L’O ARIS SOUS L ANCIEN ÉGIME APPROCHES PLURIELLES · 2015. 2. 18. · musique à Paris sous...

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1 L’OPÉRA DE PARIS SOUS LANCIEN RÉGIME APPROCHES PLURIELLES Sous la direction de Sylvie Bouissou • Pascal Denécheau • France Marchal-Ninosque © 2015, Institut de recherche en musicologie et Maison des Sciences de l’Homme Claude-Nicolas Ledoux de l’Université de Franche-Comté Dernière mise à jour • janvier 2015 INTRODUCTION Les études proposées dans cette série sont le fruit d’une partie des réflexions conduites en lien avec le programme de recherche sur l’Académie royale de musique à Paris sous l’Ancien Régime conduit par Sylvie Bouissou, Pascal Denécheau et France Marchal-Ninosque. Ce programme a pour attendus la publication d’un Dictionnaire de l’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime et la publication online d’une part, de deux Répertoires (œuvres et noms) et d’autre part, d’une série d’études sur des sujets directement liés ou connexes à cette institution. Le Dictionnaire de l’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime (3 ou 4 volumes, Paris, Garnier Classiques) est rédigé par une équipe pluridisciplinaire composée d’une soixantaine de musicologues, poéticiens des genres dramatiques classiques, historiens de la danse, historiens de l’art et historiographes de l’institution. Le périmètre chronologique du Dictionnaire est articulé entre 1669 (date de la constitution le 28 juin de l’Académie d’Opéra qui prendra plus tard le nom d’Académie royale de musique) et 1791 (date de la Constitution française qui met fin à la société des privilèges que fut l’Ancien Régime, et date à laquelle l’Académie royale de musique change de nom pour devenir officiellement l’Opéra de Paris). Si cette date politique est arbitraire en regard de la continuité esthétique des opéras donnés dans cette période, elle obture le Dictionnaire et donne toute sa légitimité chronologique au titre de l’ouvrage : L’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime. Le titre même de ce Dictionnaire met en avant l’institution parisienne. Il s’agit de traiter de façon exhaustive le répertoire représenté par l’institution (tragédie, comédie, pantomime, ballet, intermèdes, etc.), mais aussi les hommes qui ont fait la première scène lyrique de France pendant plus d’un siècle. Ainsi reçoivent une entrée non seulement les auteurs (compositeurs, librettistes, maîtres de ballet), mais aussi les personnes attachées à la scénographie (décorateurs, costumiers, peintres, machinistes) et les interprètes sans aucune exception, des plus renommés aux plus obscurs, y compris les élèves des Écoles de chant et de danse. Une institution aussi tentaculaire que l’Opéra de Paris existe également par son personnel administratif. Pour éclairer ce pan essentiel, tous les employés

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    L’OPÉRA DE PARIS SOUS L’ANCIEN RÉGIME APPROCHES PLURIELLES

    Sous la direction de Sylvie Bouissou • Pascal Denécheau • France Marchal-Ninosque

    © 2015, Institut de recherche en musicologie et Maison des Sciences de l’Homme Claude-Nicolas Ledoux de l’Université de Franche-Comté

    Dernière mise à jour • janvier 2015

    INTRODUCTION

    Les études proposées dans cette série sont le fruit d’une partie des réflexions conduites en lien avec le programme de recherche sur l’Académie royale de musique à Paris sous l’Ancien Régime conduit par Sylvie Bouissou, Pascal Denécheau et France Marchal-Ninosque. Ce programme a pour attendus la publication d’un Dictionnaire de l’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime et la publication online d’une part, de deux Répertoires (œuvres et noms) et d’autre part, d’une série d’études sur des sujets directement liés ou connexes à cette institution.

    Le Dictionnaire de l’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime (3 ou 4 volumes, Paris, Garnier Classiques) est rédigé par une équipe pluridisciplinaire composée d’une soixantaine de musicologues, poéticiens des genres dramatiques classiques, historiens de la danse, historiens de l’art et historiographes de l’institution. Le périmètre chronologique du Dictionnaire est articulé entre 1669 (date de la constitution le 28 juin de l’Académie d’Opéra qui prendra plus tard le nom d’Académie royale de musique) et 1791 (date de la Constitution française qui met fin à la société des privilèges que fut l’Ancien Régime, et date à laquelle l’Académie royale de musique change de nom pour devenir officiellement l’Opéra de Paris). Si cette date politique est arbitraire en regard de la continuité esthétique des opéras donnés dans cette période, elle obture le Dictionnaire et donne toute sa légitimité chronologique au titre de l’ouvrage : L’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime.

    Le titre même de ce Dictionnaire met en avant l’institution parisienne. Il s’agit de traiter de façon exhaustive le répertoire représenté par l’institution (tragédie, comédie, pantomime, ballet, intermèdes, etc.), mais aussi les hommes qui ont fait la première scène lyrique de France pendant plus d’un siècle. Ainsi reçoivent une entrée non seulement les auteurs (compositeurs, librettistes, maîtres de ballet), mais aussi les personnes attachées à la scénographie (décorateurs, costumiers, peintres, machinistes) et les interprètes sans aucune exception, des plus renommés aux plus obscurs, y compris les élèves des Écoles de chant et de danse. Une institution aussi tentaculaire que l’Opéra de Paris existe également par son personnel administratif. Pour éclairer ce pan essentiel, tous les employés

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    de l’institution (du directeur à l’ouvreuse de loges en passant par les fournisseurs attitrés) sont traités. Enfin, l’histoire de l’institution royale prend chair à travers les genres qu’elle a représentés, les querelles et les réformes qui l’ont secouée, l’évolution des statuts des employés, la création d’écoles internes, la vie de l’Académie royale de musique, son fonctionnement et ses pratiques institutionnelles, son public, etc., autant de notions qui sont traitées dans l’esprit d’apporter à ce dictionnaire une étoffe encyclopédique.

    En second lieu, ce programme souhaite livrer à la communauté des outils online permettant une connaissance accrue de l’Académie royale de musique parisienne. Ainsi, à l’issue de la publication du Dictionnaire, seront mis en ligne un Répertoire des œuvres de l’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime et un Répertoire des noms attachés à l’Opéra de Paris sous l’Ancien Régime sur les sites suivants des deux institutions partenaires.

    Enfin, ce programme doit être l’occasion d’échanges intellectuels et d’études sur des sujets en lien avec l’institution ou connexes permettant d’éclairer des points particuliers. La série d’articles proposée ici, fruit d’une publication à la suite de la journée d’étude organisée par la MSHE et l’IRPMF le 8 octobre 2013 à Paris (BnF), a vocation à être enrichie au fur et à mesure de l’avancée des travaux par les collaborateurs du programme.

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    SOMMAIRE

    4 Pauline Beaucé Introduction au phénomène des parodies dramatiques d’opéra au XVIIIe siècle à Paris

    18 Benoit Dratwicki La troupe de chanteurs de l’Académie royale de musique et son évolution au XVIIIe siècle : l’exemple de la gestion de Francœur et Rebel (1757-1767)

    46 Julien Garde La question de l’auto-emprunt chez Gluck

    67 France Marchal-Ninosque Drame lyrique médiéval et tragédie lyrique nationale sur la scène de l’ARM après la Guerre de Sept Ans

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    INTRODUCTION AU PHÉNOMÈNE DES PARODIES DRAMATIQUES D’OPÉRA AU XVIIIE SIÈCLE À PARIS

    Pauline Beaucé

    CETHEFI (L’AMO-Université de Nantes) Université Bordeaux-Montaigne

    En 1723, Louis Fuzelier, futur librettiste des Indes galantes de

    Jean-Philippe Rameau, donne à la Comédie-Italienne une pièce intitulée Parodie dans laquelle le genre parodique est personnifié 1. À la scène 12, Melpomène, muse de la tragédie, s’approche de Parodie le poignard à la main avec la ferme intention de la tuer. In extremis, le Parterre, lui aussi personnifié dans la pièce, s’interpose et sauve Parodie. Une soixantaine d’années plus tard, en 1786, à l’occasion de la création de Constance à la Comédie-Italienne, parodie de l’opéra Pénélope de Marmontel et Piccinni, un rédacteur du Mercure de France écrit : « Encore une parodie ! quel genre, bon Dieu ! […] Le public protègera-t-il encore longtemps un pareil genre ? Il faut croire, ou du moins espérer que non. » 2 Le public apparaît ainsi comme un défenseur de la parodie théâtrale. C’est bien parce que ce genre comique rencontre un grand succès auprès des spectateurs parisiens qu’Houdar de la Motte, fervent détracteur de cette pratique, daigne y consacrer plusieurs paragraphes dans son Discours à l’occasion d’Inès de Castro :

    D’ailleurs le public ne laisse pas de s’en amuser, et tout ce qui est du goût du public acquiert dès là [sic] assez d’importance pour autoriser un auteur à en parler, si ce n’est par égard pour la chose même, du moins par considération pour ceux qui l’approuvent 3.

    À Paris, les créations parodiques attirent un public socialement mixte dès la fin du XVIIe siècle à l’Hôtel de Bourgogne ou encore à la Comédie-Française ; elles se présentent sous forme de scènes

    1 Pour une étude sur le personnage de Parodie, voir N. Rizzoni, « La Parodie en personne : enjeux et jeux d’une figure allégorique au théâtre », dans Séries parodiques au siècle des Lumières, S. Menant et D. Quéro (éd.), Paris, PUPS, 2005, p. 71-86. 2 Mercure de France, 1786, 21 janvier, p. 137. 3 A. Houdar de La Motte, Textes critiques : les raisons du sentiment, Fr. Gevrey et B. Guion (éd.), Paris, Champion, 2002, p. 623. Sur la querelle autour de la parodie dramatique entre La Motte et Fuzelier, voir P. Beaucé, « Évolution d’une querelle littéraire (1719-1731) : Fuzelier, La Motte et la parodie dramatique », Cahiers du GADGES n° 9, P.et M.-H. Servet (éd.), Lyon, diffusion Droz, 2011, p. 281-305.

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    parodiques d’opéra enchâssées dans des comédies mais aussi de parodies musicales et de citations parodiques en tout genre 4. Il faut faire fi des clichés et s’imaginer des spectateurs aux origines variées assistant aux premières parodies dramatiques (pièces de théâtre prenant pour cible le livret et sa mise en œuvre scénique) données sur les théâtres de la Foire (des théâtres pour marionnettes à l’Opéra-Comique). En 1717, on sait par exemple que la duchesse de Berry assiste à l’Opéra-Comique de la Foire à une représentation de Pierrot furieux ou Pierrot Roland, parodie du Roland de Quinault et Lully 5 . Quelques années après le rappel d’une troupe de comédiens italiens à Paris 6, l’Hôtel de Bourgogne enrichit son répertoire de parodies dramatiques d’opéra. Promus Comédiens ordinaires du roi dès 1723, les Comédiens Italiens n’hésitent pas à reprendre lors de leurs séjours à la cour les parodies à succès : Louis XV accueille par exemple à Versailles la parodie de Pyrame et Thisbé de Rebel et Francœur (livret de La Serre) en 1727 ou encore Arlequin Phaéton (parodie de Phaéton de Lully et Quinault) en 1731. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les publics et les théâtres se diversifient : aux créations de parodies sur les théâtres forains, à la Comédie-Italienne et sur les théâtres des boulevards à partir des années 1760, il faut ajouter celles exclusivement créées à la cour de Louis XVI et de Marie-Antoinette par Jean-Étienne Despréaux, ancien danseur de l’Opéra 7. Ainsi, rien d’étonnant à ce que nous ayons recensé à ce jour la création de deux cent cinquante-neuf parodies dramatiques d’opéra entre 1709, date de la première parodie d’opéra sur un

    4 Voir J. Le Blanc, Avatars d’opéra. Pratiques de la parodie et circulation des airs chantés sur la scène des théâtres parisiens (1672-1745), Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature et Musique », 2014 ; J.-M. Hostiou, « Parodies d’opéra et renouvellement du genre comique chez les héritiers de Molière », dans Parodier l’opéra : pratiques, formes et enjeux, P. Beaucé et Fr. Rubellin (éd.), Saint-Gély-du-Fesq, Espaces 34, à paraître, 2015 ; Fr. Moureau, « Lully en visite chez Arlequin : parodies italiennes avant 1697 », dans Jean-Baptiste Lully, H. Schneider et J. de la Gorce (éd.), Laaber Verlag, 1990, p. 235-250. 5 La page de titre du manuscrit de la pièce (F Pn Ms. fr. 9335, fo 331) porte la mention : « Mme la Duchesse de Berry vint le 26 février à la vingt-quatrième représentation », voir l’édition de cette pièce dans Théâtre de la Foire, Anthologie de pièces inédites (1712-1736), Fr. Rubellin (éd.), Montpellier, Espaces 34, 2005, p. 145-173. 6 En 1697, les Comédiens Italiens sont chassés de l’Hôtel de Bourgogne et de Paris sur ordre de Louis XIV. En 1716, le Régent fait venir d’Italie une troupe de comédiens dirigée par Luigi Riccoboni. 7 P. Beaucé « Parodies dramatiques d’opéra et théâtres privés : du petit genre au grand spectacle ? Le cas du parodiste Jean-Étienne Despréaux », dans Scénographie des genres mineurs (1680-1780), A. Zygel-Basso et K. Gladu (éd.), Paris, Hermann, 2014, p. 181-216.

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    théâtre forain et 1791, année de l’abolition des privilèges des théâtres.

    Ce chiffre témoigne à lui seul de la vogue étonnante de ces spectacles parodiques d’autant plus lorsque l’on sait que ces deux cent cinquante-neuf pièces prennent pour cible cent sept opéras. Ainsi, une même œuvre lyrique donne souvent lieu à plusieurs parodies, soit à chacune de ses reprises (un bon exemple est Atys de Quinault et Lully avec ses huit parodies entre 1710 et 1738 8), soit lors d’une même saison (et ce parfois le même jour comme c’est le cas de deux parodies d’Omphale, tragédie en musique de La Motte et Destouches 9). On assiste alors à une véritable émulation entre les théâtres parisiens : le cas de Tarare de Beaumarchais et Salieri en est le parangon puisque cet opéra comptabilise dix parodies, dont neuf sont créées entre juillet et septembre 1787. Dans la première moitié du siècle, les parodistes prennent majoritairement pour cible les reprises des opéras de Lully qui forment le corpus d’œuvres dominant à l’Académie royale de musique (on dénombre cinquante-quatre parodies d’opéras de Lully, la dernière datant de 1762) ; les créations et reprises d’opéras de Jean-Philippe Rameau suscitent elles aussi de nombreuses réécritures (trente-cinq de 1733 à 1780), comme plus tard dans le siècle les opéras de Gluck (vingt-et-une entre 1774 et 1789), de Salieri (quatorze) ou de Grétry (six). Les parodies dramatiques d’opéra forment ainsi un co-répertoire avec celui de l’Académie royale de musique, puisque les créations comme les reprises d’opéra entraînent la création et parfois même la reprise de parodies. En effet, si Charles Collé et d’autres hommes de Lettres au XVIIIe siècle concevaient la parodie comme une pratique éphémère 10, force est de constater que ces pièces entrent dans le répertoire des théâtres (notamment à l’Opéra-Comique, à la Comédie-Italienne et plus tard sur les théâtres des boulevards) et sont reprises. Fuzelier note à propos de sa parodie de Roland de

    8 Fr. Rubellin a édité l’ensemble des parodies de cet opéra, voir Atys burlesque. Parodies de l’opéra de Quinault et Lully à la Foire et à la Comédie-Italienne (1726-1738), Saint-Gély-du-Fesq, Espaces 34, 2011. 9 Les deux parodies créées à l’occasion de la reprise de l’opéra en 1752 sont données le même jour, le 8 mars, l’une à la Comédie-Italienne (Fanfale de Favart et Lefèvre de Marcouville), l’autre à l’Opéra-Comique de la Foire Saint-Germain (La Fileuse de Vadé). 10 « Il est vrai que ces sortes d’ouvrages n’ont jamais réussi que dans leur nouveauté : ils

    ne sont jamais remis au théâtre […] il semble que le public se venge par un oubli éternel d’avoir été surpris et de ce qu’il a ri de ces fadaises », Ch. Collé, Journal, H. Bonhomme (éd.), Paris, Firmin Didot, 1868, t. 1, p. 301.

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    1717 dans son manuscrit communément appelé Opéra-Comique « souvent repris. Grand succès ». En 1743, à l’occasion d’une reprise de la parodie d’Hippolyte et Aricie de Favart, d’Origny écrit dans ses Annales du Théâtre-Italien que « le mérite [de cette pièce] est trop indépendant de la circonstance et du moment » et qu’elle a « été aussi vivement senti que dans sa nouveauté » 11 . Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, certaines pièces entrent dans le répertoire des théâtres et sont rejouées indépendamment d’une reprise de leur cible à l’Académie royale de musique : par exemple, Raton et Rosette de Favart, parodie de Titon et l’Aurore de Mondonville ; Les Amours de Bastien et Bastienne de Mme Favart et Harni de Guerville, parodie du Devin du village de Rousseau ou encore La Veuve indécise de Vadé, parodie d’une entrée des Fêtes de Thalie (Mouret/La Font) 12.

    Au sein des théâtres comiques parisiens, les parodies d’opéra forment un corpus majeur ; si leur valeur commerciale est indéniable, elle ne doit pas minimiser leur valeur esthétique. Comme l’écrit le marquis d’Argenson dans ses Notices sur les œuvres de théâtre, la parodie d’opéra peut être « un spectacle gai, varié et même magnifique » 13. La critique a une place importante dans ces productions, mais la visée finale des parodistes n’est pas de dénigrer la pratique de l’opéra, bien au contraire : chaque parodie peut être vue comme un hommage paradoxal à l’art lyrique et participe de l’engouement généralisé pour le théâtre musical comique et sérieux. Puisque nous avons publié une étude générale sur les parodies dramatiques d’opéra au XVIIIe siècle 14 , notre

    11 A. J.-B. d’Origny, Annales du Théâtre Italien, Paris, Duchesne, 1788, p. 191. D’Origny avait vu juste puisque cette parodie d’Hippolyte et Aricie est à l’origine du spectacle pour chanteurs et marionnettes mis en scène et conçu par Jean-Philippe Desrousseaux (Hippolyte et Aricie ou la Belle-Mère amoureuse) créé en 2014 à l’occasion du deux-cent cinquantième anniversaire de la mort de Rameau (production CMBV / Coproduction Teatru Manoel Malta / Opéra de Vichy / Théâtre Montansier). 12 Pour le détail de ces reprises, voir P. Beaucé, Parodies d’opéra au siècle des Lumières, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire Théâtre », 2013 et consulter le calendrier électronique des spectacles sous l’Ancien Régime (www.cesar.org.uk). 13 R.-L. de Voyez, marquis d’Argenson, Notices sur les œuvres de théâtre, H. Lagrave (éd.), Genève, Institut et musée Voltaire, SVEC 42-43, 1966, t. 2, p. 732. 14 Pour une étude générale sur les parodies dramatiques d’opéra (histoire et dramaturgie) ainsi qu’un catalogue des parodies et opéras parodiés, nous renvoyons à notre ouvrage Parodies d’opéra au siècle des Lumières : évolution d’un genre comique, op. cit. Consulter le site Theaville (www.theaville.org) pour visualiser les textes de la majorité des parodies d’opéra et entendre les airs-vaudevilles sur lesquelles la plupart étaient chantées.

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    objectif ici sera avant tout d’esquisser un bref panorama qui permette de mieux comprendre ce phénomène.

    Qu’appelle-t-on « parodie dramatique d’opéra » ? Il s’agit d’une œuvre dramatique qui, à des fins comiques, souvent critiques ou satiriques, imite une partie dramaturgique ou la totalité du livret d’un opéra représenté à l’Académie royale de musique. Le terme opéra décrit une palette large d’œuvres lyriques, des tragédies en musique dont le modèle est créé par Quinault et Lully aux pastorales héroïques, ballets et ballets héroïques, ballets à action suivie et tragédies lyriques de la fin du siècle. Il ne faut pas confondre les parodies dramatiques qui sont des pièces de théâtres avec les parodies ou les critiques ponctuelles d’opéra que l’on trouve dans des comédies dès la fin du XVIIe siècle ou plus tard dans des opéras-comiques. La parodie dramatique d’opéra n’est pas non plus une parodie musicale 15 même si ces pièces regorgent d’airs d’opéra. Certains sont devenus des vaudevilles comme « Quand le péril est agréable » tiré d’Atys (Lully/Quinault), « Dans ce doux asile » de Castor et Pollux (Rameau/Bernard), « Dans ma cabane obscure » du Devin du village (Rousseau), « Rassurez-vous belle princesse » d’Iphigénie en Aulide (Gluck/du Roullet) ; d’autres sont utilisés ponctuellement dans le contexte parodique 16. Voici un exemple tiré de Tancrède (Campra/Danchet) et l’une de ses parodies :

    Tancrède (Campra/Danchet), I, 2 17 Argan et Isménor Suivons la fureur et la rage, Hâtons-nous, vengeons-nous, nous sommes outragés !

    15 Il existe toutefois des pièces qui appartiennent autant à la catégorie des parodies dramatiques qu’à celle des parodies musicales (nouvelles paroles sur la musique de l’œuvre lyrique) : Jean des Dardanelles, parodie de Dardanus de Rameau et La Bruère, que nous avons attribué à J.-B. Gresset, la Parodie du prologue d’Alceste servant de prologue à l’Avare fastueux de Coypel, L’Art de foutre ou Paris foutant « ballet sur la musique du prologue de l’Europe galante » de Baculard d’Arnauld et enfin L’Heureuse Feinte ou Daphnis et Alcimadure « traduction parodiée de la pastorale languedocienne Daphnis et Alcimadure de Mondonville », attribuée à Disson. Voir P. Beaucé, Parodies d’opéra au siècle des Lumières, op. cit., p. 269 et sq. 16 Sur ces questions, voir par exemple J. Le Blanc, « Les vaudevilles issus de l’opéra ou la porosité des frontières entre l’opéra et l’opéra-comique » dans L’Invention des genres lyriques français, op. cit., p. 197-209 ; M. Orsino, « Les airs d’opéra dans les parodies lyriques » dans Séries parodiques au siècle des Lumières, op. cit., p. 151-166 ; P. Beaucé, Parodies d’opéra au siècle des Lumières, op. cit., p. 287-305. 17 Tancrède, dans Théâtre de M. Danchet, Paris, Grange, 1751, t. 2, p. 152.

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    Arlequin Tancrède (Dominique et Romagnesi), sc. 2 18 Argan et Isménor Air de l’opéra Suivons la fureur et la rage, Cher ami, vengeons-nous et hâtons son trépas.

    Le XVIIIe siècle est caractérisé par un polymorphisme des parodies dramatiques d’opéra : à cause des interdictions sévères qui frappent les entrepreneurs de théâtres forains, des dramaturges conçoivent des parodies d’opéra sous la forme de monologues (tel est le cas de Persée le cadet en 1709 prenant pour cible Persée de Lully et Quinault), sous celle d’écriteaux (par exemple Arlequin Thétis de Le Sage en 1713, parodie de Thétis et Pélée de Colasse et Fontenelle) ; le public chante alors les paroles inscrites sur les pancartes car les acteurs n’ont plus le droit de chanter eux-mêmes. La forme la plus employée par les parodistes d’opéra est celle dite en opéra-comique, c’est-à-dire une forme qui alterne des passages en prose avec des passages chantés sur des vaudevilles et parfois des ariettes (notamment dans les années 1750-1760) ; cette forme comprend aussi les pièces uniquement chantées sur des vaudevilles. Ces vaudevilles sont des airs connus dont les origines sont variées (airs populaires, ou airs de musique savante comme des airs d’opéra) sur lesquels les parodistes écrivent de nouvelles paroles. Dans le prologue d’Hercule filant, parodie d’Omphale de Destouches et La Motte, Fuzelier expose le lien fort entre parodie d’opéra et pratique du vaudeville, lorsque Trivelin dit : « La tragédie française reçoit dans la parodie un comique qui peut être rendu par la déclamation, mais le poème lyrique ne peut se présenter sur le théâtre […] sans le passeport du vaudeville » (prologue). Ces airs connus jouent un rôle central dans l’architecture du spectacle parodique : ils permettent d’innombrables effets de contraste comiques et critiques. C’est le cas notamment lorsqu’un vers d’opéra est cité ou pastiché sur un air à boire :

    18 Arlequin Tancrède, dans Les Parodies du Nouveau Théâtre-Italien, Paris, Briasson, 1731, p. 171.

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    Pyrame et Thisbé (Rebel et Francœur/La Serre), IV, 1 19 Ninus à Zoraïde Que votre sort est déplorable ! Une juste pitié me le fait partager, Je sens le mal qui vous accable, Et je ne puis le partager. Pyrame et Thisbé (Riccoboni fils et Romagnesi), sc. V 20 Ninus à Zoraïde AIR : Quand je tiens ce jus d’octobre Que votre sort est déplorable ! Je voudrais bien le partager : Je vois le mal qui vous accable Mais je ne puis vous soulager.

    Le comique vient de l’air employé et de ses paroles sous-entendues :

    Quand je tiens ce jus d’octobre Quand je tiens de ce jus d’octobre Et ma Philis que j’aime tant, Qu’il est malaisé d’être sobre ! Qu’il est aisé d’être content !

    Les jeux de sens permis par l’emploi des vaudevilles sont nombreux : les paroles originales entrent tantôt en discordance avec la situation parodique, tantôt s’y accordent (endormissement sur un air comme « Dodo l’enfant do »), tantôt contribuent au comique par le simple décalage avec la situation opératique 21 . Toutefois, la musique dans les parodies d’opéra (qu’elles soient chantées ou non) ne se limite pas aux airs-vaudevilles. Lors de divertissements dansés, en ouverture ou en support du comique, ces pièces sont truffées de musiques originales composées par les musiciens phares des théâtres comiques de Paris (Gilliers et Corrette à la Foire, Mouret, Blaise ou encore Duni à la Comédie-Italienne, etc.) ou empruntées aux productions lyriques du temps.

    En plus des parodies en forme d’opéra-comique, d’autres formes surgissent, comme les parodies-pantomimes. Ces dernières apparaissent suite à la fermeture de l’Opéra-Comique de la Foire entre 1745 et 1751 : elles sont créées au Nouveau Spectacle

    19 Pyrame et Thisbé, N. Lebdaï (éd.), dans Pyrame et Thisbé, un opéra au miroir de ses parodies (1726-1779), Fr. Rubellin (dir.), Montpellier, Espaces 34, 2007, p. 81-82. 20 Pyrame et Thisbé, P. Beaucé et A. Rabillon (éd.), ibid., p. 125. 21 Sur ces questions, voir Fr. Rubellin, « Airs populaires et parodies d’opéras : jeux de sens dans les vaudevilles aux théâtres de la Foire et à la Comédie-Italienne », dans L’Invention des genres lyriques français et leur redécouverte au XIXe siècle, A. Dratwicki et A. Terrier (éd.), Lyon, Venise, Symétrie et Palazzetto Bru Zane, 2010, p. 163-175.

    http://www.theaville.org/kitesite/index.php?r=vaudevilles/afficher&ref=quand_je_tiens_de_ce_jus_d_octobrehttp://www.theaville.org/kitesite/index.php?r=vaudevilles/afficher&ref=quand_je_tiens_de_ce_jus_d_octobre

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    Pantomime et ont une facture tout à fait particulière qui rappelle celle des canevas de l’ancien Théâtre Italien. La transposition, dans la parodie-pantomime d’Armide (Lully/Quinault) intitulée La Bohémienne (1747), du célèbre monologue de la scène 5 de l’acte II, illustre parfaitement cet art de l’adaptation. Le vers « Qu’il m’aime au moins par mes enchantements » devient le prétexte à un tableau comique de gavage :

    Armide [la bohémienne] tenant un poignard à la main va tremblant pour frapper Arlequin, mais elle ne peut exécuter le dessein qu’elle a de lui ôter la vie […] Elle appelle des démons transformés en garçons pâtissiers qui viennent en dansant servir des tartelettes à Arlequin [Renaud], du fromage de Milan et des macaronis. Pendant qu’Arlequin dort, Armide lui fait manger des tartelettes 22.

    Les parodies-pantomimes se développent ensuite de manière récurrente à l’Ambigu-Comique ou sur le théâtre de Nicolet à partir des années 1770, à côté de parodies en prose ou en vers 23. Il ne faut donc pas réduire la parodie d’opéra à une seule forme ou à quelques théâtres : même sans le secours de la parole ou du chant, il est possible de parodier l’opéra ; on trouve des parodies jusque sur les théâtres de société et de cour, et dans d’autres pays que la France : Favart exporte ainsi ses parodies d’opéra sur le Théâtre français de Vienne et sur le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles.

    Parmi ceux qui ont laissé des écrits théoriques sur la parodie, on compte des dramaturges parodistes, Louis Fuzelier, Jean-Baptiste Nougaret, François Riccoboni ; des personnalités du monde des Lettres, Luigi Riccoboni, Jean-François Marmontel, l’abbé Sallier ; des historiens du théâtre comme le marquis d’Argenson. Tous livrent des préceptes généraux parfois éloignés de l’ensemble de la pratique. Par exemple, Luigi Riccoboni esquisse une dramaturgie de la parodie d’opéra s’appuyant uniquement sur celles créées à la Comédie-Italienne dans les années 1720-1730, oubliant les parodies données à la Foire qui possèdent dans certains cas une facture différente 24 . Dans son Discours de réponse à La Motte,

    22 La Bohémienne, scène 6, ms. conservé à la Bibliothèque de l’Institut, 1G23. 23 À propos du Nouveau Spectacle Pantomime, voir N. Rizzoni, « Le Nouveau Spectacle Pantomime à Paris, une réplique transparente à la censure (1746-1749), dans Pantomime et théâtre du corps. Transparence et opacité du hors-texte, A. Rykner (éd.), Rennes, PUR, p. 33-46. Sur les parodies-pantomimes d’opéra, voir P. Beaucé, Parodies d’opéra au siècle des Lumières, op. cit., p. 357-369. 24 L. Riccoboni, Observations sur la comédie et le génie de Molière, Paris, Pissot, 1736.

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    Fuzelier se concentre sur les parodies de tragédies 25 . Lorsqu’il rédige quelques paragraphes sur la parodie chantée dans L’Art du théâtre, Nougaret n’a en tête que les parodies peu critiques de pastorales des années 1750 (Bastien et Bastienne, Raton et Rosette). Tout cela est aisément explicable : parodier un opéra dépend de nombreux facteurs. D’abord, le répertoire du théâtre pour lequel on écrit : dans les parodies créées par Despréaux à la cour, la critique est plus ténue, et pour cause puisque ce sont les chanteurs de l’Académie royale de musique qui en sont les interprètes. Les parodies-pantomimes livrent quant à elles des versions beaucoup plus caricaturales des opéras ; les parodies pour marionnettes présentent le plus souvent l’équivalent de l’intrigue de l’opéra dans le monde trivial de Polichinelle 26. Autre facteur déterminant pour le degré de la parodie, le genre même de l’œuvre cible : si la tragédie en musique suscite systématiquement des critiques, c’est peut-être qu’il s’agit d’un genre codifié dont les topoi prêtent à caricature. Le ballet (du ballet à action suivie au ballet héroïque) se présente comme une catégorie plus libre mêlant les tons et pouvant multiplier, dans certains cas, les entrées et les intrigues. Fuzelier écrit d’ailleurs à ce propos : « comment critiquer l’action d’une pièce qui n’en a point ? » et s’interroge dans une de ces pièces à travers le personnage de Chriséis sur la possibilité de parodier le ballet de manière critique 27. De fait, les parodies de ballet cherchent beaucoup plus à livrer des versions burlesques de l’œuvre parodiée 28 . Bien entendu, il existe aussi une pratique d’auteur : Fuzelier trouve de nouvelles formes pour critiquer les ballets ; Valois d’Orville parodie à la lettre (nombreuses citations, pastiches, etc.), Favart plus à l’esprit, Carolet parodie volontiers pour le répertoire des marionnettes…

    25 L. Fuzelier, Discours à l’occasion d’un discours de M. D. L. M. sur les parodies, dans Les Parodies du Nouveau Théâtre-Italien, Paris, Briasson, 1731 et 1738 (augmenté), t. 1. 26 Il existe deux ouvrages entièrement consacrés aux parodies pour marionnettes : J.-L. Impe, Opéra baroque et marionnettes : dix lustres de répertoire musical au siècle des Lumières, Charleville-Mézières, Éditions de l’Institut international de la marionnette, 1994 ; Fr. Whiteman Lindsay, Dramatic Parody by Marionettes in Eighteenth Century, Paris/New York, King’s Crown Press, 1946. 27 L. Fuzelier, La Rencontre des opéras, ms. BnF, fr. 9333, sc. 4. 28 Les critiques et les historiens de l’époque l’ont bien compris. Le marquis d’Argenson note à propos de La Fille, la Veuve et la Femme de Laujon, parodie des Fêtes de Thalie (Mouret/La Font) qu’on a « seulement un peu plus avili les divertissements » (Notices, op. cit., t. 2, p. 738) ; Carolet « s’est contenté de rendre en vaudevilles et le plus comiquement qu’il lui a été possible » Les Indes galantes (Rameau/Fuzelier) dans Les Amours des Indes selon les frères Parfaict (Dictionnaire des théâtres de Paris, Paris, Rozet, 1767, t. 1, p. 135).

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    Ce qui fait le succès des parodies d’opéra est avant tout le spectacle comique et divertissant qu’elles procurent. Les parodistes utilisent plusieurs procédés comme la dégradation burlesque, la dédramatisation et la critique pour parvenir à leurs fins. Dans le cas d’une parodie de tragédie en musique, cette reconstruction passe par la reprise des points centraux de l’intrigue du livret : exposition, nœud, dénouement. À partir de là, les parodistes observent des coupes de deux ordres : les unes touchent la dramaturgie générale (suppression ou raccourcissement de scènes, suppression ou minimisation de personnages et de leur temps de parole) ; les autres sont plus ciblées et touchent tel ou tel dialogue, monologue ou air. Ces opérations de condensation servent à faire avancer l’action : contrairement à l’opéra, la parodie n’a pas besoin de ménager des espaces d’expression poétique pour la musique. Chacune de ces opérations comporte implicitement ou explicitement une critique. Favart dans Pétrine, parodie de Proserpine (Lully/Quinault), annonce dès les scènes d’exposition le mode de traitement des amours secondaires : elles seront reprises mais condensées. Ainsi à la scène 4, Canichon (double d’Alphée) et Mlle L’Écluse (double d’Aréthuse) sont réunis (I, 5 de l’opéra) et terminent leur entretien par un duo des plus comiques :

    Mlle L’Écluse et Canichon air : Ah ! si t’en tat’, si t’en gout’, si t’en as Ne cherchons plus d’inutiles détours, Nous ferions bien d’abréger nos amours ; Nous ennuierions par de plus longs discours : Pour être heureux, les amants de nos jours Prennent toujours les chemins les plus courts 29.

    Il y a ensuite un déplacement de l’intrigue du « tragique » vers le comique : toute la violence contenue dans les tragédies en musique est évacuée et les parodistes effectuent un recentrement sur l’intrigue amoureuse, plus légère, voire triviale. L’amour dans les parodies n’est évidemment pas le même que dans l’opéra. En premier lieu, parce que les personnages des parodies sont souvent interprétés par les tipi fissi : lorsqu’Arlequin, Pierrot ou Polichinelle vivent les amours de Persée, Dardanus ou Pelée, l’amour devient plus concret, grossier et la morale grivoise prend le pas sur l’héroïsme guerrier et galant. Un extrait de la parodie de Bellérophon l’illustre bien : « Bellérophon, fuyant : Ah nous sommes perdus ! Le

    29 Pétrine, dans Théâtre de M. Favart, Paris, Duchesne, t. 4, p. 16.

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    monstre s’avance, quelle fumée ! S’il me rencontre, je suis gobé… mais cependant, laisserai-je périr la princesse ? Cela ne serait pas honnête… Allons, Bellérophon, animo, courage… courage ? C’est bien dit, mais tout franc, je n’en ai guère… » 30. Il faut imaginer les lazzi mimant la couardise qui pouvaient accompagner ce genre de réplique. Enfin, la langue employée par ces tipi fissi contraste avec celle de la tragédie en musique et des autres productions lyriques. En cela, la parodie dramatique d’opéra est l’héritière de toute une tradition littéraire burlesque et comique : les héroïnes sont des « mamours », des « bouchonnes », des « poulettes »… on se donne « du talon dans le cul » !

    Dans d’autres parodies de tragédie en musique et dans la majorité des parodies de ballet, de pastorale et de tragédie lyrique de la fin du XVIIIe siècle, la dégradation burlesque passe par le travestissement des noms, des conditions des personnages et par la transposition des lieux de l’intrigue de l’opéra. Tarare prend le nom de Turelure, de Colin-Maillard ou encore de Lanlaire dans les différentes parodies de Tarare (Salieri/Beaumarchais). Jupiter sera Bras de Fer dans La Belle Écaillère créée à l’Opéra-Comique en 1736, parodie de Thétis et Pelée (Colasse/Fontenelle). Le cadre spatio-temporel peut aussi être transposé : dans Farinette de Favart (1741), parodie de Proserpine (Lully/Quinault), la scène est à Gonesse et non plus le palais de la déesse Cérès. L’Aulide de la première Iphigénie de Gluck devient la Floride (Orgie en Floride, parodie de 1779) ou encore la Gaule (Le Meunier gaulois, parodie-pantomime de 1775).

    Un des ressorts du comique est bien entendu la critique, mais celle-ci n’est pas gratuite et accompagne la reconstruction de l’intrigue ; la critique dépend aussi de l’œuvre prise pour cible. Les parodistes, mus par des intentions poéticiennes, s’attaquent à toutes les conventions de l’opéra, à l’ensemble des éléments du spectacle, soit par le biais de commentaires, soit directement dans l’action dramatique. La critique des scènes de reconnaissance est constante 31, comme celle qui épingle la longueur des récits, les monologues, l’insertion des divertissements, la danse, la morale héroïque, l’interprétation des chanteurs et des danseurs, les

    30 Arlequin Bellérophon dans Les Parodies du Nouveau Théâtre-Italien, Paris, Briasson, 1738, t. 4, p. 29. 31 Voir Fr. Rubellin, « Les scènes de reconnaissance dans le théâtre de Piron », Arrêt sur scène/Scene focus no 2, B. Louvat-Molozay, Fr. Salaün et N. Vienne-Guerrin (éd.), 2013, p.143-154.

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    costumes, les décors, le merveilleux, les choix mythologiques. Donnons seulement quelques exemples :

    – Les invraisemblances du livret sont soulignées : dans sa parodie d’Amadis de Grèce, tragédie en musique de Destouches/La Motte, Fuzelier stigmatise une incohérence du livret. Au début de l’opéra, Amadis montre au Prince de Thrace le portrait de son amante ; or la scène est censée se passer de nuit. Dans la parodie, intitulée Amadis le cadet, créée en 1724, le prince parodique dit à Amadis, joué par Arlequin : « Eh comment voir ce portrait […] / Dans une nuit obscure ». La dénonciation de telles invraisemblances touche aussi la construction même des livrets : la source mythologique ou légendaire. Les parodistes vont alors critiquer et souvent changer directement l’intrigue. Dans Armide de Lully/Quinault, ce n’est pas l’héroïne qui pare Renaud de fleurs mais des Naïades, contrairement à ce qu’on peut lire dans La Jérusalem délivrée du Tasse. Dans sa parodie de 1725, Bailly critique et modifie cette donne : Armide chante : « De ce soin je me charge, hélas ! / Et m’en fais une gloire. / Car dans cet endroit l’on n’a pas / Des mieux suivi l’histoire ». Comme l’écrit Nougaret dans son Art du théâtre aux parodistes : « Montrez que vous en savez plus que celui que vous parodiez » 32.

    – On se moque de l’insertion et de la motivation des danses, ce qui n’empêche pas que les parodies comportent de nombreux passages dansés, parfois autant que l’opéra : à l’instar de la musique, la danse fait partie intégrante du spectacle parodique. Opéra-Comique, Comédie-Italienne, théâtres des boulevards, autant de scènes qui possèdent des danseurs ou des acteurs polyvalents habitués à agrémenter chaque pièce de ballets. Dans une parodie anonyme des Danaïdes (du Roullet/Salieri), on trouve un dialogue intéressant qui pourrait résumer la posture critique de nombreux parodistes 33 :

    32 P.-J.-B. Nougaret, L’Art du théâtre, Paris, Cailleau, 1769, t. 2, livre 5, chapitre 5, p. 86. 33 À l’opéra, un acte se termine souvent par un divertissement qui est parfois amené de manière inopinée. Par exemple, dans sa parodie de Thétis et Pelée (Colasse/Fontenelle), Les Amants inquiets (1751), Favart reprend le divertissement des différents peuples proposé par Jupiter (Brettifer) à la nymphe Thétis (Tonton), tout en glissant une critique. Brettifer annonce ainsi à Tonton : « Tout le long de ces avenues, / J’ai fait cacher mes gens là-bas / On ne me reprochera pas / Que ma fête tombe des nues ». Voir Parodies d’opéra, op. cit., p. 330-342.

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    un garçon C’est vrai. Faisons comme à l’opéra. Commence-t-on à s’ennuyer,

    on danse. N’a-t-on plus rien à dire, on danse ; ne sait-on que faire, on danse.

    une fille Et pour s’ennuyer, qu’y fait-on ? UN GARÇON On danse 34.

    – L’une des cibles poétiques favorites des parodistes est le merveilleux. Tout y contribue à l’opéra, les machines, les dieux… On peut penser à Pyrame qui dans une parodie se plaint que les solives vont lui tomber sur la tête au moment où le magicien parodique détruit la prison (s’agirait-il de l’écho d’une mise en scène ratée ?) 35. Dans ses Notices, le marquis d’Argenson décrit précisément les dispositifs scéniques employés dans la parodie d’Amadis des Italiens (1731) : à la fin de cette parodie, les deux enchanteurs Arcalaüs et Arcabonne sont confrontés à des démons. D’Argenson note « qu’ils font battre leur diables, ici ils ne sont que de cartons et cela ressemble aux ressorts d’un tableau mouvant, en critique de ce que l’opéra a essayé depuis peu à faire des vols de figures de plâtre pour épargner les gagistes » 36. Tout un système de sape de la merveille est mis en place à travers le traitement des personnages magiques, des décors et de l’ensemble de l’illusion théâtrale 37.

    – Si la musique est plus rarement critiquée dans les parodies d’opéra, elle l’est beaucoup plus dans des comédies critiques. Dans L’Opéra de Province, parodie d’Armide (musique de Gluck) les parodistes attaquent l’usage que fait

    34 Les Cousins Cousines, II, 1, F Pn Ms. fr. 9260. 35 L. Riccoboni et J.-A. Romagnesi, Pyrame et Thisbé, 1726, sc. 9. 36 R.-L. de Voyez, marquis d’Argenson, Notices sur les œuvres de théâtre, inédite, BnF, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 3455, f. 17 vo. 37 Sur ces questions, voir I. Degauque, « Dans les secrets de fabrication de l’enchantement à l’opéra : réécritures parodiques des voleries et autres déplacements spectaculaires » dans Les Scènes de l’enchantement. Arts du spectacle, théâtralité et conte merveilleux (XVII-XIXe siècles), M. Poirson et J.-Fr. Perrin (éd.), Paris, Desjonquères, 2011, p. 339-349 ; P. Beaucé, « L’envers parodique du magicien d’opéra au XVIIIe siècle », dans Les Scènes de l’enchantement, ibid., p. 302-312 ; J. Le Blanc, « Le merveilleux, pierre de touche de l’opéra et cible privilégiée des parodistes ? », dans Le Surnaturel sur la scène lyrique : du merveilleux baroque au fantastique romantique, A. Dratwicki et A. Terrier (éd.), Lyon, Symétrie, 2012, p. 247-264.

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    le compositeur de l’orchestre. Hiradot double d’Hidraot chante : « Attendu le grand bruit qu’un orchestre doit faire / Le volume des voix n’est pas fort nécessaire. / Le public étourdi par l’accompagnement / Sourd aux cris du chanteur, n’entend que l’instrument » (I, 2).

    – Un autre élément critiqué dans certaines parodies : les costumes. Ils sont attaqués pour leur faste et leur manque de naturel. Hercule, dans Hercule filant parodie d’Omphale (Destouches/La Motte), habillé avec sa peau de lion, une quenouille et un fuseau, s’exclame : « L’opéra n’est qu’un ignorant qui chante toujours la même chanson, sait-il caractériser les héros ? Il habille leurs pensées comme leurs personnes de clinquant et d’oripeaux » (scène 2).

    L’opéra n’est pas hermétique à l’ensemble de l’univers

    parodique : Platée de Rameau en est un bon exemple. Les réécritures des pastorales héroïques dans le monde plus vrai du village ne sont pas sans avoir influencé le Devin du village de Jean-Jacques Rousseau et les pastorales lyriques de la seconde moitié du XVIII

    e siècle, comme Aline, reine de Golconde (Monsigny/Sedaine) au même titre que les opéras-comiques 38. De manière plus générale, les frontières dramaturgiques, poétiques et stylistiques qui séparent opéra et parodie ne doivent pas masquer les échanges musicaux, littéraires et spectaculaires entre les deux genres. On oublie souvent que Fuzelier mais aussi Moline, Valois d’Orville, Pellegrin, Favart, Laujon, Sedaine sont autant de librettistes d’opéra et d’opéra-comique qui ont été d’abord et parfois même simultanément des parodistes. Subversives, les parodies de l’opéra français au XVIIIe siècle ? Le mot est bien trop fort. Critique ? Bien sûr, mais pas toutes ; les parodies dramatiques d’opéra sont avant tout une réponse burlesque et libérée à un système culturel polarisé par le genre de l’opéra et l’institution qu’est l’Académie royale de musique. Elles marchent à ses côtés, le sourire aux lèvres, rivalisant d’ingéniosité pour captiver un public féru de spectacle et autant friand d’art lyrique que de théâtre comique en musique.

    38 J. Waeber, « “Le Devin de la Foire” ? Revaluating the Pantomime in Rousseau’s Devin du village », Musique et Geste en France : de Lully à la Révolution, J. Waeber (éd.), Bern, Peter Lang, 2009, p. 149-172 ; P. Beaucé, « L’influence inattendue du Devin du village et de Pygmalion sur un pan du théâtre comique en musique », Rousseau et le spectacle, J. Berchtold, Chr. Martin et Y. K. Seïté (éd.), Paris, Armand Colin, à paraître.

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    LA TROUPE DE CHANTEURS DE L’ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE ET SON ÉVOLUTION AU XVIII

    e SIÈCLE : L’EXEMPLE DE LA GESTION

    DE FRANCŒUR ET REBEL (1757-1767)

    Benoît Dratwicki

    Directeur artistique au CMBV

    Les dix années de la direction de Francœur et Rebel

    représentent une période-clé de l’histoire de l’Académie royale de musique, enserrée entre l’épisode de la Querelle des Bouffons (1752-1754) et l’arrivée de Gluck à Paris (1773). Elles coïncident également avec une certaine forme de stabilité, les deux directeurs ayant à la fois assez de connaissance de l’institution et assez de temps pour proposer et développer une programmation artistique cohérente 39.

    Francœur et Rebel agirent parallèlement sur plusieurs paramètres essentiels à la bonne marche de l’institution. Du côté du répertoire, ils stimulèrent la création tout en faisant rejouer plus d’une trentaine de titres du répertoire, retouchés et adaptés au goût du jour par leur soin ou celui d’autres compositeurs 40. L’évolution de leur programmation reflète le changement du goût consécutif à la Querelle des Bouffons : leur première saison propose successivement Alcyone (Marais), Issé (Destouches), Les Surprises de l’Amour (Rameau), Alceste (Lully) et Énée et Lavinie (Dauvergne). Neuf ans plus tard, leur dernière saison a une saveur sensiblement différente, avec Aline, reine de Golconde (Monsigny), L’Europe galante (Campra), Zélindor, roi des Sylphes (Francœur et Rebel), Sylvie (Trial et Berton), Thésée (Mondonville), Hippolyte et Aricie (Rameau). Dans tous les cas, la variété fut le mot d’ordre, que les directeurs revendiquèrent ouvertement :

    Nous osons nous flatter que l’attention que nous avons eue jusqu’ici, et que nous aurons toujours, de varier le genre des ouvrages que nous avons mis et que nous mettrons par la suite sous les yeux du public, est une preuve convaincante que nous respectons tous les

    39 Voir à ce sujet S. Serre, L’Opéra de Paris (1749-1790). Politique culturelle au temps des Lumières, Paris, CNRS éditions, 2011. 40 Voir à ce sujet B. Dratwicki, « Lully d’un siècle à l’autre : du modèle au mythe (1754-1774) », dans, L’Invention des genres lyriques français et leur redécouverte au XIXe siècle, A. Terrier et A. Dratwicki (éd.), Symétrie/Palazzetto Bru Zane : Lyon/Venise, 2010, p. 309-346 et L. Rosow, « From Destouches to Berton : Editorial Responsibility at the Paris Opera », dans Journal of the American Musicology Society, Univ. of California Press, XL/2, p. 285-309.

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    goûts, et que nous ne cherchons qu’à augmenter, autant qu’il dépend de nous, ses amusements, par la variété qui, quand elle est soutenue du mérite réel, lui procure infailliblement des plaisirs plus piquants41.

    Il faut signaler également plusieurs séries de représentations prolongeant des créations ou des reprises données plus tôt dans la même saison, ou – parfois – plusieurs saisons auparavant, sans pour autant devoir être considérées comme de nouvelles « mises au théâtre » de l’ouvrage concerné 42.

    Parmi les ouvrages présentés, quatre noms ressortent : Dauvergne pour les créations (cinq titres), Rameau, Lully et Campra pour les reprises (respectivement onze, six et cinq titres). Audacieux dans leur soutien inconditionnel à Dauvergne, Francœur et Rebel s’assurent les faveurs du public en reprenant certains chefs-d’œuvre incontestables des grands maîtres de l’opéra français 43. Leur retrait, annoncé dès le mois de décembre 1766, est l’occasion de nombreux hommages : « L’on ne peut leur refuser la justice que ce spectacle n’a jamais été mieux régi que sous leur administration », notent par exemple les Mémoires secrets 44 . Le Mercure rappelle quant à lui qu’

    ayant eu à combattre un goût introduit depuis quelques années, et trop accrédité sur un autre théâtre, que l’on peut nommer une fantaisie publique, ils ont su néanmoins conserver le fond respectable de Quinault et Lully. Par les ornements, sagement adaptés à ces précieux

    41 « Lettre de Rebel et Francœur à l’auteur du Mercure » (Mercure de France, 1758, janvier,

    p. 155). Était-ce une réponse aux exhortations d’Ancelet quelque temps plus tôt ? « Je dois aussi rendre justice aux directeurs du Grand Opéra : ils emploient tous leurs soins pour satisfaire le public, et sont autant guidés par l’honneur que par l’intérêt. Ils réussiraient plus encore, s’ils trouvaient les moyens d’amuser les étrangers, sur qui notre ancienne musique ne fait aucune impression. Ces directeurs éclairés doivent faire leurs efforts pour concilier les goûts différents qui partagent la Nation ; plus l’entreprise est difficile, plus elle leur fera d’honneur. » (Ancelet, Observations sur la musique, les musiciens et les instruments, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1757, p. 11). 42 Ainsi, les représentations des Surprises de l’amour d’octobre 1758 prolongent la création de mai 1757 ; celles de Pyrame et Thisbé en janvier 1760 prolongent la reprise de janvier 1759 ; celles de Zaïs en février 1762 prolongent la reprise de mai 1761 ; celles d’Armide en décembre 1764 prolongent la reprise de novembre 1761 ; celles de Castor et Pollux en février 1765 prolongent la reprise de janvier 1764. 43 Nous n’avons pas considéré, dans le cadre de cette étude, les représentations d’Issé pour l’ouverture de la saison 1757-1758, dans la mesure où il s’agissait de la poursuite des représentations de la reprise de 1756 initiée par la direction précédente, ni Alcyone – donné à la suite – dont la reprise avait également eu lieu la saison précédente. 44 « Les Sieurs Rebel et Francœur, directeurs actuels de l’Académie royale de musique,

    abdiquent cette administration et quittent à Pâques prochain. […] Le public voit à regret la retraite de ces deux directeurs : ils seront remplacés difficilement. » (Mémoires secrets de Bachaumont, revus et publiés avec des notes et une préface par P. L. Jacob [Paul Lacroix], Paris, Delahays, 1859, « 27 décembre 1766 »).

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    chefs-d’œuvre, ils ont attiré et retenu le public, malgré les fausses maximes dont une grande partie était prévenue. Par des soins éclairés dans l’exécution, ils ont donné un nouveau lustre, un nouvel attrait au grand Rameau […]. Sans altérer habituellement le véritable goût de ce spectacle, ils ont cédé quelquefois à celui de la nouveauté, pour mettre le public en état de juger auquel il devait la préférence, et par ces sortes de comparaisons ils ont affermi le genre essentiellement et exclusivement propre à notre opéra 45.

    En tout, plus de 1 500 représentations eurent lieu sous leur mandat 46 et ce, malgré l’incendie du théâtre en avril 1763 qui perturba l’activité pendant plusieurs mois 47. Du côté des arts de scène, il faut noter leur souci – sans cesse souligné par les contemporains – de proposer des reprises soignées, dans des décors et des costumes neufs, qui enrichirent les fonds de l’Académie, malheureusement partiellement détruits lors de l’incendie.

    Mais l’une des tâches les plus ardues des deux directeurs fut de gérer et reconstituer la troupe de chanteurs solistes qui, au milieu des années 1750, avait subi une évolution notable. Non seulement Francœur et Rebel durent trouver, former et valoriser une multitude de jeunes recrues, mais aussi mettre en phase cette troupe avec le répertoire représenté, qui n’avait jamais, jusque-là, proposé autant de variété. En effet, entre création et répertoire, entre tragédies, ballets et comédies, la troupe devait à la fois parfaitement répondre aux exigences des partitions et aux attentes du public.

    La troupe de l’Académie royale de musique au début du XVIII

    e siècle

    Les derniers règlements de l’Académie royale de musique sous le règne de Louis XIV, en 1713 puis 1714, fixent l’état de la troupe de chanteurs avec précision, « sans qu’il puisse être augmenté ni diminué » 48. À savoir trois basses-tailles, trois hautes-contre, deux tailles et six « actrices », soit un total de quatorze chanteurs solistes. Les appointements affectés aux différents chanteurs permettent

    45 Mercure de France, 1767, avril, p. 174. 46 Pour le détail de ces représentations, voir la base Chronopéra (www.chronopera.free.fr). 47 Voir à ce sujet B. Dratwicki, Antoine Dauvergne (1713-1797) : une carrière tourmentée dans la France musicale des Lumières, Wavre, Mardaga, 2011, p. 172. 48 Ces deux règlements sont reproduits dans J.-B. Durey de Noinville et L.-A. Travenol, Histoire du Théâtre de l’Académie royale de musique en France depuis son établissement jusqu’à présent, Paris, Duchesne, 1757.

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    facilement de les hiérarchiser : le classement des revenus annuels reflète sans doute l’« exposition » et l’importance de chaque chanteur, plus que la rareté des talents de l’un ou de l’autre. L’organisation révèle alors une grande justice de traitement : c’est seulement durant la seconde moitié du XVIIIe siècle que des écarts se creuseront, notamment au fil de gratifications exceptionnelles ou de pensions des monarques au titre de la Musique du roi et de la reine 49.

    Basse-taille – 1er acteur 1 500 livres

    Haute-contre – 1er acteur 1 500 livres

    1ère actrice 1 500 livres

    Basse-taille – 2e acteur 1 200 livres

    Haute-contre – 2e acteur 1 200 livres

    2e actrice 1 200 livres

    Basse-taille – 3e acteur 1 000 livres

    Haute-contre – 3e acteur 1 000 livres

    3e actrice 1 000 livres

    4e actrice 900 livres

    5e actrice 800 livres

    6e actrice 700 livres

    Taille – 1er acteur 600 livres

    Taille – 2e acteur 600 livres

    Pour chaque partie, la troupe dispose donc de plusieurs chanteurs capables de se doubler et de se remplacer en cas de besoin, ou de remplir différents rôles correspondant à la tessiture et à l’emploi concernés dans un opéra. Sans que la chose soit explicite, apparaît bien l’idée d’un chanteur principal, « en chef », et d’un, deux ou jusqu’à cinq chanteurs subalternes, eux-mêmes hiérarchisés.

    Chanter « en chef »

    Le chanteur en chef ou en premier est celui à qui revient le rôle, quelle que soit sa catégorie ou son emploi, pour toutes les premières représentations d’un ouvrage, qu’il s’agisse d’une création ou d’une reprise. Au bout d’un certain nombre de soirées, il peut quitter épisodiquement ou définitivement ce rôle, qui est alors attribué – dans un ordre de préséance dont nous reparlerons

    49 Voir à ce titre S. Serre, L’Opéra de Paris (1749-1790). Politique culturelle au temps des Lumières, op. cit.

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    – à des chanteurs secondaires ; si l’un ou l’autre tient lui-même un rôle de moindre importance, celui-ci passe à un chanteur subalterne. Plus qu’une règle, une habitude semble avoir établi que, lorsqu’un chanteur secondaire se voyait confier un rôle, il pouvait prétendre à le chanter trois fois consécutives sans qu’on puisse l’en empêcher 50. Il ne s’agit pas seulement d’une marque de respect, mais plus de la nécessité de rentabiliser les investissements faits pour l’occasion (répétitions de chant, ajustement du costume, etc...). Notons que, si les dernières représentations d’un ouvrage se voyaient généralement confiées aux seuls doubles, c’est avant tout parce que les principaux chanteurs étaient alors occupés par les répétitions du nouvel opéra qui devait être mis à l’affiche les jours suivants.

    Seul le nom du chanteur en chef figure sur le livret imprimé pour la série de représentations concernée. Le livret témoigne donc d’une forme d’idéal où voisine, pour chaque rôle, le sujet en chef à qui il revient de droit. Mais le public n’aura guère de chance de voir tous les artistes ensemble, sauf lors des premières représentations d’une série (d’où leur attractivité). C’est donc vers la presse contemporaine et les écrits de particuliers qu’il faut se tourner pour obtenir des bribes d’informations sur les attributions successives d’un rôle au cours d’une même série de représentations. Le chanteur « en chef » a une énorme responsabilité : dans le cas d’une reprise, il doit parvenir à redonner vie à un rôle composé pour un autre que lui, parfois dans un style et une tessiture qui ne lui sont ni familiers, ni avantageux ; dans le cas d’une création, il oriente éventuellement le travail du compositeur qui, en règle général, tente de tirer le meilleur parti de celui dont il sait qu’il sera son interprète.

    La répartition des chanteurs : catégories, rangs, emplois

    De la confusion des termes et des notions utilisées à l’époque et dont tous les chercheurs font état, on peut toutefois tenter de déterminer des critères de classification des chanteurs de la troupe. Ceux-ci appartiennent à une catégorie, prétendent à un rang et

    50 Une lettre de Mlle Beaumesnil l’évoque très clairement : détaillant ses différends avec Mlle Levasseur, elle reconnaît qu’au retour d’une maladie, cette dernière lui laissa un rôle qui lui revenait de droit, mais ne lui accorda pas « la faveur d’y paraître trois fois de suite selon l’usage incontestable même à l’égard du plus médiocre double ». (Lettre du 27 décembre 1778 publiée dans le Journal de Paris et reproduite dans l’Abrégé du Journal de Paris…, seconde partie (1777-1781), Paris, Bureau du Journal de Paris, 1789, p. 1204).

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    exercent un emploi, trois notions qui, combinées, reflètent la manière dont ils sont concrètement sollicités.

    Les catégories

    À la tête de la classification vient la catégorie. Chez les hommes, ou « acteurs chantants », il en existe trois, correspondant à des tessitures vocales : basse-taille, haute-contre et taille, cette dernière disparaissant en 1766. Les femmes sont toutes regroupées sous le vocable « actrice », faisant référence au théâtre déclamé plus qu’au théâtre chanté. Ces quatre catégories sont celles qui figurent dans le premier règlement de l’Académie de 1713 51. Ce sont aussi celles utilisées par la presse du XVIIIe siècle (Les Spectacles de Paris notamment) pour présenter les états successifs de la troupe. Par nature, aucun chanteur ne peut changer de catégorie, le classement étant réalisé par sexe et par tessiture.

    Les rangs

    Au sein de chacune de ces catégories, le rang (ou statut) permet de classer les artistes par ordre de prééminence. Pour tenter d’éviter autant que possible les contestations et les polémiques, tout en laissant à chaque membre de la troupe la possibilité d’évoluer (officiellement du moins), le classement reflète une donnée objective : l’ancienneté. Mais, dans les faits, le talent – beaucoup plus subjectif – est également pris en compte et peut, de temps à autre, aboutir à une réorganisation des chanteurs au sein d’une même catégorie. Dans l’ordre hiérarchique, les rangs sont ceux de premier sujet et de double, ce dernier se subdivisant par la suite en premier remplacement et double, auxquels s’ajoute à certaines époques celui de grand coryphée. Ce dernier groupe rassemble aussi bien des solistes confinés aux petits rôles que des membres du chœur ponctuellement mis en avant pour chanter des répliques en soliste 52. Le statut de surnuméraire, qui apparaît officiellement en 1760 dans les Spectacles de Paris, était celui d’acteurs chantants qui,

    51 Règlement de 1713 reproduit dans J.-B. Durey de Noinville et L.-A. Travenol, Histoire du Théâtre de l’Académie royale de musique en France depuis son établissement jusqu’à présent, op. cit. 52 Comme le souligne Solveig Serre, ce dernier statut était très convoité car il représentait la première étape logique d’une ascension vers les rangs supérieurs. Les querelles pour l’obtenir furent légion tant et si bien qu’on tenta de supprimer le statut de grand coryphée en 1780, car on le considérait alors « comme nuisible au bien du service ». (compte rendu du Comité au ministre, « 22 avril 1780 », F-Pan/ O1 620 cité dans S. Serre, L’Opéra de Paris (1749-1790). Politique culturelle au temps des Lumières, op. cit., p. 113.

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    ayant débuté à l’essai avec succès, étaient provisoirement associés à la troupe et utilisés selon les besoins pour suppléer les membres permanents, en attendant qu’une place correspondant à leurs moyens vienne à vaquer.

    Les emplois

    La notion d’emploi (ou de genre) est à la fois l’une des plus régulièrement évoquées à l’époque, mais aussi l’une des plus complexes à manier. Elle se révèle la plus utile pour bien appréhender le répertoire et son interprétation, et leur évolution parallèle au cours du XVIIIe siècle. La définition des emplois implique le croisement de plusieurs considérations : une considération littéraire dont on trouvera la clé dans le livret (la nature théâtrale du rôle) ; une considération musicale dont on trouvera la clé dans la partition (la nature musicale du rôle) ; une considération vocale enfin, dont on trouvera la clé dans les commentaires contemporains et l’appréciation qu’on porte sur les interprètes (la nature vocale du rôle). Dans certains cas, la définition des emplois est très aisée, dans la mesure où ceux-ci agglomèrent des principes récurrents devenus des poncifs au fil du temps. Mais dans d’autres cas, cette définition devient plus subtile, voire impossible, notamment par le caractère propre de certains chanteurs dont les particularités physiques, physiologiques ou expressives et l’évolution de la carrière remettent en question lesdits poncifs, voire génèrent une évolution des pratiques.

    En tentant une classification des emplois à partir d’une observation générale du répertoire jusqu’à la fin des années 1760, avant la révolution gluckiste donc, on obtient la grille de répartition suivante :

    FEMMES HOMMES

    Premiers rôles

    Princesses, nymphes, bergères héroïques, coquettes

    Princes, héros, bergers héroïques, gentilshommes

    Reines, mères, magiciennes Rois, pères, magiciens

    Grands accessoires

    Divinités Divinités

    Grandes Prêtresses, enchanteresses Grands Prêtres, enchanteurs

    Apparitions Apparitions et rôles de caractère

    Petits rôles

    Confidentes et personnages secondaires de l’action

    Confidents et personnages secondaires de l’action

    Suivantes et grands coryphées Suivants et grands coryphées

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    D’une manière très générale, on trouve donc une répartition similaire en trois grands types d’emplois pour les hommes et les femmes. D’abord les premiers rôles, correspondant aux personnages principaux de l’action dramatique ; puis les grands accessoires, correspondant à des personnages moins importants mais dont le caractère nécessite toutefois un charisme vocal et/ou théâtral imposant ; enfin les petits rôles, correspondant aux personnages secondaires de l’action ou à ceux rythmant les divertissements, généralement déconnectés du drame principal. Ces emplois peuvent être liés ou non à des tessitures vocales : une grande souplesse existe dans la plupart des catégories, même si un usage idiomatique du grand dessus pour les reines et magiciennes ou de la basse-taille pour les rois et magiciens, par exemple, se fait jour :

    FEMMES Premiers rôles

    Princesses, nymphes, bergères héroïques, coquettes : majoritairement DESSUS Reines, mères, magiciennes : exclusivement GRAND DESSUS

    Grands accessoires : Divinités : DESSUS (Vénus, l’Amour…) ou GRAND DESSUS (Minerve, Diane, Junon…) Grandes-Prêtresses, enchanteresses : très majoritairement GRAND DESSUS Apparitions : exclusivement GRAND DESSUS

    Petits rôles : Confidentes et personnages secondaires de l’action : DESSUS ou GRAND DESSUS Suivants et grands coryphées : très majoritairement DESSUS

    HOMMES : Premiers rôles :

    Princes, héros, bergers héroïques, gentilshommes : HAUTE-CONTRE ou BASSE-TAILLE Rois, pères, magiciens : exclusivement BASSE-TAILLE

    Grands accessoires : Divinités : HAUTE-CONTRE ou BASSE-TAILLE Grands-Prêtres, enchanteurs : très majoritairement BASSE-TAILLE Apparitions et rôles de caractère : HAUTE-CONTRE, TAILLE ou BASSE-TAILLE

    Petits rôles : Confidents et personnages secondaires de l’action : HAUTE-CONTRE, TAILLE ou BASSE-TAILLE Suivants et grands coryphées : HAUTE-CONTRE, TAILLE ou BASSE-TAILLE

    Des passerelles existent entre ces emplois, dans la mesure où les

    qualités vocales et théâtrales requises pour plusieurs d’entre eux sont les mêmes. Les premiers sujets se bornent toutefois à

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    interpréter « en chef » les premiers rôles. Même s’ils se voient déclassés par un autre chanteur, ils ne remplissent jamais des fonctions subalternes. Ainsi, quand la haute-contre Pillot se voit reléguer en second par le chanteur Legros à compter de 1764, il continuera à ne paraître que dans des emplois de princes ou de héros comme double de Legros. Les grands remplacements, qui doublent les premiers sujets dans ces mêmes rôles, se chargent en général – en attendant leur tour – soit des grands accessoires, soit des suivants et des grands coryphées si ces derniers ne sont pas trop anecdotiques. La reprise d’Hippolyte et Aricie de 1757 est ainsi clairement structurée : Mlle Lemière, doublant Mlle Fel dans le rôle d’Aricie, chante en sa présence les rôles des divertissements qu’elle accapare et qui la mettent en valeur dans chaque acte (la grande Prêtresse de Diane, une Matelote, une Chasseresse, une Bergère). Quant à Mlle Dubois, doublant Mlle Chevalier, elle chante en sa présence le rôle de Diane, lui aussi relativement valorisant. Notons qu’un seul type d’emploi semble n’appartenir qu’aux artistes subalternes, ceux des confidents qui – sauf dans de très rares cas – ne chantent que des portions de récitatif sans air véritable.

    Par leur talent particulier, certains chanteurs se font une spécialité d’emplois caractéristiques. Dans les années 1750-1760, Mlle Arnould brille dans les rôles de princesses ou de nymphes touchantes ; Mlle Lemière, dans les rôles de Vénus, de l’Amour, de bergères ou de coquettes ; Mlle Chevalier dans les rôles de reine ou de magicienne ; MM. Muguet ou Durand dans les rôles de grands Prêtres et de voix souterraines ; MM. Poirier et La Tour dans les rôles de haute-contre à vocalise des prologues et des divertissements. D’autres, encore plus exceptionnels, se montreront capables de remplir à peu près tous les emplois. En tête de ceux-ci, il faut citer M. Larrivée, qui excelle à la fois dans les premiers rôles de princes et de héros, mais aussi dans les rôles de bergers, dans les allégories de Haine ou de Jalousie, et dans les personnages comiques. À l’inverse, quelques chanteurs au talent limité devront se résoudre à certains emplois bornés, comme Mlle Durancy qui – du fait de sa voix criarde et de ses traits ingrats – se spécialisera dans les furies et les mégères.

    Les types de voix : tessiture, format vocal, agilité et timbre

    La classification de la troupe en emploi suppose, comme nous venons de le voir, de prendre en compte un dernier type de classification : la typologie vocale. La question de la distinction des voix entre elles est indispensable pour comprendre l’organisation de la troupe et l’interprétation du répertoire. Pourtant, les notions

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    de tessiture, de format vocal, d’agilité et de timbre sont totalement ignorées par les documents administratifs, et abordées seulement en pointillés dans les commentaires contemporains. Chez les hommes, ces questions ne se posent que dans une moindre mesure, des catégories claires étant revendiquées. C’est seulement pour le groupe des basses-tailles qu’il convient de souligner que, sous cette même appellation, se trouvaient regroupés des barytons et des basses qui – à partir des années 1750 – se singularisèrent vraiment dans leur écriture : une véritable « école » de grands barytons naît avec Larrivée, qui assume des tessitures extrêmement tendues que ses doubles et successeurs devront également aborder. Chéron sera, trente ans plus tard, le fer de lance d’une « école » de basses nobles.

    En revanche, ces questions se révèlent centrales concernant les « actrices », si l’on veut tenter de préciser les choses à leur égard. Elles sont, du reste, les plus nombreuses : dans cette catégorie de la troupe apparaissent les différences les plus importantes. Étonnons-nous, comme Jean-Jacques Rousseau dans son Dictionnaire de musique de 1767, de cette globalisation des voix de femmes :

    Pourquoi trois parties dans les voix d’hommes et une seulement dans les voix de femmes, si la totalité de celles-ci renferme une aussi grande étendue que la totalité des autres ? Qu’on mesure l’intervalle des sons les plus aigus des voix féminines les plus aiguës aux sons les plus graves des voix féminines les plus graves ; qu’on fasse la même chose pour les voix d’hommes, et non seulement on n’y trouvera pas une différence suffisante pour établir trois parties d’un côté et une seule de l’autre, mais cette différence, même s’il y en a, se réduira à très peu de chose. […] En France où l’on veut des basses, des hautes-contre, et où l’on ne fait aucun cas des bas-dessus, les voix d’hommes prennent différents caractères et les voix de femmes n’en gardent qu’un seul ; mais en Italie, où l’on fait autant de cas d’un beau bas-dessus que de la voix la plus aiguë, il se trouve parmi les femmes de très belles voix graves, qu’ils appellent contralti, et de très belles voix aiguës, qu’ils appellent soprani. Au contraire en voix d’hommes récitantes, ils n’ont que des tenori, de sorte que s’il n’y a qu’un caractère de voix de femmes dans nos opéras, dans les leurs il n’y a qu’un caractère de voix d’hommes 53.

    Il semble en effet étonnant que le théâtre lyrique français n’ait jamais insisté sur cette distinction entre voix aiguës et voix graves de femmes, distinction qui existe bien dans la musique sacrée,

    53 J.-J. Rousseau, Dictionnaire de musique, Paris, Duchesne, 1768, Article « Voix », p. 539.

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    notamment dans les motets à deux ou trois voix composés pour les couvents dès la fin du XVIIe siècle 54.

    La voix de bas-dessus évoquée par Rousseau est aussi celle que Meude-Monpas définit comme étant le « genre de voix d’une femme qui descend jusqu’aux sons les plus graves. C’est l’opposé de dessus. […] Ce genre de voix est nécessaire dans les rôles à baguette, autrement dit de magicienne, etc » 55. Le terme de bas-dessus, qui apparaît dans le Dictionnaire de musique de Brossard (1703) 56 pour désigner une voix de femme ou d’enfant plutôt grave, fut utilisé tout au long du XVIIIe siècle à cette fin. L’Encyclopédie remarquait toutefois qu’on donnait « mal-à-propos le nom de second dessus ou bas-dessus […] à des organes plus volumineux et moins étendus que les premiers dessus ordinaires, parce qu’on ne sait quel nom leur donner » 57. À l’Académie royale de musique, en effet, les rôles à baguette, « quoique [n’étant] pas si difficiles, [exigeaient] en quelque sorte une ampleur, un volume, qu’il n’est pas donné d’avoir aux meilleures actrices » 58. L’abbé Trublet offre le premier une solution idéale pour désigner ce type vocal. En 1749, il conclut ainsi une note sur la célèbre Mlle Chevalier par cette appréciation : « sa voix est un grand dessus » 59. Ce grand dessus représente l’ancêtre du grand soprano français de la période romantique.

    Le déploiement des voix de dessus vers l’aigu, au cours du XVIII

    e siècle, fait ressortir la distinction entre les voix de femmes, surtout après les années 1750. Dans l’opéra au temps de Louis XIV, les ambitus étaient plus réduits, et les tessitures plus graves, l’ensemble des grands rôles se bornant à une zone de la voix avant tout propice à la déclamation : dans un opéra comme Persée (1682) de Lully, des rôles aussi différents que ceux d’Andromède, Mérope et Cassiope sont écrits dans une tessiture exactement identique. C’est donc, initialement, leur emploi dans son sens de « genre » ou de « caractère » qui différencie les principales actrices, et non pas leur tessiture. C’est pourquoi

    54 Voir à ce titre N. Berton-Blivet, Catalogue du motet imprimé en France (1647-1789), Paris,

    Société française de musicologie, 2011. 55 J.-O. de Meude-Monpas, Dictionnaire de musique, Paris : Knapen et fils, 1787, p. 21, article « Bas-dessus ». 56 S. de Brossard, Dictionnaire de musique, Paris : Ballard, 1701, article « Canto ». 57 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, nouvelle édition,

    Genève : Pellet, 1778, XIII, p. 195, article « Étendue ». 58 Mémoires secrets de Bachaumont, « 10 avril 1785 ». 59 Abbé Trublet, Observations sur la littérature moderne, La Haye, 1749, p. 205.

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    certaines artistes extraordinaires, telles que Mlles Le Rochois ou Journet, purent se faire entendre dans des rôles extrêmement différents, ne se spécialisant pas vraiment dans un emploi plutôt que dans un autre. Dans les années 1730, pour des raisons autant théâtrales que vocales, les emplois de princesses et de bergères héroïques se virent de plus en plus sollicités dans le haut de la tessiture et dans des airs vocalisant (tout en conservant le caractère touchant qui était le propre de cet emploi) ; en miroir et pour des raisons exactement inverses, les emplois de reines et de magiciennes se virent confier des airs agités et des scènes de sorcellerie accusant un caractère sombre, noble et impérieux. La même évolution se remarque dans les emplois de moindre importance : des grands accessoires aux grands coryphées en passant par les confidentes, les partitions imposent des tessitures de plus en plus précises au fil du temps, alors même que les artistes se spécialisent. L’interchangeabilité des actrices se réduit : elle reste possible mais génère une interprétation très particulière du rôle. À l’heure où Rameau est maître de la scène lyrique, les emplois ne se distinguent donc plus seulement par leur caractère, mais aussi par leur tessiture : pour la création d’Hippolyte et Aricie, Mlle Pélissier dans le rôle d’Aricie et Mlle Antier dans celui de Phèdre étonneraient beaucoup en échangeant leurs rôles, mais elles auraient dans l’absolu pu le faire. Cela devient purement et simplement impossible pour Mlles Fel et Chevalier en 1757 ou Mlles Beaumesnil et Dubois en 1767. Pourtant, la partition chantée était globalement la même ; c’est l’interprétation qui en avait changé.

    La distinction des tessitures n’est pas la seule qui permet de différencier les chanteurs : comptent aussi le volume, l’agilité et le timbre. Ainsi, seules des grandes voix peuvent chanter les premiers rôles qui nécessitent de la résistance et la capacité à se faire entendre malgré des accompagnements d’orchestre denses et omniprésents ; seules des voix agiles peuvent chanter les Suivantes et les grands Coryphées dans les divertissements ; seuls des timbres séduisants peuvent chanter les rôles touchants ou des archétypes comme un Amour ou une jeune Bergère. Rousseau précise bien ces différences :

    On distingue encore les voix par beaucoup d’autres différences que celles du grave à l’aigu. Il y a des voix fortes dont les sons sont forts et bruyants ; des voix douces dont les sons sont doux et flûtés ; de grandes voix qui ont beaucoup d’étendue ; de belles voix dont les sons sont pleins, justes et harmonieux ; il y a aussi les contraires de tout cela : il y a des voix dures et pesantes ; il y a des voix flexibles et légères ; il y en a dont les beaux sons sont inégalement distribués, aux

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    unes dans le haut, à d’autres dans le medium, à d’autres dans le bas ; il y a aussi des voix égales qui font sentir le même timbre dans toute leur étendue 60.

    Chez les femmes comme chez les hommes, la question du timbre est peut-être la moins handicapante, si une couleur ingrate est contrebalancée par une déclamation, un jeu scénique ou un volume de voix exceptionnel. Mlle Durancy, parmi d’autre, se fit régulièrement applaudir malgré une voix dure et criarde ; mais elle dut pour cela renoncer à doubler la touchante Mlle Arnould et se spécialiser dans les rôles de caractère 61.

    Tessiture, volume, agilité, couleur du timbre n’étaient donc pas rédhibitoires dans l’affectation des rôles, mais influait pourtant beaucoup sur la distribution qui en était faite.

    La distribution

    En considérant toutes ces strates de classification (catégorie, rang, emploi, typologie vocale), on se doute que l’affectation des rôles (la « distribution ») est un sujet propice aux polémiques et aux doléances. D’autres s’en doutèrent avant nous : c’est pourquoi la question fut tranchée dès le règlement de 1713, dont l’article 4 précise que personne ne peut se soustraire au choix imposé par la direction 62. Celui-ci est arrêté par l’Inspecteur général « après avoir pris l’avis du compositeur si c’est un opéra nouveau 63. » À peu de choses près, le règlement de 1778 reprend les mêmes dispositions 64 , détaillant toutefois la manière de distribuer les

    60 J.-J. Rousseau, Dictionnaire de musique, op. cit., p. 539. 61 En 1768, alors qu’elle double Sophie Arnould dans le rôle de Lavinie, les Mémoires

    secrets n’hésitent pas à affirmer que les spectateurs « répugnent à se faire à Mlle Durancy » (Mémoires secrets de Bachaumont, « 13 décembre 1768 »), la trouvant « pleureuse et criarde » (Mémoires secrets de Bachaumont, « 1er décembre 1768 »). 62 « Tous acteurs et actrices de musique et de danse seront tenus d’accepter et d’exécuter les rôles ou entrées qui leur seront donnés, soit pour exécuter en premier ou pour doubler lesdits rôles ou entrées, à peine d’être privés d’un mois de leurs appointements pour la première fois, et d’être congédiés en cas de récidive. » (Article 4 du Règlement de 1713 reproduit dans J.-B. Durey de Noinville et L.-A. Travenol, Histoire du Théâtre de l’Académie royale de musique en France depuis son établissement jusqu’à présent, op. cit.). 63 Article 22 du Règlement de 1713 reproduit dans J.-B. Durey de Noinville et L.-A. Travenol, ibid. 64 « Les sujets du chant seront tenus d’accepter les rôles qui leur seront distribués, […] sans pouvoir s’en dispenser sous aucun prétexte, à peine de privation d’un mois d’appointements et d’être congédiés en cas de récidive. » (Arrêt du Conseil d’État du roi contenant règlement pour l’Académie royale de musique, 27 février 1778, F-Po P.A. « 27 février 1778 »).

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    doubles 65 . Il ressort de ces règlements qu’il est normalement impossible d’attribuer un rôle d’un certain emploi à un chanteur d’un autre emploi ou, pire, à un subalterne. Les compositeurs, tout comme les administrateurs, savent qu’ils s’exposent alors aux cabales et aux représailles des artistes évincés : lorsque le cas de figure se présente, d’âpres débats ont lieu où même le public peut se mêler. La succession de Mlle Arnould, en 1778, prend des tournures d’esclandre publique, Mlle Beaumesnil n’hésitant pas à afficher son mécontentement dans la presse lorsqu’elle sent « ses » rôles lui échapper au profit de Mlle Levasseur :

    Lettre de Mlle Beaumesnil aux Auteurs du Journal de Paris. On ne se prive pas sans regret des bontés du public quand on en

    a reçu des témoignages aussi flatteurs pendant l’espace de douze années. C’est à ce titre que je lui dois compte des raisons qui me forcent à désirer ma retraite. J’espère que ce même public voudra bien être mon juge et je le prie d’être assuré que ce sera sans appel de ma part. J’ai été reçue à l’Opéra en 1766 pour remplir des premiers rôles dans lesquels je doublais Mlle Arnould qui jouissait d’une réputation si bien acquise et encore mieux méritée. Mon premier rôle fut celui de Sylvie et, par continuité, j’ai chanté après elle les rôles des princesses tels que ceux d’Églé dans Thésée, d’Iphise dans Dardanus, Iphigénie, Adèle de Ponthieu, Télaïre dans Castor, Oriane dans Amadis, Eurydice etc. Mlle Rosalie dite Le Vasseur, dont le début avait précédé le mien de deux mois, doublait Mme Larrivée dans les rôles d’Amour et de Bergères, et s’en est contentée l’espace de sept ans. C’est à cette époque que, profitant d’un voyage que je fis et menaçant MM. les directeurs de sa retraite, elle obtint de chanter à ma place le rôle de Télaïre que j’avais joué deux ou trois années auparavant ; six mois après, on redonna ce même opéra et MM. les directeurs me rendirent et mon rôle et mes droits. On sait que depuis M. le chevalier Gluck lui a fait hommage des rôles d’Alceste et d’Armide, et qu’il l’a adoptée pour son héroïne. II ne pouvait pas faire un meilleur choix, mais je demande au public si la préférence que lui donne M. Gluck l’autorise à accaparer tous les opéras tant anciens que modernes. À cette dernière reprise de Castor j’étais malade ; l’administration lui proposa le rôle de Télaïre, et je crus qu’après dix-huit représentations, je pouvais la prier de me laisser jouer ; elle ne s’y est pas refusée mais elle ne m’a pas accordé la faveur d’y paraître trois fois de suite selon l’usage incontestable même à l’égard du plus médiocre double. Humiliée des prétentions de Mlle Le Vasseur, et n’ayant pas aujourd’hui un seul rôle à moi, je me restreins à crier au voleur, et j’abandonne la partie au moment où, par un travail de douze années consécutives, je devais m’attendre à occuper la place que me donnait la retraite de

    65 « Lorsque l’on donnera les rôles d’un ouvrage aux premiers sujets, on en donne en même temps les doubles et les triples à deux autres sujets de chaque genre, soit pour le chant et pour la danse. » (ibid.).

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    Mlle Arnould. Je remercie quiconque a bien voulu permettre à MM. les auteurs du Journal de Paris d’insérer dans leur feuille du 21 décembre 1778 que j’avais mis dans le rôle de Télaïre beaucoup d’intelligence et de sensibilité et qu’on m’avait écoutée avec intérêt : cet aveu charitable redouble envers le public et mes regrets et ma reconnaissance.

    Beaumesnil 66

    Le service de la troupe est contraignant du fait de son organisation hiérarchique et des rivalités qui en découlent. Il l’est aussi, dans les faits, par la pratique quotidienne. Le système de doublure impose d’apprendre plusieurs rôles en parallèle dans un même opéra et d’assurer une présence assidue : « Les doubleurs et doubleuses seront tenus de se trouver à toutes les représentations de l’année sans distinction pour y remplir leurs rôles s’il en est besoin », précise le règlement de 1713 67 . Le même indique en outre que, sur les quatorze chanteurs de la troupe, seuls les huit premiers rôles peuvent s’abstenir de chanter dans les chœurs, ce que les autres – après avoir chanté leur partie soliste – sont tenus de faire 68. Certains artistes (les doubles et les coryphées), peuvent donc être amenés à chanter successivement plusieurs rôles au cours d’une série de représentations d’un ouvrage. Plus la série s’allonge, plus les changements se multiplient. Ce n’est pas seulement le retrait des premiers sujets au bout d’un certain nombre de représentations qui peut imposer ces modifications : une réorganisation inopinée des répétitions en parallèle des représentations, les débuts d’un jeune chanteur ou une maladie épidémique bouleversent régulièrement le service, au point de hisser à des rôles inattendus des sujets normalement réservés aux emplois subalternes. Le compte-rendu des représentations catastrophiques de La Vénitienne de Dauvergne (1768), qui chuta après trois soirées seulement, est éloquent sur ce sujet :

    66 Lettre du 27 décembre 1778 publiée dans le Journal de Paris et reproduite dans l’Abrégé du Journal de Paris…, seconde partie (1777-1781), Paris, Bureau du Journal de Paris, 1789, p. 1204. 67 Article 34 du Règlement de 1713 reproduit dans J.-B. Durey de Noinville et L.-A. Travenol, Histoire du Théâtre de l’Académie royale de musique en France depuis son établissement jusqu’à présent, op. cit. 68 « Tous les acteurs et actrices, à l’exception de ceux et de celles qui occuperont les huit premiers rôles, seront obligés de servir dans les chœurs et d’y chanter lors même qu’ils seront chargés de quelques petits rôles, après l’exécution duquel ils reprendront leur place ordinaire. » (Article 21 du Règlement de 1713 reproduit dans J.-B. Durey de Noinville et L.-A. Travenol, Histoire du Théâtre de l’Académie royale de musique en France depuis son établissement jusqu’à présent, op. cit.).

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    Depuis qu’on joue cet opéra, Mlle Rosalie a quitté le rôle de Spinette qu’elle a chanté avec autant d’agréments et de légèreté, qu’elle a mis de finesse et de vérité dans celui de Léonore, où elle a remplacé Mlle Beaumesnil qui a été forcée de [le] quitter par une indisposition qui l’empêche encore de reparaître. Mlle Ritter a remplacé Mlle Rosalie dans le rôle de Spinette, et n’a point démenti le succès qu’elle a eu lors de son début. Mlle Dubois, à la seconde représentation, a été remplacée par Mlle Duplant dans le rôle d’Isménide ; et M. Larrivée par messieurs Durand [puis] Cassaignade dans celui de Zerbin. Mlle Durancy chante maintenant, avec beaucoup de succès, le rôle d’Isabelle que Madame Larrivée a quitté pour s’occuper de celui d’Alcimadure, dont on répète l’opéra 69.

    La traduction de ce compte-rendu apparaît plus clairement dans le tableau suivant, qui résume les distributions successives de La Vénitienne en 1768 :

    Évolution de la distribution pour les trois représentations

    de La Vénitienne (1768)

    Isabelle Lemière Durancy Durancy

    Léonore Beaumesnil Rosalie Rosalie

    Spinette Rosalie Ritter Ritter

    Isménide Dubois Duplant Duplant

    Octave Legros Legros Legros

    Zerbin Larrivée Durand Cassaignade

    Mis à part Legros, qui conserva son rôle pour les trois représentations, on voit qu’une maladie et un échec prévisible dès la première