par les logiciens. En somme, TOULMIN va jouer Aristote contre Aristote, lAristote des Topiques contre lAristote des Analytiques (Ch. PLANTIN, 1990: 25 26).

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TOULMIN a redcouvert la notion de topos et il la fait sintgrer dans un raisonnement argumentatif form de six chanons:

Soit cette exemplification que nous empruntons Ch. PLANTIN (1990: 28):

4. Dcouvrant louvrage sminal de St. TOULMIN, deux chercheurs amricains en rhtorique - Douglas EHNINGER et Wayne BROCKRIEDE - en saisirent toute la porte novatrice pour la thorie de largumentation et crivirent un article: Toulmin on Argument: An Interpretation and Application (1960) et un livre Decision by Debate (1963), qui appliquaient et dveloppaient les ides de TOULMIN. Dans ces tudes, ils ont class les preuves logiques et analys les modes argumentatifs cratifs sous les noms dargumentation substantielle , dargumentation dautorit et dargumentation motive . 5. La parution en 1967 de ltude de Robert L. SCOTT On Viewing Rhetoric as Epistemic valut celui-ci le titre de fondateur du mouvement pistmique aux tats-Unis. Prenant la thorie de TOULMIN comme point de dpart et sappuyant sur la dfinition du dbat comme une enqute critique mene en collaboration propose par D. EHNINGER et W. BROCKRIEDE, SCOTT exprime son dsaccord avec lopinion courante qui conoit la rhtorique comme un moyen de rendre plus efficace une vrit pr-tablie. Il montre, au contraire, quune thorie rhtorique a la capacit propre de crer des connaissances. Celui qui dveloppe un discours srieux a la responsabilit thique de contribuer la cration de vrits qui, de pas leur nature propre, ne sont pas absolues mais contingentes. Daprs SCOTT, il incombe largumentateur et son interlocuteur dassumer une posture morale telle que lun et lautre soient galement prts changer de position primitive lorsquils sont confronts des faits nouveaux ou de meilleurs arguments (GOLDEN, James L., 1991: 57). Selon R. SCOTT, le procs rhtorique est gnrateur de connaissances. Largumentateur et le destinataire entrent dans une relation intersubjective o ils assurent alternativement les rles de dfenseurs et de critiques. Largumentation devient ainsi un art critique, visant r-former lentendement, et par l mme crer des connaissances. Par son important article de 1967, SCOTT avait ouvert la voie une nouvelle interprtation des fonctions de la rhtorique dans le monde contemporain.

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6. De nombreux chercheurs lui embotrent le pas, mettant comme lui laccent sur la fonction pistmique de largumentation, au tout premier rang desquels il faut citer Richard McKEON, professeur de philosophie lUniversit de Chicago. Celui-ci enrichit le concept de rhtorique pistmique en le fondant historiquement et en portant plus loin les dfis de laction future. Il rappelle que, comme CICRON, les rudits de la Renaissance avaient une haute conception de la rhtorique, en unissant sagesse et loquence; et cest grce la rhtorique que sest form le droit romain. R. McKEON souligne la ncessit dune synthse de lloquence et de la sagesse, de la rhtorique et de la philosophie, aboutissant ainsi une unit cratrice entre le fond et la forme. 7. En partant de cette orientation gnrale du mouvement pistmique, on distinguera avec J. L. GOLDEN (1991) deux lignes de recherche en rhtorique amricaine: (a) une perspective dramatiste et (b) un mouvement mettant au premier plan lidologie. 7.1. La tendance dramatiste, centre sur les valeurs, est illustre par trois thories, chacune delles ayant suscit de nombreux ouvrages, thses et articles et ayant occasionn des discussions contradictoires. Il sy agit du modle de la situation rhtorique de Lloyd BITZER, du modle du paradigme narratif de Walter FISHER et de celui de la vision rhtorique ou le motif imaginaire dErnest BORMANN. 7.1.1. Ltude de L. BITZER La Situation rhtorique (The Rhetorical Situation) consistitue larticle de tte du premier numro de la revue Philosophy and Rhetoric, publie depuis 1968. Cet article est considr un prrequis pour tous les cours avancs et les sminaires de rhtorique (GOLDEN, James, 1991: 58). Une situation dramatique est constitue de trois lments: (a) une urgence ( un manque appelant une dcision urgente ); (b) un public compos dauditeurs capables dagir; (c) un ensemble de contraintes sociales qui dterminent le type de rponse ncessaire. Ce modle suppose un mode de communication imprgn de valeurs, et, ce sujet, le type de changements que BITZER envisage est orient par des valeurs que le public doit faire siennes. Adapt des situations qui mrissent ou persistent , les situations envisages sadressent non seulement au public prsent, mais galement lhumanit future, un auditoire universel , tel quil fut conu par Ch. PERELMAN. Cet auditoire, capable de matriser son hritage et daprcier la porte du discours rhtorique, est crateur et protecteur de savoir et de valeurs, en un mot gnrateur de donnes pistmiques. 7.1.2. Une deuxime grande tendance lintrieur du mouvement pistmique est constitue par luvre de Walter FISHER, promoteur de la thorie ou logique des bonnes raisons . Le paradigme narratif quil propose est expos dans son ouvrage Human Communication as Narration: Toward a Philosophy of Reason, Value and Action (1987). Sous linfluence de Kenneth BURKE et de sa thorie du dramatisme, W. FISHER soutient la thse que ltre humain est dabord un narrateur, un conteur qui rapporte ses expriences nationales ou personnelles selon une forme narrativo-rhtorique avec un dbut, un milieu et une fin. Il nous faut concevoir la vie comme une srie de rcits ou de conflits ou encore comme une suite dactions symboliques avec des intrigues principales et des intrigues secondaires. Pour valuer la porte dune histoire, diffrente des autres possibles, FISHER propose le critre de cohrence et celui dexactitude, sur lesquels il construit sa thorie des bonnes raisons . Une histoire est cohrente si elle tient debout , de faon tre compatible avec les descriptions rapportes dans dautres discours, et si elle met en scne des personnages crdibles et prvisibles. Lauteur dune histoire doit faire preuve dun raisonnement correct, manifestant sa prfrence pour les savoirs factuels, les argumentations pertinentes, les consquences intressantes et un sens moral affirm. Il est vident que cette thorie se trouve en rapport avec la thorie de la pertinence labore en Europe par D. SPERBER et D. WILSON, pour perfectionner le principe de la coopration de GRICE. lire J. GOLDEN, la thorie du paradigme narratif de FISHER trouve une illustration dans les auditions menes par le congrs amricain propos des vnements controverss connus sous le nom dIrangate. Ces vnements forment une histoire, avec des personnages, des intrigues, un certain ordonnancement logique des squences narratives et, videmment, un auditoire, compos de purs spectateurs (le public) et dexperts (les membres de la Commission dsigne par le Congrs et leurs conseillers juridiques).

7.2. Le point de vue idologique, dfendu par Michael McGEE et William BROWN, reprsente le tout dernier dveloppement du courant liant rhtorique et production du savoir. Influencs par les ides de K. BURKE, ces auteurs voient dans les symboles linstrument permettant de construire une ralit sociale et svertuent situer la fonction symbolique dans la ralit humaine. McGEE qualifie de matrialiste son approche de la rhtorique. Son idologie repose sur le concept

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de peuple , ensemble des citoyens, y compris ceux qui agissent davantage selon les lieux communs et leur propre intrt quen fonction de raisons et de preuves . Cest un lectorat mixte que le rhtoricien doit tudier, afin de dterminer les croyances, les attitudes du peuple , en tant quinstance appele prendre des dcisions, quelles soient dordre politique, sociologique ou priv. Les recherches de McGEE sur le discours publique et linteraction thorique ont mis en vidence le pouvoir mobilisateur du slogan et des syntagmes tronqus dans lart de dfendre une cause ou celui de promouvoir des valeurs. 7.3. La rhtorique de W. BROWN est centre sur le rle de la symbolisation dans la thorie de lidologie et de lintervention sociale. Comme les individus utilisent les symboles pour former leur idologie, celle-ci peut tre vue comme un procs de communication susceptible de fournir une nouvelle cl pour ltude du comportement humain. partir de cette conception de lidologie, BROWN a dvelopp sa propre philosophie de la rhtorique selon dautres concepts, galement importants, tels le motif de la polarisation de lattention, de lintervention sociale et du pouvoir. Remarquant quune idologie se manifeste par une polarisation de lattention, BROWN utilise limage de la pierre tombant dans une eau tranquille qui engendre des cercles dinfluence qui vont slargissant. Cette modification de lattention peut renforcer lidologie dominante de la communaut, ou bien, en laffaiblissant, produire une nouvelle Gestalt . Les phnomnes de pouvoir conus dans une vision holiste apparaissent dans ltude programatique de BROWN - The holographic view of argument - parue dans le premier numro de la revue Argumentation (1987). Dans lhypothse de lorganiciste, le savoir progresse dun niveau infrieur un niveau suprieur de globalit et de dtermination , jusqu la saisie dune totalit organique. partir de la philosophie organiciste de St. PEPPER, BROWN attire lattention sur la possibilit de transcender les catgories morphologiques du formisme , du mcanisme behavioriste pour arriver un contextualisme de lintervention et interaction sociales. Il propose, cet gard, la mtaphore de lhologramme qui met laccent sur la connaissance qui mane de la vision du tout dans chacune de ses parties . D. Le modle de largumentativit radicale de la langue: O. DUCROT et J.-Cl. ANSCOMBRE. Informativit et argumentativit, les deux composants du sens de lnonc

Si les directions de recherche esquisses jusqu prsent dfinissent largumentation largo sensu, la conception des linguistes franais Oswald DUCROT et J.-Cl. ANSCOMBRE fournit une acception stricto sensu de ce phnomne. Largumentativit est - selon eux - un trait inhrent du langage. 1. Le modle argumentatif des faits de langue construit systmatiquement, au fil des annes, par Oswald DUCROT explicite les stratgies auxquelles on est conduit ds le moment o lon intgre la pragmatique aux structures syntaxique et smantique de lnonc. Le phnomne dnonciation de la phrase est amplement mobilis. On assiste ainsi une pragmatique dessence rhtorique qui est intgre la description smantique et qui travaille directement sur la structure syntaxique de lnonc. La thorie de largument